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Full text of "Revue des deux mondes"

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MUM 


REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


LI-  ANNÉE.  -  TROISIÈME   PÉRIODE 


TOME  XLIIL   —   1"  JANVIER  1881. 


PARIS»  —  Impr.   J.   CLAYE.   —  A.  Quahtin  et  C*,  rue  Saint^Benoît. 


REVUE 


DES 


DEUX  MONDE 


LI«  ANNÉE.  —  TROISIÈME  PÉRIODE 


TOME  QUj^EANTE-TEOISIÈME 


PARIS 


BUREAU  DE  LA  REVUE  DES  DEUX  MOND: 

RUE  BOAÂPÂRTE,  17 
1881 


/^7J-4 


'// 


NOIRS   ET    ROUGES 


QUATRIÈME     PARTIE     (1) 


XVI. 

A  quelques  jours  de  là,  M"°  de  Moisieux  reçut  une  visite  qui 
changea  le  cours  de  ses  idées  et  bouleversa  tous  ses  plans.  Elle  était 
seule  un  matin  dans  son  petit  salon,  occupée  à  relire,  la  plume  à  la 
main,  une  grande  lettre  que  venait  de  lui  adresser  un  banquier  de 
Londres  avec  qui  elle  entretenait  une  correspondance  assez,  active. 
M.  Cantarel  ne  s'en  doutait  pas,  quoiqu'il  eût  acquis  à  la  sueur  de 
son  front  le  droit  de  tout  savoir  ;  mais  si  une  femme  peut  dire 
beaucoup  de  choses  à  son  confident,  elle  ne  lui  dit  jamais  tout.Xa 
lettre  que  la  marquise  venait  de  recevoir  était  bourrée|de^chiffres, 
qu'elle  relevait  un  à  un  pour  les  reporter  avec  une  extrême  attention 
dans  un  petit  carnet  relié  en  maroquin  rouge.  Les  chiffres  ne  lui 
avaient  jamais  fait  peur;  ceux-ci  lui  paraissaient  non-seulement 
intéressans,  mais  fort  satisfaisans.  Elle  en  fît  l'addition,  cette  addi- 
tion lui  plut. 

11  n'est  pas  de  bonheur  complet.  Lorsqu'elle  eut  serré  le  pli 
précieux  et  le  carnet  dans  un  secrétaire  en  bois  de  rose  dont 
elle  n'avait  jamais  permis  à  personne  de  scruter  les  obscures  pro- 
fondeurs, elle  revint   s'asseoir  sur  son  canapé,  et  pendant  quel- 

.    (1)  Voyea  la  Revue  du  15  novembre,  du  1"  et  du  15  décembre  1880. 


6  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

ques  instans  elle  regarda  ses  ongles  d'un  air  soucieux.  Elle  pen- 
sait à  une  conversation  qu'elle  avait  eue  la  veille  avec  son  fils,  qui 
était  revenu  de  Paris  tout  échauffé  de  sa  découverte  et  s'écriant  : 
a  Je  tiens  le  lièvre  par  les  deux  oreilles.»  Sa  métaphore  n'était 
pas  heureuse;  M.  Valport  ressemblait  fort  peu  à  un  lièvre,  il  avait 
le?  oreilles  courtes,  et  on  ne  l'avait  jamais  vu  courir  à  toutes  jambes 
pour  échapper  à  un  chasseur.  Quelque  insistance  qu'eût  a])portée 
Lésin  dans  ses  affirmations,  si  concluantes  que  fussent  les  preuves 
qu'il  alléguait,  cet  homme  convaincu  n'était  pas  parvenu  à  con- 
vaincre sa  mère,  qui  lui  avait  déclaré  tout  net  une  fois  de  plus 
qu'il  n'avait  pas  le  sens  commun.  Cependant  on  n'a  pas  besoin 
d'être  convaincu  pour  être  inquiet;  la  marquise  se  disait  en  ce 
moment  : 

—  Si  cela  était  vrai,  ce  serait  grave...  Mais  cela  n'est  pas  vrai. 
Elle  était  plongée  dans  cette  méditation,  lorsque  Lara  entra 

comme  un  coup  de  vent,  fâcheuse  habitude  dont  elle  ne  pouvait  le 
corriger,  et  lui  présenta  la  carte  d'un  inconnu,  lequel  demandait 
à  lui  parler  et  s'appelait  M.  Félix  Mongiron.  Ce  nom,  je  ne  sais 
pourquoi,  ne  lui  revint  pas;  elle  s'imagina  que  M.  Mongiron  était 
un  voyageur  de  commerce  qui  venait  lui  offrir  ses  services.  Cepen- 
dant, après  un  instant  d'hésitation,  elle  consentit  à  le  recevoir,  et 
elle  vit  paraître  une  figure  qui  piqua  sur-le-champ  sa  curiosité. 
C'était  un  petit  homme  roux,  à  la  mine  futée,  chafouine,  à  l'œil 
luisant  et  fureteur,  au  visage  très  pointu,  dont  le  nez  aussi  tran- 
chant qu'un  rasoir  était  surmonté  d'une  loupe  ombragée  de  quel- 
ques poils  follets.  Vêtu  de  noir,  ganté  de  frais,  il  se  présenta  d'une 
façon  à  la  fois  dégagée,  hardie  et  fort  révérencieuse.  Il  fit  en 
entrant  un  profond  salut,  puis  il  traversa  le  salon  à  petits  pas  pres- 
sés, et  n'attendit  point  pour  s'asseoir  qu'on  lui  offrît  une  chaise. 
Il  attira  à  lui  un  fauteuil,  mais  avant  de  s'y  installer,  il  fit  de  nou- 
veau à  la  marquise  une  grande  courbette,  accompagnée  d'une  sorte 
de  génuflexion.  On  eût  dit  qu'il  la  prenait  pour  un  autel.  Après  quoi 
il  la  remercia  avec  un  sourire  agréable  delà  faveur  qu'elle  daignait 
lui  faire  en  l'admettant  auprès  d'elle.  Il  avait  une  petite  voix  nasil- 
larde, susurrante,  qui  ne  laissait  pas  de  couler  et  dont  les  inflexions 
étaient  onctueuses,  presque  suaves.  La  marquise  regardait  ce  per- 
sonnage avec  saisissement ,  elle  trouvait  en  lui  des  contrastes 
singuliers  ;  il  lui  faisait  l'effet  d'un  renard  doucereux,  d'un  renard 
enduit  de  miel. 

—  Il  n'aura  pas  son  compte,  pensait-elle,  il  n'y  a  pas  ici  de 
poule  à  croquer. 

Et  après  l'avoir  examiné  une  fois  encore,  elle  décida  que  ce  petit 

homme  était  quelque  agent  d'affaires,  qui  en  avait  une  à  lui  proposer. 

Elle  avait  raison  et  pourtant  elle  se  trompait.  Les  affaires  dont 


NOIRS    ET   ROUGES.  7 

M.  Mongiron  s'occupait  étaient  d'un  genre  tout  particulier,  celle 
qu'il  venait  lui  proposer  n'était  point  ce  qu'elle  imaginait.  Il  avait 
eu  dans  sa  vie  un  grand  chagrin  dont  il  était  entièrement  consolé. 
Après  une  première  jeunesse  passée  en  pleine  bohème,  il  avait  rêvé 
de  devenir  avocat;  son  nasillement  et  la  faiblesse  de  sa  poitrine 
l'y  avaient  fait  renoncer.  Heureusement  il  avait  découvert  que,  si 
au  palais  on  est  obligé  de  donner  delà  voix,  il  est  d'autres  métiers 
aussi  fructueux  que  celui  d'avocat,  et  qu'on  peut  gagner  honora- 
blement son  pain  en  parlant  bas,  très  bas.  L'agence  un  peu  mysté- 
rieuse qu'il  avait  fondée  lui  rapportait  beaucoup  :  sa  clientèle,  qui 
S'j  recrutait  dans  le  meilleur  monde,  ne  l'estimait  guère,  mais  le 
payait  bien.  Il  était  parvenu  à  se  passer  de  l'estime,  la  marque  des 
sages  est  de  savoir  s'imposer  gaîment  des  privations.  Il  se  sentait 
utile  et  même  nécessaire,  cela  lui  suffisait,  et  vraiment,  si  les  Mon- 
giron n'existaient  pas,  les  honnêtes  gens  se  trouveraient  souvent 
dans  de  cruels  embarras.  Un  poète  grec  a  dit  qu'il  ne  faut  pas 
gouverner  pour  les  coquins,  mais  qu'il  est  bien  difTicile  de  gouverner 
sans  eux.  Si  pures  que  soient  leurs  intentions,  si  nobles  que  soient 
leurs  visées,  les  honnêtes  gens  qui  aspirent  à  gouverner  ne  sau- 
raient arriver  à  leurs  fins  sans  employer  parfois  de  vilains  petits 
moyens.  C'est  pour  eux  une  douloureuse  nécessité,  car  ils  n'ai- 
ment pas  à  salir  leurs  doigts  et  leur  conscience;  mais  quoi!  la  vie 
est  ainsi  faite.  Leur  seule  ressource  est  de  pécher  par  procuration. 
Quand  on  a  des  scrupules,  on  recourt  aux  bons  oflices  de  ceux  qui 
n'en  ont  point.  On  fait  venir  Mongiron,  on  lui  expose  le  cas;  est-il 
besoin  de  lui  en  dire  bien  long?  il  ne  serait  pas  Mongiron  s'il 
ne  comprenait  pas  à  demi-mot.  On  lui  donne  carte  blanche  et  on 
lui  interdit  de  rendre  ses  comptes;  on  entend  demeurer  dans  une 
sainte  ignorance,  dans  l'innocence  du  baptême.  Si  d'aventure  Mon- 
giron est  maladroit,  s'il  se  découvre,  s'il  se  laisse  prendre,  on  le 
désavoue;  mais  le  plus  souvent  Mongiron  est  adroit,  il  réussit,  et 
en  définitive  la  bonne  cause,  la  vertu,  la  sainteté,  Dieu  lui-même, 
s'en  trouvent  bien. 

]\lme  (Jq  Moisieux  avait  trop  de  coup  d'oeil  pour  ne  pas  démêler 
bien  vite  que  M.  Mongiron  était  un  agent  d'affaires  d'un  genre  par- 
ticulier. Si  son  museau  pointu  annonçait  une  conscience  que  ses 
scrupules  ne  gênaient  guère  et  un  renard  d'assez  mauvaise  vie,  la 
gravité  de  ses  manières  révélait  l'importance  des  intérêts  dont  il 
était  chargé.  Sur  les  lèvres  tortueuses  de  cet  ouvrier  peu  délicat 
de  la  bonne  cause,  on  voyait  passer  tour  à  tour  des  sourires  noirs, 
qui  étaient  propres  à  Mongiron,  que  personne  ne  lui  avait  jamais 
appris,  et  des  sourires  bénins,  empruntés  par  lui  à  des  gens  pleins 
d'onction  auxquels  il  se  frottait.  L'expression  changeante  de  ses 
yeux  témoignait  également  que,  si  petit  qu'il  fût,  il  y  avait  deux 


8  '  REVDE   DES    DEUX    MONDES. 

hommes  dans  ce  petit  homme,  l'un  créé  de  toutes  pièces  par  la 
nature,  l'autre  un  peu  artificiel  et  incomplet  comme  tout  ce  que 
produit  l'industrie  humaine.  Après  avoir  attaché  sur  la  marquise 
un  regard  presque  effronté,  il  fit  le  plongeon  ;  il  aspirait  à  s'anéan- 
tir, à  disparaître.  Puis,  s'étant  renversé  dans  son  fauteuil,  tandis 
que  ses  deux  mains  faisaient  tourner  en  rond  son  chapeau  de  soie 
d'une  irréprochable  fraîcheur,  il  lorgna  amoureusement  le  plafond, 
au  travers  duquel  il  apercevait,  sans  doute,  les  hiérarchies  célestes. 
Le  ciel  était  pour  lui  un  pays  de  connaissance  ;  il  y  était  bien  vu, 
il  y  avait  des  amis,  des  patrons,  de  puissans  protecteurs;  il  s'y 
trouvait  comme  chez  lui. 

—  Madame  la  marquise,  dit-il  en  la  regardant  d'un  œil  doux, 
vous  êtes  une  femme  si  distinguée,  si  intelligente  que  je  me  flatte 
de  vous  faire  comprendre  sans  beaucoup  d'explications  l'importante 
affaire  qui  m'amène  auprès  de  vous.  J'ose  croire  que  nous  nous 
entendrons  facilement  et  que  nous  nous  quitterons  satisfaits  l'un 
de  l'autre. 

.11  fit  une  pause  pour  lui  laisser  le  temps  de  se  recueillir  et  de  le 
questionner.  Gomme  elle  ne  disait  mot,  il  reprit  : 

—  Je  vais  droit  au  fait,  madame  la  marquise;  c'est  mon  habitude. 
Le  motif  de  ma  visite  est  le  désir  qui  m'est  venu  de  causer  avec 
vous  d'une  jeune  fille  charmante,  qu'un  heureux  concours  de  cir- 
constances a  amenée  dans  votre';voisinage  et  avec  laquelle  vous 
entretenez  des  relations  fort  suivies.  Je  sais  que  personne  n'est 
plus  à  même  que  vous  de  lire  dans  son  cœur  et  d'exercer  quelque 
influence  sur  ses  sentimens  et  sur  sa  conduite  ;  car  vous  passez, 
madame  la  marquise,  pour  une  femme  aussi  adroite  que  clair- 
voyante, et  je  sais... 

Elle  l'interrompit  en  lui  disant  avec  hauteur  : 

—  Vous  vous  méprenez,  monsieur,  et  vous  avez  tort  de  croire... 

—  Ah  !  madame,  interrompit-il  à  son  tour,  nous  ne  croyons  pas, 
nous  savons. 

Elle  quitta  son  air  de  hautaine  indolence.  Elle  venait  de  com- 
prendre à  peu  près  quel  était  ce  personnage  singulier  qui  disait 
tantôt  je  et  tantôt  nous.  Il  lui  parut  qu'il  avait  plus  d'étoffe  et  plus 
de  surface  qu'elle  ne  l'avait  pensé  d'abord,  que  sa  voix  nasillarde 
méritait  qu'on  l'écoutât  ;  sa  loupe  même  lui  sembla  un  objet  inté- 
ressant, il  y  avait  quelque  chose  derrière.  Bref,  elle  devinait  con- 
fusément l'importance  du  personnage,  elle  reconnaissait  en  lui 
l'ambassadeur  d'une  grande  et  vénérable  puissance  de  ce  monde. 
Les  plus  saintes  ambitions  ont  leurs  dessous,  et  ce  qu'il  y  a  des- 
sous, c'est  souvent  Mongiron.  Elle  le  regarda  avec  un  sourire  entre 
figue  et  raisin,  car  elle  ne  désarmait  pas  encore.  Puis  elle  fit  un 
geste  qui  voulait  dire  :  —  Continuez. 


NOIRS   ET  ROUGES.  9 

—  Cette  jeune  fille  charmante,  continua-t-il,  nous  est  chère  à 
plus  d'un  titre,  et  nous  la  considérons  comme  nous  appartenant. 
Malheureusement  nous  avons  des  rivaux,  on  nous  la  dispute.  Peut- 
être  ignorez-vous  qu'il  y  a  trois  jours  elle  a  rendu  visite  à  une  res- 
pectable religieuse,  qui  est  sa  tante,  et  que  cette  visite  a  laissé  à 
cette  sainte  femme  une  fâcheuse  impression.  Elle  a  cru  deviner 
qu'il  se  passait  quelque  chose  d'inquiétant  dans  ce  jeune  cœur... 
Madame,  on  veut  nous  prendre  M"'  Maulabret  et  nous  voulons  la 
garder;  voilà  toute  l'affaire. 

Il  fit  encore  une  pause  ;  mais  M""*  de  Moisieux  ne  sonna  mot. 
Elle  se  défiait  et  elle  attendait. 

—  J'ai  toujours  aiméà  jouer  cartes  sur  table,  dit-il  d'un  ton  plus 
vif,  plus  dégourdi.  Je  sais...  nous  savons  que  vous  avez,  vous  aussi, 
madame,  des  desseins  sur  M"''  Maulabret...  Oh!  ne  vous  en  défen- 
dez pas,  nous  le  tenons  de  M^'^  Maulabret  elle-même...  Eh!  ma- 
dame la  marquise,  nous  n'avons  garde  de  vous  en  vouloir.  Que  ne 
pardonnerait-on  pas  à  une  mère  qui  tient  beaucoup^à  marier  son 
fils  et  dont  le  fils  est  difficile  à  marier?  Mais  si  louable  que  soit 
votre  projet  et  si  habile  que  vous  soyez,  avouez  que  le  succès  vous 
paraît  fort  incertain...  Eh  bien!  les  maigres  espérances  que  vous 
pouvez  avoir,  nous  consentons  à  vous  les  acheter.  Donnant,  don- 
nant, madame,  et  je  ne  serais  pas  ici  si  je  n'avais  rien  à  vous  offrir. 
Nous  connaissons  une  héritière  dont  la  famille  (une  bonne  famille 
bourgeoise)  est  entièrement  dans  notre  dépendance...  Nous  aimons 
mieux  vous  avoir  pour  alliée  que  pour  ennemie.  Assurez -nous  votre 
alliance,  madame,  et  l'héritière  est  à  vous.  Nous  l'avons  déjà  pro- 
mise à  quelqu'un,  nous  vous  donnons  la  préférence. 

A  ces  mots,  il  ouvrit  vivement  sa  main  droite,  que  jusqu'alors' il 
avait  tenue  fermée;  l'héritière  était  dedans.  La  marquise  la  vit  dis- 
tinctement, et  le  cœur  lui  bondit  de  joie  ;  mais  on  ne  saurta 
prendre  trop  de  précautions. 

—  Quelque  confiance  que  vous  m'inspiriez,  monsieur,  dit-elle 
d'un  ton  bref,  j'ai  entendu  dire  qu'un  ambassadeur  avait  toujours 
soin  de  se  munir  de  lettres  de  créance,  et  je  regrette... 

Il  ne  lui  laissa  pas  le  temps  d'achever.  Il  tira  prestement  de  sa 
poche  un  portefeuille  sur  la  couverture  duquel  on^ voyait  un  grand 
œil,  brodé  en  perles,  qui  représentait  la  Providence, |;et  de  ce  por- 
tefeuille il  tira  une  lettre  qu'il  tendit  à  la  marquise  en  s'incUnant 
jusqu'à  terre.  Cette  lettre  courte,  mais  éloquente,  était  ainsi  conçue  : 

«  En  présentant  mes  complimens  respectueux  à  M""'  la  marquise 
de  Moisieux,  je  la  prie  de  faire  bon  accueil  à  M.  Félix  Mongiron  et 
de  croire  tout  ce  qu'il  lui  dira.  » 

Ce  peu  de  lignes  était  signé  de  deux  prénoms  reliés  par  un  tiret  ; 
c'étaient  ceux  d'un  ex-grand- vicaire,  dont  M.  de  Moisieux,  par  son 


10  BEVDE   DES   DEUX   MONDES. 

active  intervention,  avait  fait  un  évêque,  et  qui  se  distinguait  parmi 
tous  les  prélats  de  France  par  l'ardeur  quelquefois  indiscrète  de 
son  zèle.  Entièrement  rassurée,  la  marquise  s'abandonna  à  sa  joie. 
Elle  regarda  en  souriant  M.  Mongiron,  comme  on  sourit  à  un  com- 
père. 

—  Convenez  qu'elle  est  bossue,  lui  dit-elle. 

—  Ah  !  madame  !  s'écria-t-il  d'un  ton  indigné,  me  croyez-vous 
capable  de  vous  offrir  une  bossue?  Si  par  hasard  il  y  avait  quelque 
déviation  dans  sa  taille,  l'orthopédie  y  mettrait  bientôt  bon  ordre; 
vous  savez  quels  progrès  a  faits  de  nos  jours  ce  bel  art...  Mais  il 
n'en  est  rien.  Mon  Dieu!  je  ne  vous  dirai  pas  que  ce  soit  un  miracle 
de  beauté. 

—  Je  la  vois  d'ici,  elle  est  affreuse,  dit-elle  en  riant  de  bon  cœur. 
Et  la  dot? 

—  Nous  tâcherons  d'obtenir  le  million  et  demi...  Quand  je  vous 
disais,  madame,  que  nous  nous  quitterions  satisfaits  l'un  de  l'autre. 

—  Et  qu'attendez- vous  de  moi?  demanda-t-elle  vivement, 

—  On  vous  a  remis  ma  carte,  répondit-il  en  brossant  son  cha- 
peau avec  le  parement  de  son  frac.  Vous  y  trouverez  mon  adresse, 
et  j'ose  espérer  qu'avant  peu  nous  recevrons  de  vous  quelque  avis 
utile. 

A  quoi  elle  répliqua  :  —  Je  ne  sais  rien  encore. 

Ils  gardèrent  quelques  instans  le  silence;  ils  se  demandaient  l'un 
et  l'autre  s'ils  avaient  encore  quelque  chose  à  se  dire.  Ce  fut  M"''  de 
Moisieux  qui  rouvrit  l'entretien  : 

—  Vous  voulez-donc  me  brouiller  avec  mon  voisin?..  Restituer 
sa  pupille  à  l'église!  c'est  un  crime  qu'il  ne  me  pardonnera  jamais. 

A  ces  mots,  M.  Mongiron  redevint  tout  à  lait  Mongiron.  11  darda 
sur  la  marquise  un  regard  fort  expressif,  qui  pétillait  de  malice 
effrontée,  et  ce  fut  avec  l'accent  de  la  pure  nature  qu'il  lui  répon- 
dit : 

—  Je  le  crois  capable  de  tout  vous  pardonner,  madame,  mais 
sous  condition,  et  peut-être  demanderait- il  un  peu  plus  que  vous 
n'êtes  disposée  à  lui  accorder...  Eh!  vraiment!  c'est  un  homme 
assez  étrange  et  de  forte  conviction  que  votre  voisin.  11  est  per- 
suadé de  la  meilleure  foi  du  monde  qu'en  s'efforçant  devons  plaire, 
il  travaille  pour  son  pays  et  que  les  affaires  de  l'état  se  porteront 
à  merveille,  que  la  république  sera  définitivement  fondée,  que  la 
France  reprendra  son  rang  parmi  les  nations  le  jour  où  M.  Gantarel 
aura  obtenu  les  précieuses  faveurs  de  la  plus  charmante  des  mar- 
quises. 

Là-dessus,  il  rentra  sa  tête  dans  ses  épaules,  une  fois  encore  il 
s'anéantit.  M"'  de  Moisieux  avait  envie  de  se  fâcher.  Elle  était  par- 
tagée entre  l'admiration  qu'elle  ressentait  pour  son  beau  génie  et 


NOIRS   ET   ROUGES.  11 

rirritation  que  lui  causaient  les  impertinences  dont  il  l'assaisonnait. 
Mais  aux  impertinences  il  mêlait  les  plongeons. , Se  fâche-t-on  contre 
un  homme  qui  plonge?  Au  surplus,  elle  était  obligée  de  reconnaître 
qu'il  était  bien  informé,  qu'avant  de  traiter  une  q^uestion  il  se  don- 
nait la  peine  de  l'étudier  consciencieusement. 

—  Vous  savez  donc  tout?  dit-elle. 

Il  composa  aussitôt  son  visage,  leva  les  yeux  au  plafond,  lorgna 
de  nouveau  les  hiérarchies  célestes,  et  répliqua  d'ua  ton.  pénétré  : 

—  NcMis  savons  beaucoup  de  choses,  madame^,  mais  Dieu  Sceul 
sait  tout. 

Puis  rentrant  dans  sa  peau  de  renard,  où  il  se  trouvait  bien  :. 

—  Vous  auriez  tort  de  vous  brouiller  avec  M..  Cantarel.  Nous 
avons  appris  de  bonne  source  qu'il  s'occupe  activement  de  rouvrir 
à  M.  votre  fils  la  porte  des  affaires  étrangères;  c'est  une  entreprise 
que  nous  voyons  de  bon  œil.  Hélas!  dans  les  temps  déplorables  où 
nous  vivons,  certaines  régions  nous  sont  fermées,  et  nous  avoua 
beaucoup  de  peine  à  nous  y  ménager  des  intelligences...  Vous  me; 
direz  peut-être  que  M.  votre  fils  n'est  qu'un  pion.  Ah!  madame,  il 
ne  faut  pas  mépriser  les  pions.  Piichelieu  et  tous  les  grands  poli- 
tiques savaient  s'en  servir...  Non,  ne  vous  brouillez  pas  avec  M.  Can- 
tarel. Gardez-vous  de  lui  apprendre  que  M.  Mongiron  a  eu  l'hon- 
neur de  vous  approcher  et  que  son  éloquence  a  produit  quelque 
effet  sur  votre  esprit.  Ne  lui  donnez  aucun  éclaircissement.  La 
suprême  habileté  d'une  femme  est  d'employer  un  pauvre  homme  à 
ses  fins,  sans  lui  rien  expliquer...  Il  y  avait  jadis  près  de  Saint- 
Pétersbourg  une  statue  devant  laquelle  un  factionnaire  montait  la 
garde.  On  transporta  ailleurs  la  statue,  mais  on  oublia  d'enlever  la, 
guérite  et  de  relever  le  factionnaire.  Il  y  est  encore...  Cette  compa- 
raison me  semble  exprimer  assez  nettement  la  situation  que  vous 
allez  faire  à  M.  Cantarel,  à  moins  que  vous  ne  préféiiez  que  je  le 
compare  à  un  cheval  qui,  les  yeux  bandés,,  fait  tourner  la  roue  d'un 
puits...  Le  bandeau,  au  dire  des  poètes,  a  toujours  été  l'un  des 
attributs  de  l'amour...  Ah!  madame,  tromper  M.  votre  fils  en  afi'ec- 
tant  de  le  servir  dans  ses  amours,  tromper  M.  Cantarel  en  lui  per- 
suadant que  vous  faites  campagne  avec  lui  contre  l'armée  noire, 
tromper  M""  Maulabret  en  soUicitant  adroitement  ses  confidences, 
tromper  tout  le  monde  à  la  fois,  voilà,  ce  me  semble,  une  partie 
intéressante  à  jouer  et  tout  à,  fait  digne  de  la  souplesse  bien  connue 
de  votre  esprit. 

M""*  de  Moisieux  grillait  du  désir  "de  souffleter  M.  Mongiron,  les 
mains  lui  démangeaient,  et  pourtant  elle  l'écoutait  sans  sourciller. 
L'amour  de  l'art  était  plus  fort  que  son  dépit. 

Il  s'était  remis  à  brosser  son  chapeau.  L'instant  d'après,  il  se 
leva  en  disant  : 


12  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

—  Voyons,  madame  la  marquise,  quand  nous  donnerez-vous  des 
nouvelles  de  M"''  Maulabret  ? 

—  Chut!  repartit  M'""  de  Moisieux...  C'est  elle. 

La  marquise  avait  l'ouïe  fine,  elle  venait  d'entendre  dans  le  ves- 
tibule le  frôlement  d'une  robe  de  soie.  La  porte  s'ouvrit,  M"«  Mau- 
labret parut. 

Elle  revenait  du  village,  où  elle  était  allée  voir  une  coquetière  qui 
avait  eu  une  pneumonie  et  qui  était  encore  fort  dolente.  Accompagnée 
de  l'un  des  domestiques  du  château,  elle  lui  avait  porté  un  panier 
de  vin  de  Saint-Julien.  Elle  s'était  oubliée  auprès  de  cette  conva- 
lescente, qui  lui  avait  raconté,  non-seulement  sa  pneumonie,  mais 
ses  tracas  domestiques,  les  paresses  de  son  mari,  l'inconduite  de 
son  fils,  les  coûteuses  fantaisies  de  ses  filles.  Tout  en  l'écoutant, 
Jetta  s'était  avisée  que  la  pièce  où  elle  se  trouvait  était  d'une  pro- 
preté douteuse.  S' armant  d'une  époussette,  elle  s'était  mise  à  balayer 
un  plancher  qui  en  avait  grand  besoin.  Cet  exercice  lui  fit  du  biea. 
11  lui  semblait  qu'avec  cette  poussière  elle  balayait  des  soucis, 
des  chagrins,  des  espérances  coupables,  des  rêves  criminels,  dont 
elle  était  tourmentée,  et  qu'elle  nettoyait  tout  à  la  fois  la  chambre 
d'une  malade  et  l'âme  d'une  sœur  blanche.  Lorsqu'elle  sortit  de 
chez  la  coquetière,  elle  éprouva  une  sensation  d'allégement,  de 
bien-être.  Il  lui  parut  qu'elle  était  plus  forte  et  comme  maîtresse 
de  son  cœur,  elle  se  sentait  capable  de  tenir  tête  aux  événemens. 
Depuis  son  retour  de  Paris,  elle  n'avait  pas  mis  les  pieds  au  chalet, 
de  crainte  d'y  rencontrer  Lésin.  Il  arriva  qu'en  ce  moment  elle  l'a- 
perçut de  loin  sur  la  route,  conférant  avec  un  cocher  devant  la 
porte  du  Cheval  blanc.  Elle  se  flatta  qu'il  ne  la  voyait  point  et  jugea 
que  l'occasion  était  bonne  pour  s'acquitter  de  la  visite  qu'elle 
devait  à  M°''  de  Moisieux  et  qu'elle  ne  pouvait  différer  davantage. 
Elle  se  mit  en  chemin.  Lara,  selon  son  habitude,  lui  assura  que  sa 
maîtresse  était  seule;  mais  en  traversant  le  vestibule,  elle  eut  la 
surprise  d'entendre  une  voix  inconnue  qui  prononçait  son  nom. 
Du  reste,  n'eût-alle  rien  entendu,  elle  aurait  deviné  facilement,  à 
l'air  déconcerté  de  M.  Mongiron  et  de  la  marquise,  qu'ils  étaient 
occupés  à  parler  d'elle.  Il  y  a  toujours,  en  pareille  circonstance, 
un  premier  moment  d'embarras  que  les  plus  habiles  ne  peuvent 
sauver. 

Cependant  M.  Mongiron  recouvra  bientôt  son  aplomb. 

—  Oui,  madame  la  marquise,  croyez-moi,  dit-il,  vendez  vos  gaz 
de  Paris.  Au  prix  où  ils  sont,  ce  n'est  plus  que  du  quatre  et  demi, 
et  c'est  trop  peu  pour  une  valeur  industrielle.  Serviteur,  mes- 
dames. 

Et  il  disparut.  Il  était  sorti  d'une  trappe,  il  y  rentrait. 

—  Soyez  la  bienvenue,  ma  charmante,  s'écria  M™"  de  Moisieux 


NOIRS    ET   ROUGES.  13 

en  embrassant  Jetta  avec  une  tendresse  presque  amoureuse.  Vous 
arrivez  fort  à  propos  pour  me  délivrer  d'un  fâcheux.  Ne  lui  en 
déplaise,  je  ne  vendrai  pas  mes  gaz.  D'ailleurs  j'en  ai  si  peu!..  Mais 
savez-vous  que  vous  êtes  plus  jolie  que  jamais?  Asseyez-vous  bien 
vite  et  contez-moi  Paris,  vos  fêtes,  vos  succès  mondains,  le  triomphe 
de  vos  toilettes,  car  enfin  j'y  suis  pour  quelque  chose.  Ah  !  je  ne 
puis  vous  dire  combien  vous  m'avez  manqué  pendant  ces  six 
semaines.  J'en  étais  réduite  à  faire  des  patiences.  Le  fait  est  que 
vous  êtes  devenue  pour  moi  un  objet  de  première  nécessité  et  que 
je  me  suis  ennuyée  à  mourir. 

Gela  était  faux,  elle  ne  s'était  pas  ennuyée  un  instant,  Lara 
pouvait  en  témoigner. 

Elle  adressa  à  Jetta  beaucoup  de  questions  indifférentes,  sans 
écouter  les  réponses.  Elle  pensait  à  M.  Mongiron,  à  ce  petit 
homme  qui,  tour  à  tour,  tenait  dans  le  monde  tant  et  si  peu  de 
place,  à  ce  petit  homme  qui  était  si  petit  quand  il  disait  je,  qui 
était  immense  quand  il  disait  nous.  Elle  pensait  aussi  qu'il  était 
fort  avisé  et  qu'il  ne  s'était  point  trompé  en  lui  déclarant  qu'elle 
avait  une  partie  intéressante  à  jouer.  Elle  se  promettait  de  jouer 
serré  et  de  gagner. 

Cependant  Lésin,  tout  en  conférant  avec  un  cocher,  avait  vu  du 
coin  de  l'œil  M"-^  Maulabret  sortir  de  chez  la  coquetière.  Sans  qu'elle 
s'en  doutât,  il  l'avait  suivie.  Elle  eut  le  chagrin  de  le  voir  entrer. 
Mais  elle  n'avait  pas  à  craindre  qu'il  l'obsédât  de  sesempressemens. 
Il  la  salua  froidement  du  bout  du  menton,  alla  s'asseoir  devant  la 
cheminée.  Les  pieds  allongés  sur  les  chenets,  il  déchira  la  bande 
d'un  Journal,  le  déplia  et  se  mit  à  le  lire  sans  prononcer  un  seul 
mot.  Cinq  minutes  s'étaient  écoulées  lorsqu'il  rompit  tout  à  coup 
son  morne  silence  pour  s'écrier  : 

—  Quelle  nouvelle!  quel  événement!  Gela  doit  faire  du  bruit  sur 
le  boulevard...  Figurez-vous  qu'Albert  Valport  est  allé  hier  se  pro- 
mener au  bois,  que  son  cheval  s'est  emporté,  s'est  abattu  et  que  le 
cavalier  a  été  tué  du  coup. 

î\i"^  Maulabret  devint  horriblement  pâle.  En  nuage  s'amassa  sur 
ses  yeux,  et  la  nuit  se  fit  dans  sa  tête.  Elle  s'apercevait  pourtant 
qu'il  y  avait  devant  elle,  de  l'autre  côté  d'une  table  ovale,  une  mar- 
quise qui  la  regardait  fixement.  Puis  il  lui  parut  qu'il  y  en  avait 
deux,  puis  elle  en  vit  trois,  puis  dix,  après  quoi  elle  ne  vit  plus 
rien  et  elle  s'affaissa  lourdement  sur  sa  chaise. 

—  Vos  moyens  sont  aussi  délicats  qu'ingénieux,  cda  la  marquise 
à  son  fils. 

—  Mais,  maman,  vous  ne  vouliez  pas  me  croire.  Je  vous  prie, 
qui  de  nous  deux  avait  raison?..  Quand  je  vous  disais  que  je  con- 
nais les  femmes! 


iîl  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

—  Vous  n'êtes  et  ne  serez  jamais  qu'un  sot,  lui  répliqua-t-elle 
sans  colère. 

Elle  désapprouvait  le  moyen,  mais  après  tout  il  n'était  pas  si 
mauvais,  puisqu'elle  avait  appris  ce  qu'elle  désirait  savoir.  Elle  cou- 
rut dans  la  pièce  voisine  pour  y  chercher  un  flacon  de  sels.  Lésin 
profita  de  son  absence  pour  s'approcher  de  Jetta  évanouie.  11  la 
contemplait  avec  des  yeux  de  convoitise  et  de  rage.  Il  se  pencha  sur 
elle,  il  aurait  voulu  l'embrasser  et  l'étrangler,  l'étrangler  et  l'em- 
brasser; ce  qui  le  retint  peut-être,  c'est  qu'il  ne  savait  par  quoi 
commencer.  Une  idée  lui  vint,  qui  lui  parut  sublime  :  a  Oh  !  si  ma- 
man voulait!.,  » 

—  Vous  êtes  encore  ici?  lui  dit  la  marquise  qui  rentrait  avec  son 
flacon.  Je  n'entends  pas  qu'elle  vous  retrouve  à  son  réveil. 

Il  partit  en  secouant  ses  grosses  épaules  et  en  emportant  son 
idée.  Les  sels  de  M""'  de  Moisieux  étaient  énergiques.  Jetta  ne 
tarda  pas  à  se  ranimer,  elle  remua  les  mains,  la  tête.  Elle  entendit 
une  voix  qui  criait  : 

—  Rassurez-vous,  ma  toute  belle,  il  est  vivant,  très  vivant. 
Elle  rouvrit  les  yeux,  elle  regarda  la  marquise  comme  on  regarde 

un  précipice. 

—  Je  vous  répète  qu'il  n'y  a  pas  un  mot  de  vrai  dans  cette  tra- 
gique aventure.  Sotte  invention  d'un  jaloux,  qui  voulait  avoir  le 
cœur  net  de  ses  soupçons.  Voilà  bien  les  hommes,  ils  n'ont  pas  de 
repos  qu'ils  n'aient  acquis  la  certitude  de  leur  malheur.  Mais  il  se 
repent  de  son  crime;  il  m'a  priée  de  me  mettre  à  vos  genoux  pour 
implorer  sa  grâce.  Tenez,  m'y  voilà.  Est-il  donc  bien  possible  qu'on 
vous  ait  fait  un  chagrin  dans  cette  maison  !  Jurez-moi  que  vous 
ne  la  prendrez  pas  en  horreur. 

Le  teint  de  Jetta  se  réchauffait  par  degrés.  A  sa  pâleur  succéda 
une  rougeur  de  honte  et  de  confusion.  Elle  ne  se  pardonnait  pas  de 
s'être  trahie,  d'avoir  laissé  son  secret  sortir  de  son  âme. 

—  Oh!  n'allez  pas  croire,.,  murmura-t-elle. 

—  Pourquoi  vous  en  défendre?  interrompit  en  souriant  la  mar- 
quise, qui  l'entourait  de  ses  bras.  L'homme  que  vous  aimez  est 
bien  dangereux,  mais  il  est  fort  distingué  et  tout  à  fait  digne  de 
vous.  Ma  chère  enfant,  je  caressais  une  folle  espérance,  j'y  renonce, 
votre  bonheur  m'est  plus  cher  que  mes  rêves. 

—  Mais  taisez-vous  donc,  madame,  lui  dit  Jetta,  et  elle  lui  ferma 
la  bouche  avec  ses  deux  mains.  Ne  devinez-vous  pas  tout  le  mal 
que  vous  me  faites? 


NOIRS   ET  ROUGES.  15 


XVII. 


Ce  fatal  incident  avait  fait  mesurer  à  M"*  Maiilabret  la  profon- 
deur de  sa  blessure.  Elle  ne  pouvait  plus  avoir  aucune  illusion 
sur  l'état  de  son  cœur;  elle  savait  combien  ce  cœur  qu'elle  avait 
cru  un  instant  en  voie  de  guérison  était  désespérément  malade, 
elle  savait  aussi  combien  sa  volonté,  qu'elle  se  flattait  de  posséder 
encore,  lui  appartenait  peu.  Le  pis  est  qu'elle  venait  d'avouer 
publiquement  son  mal  et  sa  défaite,  et  en  pareil  cas  les  défaites 
avouées  sont  irréparables. 

Au  surplus,  l'ennemi,  qui  aimait  à  brusquer  les  aventures,  ne  la 
laissait  pas  respirer.  Elle  arriva  au  château  comme  sa  tante  montait 
en  voiture  pour  aller  faire  une  visite  dans  le  voisinage. 

—  Je  ne  vous  emmène  pas,  ma  chère,  lui  dit  M'"^  Cantarel  en  la 
regardant  d'un  air  narquois.  J'ai  reçu  tantôt  de  M.  Vaugenis  un 
gros  pli  qui  renfermait  une  lettre  pour  vous.  La  voici  ;  autant  que 
je  le  puis  croire,  vous  ne  vous  ennuierez  pas  dans  cette  intéres- 
sante compagnie. 

M.  Vaugenis,  qui  voyait  partout  des  proverbes  dans  la  vie  et  qui 
mettait  la  vie  en  proverbes,  avait  pris  un  malin  plaisir  à  écrire  à 
M"'  Maulabret  ce  qui  suit  : 

«  Mademoiselle,  je  ne  pense  pas  m'écarter  de  ce  système  de 
neutralité  bienveillante,  qui  sert  de  règle  à  ma  conduite,  en  vous 
avertissant  que  si  M.  Valport  a  beaucoup  de  qualités,  la  patience 
n'est  pas  au  nombre  de  ses  vertus.  Il  lui  tarde  de  se  rendre  à 
Combard  pour  y  plaider  lui-même  sa  cause  devant  le  redoutable 
tribunal  de  M.  Cantarel.  Mais  il  désire  qu'au  préalable  vous  l'auto- 
risiez à  tenter  cette  démarche.  C'est  à  vrai  dire  l'inverse  de  ce  qui 
se  pratique  d'ordinaire,  en  France  du  moins.  Toutefois  cette  méthode 
a  du  bon,  et  elle  me  paraît  la  plus  convenable  dans  la  situation  un 
peu  particulière  où  vous  vous  trouvez  l'un  et  l'autre.  Veuillez 
donc  lui  donner,  par  mon  entremise,  l'autorisation  après  laquelle 
il  soupire.  Vous  me  délivrerez  ainsi  d'obsessions  fort  importunes  ; 
à  la  lettre,  il  ne  me  laisse  pas  un  instant  de  repos. 

«  Je  vous  envoie  ci-joint  un  billet  inachevé  que  m'adressa  votre 
grand-oncle  Antonin  vingt-quatre  heures  avant  sa  mort.  Vous  devi- 
nerez au  tremblement  de  l'écriture  le  prodigieux  effort  qu'il  dut 
faire  pour  tracer  ces  pauvres  lignes,  et  vous  reconnaîtrez  aussi  en 
les  lisant  la  vivacité  de  l'intérêt  qu'il  vous  portait.  Le  monde,  qui 
lui  reprochait  la  froide  sévérité  de  son  humeur,  ne  le  connaissait 
guère;  il  aimait  bien  ceux  qu'il  aimait.  Vous  avez  été  sa  dernière 
comme  sa  plus  chère  pensée  ;  je  pourrais  être  jaloux,  je  ne  le  suis 
pas. 


16  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

((  Agréez,  mademoiselle,  avec  mes  vœux  pour  votre  bonheur, 
l'expression  de  mes  sentiraens  les  plus  sympathiques  et  les  plus 
dévoués.  » 

Avant  de  lire  le  billet  inachevé  qu'avait  tracé  la  main  d'un  mou- 
rant, Jetta  y  posa  pieusement  ses  lèvres.  Il  était  ainsi  conçu  : 

«  Dites-lui,  mon  cher  Yaugenis,  que  belle  et  charmante  comme 
elle  l'est...  Excusez-moi,  j'ai  de  la  peine  à  trouver  mes  mots.  Je 
voulais  dire  que  n'ayant  pas  à  se  plaindre  de  la  nature,  il  lui  serait 
permis  d'entrer  en  religion  si  elle  avait  de  graves  sujets  de  se 
plaindre  des  hommes.  Or  elle  n'en  a  point.  Elle  ne  les  connaît  pas 
encore. 

«  Dites-lui  que  ceux  qui  lui  ont  fait  croire  qu'elle  doit  expier  les 
fautes  de  ses  parens  en  ont  menti.  Nous  ne  répondons  que  de  nous. 

((  Dites-lui  que  je  n'ai  aucun  préjugé  contre  les  communautés 
hospitalières.  Je  sais  mieux  que  personne  quels  précieux  services 
elles  nous  rendent  et  la  peine  que  nous  aurions  à  nous  passer 
d'elles.  Les  fanatiques  qui  voudraient  les  supprimer  d'ici  à  demain 
ne  savent  ce  qu'ils  désirent  ;  ce  serait  plus  qu'un  crime,  ce  serait 
une  sottise  :  le  fanatisme  est  toujours  sot. 

«  Mais  dites-lui  aussi  que  les  statuts  des  congrégations  vouées 
aux  œuvres  de  charité  ne  sont  plus  ce  qu'ils  étaient.  Jadis  les  reli- 
gieuses appartenaient  à  leurs  malades,  on  les  dispensait  de  toutes 
les  petites  pratiques  superflues,  et  elles  ne  s'acquittaient  de  celles 
qui  leur  étaient  commandées  que  lorsqu'elles  en  avaient  le  temps. 
Dans  les  cas  pressans,  la  charité  leur  tenait  lieu  de  culte.  Le  jésui- 
tisme a  changé  tout  cela.  On  a  multiplié  comme  à  plaisir  les  devoirs 
de  fantaisie  tyranniquement  imposés.  Ce  n'est  plus  la  charité  qui 
est  la  première  des  vertus,  c'est  la  superstition  dans  l'obéissance. 
Elle  a  trop  d'ouverture  de  cœur  et  d'esprit  pour  s'accommoder 
longtemps  de  ce  régime  ;  elle  se  sentirait  à  l'étroit,  elle  serait  ten- 
tée de  tirer  sur  sa  chaîne,  elle  aurait  des  regrets,  des  repentirs. 
Pour  une  augustine,  l'hôpital  est  un  cloître;  pour  elle  le  cloître 
serait  un  cachot.  Elle  en  verrait  les  grilles  à  toutes  les  heures  du 
jour  et  de  la  nuit. 

«  Parlez-lui  sa  langue,  qui  est  un  peu  la  vôtre,  mon  cher  Yauge- 
nis, puisque  vous  appelez  Dieu  ce  que  j'appelle  tout  simplement  la 
Nature.  Dites-lui  donc  que  le  génie  de  Dieu  est  la  perfection,  que 
le  génie  de  l'homme  et  des  jeunes  filles  est  l'exagération,  et  que 
quand  Dieu  inspire  à  une  pauvre  âme  le  désir  de  devenir  parfaite, 
cela  ne  produit  le  plus  souvent  qu'une  méchante  caricature. 

«  Dites-lui  que,  si  elle  a  le  goût  de  servir  les  pauvres  et  les  ma- 
lades, il  n'est  pas  besoin  pour  le  satisfaire  de  porter  une  voilette 
noire  sur  une  coiffe  blanche,  et  que  sans  renoncer  au  monde,  ses 


NOIRS   ET   ROUGES.  17 

talens  et  son  cœur,  que  j'ai  vus  à  l'œuvre,  ne  trouveront  que  trop 
d'occasions  de  se  dépenser  utilement. 

«  Dites-lui  surtout  que  l'œuvre  à  laquelle  je  la  convie  est  digne 
d'elle.  Expliquez-lui  qui  est  Albert,  ne  lui  cachez  pas  ses  peccadilles 
ou  ses  iniquités,  mais  assurez-lui  de  ma  part  que  c'est  une  nature 
généreuse,  que  ce  mariage  comblerait  tous  mes  vœux,  bien  que 
cependant  je  respecte  sa  liberté,  car  enfin...  » 

Ici  la  plume  lui  avait  échappé  des  doigts. 

M"«  Maulabret  lut  jusqu'à  dix  fois  ces  lignes  péniblement  écrites, 
qu'elle  avait  peine  à  déchilïrer.  Les  argumens  de  l'athée  ne  lui 
semblaient  point  décisifs,  elle  avait  mille  objections  à  y  faire  et  de 
victorieuses  certitudes  à  leur  opposer.  Cependant  ils  l'inquiétaient. 
Huit  jours  auparavant,  ils  auraient  glissé  sur  son  esprit  sans  y 
laisser  la  moindre  trace.  Mais  la  dernière  visite  qu'elle  avait  faite 
dans  son  hôpital,  sans  porter  aucune  atteinte  à  la  vénération  que 
lui  inspirait  mère  Amélie,  avait  ébranlé  sa  confiance  dans  l'infail- 
lible jugement  de  cette  servante  de  Dieu.  Elle  sentait  confusément 
qu'une  augustine  ne  voit  qu'une  face  des  choses  et  que  le  monde 
est  plus  grand  que  la  tête  d'une  sainte. 

Elle  avait  la  fièvre  ;  elle  éprouva  le  besoin  de  respirer  le  grand  air, 
de  remuer  son  corps  et  de  promener  l'inquiétude  de  ses  pensées. 
Elle  sortit,  elle  chemina  pendant  une  demi-heure  dans  le  parc  sans 
rien  regarder,  sans  rien  voir,  sans  que  rien  pût  la  distraire  de  cette 
dispute  où  son  âme  était  enfoncée  et  qui  ne  finissait  pas.  Le  ciel  était 
voilé  d'une  brume  blanchâtre,  mais  le  vent  qui  fraîchissait  de  minute 
en  minute  y  fit  une  large  trouée,  le  soleil  se  montra.  Elle  sentit  tout 
à  coup  sur  ses  mains  dégantées  une  agréable  tiédeur,  et  laissant  ses 
yeux  vaguer  autour  d'elle,  il  lui  parut  que  ce  n'était  pas  encore  le 
printemps,  mais  que  ce  n'était  plus  l'hiver,  et  qu'au  pied  d'un  hêtre 
sans  feuilles  il  y  avait  des  violettes.  Elle  contempla  quelques  instans 
la  vallée  sinueuse,  accidentée,  qu'entre  deux  plaines  à  blé  a  creusée 
au  gré  de  son  caprice  une  rivière  dont  les  eaux  vertes  et  paresseuses 
se  plaisent  aux  longs  détours.  Au-delà,  se  dressait  une  côte  assez 
rapide  où  grimpaient  deux  chemins  creux.  Dans  le  lointain,  au 
milieu  d'un  gras  plateau,  apparaissaient  les  maisons  basses  d'une 
petite  ville  qu'une  grande  église  enveloppe  de  son  ombre;  on  dirait 
une  poule  abritant  ses  poussins  sous  son  aile.  Çà  et  là  se  déta- 
chaient sur  un  fond  de  vapeurs  argentées  quelques-unes  de  ces 
meules  monumentales  qui  sont  les  pyramides  de  la  Brie.  Le  soleil, 
se  dégageant  de  plus  en  plus  de  ses  voiles,  faisait  scintiller  les 
vitraux  et  la  rose  de  l'église,  ainsi  que  les  girouettes  d'un  village 
voisin.  Au  travers  des  saules  qui  la  bordaient  la  rivière  miroitait 
par  intervalles.  Dans  un  vaste  champ,  dont  la  terre  fraîchement 
tom  xuii.  —  1881,  2 


18  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

remuée  était  rouge  et  luisante,  un  charme  solitaire  semblait  étirer 
ses  bras  et  se  reprocher  d'avoir  dormi  trop  longtemps.  Des  aunes, 
des  trembles  qui  avaient  des  airs  de  patriarches  tenaient  un  con- 
seil de  famille,  rangés  en  cercle  autour  d'une  mare.  Près  de  là  un 
moulin  faisait  tourner  sa  roue,  une  lavandière  accompagnait  d'un 
refrain  monotone  les  coups  secs  de  son  battoir,  et  dans  la  tran- 
chée du  chemin  de  fer  des  terrassiers  chantaient  aussi  en  poussant 
leur  brouette.  Partont  dans  la  vallée  comme  dans  la  plaine  régnait 
une  joie  tranquille,  l'ordre,  la  paix.  Les  arbres  s'attendaient  à  leurs 
fruits,  les  champs  à  leurs  moissons,  les  oiseaux  à  leurs  prochaines 
amours.  En  dépit  des  aventureux  méandres  où  elles  semblaient 
s'égarer,  les  eaux  vertes  de  la  rivière  savaient  trouver  leur  route; 
les  fumées  s'envolaient  où  le  vent  les  poussait  et  ne  disputaient 
point  avec  lui.  Hommes  et  choses,  tout  le  monde  vaquait  à  sa 
besogne,  personne  ne  doutait  de  son  avenir  ou  ne  bataillait  contre 
sa  destinée,  et  les  vieux  hêtres  engourdis  par  l'hiver  se  sentaient 
revivre  en  voyant  à  leur  pied  des  violettes. 

M"^  iMaulabret,  ayant  tourné  la  tête,  aperçut  quelque  chose  qui 
la  surprit,  qui  la  ravit.  Un  grand  bois  de  chênes  au  front  découronné, 
aux  branches  dépouillées,  lormaitune  masse  brune  et  sombre;  mais 
dans  l'épaisseur  des  fourrés  quelques  buissons  se  décidaient  à  ver- 
dir, et  par  places  des  narcisses  étalaient  leurs  nappes  jaunes.  Sur 
le  devant,  un  cerisier  sauvage,  svelte,  élancé,  tout  en  fleurs, 
détachait  en  pleine  lumière  son  tronc  noirâtre  et  la  grâce  de  ses 
innombrables  bouquets  d'une  blancheur  immaculée.  Cet  arbre  ne 
paraissait  pas  se  douter  que,  si  belle  qu'ait  été  la  tragédie,  la  fin  est 
sanglante;  on  ne  lui  avait  jamais  parlé  de  la  révolte  des  sens,  du 
désir  impur  et  du  péché  immonde,  il  ne  croyait  pas  aux  ruses  du 
serpent.  Il  semblait  se  baigner  avec  délices  dans  l'air  pur,  il  en 
buvait  les  clartés,  il  se  grisait  des  caresses  que  lui  faisait  le  soleil, 
il  mariait  innocemment  au  bleu  pâle  du  ciel  la  beauté  de  ses  fleurs 
et  la  divine  fraîcheur  de  ses  espérances.  En  ce  moment,  un  merle 
se  mit  à  jaser.  Il  ne  se  rappelait  que  le  commencement  de  sa 
chanson,  il  s'efforçait  d'en  retrouver  le  reste;  il  jetait  dans  les 
profondeurs  de  la  futaie  des  notes  courtes,  brèves,  vibrantes,  qu'il 
n'achevait  pas.  M"'  Maulabret  demeurait  immobile,  fascinée.  Ayant 
grandi  entre  quatre  murailles,  les  douceurs  et  les  enchantemens 
des  bois  qui  ressuscitent  aux  premiers  jours  d'avril  lui  étaient  nou- 
veaux; cette  nouveauté  l'enivrait.  Quoiqu'elle  résistât  au  charme 
dont  elle  était  possédée,  quoiqu'elle  évoquât  devant  ses  yeux  des 
murs  d'hôpital  ou  de  couvent  et  le  visage  redoutable  d'une  Vierge 
couronnée  d'étoiles  qui  ne  tenait  point  d'enfant  dans  ses  bras, 
quoiqu'elle  crût  ouïr  des  voix  lointaines  et  gémissantes  de  ma- 


NOIRS   ET   ROUGES.  19 

lades  mal  soignés,  se  plaignant  qu'on  les  abandonnât,  quoiqu'une 
autre  voix  sévère,  menaçante,  lui  reprochât  les  changemens  de  sa 
volonté,  les  lâchetés  et  les  désertions  de  sa  conscience,  ses  vœux 
oubliés  ou  trahis,  son  parjure  commencé  et  l'homme  qu'elle  aimait, 
quoiqu'elle  tâchât  de  se  représenter  l'incertitude  des  joies  de  la 
terre,  la  vanité  de  leurs  promesses,  le  mensonge  de  leurs  sou- 
rires, quoique  le  sentier  où  elle  cheminait  fût  jonché  de-  feuilles 
mortes  que  son  pied  faisait  craquer  ou  que  le  vent  chassait  en  les 
froissant,  malgré  qu'elle  en  eût,  elle  regardait  le  cerisier  fleuri, 
elle  écoutait  le  chant  du  merle,  et  comme  ensorcelée,  elle  entendait 
au  fond  de  son  cœur  le  confus  murmure  d'une  fête,  le  bourdonne- 
ment d'un  printemps  en  fleur,  le  cri  éperdu  d'un  oiseau  qui  voulait 
vivre,  qui  battait  des  ailes,  se  querellait  avec  les  barreaux  de  sa 
cage  et  appelait  le  bonheur  à  pleine  gorge. 

Elle  était  résolue  d'en  finir,  une  pensée  lui  vint.  La  coquetière,  qui 
était  sans  cesse  en  différend  avec  son  fils  et  qui  se  plaignait  qu'il  lui 
manquât  d'obéissance,  désirait  que  le  curé  de  la  paroisse  usât  de 
l'autorité  qu'il  avait  sur  lui  pour  le  chapitrer  et  le  ramener  dans 
le  devoir.  Sur  ses  pressantes  instances,  Jetta  lui  avait  promis  de 
s'occuper  de  cette  affaire.  Elle  revint  sur  ses  pas,  rentra  chez  elle 
et,  dès  qu'elle  eut  changé  de  robe  et  de  chapeau,  elle  prit  le  che- 
min de  la  cure. 

Le  curé  de  Gombard  était  un  gros  homme  plantureux,  à  la 
face  rubiconde,  carré  d'épaules,  toujours  barbouillé  de  tabac.  La 
légende  rapportait  qu'il  avait  été  hussard,  et  il  lui  en  restait 
quelque  chose.  Quand  ses  catéchumènes  étaient  jolies,  il  aimait 
à  leur  pincer  la  joue,  mais  il  n'en  était  que  cela,  et  personne, 
à  commencer  par  lui,  n'y  voyait  le  moindre  mal.  Ce  digne  ecclé- 
siastique était  une  bonne  pâte  de  curé,  un  curé  à  treilles  et  à 
ruches,  qui  ne  pouvait  pas  plus  concevoir  la  vie  sans  abeilles  et 
sans  le  bourgeon  que  sans  une  tabatière  bien  pleine.  Il  avait  accepté 
les  nouveaux  dogmes  avec  soumission,  mais  avec  peu  d'enthou- 
siasme; il  ne  trouvait  pas  que  le  besoin  s'en  fît  sentir,  ni  qu'il  fût 
opportun  de  faire  des  surcharges  au  catéchisme  dans  un  temps  où 
la  foi  est  rare  et  où  le  bon  sens  est  ergoteur.  Mais  il  gardait  pour  lui 
ses  pensées  de  derrière  la  tête,  il  tenait  à  ne  pas  se  brouiller  avec 
monsieur  le  prieur,  et  au  surplus,  que  la  Yierge  eût  été  conçue 
sans  péché,  qu'il  plût  au  saint-père  de  se  déclarer  infaillible,  il  n'y 
voyait,  quant  à  lui,  aucun  inconvénient,  admettant  sans  peine  que 
chacun  cherchât  son  plaisir  où  il  le  trouvait,  sans  compter  que  ses 
treilles  ne  s'en  portaient  pas  plus  mal.  Cet  excellent  homme  vou- 
lait du  bien  à  toute  la  création,  sauf  aux  célibataires.  Il  n'y  avait  pas 
datis  tout  le  canton  de  plus  grand  marieur  que  l'abbé  Miuard.  Cou- 


20  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

reurs  de  filles,  vieux  garçons,  veufs  impénitens,  il  fallait  que  tout 
le  monde  y  passât.  Quand  il  entamait  ce  sujet,  son  éloquence  deve- 
nait irrésistible  ;  au  besoin  il  eût  pris  les  rénitens  par  la  gorge 
pour  les  traîner  à  l'autel.  Il  estimait  que  le  mariage  est  le  plus 
beau  des  sacremens,  que  les  plus  belles  fêtes  sont  les  repas  de 
noces  et  les  baptêmes  ;  il  les  égayait  quelquefois  par  des  contes  un 
peu  gras,  par  des  propos  un  peu  lestes;  mais  sa  vie  étant  irrépro- 
chable, il  était  la  preuve  vivante  qu'il  y  a  plusieurs  manières  de 
gagner  le  royaume  des  cieux,  qu'on  y  peut  entrer  à  la  hussarde.  Si 
ses  paroissiens  souriaient  en  le  saluant,  s'ils  disaient  de  lui:  «  C'est 
un  bon  diable,  »  ils  allaient  à  vêpres  pour  lui  faire  plaisir.  Gom- 
bard  était  à  dix  lieues  à  la  ronde  la  commune  où  les  offices  étaient 
le  plus  fréquentés  et  dans  laquelle  il  se  faisait  le  plus  d'enfans. 

M"*  Maulabret  s'arrêta  un  instant  à  la  porte  de  la  cure  pour 
souffler.  Le  curé  était  dans  son  jardin.  Une  serpette  à  la  main,  les 
manches  de  sa  soutane  retroussées,  il  s'occupait  à  apointir  par  le 
bout  des  palis  destinés  à  remplacer  quelques-uns  des  tuteurs  de  sa 
treille.  Il  interrompit  son  travail  pour  demander  à  M"*  Maulabret 
des  nouvelles  de  sa  santé  ;  il  le  reprit  bien  vite,  en  lui  disant  : 

—  Vous  permettez? 

Elle  s'acquitta  promptement  du  message  de  la  coquetière.  Il 
l'écoutait  avec  attention,  tout  en  s'escrimant  de  sa  serpette.  Quand 
elle  eut  fini  : 

—  C'est  entendu,  fit-il,  je  frotterai  les  oreilles  à  ce  petit  drôle. 
Il  n'est  pas  moins  vrai  que  sa  mère  est  une  éternelle  plaignante,  une 
pleurarde...  Sauf  votre  respect,  mademoiselle,  c'est  un  peu  le  goût 
des  femmes. 

—  Monsieur  le  curé,  il  en  est  de  bien  malheureuses. 

—  Eh  !  oui,  celles  qui  n'ont  pas  su  trouver  un  mari. 

—  Et  celles  que  leur  mari  bat,  monsieur  le  curé. 

—  Quand  on  est  battue,  c'est  qu'on  le  veut  bien...  Allez,  made- 
moiselle, le  pire  des  mariages  vaut  encore  mieux  que  le  meilleur 
des  célibats. 

—  Il  y  a  pourtant  des  cas... 

—  Eh!  certainement,  il  y  a  des  cas...  Lequel,  par  exemple? 

—  Celui  d'une  femme  qui  se  sent  née  pour  entrer  en  religion. 

—  Vous  avez  bien  raison,  dit-il.  11  nous  faut  des  religieuses,  il 
nous  en  faut...  Encore  n'en  faut-il  pas  trop.  Le  point  est  d'avoir  la 
vocation.  Les  apparences  sont  si  trompeuses! 

Elle  prit  son  courage  à  deux  mains. 

—  Je  connais,  dit-elle,  une  jeune  fille... 

Elle  s'appliquait  à  ne  pas  rougir,  mais  sa  voix  tremblait  si  fort 
qu'elle  ne  put  achever  sa  phrase  d'une  seule  haleine. 


NOIRS    ET   ROUGES.  21 

—  Ah!  VOUS  connaissez  une  jeune  fille  !..  Veut-elle  se  faire  reli- 
gieuse, celle-là  ? 

—  Le  malheur  est  qu'elle  a  un  oncle,  un  grand-oncle,  qui  veut 
absolument  la  marier. 

—  Dieu  bénisse  le  grand-oncle  !  M'est  avis  que  c'est  un  homme 
de  bien. 

—  Assurément,  monsieur  le  curé  ;  mais  songez  qu'elle  se  consi- 
dère comme  liée,  comme  engagée. 

—  Liée  par  qui?  engagée  par  quoi?..  A-t-elle  déjà  prononcé  ses 
vœux? 

—  Oui,  monsieur  le  curé,  mentalement. 

Il  laissa  tomber  son  échalas.  Elle  le  regardait  dans  les  yeux,  dans 
ses  gros  yeux  ronds,  où  elle  cherchait  anxieusement  le  secret  de  sa 
destinée. 

—  Mentalement,  dites-vous?..  Voilà  un  mot  qui  n'est  pas  dans 
mon  vocabulaire. 

Il  ajouta  avec  un  gros  rire  : 

—  Si  le  bon  Dieu  s'était  contenté  de  promettre  mentalement  la 
vigne  à  Noé,  il  aurait  eu  le  droit  de  s'en  dédire.  Et  de  quoi  nous 
serviraient  nos  fûts?  Nous  n'aurions  rien  à  mettre  dedans...  Heu- 
reusement le  bon  Dieu  n'y  va  pas  par  trente-six  chemins,  le  bon 
Dieu  ne  cherche  pas  midi  à  quatorze  heures,  le  bon  Dieu  ne  coupe 
pas  les  cheveux  en  quatre,.,  c'est  bien  assez  de  les  couper  en  deux. 
J'ai  bien  envie  d'aller  trouver  ce  grand-oncle  ;  nous  réglerons  cette 
affaire  à  nous  deux. 

—  Ce  serait  difficile,  répondit-elle  avec  un  triste  sourire. 

—  Pourquoi  donc? 

—  Il  est  mort  il  y  a  près  de  cinq  mois,  monsieur  le  curé. 

—  Il  est  mort  et  il  s'occupe  encore  de  marier  sa  petite-nièce? 
Drôle  d'histoire. 

Et  il  ramassa  son  échalas.  Elle  suivit  un  instant  des  yeux  un 
papillon  fraîchement  éclos,  qui  s'essayait  à  voler.  Le  curé  ne  son- 
nait mot.  Elle  reprit  vivement  : 

—  Le  père  de  cette  jeune  fille  l'avait  recommandée  quelques 
heures  avant  sa  mort  à  ce  noble  vieillard.  Il  a  tenu  pour  sacré  le 
dernier  vœu  d'un  mourant;  il  l'a  aimée,  traitée  comme  sa  fille. 
N'est-il  pas  juste  qu'à  leur  tour  ses  dernières  volontés  soient  obéies? 

—  A  la  bonne  heure  !  s'écria-t-il  avec  un  accent  de  triomphe. 
Puis,  se  grattant  l'oreille  : 

—  Ah!  oui,  mais  il  y  a  le  vœu  mental,  ce  diable  de  vœu  men- 
tal. Belle  invention,  ma  foi!..  Eh!  mademoiselle,  savez-vous  quoi? 
Puisqu'elle  a  promis  mentalement  à  Dieu  de  se  faire  religieuse, 
j'entends  qu'elle  exécute  sa  promesse  mentalement,  en  idée,  en 
intention  ;  c'est-à-dire  qu'en  vivant  dans  le  monde,  elle  sera  tenue 


22  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

d'avoir  là,  sous  la  mamelle  gauche,  sub  mamma  sinistru,  un  bon 
petit  cœur  de  religieuse. 

Et  saisissant  son  chapeau,  qu'il  avait  suspendu  à  une  branche 
d'arbre,  il  le  tendit  à  Jetta,  en  lui  disant  : 

—  Là,  que  me  donne-t-on  pour  mes  pauvres? 

Elle  fouilla  dans  la  poche  de  sa  robe,  en  lira  sa  bourse,  qui  était 
toute  pleine,  la  laissa  tomber  dans  le  chapeau. 

—  Fort  bien,  dit-il,  en  la  regardant  en  dessous,  et  après  cela, 
mademoiselle,  envoyez  bien  vite  à  mon  confessionnal  cette  faiseuse 
d'embarras,  cette  embrouilleuse  d'écheveaux.  Je  la  condamnerai 
pour  ses  péchés  à  se  marier,  à  procréer  coup  sur  coup  dix  beaux 
enfans,  dont  elle  fera  de  bons  chrétiens.  Elle  leur  donnera  à  sa  fan- 
taisie des  yeux  bleus  ou  noirs,  ou  noirs  et  bleus  toui  à  la  fois,  et  si 
on  me  fait  l'honneur  de  m'inviter  au  repas  de  baptême,  je  vous 
garantis  qu'on  n'y  pleurera  pas. 

Là-dessus  il  devint  plus  grave,  prit  un  ton  plus  sérieux  pour 
parler  d'autre  chose,  de  la  vigne,  de  ses  treilles,  des  divers  plants 
dont  il  avait  fait  l'essai,  du  maurillon  hâtif,  du  pineau  de  Bour- 
gogne et  du  piquepoule.  Son  chasselas,  disait-il,  valait  celui  de 
Thomery  ;  mais  que  de  peines  ne  fallait- il  pas  se  donner!  Le  bour- 
geon a  tant  d'ennemis,  les  gelées  printanières,  les  pluies,  la  cou- 
lure, sans  parler  de  la  grêle,  de  la  maladie  et  des  insectes  !  Vrai- 
ment, quand  Dieu  ne  s'en  mêlait  pas,  le  bourgeon  ne  venait  jamais 
à  bien.  Heureusement  Dieu  s'en  mêlait. 

Lorsque  Jetta  prit  congé  de  ce  rustique,  qui  était  plus  fin  qu'il 
n'en  avait  l'air,  il  fit  quelques  pas  pour  la  reconduire,  puis  s'em- 
pressa de  retourner  à  ses  palis.  A  l'angle  de  la  maison,  elle  s'arrêta 
une  minute  pour  le  regarder.  Il  avait  le  teint  bien  ronge,  l'air  épais, 
une  tête  maléquarrie,  et  son  chasselas  l'occupait  beaucoup;  mais 
quoiqu'il  eût  retroussé  les  manches  de  sa  soutane,  c'était  une 
vraie  soutane,  et  partout  où  il  y  a  une  soutane,  l'église  est  là. 
L'église  avait  parlé  par  cette  bouche  qui  aimait  les  gros  rires  et  ne 
craignait  pas  les  gros  mots,  et  se  faisant  la  complice  de  W^^  Maula- 
bret,  elle  lui  avait  dit  :  a  Va  ton  chemin,  ma  fille,  obéis  à  ton 
cœur.  Dieu  ne  te  maudira  pas.  »  Après  quoi  elle  lui  avait  tendu 
son  chapeau  en  lui  demandant  quelque  chose  pour  ses  pauvres; 
dans  ce  chapeau  un  peu  gras  M'^"  Maulabret  avait  laissé  tomber  sa 
bourse,  et  du  même  coup  un  souci  qui  lui  pesait  comme  une  mon- 
tagne s'était  détaché  de  son  cœur  rendu  à  lui-même  et  pacifié. 

Elle  était  si  gaie  en  retournant  au  château  qu'elle  avait  envie  de 
chanter,,  et  elle  marchait  si  vite  que  les  gens  qui  la  voyaient  passer 
s'en  étonnaient.  Ils  ne  savaient  pas  ce  qui  lui  arrivait  ni  par  quelle 
raison  elle  se  sentait  dans  l'âme  comme  dans  les  jambes  une  légèreté 
d'oiseau. 


NOIRS   ET   ROUGES.  23 

Pendant  que  M"®  Maulabret  conversait  avec  le  curé  de  Gombard, 
M"®  de  Moisieux  était  engagée  dans  une  discussion  assez  aigre  avec 
son  fils.  Elle  avait  entrepris  de  lui  démontrer  qu'après  la  cruelle 
épreuve  qu'il  avait  fait  subir  à  une  aimable  fille,  il  ne  pouvait  de 
quelque  temps  reparaître  décemment  devant  elle,  qu'il  était  dans 
son  intérêt  d'abjurer  toutes  ses  prétentions  ou  du  moins  d'en  avoir 
l'air,  et  de  laisser  le  champ  libre  à  M.  Albert  Valport.  Il  répondait 
en  secouant  ses  oreilles  qu'il  était  amoureux  comme  une  caipe  de 
M"®  Maulabret,  qu'il  en  raffolait,  qu'on  la  lui  avait  promise,  qu'il 
voulait  l'avoir,  qu'il  l'aurait,  que  d'ailleurs  il  y  avait  une  affaire 
commencée  entre  AlberL  Valport  et  lui,  que,  si  ce  bellâtre  osait  se 
présenter  à  Gombard,  il  lui  couperait  la  gorge. 

Elle  haussa  les  épaules. 

—  Ah!  çà,  lui  dit-elle,  ne  comprenez- vous  pas?..  Mais  êtes-vous 
capable  de  rien  comprendre? 

—  Voyons,  maman,  que  comptez-vous  faire? 

—  Ayez  l'obligeance  de  vous  en  remettre  à  moi.  Je  donnerai  à 
M.  Cantarel  mes  instructions,  qui  seront  fidèlement  suivies. 

—  Ohl  je  n'en  doute  pas,  dit-il  en  ricanant.  Ce  fabricant  de 
semoule  a  pour  vous  des  attentions  particulières,  il  vous  regarde 
comme  un  chien  contemple  un  évoque,  et  je  suis  sûr,  ma  parole, 
qu'il  marcherait  à  quatre  pattes  pour  vous  être  agréable...  Tenez- 
vous  bien,  maman,  tenez-vous  bien. 

Il  se  mit  à  rire  bruyamment  d»^  sa  plaisanterie.  L'être  impos- 
sible, nous  l'avons  dit,  avait  des  clairvoyances  intermittentes,  cet 
enfant  de  la  nature  avait  par  instans  la  finesse  d'un  sauvage;  le 
propre  du  sauvage  est  de  ne  pas  comprendre  ce  qu'on  lui  dit  et 
de  deviner  ce  qu'on  ne  lui  dit  pas.  C'était  une  raison  de  plus  pour 
que  la  marquise  trouvât  peu  d'agrément  dans  son  commerce.  Elle 
ne  pouvait  souffrir  qu'on  fourrageât  soit  dau .  son  cœur,  soit  dans 
ses  papiers  ou  dans  ses  tiroirs,  et  l'être  impossible  ne  respectait  rien. 

—  iNe  savez'vous  donc  pas  que  vous  avez  l'air  d'une  oie  quand 
vous  riez?  dit-elle  en  lui  jetant  un  regard  méprisant. 

—  Ne  vous  fâchez  pas,  expliquez-moi  plutôt  vos  projets...  J'es- 
père du  moins  que,  pour  se  conformer  à  vos  instructions,  le  premier 
soin  de  l'homme  au  macaroni  sera  de  consigner  le  Valport  à  sa 
grille. 

—  Tout  au  contraire,  j'entends  qu'on  le  reçoive  avec  empresse- 
ment, que  tout  lui  soit  ouvert,  les  bras,  les  portes  et  les  fenêtres. 
Je  connais  ce  beau  pèlerin,  il  n'est  friand  que  des  entreprises  diffi- 
ciles et  ardues.  Il  ressemble  à  ce  personnage  d'une  tragédie  anglaise 
qui  ne  déjeunait  de  bon  appétit  que  lorsqu'il  avait  tué  dans  sa 
matinée  six  ou  sept  douzaines  d'Écossais  ;  autrement  la  vie  lui  sem- 
blait fade  et  insipide.  Quand  M.  Valport  aura  découvert  qu'il  n'y  a 


2 A  REYUE   DES   DEUX  MONDES  • 

point  ici  d'Écossais  à  tuer,  son  aventure  perdra  tout  son  sel,  et  en 
moins  de  trois  semaines  il  sera  dégoûté  de  son  bonheur. 

—  Tout  ceci  est  bien  compliqué  pour  moi,  répliqua-t-il  avec  un 
froncement  de  sourcils  qui  témoignait  de  l'extrême  contention  de 
son  esprit. 

C'était  l'air  qu'il  avait  jadis  quand  son  précepteur  s'appliquait  à 
lui  démontrer  le  théorème  de  Pythagore. 

—  Décidément  vous  avez  l'intelligence  fort  obtuse,  lui  dit-elle. 

—  Et  la  vôtre  a  des  profondeurs  où  je  me  perds.  Enfin  il  n'im- 
porte, faites  ce  qu'il  vous  plaira;  je  suis  pour  les  grands  moyens, 
moi.  J'agirai  de  mon  côté,  nous  verrons  bien  qui  de  nous  deux  met- 
tra dans  le  blanc. 

—  C'est  à  quoi  je  m'oppose  formellement,  reprit-elle  en  haus- 
sant le  ton.  Vous  feriez  sottise  sur  sottise,  et  tout  serait  perdu. 
Pour  plus  de  sûreté,  vous  quitterez  Combard  dès  ce  soir.  Votre 
tante,  M"""  de  Lireux,  va  passer  deux  mois  dans  le  midi.  Elle  est 
venue  tantôt  me  faire  ses  adieux,  elle  m'a  proposé  de  vous  emme- 
ner.. Ce  soir,  à  neuf  heures,  vous  prendrez  le  train  de  Paris,  et 
demain  vous  partirez  pour  Cannes  par  l'express  du  matin.  Dans 
deux  mois  on  vous  permettra  de  revenir,  et  je  vous  jure  que  vous 
n'entendrez  plus  parler  de  M.  Valport. 

Il  entra  en  révolte,  il  déclara  que  la  comtesse  de  Lireux  était  la 
plus  ennuyeuse  des  femmes,  que  par  un  fâcheux  travers  elle  aimait 
à  le  traiter  en  petit  garçon,  qu'elle  lui  ferait  porter  son  carlin  tout 
le  long  de  la  route,  que  ce  carlin  avait  des  habitudes  déplorables, 
qu'il  en  savait  les  conséquences,  que  cette  sorte  ^d'accident  était 
fort  désagréable. 

—  Et  d'ailleurs,  ajouta-t-il,  j'entends  m'occuper  moi-même  de 
mes  affaires,  travailler  en  personne  à  mon  propre  bonheur.  Vous 
êtes  très  adroite,  maman,  je  le  veux  bien,  mais  quelquefois  vous 
vous  emballez. 

La  marquise  se  fâcha,  lui  signifia  qu'il  obéirait  ou  qu'il  dirait 
pourquoi.  Le  débat  devint  orageux.  Lésin  finit  par  se  lever  et  gagner 
la  porte,  en  disant  : 

—  Vous  verrez  que  ce  soir,  à  neuf  heures,  ma  malle  ne  sera  pas 
faite. 

Elle  se  rendit  dans  son  petit  bois  et  cria  :  «  Lara  !  Lara  I  »  Une 
voix  qui  semblait  tomber  du  ciel  répondit  :  «  Me  voici.  »  Le  jeune 
Palikare  était  perché  au  sommet  d'un  chêne,  qu'il  débarrassait  de 
son  bois  mort.  Amoureux  du  danger,  il  s'asseyait  à  califourchon 
sur  les  branches  et  les  sciait  entre  le  tronc  et  lui.  Peu  s'en  fallait 
qu'elles  ne  l'entraînassent  dans  leur  chute  ;  mais  au  premier  craque- 
ment qu'il  entendait,  il  se  cramponnait  bien  vite  à  quelque  chicot 
et  demeurait  suspendu  dans  l'air. 


NOIRS    ET   ROUGES.  25 

—  Qu'on  descende  sur-le-champ  pour  aller  me  chercher  M.  Gan- 
tarel  !  dit  la  marquise. 

—  Je  n'en  ferai  rien,  répliqua-t-il  d'un  ton  colère. 

—  Alors  j'irai  moi-même,  dit-elle  en  faisant  mine  de  se  mettre 
en  chemin. 

Agile  comme  un  écureuil,  il  se  laissa  couler  au  bas  de  son  arbre, 
et  se  frayant  une  route  à  travers  les  broussailles,  il  barra  le  pas- 
sage à  la  marquise.  Il  ressemblait  à  un  petit  brigand  du  Pentélique, 
mais  à  un  amour  de  brigand.  Quoiqu'il  eût  quelques  pouces  de 
moins  qu'elle,  se  dressant  sur  ses  ergots,  il  parvint  à  la  regarder 
les  yeux  dans  les  yeux.  Les  uns  étaient  noirs  comme  le  jais  et 
avaient  dix-huit  ans  à  peine;  les  autres  étaient  du  gris  le  plus  doux, 
et  on  ne  savait  pas  exactement  leur  âge,  mais  assurément  ils  avaient 
vu  beaucoup  de  choses.  Ces  yeux  gris  et  ces  yeux  noirs,  qui  ne 
parlaient  pas  la  même  langue,  ne  laissaient  pas  d'avoir  ensemble 
des  intelligences  secrètes,  ils  s'entendaient  comme  larrons  en 
foire. 

—  Petit  monstre,  dit-elle,  qui  se  permet  de  dire  non  quand  je  dis 
oui!..  Allons,  qu'on  me  laisse  passer! 

Il  la  saisit  par  les  deux  poignets  et  les  serra  si  fort  qu'elle  poussa 
un  cri.  Relevant  deux  manchettes  de  dentelle,  il  contempla  la  bles- 
sure qu'il  avait  faite,  et  à  la  vue  de  deux  cercles  bleus  que  ses 
doigts  scélérats  avaient  imprimés  sur  cette  peau  blanche  et  délicate, 
il  rougit  tout  à  la  fois  de  remords,  de  fierté  et  de  plaisir. 

Elle  lui  dit  en  souriant  :  —  Preste  !  va-t'en  préparer  la  malle  de 
mon  fils;  je  te  dirai  ce  que  tu  dois  y  mettre. 

Le  visage  de  l'enfant  s'illumina  de  joie.  —  M.  Lésin  part? 

—  Ce  soir-même. 

Il  courut  faire  ce  qu'on  lui  ordonnait.  Le  jeune  Lara  avait  peu  de 
goût  pour  les  gens  qui  entraient,  beaucoup  pour  ceux  qui  s'en 
allaient;  il  n'aimait  pas  les  arrivées,  il  adorait  les  départs.  Il  avait 
l'humeur  ainsi  faite. 

M""^  de  Moisieux  finissait  toujours  par  avoir  raison  de  son  fils.  Un 
peu  avant  neuf  heures,  il  vint  prendre  congé  d'elle,  sa  sacoche  au 
côté,  sa  casquette  de  voyage  sur  sa  tête.  Il  avait  l'air  si  maussade 
qu'elle  ne  put  s'empêcher  de  rire,  et  qu'elle  lui  dit  : 

—  Vous  voilà  bien  malheureux,  et  pourtant  les  bonheurs  dont 
vous  vous  contentez  se  trouvent  partout. 

Elle  lui  fourra  dans  sa  sacoche  quelques  billets  de  mille  francs, 
non  sans  regretter  amèrement  le  fâcheux  usage  qu'elle  en  faisait, 
ni  sans  reprocher  à  l'être  impossible  qu'il  la  ruinait. 

—  Bah  !  fit-il,  vous  n'êtes  pas  aussi  pauvre  qu'il  vous  plaît  d'en 
avoir  l'air. 


26  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

Elle  fit  la  grimace.  Décidément  cet  esprit  opaque  avait  de  loin  en 
loin  des  clartés  incommodes. 

—  Oh!  c'est  que  j'ai  des  yeuxl  ajouta-t-il  en  se  rengorgeant. 
Et  ce  disant,  il  fouillait  dans  toutes  les  poches  de  sa  pelisse,  de 

sa  redingote  et  de  son  pantalon  pour  y  chercher  ses  gants  de  Suède. 
Sa  mère  lui  fit  remarquer  qu'il  les  avait  aux  mains. 

—  Mon  compliment  sur  vos  yeux!  lui  dit-elle. 

11  venait  de  sortir,  quand  il  rouvrit  la  porte  et  s'écria  : 
— -  A  propos,  défendez  à  Lara  de  fumer  mes  pipes,  de  mettre  ma 
cravate  rouge  et  de  toucher  à  mon  fusil  de  chasse.  Ce  petit  mon- 
sieur se  croit  tout  permis...  Quand  donc  le  remettrez-vous  dans  le 
ruisseau  d'où  il  est  sorti? 

—  Je  m'en  occupe,  répondit-elle. 

Et  quand  il  fut  parti,  définitivement  parti,  elle  s'installa  dans  sa 
bergère  et  dit  :  —  Ouf!  m'en  voilà  délivrée  pour  deux  mois.  A  nous 
deux,  monsieur  Mongiron  ! 

En  montant  en  wagon,  Lésin  avait  encore  l'air  lugubre.  Quand  il 
passa  devant  le  château  de  Gombard,  il  crut  apercevoir  dans  l'ap- 
partement de  M"^  Maulabret  un  rideau  éclairé  par  la  lumière  d'une 
lampe.  11  se  figura  qu'elle  était  occupée  à  faire  sa  toilette  de  nuit, 
et  mille  images  brûlantes  assaillirent  son  esprit.  Ea  dépit  de  ses 
farouches  ressentimens,  il  jeta  dans  l'espace  un  baiser  qui  ne  sut 
pas  y  trouver  son  chemin.  Un  peu  plus  loin,  il  vit  briller  la  lan- 
terne du  Cheval  blanc,  et  il  pensa  mélancoliquement  à  la  poule 
qu'en  ce  moment  ses  amis  les  cochers  jouaient  sans  lui.  Toutefois 
il  ne  tarda  pas  à  se  dérider.  11  avait  non-ssuleiiient  de  l'imagina- 
tion, mais  de  la  méthode.  Il  passa  méthodiquement  en  revue  les 
plaisirs  variés  qu'un  homme  qui  sait  s'y  prendre  peut  se  procurer 
avec  quelques  billets  de  mille  francs.  11  crut  entendre  au  fond  de 
sa  sacoche,  qui  était  bien  garnie,  d'agréables  glouglous  de  bou- 
teilles, et  il  y  aperçut,  à  travers  le  cuir  et  la  doublure,  de  jolies 
servantes  d'auberge,  qui,  debout  sur  le  pas  de  leur  porte  et  jouant 
de  la  prunelle,  ne  demandaient  qu'à  le  consoler  de  ses  mésaventures 
amoureuses. 

Au  même  instant,  Jetta,  accoudée  sur  un  coin  de  table,  se  disait  : 

—  Si  ^^^  de  Moisieux  est  de  bonne  foi,  M.  Gantarel  dira  oui... 
Mais  est-elle  de  bonne  foi? 

Ce  point  lui  semblait  douteux,  et  les  combinaisons  de  la  grande 
politique  lui  échappaient.  Elle  ignorait  Mongiron.  Elle  finit  par 
prendre  la  plume,  elle  écrivit  ce  qui  suit  : 

«  Monsieur,  je  ne  m'oppose  pas  à  la  visite  que  M.  Yalport  désire 
faire  à  Gombard,  mais  je  me  fais  peu  d'illusions  sur  le  résultat. 
Yous  savez  quelles  sont  les  vues  de  M.  Gantarel  à  mon  endroit,  je 


NOIRS    ET    ROUGES.  27 

doute  qu'il  se  rende  aux  bonnes  raisons  qu'on  pourrait  lui  donner. 
Je  veux  suivre  votre  exemple,  monsieur,  et  comme  vous,  pour  tout 
concilier,  je  me  propose  de  rester  neutre,  sans  pouvoir  m'empê- 
cher  d'être  bienveillante,  n 

Elle  relut  sa  réponse,  l'approuva.  Cette  réponse  était  froide  et 
même  décourageante.  Pouvait-on  lui  en  demander  davantage?  Il 
lui  parut  qu'elle  était  en  règle  avec  sa  conscience,  qu'elle  venait 
d'élever  une  dernière  muraille  entre  elle  et  le  bonheur,  qu'elle  ne 
le  voyait  plus.  Et  pourtant  elle  le  voyait  encore.  Cette  muraille  si 
bien  bâtie  était  transparente. 

XVÏII. 

Trois  jours  plus  tard,  M"*  Maulabret  venait  de  remonter  dans  sa 
chambre  après  avoir  fait  une  promenade  en  voiture  avec  M™*  Gan- 
tarel,  lorsque  le  gong,  le  terrible  gong  du  château,  faisant  retentir 
sa  voix  éclatante,  s'écria  de  toutes  ses  forces  :  «  C'est  lui,  le  voilà  !  » 
Elle  courut  à  sa  fenêtre;  elle  aperçut  dans  la  cour  d'honneur  un  ale- 
zan qui  mâchait  son  mors  blanc  d'écume,  elle  entrevit  aussi  un  fier  et 
beau  cavalier,  d'une  irréprochable  élégance,  lequel  arrivait  en  droi- 
ture de  Bois-le-Roi,  où  il  avait  élu  de  nouveau  domicile  pour  n'en 
pas  perdre  l'habitude.  Elle  se  rejeta  violemment  en  arrière  et  fut 
se  blottir  dans  un  coin  de  son  canapé.  Elle  y  demeura  une  demi- 
heure,  comme  tassée  et  pelotonnée  sur  elle-même,  les  genoux  aux 
dents,  les  yeux  hermétiquement  clos,  étonnée  que  sa  pendule,  dont 
elle  entendait  le  tic-tac  régulier,  continuât  de  compter  tranquille- 
ment les  secondes,  comme  si  ce  jour  eût  ressemblé  à  tous  les  jours 
et  que,  dans  une  pareille  crise,  il  y  eût  encore  des  secondes  et  des 
minutes.  Le  temps  venait  de  s'arrêter  pour  elle.  Ne  savait-elle  pas 
que  par  exception  son  tuteur  s'était  abstenu  d'aller  à  Paris,  que  le 
beau  cavalier  trouverait  à  qui  parler?  Le  destin  avait  laissé  tomber  de 
son  cornet  ses  dés  d'airain,  la  partie  qu'elle  jouait  depuis  quelques 
mois  avec  un  mort  touchait  à  son  terme.  L'issue  ne  dépendait  plus 
de  sa  volonté,  qui  avait  abdiqué,  mais  d'un  concours  de  circon- 
stances inconnues  dont  elle  renonçait  à  pénétrer  le  secret.  En  cet 
instant  son  sort  se  décidait,  et  elle  en  attendait  la  nou-velle  avec  de 
tels  battemens  de  cœur  qu'elle  craignait  qu'on  ne  les  entendît  dans 
tout  le  château. 

Albert  jeta  négligemment  la  bride  de  son  cheval  au  valet  d'écu- 
rie accouru  à  sa  rencontre.  Puis  il  gravit  lestement  le  perron  et 
trouva  dans  l'antichambre  un  grand  domestique  qui  joignait  la 
gravité  d'un  électeur  à  la  morgue  d'un  laquais  de  jeune  maison.  Ce 
laquais  connaissait  son  monde  ;  un  simple  coup  d'œil  lui  suffit  pour 
s'assurer  que  le  visiteur  ne  descendait  pas  des  sommets  de  l'Aven- 


28  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

tin,  c'est-à-dire  des  hauteurs  de  Ménilmontant,  et  qu'il  n'avait 
point  l'encolure  d'un  agent  électoral.  Aussi  le  traita- t-il  sans 
beaucoup  de  façons.  Après  lui  avoir  annoncé  que  son  auguste  maître 
faisait  un  tour  dans  son  parc  et  lui  avoir  demandé  sa  carte,  il  le 
laissa  croquer  le  marmot  dans  l'antichambre.  Au  bout  de  quelques 
minutes,  il  reparut,  le  conduisit  par  un  bel  escalier  en  marbre 
blanc,  aux  balustres  dorés,  dans  un  petit  salon  du  premier  étage, 
et  ne  le  quitta  pas  sans  avoir  déposé  sur  ses  genoux  le  dernier 
numéro  de  la  Vraie  République,  journal  du  matin,  fondé  et  dirigé 
par  M.  Gantarel.  Mais  apparemment  Albert  n'était  pas  en  humeur 
de  lire.  Il  posa  la  Vraie  République  sur  une  table,  et,  son  chapeau 
à  la  main,  il  se  promena  en  long  et  en  large. 

Il  était  pâle  comme  un  joueur  qui  s'est  mis  en  tête  de  faire  sau- 
ter la  banque,  il  avait  aussi  l'air  résolu  d'un  capitaine  de  frégate 
qui  est  prêt  à  incendier  la  soute  aux  poudres  plutôt  que  d'abaisser 
son  pavillon.  Par  intervalles  il  se  mordait  les  lèvres  jusqu'au  sang, 
comme  s'il  avait  eu  besoin  de  se  procurer  une  douleur  physique 
pour  tromper  son  anxiété.  Cependant,  malgré  ses  préoccupations,  il 
parcourut  du  regard  le  riche  mobilier  Pompadour  qui  l'entourait  et 
qu'il  s'étonnait  un  peu  de  trouver  chez  un  futur  conseiller  muni- 
cipal de  Paris.  Il  démêla  parmi  des  colifichets  de  grand  prix  beau- 
coup d'articles  de  pacotille,  et  il  ne  put  réprimer  un  demi-sourire. 
Mais  il  reprit  bien  vite  sa  gravité.  Il  venait  d'entendre  dans  l'esca- 
lier les  éclats  d'une  toux  sèche  et  sonore,  particulière  aux  hommes 
qui  n'ont  dans  la  tête  que  des  affaires  d'état. 

L'instant  d'après,  M.  Gantarel  fit  son  entrée,  chaussé  d'espa- 
drilles, vêtu  de  futaine,  de  simple  futaine  ;  ce  Louis  XIV  aimait 
quelquefois  à  étonner  le  monde  par  sa  simplicité.  11  était  coiffé 
d'un  bonnet  rouge,  presque  phrygien,  il  tenait  à  la  main  la  canne 
de  Robespierre,  et  portait  à  sa  boutonnière  un  aimable  narcisse 
qu'il  venait  de  cueillir  dans  son  parc.  On  eût  dit  un  quatre-vingt- 
treize  printanier,  Sylvain  et  horticulteur.  A  vrai  dire,  son  visage 
n'annonçait  rien  de  bon.  Il  avait  l'œil  insolent  et  dur,  la  conte- 
nance rogtie  d'un  butor  qui  tient  un  galant  homme  à  sa  discré- 
tion et  se  dispose  à  le  faire  danser  dans  le  creux  de  sa  main.  Quoique 
M.  Yalport  fût  d'origine  très  bourgeoise,  il  avait  eu  le  malheur 
d'hériter  d'une  fortune  toute  faite  ;  c'en  était  assez  pour  que  le  fon- 
dateur de  la  Vraie  République  le  considérât  comme  un  aristocrate, 
et  il  faut  avouer  qu'il  en  avait  l'air  et  la  chanson.  Bref,  M.  Gantarel 
ne  ressentait  pour  ce  beau  garçon  qu'une  pitié  méprisante,  et  sa 
figure  le  disait.  Il  estimait  qu'une  société  bien  organisée  ne  doit 
admettre  au  partage  des  biens  et  des  honneurs  de  la  terre  que  les 
fils  de  leurs  œuvres  et  les  nouvelles  couches,  en  y  ajoutant  quelques 
marquises  que  la  république  leur  distribue  à  titre  de  récompense 


NOIRS   ET   ROUGES.  29 

pour  payer  leurs  services,  pour  amuser  leurs  loisirs,  pour  servir 
de  décor  à  leur  vie,  car  rien  n'est  plus  décoratif  qu'une  marquise. 
Albert  lui  fit  un  salut  d'une  politesse  exquise,  et  ce  fut  d'une  voix 
presque  caressante  qu'il  lui  dit  : 

—  Je  crois,  monsieur,  que  vous  savez  pour  quelle  raison  j'ai 
dans  ce  moment  l'honneur  de  me  présenter  auprès  de  vous. 

—  Je  m'en  doute,  monsieur,  répondit  brusquement  M.  Gantarel. 
J'ai  reçu  tantôt  de  M.  Vaugenis,  qui  vous  veut  beaucoup  de  bien, 
une  lettre  de  quatre  pages,  et  je  regrette  que  votre  impatience  ne 
m'ait  pas  laissé  le  temps  d'y  répondre.  Après  tout,  le  mal  n'est  pas 
grand.  Ce  que  j'ai  à  vous  dire,  j'aime  mieux  vous  le  dire  de  bouche 
que  de  vous  l'écrire, 

A  ces  mots,  il  daigna  lui  offrir  un  siège,  et  s'étant  assis  à  son 
tour,  il  demeura  quelques  instans  muet,  les  jambes  étendues,  se 
servant  de  la  canne  de  l'immortel  Maximilien  pour  appliquer  de 
petits  coups  saccadés  sur  ses  espadrilles.  Ce  début  parut  de  mau- 
vais augure  à  M.  Yalport.  Au  reste,  on  l'avait  averti  qu'il  s'em- 
barquait dans  une  entreprise  hasardeuse,  et  il  s'était  promis 
de  faire  preuve  d'une  patience  'angélique.  Il  avait  dressé  d'avance 
son  plan  de  campagne;  il  n'était  pas  homme  à  recourir  avant 
l'heure  à  l'intimidation,  aux  mesures  comminatoires,  aux  procédés 
énergiques  et  violens. 

—  M.  Yaugenis,  reprit-il,  a  bien  voulu  vous  informer  des  senti- 
mensque  m'inspire  M"*  Maulabretet  de  la  joie  que  j'éprouverais... 

—  Ou  que  vous  croiriez  éprouver  en  devenant  le  maître  et  le 
propriétaire  de  sa  charmante  personne,  interrompit  M.  Gantarel. 
Sans  doute  vous  croyez  l'aimer.  En  êtes-vous  bien  sûr?..  Vous  la 
connaissez  si  peu  I 

—  Un  homme  qui  a  quelque  expérience  des  femmes,  répondit 
Albert,  n'a  pas  besoin  de  voir  bien  souvent  M"*  Maulabret  pour 
être  sûr  qu'elle  ne  ressemble  à  personne, 

—  Eh  !  mon  Dieu,  oui,  elle  n'est  pas  mal,  elle  est  gentille,  et  il 
est  possible  que  vous  l'adoriez.  Mais  ce  n'est  pas  la  question...  Je 
suis  son  tuteur,  monsieur. 

Et  bouffissant  ses  joues  : 

—  Je  suis  un  homme  sérieux,  moi,  un  homme  de  devoir.  Quand 
j'accepte  un  office,  j'en  accepte  toutes  les  charges.  Je  ne  suis  pas 
homme  à  décliner  aucune  responsabiUté. 

11  appuya  cette  affirmation  d'un  grand  geste  à  la  Danton. 

—  Quand  j'ai  consenti  à  devenir  le  tuteur  de  cette  pauvre  enfant, 
poursuivit-il  avec  des  larmes  dans  la  voix,  je  me  suis  juré  de  tra- 
vailler à  son  bonheur  et  son  bonheur  est  l'une  des  grandes  préoc- 
cupations de  ma  vie.  Je  ne  me  consolerais  pas  si  elle  était  malheu- 
reuse. Aussi  n'épousera-t-elle  de  mon  aveu  qu'un  homme  qui  prenne 


30  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

au  grand  sérienx  les  devoirs  du  mariage  et  la  sainteté  du  nœud 
conjugal.  €ar  le  mariage  est  une  sainte  institution,  et  notez  que  je 
vous  parle  ici  du  mariage  civil.  Pour  ce  qui  est  de  l'autre... 

—  Il  me  semble  que  nous  nous  écartons  un  peu  de  la  question, 
interrompit  à  son  tour  Albert. 

M.  Cantarel  fronça  le  sourcil;  il  n'admettait  pas  qu'on  endiguât 
le  ton'ent  de  son  éloquence. 

—  Je  ne  nie  pas,  monsieur,  que  vous  ne  soyez  un  parti  de 
quelque  valeur,  reprit-il  sèchement.  Je  ne  parle  pas  de  votre  nom, 
les  noms  ne  sont  rien  pour  moi;  mais  on  assure  que  vous  êtes 
intelligent,  vous  avez  une  tournure  agréable,  et  bien  que  vous 
ayez  fortement  écorné  une  fortune  que  vous  n'aviez  pas  eu  la  peine 
de  gagner,  il  vous  en  reste  assez  pour  faire  une  assez  belle  figure 
dans  le  monde...  Malheureusement,  monsieur,  je  regarde  avant 
tout  aux  qualités  solides,  oui,  monsieur,  aux  qualités  solides  de 
Tesprit,  et  du  cœur,  et  l'on  s'accorde  à  dire  que  vous  avez  un 
passé... 

—  Déplorable,  dit  Albert  avec  une  douceur  enchanteresse.  De 
grâce,  ne  troublons  pas  le  repos  des  morts. 

—  M.  Vaugenis  m'apprend,  en  effet,  que  vous  vous  appliquez  à 
faire  peau  neuve,  et  je  vous  en  félicite...  La  France  a  besoin 
d'hommes  sérieux,  qui  se  consacrent  tout  entiers  à  son  service,  qui 
méprisent  les  plaisirs  et  la  bagatelle,  qui  aient  des  principes... 
Avez-vous  des  p/încipes,  monsieur?  Est-il  permis  de  vous  deman- 
der quelles  sont  vos  opinions? 

—  Politiques? 

—  Oui,  politiques.  C'est  là  l'essentiel. 

—  Mais,  en  vérité,  je  ne  conçois  pas  ce  que  mes  opinions  politi- 
ques ont  à  voir  dans  cette  affaire  et  en  quoi  elles  intéressent  le  bon- 
heur de  M"^  Maulabret. 

—  Ah!  vous  ne  concevez  pas!..  J'estime,  monsieur,  que  tant 
valent  les  opinions,  tant  vaut  l'homme. 

„  — Je  croirais  plutôt,  dit  Albert  en  souriant,  que  tant  vaut  l'homme, 
tant  valent  ses  opinions. 

—  Gela  me  ferait  supposer  que  vous  n'en  avez  guère...  Êtes-vous 
seulement  républicain? 

—  Oui,  par  raison,  la  république  étant  la  seule  chose  pos- 
sible. 

—  Alors,  convenez  tout  de  suite  que  vous  êtes  un  opportuniste. 
Je  m'en  doutais. 

—  Je  serais  heureux,  monsieur,  qu'on  put  djre  de  moi  que  je 
fais  tout  avec  opportunité,  dans  ce  moment  surtout. 

—  Enfin  êtes-vous  pour  les  écoles  et  les  hôpitaux  laïques?  Si 
vous  étiez  au  pouvoir,  supprimeriez-vous  les  congrégations? 


NOIRS   ET    ROUGES.  31 

—  Mais  il  me  semble  que  la  démarche  que  je  fais  auprès  de  vous 
n'est  pas  de  nature  à  leur  plaire. 

—  Ah  !  oui,  vous  ne  craignez  pas  de  braconner  sur  les  terres  du 
Seigneur;  mais  vous  braconnez  pour  votre  plaisir  et  non  par  con- 
viction... Vous  n'êtes  pas  convaincu,  monsieur,  et  vous  aspirez  à 
faire  de  la  politique!..  Pauvre  France! 

—  Je  n'aspire  en  ce  moment,  repartit  Albert  d'une  voix  de  velours, 
qu'à  obtenir  de  votre  bienveillance  la  main  de  M""  Maulabret,  votre 
pupille. 

—  Eh!  c'est  toujours  là  que  vous  en  revenez...  Vous  voulez  donc 
épouser  ma  pupille  ;  c'est  votre  désir,  votre  rêve  et  votre  chimère?.. 
Savez-vous,  monsieur,  qu'il  ne  tiendrait  qu'à  moi  d'en  faire  une 
marquise? 

—  Je  présume  que  vous  faites  encore  moins  de  cas  des  titres 
que  des  noms.  Assurément  vous  n'auriez  pas  de  peine  à  procurer  à 
M^'**  Maulabret  un  parti  plus  brillant  que  moi  et  plus  digne  d'elle. 
J'ai  cependant  deux  argumens  à  invoquer  en  ma  faveur.  Le  premier 
est  que  je  l'aime  avec  passion;  le  second,  que  M.  Antonin  Canta- 
rel,  votre  frère,  désirait  ce  mariage,  qu'il  m'a  choisi  et  que,  s'il 
vivait  encore,  il  vous  recommanderait  chaudement  ma  candida- 
ture. 

M.  Gantarel  éclata  de  rire;  il  était  devenu  plus  arrogant  à  mesure 
qu'Albert  était  plus  souple. 

—  Vous  vous  présentez  donc  ici  en  qualité  de  candidat  officiel  ! 
s'écria-t-il.  Ah  !  monsieur,  vous  êtes  un  fier  maladrou.  Candidat  offi- 
ciel! Vous  flattez-vous  de  gagner  ma  bienveillance  en  me  rappelant 
ces  temps  d'asservissement  et  de  honte  dans  lesquels  un  pouvoir 
oppresseur  dictait  ses  choix  au  suffrage  universel  et  tenait  la  France 
sous  son  talon? 

Et  comme  si  ce  souvenir  malencontreusement  évoqué  lui  avait 
causé  un  spasme,  une  véritable  suffocation,  il  se  mit  à  arpenter  le 
salon  en  s' éventant  avec  son  mouchoir  et  en  jetant  par  intervalles 
sur  M.  Valport  des  regards  d'indignation  et  de  pitié.  Albert  sentait 
que  sa  provision  de  patience  angéUque  était  absolument  épuisée, 
son  sang  bouillonnait,  les  oreilles  lui  tintaient,  et  il  se  disposait  à 
rompre  en  visière  au  butor.  Quelle  ne  fut  pas  sa  stupéfaction  quand 
M.  Gantarel  vint  tout  à  coup  se  planter  devant  lui  et  lui  dit  : 

—  Vous  la  voulez  donc?  Décidément  vous  la  voulez?..  Qu'à  cela 
ne  tienne,  je  vous  la  donne. 

Albert  demeura  comme  écrasé  sous  son  bonheur  qui  tombait  sur 
lui  inopinément  à  la  façon  d'un  coup  de  massue.  Il  n'osait  s'en  croire, 
il  regardait  M.  Gantarel  avec  des  yeux  interdits,  il  le  soupçonnait 
de  se  gausser. 


32  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

—  Eh  bien!  vous  ne  me  remerciez  pas,  jeune  homme?  s'écria  le 
tribun  millionnaire. 

—  Monsieur,  répondit-il,  dites-moi  bien  vite  quelle  marque  de 
reconnaissance  vous  attendez  de  moi,  je  suis  prêt  à  tout. 

Et  il  se  disait  :  «  S'il  me  demande  de  l'embrasser,  je  l'embras- 
serai. »  M.  Cantarel  ne  le  mit  pas  à  une  si  dure  épreuve.  Il  avait 
changé  de  ton  et  de  manières,  sa  morgue  avait  fait  place  à  un 
excès  de  familiarité  dont  M.  Valport  eut  peine  à  ne  pas  s'offus- 
quer. 

—  Il  est  certain  que  vous  seriez  un  ingrat  de  ne  pas  m' adorer. 
C'est  un  fameux  présent  que  je  vous  fais.  Modestie  de  tuteur  à  part, 
elle  est  amoureusement  jolie,  cette  petite  fille,  et  tout  à  fait  appé- 
tissante. C'est  ce  qu'on  appelle  un  morceau.  Elle  a  ce  je  ne  sais 
quoi,  mon  cher,  elle  en  a  beaucoup,  et  vous  êtes  un  heureux  coquin... 
Je  vous  prie,  depuis  quand  l'aimez-vous? 

—  Depuis  le  jour  où  je  l'ai  vue  dans  un  hôpital  pansant  une  ma- 
lade, répondit-il  avec  une  froideur  glaciale.  Quand  on  ne  croit  plus 
aux  danseuses,  la  femme  que  l'on  préfère  est  celle  qui  a  le  don  pré- 
cieux de  faire  avec  grâce  des  choses  utiles. 

M.  Cantarel  lui  appliqua  une  tape  sur  l'épaule,  et  le  regardant 
d'un  air  goguenard  : 

—  Allons,  vous  êtes  encore  plus  pervers  que  je  ne  croyais.  Ce 
n'est  pas  la  femme,  c'est  la  religieuse  que  vous  aimez. 

Et  sans  lui  laisser  le  temps  de  répondre,  il  ajouta  : 

—  Mais  j'ai  deux  mots  à  dire  à  ma  pupille,  il  faut  bien  que  je  la 
consulte...  Je  suis  à  vous  dans  l'instant. 

Albert  resta  seul  pendant  dix  minutes.  Il  était  abasourdi  de  la 
rapidité  inespérée  de  son  succès.  «  Tenons-nous  sur  nos  gardes, 
mon  fils,  se  disait-il.  Ce  polichinelle  s'amuse  à  nous  mystifier.  C'est 
un  coup  monté,  une  partie  liée,  et  tout  à  l'heure,  après  nous  avoir 
donné  une  fausse  joie,  il  nous  servira  quelque  plat  de  sa  façon,  oh 
sans  doute  M™*  de  Moisieux  a  mis  la  main.  »  A  cette  pensée,  ses 
yeux  ardens  jetaient  des  éclairs  ;  mais  il  fut  bientôt  hors  de  peine. 

M.  Cantarel  rentra  et  lui  dit  d'un  ton  gracieux  et  bénévole  : 

—  Voilà  une  affaire  en  règle,  mon  cher  monsieur;  vous  êtes 
accepté  par  la  pupille  comme  par  le  tuteur,  et  en  vérité  je  n'en 
doutais  pas.  Vous  êtes  un  grand  séducteur,  un  vrai  sorcier,  vous 
avez  jeté  un  charme  sur  cette  chère  enfant  ;  elle  vous  adore,  monstre 
que  vous  êtes,  et  vous  ne  me  devez  aucune  reconnaissance.  Je  vous 
la  donne  parce  que  je  ne  puis  faire  autrement;  si  je  vous  la  refu- 
sais, je  devrais  la  garder  à  vue,  et  je  n'ai  pas  le  temps,  j'ai  trop 
d'affaires  sur  les  bras!..  Tenez  plutôt,  quoique  j'eusse  promis  d'être 
discret,  je  veux  vous  conter  une  petite  histoire.  L'autre  jour,  quel- 


NOIRS   ET   ROUGES.  33 

qu'un...  il  faut  tout  pardonner  aux  jaloux...  quelqu'un,  disais-je, 
s'est  donné  le  plaisir  de  lui  faire  croire  que  vous  vous  étiez  rompu 
le  cou  en  vous  promenant  au  bois  :  la  pauvre  petite  est  tombée 
raide  évanouie.  Voilà  de  l'amour,  et  vous  êtes  un  scélérat. 

Si  dans  ce  moment  l'homme  qu'il  traitait  de  polichinelle  en  con- 
versant avec  lui-même  avait  disparu  dans  un  précipice,  M.  Valport 
s'y  serait  jeté  de  grand  cœur  pour  l'en  retirer.  Il  lui  pardonnait 
ses  sots  propos,  ses  épaisses  plaisanteries;  peu  s'en  fallait  qu'il 
ne  le  trouvât  charmant,  agréable  et  distingué.  Cependant  son  front 
se  rembrunit  quand  M.  Cantarel  ajouta  : 

—  Ah!  par  exemple,  je  mets  à  tout  cela  une  condition  que 
M"^  Maulabret  a  acceptée.  Il  ne  sera  question  de  rien  avant  deux 
mois  et  demi,  que  vous  passerez  sans  vous  voir. 

—  Cette  condition  me  paraît  un  peu  dure,  répondit  M.  Valport, 
et  assez  singulière. 

—  Je  m'explique.  Vous  savez  ou  vous  ne  savez  pas  que  M'"^  de 
Moisieux  m'avait  demandé  pour  son  fils  la  main  de  ma  pupille,  qui 
a  fort  peu  de  goût  pour  ce  gros  garçon.  Mais  comme  elle  a  de  l'a- 
mitié pour  la  marquise,  elle  a  consenti  à  se  donner  le  temps  de  la 
réflexion,  c'est-à-dire  à  différer  son  refus,  et  le  délai  qu'elle  a  accepté 
n'expire  qu'à  la  fin  de  juin.  M*"*  de  Moisieux  est  une  femme  trop 
raisonnable  pour  conserver  la  moindre  espérance,  mais  elle  doit 
ménager  les  susceptibilités  de  son  fils.  Elle  a  obtenu  qu'il  essayât 
de  se  distraire  en  voyageant.  Il  ne  voulait  pas  partir,  elle  lui  a  rap- 
pelé la  promesse  de  M"*"  Maulabret,  et  j'ai  dû  moi-même  lui  donner 
l'assurance  qu'à  son  retour  il  trouverait  tout  en  l'état...  Pure  ques- 
tion de  formes,  mon  cher  monsieur,  mais  j'ai  toujours  attaché 
beaucoup  d'importance  aux  formes.  Je  suis  un  homme  ponctuel,  très 
ponctuel...  Ne  prenez  pas  cet  air  chagrin,  deux  mois  sont  bientôt 
passés,  et  tenez  que,  de  ce  jour,  M"^  Maulabret  est  à  vous...  Ma 
parole  vous  suffit-elle  ou  voulez-vous  de  l'écriture?..  Mais  à  propos 
d'écriture,  je  ne  suis  pas  un  tyran;  si  je  vous  défends  de  vous  voir, 
libre  à  vous  de  vous  écrire  autant  qu'il  vous  plaira. 

Ces  derniers  mots  calmèrent  les  inquiétudes  d'Albert  ;  puisqu'il 
était  permis  de  s'écrire,  il  n'avait  rien  à  craindre,  et  d'ailleurs  il 
fit  la  réflexion  que  M.  Cantarel,  par  son  culte  pour  les  formes,  lui 
donnait  le  temps  de  regratter  son  château  de  Bois-le-Roi,  où  il 
comptait  passer  sa  lune  de  miel,  et  de  le  pourvoir  de  tout  ce  qui 
est  nécessaire  à  l'installation  luxueuse  d'une  jeune  femme. 

—  J'espère  du  moins,  dit-il,  que  vous  m'autoriserez  à  présenter 
aujourd'hui  mes  hommages  à  M"*  Maulabret.  Je  serais  heureux 
d'apprendre  de  sa  bouche  la  confirmation... 

TOMB  XLIII.   —  1881.  3 


Zh  REVUE   DES   DEDX   MONDES. 

—  Rien  n'est  plus  juste,  interrompit  M.  Cantarel  en  le  prenant 
par  le  bras.  Ces  dames  sont  au  salon  et  nous  attendent. 

Une  demi-heure  plus  tard  M.  Valport  se  promenait  sur  la  terrasse 
seul  à  seule  avec  Jetta,  qu'on  avait  chargée  de  lui  en  faire  les  hon- 
neurs. Les  rôles  étaient  renversés.  Il  était  excité,  nerveux,  un  peu 
tendu;  son  ton  saccadé  trahissait  l'agitation  fébrile  de  son  âme. 
Jetta  était  tranquille,  sereine,  enjouée.  Elle  en  avait  fini  avec  ses 
combats  intérieurs,  elle  n'avait  plus  ni  inquiétude,  ni  remords,  elle 
s'abandonnait  sans  résistance  au  courant  qui  l'entraînait,  et  il  est 
curieux  de  remarquer  que,  si  elle  possédait  son  cœur  en  paix,  elle 
en  était  redevable  en  partie  à  un  ancien  hussard  qui  avait  échangé 
sa  buffleterie  contre  une  soutane. 

Ils  s'assirent  sur  un  banc,  et  Albert  s'écria  : 

—  Comme  le  Dormeur  éveillé,  j'aurais  besoin  qu'on  me  mordit 
au  petit  doigt  pour  me  prouver  que  je  ne  dors  pas.  Ce  banc  est-il 
un  vrai  banc?  Est-il  vrai  que  le  lilas  que  voici  ait  des  bourgeons? 
Est-ce  bien  moi?  Est-ce  bien  vous?  En  êtes-vous  sûre?...  Vrai- 
ment je  ne  sais  plus  où  j'en  suis.  Je  me  représentais  Combard 
comme  un  château  fort  presque  imprenable,  hérissé  de  barbacanes 
et  de  coulevrines,  et  je  suis  arrivé  résolu  à  supporter  vaillamment 
toutes  les  fatigues  d'un  long  siège.  Et  voilà  que  les  pont-levis  se 
sont  abaissés  devant  moi,  et  je  suis  parvenu  jusqu'à  vous  par  un 
chemin  de  velours.  Il  me  semble  que  je  n'ai  pas  payé  assez  cher 
mon  bonheur  et  qu'il  est  honteux  de  revenir  de  la  bataille  sans 
blessure.  J'en  ai  été  quitte  pour  subir  un  examen  circonstancié 
touchant  mes  opinions  politiques. 

—  Et  vos  réponses  ont-elles  paru  satisfaisantes? 

—  Je  ne  le  pense  pas.  On  m'a  déclaré  que  j'étais  un  opportu- 
niste et  un  sceptique. 

—  Eh!  oui,  un  sceptique  tolérant.  "Vous  m'en  avez  fait  l'aveu  le 
premier  soir  que  je  vous  ai  vu. 

—  Et  vous  consentez  à  m'épouser?  C'est  admirable...  Mais  ras- 
surez-vous, je  me  calomniais.  J'ai  des  opinions  religieuses  très 
arrêtées. 

—  Peut-on  les  connaître? 

11  savait  parler  toutes  les  langues. 

—  Écoutez-moi  bien,  dit-il.  Je  crois  qu'il  y  a  un  Dieu,  qui  n'est 
pas  un  solitaire  farouche,  mais  qui  a  l'esprit  fort  sociable,  puis- 
qu'il a  créé  le  monde  pour  se  procurer  une  société.  Je  crois  qu'il 
est  infiniment  bon,  puisqu'il  nous  a  permis  d'exister  et  de  nous 
promener  ensemble  sur  cette  terrasse.  Je  crois  qu'il. est  infiniment 
prévoyant  et  qu'il  avait  décidé  de  toute  éternité  que  nous  nous 
rencontrerions  dans  cette  vallée  de  misère.  Je  crois  qu'il   nous 


NOIBS    ET    ROUGES.  35 

aurait  voulu  mal  de  mort  si  nous  l'avions  contrarié  dans  son  idée, 
à  laquelle  il  tenait  beaucoup;  mais  je  crois  aussi  qu'après  lui  avoir 
donné  satisfaction  sur  le  point  essentiel,  nous  pouvons  désormais 
compter  sur  son  indulgence  attendu  qu'il  est  trop  raisonnable 
pour  vouloir  condamner  à  la  perfection  des  êtres  imparfaits...  Je 
crois  surtout,  ajouta-t-il  en  fixant  sur  Jetta  ses  yeux  d'aigle  dont 
elle  eut  peine  à  soutenir  le  feu,  je  crois  surtout  que  ce  qui  res- 
semble le  plus  à  l'être  infini  et  parfait,  c'est  l'amour  que  deux  êtres 
finis  et  imparfaits,  comme  vous  et  moi,  peuvent  ressentir  l'un  pour 
l'autre.  Aimons-nous  passionnément,  aimons-nous  follement,  et  si 
jamais,  par  votre  protection,  j'obtiens  mes  entrées  dans  la  société 
des  anges  et  que  je  contemple  Dieu  face  à  face,  je  lui  dirai  :  Je  te 
connais,  je  t'ai  déjà  vu,  un  jour  que  tu  t'amusais  à  te  promener 
sur  la  terre. 

Cette  profession  de  foi  d'une  orthodoxie  douteuse  causa  peu  de 
scandale  à  M"''  Maulabret.  Les  femmes  ont  l'admirable  don  d'inter- 
préter et  de  traduire.  Leur  cœur,  quand  il  le  veut,  apl;init  les 
montagnes,  comble  les  vallées,  blanchit  les  plus  noirs  péchés.  Une 
femme,  une  vraie  femme,  qui  aime  un  athée,  quoiqu'il  fasse,  quoi 
qu'il  dise,  lira  dans  ses  yeux  qu'il  croit  en  Dieu. 

—  Voilà  mon  Credo,  reprit-il.  Qu'eu  pensez-vous? 

—  Ce  qui  m'afllige,  dit-elle  gaîment,  c'est  que  vou-;  ne  me 
regardez  plus  comme  une  perfection. 

—  C'est  vrai,  je  vous  ai  découvert  un  défaut  grave.  Vous  préférez 
l'espérance  au  bonheur,  et  il  vous  faut  plus  de  deux  grands  mois 
pour  vous  résigner  à  l'idée  d'être  heureuse. 

—  Oh  !  ce  délai,  ce  n'est  pas  moi  qui  l'ai  réclamé. 

—  Peut-être,  mais  vous  le  subirez  sans  chagrin,  sans  impa- 
tience. 

—  Après  tout,  dit-elle,  avant  de  cueillir  son  bonheur,  n'est-il 
pas  bon  de  le  laisser  mûrir? 

—  Cette  réponse  fait  grand  honneur  à  votre  sagesse,  mais  je  vous 
reproche  précisément  d'être  trop  sage.  Qaand  vous  serez  à  moi, 
vous  m'apprendrez  à  raisonner  un  peu,  je  vous  apprendrai  à  dérai- 
sonner beaucoup,  et  tout  sera  pour  le  mieux. 

Ils  furent  interrompus  dans  leur  causerie  par  M.  Cantarel,  qui 
entendait  montrer  à  M.  Valport  son  parc,  son  château,  ses  Frago- 
nard  et  son  Danton.  Albert  s'y  prêta  de  la  meilleure  grâce  du  monde 
et  admira  tout  sans  réserve.  A  tout  prendre,  c'était  plus  facile  que 
de  retirer  M.  Cantarel  du  fond  d'un  précipice.  Quand  on  eut  fini  le 
tour  du  propriétaire,  le  tuteur  de  M"**  Maulabret  était  de  si  belle 
humeur  qu'oubliant  sa  prudence  accoutumée,  il  osa  prendre  sa 
femme  à  partie,  quoiqu'il  sût  par  expérience  qu'il  lui  en  cuisait  tou- 
jours. 


36  REVOË   DES   DEUX   MONDES. 

—  Vous  n'avez  pas  encore  vu,  dit-il  à  Albert,  la  plus  belle  chose 
qu'il  y  ait  à  Gombard,  la  merveille  des  merveilles.  Priez  donc 
M'"®  Gantarel  de  vous  montrer  ses  coqs  nègres. 

Il  se  repentit  de  son  audace  quand  M"'*  Gantarel,  qui  savait 
l'histoire  du  faux  Fragonard,  lui  répliqua  de  sa  voix  sèche  : 

—  Mes  coqs  nègres  ont  l'avantage  d'être  tous  authentiques  j  il 
est  vrai  que  je  ne  les  achète  pas  en  dormant. 

On  retint  Albert  à  dîner.  Il  fit  honneur  au  succulent  repas  qu'on 
lui  servit.  H  fut  amusant,  il  conta  des  anecdotes  avec  grâce,  il 
eut  de  l'esprit,  beaucoup  d'esprit.  M'"*  Gantarel  trouva  même  qu'i 
en  avait  trop,  mais  elle  ne  fit  part  à  personne  de  sa  réflexion.  Neuf 
heures  sonnaient  quand  on  annonça  à  M.  Valport  que  sa  monture 
était  sellée  et  l'attendait  dans  la  cour. 

—  Mignonne,  dit  M.  Gantarel  à  Jetta,  je  vous  autorise  à  recon- 
duire M.  Valport  jusqu'au  bas  du  perron.  Il  m'a  promis  de  ne  pas 
vous  enlever. 

Elle  sortit  avec  Albert.  Un  valet  d'écurie  tenait  d'une  main  la 
bride  du  cheval  et  de  l'autre  une  lanterne.  Elle  s'empara  de  la  lan- 
terne et  de  la  bride,  elle  osait  tout.  Albert  réussit  à  éloigner  le 
valet,  il  le  pria  d'aller  réclamer  dans  l'antichambre  un  de  ses  gants 
qu'il  y  avait  oublié.  Alors,  posant  sa  main  sur  l'un  des  arçons  de 
sa  selle,  il  dit  à  Jetta  : 

—  Je  meurs  d'envie  de  vous  asseoir  là  et  de  vous  emporter  dans 
mes  bras,  comme  dit  la  chanson,  à  travers  la  nuit  et  le  vent';  vou- 
lez-vous ? 

—  Non,  dît-elle  en  riant,  nous  n'aurions  pas  le  plaisir  de  nous 
écrire. 

—  Voici  ma  première  lettre,  répondit-il. 

Et  l'attirant  brusquement  dans  ses  bras,  il  déposa  sur  sa  bouche 
un  long  baiser  ;  quand  elle  rentra  au  château,  elle  en  avait  encore 
aux  lèvres  la  douceur,  l'ivresse  et  l'épouvante. 

Quoi  qu'en  pensât  M""^  Gantarel,  M.  Valport  était  passionnément 
épris  de  M"^  Maulabret  et  heureux  autant  que  fier  de  sa  victoire. 
Cependant  il  y  avait  du  mécompte  dans  son  fait.  Quand  on  aime  à 
se  battre,  on  n'aime  pas  à  vaincre  sans  coup  férir.  Il  avait  cru 
s'embarquer  dans  une  entreprise  de  longue  haleine,  il  avait  fait 
provision  de  courage  et  d'énergie,  il  s'était  promis  de  venir  à  bout 
de  la  malveillance  d'un  tuteur,  de  son  parti-pris,  des  intrigues 
de  M^^deMoisieux,  des  dangereux  scrupules  de  M"'  Maulabret.  Au 
moment  où  s'engageait  l'action,  l'ennemi  s'était  dérobé  comme  un 
fantôme  et  lui  avait  abandonné  le  champ  de  bataille.  Il  ressem- 
blait à  un  homme  qui  raidit  ses  muscles  et  ses  jarrets  pour  enfon- 
cer une  porte;  la  porte  s'ouvre  d'elle-même  et  il  ne  sait  que  faire 
de  ses  forces.  Faute  de  mieux,  Albert  enfonçait  ses  éperons  dans 


NOIRS    ET   ROUGES.  37 

les  flancs  de  son  cheval,  qu'il  mettait  sur  les  dents,  et  il  fouettait 
de  sa  cravache  toutes  les  branches  d'arbres  qui  se  trouvaient  à  sa 
portée.  11  les  eût  laissées  tranquilles  s'il  avait  pu  deviner  qu'en  ce 
moment  M'"*  de  Moisieux  revenait  de  Paris,  où  elle  avait  visité 
dans  sa  tanière  un  renard  avec  qui  elle  avait  eu  un  entretien 
court,  mais  substantiel. 

—  Oui,  vraiment,  c'est  un  conte  de  fées,  dit  Jetta  à  M™^  Cantarel, 
qui  lui  répondit  : 

—  J'aime  beaucoup  les  contes  de  fées,  mais  ce  sont  des  contes. 
Et  comme  Jetta  l'interrogeait  du  regard  : 

—  Ma  chère,  reprit-elle,  comme  M.  Vaugenis,  je  vous  dirai  : 
Défiez- vous. 

—  Et  de  qui  donc  ? 

—  De  M.  Cantarel,  de  la  marquise  de  .Moisieux,  de  M.  Valport, 
de  vous-même,  de  tout  le  monde. 

—  Que  Dieu  lui  pardonne  I  pensa  Jetta.  L'aigreur  produit  quel- 
quefois la  déraison. 

XIX. 

Ils  passèrent  plus  de  deux  mois  sans  se  voir,  mais  ils  s'écrivaient. 
Les  lettres  d'Albert  étaient  aussi  fréquentes  que  longues  ;  il  tenait 
M"'  Maulabret  au  courant  des  travaux  et  des  changemens  qu'il  fai- 
sait dans  son  château  de  Bois-le-Roi,  de  ses  maçons,  de  ses  pein- 
tres, de  ses  tapissiers.  Jetta  répondait  courrier  par  courrier,  mais 
ses  réponses  étaient  courtes  ;  en  voici  quelques  fragmens  : 

«  16  avril. 

«  Non,  quoi  que  vous  en  disiez,  je  n'éprouve  ni  remords,  ni 
inquiétude,  ni  aucun  trouble  intérieur.  Pendant  bien  des  jours, 
nous  nous  sommes  disputées  violemment,  elle  et  moi.  On  nous  a 
réconciliées  ;  de  si  violentes  querelles  ne  peuvent  durer  toujours. 
M.  Vaugenis,  qui  a  dîné  hier  à  Combard,  me  racontait,  avec  inten- 
tion peut-être,  qu'il  a  vu  dans  les  Cévennes  une  maison  si  singu- 
lièrement située  que  l'une  des  pentes  de  son  toit  envoie  ses  pluies 
dans  la  Méditerranée  et  l'autre  à  l'Océan.  Je  pensais  en  l'écoutant 
que,  si  cette  maison  avait  une  âme,  elle  ne  se  résignerait  pas  long- 
temps à  ce  partage.  Coûte  que  coûte,  elle  aurait  fait  son  choix  ; 
elle  se  serait  dit  que,  quand  on  se  donne,  il  faut  se  donner  tout 
entière.  Je  me  suis  donnée  tout  entière,  je  ne  me  reprendrai  pas. 
Je  me  sens  heureuse  et  pardonnée,  vous  le  savez  bien;  mais  vous 
vouliez  me  le  faire  dire.  Étes-vous  content  ?» 


38  REVUE   DES    DEUX    MONDES, 


«  3  mai. 


«  Oh  !  les  braves  gens  que  ces  maçons,  que  ces  tapissiers  !  Je  les 
vois  d'ici  gratter  leurs  pierres  et  planter  leurs  clous,  j'entends  le 
bruit  de  la  scie,  de  la  ripe  et  du  marteau.  Oh  !  les  braves  gens  ! 
que  Dieu  les  bénisse!  Il  sera  donc  charmant, notre  nid,  comme  vous 
l'appelez  ?  Mais  vous  prétendez  que  la  Pompadour  m'a  gâtée,  qu'il  me 
faut  des  splendeurs,  des  dorures,  que  Bois-le-Roi  me  fera  l'effet 
d'une  grange.  Vous  n'en  croyez  pas  un  mot.  Je  serai  toute  ma  vie 
une  petite  bourgeoise.  La  Pompadour  me  fait  peur,  je  me  sens  per- 
due comme  une  mite  dans  son  vaste  et  somptueux  logis.  Les  mai- 
sons que  j'aime  sont  celles  où  l'on  est  bien  et  dans  lesquelles 
pourtant  on  peut  recevoir  un  pauvre  sans  rougir  de  sa  richesse. 
Quand  il  vient  ici  des  indigens,  quoiqu'on  ait  bon  cœur,  on  ne 
sait  qu'en  faire.  Les  fauteuils  en  tapisserie  ne  sont  pas  à  leur 
usage  et  on  n'a  pas  une  chaise  de  bois  ou  de  paille  à  leur  ofîrir. 
On  les  laisse  dans  l'antichambre  ou  on  les  envoie  à  l'office,  où 
M'"^  Cantarel  va  les  trouver.  Quand  la  pauvreté  nous  rendra  visite 
dans  notre  grange,  nous  ne  la  laisserons  pas  debout,  nous  saurons 
la  faire  asseoir.  Dieu  a  beaucoup  d'amitié  pour  les  maisons  où  les 
pauvres  aiment  à  entrer  et  où  les  hirondelles  font  leur  nid.  M.  Can- 
tarel ne  peut  pas  les  souffrir,  —  c'est  des  hirondelles  que  je  parle; 
—  il  les  traite  d'oiseaux  criards,  il  fait  détruire  leurs  nids,  et  cela 
me  chagrine.  Nous  en  avions  beaucoup  à  l'hôpital,  et  au  printemps 
leurs  cris  réjouissaient  nos  malades;  c'était  l'espérance  qui  revenait 
à  tire-d'aile  du  fond  de  l'Egypte.  Mais  ce  qui  est  charmant  à  Gom- 
bard,  c'est  que  les  rossignols  y  abondent.  Croiriez-vous  qu'à  mon 
âge,  je  n'avais  jamais  entendu  chanter  un  rossignol?  Hier  soir, 
pour  la  première  fois,  j'en  ai  eu  la  fêle.  Leurs  roulades  et  leurs 
trilles  remplissaient  l'espace  et  nous  faisaient  frissonner  de  plaisir, 
les  bois,  la  nuit  et  moi.  Près  de  la  grande  pièce  d'eau,  dans  la 
futaie  de  vieux  chênes  que  précède  un  cerisier  sauvage,  il  y  en 
avait  deux  qui  se  répondaient,  et  tous  deux  disaient  la  même  chose, 
tous  deux  me  criaient  de  leur  voix  d'or  ou  de  cristal  :  Il  t'aime, 
il  t'aimera  toujours.  » 


«  7  maf. 


«  Vous  croyez  m'apprendre  que  vous  possédez  mon  portrait  ou 
plutôt  celui  de  sœur  Marie.  Vraiment  je  m'en  doutais.  Vous  oubliez 
donc  que  le  jour  où  vous  causiez  si  librement  avec  M.  Vaugenis, 
j'étais  cachée  dans  la  pièce  voisine?  Mais  si  délicieux,  si  séduisant 
que  soit  ce  portrait,  n'espérez  pas  que  j'en  devienne  jalouse.  Vous 


NOIRS    ET   ROUGES.  80 

aurez  beau  me  répéter  que  nous  ne  sommes  pas  la  même  personne, 
elle  et  moi,  et  qu'elle  a  toutes  vos  préférences,  vous  ne  me  per- 
suaderez jamais.  Vous  lui  trouvez  dans  les  yeux,  dites-vous,  une 
douceur  que  je  n'ai  pas,  et  elle  vous  charme  par  sa  complai- 
sance, elle  se  prête  à  tous  vos  caprices,  elle  se  plaît  infmiuient 
dans  votre  chère  société.  Il  se  trouve  au  contraire  que  j'ai  le 
cœur  ingrat,  revêche,  que  j'ai  commis  le  crime  impardonnable 
fie  ne  pas  me  laisser  emporter  dans  vos  bras  à  travers  le  vent  et 
la  nuit,  et  que  les  rossignols  de  Gombard  suffisent  à  mon  bonheur. 
Vous  vous  trompez,  les  rossignols  me  plaisent,  mais  ils  ne  me  suf- 
fisent pas,  et  quoi  que  vous  en  disiez,  nous  avons  les  mêmes  yeux, 
elle  et  moi.  Mais  voilà  ce  que  c'est,  elle  n'est  plus,  et  j'ai  le  toit 
d'exister,  on  est  indulgent  pour  les  morts,  sévère  pour  les  vivans. 
Pauvre  fille  !  serait-il  vrai  qu'elle  ne  soit  plus  qu'un  souvenir,  un 
rêve  évanoui,  l'ombre  d'une  ombre?  Ne  le  croyez  pas.  Dites  à  cette 
sœur  blanche  dont  vous  avez  le  portrait,  dites-lui  bien  qu'elle  n'est 
pas  morte,  qu'elle  vivra  toujours  au  fond  de  mon  cœur.  Je  l'ai  pro- 
mis à  mon  curé,  et  mon  curé  m'est  si  cher  que  je  lui  brode  en 
cachette  un  tapis  d'autel.  Ne  me  trahissez  pas,  M.  Gantarel  me 
mancrerait.  » 


«  30  mai. 

«  Hier  encore  nous  avons  eu  M.  Vaugenis  à  dîner,  et  vous  le 
savez,  puisqu'il  nous  arrivait  de  Bois-le-Roi,  envoyé  par  vous.  Il 
m'a  confessé  qu'il  avait  l'ordre  de  s'informer  exactement  de  tout  ce 
qui  se  passe  à  Gombard  et  de  vous  en  fîiire  un  fidèle  rapport.  Quel 
joli  métier  vous  lui  apprenez  !  Un  ancien  président  qui  devient 
espion  !  C'est  égal,  quoique  son  ironie  et  sa  loucherie  m'inquiètent, 
je  l'ai  trouvé  charmant,  délicieux.  D'abord  il  vous  avait  vu,  du 
moins  il  l'a  juré,  et  puis  il  s'est  acquitté  en  homme  d'honneur  du 
galant  message  dont  vous  l'aviez  chargé  pour  moi.  —  «  Répétez 
trois  fois  à  ma  chère  mystique  que  j'adore  ses  yeux  noirs,  qui  sont 
peut-être  bleus,  »  lui  aviez-vous  dit  en  le  mettant  en  wagon.  —  Il 
l'a  répété  trois  fois.  Je  lui  ai  demandé  ce  que  c'était  qu'un  mys- 
tique. Il  m'a  répondu  que  c'était  un  homme  ou  une  jeune  fille  qui, 
quelle  que  fût  la  couleur  de  ses  yeux,  voyait  Dieu  partout.  Si  cela 
est,  je  connais  quelqu'un  de  plus  mystique  que  moi,  puisqu'il  voit 
dans  l'amour  Dieu  lui-même.  Dieu  tout  entier.  On  lui  reprochera 
peut-être  de  confondre  le  maître,  celui  dont  le  mystère  remplit  les 
cieux  et  rassasie  les  âmes,  avec  le  messager  qu'il  envoie  ici-bas 
pour  donner  aux  hommes  de  ses  nouvelles  et  pour  tromper  par  des 
fêtes  magnifiques  la  tristesse  et  l'ennui  de  leur  exil.  Si  je  le  gron- 
dais, cet  homme  qui  prétend  m' adorer,  ma  lettre  ne  finirait  pas. 


40  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Faisons  un  accord:  je  vous  permets  de  m' aimer  passionnément, 
même  follement ,  mais  ne  me  dites  plus  que  je  suis  adorable.  Ce 
mot  me  fait  peur.  Tantôt,  en  me  regardant  dans  mon  miroir,  je 
me  disais  avec  confusion  :  a  Eh  !  quoi,  il  adore  ces  yeux  qui  ont 
tant  pleuré,  ces  pauvres  yeux  qui  n'osent  regarder  en  face  ni  le 
soleil  ni  le  bonheur  !  »  Et  je  cherchais,  autour  de  moi  un  trou  de 
souris  pour  y  cacher  ma  divinité.  Non,  plus  d'adoration!  mais  un 
peu  de  folie  dans  l'amour,  oh  1  pour  cela  j'y  consens,  car  je  com- 
mence à  croire  pour  vous  faire  plaisir  qu'aimer  follement  est  la 
seule  manière  raisonnable  d'aimer.  » 

«  4   uin. 

«  Vous  m'adorez,  mais  vous  me  taquinez.  Vous  devenez  méchant. 
Pourquoi  m'accusez-vous  de  trop  l'aimer  !  Vraiment!  qu'en  savez- 
vous?  Et  puis  pourquoi  le  traiter  de  polichinelle  ou  de  tartufe 
rouge?  Que  vous  a-t-il  donc  fait?  Il  me  semble  que  vous  n'avez 
pas  à  vous  plaindre  de  lui.  Pourquoi  me  dites-vous  qu'un  million- 
naire radical  est  un  homme  qui  allie  à  la  morgue  d'un  empereur 
tout  le  venin  démocratique?  On  m'assure  qu'il  en  est  plus  d'un 
sans  venin  et  sans  morgue.  Pourquoi  dites-vous  encore  que  vous 
voyez  avec  bonheur  approcher  le  jour  oii  il  ne  sera  pas  élu  con- 
seiller municipal  de  Paris  et  que  vous  serez  le  premier  à  le  féliciter 
de  sa  déconvenue?  Il  est  vrai  que  l'élection  se  fera  dans  quelques 
semaines,  mais  peut-être  la  déconvenue  sera-t-elle  pour  vous. 
M"'^  de  Moisieux  est  certaine  du  succès,  et  M*"'  de  Moisieux  ne  se 
trompe  guère.  Vous  verrez  qu'il  sera  élu,  et  j'en  serai  charmée.  Je 
suis  si  heureuse  que  je  veux  du  bien  à  tout  le  monde.  Je  vous 
accorde  que  ses  opinions  sont  bizarres,  mais  je  les  crois  sincères. 
Il  nous  disait  hier  qu'il  s'était  juré  de  ne  plus  passer  par  la  rue 
Bonaparte,  aussi  longtemps  qu'on  ne  l'aura  pas  débaptisée. 

«  —  Vous  ne  pouvez  pourtant  pas  empêcher  ce  scélérat  d'avoir 
existé,  lui  a  dit  M""'  Cantarel  de  son  ton  sardonique. 

«  —  C'est  possible,  a-t-il  répondu,  mais  si  j'étais  procureur- 
général,  je  poursuivrais  pour  attentat  à  la  pudeur  quiconque  se 
permet  de  prononcer  son  nom. 

«  Là-dessus  il  nous  a  expliqué  que  cet  homme  surfait  n'avait 
jamais  gagné  ses  batailles  qu'en  dépit  des  règles  et  du  bon  sens, 
et  qu'en  bonne  justice  il  aurait  dû  les  perdre  i  mais  quoi  !  malgré 
ses  honteuses  bévues,  il  a  toujours  été  sauvé  par  le  soldat  et  par 
sa  chance  d'enragé. 

«  —  Êtes-vous  bien  sûr  que  les  dés  ne  fussent  pas  pipés?  lui  a 
demandé  ma  tante. 

«  Il  a  haussé  les  épaules  et  reparti  qu'il  est  presque  aussi  impar- 


NOIRS    ET   ROUGES.  hi 

donnable  de  croire  aux  grands  hommes  qu'à  l'eau  de  la  Salette.  Je 
ne  crois  pas  beaucoup  à  la  Salette,  mais  j'aime  les  grands  hommes,  il 
me  semble  qu'on  respire  et  qu'on  vit  double  en  lisant  leur  his- 
toire, et  si  vous  voulez  savoir  quels  sont  les  livres  que  je  préfère 
aux  autres,  je  vous  dirai  que  c'est  V Imitation,  les  fables  de  La 
Fontaine  et  Plutarque.  Mais  ce  n'est  pas  une  raison  pour  calomnier 
M.  Gantarel.  Vous  lui  attribuez  les  intentions  les  plus  criminelles  à 
notre  égard.  Le  croyez-vous  donc  si  noir?  C'est  une  couleur  qu'il 
n'aime  guère.  Il  espérait  tout  simplement  qu'en  nous  tenant  sépa- 
rés pendant  plus  de  deux  mois,  il  pourrait  survenir  tel  accident... 
Lequel?  Je  suis  si  heureuse  que  je  ne  crois  plus  aux  accidens. 
Peut-être  aussi  se  flattait-il  que  je  me  réveillerais  un  matin  la 
mémoire  et  le  cœur  vides,  et  que  j'aurais  beau  vous  y  chercher,  je 
ne  vous  y  trouverais  plus.  Et  voilà  ce  que  c'est  que  de  ne  pas 
croire  à  la  bataille  d'Austerlilz ,  cela  porte  malheur  au  jugement. 
Mais  il  faut  convenir  que  depuis  quelque  temps  il  me  traite  avec 
beaucoup  de  douceur.  Je  peux  aller  à  la  messe  sans  qu'il  me  crible 
d'épigrammes;  il  a  même  des  mots  aimables.  Deux  fois  par  jour  il 
me  dit  d'un  air  gracieux  : 

«  —  Eh  bien  1  petite  fille,  l' aimons-nous  encore?.. 

«  Nous  nous  ressemblons  peu,  vous  et  moi;  je  veux  du  bien, 
beaucoup  de  bien  à  tout  ce  qui  vous  entoure.  Donnex  de  ma  part  et 
en  mon  nom  un  morceau  de  sucre  à  votre  cheval.  » 


«  8  juin. 

«  Aujourd'hui,  c'est  à  M"'"  de  Moisieux  que  vous  vous  en  prenez. 
Vous  me  grondez,  vous  vous  plaignez  que  je  la  voie  trop  souvent. 
En  conscience,  puis-je  ne  pas  la  voir?  Elle  n'est  pas  si  mauvaise 
que  vous  le  pensez.  Je  n'ai  qu'un  reproche  à  lui  faire:  elle  me 
demande  trop  souvent  de  vos  nouvelles,  et  sans  doute  elle  s'amuse 
de  mes  réponses  embarrassées.  Je  baisse  les  yeux,  je  rougis,  mes 
lèvres  se  serrent,  ma  langue  se  noue.  Décidément  il  y  a  des  noms 
bien  difficiles  à  prononcer  et  des  aventures  dont  il  ne  faut  causer 
qu'avec  les  rossignols,  mais  ils  n'ont  qu'un  temps,  les  nôtres  ne 
parlent  plus.  Vous  prétendez  qu'elle  est  si  légère  et  si  calculée  qu'elle 
en  devient  perverse,  et  pourtant  si  aujourd'hui  elle  se  présentait  à 
Bois-le-Roi,  vous  lui  feriez  grand  accueil  et  grande  fête.  Je  sais 
bien  que  c'est  le  train  du  monde,  mais  le  train  du  monde  ne  me 
plaît  pas,  et  je  crois  que  le  mieux  est  d'être  un  peu  indulgent, 
pour  n'être  pas  obligé  de  trop  mentir.  Perverse  par  légèreté!  ce 
serait  un  sujet  de  proverbe  pour  M.  Vaugenis.  Moi,  je  la  plains, 
cette  pauvre  femme.  Être  affligée  d'un  tel  fils  !  Et  d'ailleurs  à  quoi 


42  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

bon  se  défier  des  gens?  Que  peut-on  craindre,  quand  on  est  sûr  de 
soi?  Je  relisais  la  fable  de  V Hirondelle  et  les  Oisillons;  c'est  si  beau 
que  cela  fait  pleurer  : 

Imitez  le  canard,  la  grue  et  la  bécasse. 

Mais  vous  n'êtes  pas  en  état 
De  passer,  comme  nous,  les  déserts  et  les  ondes, 

Ni  d'aller  chercher  d'autres  mondes. 
C'est  pourquoi  vous  n'avez  qu'un  parti  qui  soit  sûr, 
C'est  de  vous  renfermer  aux  trous  de  quelque  mur. 

Chercher  d'autres  mondes,  c'est  un  parti  un  peu  violent;  se  ren- 
fermer dans  un  trou,  ce  n'est  pas  vivre,  et  nous  voulons  vivre, 
n'est-ce  pas  ?  vivre  beaucoup  et  très  longtemps,  C'est  si  bon  de 
vivre  !  Faisons  grâce  aux  pervers.  » 

«  13  juin. 

«  Cette  fois,  votre  lettre  m'a  fait  rire.  Vous  m'annoncez  avec  tant  de 
circonlocutions  la  fâcheuse,  la  cruelle  nécessité  où  vous  êtes  d'aller 
passer  quinze  jours  à  Paris,  vous  m'expliquez  avec  tant  de  minutie 
les  nombreuses  affaires  qui  vous  y  appellent,  que  j'ai  ri;  oui,  je  le 
confesse,  j'ai  ri.  Que  puis-je  craindre?  Oh!  je  n'ai  pas  peur,  je 
vous  assure  ;  si  je  pouvais  douter  de  vous,  est-ce  que  je  vous  aime- 
rais? Et  n'allez  pas  vous  imaginer  que  je  sois  jalouse  du  passé;  le 
présent  est  à  moi,  et  je  crois  à  l'avenir  de  tout  mon  cœur;  je  n'es- 
père pas,  je  suis  sûre.  Allez-y  donc  dans  votre  grand  Paris,  qui 
après  tout  est  à  moi  autant  qu'à  vous,  mais  en  partant  ne  m'ou- 
bliez pas  à  Bois-le-Roi.  Je  vous  souhaite  un  bon  voyage  et  un  beau 
soleil,  et  quand  vous  arpenterez  le  boulevard,  regardez  cheminer 
votre  ombre  sur  l'asphalte,  mais  regardez-y  bien,  et  vous  verrez 
qu'il  y  en  a  deux  et  que  l'une  ou  l'autre  me  ressemble  beaucoup.  » 

«  20  juin. 

((  Bonjour,  Albert  !  Comment  se  porte-t-on  rue  de  Luxembourg? 
Il  fait  ici  le  plus  beau  temps  du  monde.  Au  petit  jour,  j'ai  ouvert 
ma  fenêtre,  il  m'est  venu  au  visage  une  bouffée  d'air  frais.  Je  ne 
pouvais  tenir  en  place;  au  bout  d  une  heure,  je  suis  sortie.  Le  ciel 
était  du  bleu  le  plus  doux  ;  çà  et  là  se  promenaient  de  petits  nuages 
blancs  comme  neige  et  tout  gonflés  de  vent;  ils  avaient  des  airs  de 
passans  et  de  curieux.  Je  suis  descendue  à  la  rivière;  elle  était 
charmante,  verte  comme  une  émeraude,  tranquille,  heureuse;  les 
■  grandes  herbes  qui  en  tapissent  le  fond  arrivaient  à  fleur  d'eau,  et 


NOIP.S    ET    ROUGES.  48 

autour  de  leurs  longues  barbes  il  se  formait  de  petits  remous  tout 
frissonnans,  où  naviguaient  des  araignées.  Je  me  suis  assise  près 
d'un  saule  creux  ;  en  face  de  moi  était  une  île  et  dans  cette  île  un 
fouillis  de  verdure,  de  ronces,  de  liserons  grimpans,  de  fleurs  roses, 
blanches  ou  violettes,  au  milieu  desquelles  un  beau  coquelicot  écar- 
late  jetait  sa  note  éclatante  comme  le  chant  d'un  clairon  parmi  les 
violons  et  les  petites  flûtes.  Un  botaniste  qui  herborisait  vint  à 
passer,  sa  botte  de  fer-blanc  en  bandoulière.  Vous  savez  comme 
jesuishardie,  je  le  questionnai.  Il  me  répondit  en  latin,  je  le  sup- 
pliai de  me  parler  français,  et  il  finit  par  m'expliquer  que  les  Heurs 
roses  étaient  des  épilobes  et  les  fleurs  blanches  des  reiues-des-prés. 
Quand  je  fus  savante,  il  reprit  son  chemin,  et  je  restai  auprès  de 
mon  saule.  Des  papillons,  des  mouches,  des  abeilles  se  dispu- 
taient une  touffe  de  thym;  tout  ce  monde  était  heureux.  J'ai 
regardé  longtemps  couler  l'eau,  et  j'ai  pensé  que  le  temps  coule 
aussi  ;  ces  trois  mois  qui  ne  devaient  jamais  finir,  il  n'en  sera  bien- 
tôt plus  question.  Et  puis  il  me  revint  un  souvenir  d'hôpital;  je 
me  rappelai  qu'un  interne  qui  avait  de  l'amitié  pour  moi  et  qui 
peut-être  me  regardait  un  peu  trop  m'apprit  un  jour  que  nos  os, 
notre  corps,  toute  notre  substance  se  renouvelle  en  vingt  ans,  et  je 
me  dis  que  cette  rivière  qui  courait  devant  moi  renouvelle  son  eau 
à  chaque  minute  et  que  pourtant  c'est  toujours  la  même  rivière. 
Il  y  a  en  nous  comme  une  forme  qui  demeure..  La  moelle  de  nos 
os,  le  sang  de  nos  veines  peuvent  changer  tant  qu'il  leur  plaira,  ce 
sera  toujours  nous,  Albert.  Mon  interne  soutient  que  dans  quelques 
années  d'ici  vous  n'aurez  plus  le  même  cœur;  que  m'importe, 
pourvu  que  j'y  sois  encore,  comme  vous  serez  dans  le  mien  ?  Et 
voilà  à  quoi  l'on  pense  quand  on  a  connu  des  internes  et  qu'on  est 
au  bord  d'une  rivière!  Je  me  levai,  je  partis,  et  j'aperçus  un  vieux 
pêcheur  qui  levait  ses  lignes  dormantes,  mais  il  n'y  trouva  point 
de  brochets;  tant  pis  pour  ceux  qui  placent  mal  leurs  espérances! 
Un  peu  plus  loin  je  rencontrai  un  maraîcher  qui  avait  posé  un  piège 
à  taupes  et  qui  se  désolait  de  n'en  avoir  paint  pris.  Je  fis  semblant 
de  compatir  à  ses  douleurs,  mais  vous  savez  que,  quand  je  suis 
heureuse,  je  veux  du  bien  à  tout  le  monde,  même  à  M"''  de  Moi- 
sieux,  même  aux  taupes.  Je  leur  dis  :  «  Cachez-vous  bien,  mes 
filles.  »  Quand  j'eus  gravi  la  colline,  je  pris  au  travers  des  champs, 
qui  se  déroulaient  devant  moi  comme  des  nappes  de  soie  et  de 
velours.  L'avoine  mêlait  son  vert  argenté  au  vert  sombre  du  fro- 
ment et  au  brun  doré  du  seigle  déjà  mûrissant.  Je  suivais  un  étroit 
sentier,  les  tiges  étaient  si  drues  et  si  hautes  que  je  disparais- 
sais. J'apercevais  au-dessus  de  moi  un  pan  de  ciel  bleu,  des  bluet-s 
fleuris  à  mes  pieds.  Par  instans,  un  épi  qui  se  penchait  me  cha- 


A  A  REYDE  DES   DEUX  MONDES. 

touillait  la  joue  au  passage,  et  je  tressaillais.  Une  alouette  se  mit 
à  chanter,  je  cherchai  vainement  à  la  voir;  je  crois  vraiment  qu'elle 
était  cachée  quelque  part  dans  mon  cœur.  Au  revoir,  Albert,  dans 
dix  jours!  C'est  à  vous  de  compter  les  heures.  » 

«   22  juin. 

«  Il  faut  que  je  vous  l'avoue,  Albert,  si  j'ai  pris  si  facilement 
mon  parti  du  long  délai  que  nous  a  imposé  M.  Gantarel,  ce  n'est 
pas  que  je  préfère  l'espérance  au  bonheur,  comme  vous  m'en  accu- 
sez; mais  je  me  consolais  en  pensant  qu'on  m'accordait  ainsi  plus 
de  deux  mois  pour  m'acquitter  d'une  visite  et  d'un  devoir  qui  m'é- 
pouvantent. Je  ne  puis  différer  davantage  ;  dans  quelques  jours 
M'"^  Gantarel  me  conduira  à  Paris,  j'irai  trouver  mère  Amélie,  je 
lui  dirai  tout.  Si  vous  la  connaissiez,  vous  n'auriez  pas  de  peine  à 
comprendre  ma  terreur.  Je  m'attends  à  des  sécheresses,  à  des 
amertumes,  à  de  sanglantes  ironies,  à  des  sarcasmes,  à  des  empor- 
temens.  Je  ne  répondrai  pas.  J'ai  employé  toute  ma  raison  à  me 
convaincre  moi-même,  il  ne  m'en  reste  plus  pour  convaincre  les 
autres.  J'écouterai  et  je  me  tairai.  M"""  Gantarel  me  conseillait 
d'écrire,  ce  serait  lâche.  Il  faut  que  je  boive  ce  caUce  ;  je  n'en 
mourrai  pas.  Ne  m'avez-vous  pas  dit  un  jour  qu'on  n'achète  jamais 
trop  cher  son  bonheur?  » 

«  24  juin. 

«  Non,  Albert,  n'en  faites  rien.  Ne  profitez  pas  des  quelques 
heures  que  nous  devons  passer  à  Paris  pour  venir  nous  voir  rue 
de  Rivoli.  Je  suis  sûre  que  M'""  Gantarel  y  consentirait,  si  je  l'en 
priais,  mais  je  me  fais  un  scrupule  de  l'en  prier.  Nous  avons  pris 
un  engagement,  remplissons-le  jusqu'au  [bout.  Songez  que,  dès  le 
1"  juillet,  vous  aurez  vos  entrées  libres  à  Gombard.  Mère  Amélie 
me  répétait  sans  cesse  :  «  Des  scrupules  !  vous  n'en  aurez  jamais 
assez.  »  J'ai  fait  bon  marché  des  grands,  je  tiens  d'autant  plus  aux 
petits.  Et  pourtant  si  je  vous  voyais  samedi,  ne  fût-ce  qu'en  pas- 
sant, de  loin,  un  seul  instant  et  sans  dire  un  mot,  je  me  sentirais 
deux  fois  plus  de  courage  pour  entrer  dans  la  caverne  du  lion. 
Savez- vous  une  chose?  En  face  de  mon  hôpital,  de  l'autre  côté  de 
la  place,  il  y  a  une  boutique  de  fruitier.  Si,  samedi,  à  deux  heures 
précises,  vous  vous  promeniez  devant  cette  boutique!..  Mais  voilà 
que  je  me  sens  rougir  de  confusion  et  de  plaisir.  Passe  encore  devant 
M""  de  Moisieux  !  mais  toute  seule,  sans  témoins  !  Faut-il  que  je 
me  sente  coupable  !  Que  sera-ce  donc  samedi?..  Rappelez-vous  que 


NOIRS    ET   ROUGES.  45 

la  fruiterie  est  à  l'angle  de  la  rue  et  de  la  place.  Elle  est  très  bien 
achalandée,  cette  fruiterie.  Vous  y  trouverez  sans  doute  des  cerises 
superbes  ;  vous  nous  regarderez  tour  à  tour,  elles  et  moi,  et  vous 
me  direz  le  1*''  juillet  si  elles  étaient  aussi  rouges  que  mes  pauvres 
joues.  » 

XX. 

La  veille  du  jour  où  elle  devait  aller  à  Paris,  M"'  Maulabret  ren- 
dit visite  à  M'"*  de  Moisieux,  qu'elle  n'avait  pas  vue  depuis  plusieurs 
jours.  Lara  l'annonça,  l'introduisit.  En  l'apercevant,  la  marquise, 
qui  tenait  à  la  main  un  journal,  le  fit  disparaître  derrière  un  coussin 
avec  une  extrême  vivacité  et  peut-être  avec  un  peu  d'affectation. 

Selon  sa  coutume,  elle  fit  à  Jetta  l'accueil  le  plus  empressé; 
mais,  ce  qui  ne  lui  était  pas  ordinaire,  elle  paraissait  pensive, 
soucieuse,  une  préoccupation  pénible  lui  ôtait  la  liberté  de  son 
esprit,  de  sa  langue.  Elle  avait  parfois  de  longs  silences,  pendant 
lesquels  elle  jetait  sur  sa  jeune  amie  des  regards  pleins  d'inquié- 
tude et  de  commisération.  Puis  elle  semblait  se  secouer,  renouait 
avec  effort  le  fil  du  discours,  parlait  à  perte  d'haleine  pour  ne  rien 
dire.  Tout  à  coup  : 

—  A  propos,  avez-vous  des  nouvelles  de  M.  Valport? 

—  Oui,  madame,  répondit  Jetta  en  s'efforçant  de  ne  pas  rougir. 

—  Il  est  toujours  à  Bois-le-Roi  ? 

—  Non.  Je  croyais  vous  avoir  dit  que  des  affaires  pressantes 
l'avaient  appelé  à  Paris. 

—  Eh!  vraiment,  je  l'avais  oublié...  Vous  êtes  sûre  qu'il  est  à 
Paris  ? 

—  Oui,  madame  ;  mais  qu'y  a-t-il  là  qui  vous  émeuve  si  fort  ? 

—  Rien,  ma  belle,  rien. 

Et  elle  parla  d'une  exposition  de  légumes  et  de  fruits  qu'elle 
avait  visitée  l'avant-veille  au  Palais  de  l'industrie.  Elle  s'espaça 
sur  la  beauté  des  guignes  cœur-de-poule,  sur  la  splendeur  des 
artichauts  camus. 

—  Quel  infâme  métier,  dit-elle,  que  celui  de  journaliste  I 

—  A  propos  de  guignes  ?  demanda  Jetta. 

—  A  propos  de  rien.  L'autre  jour,  il  m'est  tombé  sous  la  main 
certaine  feuille...  Depuis  qu'ils  ont  le  champ  libre,  ces  messieurs 
se  permettent  tout.  Il  n'y  a  pas  selon  moi  de  gouvernement  ni  même 
de  société  possible  sans  un  bon  préfet  de  police  qui  se  charge  de 
museler  la  presse...  Ohl  que  l'empereur  avait  raison  !  Il  me  disait 
dans  son  beau  temps  :  «  Je  ne  régnerais  pas  huit  jours  si  je  per- 
mettais au  premier  venu  de  me  discuter.  »  Mais  il  n'a  pas  eu  le 


i(5  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

courage  d'avoir  raison  jusqu'au  bout,  et  c'est  la  liberté  de  la  presse 
qui  l'a  perdu.  La  presse  est  un  poison,  ma  chère,  un  vrai  fléau. 

Le  diriez- vous  en  face  du  directeur  de  la  Vraie  République? 

lui  repartit  gaîment  Jetta. 

Bn  face,  non,  mais  de  profil...  Passe  encore  si  ces  messieurs 

se  contentaient  de  remettre  le  gouvernement  en  question  chaque 
matin,  mais  il  n'y  a  pour  eux  rien  de  sacré,  et  ils  font  des  incur- 
sions dans  la  vie  privée,  comme  le  disait  jadis,  au  corps  législatif, 
ce  bon  M.  Josseau  en  défendant  la  proposition  Guilloutet.  «  Est-il 
plus  permis,  ajoutait-il,  de  s'ingérer  dans  les  actes  de  votre  vie 
privée  que  d'entrer  chez  vous  malgré  vous,  que  de  violer  votre 
domicile?  La  vie  privée  est  le  domicile  moral.  »  C'est  de  l'élo- 
quence Josseau  et  du  bon  sens  universel;  mais  aujourd'hui  le 
moindre  gazetier  se  sent  la  bride  sur  le  cou,  et  son  effronterie  se 
donne  carrière;  il  parlerait  de  moi,  de  vous,  de  tout  le  monde. 

Jetta  s'imagina  d'abord  que  quelque  journaliste  d'aventure  venait 
de  se  livrer  à  de  fâcheuses  indiscrétions  touchant  M™'  de  Moisieux, 
et  elle  fut  tentée  de  la  plaindre.  Elle  changea  bien  vite  d'idée, 
lorsque,  après  une  nouvelle  tirade  sur  les  artichauts  camus,  la 
marquise  lui  dit  : 

—  Étes-vous  réellement  sûre  que  M.  Valport  soit  à  Paris? 

M"«  Maulabret  demeura  un  instant  bouche  close;  puis  elle  s'é- 
cria : 

—  Serait-il  question  de  M.  Va^pmt  dans  le  journal  gti-s  veus  lisiez 
quand  je  suis  entrée? 

—  Quelle  idée,  ma  belle!  Où  prenez-vous?.. 

—  Je  vous  en  prie,  madame,  soyez  assez  bonne  pour  me  montrer 
ce  journal. 

—  Mais  je  vous  jure,  ma  chère  enfant... 

—  Ce  journal,  ce  journal,  madame,  dit-elle  en  riant,  il  me  faut 
absolument  ce  journal. 

Et  quoique  la  marquise  fît  semblant  de  l'en  empêcher,  elle  tira 
vivement  de  derrière  le  coussin  qui  le  cachait  le  numéro  du  jour 
d'une  petite  feuille  de  récente  création  et  d'un  haut  ragoût,  inti- 
tulée le  Diable  borgne.  INoas  doutons  qu'elle  existe  encore.  Ce 
genre  de  diables  n'a  pas  la  vie  longue,  mais  il  est  prolifique,  et  à 
sa  mort  il  laisse  toujours  trois  ou  quati^e  enfans,  qui,  pour  la  con- 
solation de  l'univers,  prennent  bien  \ite  sa  place  et  renchérissent 
sur  leur  père.  Aux  commérages  de  bouis-bouis  et  de  brasseries 
cette  petite  feuille  ajoutait  les  racontars  du  liigh-life.  Quoique  les 
rédacteurs  logeassent  sous  les  toits,  que  leur  gamelle  lût  un  peu 
triste  et  leur  fricot  un  peu  maigre,  on  eût  juré  qu'ils  dînaient  et 
couchaient  tous  les  «oirs  dans  le  grand  monde,  tant  ils  en  connais- 


NOIRS    ET    ROUGES.  A 7 

saient  les  aventures  et  les  alcôves.  Ils  en  parlaient  d'un  ton  dégagé, 
en  tortillant  leur  moustache,  en  se  cambrant  ou  se  dandinant  sur 
leurs  hanches,  et  ils  faisaient  siffler  dans  l'air  leur  bonne  lame  de 
Tolède.  On  devinait  à  la  noble  désinvolture  de  leur  style  qu'ils  por- 
taient un  gardénia  à  leur  boutonnière  et  qu'ils  étaient  gantés  de 
frais;  mais  on  devinait  aussi  que  sous  ces  gants  frais  il  y  avait  des 
mains  crochues. 

M""*  Maulabret  promenait  ses  yeux  au  hasard  dans  les  colonnes 
du  journal;  après  avoir  ri,  elle  s'était  sentie  soudain  si  troublée 
que  ses  yeux  n'y  voyaient  plus.  Il  lui  semblait  bien  que,  dans  ce 
journal,  à  l'ombre  d'un  alinéa,  il  y  avait  un  malheur  embusqué 
comme  un  serpent  sous  des  broussailles.  Elle  le  cherchait  et  ne  le 
trouvait  pas.  Les  colonnes,  les  lignes,  les  lettres  dansaient. 

—  Madame,  dit-elle  d'un  ton  résolu,  faites-moi  la  grâce  de  me 
lire  vous-même  cet  article  venimeux  où  il  est  question  de  M.  Val- 
port. 

La  marquise  s'en  défendit  longtemps,  lui  représenta  qu'elle 
avait  tort,  qu'on  ne  fait  pas  à  certaines  infamies  l'honneur  de  s'en 
occuper,  qu'on  leur  rend  justice  en  les  ignorant.  M"®  Maulabret  tint 
bon. 

—  Allons,  puisque  vous  le  voulez...  Mais  dites-vous  bien  que  ce 
que  je  vais  vous  lire  est  l'invention  de  quelque  famélique  à  bout 
de  copie.  Promettez-moi  de  n'en  pas  croire  un  traître  mot. 

—  Ah  î  lisez  donc,  madame,  lui  répondit  Jetta. 

Et  de  guerre  lasse,  elle  se  résolut  à  lire.  L'article  commençait 
ainsi  : 

((  Le  Diable  borgne  n'a  qu'un  œil,  mais  cet  œil  voit  tout,  pénètre 
tout,  entre  partout,  même  dans  les  intérieurs  les  mieux  clos  et 
jusque  dans  le  fond  des  alcôves  et  des  âmes.  Pour  donner  à  nos  lec- 
teurs une  idée  de  son  ubiquité,  nous  leur  dirons  qu'hier  soir  le 
Diable  borgne  avait  trouvé  moyen  d'être  à  la  fois  au  foyer  de  la 
danse,  où  s'est  produit  un  incident  assez  curieux,  dans  le  cabinet 
du  président  de  la  chambre,  où  se  sont  prises  d'importantes  réso- 
lutions, que  nous  ferons  connaître  un  autre  jour,  et  dans  un  élé- 
gant entresol  de  la  rue  de  Luxembourg  ou  Cambon,  comme  il  vous 
plaira,  habité  par  un  des  héros  du  high-life,  dont  le  prochain  ma- 
riage devait  causer  une  grande  sensation  dans  le  grand  monde  et 
faire  verser  dans  l'autre  des  larmes  bien  amères.  Pleurez,  belles 
petites  !  pleurez,  étoiles  de  l'Opéra  !  et  toi  surtout,  toi  ! . .  Nous  disions 
donc  que  ce  gentleman  accompli,  connu  de  tout  Paris,  réunissait 
hier  autour  de  sa  table  sept  ou  huit  de  ses  amis  les  plus  intimes, 
—  soyons  exacts,  ils  étaient  sept.  Il  les  avait  convoqués  à  un  repas 
d'adieux  ou  de  funérailles  ;  il  se  proposait  d'enterrer  avec  eux,  la 


AS  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

fourchette  en  main,  son  riant  passé  de  garçon,  sa  belle  et  floris- 
sante jeunesse.  Les  convives  étaient,...  mais  nous  sommes  dis- 
crets, nous  ne  voulons  nommer  personne.  Pour  montrer  à  nos  lec- 
teurs à  quel  point  nous  sommes  bien  informés,  voici  la  composition 
du  menu  :  crème  d'orge  à  la  reine,  timbale  à  la  polonaise,  homards 
à  l'américaine,  filet  de  bœuf  à  la  nivernaise...  » 

—  Passons,  passons,  dit  Jetta,  dont  les  doigts  crispés  effilochaient 
la  frange  d'un  tapis  de  table,  rapporté  jadis  de  Gonstantinople. 

—  Passons  tout,  dit  la  marquise. 

Et  elle  fit  mine  de  rouler  le  journal  en  pelote. 

—  Oh!  je  vous  prie,  lui  dit  Jetta  en  essayant  de  sourire,  ayez 
quelque  indulgence  pour  ma  curiosité. 

—  Soit,  passons  les  détails  oiseux,  reprit-elle.  Où  en  étions- 
nous?..  «  Un  château- larose  incomparable,  un  romanée  sans 
pareil...  »  Que  Dieu  bénisse  leurs  grands  crus!  Ah!.,  voici  qui  est 
plus  intéressant  :  —  «  D'abord  on  était  grave,  presque  lugubre, 
comme  il  convient  à  des  gens  qui  sont  priés  à  un  repas  d'enterre- 
ment. Mais  la  chère  était  si  exquise,  les  vins  si  délicieux,  que  peu  à 
peu  les  cerveaux  s'échauffèrent,  les  langues  se  dégourdirent.  On 
tâcha  d'arracher  à  l'amphitryon  quelques  révélations  touchant  la 
miraculeuse  créature  qui  avait  eu  l'heur  ou  l'adresse  de  convertir 
au  mariage  le  moins  mariable  des  hommes.  On  portait  des  toasts  à 
cette  belle  inconnue,  on  s'écriait  :  Nommez-la!  L'amphitryon  fut 
inflexible,  jusqu'à  la  fin  il  resta  boutonné  jusqu'au  menton...  Nous 
serons  moins  discrets  que  lui.  Nous  croyons  savoir  que  la  belle 
inconnue  est  une  charmante  fille  que  des  malheurs  de  famille 
avaient  décidée  à  entrer  en  religion  et  qui,  il  y  a  quelques  mois 
encore,  soignait  les  malades  dans  un  de  nos  grands  hôpitaux. 
Amour,  voilà  de  tes  traits!  Au  siècle  dernier  on  enlevait  les  nonnes, 
aujourd'hui  on  les  épouse;  ce  qui  est  certain,  c'est  que  tous  les 
grands  viveurs,  don  Juan  et  les  autres,  ont  fini  par  la  religieuse; 
c'est  le  dernier  mot  d'un  gourmet  à  bout  d'invention.  ReUsez  à  ce 
propos  certain  chapitre  des  Mémoires  de  Casanova.   » 

—  Un  vilain  livre,  dit  la  marquise,  ,écrit  par  le  plus  spirituel 
coquin  que  la  terre  ait  porté. 

Elle  poursuivit  sa  lecture;  mais  Jetta  l'interrompit  en  lui  disant  : 

—  Plus  vite,  lisez  plus  vite. 

Elle  accéléra  pendant  quelques  instans  son  débit  ;  elle  le  ralentit 
de  nouveau  en  arrivant  au  passage  que  voici  : 

«  Ils  étaient  tous  partis,  notre  héros  resté  seul  rêvait,  assis  dans 
un  fauteuil.  Tout  à  coup,  ô  miracle  !  le  frôlement  d'une  robe  se  fait 
entendre,  accompagné  d'un  rire  mal  étouffé,  d'un  chuchotement 
mystérieux.   Un   rideau  s'était-il   écarté?  une    trappe    s'était- elle 


NOIRS    ET   RODGES.  h9 

ouverte?  Je  ne  sais,  mais  c'était  elle.  Il  frémit,  il  la  regarde,  il  la 
reconnaît.  Oui,  c'est  elle,  il  n'en  peut  douter,  c'est  sa  jeunesse,  sa 
jeunesse  elle-même  qui,  vêtue  de  rose,  des  fleurs  dans  ses  cheveux, 
lui  reproche  son  ingratitude,  lui  tend  ses  lèvres  encore  chaudes  de 
ses  baisers,  et  lui  dit  :  «  Tu  te  flattais  de  m'avoir  enterrée  ;  ne 
vois-tu  pas  que  je  suis  plus  vivante  que  jamais?  »  11  veut  la  repous- 
ser, la  chasser,  elle  s'obstine,  lui  prend  la  main,  elle  murmure 
d'une  voix  ensorcelante  :  «  Je  suis  ta  rose,  et  ta  rose  est  la  seule 
maîtresse  de  ton  cœur.  » 

La  marquise  s'interrompit  de  nouveau  : 

—  Il  y  a  là  des  italiques,  dit-elle,  et  un  jeu  de  mots  par  à-peu- 
près  qui  n'est  pas  la  merveille  de  l'esprit  humain  :  «  Rosella,  seule 
maîtresse  de  ton  cœur...  »  Fi  donc!  c'est  pitoyable. 

Puis  elle  reprit  :  «  L'instant  d'après,  leurs  haleines  se  confon- 
daient, leurs  lèvres  s'étaient  unies,  sa  jeunesse  ressuscitée  tenait 
l'ingrat  dans  ses  bras  charmans  et  victorieux,  elle  le  défiait  de  s'en 
échapper  jamais...  Mais  le  Diable  borgne  est  d'une  moralité  sévère, 
il  laisse  à  d'autres  journaux  les  peintures  sensuelles  ou  licencieuses. 
Jetons  un  voile  sur  les  délices  de  cette  réconciliation,  sur  les  volup- 
tés de  cette  nuit  d'ivresse;  nous  en  souhaitons  une  pareille  à  tous 
ceux  de  nos  lecteurs  qui  renouvelleront  leur  abonnement.  Que  fera 
la  sœur  blanche  ?  Grâce  à  nous,  le  public  sera  tenu  au  courant.  Et 
puisse  cette  histoire  servir  à  l'instruction  de  la  jeunesse  !  Petites 
filles,  petites  filles,  ne  vous  flattez  pas  d'amadouer  le  loup  et  sur- 
tout de  l'épouser.  11  ne  veut  pas  qu'on  l'attache  et  il  retourne  bien 
vite  à  ses  premières  amours.  Notre  immortel  fabuhste  l'a  dit  : 

Chassez  le  naturel,  il  revient  au  galop.  » 

—  Ignorant  1  c'est  du  Destouches,  dit  la  marquise  en  jetant  le 
journal  avec  mépris. 

A  ces  mots,  elle  regarda  M""  Maulabret,  qui  depuis  longtemps  se 
taisait,  et  elle  dut  la  regarder  à  deux  fois  pour  la  reconnaître,  tant 
ses  traits  étaient  décomposés,  tant  ses  joues  étaient  livides.  Elle  fut 
prise  d'épouvante,  elle  éprouva  une  sorte  de  remords,  quoiqu'elle 
ne  sût  guère  comment  c'était  fait;  emportée  par  un  mouvement 
de  sympathie  sincère,  elle  courut  à  Jetta,  elle  l'embrassa,  elle  s'em- 
para de  ses  deux  mains  qui  étaient  glacées,  elle  s'efïbrça  de  les 
réchauffer  dans  les  siennes. 

—  Oh!  remettez-vous,  mon  cher  ange,  lui  disait-elle.  Vous  me 
faites  peur.  Vous  croyez  donc  à  ces  horreurs?  Il  y  a  dix  à  parier 
contre  un  que  le  journaliste  a  menti.  Écrivez  bien  vite  à  M.  Valport. 
Cet  homme  séduisant  et  dangereux  a  une  vertu,  il  ne  sait  pas  men- 

TOMB  xLiir.  —  18X1.  4 


50  BEVUE   DES    DEUX   MONDES. 

tir.  Vous  aurez  bientôt  le  cœur  net  de  cette  aventure,  et  peut-être 
avant  peu  rirez-vous  de  ce  qui  vous  désespère  aujourd'hui. 

■ —  Je  vous  remercie,  madame,  lui  répondit  Jetta  en  se  levant, 
de  la  peine  que  vous  avez  bien  voulu  prendre  et  des  consolations 
que  vous  avez  la  bonté  de  me  donner. 

Puis,  raide  comme  une  statue  qu'on  fait  pivoter  sur  son  socle, 
elle  tourna  tout  d'une  pièce  sur  ses  talons,  se  dirigea  vers  la  porte, 
suivie  par  M™*"  de  Moisieux,  qui  s'attendait  à  la  voir  tomber  et  s'ap- 
prêtait à  la  recevoir  dans  ses  bras. 

—  Ah  !  ma  belle,  que  n'avez-vous  suivi  mon  conseil  !  s'écriait  la 
marquise.  Pourquoi  vous  être  obstinée  à  boire  ce  poison? 

—  Mais  vous  voyez  bien,  madame,  que  je  n'en  suis  pas  morte, 
répondit-elle.  Je  ne  me  suis  pas  même  évanouie  comme  l'autre 
fois...  Ne  voyez- vous  pas  que  je  me  titms  debout,  que  je  marche, 
que  je  respire,  que  je  ne  pleure  pas  ?..  Ne  voyez-vous  donc  pas  que 
je  souris? 

Et  elle  la  considérait  en  effet  avec  un  sourire  navrant,  qui  res- 
semblait à  une  folie  commencée. 

M'"*  de  Moisieux  ne  voulait  pas  la  laisser  partir  ainsi  et  tâchait  de 
la  retenir.  Elle  s'échappa  de  ses  bras,  s'élança  dans  le  jardin, 
qu'elle  traversa  rapidement.  Au  désespoir  succédait  par  degrés  l'in- 
dignation. Elle  éprouvait  des  transports  tout  nouveaux  pour  elle, 
qui  l'étonnaient,  elle  faisait  connaissance  avec  cette  sainte  colère 
que  le  monde  n'ose  contempler  en  face  et  qui  sent  la  terre  trem- 
bler sous  ses  pas.  Mais  à  peine  eut-elle  franchi  le  seuil  de  la  petite 
porte,  à  peine  se  fut-elle  engagée  dans  l'une  des  allées  du  parc, 
une  défaillance  la  prit,  elle  n'en  pouvait  plus,  les  jambes  lui  man- 
quaient, elle  se  laissa  tomber  sur  un  banc,  et  pendant  quelques 
minutes  elle  promena  autour  d'elle  des  yeux  égarés,  qui  ne  croyaient 
plus  à  rien.  Ils  regardaient  l'herbe  verte  et  ils  doutaient  qu'elle 
fût  verte;  ils  regardaient  le  ciel  bleu,  et  ils  n'auraient  su  dire  de 
quelle  couleur  il  était.  Tout  à  coup  il  se  fit  une  révolution  dans  son 
esprit,  elle  décida  que  toute  cette  histoire  était  non-seulement 
invraiseml)la1)le,  mais  impossible.  Il  y  a  des  choses  qui  n'arrivent 
pas,  ou  le  monde  serait  un  enfer,  une  maison  de  fous,  un  mauvais 
lieu,  et  celui  qui  l'a  fait  et  qui  peut  tout  l'aurait  détruit  depuis 
longtemps.  Le  soleil  qui  brillait  au  dessus  de  sa  tête  lui  parut  moins 
évident  que  l'impudence  des  journalistes  qui  mentent  à  journée 
faite  et  qui  chaque  soir  mangent  leur  déshonneur  avec  leur  pain. 
Etait-il  possible  qu'on  fût  assez  absurde  pour  les  croire?  Ne  por- 
taient-ils pas  leur  infaosie  écrite  sur  leur  front? 

Elle  se  leva,  s'achemina  en  courant  vers  le  château,  rentra  préci- 
pitamment chez  elle,  et  se  jetant  sur  sa  plume,  elle  écrivit  ce  qui 
suit  : 


NOIRS   ET   ROUGES.  51 

«  Tf  est-ce  pas,  Albert,  il  ne  s'est  rien  passé  chez  vous  l'autre 
soir,  absolument  rien?  On  voudrait  me  faire  croire...  Mais  je  n'en 
crois  pas  un  mot.  Gela  est  faux,  n'est-ce  pas?  absolument  faux. 
Répondez-moi  bien  vite.  Une  ligne  suffira,  ce  serait  trop  de  deux, 
et  pardonnez-moi.  Je  crois  en  vous,  Albert,  de  toute  mon  âme,  et  je 
vous  aime  de  tout  mon  cœur.  » 

Ce  billet  fut  bientôt  jeté  dans  la  boîte,  mais  la  journée  fut 
longue  à  passer.  M"^  Maulabret  ne  put  se  taire  jusqu'au  bout;  dans 
la  soirée  elle  ouvrit  son  cœur,  tout  son  cœur  à  M™«  Cantarel,  qui 
lui  témoigna  toute  la  sympathie  dont  elle  était  capable. 

—  Ne  vous  avais-je  pas  dit  de  vous  défier?  s'écria-t-elle. 

—  Ainsi,  madame,  vous  croyez?.,  vous  pouvez  croire?.. 

—  Je  crois  que  tout  ceci  ressemble  fort  à  un  complot.  Je  ne 
soupçonne  pas  M.  Cantarel  ;  il  est  incapable  de  noirceurs  si  savan- 
tes, et  d'ailleurs  il  est  trop  occupé  de  son  élection.  Mais  sûrement 
M""*  de  Moisieux  a  eu  la  main  dans  cette  affaire.  Il  faut  toutefois 
qu'on  Tait  aidée.  11  y  a  là  un  mystère  que  l'aveuir  éclaircira  peut- 
être. 

—  Mais  vous  me  parlez  des  autres!  que  m'importent  les  autres? 
C'est  de  lui  qu'il  s'agit,  de  lui  seul.  Ah  !  madame  !  le  croyez-vous 
coupable? 

—  Vous  lui  avez  écrit,  attendons  sa  réponse,  et  tâchez,  ma  chère, 
de  dormir  un  peu  cette  nuit.  Le  sommeil  escamote  les  heures. 

Malgré  ce  souhait  charitable,  M"«  Maulabret  ne  put  fermer  Tœil 
de  toute  la  nuit.  Le  soleil  finit  par  se  lever,  il  se  leva  même  assez 
tôt,  parce  qu'on  était  au  mois  de  juin.  Que  nous  soyons  dans  la 
douleur  ou  dans  la  joie,  il  ne  change  jamais  ses  habitudes.  Le 
premier  courrier  n'apporta  rien.  Jetta  interrogea  le  facteur,  se  fit 
expliquer  par  lui  les  trains-poste,  fheure  des  levées,  tout  le  détail 
de  la  distribution.  Jusqu'au  soir  elle  le  suivit  en  imagination  dans 
toutes  ses  courses,  elle  compta  ses  pas,  elle  n'avait  en  tête  que 
cet  homme  extraordinaire  qui,  vêtu  d'une  blouse  bleue  galonnée 
de  rouge,  coiffé  d'une  casquette,  allait  et  venait  sur  les  grands 
chemins,  portant  dans  sa  boîte  des  événemens,  des  tristesses  sans 
nom  et  des  joies  indicihles,  des  catastrophes,  des  désespoirs,  des 
délivrances,  des  destinées.  A  la  nuit  tombante,  il  lui  remit  un  pli 
chargé,  muni  de  cachets  rouges.  Dès  qu'elle  eut  donné  la  signature 
qu'il  lui  réclamait,  elle  demeura  seule  avec  ce  pli,  dont  la  grosseur 
l'épouvantait,  et  qu'elle  n'osait  ouvrir. 

—  Ah!  grand  Dieu,  pensait-elle,  toute  pâle  et  éperdue,  s'il  était 
innocent,  une  hgne,  un  mot  suffisait.  Que  d'explications  il  y  a 
là  dedans! 

Elle   déchira  l'enveloppe  et  reconnut  son  erreur.  Il  n'y  avait 


52  REVUE   DES    DEUX   MOND£S. 

là  dedans  point  d'explications  et  pas  un  mot  d'Albert;  il  s'était 
contenté  de  lui  renvoyer  toutes  les  lettres  qu'elle  lui  avait  écrites. 
Elles  y  étaient  toutes,  jusqu'à  la  dernière,  mais  elle  ne  les  compta 
pas.  Elle  se  laissa  tomber  à  genoux  sans  voix,  sans  pouls,  sans 
mémoire,  presque  sans  vie. 

Quand  M"'  Cantarel  entra  dans  sa  chambre,  elle  était  encore  age- 
nouillée, mais  la  nature  avait  repris  le  dessus,  elle  pleurait  abon- 
damment, elle  pleurait  comme  une  Madeleine.  Ses  sanglots  n'étaient 
interrompus  que  par  de  courts  silences,  que  causait  l'étouffement 
d'une  âme  qui  se  noie  dans  son  chagrin;  parfois  aussi,  s' adressant 
à  quelqu'un  qu'elle  ne  voyait  pas,  elle  lui  disait  avec  emportement  : 

—  Vous  qui  prétendiez  qu'il  avait  l'âme  généreuse  !  Vous  qui  me 
reprochiez  de  ne  pas  connaître  encore  les  hommes  !..  Les  voilà! 

Puis  les  yeux,  le  cœur,  tout  se  fondait  en  eau  et  aux  sanglots 
succédaient  les  sanglots. 

M""^  Cantarel  ne  savait  que  faire  ni  que  dire;  n'ayant  jamais 
pleuré,  elle  ne  comprenait  pas  les  larmes.  Elle  finit  cependant  par 
s'écrier  : 

—  Vous  l'aimez  donc  tant  que  cela? 

—  Moi,  l'aimer!  répondit  Jetta  en  relevant  brusquement  la  tête. 
Puis-je  aimer  un  homme  que  je  méprise  ? 

—  Quand  on  pleure,  c'est  qu'on  aime,  reprit  M'"^  Cantarel...  En 
ce  cas,  ma  chère,  il  faut  lui  pardonner  et  l'épouser. 

—  Jamais,  jamais  I  balbutia-t-elle.  Plutôt  mourir  ! 

Assise  au  coin  d'un  sopha,  M"'*  Cantarel  la  regardait,  cherchant 
vainement  des  mots  pour  consoler  cette  inconsolable  douleur  ;  elle 
trouvait  que  le  cœur  de  M"®  Maulabret  était  beaucoup  plus  compli- 
qué que  celui  d'un  coq  nègre.  Elle  la  laissa  à  elle-même  et  à  sa 
solitude.  Quand  elle  revint  la  voir  vers  minuit,  la  pauvre  enfant  ne 
pleurait  plus.  De  lassitude,  d'épuisement,  elle  s'était  assoupie  au 
pied  de  son  lit.  Sa  tête  sur  son  bras,  ses  beaux  cheveux  flottaient 
épars  sur  sa  joue,  où  l'on  voyait  des  traces  de  larmes  mal  séchées, 
et  son  sommeil  était  troublé  par  des  mouvemens  convulsifs,  par  de 
profonds  soupirs,  comme  il  arrive  aux  enfans  qui  s'endorment  au 
milieu  d'une  grosse  querelle  avec  la  vie.  Par  intervalles,  sans  rou- 
vrir les  yeux,  elle  parlait  ;  elle  murmurait  : 

—  Toi  !  toi  !..  Oh  !  c'est  faux.  Ce  n'est  pas  toi  ! 

M™*  Cantarel  respecta  ce  SQmmcil  fiévreux,  qui,  si  mauvais  qu'il 
fût,  valait  mieux  que  les  horreurs  du  réveil;  elle  se  retira  sur  la 
pointe  des  pieds. 

A  la  même  heure,  au  même  instant,  la  marquise  de  Moisieux 
faisait  fête  à  son  fils,  qui  venait  de  rentrer  au  colombier,  vie  et 
bagues  sauves,  n'ayant  rien  perdu  en  voyage,  ni  ses  efïets,  ni  son 


NOIRS    ET   ROUGES.  53 

parapluie,  ni  ses  illusions,  ni  ses  idées,  ni  ses  amours.  Il  faut  lui 
rendre  cette  justice,  qu'il  ne  perdait  jamais  rien.  Il  oubliait  quel- 
quefois ses  gants  de  Suède  sur  une  table  d'auberge,  mais  au  risque 
de  manquer  le  train,  il  retournait  toujours  les  chercher. 
Après  qu'on  eut  échangé  les  premiers  complimens  : 

—  Et  ce  mariage?  dit-il. 

—  Il  a  été  fait  et  défait,  répondit-elle. 

—  Peste!  maman,  vous  êtes  une  habile  femme,  fit-il  d'un  ton 
jovial.  Et  à  ce  compte,  la  gelinotte  est  à  nous  ? 

—  La  gelinotte,  répliqua-t-elle,  ne  croit  plus  à  l'amour  ;  elle 
épousera  l'hôpital  ou  Dieu. 

Il  recula  d'un  pas  et  sa  figure  s'allongea. 

—  Et  moi?  s'écria-t-il. 

—  Je  vous  ai  trouvé  autre  chose,  répondit-elle  négligemment. 
Éclairé  d'une  lumière  d'en  haut,  il  lui  dit  ce  qu'elle  avait  dit 

elle-même  à  M.  Mongiron  :  —  Gageons  qu'elle  est  bossue! 

—  Je  ne  le  crois  pas,  mais  je  n'en  sais  rien,  repartit-elle  d'un 
ton  qui  ne  souffrait  pas  de  réplique.  Quoi  qu'il  en  soit,  c'est  un 
superbe  parti,  et  dans  quelques  semaines  au  plus  tard,  on  vous 
présentera. 

Il  fut  sur  le  point  d'éclater;  mais  il  se  rappela  fort  à  propos  la 
façon  pleine  de  mystère  dont  son  père  se  dérobait  jadis  aux  indis- 
crets. Il  se  ravisa,  se  contint,  regarda  sa  mère  d'un  air  capable  et 
profond,  s'inclina gi-avement  devant  elle.  Puis  ce  Talleyrand se  retira 
dans  sa  chambre,  en  se  disant  : 

—  Vraiment,  on  a  fait  de  bel  ouvrage  en  mon  absence  î  Ah  !  çà, 
se  moque-t-on  de  moi?  Me  prend-on  pour  un  nigaud,  pour  un 
benêt,  pour  une  selle  à  tous  chevaux?  Million  pour  million,  on  ne 
me  fera  jamais  épouser  la  bossue,  c'est  de  l'autre  que  je  suis  amou- 
reux, car  il  est  positif  que  j'en  suis  amoureux  et  que  je  m'en  pas- 
serai la  fantaisie.  Quand  le  diable  y  serait,  je  veux  l'avoir  et  je 
l'aurai. 

Il  le  jura  par  le  rhum  de  la  Jamaïque,  il  le  jura  par  le  meilleur 
whiskey  de  l'Irlande,  et  là-dessus  il  s'alla  coucher,  un  peu  las  de 
son  voyage,  mais  enchanté  de  sa  résolution  et  de  son  discours. 

Victor  Chebbdiiez. 


(La  dernière  partie  au  jirorhain  n».) 


LE 

SALON    DE    M"^    NECKER 

D'APRÈS  DES  DOCUMENS  TIRÉS  DES  ARCHIVES  DE  COPPET. 


LE    SALON     DE    LA     RUE    BERGÈRE     ET     LE     SECOND     MINISTÈRE. 


M.  et  M»*  Necker  avaient  loué,  un  peu  imprudemment  peut-être, 
leur  hôtel  de  h  rue  de  Cléry;  force  leui-  fut  donc,  en  sortant  du 
contrôle  général,  de  choisir  un  nouveau  logis.  Ils  s'établirent 
rue  Bergère,  et  ils  y  demeurèrent  jusqu'à  l'époque  où  M.  Nec- 
ker fut  rappelé  aux  affaires,  en  1788.  Ces  sept  années  furent  peut- 
être  les  plus  belles  de  la  vie  de  M,  Necker.  Arrêté  au  cours  d'une 
administration  heureuse  par  une  disgrâce  inexpliquée,  toutes  les 
fautes  de  ses  successeurs  tournaient  à  son  profit  et  à  sa  gloire.  Ce 
n'étaient  ni  le  timide  Joly  de  Fleury,  dont  on  avait  chansonné 
toutes  les  mesures  avec  ce  refrain  ; 


Si  c'est  du  Fleury, 
Ce  n'est  pas  du  joli. 


ni  l'intègre  mais  incapable  d'Ormesson,  ni  le  frivole  Galonné, 
ni  l'insignifiant  Fourqueux,  ni  le  brouillon  Loménie  de  Brienne, 
qui  pouvaient  faire  oublier  celui  dont  les  actes  avaient  agi  si  puis- 
samment sur  l'imagination  delà  France.  Sa  situation  ressemblait  à 
celle  qu'avait  occupée  le  duc  de  Ghoiseul  pendant  les  dernières  an- 
nées du  règne  de  Louis  XV.  Il  était  devenu  l'homme  vers  lequel  tous 

(t)  Voyez  la  Revue  des  1"  janvier,  1"  mars,  l"''  avril,  1"''  juin,  1"  août,  15  déc.  1880. 


LE   SALON   DE   M""*   NEGKER.  55 

les  yeux  se  tournaient,  le  chef  reconnu  de  ce  grand  parti  libéral 
d'alors,  qui  voulait  la  réforme  sans  vouloir  la  révolution.  Sa  répu- 
tation était  devenue  européenne,  et  il  avait  reçu  au  lendemain  de 
sa  chute  les  témoignages  les  plus  flatteurs  de  l'estime  où  le  tenaient 
les  souverains  étrangers.  C'est  ainsi  qu'une  lettre  du  marquis 
Garaccioli  lui  offrait,  au  nom  du  roi  de  Naples,  de  venir  prendre 
l'administration  du  royaume  des  Deux-Siciles  et  que  la  grande 
Catherine  écrivait  à  Griram  :  «  M.  Necker  n'est  plus  en  place.  C'é- 
tait un  beau  rêve  que  la  France  a  fait  et  une  grande  joie  pour  ses 
ennemis.  Le  roi  de  France  a  touché  du  pied  à  une  grande  gloire. 
Il  fallait  à  M,  Necker  une  tête  de  maître  qui  suivît  ses  enjambées.  » 
Aussi  n'était-il  pas  un  étranger  de  distinction  traversant  Paris,  pas 
un  prince  en  visite  qui  ne  recherchât  la  connaissance  de  M.  Necker, 
tout  comme  de  nos  jours  les  étrangers  qui  s'intéressent  au  sort  de 
notre  pays  rendent  également  visite  aux  membres  du  gouverne- 
ment et  à  ceux  qu'ils  considèrent  comme  leurs  héritiers  présomptifs. 
Le  salon  de  M.  Necker  était  devenu  ce  que  nous  appellerions  de 
nos  jours  un  salon  d'opposition,  où  les  anciens  habitués  de  l'hôtel 
Leblanc  se  rencontraient  avec  ces  grands  seigneurs  éclairés  auprès 
desquels  M.  Necker  avait  trouvé  un  si  chaleureux  concours.  Les 
questions  littéraires  et  académiques  y  tenaient  moins  de  place 
qu'aux  anciennes  réunions  du  vendredi;  mais  on  y  causait  des 
nouvelles  du  jour;  on  y  gémissait  sur  l'abandon  des  plans  de 
M,  Necker;  on  y  critiquait  les  actes  de  ses  successeurs,  et  le 
maître  de  la  maison  prêtait  probablement  à  ces  propos  une  oreille 
moins  distraite  qu'au  temps  où  il  ne  se  mêlait  à  la  conversation  que 
par  un  :  «  Plaît-il?  »  distrait. 

Ce  qui  contribua  singulièrement  à  grandir  M,  Necker  dans  l'es- 
prit de  ses  contemporains,  ce  ne  fut  pas  seulement  l'incapacité  de 
ses  successeurs,  ce  fut  aussi  la  manière  élevée  et  digne  dont  il 
occupa  ses  loisirs.  Notre  temps  est  accoutumé  à  voir  les  hommes 
d'état  passer  de  la  politique  aux  lettres  et  chercher  dans  des  tra- 
vaux de  philosophie,  d'histoire  ou  de  critique  l'emploi  des  années 
dont  la  mobilité  de  nos  institutions  leur  assure  la  liberté.  Mais  c'é- 
tait chose  nouvelle  alors  de  voir  un  ministre  disgracié  s'occupant 
encore  d'études  désintéressées  et  travaillant  par  là  au  bien  de  l'état 
qu'il  ne  pouvait  plus  servir.  Pas  si  désintéressées  cependant,  pour- 
rait-on dire,  car,  dans  son  Traité  sur  l' administration  des  finances, 
M.  Necker  cherchait  à  défendre  ceux  des  actes  de  son  administra- 
tion qui  avaient  soulevé  certaines  critiques  et  à  développer  les 
réformes  dont  sa  disgrâce  l'avait  empêché  d'essayer  l'application. 
<f  M.  ;Necker,  disait  assez  méchamment  M""  de  Marchais  (sans 
doute  après  la  brouille),  aime  la  vertu  comme  on  aime  sa  femme 
et  la  gloire  comme  on  aime  sa  maîtresse.  »  C'est  surtout  l'amour 


56  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

de  sa  maîtresse,  je  veux  dire  la  gloire,  qui  inspirait  à  M.  Necker 
ce  premier  ouvrage,  où  l'on  trouve  cependant  une  exposition 
assez  claire  et  complète  de  notre  ancienne  organisation  finan- 
cière. Mais  c'était  un  sentiment  moins  personnel  qui  lui  dictait, 
en  1785,  son  ouvrage  sur  l'Importance  des  opinions  religieuses, 
ouvrage  dont,  au  point  de  vue  philosophique,  l'argumentation 
et  les  conclusions  sont  peut-être  un  peu  vagues,  mais  dont  l'in- 
spiration est  profondément  chrétienne.  La  sagacité  de  M.  Necker 
sentait  bien  tout  ce  qu'il  y  avait  d'étrange  dans  la  préten- 
tion, ouvertement  affichée  par  ses  amis  les  philosophes,  de  com- 
mencer la  réforme  d'une  société  par  la  destruction  de  ses  croyances 
et  d'appeler  un  peuple  à  la  liberté  en  renversant  la  plus  solide 
des  barrières  qui  puissent  contenir  ses  écarts.  Cette  prétention, 
qui  de  nos  jours  s'affirme  plus  hardiment  que  jamais,  trouvait  déjà 
en  M.  Necker  un  vigoureux  contradicteur.  Il  y  a  tel  passage  dans 
son  ouvrage  qui  semble  écrit  d'hier  et  qu'on  dirait  à  l'adresse  des 
modernes  sectateurs  de  la  morale  laïque  et  indépendante.  «  On 
n'entend  parler,  dit-il,  depuis  quelque  temps,  que  de  la  néces- 
sité de  composer  un  catéchisme  de  morale  où  l'on  ne  ferait  aucun 
usage  des  principes  religieux,  ressorts  vieillis  et  qu'il  est  temps 
de  mettre  à  l'écart.  On  attaquerait  plus  sûrement  ces  principes  si 
l'on  parvenait  jamais  à  les  présenter  comme  inutiles  au  maintien 
de  l'ordre  public  et  si  les  froides  leçons  d'une  philosophie  politique 
pouvaient  tenir  lieu  de  ces  idées  sublimes  qui,  par  le  nœud  spiri- 
tuel de  la  religion,  lient  les  cœurs  et  les  esprits  à  la  plus  pure  mo- 
rale. »  Il  faut  croire  que  la  rédaction  de  ce  catéchisme  présente 
quelques  difficultés,  puisque  depuis  un  siècle  qu'on  s'en  occupe, 
il  n'est  pas  encore  terminé.  Souvent,  le  titre  même  de  l'ouvrage 
l'indique,  c'est  chez  M.  Necker  l'homme  public  qui  se  préoccupe 
de  l'influence  de  la  religion  et  qui  s'indigne  à  la  pensée  des  con- 
solations qu'on  veut  ravir  «  à  cette  classe  infortunée  dont  la  jeu- 
nesse et  l'âge  mûr  sont  dévorés  par  les  riches  et  que  l'on  aban- 
donne à  elle-même  quand  le  moment  est  venu  où  elle  n'a  plus  de 
forces  que  pour  prier  et  pour  verser  des  larmes.»  Mais  parfois  c'est 
une  pensée  plus  vraiment  philosophique  qui  l'anime,  et  le  souci  de  la 
condition  humaine  lui  inspire  d'assez  beaux  passages  en  faveur  de 
l'existence  de  la  divinité  et  de  la  perpétuité  de  notre  être.  On  me 
pardonnera  de  citer  ici  un  morceau,  un  peu  long  peut-être,  où 
l'auteur  du  Compte-rendu  parle  sur  un  ton  d'émotion  simple  et 
sincère  qui  n'était  pas  commun  de  son  temps  : 

On  ne  peut  méditer  profondément  sur  les  merveilleux  attributs  de  la 
pensée;  on  ne  peut  arrêter  son  attention  sur  le  vaste  empire  qui  lui 
a  été  soumis;  on  ne  peut  réfléchir  sur  la  faculté  qui  lui  a  été  donnée, 


LE    SALON   DE    M""*    NECKER.  57 

de  fixer  le  passé,  de  rapprocher  l'avenir,  de  ramener  à  elle  le  spectacle 
de  la  nature  et  le  tableau  de  l'univers,  et  de  contenir,  pour  ainsi 
dire,  en  un  point,  l'infini  de  l'espace  et  l'immensité  des  temps;  on  ne 
peut  considérer  un  pareil  prodige,  sans  réunir  à  un  sentiment  conti- 
nuel d'admiration  l'idée  d'un  but  digne  d'une  si  grande  conception  et 
digne  de  celui  dont  nous  adorons  la  sagesse.  Pourrions-nous  cepen- 
dant le  découvrir,  ce  but,  dans  le  souflle  passager,  dans  l'instant  fugitif 
qui  compose  la  vie?  pourrions-nous  le  découvrir  dans  une  succession 
d'apparitions  éphémères,  qui  ne  sembleroient  destinées  qu'à  tracer  la 
marche  du  temps?  pourrions-nous  surtout  l'apercevoir  dans  ce  système 
général  de  destruction,  où  devroient  s'anéantir  de  la  même  manière,  et 
la  plante  insensible  qui  périt  sans  avoir  connu  la  vie,  et  l'homme  intel- 
ligent qui  s'instruit  chaque  jour  du  charme  de  l'existence?  Ne  dégra- 
dons pas  ainsi  nous-mêmes  notre  sort  et  notre  nature,  et  jugeons, 
espérons  mieux  de  ce  qui  nous  est  inconnu.  La  vie,  qui  est  un  moyen 
de  perfection,  ne  doit  pas  conduire  à  une  mort  éternelle;  l'esprit,  cette 
source  féconde  de  connaissances  et  de  lumières,  ne  doit  pas  aller  se 
perdre  dans  les  ombres  ténébreuses  du  néant;  le  sentiment,  cette  douce 
et  pure  émotion  qui  nous  unit  aux  autres  avec  tant  de  charme,  ne  doit 
pas  se  dissiper  comme  la  vapeur  d'un  songe;  la  conscience,  ce  rigide 
observateur  de  nos  actions,  ce  juge  si  fier  et  si  imposant,  ne  doit  pas 
avoir  été  destiné  à  nous  tromper;  et  la  piété,  la  vertu,  ne  doivent  pas 
élever  en  vain  leurs  regards  vers  ce  modèle  de  perfection,  objet  de 
leur  amour  et  de  leur  adoration.  —  Il  y  a  donc,  n'en  doutons  pas, 
quelque  magnifique  secret  derrière  tout  ce  que  nous  voyons  ;  il  y  a 
quelque  étonnante  merveille  derrière  cette  toile  encore  baissée;  et  de 
toutes  parts,  autour  de  nous,  nous  en  découvrons  les  commencemens. 
Qu'on  nous  laisse  seulement  l'idée  d'un  Dieu;  qu'on  ne  nous  enlève 
point  notre  confiance  dans  l'existence  de  ce  souverain  maître  du  monde, 
et  c'est  en  nous  unissant  intimement  à  cette  grande  pensée  que  nous 
pourrons  défendre  nos  espérances  contre  tous  les  raisonnemens  méta- 
physiques auxquels  nous  ne  serions  pas  préparés. 

L'ouvrage  de  M.  Necker,  qui  arrachait  à  Buffon  mourant  un  der- 
nier cri  d'admiration,  fut  cependant  reçu  avec  plus  de  respect  que 
d'enthousiasme.  Les  conclusions  de  cet  ouvrage  étaient  trop  con- 
traires à  l'esprit  de  la  société  au  milieu  de  laquelle  il  vivait  et  n'a- 
vaient rien  qui  pût  plaire  à  des  hommes  dont  un  grand  fonds  d'in- 
souciance composait  presque  toute  la  philosophie.  Mais  ceux-là 
même  ne  pouvaient  méconnaître  que  l'esprit  de  M.  Necker  n'ha- 
bitât une  sphère  singulièrement  plus  élevée  que  celle  de  ses  adver- 
saires politiques.  De  cette  supériorité  personne  n'était  plus  con- 
vaincu que  la  propre  fille  de  l'auteur.  Germaine  Necker,  qui  à  cette 
date  n'avait  pas  encore  quitté  le  toit  paternel,  avait  été  mise  par 


5B  KEYOE  DES   DEUX  MONDES. 

son  père  dans  le  secret  de  cette  publication  préparée  en  silence, 
et  dans  ce  journal  dont  j'ai  déjà  cité  quelques  fragmens,  elle  tra- 
duisait son  admiration  sous  cette  forme  un  peu  emphatique  qui, 
chez  la  jeunesse,  ne  prouve  rien  contre  la  sincérité  des  sentimens  : 

Nous  avons  été  nous  promener,  mon  père  et  moi,  sur  le  eoir.  Le  soleil 
étoit  prêt  à  se  coucher,  la  nature  éioit  si  belle!  Ah!  qu'un  grand  homme 
est  mieux  pigicé  au  milieu  des  grandes  merveilles  de  la  création  que 
parmi  la  foule  de  ses  semblables;  que  cette  analogie  le  dégracie  !  tandis 
que,  seul  de  son  espèce,  il  semble  par  son  génie  ressaisir  l'empire  du 
monde  et  relever  l'homme  à  la  plus  haute  dignité  dont  il  suit  suscep- 
tible! Nous  avons  parlé  du  nouvel  ouvrage  auquel  il  travailloit.  Je 
croyois  qu'il  lui  donneroit  pour  litre  :  de,  l'hxistence  ck  Dieu,  mais  ce 
sera  :  de  rimpoi^tance  des  idéef  religieuse?;  il  trouve  que  ce  titre  se  rap- 
proche plus  de  ses  premières  occupations  et  semble  indiquer  les  vues 
d'un  homme  d'état.  Il  faut  donc  obtenir  des  hommes  la  permission  de 
les  entretenir  de  l'élernité  en  leur  parlant  du  présent,  et  ils  appelle- 
roient  vain  et  inutile  tout  ce  qui  n'auroit  que  l'âme  et  l'immortalité 
pour  objet,  Mais  quelle  belle  idée  que  cet  ouvrage  pour  mon  père  1  quel 
noble  début  je  m'imagine!  quelle  sublime  excuse  aux  hommes  de  leur 
parler  de  Dieu!  quelles  armes  foudroyantes  contre  ceux  qui  voudroisnt 
jetter  si  haut  le  ridicule!  qu'il  est  beau  de  faire  sentir  par  quelles  véri- 
tés l'homme  d'état  peut  se  détacher  des  grands  intérêts  qui  l'ont  si 
vivement  agité  et  quelles  consolations,  sans  bornes  comme  sa  pensée, 
il  peut  retrouver  dans  sa  retraite!  Ah!  je  vois  l'ouvrage;  il  m'apparoit, 
mais  il  disparoit  aussitôt,  et  j'attends  de  le  lire  pour  retrouver  ce  que 
je  sens  et  ce  que  je  ne  puis  dire. 

Je  crois  que,  si  on  donnoit  à  tous  nos  amis  à  deviner  quel  ouvrage 
mon  père  fait,  aucun  ne  le  nommeroit.  M.  de  Guibert  lui-même  seroit 
bien  loin  de  le  deviner.  Cette  idée  frappera  peut-être  son  imagination: 
un  grand  liomme  qui  vient  appuyer  de  tout  son  génie  ce  que  tant  d'es- 
prits ont  voulu  ébranler,  un  homme  passionné  d'amour  des  homaies 
qui  veut,  au-delà  de  sa  tombe,  au-delà  de  leur  tombe,  servir  à  leur 
bonheur.  Toutes  ces  idées  en  foule  pourront  lui  faire  aimer  ce  sujet; 
mais  il  est  trop  ambitieux,  mais  il  est  trop  plein  de  vie,  mais  il  se  sent 
trop  ces  facultés  puissantes  qui  peuvent  remuer  le  monde,  pour  les  en 
détacher  et  les  élever  à  cette  hauteur  sublime  où  le  génie  pt  ut  trou- 
ver le  repos.  C'est  là  seulement  qu'il  peut  l'y  trouver. 

Cependant  Germaine  Necker  ne  pouvait  se  dissimuler  que  ces 
nobles  préoccupations  ne  suffisaient  pas  à  remplir  tout  entière  l'âme 
de  son  père,  et  que  la  pensée  de  M.  ISecker  se  tournait  souvent, 
avec  regret,  vers  ces  jours  passés  où  son  action  s'exerçait  direc- 
tement sur  les  affaires.  Elle  s'affligeait  alors  de  sentir  que  son 
ardente  affection  ne  suffisait  pas  à  remplir  une  existence  qui  lui 


LE    SALON   DE    M""*    NECKER.  59 

était  si  chère,  tout  en  confessant,  avec  cette  sincérité  qui  faisait  le 
charme  de  sa  nature,  qu'elle-même  aurait  reculé  s'il  lui  avait  fallu 
faire  à  son  père  le  sacrifice  de  ses  jeunes  ambitions  et  s'enfermer 
avec  lui  dans  la  solitude. 

Ce  16  août. 

M.  de  Castries  et  M.  de  Lessart  sont  venus  dîner  hier  ici.  Tristesse  que 
de  semblables  visites  causent  à  mon  père.  11  ne  peut  pas  supporter  la 
société  des  ambitieux;  je  voudrois  qu'on  écrivît  sur  la  porte  de  notre 
maison  :  Ici,  on  ne  loge  que  ceux  qui  reviennent;  bonne  auberge  pour 
le  retour.  Faut-il  me  l'avouer  à  moi-même?  oui,  je  le  crains,  mon  père 
n'aime  pas  tout  ce  qui  lui  rappelle  une  place  qu'il  regrette  encore,  et 
comment  ne  pas  la  regretter  avec  une  certitude  aussi  grande  de  ses 
talens?  Une  carrière  si  belle  dans  laquelle  il  seroit  encouragé  par  l  opi- 
Hion;  une  gloire  qui  flatteroit  son  cœur  et  dont  les  signes  seroient  la 
prospérité  d'une  nation;  l'exercice  de  son  génie  dans  un  espace  aussi 
immense,  le  présent,  l'avenir,  la  France,  l'Europe.  L'ouvrage  qu'il  a 
fait,  je  l'espérois,  le  rendroit  peut-être  insensible  à  toutes  les  conversa- 
tions sur  les  atïaires  ;  je  lui  disois  souvent  qu'après  avoir  appris  aux 
hommes  tout  ce  que  l'on  peut  faire,  après  leur  avoir  donné  la  mesure 
de  son  génie,  il  se  sentiroit  quitte  envers  eux  et  n'éprouveroit  plus  le 
remofdou  le  tourment  de  l'inexercice  de  ses  facultés;  mais  en  se  déve- 
loppant à  lui-même  des  idées  qui  étoient  plus  confusément  dans  sa 
tête,  en  observant  de  plus  près  encore  la  richesse  de  la  France  et  le 
malheur  des  peuples,  il  éprouve  un  tourment  d'un  autre  genre  que 
celui  de  Tantale.  Il  voit  tomber  le  plus  beau  des  édifices,  et  sa  forte  main 
qui  le  soutiendroit  est  trop  loin  pour  y  atteindre.  Mais  il  se  cache  à 
lui-même  ce  sentiment,  j'ai  soin  de  l'imiter;  cette  place  est  entre  nous 
comme  une  maîtresse  infidèle  ;  nous  n'en  disons  que  du  mal,  mais  si 
elle  revenoit,  le  language  changeroit. 

C'étoit  à  Coppet  que  mon  père  étoit  le  plus  heureux.  On  respire  en 
ce  heu  l'indépendance;  toutes  les  idées  ambitieuses  paioissent si  petites 
auprès  de  ces  monts  qui  touchent  aux  cieux.  Les  hommes  qui  vous  envi- 
ronnent sont  heureux;  un  rempart  formidable  vous  sépare  de  la  France. 
Une  patrie  qu'on  a  quitté  dès  l'enfance  retrace  au  cœur  les  souvenirs 
et  le  calme  de  cet  âge.  On  l'a  quitté  jeune,  on  y  revient  au  commence- 
ment de  ia  vieillesse,  et  l'intervalle  qui  sépare  ces  deux  époques  semble 
un  rêve  dont  le  souvenir  est  étranger  à  l'ame.  Les  années  qui  sont 
au-devant  de  vous  doivent  ressembler  à  l'instant  présent;  jeune,  on 
demande  à  l'avenir  surtout  de  ne  pas  ressembler  au  présent;  plus  âgé, 
l'on  craint  tout  ce  qu'on  ne  connoit  pas.  Eu  Suisse,  on  est  environné 
d'hommes  qui  ne  retraçoient  pas  à  mon  père  les  idées  de  puissance, 
qui  en  ignoroient  le  nom,  n'en  concevoient  pas  le  désir;  en  France, 
dans  la  société,  on  ne  jouit  que  par  elle.  La  gloire  vous  environne  à 


60  REVUE   DES   DEDX  MONDES. 

une  certaine  distance  ;  mais  ceux  qui  vous  approchent  ne  sentent  que  le 
pouvoir  et  la  réputation  ;  l'éclat  des  actions,  des  écrits  demande  une 
autre  perspective.  Dans  la  société,  ce  qu'on  a  été  nuit  à  ce  qu'on  est; 
un  ministre  hors  de  place  est  une  femme  qui  n'est  plus  belle,  mais  elle 
doit  souhaiter  de  vivre  avec  ceux  qui  ne  l'ont  pas  vu  dans  sa  jeunesse. 

Je  le  sais,  sans  doute  on  s'élève  par  l'ame,  par  la  pensée  au-dessus 
de  ce  petit  cercle  qui  vous  entoure  ;  on  voit  par-dessus  leur  tête  les 
hommes  de  tous  les  tems  et  de  tous  les  pays;  on  voit  l'éclat  de  la  gloire 
et  de  la  vertu,  mais  je  le  sens,  sur  le  sommet  des  Alpes  on  est  mieux 
placé  pour  l'appercevoir.  Belle  retraite  pour  mon  père  qu'une  solitude 
dans  un  pays  libre,  après  avoir  servi  un  roi  !  Belle  retraite  lorsque  le 
cœur  a  conservé  toute  sa  fierté  1  Qu'il  seroit  beau  encore  qu'on  vînt  là 
le  trouver  pour  lui  redemander  de  gouverner  de  nouveau  la  France  I 
Tout  ce  qu'il  feroit  là  seroit  noble  ;  il  pourroit  à  son  choix  refuser  ou 
accepter;  ce  ne  seroit  pas  comme  Gincinnatus  à  sa  charrue  qu'on  l'iroit 
chercher,  mais  plus  près  des  cieux,  et  dans  le  pays  où  l'homme  dans 
toute  sa  dignité  est  indépendant  comme  l'air  qu'il  respire.  Ah!  je  con- 
çois comment  mon  père  n'est  heureux  que  là,  comment  il  n'est  content 
que  là  de  lui-même.  Ce  mouvement  des  ambitieux  l'agite;  ce  spectacle 
des  malheureux  l'afflige.  Ame  noble,  ame  sublime,  c'étoit  dans  la  re- 
traite, entre  ta  femme  et  ta  fille,  que  tu  retrouvois  la  paix  de  ton  génie  I 

Mon  père  a  sacrifié  au  goût  de  ma  mère  son  penchant  infini  pour 
la  Suisse;  il  eût  été  malheureux  de  son  malheur,  mais  il  n'est  pas  heu- 
reux de  son  bonheur.  Pour  moi  je  le  sais,  je  m'en  afflige,  je  craignois 
mortellement  qu'il  voulût  passer  sa  vie  dans  sa  terre  ;  qu'il  me  par- 
donne, je  n'ai  pas  encore  assez  fait  provision  de  souvenirs  pour  vivre 
sur  eux  le  reste  de  ma  vie.  Ce  n'est  point  les  illusions,  les  plaisirs  qui 
me  retiennent,  mais  mon  cœur  qui  l'adore  trembleroit  cependant  si 
la  porte  à  jamais  se  refermoit  sur  nous  trois.  Un  moment  encore  et 
peut-être  je  le  suis  dans  la  solitude.  Si  par  un  malheur  affreux  il  se 
trouvoit  sans  autre  lien  que  moi,  je  me  devouerois  à  lui,  j'arracherois 
toute  autre  idée  de  mon  cœur.  Il  m'en  couteroit  peut-être,  mais  si  je  le 
rendois  plus  heureux,  un  moment  de  sa  joie  vaut  mieux  que  la  peine  de 
toute  ma  vie.  Si  de  nouveaux  devoirs  me  retenoient,  je  l'attirerois  vers 
moi.  Détournons  ma  pensée  d'une  image  funeste;  souvent  on  se  tour- 
mente à  se  représenter  des  malheurs  auxquels  peut-être  on  ne  survi- 
vroit  pas. 

La  solitude  effraie  une  âme  de  vingt  ans 

et  point  n'est  besoin  d'être  Gélimène  pour  éprouver  ce  sentiment. 
M.  Necker  pensait  si  peu,  au  reste,  à  refermer  la  porte  de  Goppet  sur 
sa  femme  et  sur  sa  fille,  qu'il  était  précisément  au  moment  de  con- 
clure le  mariage  de  celle-ci  avec  M.  de  Staël.  Ce  qui  achèverait  de 
montrer,  s'il  en  était  besoin,  que  dans  leur  recherche  d'un  gendre 


LE    SALON   DE  M'"*   NECKER.  61 

M.  et  M""®  Necker  n'étaient  pas  mus  uniquement  par  des  considéra- 
tions d'éclat  extérieur,  c'est  qu'il  n'aurait  dépendu  que  d'eux  d'ac- 
cepter pour  leur  fille  une  alliance  bien  autrement  brillante.  Le  prince 
George-Auguste  de  Mecklembourg,  frère  du  duc  régnant,  demanda  sa 
main.  A  la  vérité,  l'âge  du  prétendant  (il  avait  plus  de  quarante  ans), 
et  la  franchise  avec  laquelle  il  avouait  rechercher  la  main  deM"^Nec- 
ker,  <(  parce  qu'étant  cadet  de  famille  et  depuis  vingt  ans  major 
dans  l'armée  impériale,  il  avait  été  forcé  de  contracter  des  dettes 
considérables,  »  n'étaient  peut-être  pas  des  titres  qui  parlassent 
très  haut  en  sa  faveur.  Mais  si  les  parens  de  la  jeune  fille  avaient  été 
surtout  sensibles  aux  argumens  de  la  vanité,  ils  auraient  pu  être 
flattés  d'un  mariage  qui  aurait  fait  d'elle  la  belle-sœur  du  roi  d'An- 
gleterre. M.  Necker  n'hésita  pas  cependant,  et  pour  se  tirer  d'affaire, 
il  écrivit  au  prince  une  lettre  fort  honnête^dans  laquelle  il  s'excusait 
de  décliner  l'honneur  de  son  alliance  en  invoquant  d'autres  enga- 
gemens  «  qui,  disait-il,  n'étaient  pas  encore  conclus,  mais  qu'il  ne 
pouvait  rompre  avec  délicatesse  si  ses  propositions  étaient  accep- 
tées. »  Le  prince  battit  en  retraite,  et  quelques  mois  après  Germaine 
Necker,  ainsi  que  nous  l'avons  déjà  vu,  devenait  ambassadrice  de 
Suède. 

Le  mariage  de  M"^  de  Staël  allait  donner  au  salon  de  ses  parens 
un  lustre  nouveau.  Bien  qu'elle  demeurât  avec  son  mari  à  l'hôtel 
de  l'ambassade  de  Suède,  qui  était  situé  rue  du  Bac  (la  rue  du 
fameux  ruisseau),  et  qu'elle  y  tmt  même  un  assez  grand  état  de 
maison,  cependant  le  plus  grand  nombre  de  ses  soirées  se  passait 
rue  Bergère  et  tous  ses  étés  à  Saint-Ouen.  Sa  présence  donnait  une 
animation  singulière  à  la  conversation,  dont  elle  était  devenue  la 
reine,  au  détriment  de  sa  mère  un  peu  éclipsée.  Les  beaux  jours  de 
M'"*  Necker,  il  faut  le  dire,  commençaient  à  passer.  Sa  santé  avait  reçu 
quelques  années  auparavant  une  grave  atteinte  dont  elle  ne  se 
releva  jamais,  et  qui,  sans  éteindre  l'ardeur  de  ses  sentimens, 
avaient  abattu  la  vivacité  de  son  esprit.  Ses  amis,  ses  admirateurs 
Thomas,  Buffon,  Diderot  étaient  morts  ou  mourans.  L'ancien 
cercle  de  la  rue  Gléry  se  renouvelait  en  s' agrandissant,  et  peu  à 
peu  c'était  M'"*  l'ambassadrice  (ainsi  appelait-on  M'"*  de  Staël  dans 
le  salon  de  sa  mère)  qui  en  devenait  le  centre.  D'ailleurs  les  ques- 
tions politiques,  auxquelles  M™^  Necker  avait  toujours  eu  peu  de  goût, 
prenaient  de  plus  en  plus  le  pas  dans  la  conversation  sur  ces  ques- 
tions littéraires  qui  avaient  été  la  passion  de  sa  jeunesse,  et  chacun 
sentait  confusément  que  le  jeu  devenait  trop  sérieux  pour  s'en  tenir 
aux  simples  amusemens  de  l'esprit.  Dans  ces  conversations,  au  con- 
traire M'"*  de  Staël  excellait,  et  nulle  femme  ne  l'a  égalée  dans  l'art 
de  rattacher  aux  considérations  les  plus  élevées  ces  incidens  par- 
fois assez  mesquins  qui  sont  le  train  courant  de  la  politique.  Le 


62  REVOE   DES   DECX   MONDES. 

salon  de  la  rue  Bergère  devenait  donc  en  réalité  le  salon  de  M™^  de 
Staël;  c'était  bien  son  esprit,  et  non  plus  celui  de  sa  mère,  qui  en  in- 
spirait les  propos.  Des  sentirnens  qui  animaient  à  la  veille  de  la 
révolution  cette  société  d'élite,  il  existe  un  témoignage  intéressant 
et  fidèle,  ce  sont  les  dépêches  diplomatiques  adressés  par  M.  de 
Staël  à  son  souverain  Gustave  III,  dont  les  originaux  sont  aux 
archives  de  Stockholm  (1).  Toute  la  partie  de  ces  dépèches  qui  a 
trait  aux  affaires  de  France  est  manifestement  le  résumé  des  con- 
versations que  M.  de  Staël  entendait  dans  le  salon  de  son  beau- 
père.  Quel  autre,  en  effet,  que  le  gendre  de  M.  Necker  aurait  écrit 
à  son  souverain  en  parlant  de  la  monarchie  française  :  a  Cette  mo- 
narchie ne  diffère  du  despotisme  que  par  l'influence  de  l'opinion 
publique.  Elle  est  la  seule  sauvegarde  du  citoyen?  »  Quel  autre 
aurait  parlé  en  ces  termes  de  la  funeste  influence  que  de  mauvais 
ministres  exercent  sur  le  sort  d'une  nation  ? 

On  ne  peut  raisonnablement  s'attendre  à  un  changement  dans  le 
sysLèrne  politique  de  la  France  qui  soit  utile  et  permanent  tant  pour 
elle  que  pour  ses  alliés  que  lorsqu'on  trouvera  dans  le  conseil  du  roi 
de  France  des  hommes  qui  aiment  plus  la  gloire  de  la  patrie  et  la  vérité 
que  leurs  places.  Je  ne  doute  point  que  de  telles  personnes  ne  puissent 
se  trouver,  mais  on  ne  voudra  les  employer  que  le  plus  tard  possible. 
Il  faut  en  attendant  déplorer  tout  le  mal  que  fait  un  gouvernement 
faible  :  il  donne  l'exemple  du  relâchement  de  tous;  il  éteint  l'amour  de 
la  patrie  et  de  la  gloire,  sentimens  qui  sont  les  sources  des  grandes 
vertus  sociales,  et  il  y  substitue  la  corruption  de  l'égoîsme  et  l'amour 
insatiable  du  plaisir.  C'est  ainsi  que  des  mauvais  minisires  préparent  des 
maux  dont  on  peut  à  peine  calculer  la  fin  et  rendent  souvent  infracteux 
les  efforts  d'un  prince  sage,  puisque  le  mal  réside  dans  l'avilissement 
de  toute  une  génération. 

Assurément  ni  le  prédécesseur  de  M.  de  Staël,  le  comte  de 
Greutz,  ni  ses  collègues  les  ambassadeurs  d'Autriche  et  d'Angle- 
terre, ne  tenaient  dans  leurs  dépêches  un  langage  aussi  philoso- 
phique que  ce  diplomate  de  vingt-huit  ans,  et  bien  que  M.  de  Staël 
ne  manquât  pas  d'esprit,  c'est  au  point  de  se  demander  si  c'est 
bien  lui  qui  tient  toujours  la  plume. 

Le  jugement  qu'on  portait  dans  le  salon  de  M.  Necker  sur  les 
conseillers  du  roi  de  France  était,  on  le  voit,  sévère  ;  en  revanche, 

(1)  Il  ne  faut  pas  confondre  ces  dépêches  avec  les  bulletins  de  nouvelles  que 
M"""  de  Staijl  adressait  de  son  côte  au  roi,  et  dont  M.  Geffroy  a  publit';  d'intéres- 
sans  extraits.  Gustave  III  devait  être  un  souverain  singulièrement  bien  informé,  car 
en  plus  de  ces  bulletins  et  dos  dépêches  de  son  ambassadeur,  celui-ci  lui  adressait 
encore  des  lettres  privées  (jui  roulaient  sur  les  menus  événcmcns  de  la  cour  et  do  la 
société. 


LE    SALON   DE   M""®   NECKER.  68 

le  ton  dont  on  s'exprimait  sur  la  famille  royale  était  toujours  défé- 
rent et  respectueux.  On  déplorait  l'aveuglement  du  roi,  mais  on 
rendait  justice  aux  intentions  d'un  prince  vertueux.  Quant  à  la 
reine,  on  la  croyait  seule  capable  «  d'arracher  le  bandeau  que  les 
courtisans  avaient  étendu  sur  les  yeux  du  monarque.  »  Chose  sin- 
gulière, en  elïet,  et  qui  n'a  pas  été  assez  remarquée,  c'est  du 
monde  de  Versailles  et  de  Trianon,  de  la  petite  cour  de  Mesdames 
tantes  ou  de  celle  de  Monsieur,  parfois  même  de  l'entourage 
le  plus  intime  de  Marie-Antoinette,  que  sont  partis  ces  jugemens 
sévères,  ces  rumeurs  malveillantes,  ces  calomnies  odieuses  qui 
sont  retombées  d'un  poids  si  lourd  sur  cette  tête  charmante  et 
infortunée.  Le  parti  libéral  d'alors  était  plutôt  bienveillant  pour 
elle;  il  devinait  que  sous  cette  apparence  frivole  se  cachait  plus 
d'intelligence  et  de  résolution  que  sous  les  dehors  sévères  du  roi, 
et  il  espérait  qu'une  fois  les  premières  bouffées  de  la  jeunesse  dis- 
sipées, cette  intelligence,  cette  résolution,  se  tournant  aux  choses 
sérieuses,  viendraient  en  aide  aux  réformateurs.  Tels  sont  les  sen- 
timens  dont  M.  de  Staël  se  fait  plus  d'une  fois  l'interprète  dans  ses 
dépêches  : 

Plus  j'ai  le  bonheur  de  voir  la  reine,  plus  je  suis  fort  dans  l'opinion 
que  j'ai  toujours  eue  de  l'excellence  de  son  caractère.  Elle  aime  la 
vérité,  et  on  peut  la  lui  dire  si  elle  est  persuadée  de  la  probité  et  du 
désintéressement  de  celui  qui  lui  parle.  En  traitant  avec  noblesse  et 
franchise,  on  est  sûr  de  lui  plaire,  seroit-on  même  d'une  opinion  con- 
traire à  la  sienne.  Aussitôt  qu'elle  peut  démêler  la  flatierie  et  la  faus- 
seté, elle  les  prend  en  horreur,  mais  comme  tous  les  princes  de  la  terre, 
elle  ne  peut  point,  pour  le  malheur  de  l'humanité,  être  toujours  en  garde 
contre  l'adresse  qu'emploient  les  courtisans  pour  arriver  à  leur  but, 
n'importe  de  quelle  manière  et  quelles  qu'en  puissent  être  les  suites. 

Quelle  impression  faisaient  éprouver  à  Gustave  IIÎ  ces  propos  un 
peu  cavaliers  de  son  jeune  ambassadeur,  sur  tous  les  princes  de  la 
terre,  desquels  il  ne  paraît  même  pas  excepter  son  souverain?  Peut- 
être  la  disgrâce  où  M.  de  Staël  tomba  quelques  années  plus  tard 
eut-elle  pour  première  origine  la  liberté  du  langage  qu'il  tenait 
dans  ses  dépêches.  Gustave  111  devait  lui  savoir  gré  cependant  de  la 
manière  dont  il  continuait  à  parler  de  la  reine.  C'est  ainsi  que  M.  de 
Staël  lui  écrit,  à  propos  de  l'arrestation  du  cardinal  de  Rohan  : 

Il  paroît  certain  que  MVl.  do  Vergeniies  et  de  Galonné  sont  fortement 
contre  la  reine,  et  que,  loin  d'arrêter  les  bruits  qui  peuvent  lui  être 
désagréables,  ils  se  plaisent  à  les  exciter.  Il  est  malheureux  pour  la 
reine  de  n'avoir  pas  un  homme  en  état  de  la  conseiller,  car,  avec  des 
qualités  aimables,  elle  a  la  force  nécessaire  pour  suivre  un  excellent 


6ll  REVUE   DES    DEUX  MONDES, 

parti,  mais  elle  a  besoin  qu'on  le  lui  indique.  Sa  société  n'a  pas  pour 
elle,  à  ce  qu'il  paroît,  une  grande  déférence,  car,  dans  le  moment  pré- 
sent par  exemple,  les  Polignac  et  M.  de  Vaudreuil  sont  avec  ferveur 
pour  le  cardinal,  et  le  comte  d'Artois  a  montré  pour  lui  le  plus  vif  inté- 
rêt. En  général,  je  ne  trouve  pas  qu'on  ait  pour  la  reine  le  sentiment 
qu'elle  devroit  inspirer.  Son  désir  de  plaire  ne  lui  a  pas  réussi,  même 
autant  que  cela  auroit  fait  à  une  particulière.  C'est  peut-être  une 
preuve  que,  malgré  la  légèreté  de  ce  pays-ci,  cette  nation  a  besoin  de 
trouver  chez  ses  souverains  des  vertus  éminentes,  et  ne  s'attache  à  eux 
que  par  leur  activité. 

En  rendant  ce  témoignage  à  la  reine,  M.  de  Staël  ne  faisait  que 
reconnaître  l'appui  qu'elle  lui  avait  prêté  dans  l'affaire  de  son 
mariage  et  la  bienveillance  qu'elle  avait  témoignée  depuis  lors  à  la 
jeune  ambassadrice.  Cette  bienveillance  avait  eu  lieu  de  se  mani- 
fester le  jour  de  la  présentation  de  M"'  de  Staël  à  la  cour,  qui  eut 
lieu  le  31  janvier  1786.  Au  moment  où  elle  se  préparait  à  faire  à  la 
reine  les  trois  révérences  d'étiquette,  la  garniture  de  sa  robe,  mal 
ajustée,  se  détacha,  et  le  trouble  où  la  jeta  ce  petit  acciJent  lui  fit 
manquer  une  de  ces  révérences,  probablement  la  troisième,  qui 
était  la  plus  difficile,  parce  qu'en  se  relevant  la  personne  présentée 
faisait  le  simulacre  de  prendre  le  bas  de  la  robe  de  la  reine  pour 
la  porter  à  ses  lèvres.  Comme  M'"*  de  Staël  devait,  après  sa  présen- 
tation, assister  à  un  grand  dîner  de  quatre-vingts  couverts  donné 
en  son  honneur,  l'embarras  que  lui  causait  le  désordre  de  sa  toi- 
lette de  cour  était  grand.  Elle  se  fût  trouvée  fort  en  peine  avec 
sa  garniture  pendante  si  la  reine  ne  l'eût  avec  bonté  fait  entrer 
dans  ses  appartemens  particuliers  et  n'eût  fait  rajuster  la  garni- 
ture par  une  de  ses  femmes  pendant  qu'elle  s'efforçait,  par  ses 
propos  bienveillans,  de  remettre  de  son  émotion  la  jeune  ambas- 
sadrice. Ce  petit  incident  fit  assez  de  bruit  et  donna  lieu  immé- 
diatement à  un  quatrain  qui  n'avait  au  reste  rien  de  désagréable 
pour  M™*  de  Staël  : 

Le  timide  embarras  qui  naît  de  la  pudeur, 
Bien  loin  d'être  un  défaut,  est  une  belle  grâce. 
La  modeste  vertu  ne  connaît  pas  l'audace, 
Ni  le  vice  effronté  l'innocente  rougeur. 

Quelque  temps  après,  la  reine  devait  encore  donner  à  M™^  de 
Staël  une  nouvelle  marque  d'intérêt  d'une  nature  plus  délicate  et 
plus  intime.  Le  jeune  ménage  de  Staël  vivait  largement  à  Paris  et 
menait  à  l'hôtel  de  l'ambassade  assez  grand  train  d'élégance.  La 
reine,  qui  avait  été  mêlée  aux  négociations  du  mariage,  savait  de 
quelles  ressources  il  pouvait  disposer,  et,  craignant  sans  doute  que 
ces  ressources  ne  fussent  pas  tout  à  fait  en  proportion  avec  d'aussi 


LE   SALON   DE  M""^   NECRER.  65 

grandes  dépenses,  elle  fit,  par  l'intermédiaire  de  M.  Necker,  par- 
venir à  la  jeune  femme  d'amicales  représentations.  C'est  ce  qui 
résulte  de  cette  lettre  familière,  adressée  par  M™"  de  Staël  à  son 
mari  : 

Ce  lundi.  SaintOuen. 

Je  te  prie,  mon  cher  ami,  d'inviter  M'"*  de  Simiane  pour  notre  dîner 
de  jeudi.  Ce  n'est  pas  une  personne  de  plus  qui  augmente  un  dîner,  et 
quoi  qu'on  en  dise,  nous  ne  nous  ruinerons  pas.  Cet  on,  au  reste,  n'est 
à  dédaigner.  C'est  tout  simplement  la  reine  qui  a  fait  dire  à  mon  père 
par  M.  de  Castries  qu'elle  craignoit  que  nous  ne  nous  dérangeassions  et 
qu'il  prît  garde  à  nous.  Voilà  mon  père  qui  a  saisi  cette  occasion  pour  me 
moraliser,  car  il  a  été  {"ort  frappé  de  l'avertissement  et  surtout  fort  touché 
de  la  bonté  de  la  reine.  11  t'en  parlera  sûrement,  mais  je  ne  crois  pas  qu'il  te 
le  dise  aussi  vivement  qu'à  moi,  car  je  trouve  comme  lui  qu'on  est  embar- 
rassé de  dire  qu'on  aime  des  personnes  de  ce  rang-là  :  il  y  a  tant  de  gens 
qui  le  feignent.  Dans  le  fait  j'ai  toujours  remarqué  qu'il  la  louoit  avec  une 
manière  à  lui  sur  la  justesse  de  son  esprit,  sur  son  élévation,  sur  sa  bonté, 
qu'il  repoussoit  toute  espèce  d'attaque  qu'on  vouloit  lui  faire  en  sa  pré- 
sence et  surtout  qu'il  devenoit  triste  quand  on  lui  disoit  qu'elle  lui  avoit 
conservé  de  l'intérêt.  Le  talent  des  femmes,  c'est  les  observations  fines, 
et  je  devine  tous  les  mouvemens  de  ce  que  j'aime. 

Tu  vas  demain  à  Versailles;  tu  feras  mes  complimens  à  M.  de  Ver- 
gennes;  cela  lui  fera  plaisir  (1).  Tu  voudras  bien  ordonner  le  dîner. 
Seize  entrées  me  paraissent  suffisantes;  les  leçons  de  la  reine  opèrent 
comme  tu  le  vois.  Adieu,  mon  cher  ami. 

Ces  sentimens  bienveillans  de  la  reine  pour  M.  Necker  et  pour 
sa  fille  devaient  recevoir  une  première  atteinte  lors  du  différend 
public  de  M.  Necker  avec  M.  de  Calonne.  On  sait  que,  dans  son  dis- 
cours d'ouverture  à  l'assemblée  des  notables  de  1787, M.  de  Calonne 
mit  en  doute,  implicitement  du  moins,  l'exactitude  du  Compte-rendu 
en  évaluant  à  110  millions  le  déficit  annuel  qu'il  accusait,  mais  en 
s'efTorçant  d'établir  qu'au  moment  où  M.  Necker  était  sorti  des 
affaires,  ce  déficit  montait  déjà  à  60  millions.  Piqué  au  vif  de  se  voir 
attaquer  ainsi  dans  son  exactitude  de  calculateur  et  dans  sa  loyauté 
d'homme  public,  M.  Necker  sollicita  du  roi  la  faveur  d'une  discussion 
contradictoire  devant  l'assemblée  des  notables,  et  ne  pouvant  l'obte- 
nir, il  publia  en  réponse  aux  assertions  de  M.  de  Calonne  un  Mé- 
moire justificatif.  Le  roi  avait  fait  dire  à  M.  Necker  de  demeurer  tran- 
quille en  l'assurant  qu'il  tenait  le  Compte-rendu  pour  fidèle.  Il  fut 

(1)  Les  relations  de  M.  Necker  et  de  M.  de  Vergennes  étant  des  plus  mauvaises,  il 
ne  faut  évidemment  voir  dans  cette  commission  qu'une  plaisanterie. 

TOMK  XLIII.  —  1881.  5 


66  BEVDE   DES   DEUX  MONDES. 

irrité  à  son  tour  de  ce  que  cette  assurance  n'eût  pas  suffi  à  détour- 
ner M.  Necker  d'une  justification  publique,  et  il  lui  fit  signifier  par  le 
baron  de  Breteuil  une  lettre  de  cachet  qui  l'exilait  à  quarante  lieues 
de  Paris.  Cette  mesure,  qui  autrefois  aurait  paru  fort  simple  et 
même  assez  douce  comme  punition  infligée  à  une  désobéissance, 
excita  cependant,  les  temps  étant  changés,  un  cri  universel.  Les 
amis  de  M.  Necker  jetaient  feu  et  flamme  contre  un  ordre  d'exil 
qui  lui  donnait  vingt-quatre  heures  pour  quitter  Paris  au  moment 
où  sa  femme  était  malade,  sa  fille  prête  d'accoucher.  Les  indif- 
férens  même  prenaient  parti  pour  lui,  et  c'était  peut-être  M.  Necker 
lui-même  qui  s'accommodait  le  plus  philosophiquement  de  sa  mésa- 
venture, ainsi  qu'on  va  le  voir  par  une  lettre  qu'il  écrivait  à  sa  fille, 
de  Fontainebleau,  en  route  pour  son  lieu  d'exil  : 

Ma  chère  Minette, 

Toutes  réflexions  faites  et  pleins  de  respect  pour  ton  dernier  conseil, 
nous  partirons  demain  de  grand  matin  pour  Château-Renard,  à  moins 
d'incident  imprévu  ;  je  crois  que  le  château  est  convenable,  puisque 
toutes  les  automnes  il  a  été  habité  par  les  deux  familles  d'Outremont  et 
de  Fougeret;  quant  aux  dehors,  je  n'en  ai  nulle  idée;  je  redoute  les 
goûts  décidés  de  ta  chère  maman  en  bien  et  en  mal  ;  cependant  elle 
se  met  en  route  de  bon  cœur...  Tu  ramasseras  dans  la  semaine  toutes 
les  nouvelles  ;  nous  avons  été  mis  au  courant  par  Germani  et  encore 
plus  par  tes  lettres,  qui  sont  un  voyage  rapide,  mais  fort  amusant.  Mais 
tout  cela  n'est  pas  ma  bonne  Minette,  dont  je  me  sens  séparé  depuis 
bien  longtemps  et  que  je  serai  bien  ravi  de  revoir.  La  chère  maman 
se  livrera  au  plus  parfait  repos  que  son  état  nécessite.  Je  ne  puis 
m'empêcher  parfois  de  sentir  qu'on  nous  ti?aite  durement  en  nous 
obligeant  à  tout  ce  remue-ménage.  Ce  n'est  pas  à  cause  de  moi,  mais 
une  femme  qu'on  scait  fort  malade,  une  fille  déjà  ronde  comme  un 
tambour,  tout  cela  change  bien  la  nature  d'un  exil.  Je  suis  un  peu  plus 
animé  sur  tout  cela  depuis  que  je  suis  plus  rendu  à  moi-même,  et  aussy 
depuis  que  j'ai  éprouvé  tous  les  inconvéniens  qui  naissent  d'un  éloi- 
gnement  sans  habitation  :  et  encore  depuis  que  j'ai  vu  que  le  mot 
transitoire,  que  j'avois  placé  dans  une  lettre  au  baron  de  Breteuil,  n'a 
fait  aucun  effet.  Nous  aurons  tous  le  temps  de  moraliser  là-dessus.  Un 
grand  dédommagement,  un  grand  contrepoids,  c'est  l'intérest  public; 
sans  cela...  Mais  ce  n'est  que  par  toi  que  je  saurai  bien  tout. 

L'animation  de  M.  Necker  n'était  rien  auprès  de  celle  de  sa  fdie. 
«  Je  ne  saurois,  écrivait-elle  plus  tard,  peindre  l'état  où  je  fus  à 
cette  nouvelle  ;  cet  exil  me  parut  un  acte  de  despotisme  sans 
exemple  ;  il  s'agissoit  de  mon  père,  dont  tous  les  sentimens  nobles 


LE   SALON   DE  M'^*   NECKBR.  67 

et  purs  m'étoient  intimement  connus  ;  je  n'avois  pas  encore  l'idée 
de  ce  que  c'est  qu'un  gouvernement,  et  la  conduite  de  celui  de 
France  me  paraissoit  la  plus  révoltante  de  toutes  les  injustices.  » 
La  mainlevée  de  la  lettre  de  cachet,  qui  survint  au  bout  de  deux 
mois,  ne  suffit  pas  à  l'apaiser,  et  elle  écrivait  à  son  mari,  du  châ- 
teau de  Marolles,  près  de  Fontainebleau,  où  elle  avait  été  rejoindre 
ses  parens  : 

Je  te  remercie,  mon  cher  ami,  de  la  lettre  que  tu  m'as  écrite  par 
M'^'de  Beauvau;  j'étois  déji  fâchée  contre  toi  de  ce  que  M.  de  Grillon  ne 
m'avoit  rien  apporté  de  ta  part.  Tu  vois  bien  que  la  reine  ne  s'est  pas 
mieux  conduite  pour  toi  dans  cette  occasion  que  dans  l'autre,  car  il  étoit 
bien  simple  qu'elle  te  fit  part  de  la  levée  de  la  lettre  de  cachet,  et  c'est 
un  genre  d'attention  qu'il  est  bien  naturel  d'avoir  et  qui  est  même  dans 
sa  manière  ordinaire  pour  tous  ceux  à  qui  elle  veutplaire.  Je  crois  donc 
qu'il  est  plus  essentiel  que  jamais  de  te  tenir  en  arrière;  mais  si  elle 
demande  à  te  voir,  de  lui  parler  comme  nous  en  sommes  convenus, 
avec  une  grande  noblesse  pour  mon  père,  faisant  sentir  que  la  fin  de 
cet  exil  iniéressoit  plus  la  reine  et  le  roi  que  mon  père;  avec  une 
grande  peine  de  la  froideur  et  de  l'indifférence  que  la  reine  t'a  per- 
sonnellement montrées,  et  rappelant  la  discrétion  que  tu  as  eue  en  tout 
temps  de  ne  jamais  l'entretenir  de  mon  père.  Je  sens  que  ce  que  je 
viens  d'écrire,  ménagé  avec  ta  prudence,  développant  ce  que  je  n'ai 
fait  que  t'indiquer,  et  surtout  accompagnant  tes  discours  d'un  accent 
et  d'une  physionomie  à  la  fois  respectueuse  et  prononcée,  seroit  très 
bon  à  dire,  si  c'étoit  elle  qui  t'eût  fait  demander  de  venir  chez  elle... 
Tu  ne  m'as  pas  répondu  à  ma  lettre  sur  Fontainebleau.  Si  ton  état,  le 
caractère  de  ton  roi  l'avoit  permis,  je  t'avoue  que  je  n'aurois  plus  remis 
le  pied  à  Versailles  après  l'exil  de  mon  père;  il  m'eût  été  doux  de  me 
livrer  à  ma  fierté  en  m'en  bannissant  pour  toujours.  Mais  comme  notre 
position  rend  cette  résolution  d'éclat  impossible,  je  trouve  qu'on  n'an- 
nonce point  le  désir  de  plaire  à  la  reine  en  lui  faisant  sa  cour  une 
fois  ou  deux  et  en  passant  quelques  jours  à  jouir  de  la  chasse  et  des 
spectacles  qui,  à  mon  âge,  peuvent  attirer  sans  qu'on  me  soupçonne 
d'intrigue  ou  d'amour  de  la  faveur.  D'ailleurs  M.  de  Montmorin  étant 
ton  ministre,  je  serai  plus  agréablement  à  Fontainebleau  cette  année 
que  du  temps  de  ton  Vergennes.  Adieu,  mon  cher  ami. 

L'exil  de  M.  Necker  ne  devait,  par  un  retour  facile  à  prévoir, 
précéder  que  de  peu  de  temps  sa  rentrée  aux  affaires.  La  situa- 
tion allait  en  s'aggravant  chaque  jour.  Chacun  commençait  à  com- 
prendre, suivant  l'expression  du  marquis  de  Mirabeau,  «  que  le 
colin-maillard  prolongé  conduirait  à  la  culbute  générale.  »  Les 
dépêches  de  M.  de  Staël  rendent  à  son  souverain  un  compte  fidèle 
de  l'état  des  esprits,  qu'il  décrit  avec  beaucoup  d'animation  et  de 


68  HEVDE  DES   DEUX  MONDES. 

sagacité.  Près  d'un  an  avant  la  convocation  des  états-généraux,  on 
y  rencontre  ce  mot  de  révolution  que  le  duc  de  Liancourt  devait 
faire  retentir  pour  la  première  fois  aux  oreilles  de  Louis  XVI 
étonné,  le  matin  de  la  prise  de  la  Bastille  : 

Il  paroît,  écrit-il  au  mois  de  novembre  1788,  que  le  parlement  est 
décidé  à  n'enregistrer  aucun  emprunt  sans  la  promesse  des  états-géné- 
raux, et  l'argent  devient  si  nécessaire  qu'il  est  presque  certain  qu'on 
mettra  dans  le  préambule  qu'on  les  assemblera  dans  deux  années.  Ce 
grand  pas  fait,  il  ne  sera  plus,  je  crois,  au  pouvoir  de  la  cour  de  sus- 
pendre le  mouvement  des  esprits,  et  les  notables,  choisis  par  le  roi, 
sans  pouvoir  légitime,  ont  donné  cependant  assez  de  preuves  de  cou- 
rage pour  faire  pressentir  ce  que  seront  aujourd'hui  les  états-généraux. 
Je  ne  sais  si  c'est  un  bien  pour  cette  nation  qu'une  si  grande  révolu- 
tion, mais  ce  qui  est  bien  remarquable  au  moins,  c'est  que  cette  nation 
soit  la  première  dans  laquelle  les  finances  seront  la  cause  des  plus 
grands  événemens  et  qu'un  seul  homme  (M.  de  Galonné)  aura  mis  le 
roi  plus  dans  la  dépendance  de  la  nation  que  toutes  les  guerres  et  les 
malheurs  des  dernièies  années  de  Louis  XIV  ne  l'avoient  placé.  Il  faut 
avouer  aussi  que  les  esprits  sont  entièrement  changés.  Les  philosophes 
les  ont  animés;  mais,  plus  que  tout,  l'inconsidération  dans  laquelle 
les  ministres  du  roi  l'ont  fait  tomber  a  inspiré  à  tous  ses  sujets  un 
courage  fondé  sur  l'opinion  de  sa  faiblesse.  Dans  le  moment  présent, 
il  me  semble  que  toute  l'Europe  doit  bien  vivement  s'intéresser  aux 
événemens  qui  se  passeront  en  France  dans  cette  année,  car  la  con- 
stitution politique  de  ce  royaume  doit  influer  sur  ses  relations  poli- 
tiques. 

Lorsque  M.  de  Staël  prend  ainsi  à  partie  l'homme  qui  a  fait  plus 
de  mal  à  la  monarchie  que  les  guerres  et  les  malheurs  de  Louis  XIV, 
il  n'est  pas  malaisé  de  deviner  quel  est  dans  sa  pensée  celui  qu'il 
faudrait  lui  donner  comme  successeur  et  qui  pourrait  encore  tout 
réparer.  Mais  cette  opinion  n'était  pas  seulement  celle  du  petit 
groupe  qui  entourait  M.  Necker,  elle  était  partagée  par  la  France 
entière,  et  jamais  Louis  XVI  n'a  mieux  répondu  au  vœu  de  la  nation 
que  le  jour  où,  par  l'intermédiaire  du  comte  de  Mercy,  il  fit  pro- 
poser à  M.  Necker  d'entrer  au  Contrôle-général.  Aussi,  dans  le  nou- 
veau brevet  délivré  à  M.  Necker  n'est-il  plus  question  de  ces  res- 
trictions que  nous  avons  remarquées  dans  le  premier,  et  il  semble, 
au  contraire,  que,  en  rédigeant  ce  brevet,  on  se  soit  préoccupé 
d'accumuler  tous  les  témoignages  de  confiance  : 

Louis,  par  la  grâce  de  Dieu,  roi  de  France  et  de  Navarre,  à  notre 
amé  et  féal  le  sieur  Necker,  salut. 
La  place  de  contrôleur-général  de  nos  finances  dont  étoit  pourvu  le 


LE    SALON   DE   M™®   NECKER.  69 

sieur  Lambert  étant  vacante  par  sa  démission,  nous  avons  jugé  ne  pou- 
voir faire  un  meilleur  choix  que  celui  de  votre  personne  pour  admi- 
nistrer un  département  aussi  important  au  bien  de  notre  royaume.  Les 
preuves  que  vous  nous  avez  déjà  données  de  votre  zèle  pour  le  bien  de 
notre  service  nous  persuadent  que  vous  répondrez  dignement  à  la 
confiance  dont  nous  vous  honorons.  A  ces  causes  et  autres  à  ce  nous 
mouvant,  nous  vous  commettons,  ordonnons  et  établissons  pour,  en  qua- 
lité de  directeur-général  de  nos  finances,  nous  en  rendre  compte, 
avoir  entrée,  séance,  voix  et  opinion  délibérative  en  notre  conseil  royal 
des  finances  et  pour  vous  jouir  et  user  de  la  ditte  commission  aux  hon- 
neurs, autorités  et  pouvoir  qui  y  appartiennent  sur  le  fait  de  nos 
finances. 

La  nomination  de  M.  Necker  fut  saluée  d'un  bout  à  l'autre  do  la 
France  par  un  long  cri  de  joie.  Ceux  que  M.  Necker  devait  retrou- 
ver plus  tard  sur  les  bancs  de  l'Assemblée  constituante  parmi  ses 
adversaires  les  plus  violens  se  signalaient  des  premiers  par  leur 
enthousiasme,  et  peut-être  ne  lira-t-on  pas  sans  curiosité  la  lettre 
suivante  du  fougueux  abbé  Maury,  qui  devait  plus  tard  diriger 
contre  M.  Necker  les  traits  de  son  amère  et  incisive  éloquence  : 

Saint-Brice,  11  septembre. 

Je  fus  l'un  des  premiers,  madame,  et  certainement  l'un  des  plus  sin- 
cères de  tous  les  empressés  qui  accoururent  chez  vous  dès  que  j'appris 
la  grande  nouvelle  que  j'attendois  depuis  si  longtemps  et  que  j'avois 
osé  vous  prédire  tant  de  fois.  Il  n'y  eut  bientôt  plus  moyen  de  se  faire 
remarquer  par  l'hommage  de  sa  joie.  Je  respectai  vos  embarras;  je 
n'aspirai  plus  qu'au  mérite  de  la  discrétion  et  je  quittai  Paris  au  mo- 
ment où  le  public  commençoit  à  se  faire  honneur  dans  mon  esprit,  ce 
qui  ne  lui  arrive  pas  souvent.  Je  me  serois  contenté  de  parler  sans 
cesse  de  vous  et  du  grand  homme  dont  vous  êtes  la  digne  moitié,  sans 
vous  importuner  de  mes  félicitations,  et  j'aurois  été  tout  près  de  ne 
vous  faire  ma  cour  qu'à  la  Toussaint.  Mais  il  n'y  a  pas  moyen  de  suivre 
un  plan  si  sublime.  Le  superbe  ouvrage  (1)  de  M.  Necker  que  je  viens 
de  lire  avec  autant  de  respect  que  d'admiration  ne  me  permet  plus  de 
conserver  tant  de  dignité  avec  un  ministre  dont  la  gloire  et  le  génie 
vont  faire  le  bonheur  habituel  de  ma  vie.  C'est  le  triomphe  de  la  vertu, 
de  la  dialectique  et  de  l'éloquence.  Jamais  on  ne  donna  tant  d'intérêt 
au  calcul,  jamais  personne  ne  s'est  élevé  à  cette  hauteur  en  montrant 
son  âme  et  ses  principes.  M.  Necker  n'auroit  pas  pu  prendre  un  autre 
ton,  désirer  une  plus  parfaite  mesure,  s'il  eût  prévu  que  son  apologie 

(1)  M.  Necker  avait  fait  imprimer  en  réponse  aux  attaques  de  M.  de  Galonné  ua 
second  Mémoire,  qui  ne  parut,  en  effet,  qu'après  son  entrée  au  ministère. 


70  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

suivrait  de  si  près  son  entrée  au  conseil.  Son  rappel  a  été  le  retour  de 
Camille.  Dites-lui  bien,  madame,  qu'après  ces  acclamations  générales, 
il  ne  lui  est  plus  permis  d'abaisser  ses  regards  sur  ses  vils  ennemis  ni 
même  de  croire  qu'il  en  ait  encore.  Non,  sans  doute  ;  il  ne  doit  plus  se 
souvenir  de  ces  malheureux  que  la  joye  publique  vient  de  flétrir.  Je  leur 
pardonne  à  présent  à  tous,  à  M.  de  Galonné  lui-même  qui  nous  a  vallu 
ce  nouveau  chef-d'œuvre.  Qu'on  ne  profère  plus  son  nom  devant  vous 
qu'avec  reconnoissance.  Ce  n'est  pas  dans  la  maison  de  Cicéron  qu'il 
faut  maudire  Antoine,  Verres  et  Catilina.  J'aurois  un  grand  plaisir  à 
épancher  mes  sentimens  dans  cette  lettre,  mais  vous  n'aurez  pas  le 
temps  de  la  lire.  Il  n'y  a  plus  d'autre  manière  de  dialoguer  avec  vous 
que  de  battre  des  mains.  Agréez,  madame,  le  fidèle  hommage  de  mon 
attachement  et  de  mon  respect. 

Je  ne  sais  quelle  impression  cette  lettre  produisit  sur  M.  Necker, 
à  qui  sa  femme  dut  certainement  la  communiquer.  Mais  ne  dut-il 
pas  être  touché  davantage  par  celle-ci,  que  lui  adressait,  au  nom 
de  sa  communauté,  la  supérieure  des  Ursulines  de  Saint-Germain 
en-Laye,  et  que  je  choisis  entre  bien  d'autres  semblables? 

Monseigneur, 

Je  me  prête  avec  ardeur  à  l'empressement  de  ma  communauté  qui 
désire  que  je  vous  fasse  part  de  la  joie  qu'elle  ressent  avec  l'univers 
entier  qui  rend  justice  à  vos  lumières,  à  voire  mérite,  à  votre  grande 
intégrité.  Quoique  nous  soyons  d'un  état  à  ne  pas  faire  grande  sensa- 
tion, nous  sommes  néanmoins  citoyennes  et  nous  prenons  part  au 
bonheur  du  public.  Celui  de  vous  voir  à  la  tête  des  affaires  va  ramener 
l'allégresse.  Chacun  se  félicite  d'avoir  cet  avantage  de  pouvoir  recourir 
avec  confiance  à  votre  justice,  à  la  bonté  de  votre  cœur,  et  aux  senti- 
mens d'humanité  dont  votre  grande  âme  est  remplie.  La  connoissance 
qu'on  en  a  donne  une  joye  universelle,  rend  le  calme  et  ressuscite  l'es- 
poir de  devenir  heureux.  J'ose  prendre  la  respectueuse  liberté  de  vous 
assurer,  Monseigneur,  que  la  nôtre  n'est  pas  médiocre,  appressiant 
avec  un  plaisir  infini  que  l'étendue  de  votre  esprit  et  de  vos  qualités 
soient  connus.  Nous  les  admirons  et  bénissons  le  Seigneur  d'un  rappel 
qui  satisfait  tous  les  sujets  dont  nous  sommes  du  nombre  ;  daignez. 
Monseigneur,  recevoir  avec  bonté  cet  hommage  et  les  vœux  ardens  que 
nous  ne  cesserons  d'offrir  à  Dieu  pour  tout  ce  qui  peut  intéresser  votre 
illustre  personne. 

M.  Necker  eût  été  assurément  bien  excusable  si  de  pareils  témoi- 
gnages de  confiance  l'eusseîit  enivré  quelque  peu  ;  mais  il  s'en 
fallait  de  beaucoup  que  la  confiance  générale  fût  partagée  par  lui. 
((  Que  ne  m'a-t-on  donnée  disait-il,  les  huit  mois  de  l'archevêque 


LE   SALON   DE   M"»*    NECKER.  71 

de  Sens  !  Aujourd'hui  il  est  bien  tard.  »  Les  événemens  ne  devaient 
donner  que  trop  raison  à  ses  pressentimens,  et  les  vrais  amis  de  sa 
gloire  auraient  du  souhaiter  pour  lui,  au  lieu  de  ce  retour  de 
prospérité,  qu'il  mourût,  comme  Turgot,  dans  l'opposition  et  la 
disgrâce. 

II. 

La  seconde  partie  de  la  carrière  politique  de  M.  Necker  est  loin 
d'avoir  enrichi  les  archives  de  Goppet  de  docuinens  aussi  nombreux 
que  la  première.  Lorsqu'on  1798,  les  armées  du  Directoire  enva- 
hirent le  pays  de  Vaud,  M.  Necker,  par  un  sentiment  très  hono- 
rable, fit  un  triage  de  ses  papiers,  et  brûla  «  tout  ce  qui,  disait-il, 
aurait  pu  compromettre  quelqu'un,  »  c'est-à-dire  tout  ce  que  ces 
papiers  devaient  contenir  de  plus  intéressant.  Ceux  qu'il  a  laissés 
subsister  ne  jettent  aucun  jour  nouveau  sur  les  événemens  auxquels 
M.  Necker  a  été  mêlé.  Aussi  n'ai-je  rien  d'autre  à  faire  que  de 
passer  très  rapidement  sur  ces  événemens,  n'ayant  point  l'inten- 
tion de  discuter  ni  de  juger  la  ligne  de  conduite  que  M.  Necker  a 
cru  devoir  suivre.  Je  me  permettrai  cependant  une  réflexion  :  c'est 
qu'entre  ceux  qui  accusent  M.  Necker  d'avoir,  par  impéritie  sinon 
par  trahison,  précipité  les  malheurs  de  la  révolution  française,  et 
ceux  qui  essaient  plus  ou  moins  timidement  de  le  défendre,  la  partie 
n'est  pas  tout  à  fait  égale,  car  la  ligne  de  conduite  qui  n'a  pas  été 
suivie  est  toujours  celle  dont  il  est  le  plus  facile  de  démontrer  vic- 
torieusement les  avantages,  11  ne  faut  pas  un  grand  effort  de  saga- 
cité pour  découvrir  que  M.  Necker  a  fait  une  imprudence  en  accor- 
dant la  double  représentation  du  tiers,  et  qu'à  la  célèbre  formule 
de  Sieyès  :  Qu  est-eeique le  tiers-état? Rien,  Que  doit-il  être?  Toiit^ 
on  pouvait  théoriquement  répondre  :  Le  tiers-état  ne  doit  être  ni 
rien  ni  tout;  il  doit  être  quelque  chose.  Mais  il  serait  moins  aisé 
de  démontrer  qu'un  ministre  porté  au  pouvoir  par  le  mouvement 
de  l'esprit  réformateur  pût  se  refuser  à  cette  concession,  alors  qu'un 
des  frères  du  roi  s'était  publiquement  prononcé  en  ce  sens  et  que 
la  reine  elle-même  avait  fini  par  se  rallier  à  un  système  adopté  au  resîe 
depuis  longtemps  dans  quelques  pays  d'état  et  entre  autres  en  Lan- 
guedoc. Pas  n'est  besoin  non  plus  d'avoir  beaucoup  d'esprit  pour  rail- 
ler, après  coup,  ceux  dont  l'enthousiasme  un  peu  crédule  rêvait  la 
transformation  pacifique  de  la  monarchie  administrative  en  une  mo- 
narchie constitutionnelle,  et  de  dire  que  les  concessions  du  roi  et  de 
ses  ministres  devaient  infailliblement  perdre  la  royauté;  mais 
encore  faudrait-il  démontrer  qu'en  réponse  au  mouvement  des  es- 
prits, il  fût  possible  à  Louis  XVI  de  prendre  le  ton  de  Louis  XIV,  et  à 
M.  Necker  l'allure  de  Richelieu.  Grande  est  sans  doute  la  respon- 


72  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sabilité  de  ceux  qui  ont  ébranlé  imprudemment  un  pouvoir  dont  ils 
ne  souhaitaient  pas  la  chute,  ou  qui  ne  sont  pas  venus  assez  tôt  à 
son  secours.  Mais  que  dire  de  ceux  qui,  dans  l'assemblée  consti- 
tuante, unissaient  constamment  leurs  votes  à  ceux  des  jacobins 
dans  l'espérance  que  le  bien  sortirait  de  l'excès  du  mal,  ou  qui  par 
delà  les  frontières  s'associaient  à  des  provocations  dont  le  péril 
retombait  sur  d'autres  têtes  que  les  leurs?  A  vrai  dire,  je  n'aper- 
çois entre  eux  qu'une  différence  ;  c'est  que  les  premiers  ont  eu  par- 
fois l'ingénuité  de  convenir  de  leurs  fautes,  tandis  qu'on  attend 
encore  la  confession  des  autres  et  qu'ils  n'ont  jamais  pris  la  parole 
ou  la  plume  que  pour  injurier  leurs  adversaires. 

Parmi  les  nombreux  reproches  dirigés  contre  M.  Necker,  je  dois 
convenir  cependant  qu'il  en  est  un  qui  paraît  fondé,  c'est  celui 
que  lui  adresse  Malouet  d'avoir  abordé  les  états-généraux  sans 
aucun  plan  arrêté  et  d'avoir  attendu  leur  impulsion  au  lieu  de  leur 
imprimer  la  sienne.  Dans  ses  Considérations  sur  la  révolution  fran- 
çaise, M™*  de  Staël  explique  cette  abstention  de  M.  Necker  par  le 
scrupule  d'empiéter  sur  une  initiative  qui  devait  appartenir,  selon 
lui»  aux  mandataires  de  la  nation.  Mais  cette  raison  dont  se  conten- 
tait ia  piété  filiale  de  M""  de  Staël  dissimule  mal  le  côté  faible  de 
M.  îfecker  :  une  irrésolution  dans  les  grandes  circonstances,  qui 
teaait  en  grande  partie  à  ce  que  la  sagacité  de  l'esprit  lui  faisait 
apercevoir  en  même  temps  les  inconvéniens  comme  les  avantages 
de  chaque  détermination  sans  que  la  fermeté  du  caractère  vînt  jeter 
à  temps  le  poids  décisif  dans  un  des  plateaux  de  la  balance.  Quel- 
ques années  plus  tard,  lorsque  l'éclatante  figure  de  Bonaparte  com- 
mença d'attirer  les  regards  du  monde,  ce  que  M.  Necker  admirait 
surtout  chez  lui,  «  c'était  une  superbe  volonté,  qui  saisit  tout,  règle 
tout  et  qui  s'étend  ou  s'arrête  à  propos.  C'est  la  première  qualité, 
ajoutait-il,  pour  gouverner  en  chef  un  grand  empire.  On  finit  par  con- 
sidérer cette  volonté  comme  un  ordre  de  la  nature,  et  toutes  les  oppo- 
sitions cessent.  »  N'était-ce  point,  comme  cela  arrive  souvent,  la 
faculté  dont  il  se  sentait  dépourvu  que  M.  Necker  admirait  le  plus 
chez  Bonaparte?  Ce  n'est  pas  à  dire  cependant  que,  si  M.  Necker 
eût  été  doué  de  cette  superbe  volonté,  il  lui  aurait  été  donné  de  saisir 
tout,  de  régler  tout,  et  que  toutes  les  oppositions  se  seraient  inclinées 
devant  cette  volonté  comme  devant  une  loi  de  la  nature.  Il  aurait 
encore  fallu,  et  c'eût  été  une  tâche  difficile,  associera  cette  volonté 
le  monarque  infortuné  chez  lequel  l'excès  du  malheur  ne  devait 
développer  que  la  grandeur  morale.  Or  à  cette  tâche  M.  Necker 
n'aurait  probablement  pas  mieux  réussi  au  début  que  Marie - 
Antoinette,  dont  on  connaît  aujourd'hui  les  désespoirs,  ne  devait 
réussir  plus  tard,  et  parfois  même  l'indécision  du  roi  vint  mettre 
un  obstacle  aux  décisions  de  son  ministre.  Malouet  rapporte  sur 


LE   SALON    DE    M'"*'   NECKEK.  7.3 

ce  point  une  anecdote  curieuse  et  peu  connue.  C'était  quelques 
semaines  avant  les  journées  d'octobre.  Malouet,  d'accord  avec 
plusieurs  membres  influens  des  états-généraux,  avait  proposé  à 
M.  Necker  et  à  M.  de  Montmorin,  alors  ministres,  de  faire  voter  par 
l'assemblée  constituante  le  transfert  du  lieu  de  ses  séances  à  plus 
de  vingt  lieues  de  Paris.  Ils  se  croyaient  sûrs  de  la  majorité  de 
l'assemblée  ;  les  ministres  avaient  donné  leur  assentiment  à  la  pro- 
position de  Malouet  et  lui  assignèrent  un  rendez-vous  le  soir,  à 
l'issue  du  conseil,  pour  lui  communiquer  la  décision  du  roi.  A 
minuit,  Malouet  se  rend  chez  M.  de  Montmorin,  et  après  une  longue 
attente  voit  arriver  M.  Necker  qui,  d'un  air  contraint,  l'informe  que 
la  proposition  n'a  pas  été  adoptée  par  le  conseil.  Malouet  se  récrie, 
insiste  pour  savoir  les  causes  d'une  résolution  dont  il  prévoyait  les 
conséquences  fatales,  et  M.  Necker  finit  par  lui  dire  :  «  Monsieur, 
si  vous  voulez  tout  savoir,  apprenez  que  notre  rôle  est  bien  pénible. 
Le  roi  est  bon,  mais  difficile  à  décider.  Sa  Majesté  étoit  fatiguée. 
Elle  a  dormi  pendant  tout  le  conseil.  Nous  étions  de  l'avis  de  la 
translation  de  l'assemblée,  mais  le  roi  en  s'éveillant  a  dit  :  «  Non,  » 
et  s'est  retiré.  Croyez  que  nous  sommes  aussi  fâchés  et  surtout  plus 
embarrassés  que  vous.  » 

11  y  a  une  autre  accusation,  souvent  dirigée  contre  M.  Necker, 
qui  ne  me  paraît  pas  avoir  la  même  solidité,  c'est  celle  de  s'être 
laissé  infatuer  par  la  popularité  dont  il  jouissait  au  point  de  s'a- 
veugler sur  les  difficultés  de  la  tâche  qu'il  avait  entreprise  et  d'a- 
voir tout  laissé  aller,  comptant  sur  son  ascendant  personnel  pour 
tout  arrêter.  Je  ne  crois  pas  qu'un  examen  impartial  de  la  con- 
duite de  M.  Necker  justifie  cette  accusation.  Sans  doute,  il  était 
rentré  aux  affaires  avec  le  sentiment  que  la  popularité  dont  il  jouis- 
sait lui  créait  une  situation  bien  autrement  forte  que  lors  de  son 
premier  ministère  et  lui  permettait  une  attitude  plus  indépendante. 
Mais  il  ne  se  dissimulait  pas  combien  le  mouvement  impétueux  qui 
se  préparait  serait  difficile  à  diriger,  et  la  prévoyance  des  conseils 
que,  dans  son  premier  discours  (à  cause  de  cela  même  si  mal  ac- 
cueilli), il  adressait  aux  états-généraux,  est  là  pour  en  témoigner. 
Lorsqu'à  ces  représentans  de  la  nation  réunis  pour  la  première  fois 
et  bouillant  d'une  orgueilleuse  impatience,  il  demandait  «  de  ne 
pas  se  montrer  envieux  du  temps,  de  lui  laisser  quelque  choee  à 
faire  et  de  ne  pas  croire  que  l'avenir  piit  être  sans  connexion 
avec  le  passé,  »  il  les  mettait  précieusement  en  garde  contre  cette 
tendance  fatale  qui  devait  perdre  en  partie  l'œuvre  de  la  Consti- 
tuante et  dont  la  France  moderne  a  tant  de  peine  à  revenir  :  le 
dédain  et  la  haine  aveugle  d'un  passé,  à  tout  prendre  plein  de 
bienfaits  et  de  grands  souvenirs.  Ëùt-il,  même  au  début,  uourri 
quelques  illusions,  il  ne  devait  pas  tarder  à  les  perdre  en  voyant 


74  REVUE   DES   DEDX  MONDES. 

la  violence  des  passions  contre  lesquelles  il  avait  à  lutter  de  part 
et  d'autre  et  qui  devaient  bientôt  se  réunir  contre  lui.  Le  mar- 
quis de  Ferrières  raconte  dans  ses  Mémoires  que,  peu  de 
jours  avant  la  prise  de  la  Bastille,  le  comte  d'Artois  ayant  ren- 
contré M.  Necker  qui  se  rendait  au  conseil,  lui  ferma  le  passage 
et,  lui  montrant  le  poing,  l'apostropha  en  ces  termes  :  «  Où  vas-tu, 
traître  d'étranger?  Est-ce  la  place  au  conseil,  fichu  bourgeois? 
Retourne-t'en  dans  ta  petite  ville,  ou  tu  ne  périras  que  de  ma 
main.  »  Lorsque  des  passions  aussi  violentes  éclataient  chez  les 
défenseurs  naturels  de  la  royauté  contre  le  ministre  qui  allait  avoir 
à  défendre  contre  l'assemblée  les  prérogatives  du  pouvoir  exécutif, 
il  ne  lui  fallait  pas  beaucoup  de  sagacité  pour  deviner  qu'il  suc- 
comberait sous  les  coups  de  tant  d'adversaires.  Aussi,  lorsque  le 
12  juillet  1789,  M.  Necker  reçut  la  lettre  par  laquelle  Louis  XVI  lui 
signifiait  si  imprudemment  son  renvoi,  sa  conduite  et  son  langage 
montrent  qu'il  considéra  ce  renvoi  comme  une  délivrance.  Les 
conseillers  imprudens  qui  avaient  poussé  Louis  XVI  à  cette  réso- 
lution aveugle  sans  s'assurer  les  moyens  de  la  soutenir  voulaient, 
pour  empêcher  M.  Necker  d'ameuter  le  peuple,  qu'il  fût  mis  à  la 
Bastille.  Mais  le  roi,  toujours  juste  envers  le  caractère  de  M.  Nec- 
ker, se  porta  garant  que  le  ministre  disgracié  ne  chercherait  à 
exciter  aucun  trouble  qui  pût  prévenir  sa  retraite.  Sur  ce  point,  la 
confiance  de  Louis  XVI  ne  fut  point  rrooipée. 

On  sait  que  M.  iNecker  était  à  table  lorsqu'il  reçut  la  lettre  et  l'ortlre 
d'exil  du  roi.  Sans  en  rien  témoigner  devant  ses  convives,  il  mit  la 
lettre  dans  sa  poche  et  continua  la  conversation.  Le  dîner  terminé, 
il  prit  M""  Necker  à  part  pour  l'informer  de  l'ordre  qu'il  venait,  de 
recevoir,  et  tous  deux,  sans  changer  de  vêtemens,  sans  prévenir 
leur  fille,  dont  M.  Necker  redoutait  peut-être  la  douleur  indiscrète, 
se  firent  conduire  par  leur  voiture  jusqu'au  premier  relais  de  posie. 
De  là,  ils  prirent  la  route  de  Belgique,  qui  était  la  frontière  la  plus 
rapprochée,  et  marchèrent  jusqu'à  ce  qu'ils  l'eurent  dépassée.  Ce 
ne  fut  pas  tout.  Arrivé  à  Bruxelles,  M.  Necker  se  souvint  qu'à  la 
demande  de  MM.  Hope,  les  grands  banquiers  d'Amsterdam,  il  avait 
garanti  sur  sa  fortune  personnelle  le  paiement  d'un  envoi  de  grains 
assez  considérable  destinés  à  l'approvisionnement  de  Paris.  Crai- 
gnant que  la  nouvelle  de  sa  retraite  ne  suspendît  cet  envoi  et  que 
la  disette  n'occasionnât  quelque  trouble  dans  la  ville,  il  s'empressa 
d'écrire  àMM.  Hope  qu'il  maintenait  sa  caution,  dont  2  millions  lais- 
sés par  lui  8LÛ  trésor  continuaient  à  répondre.  Depuis  celte  pre- 
mière crise  ministérielle,  qui  devait  finir  d'une  façon  si  tragique, 
bien  des  ministres  sont  tombés  du  pouvoir,  mais  on  aurait  peine  à 
en  trouver  un  seul  qui  ait  poussé  aussi  loin  les  précautions  en  vue 
de  prévenir  son  rappel. 


LE    SALON   DE   M""^   NECKER.  75 

Ces  précautions  furent  vaines  cependant,  etM.Neckerfut  rejoint 
à  Belle  par  son  ancien  premier  commis,  Dufresnede  Saint-Léon,  qui 
lui  apporta  la  célèbre  délibération  des  états-généraux,  votée  sur  la 
motion  de  M.  de  Lally.  Dufresne  de  Saint-Léon  était  en  outre  por- 
teur d'une  lettre  personnelle  que  Louis  XVI  adressait  à  M.  Necker 
et  qui  se  terminait  ainsi  :  «  Vous  m'avez  parlé  en  me  quittant  de 
votre  attachement;  la  preuve  que  je  vous  en  demande  est  la  plus 
grande  que  vous  puissiez  m'en  donner.  »  Il  n'est  donc  point  exact, 
ainsi  qu'on  s'est  laissé  aller  à  l'écrire,  séduit  par  le  piquant  de  l'anec- 
dote, que  cette  lettre  ait  été  remise  à  M.  Necker  par  M"'"  de  Polignac, 
fuyant  elle-même  devant  l'émeute  et  l'hostilité  populaire.  Mais  il  est 
vrai  que  le  hasard  les  fit  se  rencontrer  tous  deux  à  Bâle  sous  le 
toit  de  cette  vieille  auberge  des  Trois  Rois,  qui  a  depuis  abrité  tant 
de  voyageurs  moins  illustres,  et  que  dans  cette  auberge  ils  eurent 
une  entrevue.  M.  Necker  désirait  assez  naturellement  savoir  des 
nouvelles  de  l'état  de  Paris.  M""'  de  Polignac,  de  son  côté,  n'était 
sans  doute  pas  fâchée  de  savoir  quelles  étaient  les  déterminations 
de  M.  Necker,  et  la  curiosité  triompha  des  préventions  réciproques. 
Ce  dut  être  néanmoins  une  scène  curieuse  que  cette  dernière  (1) 
rencontre  entre  le  ministre  et  la  favorite  qui  représentaient  les 
deux  influences  si  longtemps  en  lutte  à  la  cour  de  Louis  XVI  ;  cha- 
cun des  deux ,  au  fond  de  son  cœur,  attribuait  à  l'autre  la  respon- 
sabilité  des  malheurs  qu'ils  s'accordaient  à  prévoir,  et  il  fallut 
toute  la  bonne  grâce  naturelle  de  M"""  de  Polignac,  tout  le  savoir- 
vivre  de  M.  Necker,  pour  que  la  conversation  demeurât  dans  les 
bornes  d'une  courtoisie  un  peu  contrainte. 

M.  Necker  ne  se  faisait,  en  effet,  aucune  illusion  sur  la  gravité 
des  choses,  et  sa  réponse  au  roi,  dont  l'original  est  aux  archives 
nationales,  n'a  rien  qui  sente  l'homme  enivré  de  son  triomphe  : 

Je  touchois  au  port  que  tant  d'agitations  mê  taisoient  désirer  lorsque 
j'ai  receu  la  lettre  dont  Votre  Majesté  m'a  honoré.  Je  vais  retourner 
auprès  d'ElIe  pour  recevoir  ses  ordres  et  pour  juger  de  plus  près  si  en 
effet  mon  zèle  infatigable  et  mon  dévouement  sans  réserve  peuvent 
encore  servir  à  Votre  Majesté.  Je  crois  qu'EUe  me  désire  puisqu'EUe 
daigne  m'en  assurer  et  que  sa  bonne  foy  m'est  connue,  mais  je  la  sup- 
plie aussi  de  croire,  sur  ma  parole,  que  tout  ce  qui  séduit  la  plus  part 
des  hommes  élevés  aux  grandes  places,  n'a  plus  de  charme  pour  moi  et 
que  sans  un  sentiment  de  vertu  digue  de  l'estime  du  Roy,  c'est  dans 
la  retraite  seule  que  j'aurois  nourri  l'amour  et  l'intérest  dont  je  ne  ces- 
serai d'être  pénétré  pour  la  gloire  et  le  bonheur  de  Sa  Majesté. 

A  Basle,  ce  23  juillet  1789  (jour  où  les  ordres  du  roy  me  parviennent.) 

(1)  M™*  de  Polignac  mourut  à  Vienne  en  1794,  brisée  par  la  secousse  et  le  chagrin 
que  lui  causa  la  mort  de  la  reine. 


76  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

Si  cette  lettre  un  peu  officielle  ne  paraissait  pas  un  assez  sûr 
garant  de  la  sincérité  de  M.  Necker,  le  ton  familier  et  plein  d'aban- 
don de  celle  qu'il  adressait  le  lendemain  à  son  frère  suffirait  à 
convaincre  les  plus  incrédules: 

Basle,  24  juillet  1789. 

Je  ne  scais  pas  où  tu  es,  mon  cher  ami,  n'ayant  aucune  nouvelle  de 
fraîche  datte.  Je  suis  arrivé  icy  lundy  dernier  20  de  ce  mois,  et  chaque 
jour  j'ai  eu  dans  l'idée  que  je  te  verrois  arriver  parce  que  tu  auroispris 
cette  route  en  apprenant  que  j'irois  en  Suisse  de  Bruxelles  par  l'Alle- 
magne. J'avois  devancé  M"" Necker  ayant  pour  compagnon  M.  de  Staël; 
nous  avons  traversé  l'Allemagne  sans  accident  sous  des  noms  emprun- 
tés. Hier  j'ai  vu  arriver  M'"^  Necker  et  ma  fille,  qui  ont  supporté  la  fa- 
tigue du  voyage  mieux  que  je  ne  l'espérois;  elles  ont  été  précédées  de 
quelques  heures  par  M.  de  Saint-Léon  qui  m'avoit  cherché  à  Bruxelles 
et  qui  avoit  ensuite  suivi  ma  route  ;  il  m'a  apporté  une  lettre  du  roy  et 
des  états-généraux  pour  m'inviter  et  me  presser  de  retourner  à  Ver- 
sailles y  reprendre  ma  place.  Ces  instances  m'ont  rendu  malheureux  ; 
je  touchois  au  port  et  je  m'en  faisois  un  plaisir.  Mais  ce  port  n'eut  pas 
été  tranquille  et  serein  si  j'avois  pu  me  reprocher  d'avoir  manqué  de  cou- 
rage et  si  l'on  avoit  pu  dire  et  penser  que  tel  ou  tel  malheur  je  l'aurois 
prévenu.  Je  retourne  donc  en  France,  mais  en  victime  de  l'estime 
dont  on  m'honore.  M"''  Necker  partage  ce  sentiment  avec  plus  de  force 
encore,  et  notre  changement  de  plans  est  un  acte  de  résignation  pour 
tous  deux:  Ah!  Goppet,  Coppet!  j'aurai  peut-être  bientost  de  justes 
motifs  de  te  regretter  !  mais  il  faut  se  soumettre  aux  lois  de  la  nécessité 
et  aux  enchainemens  d'une  destinée  incompréhensible.  Tout  est  en 
mouvement  en  France,  il  vient  d'y  avoir  encore  une  scène  de  désordre 
et  de  sédition  ouverte  à  Strasbourg.  Il  me  semble  que  je  vais  rentrer 
dans  le  gouffre.  Adieu,  mon  cher  ami, 

«  Si  M.  Necker  avait  continué  sa  route  vers  la  Suisse,  dit  l'auteur 
des  Souvenirs  d'un  officier  des  gardes-françaises,  si  passionné- 
ment hostile  à  M.  Necker,  il  n'aurait  dépendu  que  de  lui  de  passer 
pour  un  grand  homme  qui  aurait  pu  empêcher  la  révolution.  »  Ne 
laut-il  donc  pas  lui  savoir  quelque  gré  du  sentiment  qui  le  faisait 
sans  aucune  illusion  u  rentrer  dans  le  gouffre?  »  Pour  un  homme 
aussi  infatué  de  sa  popularité  qu'on  l'a  prétendu ,  il  eût  été  bien 
excusable  de  concevoir  un  peu  d'exaltation  au  moment  où  tout  un 
peuple,  soulevé  d'abord  par  la  nouvelle  de  son  renvoi,  allumait 
ensuite  des  feux  de  joie  à  celle  de  son  retour.  Jamais  M.  Necker 
ne  reçut  d'aussi  incroyables  témoignages  de  l'enthousiasme  public 
que  â^ur  sa  route  de  Bâle  à  Paris,  et  après  sa  rentrée  au  ministère. 
Il  y  a  dans  les  archives  de  Coppet  deux  énormes  liasses  qui  sont 


LE    SALON   DE   M""^   NECRER.  77 

remplies  tout  entières  des  adresses  que  lui  faisaient  parvenir  les 
municipalités  des  plus  petites  comme  des  plus  grandes  villes  de 
France.  J'en  choisis  une  hasard  qui  émane  d'un  petit  hameau  de 
Bretagne  : 

Monseigneur, 

Veuillez  bien  accueillir  l'assurance  de  notre  reconnoissance  et  de 
notre  amour.  Nous  vous  l'offrons  avec  une  confiance  sans  bornes.  Votre 
retour  vient  mettre  le  comble  à  l'allégresse  qui  a  succédé  dans  nos 
cœurs  aux  sentimens  de  l'angoisse  la  plus  accablante.  Un  deuil  affreux 
couvroit  la  France  et  nous  déroboit  les  beaux  jours  que  vos  lumières  et 
vos  vertus  nous  avoient  promis.  Votre  présence,  Monseigneur,  achève 
de  la  dissiper.  Restez  avec  nous,  rendez-nous  heureux  ;  ne  soyez  plus 
sensible  aux  traits  de  l'envie.  Le  zèle  patriotique  dont  vos  grandes  vues 
ont  embrasé  la  France  les  a  brisés.  Aux  pieds  de  Louis  XVI,  entouré  de 
citoïens,  quel  monstre  oseroit  vous  attaquer?  Pour  notre  bonheur,  pour 
la  gloire  du  monarque,  demeurez  auprès  de  lui.  Jouissez-vous  même 
d'une  place  que  vous  seule  pouvez  occuper.  Elle  vous  est  assignée  dans 
la  postérité  comme  à  Sully,  près  d'Henri  IV.  Nous  sommes  avec  un  pro- 
fond respect,  Monseigneur,  vos  très  humbles  et  très  obéissans  servi- 
teurs. 

Les  Habitans  de  Rhuis  en  Bretagne. 

Comment  cette  popularité  si  grande  devait-elle  s'user  si  rapide- 
ment que  le  départ  de  M.  Necker,au  mois  de  septembre  1790,  passa 
presque  inaperçu  au  milieu  des  événemens  qui  se  pressaient  ?  Ce 
fut  par  la  résistance  consciencieuse,  quotidienne,  infatigable,  qu'il 
opposa  pied  à  pied  à  la  manie  de  désorganisation  dont  l'assemblée 
constituante  était  envahie;  ce  fut  par  l'indépendance  de  son  lan- 
gage et  de  son  opposition  aux  caprices  populaires  de  cette  cohue 
délibérante,  devenue  par  l'enivrement  de  son  pouvoir  aussi  impa- 
tiente de  la  vérité  que  jamais  souverain  absolu  ait  pu  l'être.  Il  n'y 
a  pas,  dans  la  carrière  politique  de  M.  Necker,  de  période  plus 
obscure  que  celle  de  ces  quatorze  mois,  et  il  n'y  en  a  pas  non  plus 
qui  lui  fasse  plus  d'honneur  par  la  fermeté  sans  espoir  et  sans 
récompense  avec  laquelle  il  combattit  des  mesures  populaires  dont 
il  prévoyait  les  effets  funestes.  Ce  «  fichu  bourgeois,  »  pour  reprendre 
l'élégante  expression  de  M.  le  comte  d'Artois,  s'efforça  de  mettre 
obstacle  aux  conséquences  injustes  que  comportaient  les  résolu- 
tions précipitées  de  la  nuit  du  U  août,  et  fit  ressortir  dans  un 
mémoire  tout  ce  qu'avait  de  ridicule  la  prétention  d'abolir  les  titres. 
Ce  républicain  (car  le  côté  droit  de  l'assemblée  l'accusait  de  tra- 


78  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

vailler  en  secret  à  l'établissement  de  la  république)  rappela  plus 
d'une  fois  dans  un  ferme  langage  à  l'assemblée  quelles  étaient  les 
prérogatives  indispensables  du  pouvoir  exécutif,  et  s'il  se  prononça 
en  faveur  du  veto  suspensif  contre  le  îj^/o  absolu,  c'est  qu'il  pensait 
(l'événement  lui  a-t-il  donné  tort?)  qu'en  face  d'une  assemblée 
unique,  une  arme  aussi  puissante  mise  dans  la  main  d'un  souverain 
aussi  faible  que  Louis  XYI,  aurait  fini  par  se  retourner  contre  lui. 
Ce  protestant  s'efforça  de  préserver  le  clergé  d'une  spoliation 
injuste  et  de  lui  faire  assurer  une  dotation  convenable.  Ce  cour- 
tisan de  popularité  blâma  la  publication  du  Livre  rouge,  qui  con- 
tenait le  registre  des  anciennes  dépenses  secrètes  de  la  royauté  et 
couvrit  de  sa  responsabilité  des  actes  auxquels  il  n'avait  point  eu 
de  part.  Et  quel  encouragement  recevaient  ces  efforts  que,  sans 
avoir  l'ascendant  du  génie,  il  tentait  au  nom  de  l'honnêteté  et  du 
bon  sens?  Ses  tentatives  de  résistance  soulevaient  les  clameurs  de 
la  gauche  et  excitaient  les  sarcasmes  de  la  droite.  C'était  surtout  à 
ces  sarcasmes  que  M.  Necker  et  les  siens  étaient  sensibles  ;  car  il 
leur  semblait  avec  raison  que  les  efforts  d'un  ministre  du  roi  auraient 
dû  trouver  chez  les  défenseurs  de  la  royauté  un  appui  plus  constant. 
Aussi  un  jour  où  les  aristocrates  (c'était  le  langage  du  temps) 
avaient  refusé  d'entendre  la  lecture  d'un  mémoire  de  M.  Necker, 
M'"^  de  Staël  écrivait  à  son  mari  qu'elle  était  sortie  de  la  salle  aussi 
indignée  que  triste,  et  prête  à  se  trouver  mal.  M.  Necker  n'avait 
même  pas,  en  effet,  la  ressource  d'essayer  sur  ses  contradicteurs 
l'ascendant  d'une  parole  qu'il  maniait,  sinon  avec  éloquence,  du 
moins  avec  facilité.  L'accès  de  la  tribune  était  interdit  aux  minis- 
tres, et  M.  Necker  en  était  réduit  à  lutter  contre  elle  à  coups  de 
mémoires  écrits  qui  se  trouvaient  le  lendemain  livrés  sans  réponse 
aux  sophismes  d'une  contradiction  captieuse  et  contre  lesquels 
s*acharnait  souvent  l'éloquence  de  Mirabeau. 

On  sait  quel  fut  le  malheureux  succès  de  l'entrevue  préparée 
par  Malouet  entre  Mirabeau  et  M.  Necker.  «  Quelles  sont  vos  pro- 
positions, monsieur?  avait  dit  assez  maladroitement  le  ministre  à 
l'orateur.  —  Miai  proposition,  monsieur,  est  de  vous  souhaiter  le 
bonjour,  »  répondit  Mirabeau  brusquement,  et  s'en  allant  furieux, 
il  vint  trouver  Malouet,  auquel  il  dit  :  a  Votre  ministre  est  un  sot;  il 
aura  de  mes  nouvelles.  »  Depuis  cette  époque,  en  effet,  Mirabeau 
ne  perdit  aucune  occasion  de  ruiner  le  crédit  de  M.  Necker  et  de 
contrecarrer  ses  desseins.  Mais  sa  haine  remonterait  plus  haut, 
s'il  faut  en  croire  du  moins  un  témoignage  assez  curieux,  bien  que 
peut-être  un  peu  suspect.  C'est  celui  de  Cerutti,  cet  ex-jésuite  qui 
était  devenu  l'ami  de  Mirabeau  et  qui  avait  fini  par  se  brouiller  avec 
lui,  ce  qui  ne  l'empêcha  pas  de  prononcer  son  éloge  funèbre  en 


LE    SALON   DE    M'"^    NECKER.  79 

1791  dans  l'église  Saint-Eustache.  Mais,  entre  temps,  il  avait  offert 
ses  services  à  M,  Necker  et  remplissait  l'office  désintéressé,  je 
veux  le  croire,  de  tenir  M""  Necker  au  courant  des  mouvemens  de 
l'opinion  publique  sur  le  compte  de  son  mari.  Voici  en  quels  termes 
Cerutti  s'exprime  dans  une  de  ses  lettres  à  propos  de  l'homme  dont 
il  avait  été  le  collaborateur  et  dont  il  devait  être  le  panégyriste: 

...  N'en  doutez  pas,  madame,  l'horrible  Mirabeau  a  été  sans  cesse  à 
la  tête  de  ces  mineurs  souterrains.  Il  les  conduisoit  dans  leurs  profon- 
deurs; il  les  aniinoit dans  leurs  manœuvres;  s'il  nefournissoit  pas  l'ar- 
gent, il  fournissoit  la  flamme  et  le  salpêtre.  Il  auroit  voulu  faire  sauter 
le  trône  et  la  caisse  d'escompte  et  d'abord  M.  Necker.  Dans  ma  courte 
et  imprudente  liaison  avec  l'énergumène,  j'eus  une  dispute  sur 
M.  Necker.  Se  levant  en  furie  et  frappant  la  cheminée  d'un  coup  de 
poing  effroyable,  il  me  dit  :  u  Je  renverserai  votre  idole  à  la  face  de  la 
nation.  »  Je  lui  répondis  froidement  :  a  Votre  coup  de  poing  n'a  pas 
renversé  la  cheminée,  votre  fureur  ne  renversera  pas  le  soutien  de  la 
France.  »  Le  forcené  étinceloit  de  rage,  son  front  livide  étoit  recouvert 
d'une  sueur  blanchâtre  qui  ressembloit  à  l'écume  d'un  tygre.  Il  s'es- 
suya, il  se  rassit  et  avec  un  sourire  convulsif  M  me  dit  :  u  M.  Necker  a 
diffamé  Galonné  et  ruiné  Panchaud  :  je  veux  qu'un  jour  sa  réputation 
soit  au-dessous  de  celle  de  Galonné  et  sa  fortune  plus  bas  que  celle  de 
Panchaud.  Je  le  poursuivrai  à  Versailles,  à  Genève,  dans  ses  opérations, 
dans  ses  écrits...  A  moins,  ajouta-t-il  en  se  reprenant,  qu'il  n'accorde 
la  double  représentation  du  tiers.  »  C'étoit  à  la  fin  de  l'année  1788. 
M.  Necker  accorda  la  double  représentation  du  tiers.  G'est  sur  cela 
que  j'écrivis  bêtement  au  fourbe  Mirabeau,  qui  eut  l'art  d'engager,  de 
prolonger,  de  falsifier  et  de  publier  cette  plate  correspondance.  Dès  ce 
moment  je  connus  le  monstre  en  plein  et  je  vis  clairement  que,  s'il 
n'étoit  pas  exterminé,  tout  seroit  exterminé  par  lui. 

M.  Necker  ne  pouvait  tenir  longtemps  contre  la  coalition  d'at- 
taques aussi  vives.  Un  jour,  il  annonça  dans  un  de  ses  mémoires 
l'intention  de  se  retirer.  Cette  annonce  fut  accueillie  par  l'assemblée 
dans  un  silence  glacial  et  prémédité.  Le  roi,  qui,  pour  déterminer 
son  retour,  avait  fait  appel  à  son  dévoûment  et  au  service  duquel  il 
avait  usé  sa  popularité,  le  laissa  également  partir  sans  lui.donner  un 
témoignage  de  sympathie  personnelle,  et  M.  Necker,  reprenant  la 
route  de  Suisse,  eut  à  traverser  de  nouveau  ces  provinces  qui  l'avaient 
acclamé  à  son  retour  de  Bâle  et  qu'il  trouvait  animées  de  senti- 
timens  bien  différens.  Ce  changement  n'avait  rien  qui  le  surprît. 
Quelques  jours  avant  le  lA  juillet,  comme  la  foule  l'avait  accom- 
pagné en  triomphe  jusqu'à  son  logement,  il  disait  à  quelques  amis  : 


80  BEYDE  DES   DEUX   MONDES. 

«  Vous  voyez  quelles  ovations  me  fait  ce  peuple.  Eh  bien  !  dans  quinze 
jours  peut-être,  il  me  jettera  des  pierres.  »  Ce  ne  fut  pas  quinze  jours, 
à  la  vérité,  mais  quinze  mois,  ou  peu  s'en  faut,  qui  amenèrent  ce 
changement.  En  plusieurs  endroits,  il  trouva  la  plèbe  ameutée  par 
ces  rumeurs  stupides  qui  (nous  en  avons  tous  fait,  il  y  a  quelques 
années,  l'expérience)  obtiennent  créance  dans  les  momens  de  trouble 
chez  cette  nation  qui  se  vante  d'être  la  plus  intelligente  de  la 
terre.  «  Il  emporte,  criait -on  sur  son  passage,  la  fortune  du 
peuple.  »  A  Arcis-sur-Aube,  il  se  vit  retenu  par  la  municipalité,  et 
pour  obtenir  son  élargissement,  il  dut  s'adresser  à  l'assemblée 
nationale.  A  la  réclamation  de  son  père  M'"^  de  Staël  joignait  la 
lettre  suivante,  qu'elle  adressait  au  baron  de  Jessé,  alors  président 
de  l'assemblée  (1)  : 

11  septembre  1790. 

Je  vous  demande  en  grâce,  monsieur,  de  vouloir  bien  faire  délibérer 
ce  matin  l'assemblée  sur  l'arrestation  de  mon  père.  Il  est  nécessaire  à 
sa  santé  de  ne  point  éprouver  des  retards.  C'est  la  seule  considération 
que  je  présente.  C'est  à  vous  que  je  m'adresse  personnellement,  mon- 
sieur. Votre  réputation  fait  ma  confiance.  Je  ne  prononcerois  pas  le 
nom  de  mon  père  à  celui,  permettez  que  je  le  dise,  qui  ne  seroit  pas 
aussi  digne  de  l'entendre.  J'ai  l'honneur  d'être,  monsieur,  votre  très 
humble  et  très  obéissante  servante. 

Plus  heureux  que  le  duc  de  La  Rochefoucauld,  le  fils  de  l'aimable 
duchesse  d'Enville,  qui  dans  des  circonstances  à  peu  peu  près  sem- 
blables fut  sous  les  yeux  de  sa  mère  massacré  à  Gisors,  M.  Necker 
obtint  son  élargissement  et,  après  une  nouvelle  alerte  à  Vesoul,  il 
put  reprendre  à  petites  journées  un  voyage  que  l'état  de  santé  de 
M'"^  Necker  rendait  singulièrement  pénible.  Enfin,  dans  les  pre- 
miers jours  d'octobre  1790,  ils  atteignirent  Coppet,  où  M'"^  de  Staël 
vint  bientôt  les  retrouver  et  où  nous  ne  tarderons  pas  à  les  aller 
rejoindre  nous-mêmes  pour  leur  dire  adieu. 

Otuenin  d'Haussonville. 


(1)  L'original  de  cotte  lettre  se  trouve  aux  Archives  nationales.  —  On  sait  que  l'as- 
semblée nommait  chaque  mois  un  nouveau  président. 


CORRESPONDANCE 


DB 


GEORGE    SAND 


î. 

1815-1830. 


Pressé  par  quelques  amis  de  ma  mère  de  rassembler  ses  lettres 
et  de  les  livrer  à  la  publicité,  j'ai  d'abord  hésité,  je  l'avoue.  Ce 
travail  était  par  trop  pénible  pour  moi  au  lendemain  de  sa  mort. 
Cette  séparation  a  été  tellement  imprévue,  tellement  brutale  qu'il 
m'a  fallu  quatre  ans  pour  me  remettre  de  ce  coup  terrible. 

George  Sand  n'était  pas  seulement  ma  mère,  elle  était  encore  ma 
meilleure  amie.  Je  la  chérissais  en  fils  dévoué,  je  l'adorais  comme 
la  meilleure  des  femmes,  et  je  l'admirais  comme  l'un  des  plus 
grands  génies  de  notre  siècle. 

Je  dois  à  sa  mémoire  de  la  faire  connaître  telle  qu'elle  était  et 
j'ai  cru  de  mon  devoir  de  ne  rien  changer  aux  lettres  qui  vont  être 
publiées.  Les  jeunes  générations  qui  n'ont  pas  connu  George  Sand 
pourront  la  juger  d'après  elle-même  et  ne  s'en  rapporteront  plus 
à  de  fausses  appréciations  de  ses  contemporai]âs,  qui  l'ont  parfois 
présentée  au  point  de  vue  légendaire  et  fantaisiste,  ou  même  calom- 
nieux. 

Si,  parmi  ces  contemporains  qui  vivent  encore,  j'ai  rencontré 
chez  quelques-uns  des  oppositions  et  des  refus  de  me  faire  part  de 
leurs  lettres,  je  dois,  en  revanche,  remercier  le  plus  grand  nombre 
de  nos  amis  communs  qui  m'ont  prouvé  leur  confiance  en  me  livrant 

TOMR  XLIII.   —  1881.  6 


82  REVDE   DES   DEUX   MONDES. 

toute  leur  correspondance.  C'est  à  eux  que  je  dédie  mon  travail  de 
bibliophile  et  c'est  encore  à  leur  amitié  que  je  fais  appel  afin  d'être 
aidé  et  soutenu  dans  cette  tâche. 

Maurice  Sand. 

Paris-Passy,  15  décembre  1880. 

A  Madame  Maurice  Dupùi,  Paris. 

Nohant,  24  février  1815. 

Oh!  oui,  chère  maman,  je  t'embrasse,  je  t'attends,  je  te  désire 
et  je  meurs  d'impatience  de  te  voir  ici.  Mon  Dieu!  comaie  tu  es 
inquiète  de  moi!  Rassure- toi,  chère  petite  maman.  Je  me  porte  à 
merveille.  Je  profite  du  beau  temps.  Je  me  promène,  je  cours,  je 
vas,  je  viens,  je  m'amuse.  Je  mange  bien,  je  dors  mieux  encore  et 
pense  à  toi  plus  encore. 

Adieu,  chère  maman,  ne  sois  donc  point  inquiète.  Je  t'embrasse 
de  tout  mon  cœur. 

Aurore. 

A  Madame  Diipin,  Paris. 

(17  mars  1824)  (1). 

Je  suis  enchantée  d'apprendre  que  vous  vous  portiez  mieux,  chère 
petite  maman,  et  j'espère  bien  qu'à  l'heure  où  j'écris,  vous  êtes 
tout  à  fait  guérie,  du  moins  je  le  désire  de  tout  mon  cœur  et  si  je 
le  pouvais,  je  vous  rendrais  vos  quinze  ans,  chose  qui  vous  ferait 
grand  plaisir  ainsi  qu'à  bien  d'autres. 

Vous  avez  pris  bien  de  l'embarras  de  sevrer  un  gros  garçon  comme 
Oscar,  et  vous  avez  rendu  à  Caroline  un  vrai  service  de  mère.  Le 
mien  n'a  plus  besoin  de  nourrice,  il  est  sevré.  C'est  peut-être  un  peu 
tôt;  mais  il  préfère  la  soupe,  l'eau  et  le  vin  à  tout  et  en  ne  cher- 
chant pas  à  téter,  mon  lait  a  diminué,  sans  que  ni  lui  ni  moi  ne 
nous  en  appercevions.  Il  est  superbe  de  graisse  et  de  fraîcheur,  il 
a  des  couleurs  très  vives,  l'air  très  décidé  et  le  caractère  idem.  11  n'a 
toujours  que  six  dents,  mais  il  s'en  sert  bien  pour  manger  du  pain, 
des  œufs,  de  la  galette,  de  la  viande,  enfin  tout  ce  qu'il  peut  attra- 
per. Il  mord  comme  un  petit  chien  les  mains  qui  l'ennuient  en 
voulant  le  coefler,  etc.  il  pose  très  bien  ses  pieds  pour  marcher, 
mais  il  est  encore  trop  jeune  pour  courir  après  Oscar;  dans  un  an 
ou  deux,  ils  se  battront  pour  leurs  joujoux. 

J'espère,  ma  chère  maman,  que  le  désir  que  vous  me  témoignez 

(\)  Je  no  sais  pas  la  date.  Nous  sommes  le  deuxième  dimanche  de  carême. 


CORRESPONDANCE  DE  GEORGE  SAND.  83 

de  nous  revoir,  et  que  nous  partageons  bien,  sera  bientôt  rempli. 
Nous  espérons  faire  une  petite  fugue  vers  Pâques  pour  présenter 
M.  Maurice  à  son  grand-papa,  qui  ne  le  connaît  pas  encore  et  qui 
désire  bien  de  le  voir,  comme  vous  pensez.  Je  veux  lui  faire  une 
surprise.  Je  ne  lui  parlerai  de  rien  dans  mes  lettres  et  je  lui  enver- 
rai Maurice  sans  dire  qui  il  est.  Nous,  nous  serons  derrière  la  porte 
pour  jouir  de  son  erreur.  Mais  j'ai  tort  de  vous  dire  cela,  car  je 
veux  vous  en  faire  autant.  Ainsi  n'attendez  pas  que  je  vous  prévienne 
de  mon  arrivée. 

Adieu,  ma  chère  maman,  donnez -moi  encore  de  vos  nouvelles. 
Je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur,  Casimir  en  fait  autant  ;  pour 
Maurice,  quand  on  veut  l'embrasser,  il  tourne  la  tête  et  présente 
son  derrière;  j'espère  que  vous  le  corrigerez  de  cette  mauvaise 
habitude. 

A  Madame  Dupùi,  Paris. 

Nohant,  29  juin  1825. 

Vous  devez  me  trouver  bien  paresseuse,  ma  chère  petite  maman, 
et  je  le  suis  en  effet.  Je  mène  une  vie  si  active  que  je  ne  me  sens 
le  courage  de  rien  le  soir  en  rentrant  et  que  je  m'endors  aussitôt 
que  je  reste  un  instant  en  place.  Ce  sont  là  de  bien  mauvaises  rai- 
sons, j'en  conviens,  mais  du  moment  que  nous  sommes  tous  bien 
portans,  quelles  nouvelles  à  vous  donner  de  notre  tranquille  pays, 
où  nous  vivons  en  gens  plus  tranquilles  encore,  voyant  peu  de  per- 
sonnes et  nous  occupant  de  soins  champêtres,  dont  la  description 
ne  vous  amuserait  guère.  J'ai  reçu  des  nouvelles  de  Clotilde,  qui 
m'a  dit  que  vous  vous  portez  bien,  c'est  ce  qui  me  rassurait  sur 
votre  compte  et  contribuait  à  mon  silence,  puisque  j'étais  sans 
inquiétude. 

Si  vous  eussiez  eflectué  le  projet  de  venir  à  Nohant,  nous  aurions 
dans  ce  moment  le  chagrin  de  vous  quitter.  Je  pars  d'ici  dans  huit 
à  dix  jours  pour  les  Pyrénées.  J'ai  eu  le  bonheur  d'avoir  ici  pen- 
dant quelques  jours  deux  aimables  sœurs,  mes  amies  intimes  de 
couvent  qui  se  rendent  aux  mêmes  eaux  avec  leur  père  et  un  vieil 
ami  fort  gai  et  fort  aimable.  En  passant  àChâteauroux,  ils  n'ont  pu 
se  dispenser  de  venir  chasser  quelques  jours  à  Nohant,  qui  était 
devenu  pour  moi  un  lieu  de  délices  par  la  présence  de  ces  bonnes 
amies.  Je  les  ai  reconduites  un  bout  de  chemin  et  ne  les  ai  quittées 
qu'avec  la  promesse  de  les  rejoindre  bientôt.  Nous  allons  donc 
entreprendre  un  petit  voyage  de  cent  quarante  lieues  d'une  traite. 
C'est  peu  pour  vous,  qui  faites  le  voyage  d'Espagne  comme  celui  de 
Vincennes,  mais  c'est  beaucoup  pour  Maurice,  qui  aura  demain  deux 
atîs.  J'espère  néanmoins  qu'il  ne  s'en  appercevra  pas,  à  en  juger  par 


84  REVDE   DES   DEUX   MONDES. 

celui  de  Nohant,  qu'il  trouve  trop  court  à  son  gré.  D'ailleurs  nous 
ne  voyagerons  que  le  jour  et  en  poste.  Nous  sommes  donc  dans 
l'horreur  des  paquets.  Nous  emmenons  Fanchon,  et  Vincent,  qui 
est  fou  de  joie  de  voyager  sur  le  siège  de  la  voiture.  Pour  moi,  je 
suis  enchantée  de  revoir  les  Pyrénées  dont  je  ne  me  souviens  guères, 
mais  dont  on  me  fait  de  si  belles  descriptions.  Écrivez-nous  donc 
désormais  à  Cautcrets  yar  Tarbes,  Hautes-Pyrénées.  Ne  manquez 
pas  de  nous  donner  de  vos  nouvelles,  car  il  semble  qu'on  soit  plus 
inquiet  quand  on  est  plus  éloigné. 

Adieu,  ma  chère  maman,  je  vous  embrasse  tendrement  et  vous 
désire  une  bonne  santé  et  du  plaisir  surtout;  car  chez  vous  comme 
chez  moi  l'un  ne  va  guères  sans  l'autre.  Maurice  est  grand  comme 
père  et  mère  et  beau  comme  un  amour.  Casimir  vous  embrasse  de 
tout  son  cœur.  Pour  moi,  je  me  porte  très  bien,  sauf  un  reste  de  toux 
et  de  crachement  de  sang  qui  passeront,  j'espère,  avec  les  eaux. 

Nous  passerons  deux  mois  au  plus  aux  eaux,  de  là  nous  irons  à 
Nérac  chez  le  papa,  où  nous  passerons  l'hyver.  Au  mois  de  mars  ou 
d'avril,  nous  serons  à  Nohant,  où  nous  vous  attendrons  avec  ma 
tante  et  Glotilde. 

A  Madame  Dupin,  Paris. 

Bagnères,  28  août  1825. 

J'ai  reçu  votre  aimable  lettre  à  Cauterets,  ma  chère  maman,  et 
je  n'ai  pu  y  répondre  tout  de  suite  pour  mille  raisons.  La  première, 
c'est  que  Maurice  venait  d'être  d'être  sérieusement  malade,  ce  qui 
m'avait  donné  beaucoup  d'inquiétude  et  d'embarras.  Il  a  eu  une 
espèce  de  fièvre  inflammatoire  assez  compliquée  et  frisé  de  très 
près  la  dyssenterie  et  une  fièvre  cérébrale.  Il  est  parfaitement 
guéri,  depuis  quelques  jours  surtout  que  nous  sommes  ici  et  que 
nous  avons  retrouvé  le  soleil  et  la  chaleur.  Il  a  repris  tout  à  fait 
appétit,  sommeil,  gaîté  et  embonpoint.  Aussitôt  qu'il  a  été  hors  de 
danger,  j'ai  profité  de  sa  convalescence  pour  courir  les  montagnes 
de  Cauterets  et  de  Saint-Sauveur,  que  je  n'avais  pas  eu  le  temps  de 
voir.  Je  n'ai  donc  pas  eu  une  journée  à  moi  pour  écrire  à  qui  que 
ce  soit,  ce  dont  tout  le  monde  me  veut  et  dont  je  me  veux  à  moi- 
même.  Mais  après  avoir  fait  presque  tous  les  jours  des  courses  de 
huit,  dix,  douze  et  quatorze  lieues  à  cheval,  j'étais  tellement  fati- 
guée que  je  ne  songeais  qu'à  dormir,  encore  quand  Maurice  me  le 
permettait.  Aussi  j'ai  été  fort  souffrante  de  la  poitrine  et  j'ai  eu  des 
toux  épouvantables,  mais  je  ne  me  suis  point  arrêtée  à  ces  misères 
et  en  continuant  des  exercices  violens,  j'ai  retrouvé  ma  santé  et  un 
appétit  qui  effraye  nos  compagnons  de  voyage  les  plus  voraces. 

Je  suis  dans  un  tel  enthousiasme  des  Pyrénées,  que  je  ne  vais 


CORRESPONDANCE  DE  GEORGE  SAND.  85 

plus  rêver  et  parler  toute  ma  vie  que  montagnes,  torrens,  grottes 
et  précipices.  Vous  connaissez  ce  beau  pays,  mais  pas  si  bien  que 
moi,  j'en  suis  sûre,  car  beaucoup  des  merveilles  que  j'ai  vues  sont 
enfouies  dans  des  chaînes  de  montagnes  où  les  voitures  et  même  les 
chevaux  n'ont  jamais  pu  pénétrer.  Il  faut  marcher  à  pic  des  heures 
entières  dans  des  gravas  qui  s'écroulent  à  tout  instant  et  sur  des 
roches  aiguës  où  on  laisse  ses  souliers  et  partie  de  ses  pieds. 

A  Cauterets,  on  a  une  manière  de  gravir  les  rochers  fort  com- 
mode :  deux  hommes  vous  portent  sur  une  chaise  attachée  à  un 
brancard  et  sautent  ainsi  de  roche  en  roche  au-dessus  de  précipices 
sans  fond  avec  une  adresse,  un  aplomb   et  une  promptitude  qui 
vous  rassurent  pleinement  et  vous  font  braver  tous  les  dangers; 
mais  comme  ils  sentent  le  bouc  d'une  lieue  et  que  très  souvent  on 
meurt  de  froid  après  une  ou  deux  heures  de  l'après-midi,  surtout 
au   haut  des  montagnes,  j'aimais   mieux   marcher  et  je  sautais 
comme  eux  d'une  pierre  à  l'autre,  tombant  souvent  et  me  meurtris- 
sant les  jambes,  mais  riant  toujours  de  mes  désastres  et  de  ma 
maladresse.  Au  reste,  je  ne  suis  pas  la  seule  femme  qui  fasse  des 
actes  de  courage.  Il  semble  que  le  séjour  des  Pyrénées  inspire  de 
l'audace  aux  plus  timides,  car  les  compagnes  de  mes  expéditions  en 
faisaient  autant.  Nous  avons  été  à  la  fameuse  cascade  de  Gavarnie, 
qui  est  la  merveille  des  Pyrénées.  Elle  tombe  d'un  rocher  de  douze 
cents  toises  de  haut  et  taillé  à  pic  comme  une  muraille.  Près  de  la 
cascade,  on  voit  un  pont  de  neige  qu'à  moins  de  toucher  on  ne 
peut  croire  l'ouvrage  de  la  nature  ;  l'arche,  qui  a  dix  à  douze  pieds 
de  haut,  est  parfaitement  faite,  et  on  croit  voir  des  coups  de  truelle 
sur  du  plâtre;  plusieurs  des  personnes  qui  étaient  avec  nous  (car 
on  est  toujours  fort   nombreux  dans  ces    excursions)   s'en  sont 
retournées  convaincues  qu'elles  venaient  de  voir  un  ouvrage  de 
maçonnerie.  Pour  arriver  à  ce  prodige  et  pour  en  revenir,  nous 
avons  fait  douze  lieues  à  cheval  sur  un  sentier  de  trois  pieds  de 
large  au  bord  d'un  précipice  qu'en  certains  endroits  on  appelle 
l'échelle  et  dont  on  ne  voit  pas  le  fond.  Ce  n'est  pourtant  pas  là  ce 
qu'il  y  a  de  plus  dangereux,  car  les  chevaux  y  sont  accoutumés  et 
passent  à  une  ligne  du  bord  sans  broncher.  Ce  qui  m'étonne  bien 
davantage  dans  ces  chevaux  de  montagne,  c'est  leur  aplomb  sur 
des  escaliers  de  rochers  qui  ne  présentent  à  leurs  pieds  que  des 
pointes  ti'anchantes  et  polies.  J'en  avais  un  fort  laid,  comme  ils  le 
sont  tous,  mais  à  qui  j'ai  fait  faire  des  choses   qu'on  n'exigerait 
que  d'une  chèvre.  Galoppant  toujours  dans  les  endroits  les  plus 
effrayans  sans  glisser  ni  faire  un  seul  faux  pas  et  sautant  de  roche 
en  roche  en  descendant.  J'avoue  que  je  ne  croyais  pas  que  cela  fût 
possible  et  que  je  ne  me  serais  jamais  cru  le  courage  de  me  fier  à 
lui  avant  que  j'eusse  éprouvé  ses  moyens. 


86  REVDB   DES   DEUX  MONDES. 

Nous  avons  été  hier  à  six  lieues  d'ici  à  cheval  pour  visiter  les 
grottes  de  Lourdes.  Nous  sommes  entrés  à  plat  ventre  dans  celle 
du  Loup.  Quand  on  s'est  bien  fatigué  pour  arriver  à  un  trou  d'un 
pied  de  haut  qui  ressemble  à  la  retraite  d'un  blaireau,  j'avoue  que 
l'on  se  sent  un  peu  découragé.  J'étais  avec  mon  mari  et  deux  autres 
jeunes  gens  avec  qui  nous  étions  fort  liés  à  Cauterets  et  que  nous 
avons  retrouvés  à  Bagnères,  ainsi  qu'une  grande  partie  de  notre 
nombreuse  et  aimable  société  bordelaise.  Nous  avons  eu  le  courage 
de  nous  embarquer  dans  cette  tanière,  et  au  bout  d'une  minute 
nous  nous  sommes  trouvés  dans  un  endroit  beaucoup  plus  spa- 
cieux, c'est-à-dire  que  nous  pouvions  nous  tenir  debout  sans  cha- 
peau et  que  nos  épaules  n'étaient  qu'un  peu  froissées  à  droite  et  à 
gauche. 

Après  avoir  fait  cent  cinquante  pas  dans  cette  agréable  position, 
tenant  chacun  une  lumière  et  ôtant  bottes  et  souliers  pour  ne  pas 
glisser  sur  le  marbre  mouillé  et  raboteux,  nous  sommes  arrivés  au 
puits  naturel,  que  nous  n'avons  pas  vu  malgré  tous  nos  flambeaux, 
parce  que  le  roc  disparaît  tout  à  coup  sous  les  pieds,  et  l'on  ne 
trouve  plus  qu'une  grotte  si  obscure  et  si  élevée  qu'on  ne  distingue 
ni  le  haut  ni  le  fond.  Nos  guides  arrachèrent  des  roches  avec  beau- 
coup d'effort  et  les  lancèrent  dans  l'obscurité  ;  c'est  alors  que  nous 
jugeâmes  de  la  profondeur  du  gouffre,  le  bruit  de  la  pierre  frap- 
pant le  roc  fut  comme  un  coup  de  canon,  et  retombant  dans  l'eau 
comme  un  coup  de  tonnerre  y  causa  une  agitation  épouvantable. 
Nous  entendîmes  pendant  quatre  minutes  l'énorme  masse  d'eau 
ébranlée,  frapper  le  roc  avec  une  fureur  et  un  bruit  effrayant  qu'on 
aurait  pu  prendre  tantôt  pour  «  le  travail  de  faux  monnayeurs,  tan- 
tôt pour  les  voix  rauques  et  bruyantes  des  brigands.  »  Ce  bruit,  qui 
part  des  entrailles  de  la  terre,  joint  à  l'obscurité  et  à  tout  ce  que 
l'intérieur  d'une  caverne  a  de  sinistre,  aurait  pu  glacer  des  cœurs 
moins  aguerris  que  les  nôtres.  Mais  nous  avions  joué  à  Gavarnie 
avec  les  crânes  des  templiers,  nous  avions  passé  sur  le  pont  de 
neige  quand  nos  guides  nous  criaient  qu'il  allait  s'écrouler  :  la 
grotte  du  Loup  n'était  qu'un  jeu  d'enfant.  Nous  y  passâmes  près 
d'une  heure  et  nous  revînmes  chargés  de  fragmens  de  pierres  que 
nous  avions  lancées  dans  le  gouffre.  Ces  pierres,  que  je  vous  mon- 
trerai, sont  toutes  remplies  de  parcelles  de  fer  et  de  plomb  qui 
brillent  comme  des  paillettes. 

En  sortant  de  la  grotte  du  Loup,  nous  entrâmes  dans  las  Espe- 
luches.  Notre  savant  cousin,  M.  Defos,  vous  dira  que  ce  nom 
patois  vient  du  latin. 

Nous  trouvâmes  l'entrée  de  ces  grottes  admirable  ;  j'étais  seule 
en  avant.  Je  fus  ravie  de  me  trouver  dans  une  salle  magnifique 
soutenue  par  d'énormes  masses  de  rochers  qu'on  aurait  pris  pour 


CORRESPONDANCE  DE  GEORGE  SAND.  87 

des  piliers  d'architecture  gothique;  le  plus  beau  pays  du  monde, 
le  torrent  d'un  bleu  d'azur,  les  prairies  d'un  vert  éclatant,  un  pre- 
mier cercle  de  montagnes  couvertes  de  bois  épais,  et  un  second,  à 
l'horizon,  d'un  bleu  tendre  qui  se  confondait  avec  le  ciel,  toute 
cette  belle  nature  éclairée  par  le  soleil  couchant,  vue  du  haut 
d'une  montagne,  au  travers  de  ces  noires  arcades  de  rochers  ;  der- 
rière moi,  la  sombre  ouverture  des  grottes  :  j'étais  transportée.  Je 
parcourus  ainsi  deux  ou  trois  de  ces  péristyles,  communiquant  les 
uns  aux  autres  par  des  portiques,  cent  fois  plus  imposans  et  plus 
majestueux  que  tout  ce  que  feront  les  efforts  des  hommes. 

Nos  compagnons  arrivèrent,  et  nous  nous  enfonçâmes  encore 
dans  les  détours  d'un  labyrinthe  étroit  et  humide,  nous  aperçûmes 
au-dessus  de  nos  têtes  une  salie  magnifique  où  notre  guide  ne  se 
souciait  guère  de  nous  conduire.  Nous  le  forçâmes  de  nous  mener 
à  ce  second  étage.  Ces  messieurs  se  déchaussèrent  et  grimpèrent 
assez  adroitement;  pour  moi,  j'entrepris  l'escalade. 

Je  passai  sans  frayeur  sur  le  taillant  d'un  marbre  glissant  au- 
dessous  duquel  était  une  profonde  excavation.  Mais  quand  il  fallut 
enjamber  sur  un  trou  que  l'obscurité  rendait  très  effrayant,  n'ayant 
aucun  appui  ni  pour  mes  pieds  ni  pour  mes  mains,  glissant  de  tous 
côtés,  je  sentis  mon  courage  chanceler.  Je  riais,  mais  j'avoue  que 
j'avais  peur.  Mon  mari  m'attacha  deux  ou  trois  foulards  autour  du 
corps  et  me  soutint  ainsi  pendant  que  les  autres  me  tiraient  par  les 
mains.  Je  ne  sais  ce  que  devinrent  mes  jambes  pendant  ce  tems-là. 
Quand  je  fus  en  haut,  je  m'assurai  que  mes  mains  (dont  je  souffre 
encore)  n'étaient  pas  restées  dans  les  leurs,  et  je  fus  payée  de 
mes  efforts  par  l'admiration  que  j'éprouvai.  La  descente  ne  fut 
pas  moins  périlleuse,  et  le  guide  nous  dit,  en  sortant,  qu'il  avait 
depuis  bien  des  années  conduit  des  étrangers  aux  Espeluches.  mais 
qu'aucune  femme  n'avait  gravi  le  second  étage.  Nous  nous  amu- 
sâmes beaucoup  à  ses  dépens  en  lui  reprochant  de  ne  pas  balayer 
assez  souvent  les  appartemens  dont  il  avait  l'inspection. 

Nous  rentrâmes  à  Lourdes  dans  un  état  de  saleté  impossible  à 
décrire;  je  remontai  à  cheval  avec  mon  mari,  et,  nos  jeunes  gens 
prenant  la  route  de  Bordeaux,  nous  primes  tous  deux  celle  de 
Bagnères.  Nous  eûmes  pendant  six  lieues  une  pluie  à  verse  et  nous 
sommes  rentrés  ici  à  dix  heures  du  soir,  trempés  jusqu'aux  os  .et 
mourant  de  faim.  Nous  ne  nous  en  portons  que  mieux  aujourd'hui. 
Nous  sommes  dans  l'enchantement  de  deux'  chevaux  arabes  que 
nous  avons  achetés  et  qui  seront  les  plus  beaux  que  l'on  ait  jamais 
vus  au  bois  de  Boulogne. 

Voila  une  lettre  éternelle,  ma  chère  maman,  mais  vous  me 
demandez  des  détails,  et  je  vous  obéis  avec  d'autant  plus  de  plaisir 
que  je  cause  avec  vous.  Glotilde  m'en  demande  aussi,  mais  je  n'ai 


88  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

guère  le  tems  de  lui  écrire  aujourd'hui,  et  demain  recommencent 
mes  courses.  Veuillez  l'embrasser  pour  moi,  lui  faire  lire  cette  lettre 
si  elle  peut  l'amuser,  et  lui  dire,  que  dans  huit  à  dix  jours,  je  serai 
chez  mon  beau-père  et  j'aurai  le  loisir  de  lui  écrire. 

Adressez-moi  donc  de  vos  nouvelles  chez  lui,  près  Nérac,  Lot-et- 
Garonne.  J'en  attends  avec  impatience,  je  suis  si  loin,  si  loin  de 
vous  et  de  tous  les  miens!  Adieu,  ma  chère  maniao.  Maurice  est 
gentil  à  croquer,  Casimir  se  repose,  dans  ces  courses  dont  je  vous 
parle,  de  celles  qu'il  a  faites  sans  moi  à  Gauterets;  il  a  été  à  la 
chasse  sur  les  plus  hautes  montagnes,  il  a  tué  des  aigles,  des  per- 
drix blanches  et  des  isards  ou  chamois,  dont  il  vous  fera  voir  les 
dépouilles;  pour  moi,  je  vous  porte  du  crystal  de  roche:  je  vous 
porterais  du  Barréges  de  Barréges  même,  s'il  était  un  peu  moins 
gros  et  moins  laid.  Adieu,  chère  maman,  je  vous  embrasse  de  tout 
mon  cœur. 

Veuillez,  quand  vous  lui  écrirez,  embrasser  mille  fois  ma  sœur 
pour  moi,  lui  dire  que  je  suis  bien  loin  de  l'oublier,  mais  que 
cette  lettre  que  je  vous  écris  et  une  à  mon  frère  sont  les  seules  que 
j'aie  eu  le  tems  d'écrire  aux  Pyrénées,  mais  que,  quand  je  serai  à 
Guillery,  je  lui  écrirai  tout  de  suite.  Nous  comptons  y  rester  jus- 
qu'au mois  de  janvier,  de  là  aller  passer  le  carnaval  à  Bordeaux 
et  enfin  retourner  avec  le  printems  à  Nohant,  où  nous  vous  atten- 
dons avec  ma  tante. 

A  Madame  Bupin,  à  Charleville. 

Nohant,  25  février  1826. 

J'ai  bien  du  malheur,  ma  chère  maman.  Je  vais  à  Paris  précisé- 
ment à  l'époque  où  tout  le  monde  y  est,  et  ma  mauvaise  étoile  veut 
que  je  ne  vous  y  trouve  pas.  Je  cours  chez  ma  tante  pour  y 
apprendre  que  vous  êtes  à  Charleville.  Je  vous  espère  tous  les 
jours,  mais  je  n'ai  signe  de  vie  qu'à  mon  retour  ici,  où  je  trouve 
enfin  une  lettre  de  vous.  C'est  une  grande  maladresse  de  ma  part 
que  d'aller  au  bout  de  deux  ans  passer  quinze  jours  à  Paris  et  de 
ne  pas  vous  y  trouver.  Mais  il  y  avait  si  longtems  que  je  n'avais 
reçu  de  vos  nouvelles  que  je  vous  croyais  bien  de  retour  chez  vous. 
Caron  même,  chez  qui  nous  avons  demeuré,  vous  croyait  sa  voi- 
sine. Enfin  j'ai  joué  de  malheur  et  me  voilà  rentrée  dans  mon 
Berry,  ne  sachant  plus  quand  j'en  sortirai  ni  quand  j'aurai  le  bon- 
heur de  vous  embrasser. 

Ma  santé,  à  laquelle  vous  avez  la  bonté  de  porter  tant  d'intérêt, 
est  meilleure  que  la  dernière  fois  que  je  vous  écrivis;  la  preuve  en 
est  que  j'ai  eu  la  force  de  passer  quatre  nuits  dans  le  courrier,  tant 
pour  aller  que  pour  venir,  sans  être  malade  ni  à  l'arrivée  ni  au 


CORRESPONDANCE  DE  GEORGE  SAND.  89 

retour.  Sans  ma  mauvaise  toux  qui  ne  me  laissait  pas  dormir,  je 
me  serais  assez  bien  portée.  Merci  mille  fois  de  vos  bons  avis  à  cet 
égard,  mais  ne  me  grondez  pas  de  ne  pas  les  avoir  suivis  très 
exactement.  Vous  savez  que  je  suis  un  peu  incrédule  et  puis  un 
peu  médecin  moi-même,  non  par  théorie,  mais  par  pratique.  Je 
n'ai  jamais  vu  de  remèdes  efficaces  aux  maux  de  poitrine,  la  nature 
fait  toutes  les  guérisons  quand  elle  s'en  mêle  et  l'honneur  en  est 
à  l'esculape  qui  ne  s'en  est  pas  mêlé.  Je  sais  bien  que  ces  mes- 
sieurs n'en  conviendront  jamais.  Comment  un  médecin  avouerait-il 
sa  nullité? Ce  ne  serait  pas  adroit.  S'ils  faisaient  comme  moi  la  mé- 
decine gratis,  ils  seraient  de  bonne  foi,  peut-être  encore  l'amour- 
propre  serait-il  là  pour  les  en  empêcher. 

Tant  y  a  que  sans  remède  et  sans  docteur,  sans  me  noyer  l'esto- 
niach  de  boissons  qui  ne  vont  pas  dans  la  poitrine,  je  ne  tousse 
plus,  c'est  l'important.  J'ai  bien  toujours  des  douleurs  et  par  sur- 
croît une  fluxion  de  chaque  côté  du  visage  dans  ce  moment-ci.  Mais 
le  printems,  s'il  veut  se  dépêcher  de  venir,  mettra  ordre  aux 
affaires. 

Je  vous  dirai,  chère  maman,  que  si  vous  étiez  venue  passer  le 
carnaval  ici,  vous  ne  vous  seriez  pas  du  tout  ennuyée.  Nous  avons 
des  bals  charmans  et  nous  passons  des  deux  et  trois  nuits  par 
semaine  à  danser  ;  ce  n'est  pas  ce  qui  me  repose  ni  même  ce  qui 
m'amuse  le  mieux,  mais  il  y  a  des  obligations  dans  la  vie  qu'il 
faut  prendre  comme  elles  viennent.  Dernièrement  nous  sommes  sor- 
tis d'un  bal  c"hez  M'""  Duvernet  à  neuf  heures  du  matin.  N'êtes-vous 
pas  émerveillée  d'une  dissipation  pareille?  Aussi  \q  Jubile,  traversé 
par  tant  de  fêtes,  n'en  finit-il  pas.  J'espère  que  dans  deux  ou  trois 
ans  nous  n'en  entendrons  plus  parler.  En  attendant,  le  curé  prêche 
tous  les  dimanches  matin  contée  le  bal,  et  tous  les  dimanches  soir 
on  danse  tant  qu'on  peut. 

Quand  je  parle  de  curé  grognon,  vous  entendez  bien  que  ce  n'est 
pas  celui  de  Saint-Ghartier  que  je  veux  dire.  Tout  au  contraire, 
celui-là  est  si  bon  que,  s'il  avait  quelque  soixante  ans  de  moins,  je 
le  ferais  danser  si  je  m'en  mêlais.  Il  est  venu  ici  faire  deux  mariages 
dans  un  jour.  Celui  d'André,  avec  une  jeune  fille  que  vous  ne  con- 
naissez pas  et  qui  rentrera  à  notre  service  à  la  Saint-Jean  et  celui 
de  Fanchon,  sœur  d'André  et  bonne  de  Maurice,  avec  la  coque- 
luche du  pays,  le  beau  cantonnier  Sylvinot,  dont  vous  ne  vous 
rappelez  sans  doute  en  aucune  manière  malgré  ses  succès.  La  noce 
s'est  faite  dans  nos  remises,  on  mangeait  dans  l'une,  on  dansait 
dans  l'autre.  C'était  d'un  luxe  que  vous  pouvez  imaginer.  Trois 
bouts  de  chandelle  pour  illumination,  force  piquette  pour  rafraî- 
chissemens,  orchestre  composé  d'une  vielle  et  d'une  cornemuse,  la 
plus  criarde,  par  conséquent  la  plus  goûtée  du  pays.  Nous  avions 


90  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

invité  quelques  personnes  de  La  Châtre,  et  nous  avons  fait  cent  mille 
folies,  comme  de  nous  déguiser  le  soir  en  paysans  et  si  bien  que 
nous  ne  nous  reconnaissions  pas  les  uns  les  autres.  M'"''  Duplessis 
était  charmante  en  cotillon  rouge.  Ursule,  en  blouse  bleue  et  en 
grand  diapiau,  était  un  fort  drôle  de  galopin.  Casimir,  en  mendiant, 
a  reçu  des  sous  qui  lui  ont  été  donnés  de  très  bonne  foi.  Stéphane, 
que  vous  connaissez,  je  crois,  était  en  paysan  requinqué,  et,  fai- 
sant semblant  d'être  gris,  a  été  coudoyer  et  apostropher  notre 
sous-préfet,  qui  est  un  agréable  et  qui  était  au  moment  de  s'en 
aller  quand  il  nous  a  tous  reconnus.  Enfin  la  soirée  a  été  très  bouf- 
fonne et  vous  aurait  divertie,  je  gage;  peut-être  auriez-vous  été 
tentée  de  prendre  aussi  le  bavolet,  et  je  parie  qu'il  n'y  aurait  pas 
d'yeux  noirs  qui  vous  le  disputassent  encore. 

Comptez-vous  retourner  bientôt  à  Paris,  chère  maman,  et  êtes- 
vous  toujours  contente  du  séjour  de  Charleville?  Embrassez  bien 
ma  sœur  pour  moi  ainsi  que  le  cher  petit  Oscar.  Casimir  vous  pré- 
sente ses  tendres  hommages,  et  moi  je  vous  prie  de  penser  un  peu 
à  nous  quand  le  printems  reviendra.  Donnez -nous  de  vos  nou- 
velles, chère  maman  et  recevez  mes  embrassemens. 

A  Madame  Diipin. 

Nohant,  9  octobre  1826. 

Pardonnez-moi,  ma  chère  petite  maman,  d'avoir  été  si  longue  à 
vous  remercier  des  peines  que  vous  avez  prises  pour  moi.  J'ai  été 
si  occupée,  si  dérangée,  et  vous  êtes  si  bonne  et  si  indulgente,  que 
j'espère  ma  grâce.  Vous  avez  bien  voulu  courir  pour  vous  occuper 
de  ma  toilette  et  de  celle  de  Maurice.  Ces  emplettes  étaient  char- 
mantes et  font  l'admiration  d'un  chacun  dans  le  pays.  Pour  la  parure 
d'or  mat,  je  nomme  Casimir  pour  l'aimable  présent,  et  vous  pour 
le  bon  goût.  Il  m'a  empêché  jusqu'à  présent  de  vous  écrire, 
disant  qu'il  voulait  s'en  charger.  Mais  ses  vendanges  l'occupent 
à  tel  point  que  je  me  fais  l'interprète  de  sa  reconnaissance,  c'est 
un  sentiment  que  nous  pouvons  bien  avoir  en  commun.  Agréez-la 
et  croyez-la  bien  sincère.  Vous  nous  avez  mandé  que  vous  étiez 
souffrante  d'un  rhume.  Je  crains  que  le  froid  piquant  qui  com- 
mence à  se  faire  sentir  ne  contribue  pas  à  le  guérir.  J'en  souffre 
bien  aussi  et  je  commence  l'hyver  par  des  douleurs  et  des  rhuma- 
tismes. Pour  éviter  pourtant  d'être  aussi  maltraitée  que  l'année 
dernière,  je  me  couvre  de  flanelle,  gilet,  caleçons,  bas  de  laine.  Je 
suis  comme  un  capucin  (à  la  saleté  près)  sous  un  cilice.  Je  com- 
mence à  m'en  trouver  bien  et  à  ne  plus  sentir  ce  froid  qui  me  gla- 
çait jusqu'aux  os  et  me  rendait  toute  triste.  Ayez  aussi  bien  soin 
de  vous,  ma  chère  maman,  à  mon  tour  je  vais  vous  prêcher. 


CORRESPONDANCE  DE  GEORGE  SAND.  91 

Maurice,  grâce  à  Dieu,  annonce  une  santé  robuste.  Il  est  grand, 
gros  et  frais  comme  une  pomme.  Il  est  très  bon,  très  pétulant, 
assez  volontaire  quoique  peu  gâté,  mais  sans  rancune,  sans  mémoire 
pour  le  chagrin  et  le  ressentiment.  Je  crois  que  son  caractère  sera 
sensible  et  aimant,  ses  goûts  inconstans  :  un  fonds  d'heureuse 
insouciance  lui  fera,  je  pense,  prendre  son  parti  sur  tout  assez 
promptement.  Voilà  ses  qualités  et  ses  défauts  autant  que  je  puis 
en  juger  et  je  tâcherai  d'entretenir  les  unes  et  d'adoucir  les  autres. 
Quant  à  Léontine,  vous  la  verrez.  C'est  bien  une  autre  pâte  à  pétrir. 
On  peut  tirer  beaucoup  de  bien  et  beaucoup  de  mal  de  ce  carac- 
tère concentré,  réfléchi  et  susceptible.  Elle  était  charmante  entre 
mes  mains.  Je  savais  la  prendre.  J'ai  eu  beaucoup  de  chagrin  à 
m'en  séparer,  et  je  m'inquiète  de  son  voyage.  Je  sens  qu'elle  me 
manque  et  je  crains  qu'elle  ne  soit  pas  aussi  bien  qu'avec  moi. 

Hippolyte  vous  dira  que  nous  attendons  le  retour  de  James  avec 
sa  femme,  mais  il  ne  vous  dira  peut-être  pas  les  folies  qu'il  faisait 
toute  la  journée  ici  avec  son  atu'ien,  son  coinniandant  Du  Plessis. 
J'aurais  bien  envie  de  vous  régaler  d'une  certaine  histoire  de  porte- 
manteau, si  je  ne  craignais  de  vous  fatiguer  de  ces  enfantillages. 
Vous  pourrez  cependant  le  taquiner  vertement,  lorsque  vous  le 
verrez  boire  à  table,  en  lui  disant  :  Est-ce  que  tu  as  envie  de  faire 
ton  portemanteau  aujourdlmi?  C'est  le  mot  d'ordre  et  vous  obtien- 
drez sa  confession. 

Adieu,  ma  chère  maman.  Clotilde  est  donc  décidément  grosse? 
j'en  suis  ravie.  Caroline  ne  m'écrit  point.  Oscar  est-il  mieux  portant 
et  plus  fort?  Je  vous  embrasse  bien  tendrement,  donnez-moi  de  vos 
nouvelles  et  croyez  en  vos  enfans. 

Al'r. 

Comment  traitez-vous  l'ami  vicomte?  Faites-lui  mes  amitiés  sin- 
cères, si  toutefois  vous  êtes  contente  de  lui. 

A  Monsieur  Hijypolyte  Chatiron,  à  Paris. 

Nohant,  mare  1827. 

Ce  que  tu  me  dis  de  St.  me  fait  beaucoup  de  peine.  Il  ne  veut 
soigner  ni  sa  santé,  ni  ses  affaires  et  n'épargne  ni  son  corps,  ni  sa 
bourse.  Qui  pis  est,  il  se  fâche  des  bons  conseils,  traite  ses  vrais 
amis  de  docteurs  et  les  reçoit  de  manière  à  leur  fermer  la  bouche. 
Je  savais  tout  cela  bien  avant  que  tu  me  le  dises  et  j'avais  été 
avant  toi  bourrée  de  la  bonne  manière.  Je  ne  m'en  suis  jamais 
fâchée,  parce  que  je  sais  que  son  caractère  est  ainsi  fait  et  que, 
puisque  j'ai  de  l'amitié  pour  lui,  connaissant  ses  défauts,  je  ne  vois 
pas  de  motif  à  la  lui  retirer  maintenant  qu'il  suit  sa  pente.  Cette 


92  REVOE  DES   DEDX  MONDES, 

découverte  a  dû  te  refroidir,  je  le  conçois.  Votre  amitié  n'était 
encore  qu'une  liaison  mal  affermie,  attendant  tout  de  l'avenir  et  ne 
recevant  rien  du  passé.  Sans  doute,  à  ta  place,  trouvant  cette 
âpreté  de  caractère  chez  quelqu'un,  que  j'aurais  jugé  tout  différent, 
j'aurais  comme  toi  rabattu  beaucoup  du  cas  que  j'en  faisais.  Quant 
à  moi,  je  voudrais  pouvoir  cesser  de  l'aimer,  car  ce  m'est  un  conti- 
nuel sujet  de  peines  que  de  le  voir  en  mauvais  chemin  et  toujours 
refusant  de  s'en  appercevoir.  Mais  on  doit  aimer  ses  amis  jusqu'au 
bout,  quoiqu'ils  fassent,  et  je  ne  sais  pas  retirer  mon  affection 
quand  je  l'ai  donnée.  Je  prévois  que  St.,  avec  ses  moyens  de  par- 
venir, n'arrivera  jamais  à  rien.  Je  le  prévois  même  depuis  long- 
tems.  Cette  famille  est  fort  décriée  dans  le  pays  et  à  trop  juste 
titre.  St.  a  beaucoup  des  défauts  de  ses  frères,  et  c'est  tout  ce  qu'on 
connaît  de  lui,  car  ses  qualités,  qui  sont  grandes  et  belles,  celles 
d'une  âme  fortement  trempée,  capable  de  grandes  vertus  et  de 
grandes  erreurs,  ne  sont  pas  de  nature  à  sauter  aux  yeux  des  indif- 
férens  et  à  être  goûtées  autrement  qu'à  l'épreuve.  On  me  saura 
toujours  mauvais  gré  de  lui  être  aussi  attachée,  et  bien  qu'on  n'ose 
me  le  témoigner  ouvertement,  je  vois  souvent  le  blâme  sur  le  visage 
des  gens  qui  me  forcent  à  le  défendre.  Je  ne  retirerai  donc  de  lui 
rien  qui  puisse  flatter  ma  vanité  ;  fort  au  contraire  aura-t-elle  peut- 
être  beaucoup  à  souffrir  de  sa  condition.  Je  craindrais,  en  exami- 
nant trop  attentivement  les  taches  de  son  caractère,  de  me  refroidir 
sous  ce  prétexte,  mais  effectivement  de  céder  à  toutes  ces  considé- 
rations d'amour-propre  et  d'égoïsme  qui  font  qu'on  rapporte  tout 
à  soi,  lesquelles  on  devrait  fouler  aux  pieds.  St.  me  sera  toujours 
cher,  quelque  malheureux  qu'il  soit.  11  l'est  déjà,  et  plus  il  le 
deviendra,  moins  il  inspirera  d'intérêt ,  telle  est  la  règle  de  la 
société.  Moi,  du  moins,  je  réparerai,  autant  qu'il  sera  en  moi,  ses 
infortunes.  Il  me  trouvera,  quand  tous  les  autres  lui  tourneraient 
le  dos,  et  dût-il  tomber  aussi  bas  que  l'aîné  de  ses  frères,  je  l'ai- 
merais encore  par  compassion  après  avoir  cessé  de  l'aimer  par 
estime.  Ceci  n'est  qu'une  supposition  pour  te  montrer  quelle  est 
mon  amitié,  car  on  ne  soupçonne  pas  de  véritables  torts  à  ceux 
qu'on  aime,  et  je  suis  loin  de  me  préparer  à  recevoir  ce  nouveau 
déboire  de  le  voir  s'abaisser.  Mais  il  restera  dan»  la  misère,  de 
tristes  pressentimens  m'avertissent  que  ses  efforts  pour  s'en  retirer 
l'y  plongeront  plus  avant.  Ce  sera  un  grand  tort  aux  yeux  de  tous, 
excepté  aux  miens. 

Tu  penses  absolument  comme  moi  à  cet  égard,  puisque  tu 
m'exhortes  à  ne  lui  pas  retirer  mon  attachement.  Tu  peux  être 
tranquille.  Quant  à  toi,  ce  n'est  pas  tant  de  ses  folies  que  tu  es 
choqué  que  de  l'aveuglement  qui  lui  fait  préférer  ses  faux  amis  aux 
vrais.  Je  ne  te  blâme  point  de  cette  impression.  Je  te  demande 


CORRESPONDANCE  DE  GEORGE  SAND.  93 

seulement  de  la  modérer  par  un  sentiment  de  bonté  et  d'indul- 
gence qui  t'est  naturel  et  qui  te  fera  continuer  tes  bons  offices,  soit 
qu'il  les  accueille  bien  ou  mal.  S'il  les  méconnaît,  ce  sera  par  faus- 
seté de  jugement,  jamais  par  vice  de  cœur.  Si  j'étais  homme,  avec 
la  volonté  que  j'aide  le  servir,  je  repondrais  de  lui.  Mais,  femme,  ce 
que  je  saurais  obtenir  de  lui  devient  presque  nul  par  la  différence 
de  sexe,  d'état  et  de  mille  autres  choses  qui  viennent  à  la  traverse 
de  mes  bons  desseins.  Entraves  cruelles  que  mon  amitié  maudit, 
mais  qu'elle  respecte,  parce  qu'il  n'est  donné  qu'à  l'amour,  tout 
faible  et  inférieur  qu'il  est  à  l'autre  sentiment,  de  les  rompre. 


A  Madame  Ditpin. 

Nohant,  5  juillet  1827, 

Pourquoi  donc  ne  ni'écrivez-vous  pas,  ma  chère  maman?  Étes- 
vous  malade  ?  Si  cela  était,  je  le  saurais  probablement,  Hippolyte 
ou  Cloiilde  me  l'auraient  écrit.  Mais,  depuis  le  24  mars,  pas  un 
mot  de  vous.  Vous  m'oubliez  tout  à  fait,  et  me  ferez  regretter  de 
ne  pas  habiter  Paris,  si  les  absens  ont  si  peu  de  part  à  votre  sou- 
venir. Je  ne  suis  pas  démonstrative,  mais  votre  silence  me  peine 
et  me  fait  mal  plus  que  je  ne  saurais  le  dire. 

Caroline  est-elle  toujours  près  de  vous?  Ce  serait  du  moins  une 
consolation  pour  moi  que  de  vous  savoir  heureuse  et  satisfaite.  Je 
n'attribuerais  cette  absence  de  lettre  à  rien  de  fâcheux  et  j'en  souf- 
frirais seule.  Mais  que  ne  puis-je  augurer  de  cette  incertitude? 
Hors  une  maladie,  dont  je  serais  certainement  informée  par  quel- 
qu'un, j'imagine  tout.  Il  faut  que  vous  ayez  quelque  chagrin.  Mais 
quel  chagrin  vous  force  à  me  laisser  ainsi  dans  l'inquiétude  ?  Hip- 
polyte me  mande  que  la  famille  Defos  va  partir  pour  Glermont,  ne 
serez-vous  pas  tentée  de  l'accompagner?  H  y  a  longtemps  que  vous 
projetez  ce  voyage,  et  au  retour,  vous  vous  arrêteriez  ici,  ou  bien 
nous  vous  verrions  en  Auvergne,  où  je  vais  passer  quelques  semaines, 
et  nous  reviendrions  ensemble  à  Nohant.  Si  c'est  là  la  surprise  que 
vous  me  ménagez,  je  ne  me  plaindrai  pas  que  vous  me  l'ayez  fait 
trop  longtems  désirer. 

Depuis  que  je  ne  vous  ai  écrit,  je  me  suis  assez  bien  portée, 
mais  j'ai  eu  plusieurs  accidens,  où  j'ai  failli  me  tuer.  Je  serais  morte 
sans  un  souvenir  de  vous,  ma  chère  maman,  et  ce  n'eût  pas  été 
un  de  mes  moindres  regrets  à  quitter  la  vie. 

Je  ne  veux  pas  vous  écrire  plus  longuement  aujourd'hui.  Je  vous 
gronderais,  je  crois,  et  ce  serait  passablement  ridicule.  H  y  a  déjà 
longtemps  que  j'ai  sur  le  cœur  de  vous  reprocher  votre  paresse,  et 


94  REVDE  DES   DEUX  MONDES. 

que  je  recule  toujours,  espérant  une  lettre.   Mais  elle  n'arrive 
pas. 

Adieu,  ma  chère  maman,  pardonnez-moi  d'être  un  peu  en  colère 
contre  vous  et  faites-moi  voir,  je  vous  enprie,  que  vous  vous  res- 
souvenez d'une  fille  que  vous  avez  en  Berry  et  qui  vous  aime  plus 
que  vous  ne  songez  à  elle. 


A  Madame  Diipîn,  Paris, 

Nohant,  17  juillet  1827. 

Je  vous  remercie,  ma  chère  maman,  de  m' avoir  donné  de  vos 
nouvelles.  Je  commençais  à  être  inquiète,  non  de  votre  santé,  que 
je  savais  être  bonne,  mais  de  votre  oubli.  Grâce  à  Dieu,  vous  vous 
portez  bien  et  vous  n'avez  que  des  contrariétés;  c'est  encore  trop. 
Vous  êtes  bien  malheureuse  dans  le  choix  de  vos  suivantes,  mais 
ce  n'est  pas  à  dire,  parce  que  vous  n'en  avez  point  encore  trouvé 
de  bonnes,  qu'il  n'y  en  ait  point  et  que  vous  deviez  vous  résoudre 
à  vous  servir  vous-même.  Peut-être  vous  lasserez-vous  bientôt  de 
n'être  pas  chez  vous,  et  il  n'est  pas  prudent  à  vous  qui  êtes  souvent 
malade  de  passer  les  nuits  seule.  Pour  cette  seule  raison,  sans 
compter  la  peur  qui  vous  tourmente  et  qui  est  une  vraie  maladie 
qui  fait  même  beaucoup  de  mal,  vous  devriez  ne  pas  vous  isoler 
ainsi  de  tout  secours,  de  tous  soins.  Peut-être  les  choisissez-vous 
trop  jeunes,  par  conséquent  sujettes  aux  défauts  de  leur  âge,  la 
coquetterie  et  l'humeur  légère.  11  me  semble  que  j'aimerais  mieux 
une  femme  d'un  âge  mûr,  quoiqu'il  y  ait  souvent  l'inconvénient 
de  l'humeur  revêciie  et  rabâcheuse.  Vous  rappelez-vous  Marie 
Guillard,  cette  vieille  laide  et  bonne  femme  qui,  après  avoir  été  long- 
temps ici,  s'était  mariée  avec  un  vieillard  borgne?  Après  une  ving- 
taine d'années  de  mariage,  elle  a  enterré  son  mari  et  placé  sa  fille 
qui  est  assez  jolie,  et,  étant  redevenue  célibataire,  est  rentrée  à  notre 
service.  Elle  a  repris  le  soin  de  ses  vaches  et  de  ses  poules  (qui  ne 
sont  pas  tout  à  fait  les  mêmes  qu'elle  soignait  il  y  a  vingt  ans). 
C'est  la  plus  drôle  de  vieille  qui  soit  au  monde.  Active,  laborieuse, 
propre  et  fidelle,  mais  grognon  au-delà  de  ce  qu'on  peut  imaginer. 
Elle  grogne  le  jour  et,  je  crois,  aussi  la  nuit  en  dormant.  Elle  grogne 
en  faisant  du  beurre,  elle  grogne  en  faisant  manger  ses  poules.  Elle 
grogne  en  mangeant  elle-même.  Elle  grogne  les  autres,  et  quand 
elle  est  seule,  elle  se  grogne.  Je  ne  la  rencontre  jamais  sans  lui 
demander  comment  va  sa  grognerie,  et  elle  ne  grogne  que  de  plus 
belle.  Elle  vous  impatienterait  bien,  et  moi  tout  autant  si  son  ser- 
vice la  tenait  plus  près  de  moi.  Aussi  je  ne  vous  la  propose  pas, 
rien  que  sa  figure  vous  rendrait  malade.  Au  reste,  elle  n'est  pas 


CORRESPONDANCE  DE  GEORGE  SAND.  95 

plus  laide  qu'elle  ne  l'était  dans  sa  jeunesse,  c'est  une  de  ces  figures 
qui  ne  changent  pas,  malheureusement  pour  elles. 

A  propos  de  figures,  je  vous  envoie  un  profil  que  j'ai  fait  d'idée 
en  barbouillant.  Il  est  bon  de  vous  dire  que  c'est  Caroline  que  j'ai 
prétendu  faire.  Il  n'y  a  que  moi  qui  la  trouve  ressemblante,  ce  qui 
est  malheureux  pour  le  mérite  de  l'artiste.  Telle  qu'elle  est,  je  vous 
l'envoie,  espérant  que  vous,  qui  êtes  beaucoup  plus  disposée  à 
l'indulgence,  vous  y  mettrez  beaucoup  du  vôtre  et  parviendrez  à 
retrouver  du  moins  la  coupe  du  visage  et  l'expression  douce  et 
candide  de  la  physionomie.  Au  reste,  vous  avez  bien  le  talent  de 
le  retoucher.  Je  vous  le  livre.  J'ai  fait  aussi  mon  portrait,  mais 
avec  plus  de  soin  et  d'attention,  parce  que  j'avais  le  modèle  sous 
les  yeux  et  que  l'observation  travaillait  et  non  l'imagination.  Il  n'en 
est  pas  mieux  et  il  a  un  air  si  triste  et  si  sentimental  que  je  lui  ris 
au  nez  de  le  voir  ainsi  et  n'ose  vous  l'envoyer.  Il  me  rappelle  ces 
vers  : 


D'où  vient  ce  noir  chagrin  qu'on  lit  sur  son  visage? 
C'est  de  se  voir  si  mal  gravé. 


Hippolyte  a  dû  vous  dire,  ma  chère  maman,  que  j'avais  écrit  à 
M"*  Defos  pour  lui  demander  pardon  de  la  distraction  qui  m'avait 
empêchée  de  la  reconnaître  et  lui  témoigner  le  désir  de  la  voir  à 
Clermont  si  j'y  vais,  comme  j'en  ai  le  projet  le  mois  prochain. 

C'est  en  parlant  du  Mont-Dore  probablement  que  vous  me  dites 
que  je  ne  suis  qu'à  quatre  lieues  d'elle,  car  d'ici  parla  route  de  poste, 
il  y  en  a  près  de  cinquante.  Cette  grande  distance  me  fait  craindre 
queM'"^  Defos  n'effectuepoint  son  projet  de  venir  nous  voir,  à  moins 
que  quelque  autre  affaire  ou  désir  de  voyager  ne  lui  fasse  prendre 
notre  route  pour  revenir  à  Paris,  route  qui  est  beaucoup  moins 
directe  et  moins  bien  servie.  S'il  vient  malgré  ces  obstacles,  j'en 
serais  ravie  et  je  le  recevrai  de  mon  mieux.  Je  n'ose  plus  vous  tour- 
menter pour  faire  ce  voyage.  Il  vous  ferait  pourtant  grand  bien. 
Vous  n'auriez  pas  de  peurs  à  redouter  pour  la  nuit,  ni  tout  l'em- 
barras de  vivre  en  pension. 

Adieu,  ma  chère  maman,  je  vous  écris  à  la  lueur  des  éclairs  et 
aux  grondemens  du  tonnerre,  ce  qui  n'empêche  pas  Maurice  et 
Casimir  de  ronfler  aussi  fort  que  lui.  Je  vais  faire  comme  eux,  et 
si  à  nous  trois  nous  ne  couvrons  pas  le  bruit  d'orage,  il  faudra 
qu'il  fasse  grand  train  de  son  côté.  Écrivez-moi  un  peu  plus  sou- 
vent, portez-vous  bien  et  soignez-vous.  Je  vous  embrasse  bien  ten- 
drement. 


96  REVDE  DES   DEUX  MONDES, 


A  Monsieur  Caron,  Paris. 

Nohant,  !«'  avril  1828. 

Il  y  a  bien  longtems,  mon  cher  Garon,  que  je  veux  vous  écrire^ 
mais  mon  Maurice  a  été  si  malade  pendant  toutl'hyver,  et  moi  si  tour- 
mentée de  ses  maux  et  des  miens  que  je  n'ai  donné  signe  de  vie  à 
personne.  Ce  dont  je  reçois  de  vifs  reproches  de  tous  côtés.  Quoique 
vous  y  mettiez  plus  d'indulgence  que  les  autres  en  ne  me  grondant 
pas,  je  ne  veux  pas  abuser  plus  longtems  de  votre  longanimitc,  et 
je  viens  enfin  vous  dire  que  je  ne  vous  ai  point  oublié,  car  nous 
parlons  de  vous  bien  souvent,  avec  mon  mari  et  nos  amis  de  la 
Châtre,  qui  demandent  toujours  quand  vous  viendrez.  Je  voudrais 
bien  avoir  une  bonne  réponse  à  leur  donner,  et  je  n'en  perds  pas  l'es- 
pérance, car  vous  trouverez  bien  quelque  tems  à  nous  donner,  et 
vous  savez  qu'il  y  a  ici  de  bon  vin  et  de  bons  garçons.  J'espère 
que  dans  quelques  jours  nous  aurons  de  la  chaleur  et  du  beau 
tems  qui  me  rendra  moins  maussade  et  mieux  portante.  Pour  le 
présent,  je  suis  tout  à  fait  ganache  et  misérable,  ne  pouvant  bouger 
de  ma  chambre  et  à  peine  de  mon  lit.  Je  suis  grosse  par-dessus  le 
marché,  et  cela  fait  une  complication  de  maux  peu  agréable.  Il  ne 
me  faudrait  rien  moins  que  vous  pour  me  rendre  ma  J)onne 
humeur  et  la  santé. 

Que  faites-vous  maintenant,  mon  gros  ami?  Avez-vous  guéri  ce 
vilain  rhume  qui  vous  fatiguait  si  fort,  et  êtes-vous  un  peu  au 
courant  de  votre  nouvel  état  de  choses?  Il  y  a  bien  longtems  aussi 
que  Casimir  dit  tous  les  jours  qu'il  veut  vous  demander  de  vos  nou- 
velles. Mais  vous  savez  comme  il  est  paresseux  de  l'esprit  et  enragé 
des  jambes.  Le  froid,  la  boue,  ne  l'empêchent  point  d'être  tou- 
jours dehors,  et  quand  il  rentre,  c'est  pour  manger  ou  ronfler. 

Votre  belle  Pauline  est-elle  toujours  aussi  grosse  et  aussi  bonne? 
Maurice  est  un  lutin  achevé.  Il  a  été  abîmé  d'une  coqueluche  qui 
lui  a  ôté  pendant  deux  mois  le  sommeil  et  l'appétit.  Heureusement 
il  va  à  merveille  maintenant.  Quand  vous  viendrez,  je  veux  que  vous 
m'ameniez  Pauline.  Vous  savez  que  j'en  aurai  bien  soin,  et  elle  est  si 
aimable  et  si  douce  qu'elle  ne  nous  sera  guères  à  charge  en  route. 

Voyez-vous  souvent  la  famille  Saint- Agnan?  J'ai  été  si  paresseuse 
envers  eux  que  je  ne  sais  ce  qu'ils  deviennent. 

Maurice  qui  s'endort  sur  mes  genoux  et  me  fatigue  beaucoup 
m'empêche  de  vous  en  dire  davantage.  Je  laisse  à  Casimir  le  soin 
de  vous  répéter  que  nous  vous  aimons  toujours  et  vous  désirons 
vivement. 


CORRESPONDANCE  DE  GEORGE  SAND.  '97 

A  Madame  Dupin,  Paris. 

,  Nohant,  7  avril  1828, 

Yous  me  traitez  bien  sévèrement,  ma  chère  maman,  justement 
au  moment  où  je  venais  de  vous  écrire  ne  m'attenclant  guères  à  vous 
voir  fâchée  contre  moi.  Vous  me  prêtez  une  foule  de  motifs  d'in- 
différence dont  vous  ne  me  croyez  certainement  pas  coupable. 
J'aime  à  croire  qu'en  me  grondant  vous  avez  un  peu  exagéré 
mes  torts  et  qu'au  fond  du  cœur  vous  me  rendiez  plus  de  justice, 
car  si  vous  n'aviez  pas  cru  que  je  serais  sensible  à  de  si  graves  re- 
proches, vous  ne  me  les  auriez  pas  fait.  J'espère  qu'en  apprenant 
que  ma  maladie  avait  été  la  seule  cause  de  ce  long  silence,  vous 
m'avez  entièrement  pardonné.  Dites-le-moi  bien  vite,  car  c'est  un 
mauvais  traitement  pour  moi  que  vos  reproches,  et  j'ai  besoin  pour 
me  mieux  porter  de  savoir  que  vous  m'avez  rendu  vos  bontés. 

J'ai  appris  de  la  famille  Maréchal  des  nouvelles  qui  m'ont  bien 
profondément  affligée.  J'en  suis  malade  de  chagrin  et  d'inquiétude. 
Je  viens  pourtant  de  recevoir  une  lettre  d'Hippo^yte  qui  m'annonce 
que  Clotilde  est  beaucoup  mieux.  Mais  sa  fille  est  morte  !  pauvre 
Clotilde,  qu'elle  est  malheureuse!  si  bonne  et  si  aimable.  Elle  ne 
méritait  pas  ces  cruels  chagrins.  Elle  ignore  encore  la  perte  de  son 
enfant,  mais  il  faudra  qu'elle  l'apprenne  et  combien  ce  nouveau 
malheur  lui  sera  amer  !  Je  suis  sûre  que  ma  pauvre  tante  a  le  cœar 
brisé.  Tout  est  chagrin  et  misère  ici-bas. 

Vous  me  mandez  que  Caroline  est  malade.  Qa'a-t-elle  donc? 
j'espère  que  cela  n'est  pas  sérieusement,  puisque  vous  m'en  parlez 
si  brièvement.  Veuillez  m'en  donner  des  nouvelles  plûS  détaillées, 
ma  chère  maman,  ainsi  que  de  vous-même.  Je  ne  sais  si  c'est  pour 
me  punir  que  vous  me  donnez  de  mauvaises  nouvelles  sans  y  ajouter 
un  mot  pour  les  adoucir.  Ce  serait  trop  de  sévérité,  car  vous  ne 
croyez  pas  que  j'y  sois  insensible. 

Je  suis  moi-même  continuellement  malade,  ne  pouvant  dormir, 
souffrant  beaucoup  de  l'estomach  et  d'un  battement  de  cœur  si 
précipité  qn'il  me  semble  avoir  de  l'eau  en  ébullition  sous  mes 
vêtemens.  J'espère  toujours  dans  le  mois  de  mai, 

Maurice  va  à  merveille.  Il  est  tous  les  jours  plus  aimable  et  plus 
joli.  Mais  je  me  reproche  de  vanter  mon  bonheur,  quand  je  pense 
à  cette  pauvre  Clotilde,  dont  le  sort  à  cet  égard  est  si  différent. 
L'aisance  et  les  plaisirs  ne  sont  rien  au  cœur  d'une  mère  en  com- 
paraison de  ses  enfans.  Si  je  perdais  Maurice,  rien  sur  la  terre  ne 
m'offrirait  de  consolation  dans  la  retraite  où  je  vis.  Il  m'est  si  néces- 
saire que,  sans  lui,  je  ne  passe  pas  une  heure  sans  m' ennuyer. 

TOMB   XLIU.    —   1881  7 


98  ^         REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Ne  me  laissez  pas  plus  longtems  avec  le  chagrin  de  vous  savoir 
mécontente.  Kcrivcz-moi,  ma  chère  maman,  j'ai  le  cœur  bien  triste, 
et  un  mot  de  vous  en  ôterait  un  grand  poids. 

Casimir  vous  embrasse  tendrement. 


A  Madame  Dupin,  Paris. 

Nohant,  4  août  1828. 

Il  est  vrai  que  j'ai  été  bien  longtems  sans  vous  écrire,  ma  chère 
maman,  mais  je  n'ai  pas  cessé  de  demander  de  vos  nouvelles  à 
Hippolyte.  11  pourra  vous  dire  aussi  que  trois  fois  de  suite  je  lui 
ai  demandé  votre  adresse  sans  qu'il  me  l'envoyât.  J'ai  cherché  dans 
vos  lettres  précédentes,  mais  je  n'y  ai  point  trouvé  celle  que  vous 
me  dites  m'avoir  désignée.  Ce  n'est  que  sa  dernière  lettre  (qui  m'est 
arrivée  à  peu  près  en  même  temps  que  la  vôtre)  qui  me  l'a  apprise. 
J'étais  fort  contrariée,  je  vous  assure,  de  ne  savoir  où  vous  étiez. 
Je  suis  enfin  bien  heureuse  de  savoir  que  vous  êtes  installée  de  nou- 
veau à  Paris,  bien  portante  et  avec  la  société  de  votre  enfant,  qui 
doit  vous  être  agréable  et  récréative.  Embrassez-le  bien  de  ma  part, 
je  vous  en  prie,  et  gardez-le  le  plus  longtems  que  vous  'pourrez, 
car  j'ai  bien  envie  de  le  voir. 

A  cet  égard,  je  ne  sais  pas  du  tout  quand  j'aurai  le  bonheur  de 
vous  embrasser.  Je  crois  que  je  ferai  tranquillement  mes  couches 
ici,  où  je  serai  plus  commodément  et  plus  économiquement  pour 
passer  les  premiers  mois  de  ma  nourriture.  Si  nos  affaires  nous  le 
permettent,  je  fais  le  projet  d'aller  passer  cet  hyver  quelque  tems 
près  de  vous.  Ma  santé  est  assez  bonne,  quoique  depuis  quelques 
semaines  je  souffre  beaucoup  de  l'estomach,  ce  qui  est  la  maladie 
de  la  saison.  En  ne  mangeant  pas,  j'y  échappe,  mais  cela  me  coûte 
fort,  car  j'ai  des  faims  très  exigeantes  que  je  ne  puis  satisfaire 
sans  les  payer  de  plusieurs  jours  de  souffrance  et  de  diète.  Je  ne 
suis  pas  très  forte,  et  la  moindre  course  en  voiture  me  fatigue  beau- 
coup. A  cela  près,  je  vais  bien.  Je  suis  si  grosse  que  tout  le  monde 
pense  que  je  me  suis  trompée  dans  mon  calcul  et  que  j'accouche- 
rai très  prochainement;  je  ne  crois  pourtant  pas  que  ce  soit  avant 
deux  mois. 

Casimir  me  charge  de  vous  dire  qu'il  est  très  mécontent  de 
l'inexactitude  de  M.  Puget  à  votre  égard.  Il  ne  peut  vous  adresser 
à  M.  Lambert,  qui  n'est  plus  notaire  et  qui  n'habite  plus  Paris. 
Mais  il  chargera  de  vos  affaires  dès  le  prochain  trimestre  une  per- 
sonne sûre  et  parfaitement  exacte.  J'ai  vu  Léontine  un  instant. 
Elle  se  portait  bien.  Je  vais  la  chercher  demain  pour  quelques 
jours. 


CORRESPONDANCE  DE  GEORGE  SAND.  99 

Adieu,  ma  chère  maman,  reposez-vous  bien  de  vos  fatigues  afin 
que  je  puisse  aussi  vous  recevoir  une  autre  fois.  Ce  ne  sera  jamais 
assez  tôt  au  gré  de  mon  impatience.  Je  vous  embrasse  tendrement; 
Casimir  et  Maurice  se  joignent  à  moi  pour  en  faire  autant.  Le  cher 
père  est  très  occupé  de  sa  moisson.  Il  a  adopté  une  manière  de 
faire  battre  le  bled  qui  termine  en  trois  semaines  les  travaux  de 
cinq  à  six  mois;  aussi  il  sue  sang  et  eau.  Il  est  en  blouse,  le  râteau 
h  la  main,  dès  le  point  du  jour. 

Les  ouvriers  sont  forcés  de  l'imiter,  mais  ils  ne  s'en  plaignent 
pas,  car  le  vin  du  pays  n'est  pas  ménagé  pour  eux.  Nous  autres 
femmes,  nous  nous  installons  sur  les  tas  de  bled  dont  la  cour  est 
remplie,  nous  lisons,  nous  travaillons  beaucoup  et  nous  songeons 
fort  peu  à  sortir,  quoique  nous  en  ayons  la  facilité.  Nous  fesons 
aussi  beaucoup  de  musique. 

Adieu,  chère  maman,  rappelez-moi  à  l'amitié  du  vicomte.  Mau- 
rice est  mince  comme  un  fuseau,  mais  droit  et  décidé  comme  un 
homme;  on  le  trouve  très  beau,  son  regard  est  superbe. 

A  Madame  Diipùi,  Paris. 

Nohaut,  27  décembre  1828. 

Mon  garde  champêtre,  qui  est  mon  fournisseur  et  mon  pour- 
voyeur, et  qui  de  plus  est  ancien  voltigeur  et  bel  esprit,  a  fait  ce 
matin,  ma  chère  maman,  une  assez  belle  chasse.  Je  fais  mettre  dès 
demain  ma  cuisinière  à  l'œuvre,  et  quoiqu'elle  ait  beaucoup  moins 
de  génie  que  le  garde  champêtre,  j'espère  qu'elle  en  aura  assez 
pour  confectionner  un  bon  pâté  que  je  vous  enverrai  pour  vos 
étrennes  dès  qu'il  sera  refroidi.  Mon  ami  Caron,  à  qui  j'adresse  un 
envoi  du  même  genre,  vous  fera  passer  ce  qui  vous  revient. 

Agréez  en  même  tems,  chère  mère,  tous  mes  vœux  et  mes 
embrassemens  du  jour  de  l'an,  ayez  une  bonne  santé,  de  la  gaîté 
et  venez  nous  voir;  voilà  mes  souhaits. 

Je  suis  charmée  que  vous  ayez  trouvé  mes  confitures  bonnes.  Je 
comptais  vous  en  adresser  un  second  volume,  mais  mon  essai  n'a 
pas  été  aussi  heureux  que  le  premier.  Entraînée  par  l'ardeur  du 
dessin,  j'ai  laissé  brûler  le  tout  et  je  n'ai  plus  trouvé  sur  mes  four- 
neaux qu'une  croûte  noire  et  fumante  qui  ressemblait  au  cratère 
d'un  volcan  beaucoup  plus  qu'à  un  aliment  quelconque.  Puisque 
nous  sommes  sur  ce  chapitre,  je  vous  dirai  que  vous  avez  très  bien 
fait  de  ne  rien  donner  à  mon  envoyé.  lî  en  eût  été  très  choqué.  Il 
veut  bien  se  considérer  comme  7)ion  ami  et  moji  voisin,  mais  non 
comme  un  commissionnaire.  Il  vous  eût  dit  qu'il  était  né  natif  àe, 
Nohant,  qu'il  se  rendait  mon  messager  uniquement /^^r  amitié, 


100  REVDE   DES    DEUX   MONDES. 

mais  qu'il  avait  trop  de  senti77îens,  etc.  Enfin  il  vous  aurait  dit 
peut-être  de  très  belles  choses,  mais  vous  avez  bien  fait  de  ne  le 
pas  payer.  Il  est  très  glorieux,  je  suis  sûre,  de  pouvoir  dire  qu'il 
nous  a  rendu  service. 

Je  ne  sais  pas  si  mon  projet  d'aller  à  Paris  s'effectuera.  J'ai 
même  tout  lieu  de  croire  qu'il  ira  grossir  le  nombre  immense  de 
projets  en  l'air  qui  sont  en  dépôt  dans  la  lune  avec  tout  ce  qui  se 
perd  sur  la  terre.  Ma  fille  est  bien  petite  et  bien  délicate  pour 
voyager  par  ce  mauvais  tems.  Du  reste,  elle  est  fraîche  et  jolie  à 
croquer.  Maurice  se  porte  bien  aussi  et  vous  souhaite  une  bonne 
année;  il  embrasse  son  cousin  Oscar. 

Veuillez,  chère  maman,  être  encore  mon  remplaçant  dans  le 
choix  des  étrennes  de  Caroline  ou  d'Oscar  (ce  que  je  laisse  à  votre 
disposition)  et  y  consacrer  comme  de  coutume  une  cinquantaine  de 
francs  que  vous  trouverez  disponibles  chez  M.  Caron,rue  de  Glichy, 
n°  22. 

Adieu,  ma  chère  maman.  Je  me  porte  très  bien,  ma  fille  est 
sevrée  depuis  longtemps  parce  que  je  n'ai  pas  de  lait.  Elle  boit  et 
mange  comme  une  personne  naturelle.  Notre  vie  à  tous  s'écoule 
toujours  paisiblement  et  gaiment  surtout.  Nous  appelions  Hippolyte 
à  cors  et  à  cris  pour  partager  nos  plaisirs  de  l'hyver.  Envoyez-le- 
nous  si  vous  pouvez.  Portez-vous  bien,  ma  chère  mère,  je  vous 
embrasse  de  toute  mon  âme.  Casimir  en  prend  sa  part. 

AUB. 

A  Monsieur  Caron,  Paris. 

Nohant,  le  20  janvier  1829. 

Il  est  très  vrai  que  je  suis  une  paresseuse,  mon  dig}îe  vieillard  et 
bon  ami.  Ce  n'était  pas  tant  de  vous  écrire  qui  me  tenait  au  cœur, 
ce  n'était  même  pas  du  tout  cela.  C'était  l'ennui,  la  fatigue  extrême 
de  prendre  la  mesure  et  de  rédiger  une  description  de  ma  lampe. 
Vous  me  reconnaissez  bien  là?  Enfin,  Dieu  merci,  j'en  suis  venue 
à  bout  et  ce  n'est  pas  malheureux.  Vous  savez  que  je  suis  de  force 
à  me  laisser  brûler  les  pieds  plutôt  que  de  me  déranger  et  à  vous 
couvrir  une  lettre  de  pâtés  plutôt  que  de  tailler  ma  plume.  Cha- 
cun sa  nature.  Vous  n'êtes  pas  mal  feignant  aussi,  quand  vous  vous 
en  mêlez.  Mais  ce  n'est  jamais  quand  il  s'agit  d'obliger,  j'ai  pu 
m'en  convaincre  mille  fois,  et  j'ai  même  honte  d'abuser  si  souvent 
de  votre  extrême  bonté. 

Je  joins  ici  le  dessin  de  cette  lampe.  Je  vous  ai  demandé  en  outre 
dans  quelque  lettre  qui  se  sera  perdue  3  aulnes  de  ruban  à  gros  grain 
pour  faire  des  bretelles  couleur  rayée  point  trop  salissante,  à  votre 


CORRESPOxNDANCE  DE   GEORGE   SAND.  101 

gré,  plus  2  paires  de  boucles  d'acier  propres  et  simples  pour  le 
même  objet;  ite^n,  3  aulnes  ruban  blanc  même  largeur  pour  les 
doubler. 

Plus  un  album  uni,  simple  et  un  peu  grand  pour  copier  de  la 
musique,  i2  portées  à  la  page.  Couverture  papier  cartonné.  Point 
de  ces  petites  lignes  serrées  qui  fatiguent  les  yeux,  mais  bien  espa- 
cées au  contraire,  qu'on  y  voye  du  premier  coup  d'œil  les  brioches 
dont  je  dois  le  parsemer.  —  Mémoires  de  Barbaroux.  —  Mémoires 
de  J/"^  Roland.  —  J'ai  deux  volumes  de  Paul- Louis  Courier  inti- 
tulés :  Mémoires,  Correspondance  et  opuscules  inédits.  Il  doit,  être 
paru  un  troisième  volume  contenant  des  fragmens  de  Xénophon, 
l'Ane  de  Lucius,  Baphnis  et  Chloé,  etc.  En  outre,  je  voudrais  avoir 
son  meilleur  volume  contenant  les  Pamphlets  politiques  et  ojnis- 
cules  littéraires,  imprimés  clandestinement  à  Bruxelles,  in-8°. 
Celui-là  sera  peut-être  difficile  à  trouver.  Aidez-vous  d'Hippolyte 
qui  s'aidera  d'Ajasson  pour  me  le  dépister.  Veuillez  avoir  ma  lettre 
dans  votre  poche  quand  vous  irez  chez  le  libraire,  afin  de  ne  pas 
vous  tromper  ni  m'acheter  ce  que  j'ai  déjà.  —  Poésies  de  Victor 
Hugo.  —  Ne  confondez  pas  les  Mémoires  de  Barbaroux  le  girondin, 
sur  la  révolution,  avec  quelque  chose  de  nouveau  que  son  fils  C.-O. 
Barbaroux  vient  de  publier  à  la  suite  ou  au  commencement  d'une 
biographie  de  la  chambre  des  pairs.  J'attendrai  pour  lire  l'his^toire 
des  vivans  qu'ils  soient  morts,  et  si  je  le  suis  avant  eux,  je  m'en 
passerai. 

Cela  ne  veut  pas  dire  que  je  dédaigne  les  œuvres  des  contempo- 
rains, mais  seulement  que  la  postérité  jugera  les  hommes  mieux 
que  nous.  Je  voudrais  avoir  quelque  chose  de  Benjamin  Constant  et 
surtout  de  Royer-Collard.  Mais  quoi?  je  ne  suis  pas  au  courant  de 
ces  publications.  Veuillez  m' aider,  m'envoyer  ce  qu'il  y  a  de  plus 
remarquable  et  le  plus  à  la  portée  d'un  âne  comme  moi. 

Envoilà-t-il  assez?  Je  vous  plains  bien  sincèrement,  mon  vieux, 
si  vous  avez  beaucoup  de  femmes  comme  moi  sur  les  bras. 

Pour  faire  diversion  à  ces  factures,  car  mes  lettres  ne  sont  pas 
autre  chose,  je  vous  envoie  le  récit  lamentable  d'une  histoire 
récemment  arrivée  à  la  Châtre.  Vous  savez  qu'il  y  a  sept  ou  huit 
sociétés  qui  ne  se  mêlent  point.  V(  us  savez  que  Périgny  et  moi, 
qui  avons  la  prétention  d'être  jjJiilosophes,  nous  invitons  tout  ce 
monde.  Moi  je  ne  reçois  pas,  cette  année,  mais  lui  a  coamiencé.  La 
première  soirée  s'est  assez  bien  passée,  moyennant  que  les  plus 
huppées  ont  été  stupéfaites  de  surprise  en  se  voyant  amalgamées 
avec  ce  qu'elle  appellent  de  la  canaille,  quoique  cette  canaille  les 
vaut  et  plus.  Le  maître  de  musique  et  sa  femme,  fort  gentille,  ont 
surtout  causé,  par  leur  admission,  une  vive  indignation,  et  les 
bonnes  personnes,  M'"'^  de  Pajot,  de  Périgois  et  autres,  de  dire  que 


102  REVUE    DES    DEDX    MONDES. 

M.  de  Périgny  comblait  dliomictetês  le  musicien  susdit,  afin  d'éco- 
nomiser le  salaire  de  5  francs  par  soirée.  Ne  voulant  pas  négliger 
cet  incident,  mais  ne  voulant  pas  mettre  en  scène  l'innocent  musi- 
cien et  son  innocente  moitié,  nous  avons,  Diitbeil  et  moi  (auteurs 
indignes  de  cette  chanson),  offert  nos  propres  individus  aux  traits 
de  la  satyre  et  nous  maltraitant  soi-même  (nous  avions  tenu  l'or- 
chestre à  nous  deux  la  première  soirée),  nous  détournons,  par 
cette  ruse  adroite,  les  soupçons  qui  se  dirigeraient  sur  nous  si 
nous  ne  gardions  le  secret  sur  notre  génie  poétique,  car  nous  en 
pinçons, 

11  a  pu,  à  Paris,  vous  chanter  des  complaintes  de  notre  façon; 
que  vous  en  semble?  Nous  avons  tant  d'esprit  que  nous  en  sommes 
zonteux  nous-mêmes.  Nous  avons  montré  la  susdite  chanson  à  M.  et 
Ijme  Périgny,  qui  en  ont  beaucoup  ri  et  nous  ont  autorisé  à  la 
répandre  clandestinement,  à  condition  qu'ils  ne  soient  pas  reconnus 
en  avoir  eu  connaissance.  Voyez-vous  d'ici  la  bonne  figure  qu'ils 
vont  faire  et  nous  aussi,  quand  d'un  air  piteux  on  viendra  nous 
raconter  qu'un  libelle  impertinent,  arme  à  deux  tranchans  et  dans 
lequel  nous  sommes  particulièrement  maltraités,  circule  dans  la 
ville?  Voyez- vous  l'air  de  philosophie  et  de  générosité  avec  lequel 
nous  témoignerons  notre  mépris  de  cet  outrage?  J'oubliais  de  vous 
dire  qu'à  la  seconde  soirée  il  n'est  venu  personne  que  ce  maître  de 
musique,  Casimir  et  moi,  la  chanson  d'ailleurs  vous  l'apprendra; 
mais  vous  saurez  que  j'avais  l'honneur  de  faire  partie  des  trois 
invités  qui  font  une  si  pauvre  figure  à  la  fin  da  dernier  couplet. 
Nous  attendons  à  demain  pour  savoir  si  la  cabale  continue.  Moi  je 
n'en  aurai  pas  le  démenti  et  j'irai  pour  voir.  Vous  voilà  au  courant 
des  cancans. 

Gasimii*  a  écrit  à  Barbignière,  son  refus  n'est  pas  une  défaite. 
J'écrirai  à  Félicie  quand  je  pourrai.  En  attendant  dites-lui  que  je 
l'embrasse,  que  je  ne  me  soucie  guères  d'apprendre  les  modes, 
mais  de  savoir  qu'elle  se  porte  bien  et  ne  m'oubUe  pas.  Au  reste,  je 
lui  dirai  cela  moi-même  dans  quelques  jours.  Je  verrai  demain 
toutes  vos  amoureuses  et  m'acquitterai  de  vos  commissions. 

Bonsoir,  mon  vieux,  portez-vous  bien,  dormez  quinze  heures  sur 
seize  et  aimez  toujours  votre  fille. 

AUR. 

Casimir  vous  embrasse  et  Maurice  Pauline;  à  propos!  j'ai  un 
ménage  entier  de  porcelaine  de  Verneuil  (1)  pour  elle,  mais  com- 
ment le  lui  envoyer?  le  port  coûtera  plus  que  la  chose  ne  vaut, 
fixez-moi  là-dessus. 

(1)  Village  de  potiers  près  Nohant. 


CORRESPONDANCE  DE  GEORGE  SAND.  102 


LA    SOIRËE    ADMINISTRATIVE 

ou 
LE  SOUS -PRÉFET   PHILOSOPHE. 


(Air  :  Tous  bs  bourgeois  de  Chartres.) 


Habitans  de  la  Cbât'-o, 
Nobles,  bourgeois,  vilains, 
D'un  petit  gentillàtre 
Apprenez  les  dédains. 
Ce  jeune  homme  égaré  par  la  philosophie, 
Oubliant  dans  sa  déraison 
Les  usages  et  le  bon  ton, 
Vexe  la  bourgeoisie. 

Voyant  que  dans  la  \illc, 
Plus  d'un  original 
Tranche  de  l'homme  habile 
Et  se  dit  libéral, 
A  ne  '  tendres  moitiés  qui  frondent  la  noblesse, 
Il  crut  plaire  en  donnant  un  bal, 
Où  chacun  put  d'un  pas  égal 
AUer  comme  à  la  messe. 

Un  rcorcheur  d'oreilles, 
Ci-devant  procureur. 
Croit  faire  des  merveilles 
Av::~c  Madame  horreur. 
Sur  Lon  piano  discord  quand  l'une  nous  assomme. 
L'autre  nous  fait  grincer  des  dents, 
Le  tout  pour  épargner  cinq  francs 
Au  ménage  économe. 

Juges  et  militaires, 
Médecins,  avocats, 
Chirurgiens  et  notaires 
Chacun  prend  ses  ébats. 
On  entendit  pourtant  plus  d'une  grande  dame, 
Pinçant  la  lèvre  et  clignant  l'œil 
Murmurer  dans  son  noble  orgueil. 
Voyez  !  quel  amalgame  1 

Guidant  la  contredanse, 
Périgny  tout  en  eau 
Croyait  par  sa  prudence 
Nous  dorer  le  gâteau, 
U avant-deux  n'était  pas  la  chose  délicate  : 
Mais  quand  on  fut  au  moulinet 
C'est  en  vain  que  le  sous-prcfet 
Cria  :  «  Donnez  la  patte  !  » 


104  REVUE    DES    DEDX    MONDES. 

Quand  finit  ce  supplice, 
Chaque  dame  aussitôt 
Demande  sa  pelisse, 
Sa  bonne  et  son  fallot  ; 
Et  toutes  en  sortant  se  disaient  dans  la  rue 
En  retroussant  leur  falbala  : 
Jamais  on  ne  me  reprendra 
En  pareille  cohue  (1). 

La  semaine  suivante, 
Le  punch  est  préparé, 
La  maîtresse  est  brillante, 
Le  salon  est  ciré. 
Il  vint  trois  invités  de  chétive  encolure. 
Dans  la  ville  on  disait  :  «  Bravo! 
«  On  donne  un  bal  incognito 
«  A  la  sous-préfecture.  » 


A  Madame  Dupin,  Paris. 

Nohant,  8  mars*!  829. 

Il  y  a  bien  longtems,  ma  chère  maman,  que  je  veux  vous  écrire, 
mais  il  a  fallu  que  le  carême  arrivât  pour  m'en  laisser  le  tems, 
car  jamais  à  Paris  on  ne  mena  une  vie  plus  active  et  plus  dissipée 
que  celle  que  nous  avons  passée  durant  le  carnaval.  Courses  à  che- 
val, visites,  soirées,  dîners,  tous  les  jours  ont  été  pris,  et  nous  avons 
beaucoup  moins  habité  Nohant  que  la  Châtre  et  les  grands  chemins. 
Enfin  nous  voici  rentrés  dans  un  ordre  de  choses  plus  paisible,  et 
je  commence,  pour  que  la  retraite  me  soit  aussi  agréable  que  les 
plaisirs  me  l'ont  été,  par  vous  demander  de  vos  nouvelles  et  vous 
assurer  que  je  voudrais  que  vous  fussiez  ici  où  vous  vous  porteriez 
bien  et  vous  amuseriez,  j'en  suis  sûre.  Un  peu  de  mouvement  en 
voiture,  la  société  de  personnes  gaies  et  aimables  comme  celles  dont 
notre  intimité  est  composée  vous  plairait  à  vous  qui  n'aimez  pas 
plus  que  moi  la  gêne  et  les  obligations.  Le  coin  du  feu  a  aussi  ses 
plaisirs  ;  Hippolyte  l'égayé  par  son  caractère  facile,  égal,  toujours 
bon  et  content.  Nous  rions,  chantons  et  dansons  comme  des  fous, 
et  jamais,  depuis  bien  des  hyvers,  je  ne  me  suis  si  bien  portée. 
Je  lui  en  attribue  tout  l'honneur.  Avez-vous  toujours  votre  petit 
compagnon  Oscar?  Hippolyte  m'a  dit  qu'il  était  fort  gentil,  mais 
as?ez  délicat.  Maurice  grandit  beaucoup  et  n'est  pas  non  plus  très 
robuste  maintenant.  C'est  l'âge,  dit-on,  où  le  tempérament  se  déve- 
loppe non  sans  quelque  effort  et  quelque  fatigue.  11  est  joli  comme 
un  ange  et  fort  bon.  Sa  sœur  est  une  masse  de  graisse,  blanche  et 
rose,  où  on  ne  voit  encore  ni  nez,  ni  yeux,  ni  bouche.  C'est  un  enfant 

M)  Historique. 


CORRESPONDANCE   DE   GEORGE   SAND.  105 

superbe,  quoique  né  imperceptible,  mais  pour  espérer  que  ce  soit 
une  jolie  fille,  il  faut  attendre  qu'elle  ait  une  figure.  Jusqu'ici  elle 
en  a  deux  aussi  rondes  et  aussi  joufflues  l'une  que  l'autre.  Elle  a 
toujours  une  bonne  nourrice  dont  elle  se  trouve  fort  bien. 

Le  mois  prochain  vous  verrez  mon  mari,  qui  retournera  avec 
Hippolyte  vendre  son  cheval.  De  là  nous  irons  passer  un  mois  à 
Bordeaux  et  un  mois  à  Nérac,  chez  ma  belle-mère,  et  nous  serons 
de  retour  ici  au  mois  de  juillet.  Si  vous  voulez  à  cette  époque  tenir 
votre  promesse,  et  décider  Caroline  à  vous  accompagner,  nous  pas- 
serons en  famille  tant  de  tems  que  vous  voudrez,  car  je  n'aurai  plus 
d'obligations  de  toute  l'année,  et  il  me  faut  des  obligations  pour 
quitter  Nohant,  où  j'ai  pris  racine.  Nous  vous  soignerons  bien  et 
vous  rajeunirons  si  fort  que  vous  arriverez  à  Paris  fraîche  et  encore 
très  dangereuse  pour  beaucoup  de  têtes. 

Adieu,  ma  chère  maman.  Casimir,  Hippolyte,  mes  deux  enfans 
et  moi  vous  embrassons  tous  bien  tendrement.  Gare  à  vous!  au 
milieu  d'un  pareil  conflit,  vous  aurez  du  bonheur  si  vous  n'êtes  pas 
étouffée  par  nos  caresses  et  nos  batailles  à  qui  en  aura  sa  part. 

Quand  vous  me  répondrez,  aurez-vous  la  bonté  de  me  donner 
quelques  conseils  sur  la  façon  d'une  robe  de  foulard  fort  belle 
qu'on  m'envoye  de  Calcutta  et  que  je  ferai  moyennant  que  vous 
me  direz  où  en  est  la  mode  et  la  manière  dont  je  dois  tailler  les 
manches  ?  Je  crois  que  maintenant  on  les  fait  de  droit  fil  et  aussi 
larges  en  bas  qu'en  haut.  Mais  dirigez-moi,  car  je  suis  fort  en 
arrière. 


A  M.  Dutheil,  avocat  à  la  Châtre  [recommandé  à  Madame  la  poste 

de  la  Châtre). 

Bordeaux,  10  mai  1829. 

Hélas!  mon  estimable  ami,  que  c'est  cruel,  que  c'est  effrayant, 
que  c'est  épouvantable,  je  dirai  plus,  que  c'est  sciant  de  s'éloigner 
de  son  endroit  et  de  se  voir  en  si  peu  de  jours  transvasée  à  120  lieues 
de  sa  patrie  !  Si  cette  douleur  est  cuisante  pour  tous  les  cœurs  bien 
nés,  elle  est  telle  pour  un  cœur  berrichon  particuUèrement,  qu'il  s'en 
est  fallu  de  peu  que  je  ne  fusse  noyée  dans  un  torrent  de  pleurs, 
répandus  par  Pierre,  Thomas,  Colette,  Pataud,  Marie  Guillard  et 
Brave.  Torrent  auquel  j'en  joignis  un  autre  de  larmes  abondantes. 
Que  dib-je,  un  torrent!  c'était  bien  une  mer  tout  entière.  Après 
avoir  embrassé  ces  inappréciables  serviteurs,  les  uns  après  les 
autres,  je  m'élançai  dans  la  voiture,  soutenue  par  trois  personnes 
et  j'arrivai  sans  encombre  à  Ghâteauroux.  Là  nous  fûmes  singuliè- 
rement égayés  par  la  conversation  piquante  et  badine  de  M.  Didion, 


106  HEVDE   DES    DEUX  MONDES. 

qui  nous  fit  pour  la  cinquante-septième  fois  le  récit  de  la  maladie 
et  de  la  mort  de  sa  femme,  sans  omettre  la  plus  légère  particula- 
rité. 

A  Loches,  mon  ami,  vous  croyez  peut-être  que  je  me  suis  amusée 
à  penser  que  ces  tourelles  noircies,  où  ma  cuisinière  mourrait  du 
spleen,  avaient  été  la  résidence  d'un  roi  de  France  et  de  sa  cour? 
ou  bien  que  j'ai  demandé  aux  liabitans  des  nouvelles  d'Agnès 
Sorel?  J'avais  bien  autre  chose  dans  l'esprit.  Je  songeais  avec 
recueillement,  avec  émotion,  au  passage  dans  cette  ville  du  respec- 
table et  philanthrope  M.  Biaise  Duplomb,  lequel  fut  rattrapé  par  des 
gucrdins  de  gendarmes  qui  VaitacJièrent  à  la  queue  de  leiirs  elievaux 
et,.,  mais  vous  savez  le  reste!  Il  est  trop  pénible  de  revenir  sur  de 
si  déplorables  circonstances. 

Enfin,  mon  estimable  ami,  la  présente  est  pour  vous  dire  qu'a- 
près cinq  jours  d'une  traversée  fatigante  et  dangereuse,  à  travers 
des  déserts  brûlans  et  des  hordes  d'anthropophages,  après  une  navi- 
gation de  cinq  minutes  sur  la  Dordogne,  pendant  laquelle  nous 
avons  couru  plus  de  périls  et  supporté  plus  de  maux  que  La  Pé- 
rouse  dans  toute  sa  carrière,  nous  sommes  arrivés,  frais  et  dispos, 
en  la  villede  Bordeaux, — presqu' aussi  belle  qu'un  des  faubourgs  de 
la  Châtre,  —  et  où  je  me  trouve  fort  bien  ;  regrettant  néanmoins,  vous 
d'abord  mon  ami,  puis  votre  tabatière,  puis  les  deux  lilas  blancs 
qui  sont  devant  mes  fenêtres  et  pour  lesquels  je  donnerais  tous  les 
édifices  que  l'on  bâtit  ici. 

Adieu,  mon  honorable  camarade,  soutenons  toujours  de  nos 
lumières  et  de  cette  immense  supériorité  que  le  ciel  nous  a  donnée 
en  partage  (à  vous  et  à  moi),  la  cause  du  bon  sens,  de  la  nature, 
de  la  justice,  sans  oublier  la  morale,  la  culture  libre  du  tabac  et 
le  régime  de  l'égalité. 

Rappelez-moi  au  souvenir  d'Agasta;  quant  à  vous,  frère,  je 
vous  donne  l'accolade  de  l'amitié  et  vous  prie  de  vous  rappeler  un 
peu  de  moi  quand  vous  mangerez  du  gras  double. 

Hélas!  loin  de  la  patrie,  le  ciel  est  d'airain,  les  pommes  de  terre 
sont  mal  cuites  et  le  café  trop  brûlé. 

Ces  rues,  c'est  de  la  séparation  de  pierres;  cette  rivière,  c'est  de 
la  séparation  d'eau;  ces  hommes,  c'est  de  la  séparation  en  chair 
et  en  os!!  —  Voyez  Victor  Hugo. 

AURQJiE. 

A  Monsieur  Car  on  ^  Paris, 

Bordeaux,  4  juin  1829. 

Aimable,  estimable,  respectable  et  vénérable  octogénaire,  c'est 
pour  avoir  V avantage  de  savoir  des  nouvelles  de  votre  chancelante 


CORRESPONDANCE  DE  GEORGE  SAND.  107 

et  précieuse  santé  que  la  présente  vous  est  adressée  par  votre  fille 
soumise  et  subordonnée.  Gomment  traitez-vous  ou  plutôt  comment 
vous  traitent  la  goutte,  la  gravelle,  la  catharre,  la  gale,  la  cra- 
chomanie,  la  prisomanie,  la  mouchomanie,  en  un  mot  le  cortège 
innombral3le  des  maux  qui  vous  assiègent  depuis  tantôt  quarante- 
cinq  ans,  que  j'ai  le  bonheur  inappréciable  de  vous  connaître  ?  Fasse 
le  ciel,  ô  digne  vieillard,  que  vous  conserviez  le  peu  de  cheveux 
et  les  deux  ou  trois  dents  qui  vous  restent,  comme  vous  conserve- 
rez jusqu'à  la  mort  le  sentiment,  le  dévouement  et  le  certainement 
de  tous  ceux  qui  vous  entourent  ! 

C'est  aussi  pour  vous  dire  que  nous  sommes  pour  le  moment  dans 
la  ville  de  Bordeaux  qui  est  grande  et  bien  faite,  et  où  nous  regret- 
tons amèrement  que  vous  n'ayez  pu  mettre  à  exécution  le  projet 
que  vous  aviez  formé  de  venir  vous  y  divertir  avec  vous.  Ah  !  bon 
père  !  de  combien  de  soins,  de  combien  de  ;bouteilles  de  vin  de 
Bordeaux,  de  combien  de  tendresse  n'eussions-nous  pas  entouré 
votre  vieillesse  !  Certes  notre  affection  et  la  bonne  chère  vous  eus- 
sent rendu  cette  verdeur  de  jeunesse  que  vous  regrettez  en  vain 
maintenant.  Nous  vous  eussions  procuré  de  bienfaisantes  transpi- 
rations en  vous  fesant  manger  des  artichauds  cruds  ;  et  un  sommeil 
réparateur  vous  eût  doucement  bercé  jusqu'à  une  heure  de  l'après- 
midi,  mais  hélas  1  où  ètes-vous? 

Vous  imaginez  bien,  mon  cher  ami,  que  nous  trottons  ici  comme 
des  lièvres,  et  que  nous  flânons  comme..?  comme  vous?  Nous  allons 
au  spectacle,  au  café,  à  la  campagne,  sur  la  rivière,  nous  visitons 
les  collections,  les  églises,  les  caveaux,  les  morts,  les  vivans,  c'est 
à  n'en  pas  finir.  Nous  allons  voir  la  mer  dans  deux  ou  trois  jours. 
Nous  confions  nos  augustes  personnes  et  notre  précieuse  existenoe 
aux  flots  capricieux,  aux  vents  impétueux  et  au  savoir  chanceux 
d'un  pilote  expérimenté.  Priez  pour  nous,  saint  homme,  vieillard 
austère  et  séraphique  !  si  nous  périssons  dans  cette  lutte,  je  vous 
promets  d'aller  vous  tirer  par  les  pieds.  Vous  verrez  mon  ombre 
pâle,  couronnée  d'algue  verte  et  sentant  la  marée  à  plein  nez, 
errer  autour  de  votre  lit  et  chanter  comme  une  mouette  pendant 
votre  sommeil.  Alors,  pieux  cénobite,  dites  le  chapelet  à  mon  inten- 
tion et  répandez  de  l'eau  bénite  autour  de  vous. 

Si  pourtant,  comme  je  l'espère,  une  destinée  moins  poétique  me 
ramène  saine  et  sauve  à  l'Hôtel  de  Francq^  je  partirai  peu  de  jours 
après  pour  Guillery,  où  je  vous  prie  de  m'adresser  votre  réponse 
et  celle  de  ma  petite  Félicie,  à  qui  je  vous  prie  de  remettre  en  par- 
ticulier la  lettre  ci-incluse. 

Nous  avons  ici  M.  Desgranges,  que  vous  connaissez,  je  crois.  Plus, 
l'avocat-général,  qui  me  charge  de  vous  dire  mille  choses  affectueuses 
et  obligeantes  pour  lui.  Plus,  une  douzaine  de  païens  ennuyeux. 


108  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

plus  deux  ou  trois  autres  amis  fort  aimables  qui  ne  nous  quittent 
pas.  Le  tems  vole  trop  vite  au  milieu  de  ces  distractions  qui  me 
remontent  un  peu  l'esprit.  Il  faudra  pourtant  reprendre  le  cours 
tranquille  des  heures  à  Nohant.  Ce  n'est  pas  que  je  m'en  inquiète 
beaucoup,  j'ai  comme  vous,  bon  père,  un  fonds  de  nonchalance 
et  d'apathie  qui  me  rattache  sans  effort  à  la  vie  sédentaire  et,  comme 
dit  Stéphane,  animale. 

Ah  !  çà,  que  faites-vous?  n'êtes-vous  pas  un  peu  fatigué  d'affaires 
et  n'aurez-vous  pas  quelques  jours  de  liberté?  vous  savez  que  vous 
vous  êtes  formellement  et  solennellement  engagé  à  venir  vous  repo- 
ser près  de  nous,  dès  que  vous  en  trouveriez  la  possibilité.  Je  désire 
vivement  que  ce  tems  arrive  et  en  attendant  j'ai  l'honneur  d'être, 
ô  vertueux  père  de  famille,  votre  fille  et  amie. 

AUR. 

Casimir  vous  embrasse  et  vous  prie  de  vous  occuper  de  son 
affaire,  je  ne  sais  laquelle. 

A  Monsieur  Jules  Boucoiran^  à  Paris. 

Nohant,  près  La  Châtre  (Indre),  2  septembre  1829. 

M.  Duris-Dufresne  m'a  fait  passer,  monsieur,  votre  réponse  aux 
propositions  dont  il  a  bien  voulu  se  charger  de  ma  part  auprès  de 
vous.  Nous  sommes  d'accord  dès  ce  moment,  et  si  mon  offre  vous 
convient  toujours,  je  vous  attendrai  au  commencement  d'octobre. 
Le  bien  que  M.  Duris-Dufresne  nous  a  dit  et  de  la  méthode  et  du 
professeur  nous  donne  un  vif  désir  de  connaître  l'un  et  l'autre  et 
nous  nous  efforcerons  de  vous  rendre  agréable  le  séjour  que  vous 
ferez  parmi  nous. 

Si  dans  votre  méthode  il  est  quelque  préparation  préalable  qu'il 
soit  à  ma  portée  de  donner  à  mon  fils,  veuillez  me  l'indiquer  afin 
de  rendre  votre  travail  plus  facile.  Sinon,  je  le  disposerai  toujours 
à  vous  montrer  de  la  docilité  et  de  la  reconnaissance,  et  ce  dernier 
sentiment,  ses  parens  le  partageront,  n'en  doutez  pas. 

Agréez,  monsieur,  l'assurance  de  la  considération  distinguée,  avec 
laquelle  j'ai  l'honneur  de  vous  saluer. 

Aurore  Dudevant. 

A  M.  J,  Boucoiran,  à  Nohant. 

Périgueux,  30  novembre  1829. 

Mon  cher  petit  Jules,  comment  vont  mes  enfans?  et  vous?  et  tous 
les  miens?  Je  suis  impatiente  d'avoir  de  vos  nouvelles  et  des  leurs, 


CORRESPONDANCE  DE  GEORGE  SAND.  109 

mais  je  n'en  ai  pas  encore  reçu  et  je  suis  bien  près  de  m'en  tour- 
menter. Vous  étiez  de  retour  à  INohant  vendredi  soir,  vous  auriez 
dûm'écrirele  lendemain,  peut-être  demain  matin  aurai-je  une  lettre 
de  vous  ou  de  mon  frère.  J'en  ai  besoin  pour  être  tout  à  fait  con- 
tente. Car  à  tous  autres  égards  (vous  prétendez  que  c'est  mon  mot), 
je  suis  bien  de  corps  et  d'esprit.  Mon  voyage  a  été  sinon  rapide,  du 
moins  heureux.  Ma  santé  est  fort  bonne  et  mon  cœur  assez  content. 
Hâtez-vous  donc  de  me  dire  que  ma  famille  va  bi^^n  aussi.   Mon 
Maurice  surtout,  mon  méchant  drôle  que  j'aime  pourtant  plus  que 
tout  au  monde  et  sans  lequel  je  n'aurais  pas  de  bonheur.  Dort-il, 
mange-t-il?  est-il  gai?  est-il  bien?  Ne  soyez  pas  trop  indul^^ent  pour 
lui,  et  pourtant,  le  plus  que  vous  pourrez,  faites-lui  aimer  le  travail. 
Je  sais  bien  que  ce  n'est  pas  chose  aisée.  Quand  je  suis  là  pour 
sécher  ses  pleurs  et  le  voir  ensuite  dormir  dans  son  berceau,  je  ne 
m'en  inquiète  guères;  mais  de  loin,  ma  faiblesse  de  mère  se  ré- 
veille, et  je  ne  sens  plus  que  de  la  douleur,  en  songeant  qu'il  est 
peut-être  h.  pâlir  et  à  se  lamenter  devant  son  livre.  Sotte  chose  que 
l'enfance  de  l'homme,  sotte  chose  que  sa  vie  toute  entière!  Enfin, 
mon  cher  enfant,  faites  pour  lui  ce  que  vous  feriez,  ce  que  vous 
ferez  un  jour  pour  votre  propre  fils.  Suivez  son  éducation,  mais 
avant  tout,  surveillez  sa  santé.  Veillez  à  ce  qu'il  ne  mange  pas  à 
toute  heure  de  mauvaises  sucreries.  Son  estomach  en  souffre,  et 
sou  teint  en  est  constamment  échauffé;  forcez-le  d'être  propre,  car 
c'est  encore  une  chose  importante  pour  la  santé;  ayez  aussi  l'œil 
sur  ma  petite  pataude  et  i'oreille  à  ses  cris.  Je  vous  ai  déjà  dit  tout 
cela.  Je  suis  rabâcheuse  et  ennuyeuse  comme  toutes  les  vieilles. 
Mais  vous  me  le  pardonnerez,  car  vous  avez  une  mère  aussi  et  si 
vous  étiez  malade  chez  moi,  je  vous  soignerais  comme  elle-même. 
Je  vous  ai  confié  mon  bien  le  plus  précieux,  vous  m'avez  promis 
d'en  être  responsable.  Répondez  bien  à  toutes  mes  questions,  répé- 
tez dix  fois  la  même  chose  sans  vous  lasser  et  ne  laissez  pas  pas-er 
deux  jours  sans  me  tenir  au  courante  Vous  me  prouverez  ainsi 
que  vous  avez  autant  d'amitié  pour  moi  que  j'en  ai  pour  vous. 

Je  pense  repartir  vers  le  milieu  de  la  semaine  prochaine;  écrivez 
jusqu'à  ce  que  je  vous  avertisse.  Adieu. 

Soignez  aussi  mon  bengali,  et  dites-moi  s'il  n'était  pas  mort  de 
soif  quand  vous  êtes  arrivé.  Tenez  un  peu  compagnie  à  ma  pauvre 
Emilie,  qui  s'ennuye  souvent.  Je  sais  que  vous  êtes  bon,  attentif  et 
obligeant.  Je  compte  sur  vous  pour  me  remplacer  en  toutes  choses. 

AUUORii  DUDEVA.NT. 


110  REVUE  DES   DEDX  MONDES. 

A  Madame  Dupin,  Parib. 

1"  février  1830. 

Ma  chère  maman, 

Si  je  n'avais  reçu  de  vos  nouvelles  par  mon  mari  et  par  mon 
frère  qui  vient  d'arriver,  je  serais  inquiète  de  votre  santé,  car  il  y 
a  bien  longtems  que  vous  ne  m'avez  donné  de  vos  nouvelles.  Il  y 
a  plusieurs  jours  que  je  me  disposais  à  vous  en  demander,  mais 
j'en  ai  été  empêchée  par  de  vives  alarmes  sur  la  santé  de  Maurice. 
11  a  eu  une  irritation  d'estomach,  accompagnée  d'une  lièvre  vio- 
lente dont  un  accès  a  duré  2/i  heures  sans  aucune  interruption 
dans  le  délire  et  dans  l'assoupissement  toujours  mêlé  de  rêves, 
d'agitations  presque  convulsives.  J'ai  été  bien  malheureuse  pendant 
quelques  jours.  Heureusement  les  soins  assidus,  les  sangsues,  les 
cataplasmes  et  les  lavemens  ont  adouci  cette  crise,  et  il  a  même  été 
plus  promptement  rétabli  que  je  n'osais  l'espérer.  Il  va  bien  main- 
tenant et  reprend  ses  leçons,  qui  sont  pour  moi  une  grande  occupa- 
tion. Il  me  reste  à  peine  quelques  heures  par  jour  pour  faire  un  peu 
d'exercice  et  jouer  avec  ma  petite  Solange,  qui  est  belle  comme  un 
ange,  blanche  comme  un  cygne  et  douce  comme  un  agneau.  Elle 
avait  une  bonne  étrangère  qui  lui  eût  été  fort  utile  pour  apprendre 
les  langues,  mais  qui  était  un  si  pitoyable  sujet  sous  tous  les  rap- 
ports, qu'après  bien  des  indulgences  mal  placées,  j'ai  fini  par  la 
mettre  à  la  porte  ce  matin,  pour  avoir  mené  Maurice  (à  peine  sorti 
de  son  lit  à  la  suite  de  cette  affreuse  indigestion)  dans  le  village, 
se  bourrer  de  pain  chaud  et  de  vin  du  crû. 

J'ai  confié  Solange  aux  soins  de  la  femme  d'André,  que  j'ai  depuis 
deux  ans  et  qui  est  un  bon  sujet.  Je  vous  envoie  le  portrait  de 
Maurice,  que  j'ai  essayé  le  soir  même  où  il  est  tombé  malade.  Je 
n'ose  pas  vous  dire  qu'il  ressemble  beaucoup,  j'ai  eu  peu  de  tems 
pour  le  regarder,  parce  qu'il  s'endormait  sur  sa  chaise.  Je  croyais 
que  c'était  seulement  un  besoin  de  sommeil  après  avoir  joué,  tandis 
que  ce  n'était  rien  moins  que  le  mal  de  tète  et  la  fièvre  qui  s'em- 
paraient de  lui.  Depuis  je  n'ai  pas  osé  le  faire  poser  dans  la  crainte 
de  le  fatiguer,  j'ai  cherché  autant  que  possible,  en  retouchant  mon 
ébauche,  de  me  pénétrer  de  sa  physionomie  espiègle  et  décidée. 
Je  crois  que  l'expression  y  est  bien,  seulement  le  portrait  le  peint 
plus  âgé  d'un  an  ou  deux,  la  distance  des  narines  à  l'œil  est  un  peu 
exagérée,  et  la  bouche  n'est  pas  assez  froncée  dans  le  genre  de  la 
mienne.  En  vous  représentant  les  traits  de  cette  figure  un  peu  plus 
rapprochés,  de  très  longs  cils  que  le  dessin  ne  peut  pas  bien  rendre 
et  qui  donnent  au  regard  beaucoup  d'agrément,  de  très  vives  cou- 


CORRESPONDANCE  DE  GEORGE  SAND.  111 

ieurs  roses  avec  un  teint  demi-brun,  demi-clair,  et  les  prunelles 
d'un  noir  orangé,  c'est-à-dire  d'un  moins  beau  noir  que  les  vôtres, 
mais  presqu'aussi  grandes,  enfui  en  fesant  un  effort  d'imagination, 
vous  pourrez  prendre  une  idée  de  sa  petite  mine,  qui  sera,  je  crois, 
par  la  suite  plutôt  belle  que  jolie.  La  taille  est  sans  défauts,  svelte, 
droite  comme  un  palmier,  souple  et  gracieuse,  les  pieds  et  les 
mains  sont  très  petits,  le  caractère  est  un  peu  emporté,  un  peu 
volontaire,  un  peu  têtu.  Cependant  le  cœur  est  excellent,  et  l'intel- 
ligeuce  très  susceptible  de  développement.  Il  lit  très  bien  et  com- 
mence à  écrire,  il  commence  aussi  la  musique,  l'orthographe  et  la 
géographie  ;  cette  dernière  étude  est  pour  lui  un  plaisir. 

"Voilà  bien  des  bavardages  de  mère,  mais  vous  ne  m'en  ferez 
pas  de  repror.hes,  car  vous  savez  ce  que  c'est.  Pour  moi,  je  n'ai  pas 
autre  chose  dans  l'esprit  que  mes  leçons  et  j'y  sacrifie  tous  mes 
anciens  plaisirs.  Voici  le  moment  où  tous  mes  soins  deviennent 
nécessaires,  et  l'éducation  d'un  garçon  n'est  pas  une  chose  à  négliger. 
Je  m'applaudis  plus  que  jamais  d'être  forcée  de  vivre  à  la  campagne, 
où  je  puis  m'y  livrer  entièrement.  Je  n'ai  aucun  regret  aux  plaisirs 
de  Paris,  j'aime  bien  le  spectacle  et  les  courses  quand  j'y  suis,  mais 
heureusement  je  sais  aussi  n'y  pas  penser  quand  je  n'y  suis  pas  et 
quand  je  ne  peux  pas  y  aller.  Il  y  a  une  chose  sur  laquelle  je  ne 
prends  pas  aussi  lacilement  mon  parti  ;  c'est  d'être  éloignée  de 
vous,  à  qui  je  serais  si  heureuse  de  présenter  mes  enfans,  et  que 
je  voudrais  pouvoir  entourer  de  soins  et  de  bonheur.  Vous  m'allli- 
gez  vivement  en  me  refusant  sans  cesse  le  moyen  de  m'acquitter 
d'un  devoir  qui  me  serait  si  doux  à  remplir.  Moi-même  j'ose 
à  peine  vous  presser  dans  la  crainte  de  ne  pouvoir  vous  offrir  ici 
les  plaisirs  que  vous  trouvez  à  Paris  et  que  la  campagne  ne  peut 
fournir.  Je  suis  pourtant  bien  sûre  intérieurement  que,  si  la  ten- 
dresse et  les  attentions  suffisaient  pour  vous  rendre  la  vie  agréable, 
vous  goûteriez  celle  que  je  voudrais  vous  créer  ici. 

Adieu,  ma  chère  maman,  nous  vous  embrassons  tous,  les  grands 
comme  les  petits.  Écrivez-moi  donc,  ce  n'est  pas  assez  pour  moi 
d'apprendre  que  vous  vous  portez  bien,  je  veux  encore  que  vous 
me  le  disiez  ei  que  vous  me  donniez  une  bénédiction. 

A  Madame  Dupin,  Paris, 

Nohant,  lévrier  1830. 

J'ai  reçu  votre  lettre  depuis  quelques  jours,  ma  chère  petite 
maman  et  j'y  aurais  répondu  tout  de  suite  sans  un  nouveau  déran- 
gement de  santé  qui  m'a  mis  assez  bas.  Je  souffre  beaucoup  de  la 
poitrine;  je  ne  puis  respirer,  et  aujourd'hui,  pour  m'achever  de 


112  HETDE   DES   DEUX  MONDES. 

peindre,  j'ai  un  point  de  côté  qui  fait  que  je  marche  tout  de  travers 
et  me  tenant  la  hanche  comme  une  personne  embarrassée  de  garder 
un  clystère.  Il  faudra  que  je  songe  sérieusement  à  me  mettre  en 
état  de  grâce;  chose  qu'on  fait  toujours  le  plus  tard  qu'on  peut, 
et  si  tard  que  j'ai  de  la  peine  à  croire  que  cela  serve  à  quelque 
chose.  Voilà,  direz-vous,  de  beaux  sentimens!  vous  savez  que  je 
plaisante,  et  qu'en  état  de  santé  ou  de  maladie,  je  suis  toujours  la 
môme;  quant  au  moral,  ma  gaîté  n'en  est  même  pas  altérée,  et  je 
prends  îe  tems  comme  il  vient,  comptant  sur  l'avenii,  sur  mes 
forces  physiques  et  sur  la  bonne  envie  que  j'ai  de  vivre  longtemps 
pour  vous  aimer  et  vous  soigner.  Heureusement  vous  êtes  toujours 
jeune  et  vous  pouvez  encore  mener  longtems  la  vie  de  garçon,  mais 
un  jour  viendra,  madame  ma  chère  mère,  où  vous  ne  serez  plus  si 
forte,  où  vous  n'aurez  plus  de  si  beaux  yeux  ni  de  si  bonnes  dents, 
il  faudra  bien  alors  que  vous  reveniez  à  nous,  c'est  là  que  je  vous 
attends,  au  coin  du  feu  de  Nohant,  enveloppée  de  bonnes  couver- 
tures et  apprenant  à  lire  aux  enfans  de  Maurice  et  à  ceux  de 
Solange  ;  moi-même  je  ne  serai  plus  alors  très  allante,  et  si  ma 
pauvre  santé  détraquée  me  mène  jusque  là,  je  ne  serai  pas  fâchée 
d'accaparer  l'autre  chenet  ;  c'est  alors  que  nous  raconterons  de 
belles  histoires  qui  n'en  finiront  pas  et  qui  nous  endormiront  alter- 
nativement. Je  serai,  moi,  beaucoup  plus  vieille  que  mon  âge,  car 
déjà  avec  une  dose  de  sciatique  et  de  douleurs,  comme  celles  qui 
me  pèsent  sur  les  épaules,  je  gagerais  que  vous  êtes  plus  jeune  que 
moi;  ainsi  donc,  chère  mère,  comptez  que  nous  vieillirons  ensemble 
et  que  nous  serons  juste  au  même  pohit  ;  puissions-nous  finir  de 
même  et  nous  en  aller  de  compagnie  là-bas,  le  même  jour  !  Adieu, 
chère  maman,  je  laisse  la  plume  à  Hippolyte,  je  ne  puis  pas  écrire 
sans  me  fatiguer  beaucoup,  mon  étourdi  se  charge  de  vous  raconter 
nos  amusemens. 


A  Monsieur  Jules  Boucoirariy  à  Châteauroux. 

Nohant,  1"  mars  1830. 

Il  me  semblait,  en  effet,  que  vous  nous  aviez  oubliés,  mon  cher 
enfant,  et  je  suis  bien  aise  de  m'être  trompée.  Vous  seriez  fort 
ingrat  si  vous  ne  répondiez  pas  à  l'amitié  sincère  que  je  vous  ai 
témoignée  et  que  vous  m'avez  paru  mériter.  Je  crois  que  vous  y 
répondez,  en  effet,  puisque jous  me, le  dites,  et  je  suis  sensible  à 
la  manière  simple  et  affectueuse  dont  vous  me  l'exprimez.  Vous 
vous  applaudissez  d'avoir .  trouvé  une  amie  en  m.oi.  C'est  bon  et 
rare  les  amisi  Si  vous  ne  changez  point,  si  vous  restez  toujours  ce 
que  je  vous  ai  vu  ici,  c'est-à-dire  honnête,  doux,  sincère,  aimant 


CORRESPONDANCE  DE  GEORGE  SAND.  113 

votre  excellente  mère  comme  elle  le  mérite,  respectant  la  vieillesse 
et  ne  vous  fesant  pas  un  amusement  de  la  railler,  comme  il  est 
aujourd'hui  de  mode  de  le  faire,  si  vous  demeurez  enfin  toujours 
étranger  aux  erreurs  que  vous  m'avez  vu  détester  et  combattre 
chez  mes  plus  proches  amis,  vous  pouvez  compter  que  j'aurai  pour 
vous  cette  amitié  toute  maternelle  que  je  vous  ai  promise.  Mais  je 
vous  avertis  que  j'exigerai  plus  de  vous  que  des  autres.  Il  en  est 
beaucoup  que  leur  mauvaise  éducation,  leur  abandon  dans  la  vie 
ou  leur  caractère  ardent  rend  en  quelque  sorte  excusables.  Mais 
quand  avec  d'aussi  bons  principes,  un  naturel  aussi  paisible  et  une 
aussi  bonne  mère  que  vous  les  avez,  on  se  laisse  corrompre,  on  ne 
mérite  aucune  indulgence.  Je  sais  vos  qualités  et  vos  défauts  mieux 
que  vous-même.  A  votre  âge,  on  ne  se  connaît  pas.  On  n'a  pas 
assez  d'années  derrière  soi  pour  savoir  ce  que  c'est  que  le  passé  et 
pour  juger  une  partie  de  la  vie.  On  ne  pense  qu'à  l'autre  qui  est 
devant  soi,  et  on  la  voit  bien  différente  de  ce  qu'elle  sera.  Je  vais 
vous  dire  ce  que  vous  êtes.  D'abord  l'apathie  domine  chez  vous. 
Vous  êtes  d'une  constitution  nonchalante.  Vous  avez  des  moyens 
vos  études  ont  été  bonnes.  Je  crois  que  vous  auriez  un  jour  une 
tête  «  quarrée,  »  comme  disait  Napoléon,  un  esprit  positif  et  une 
instruction  solide,  si  vous  n'étiez  pas  paresseux;  mais  vous  l'êtes. 
En  second  lieu,  vous  n'avez  pas  le  caractère  assez  bienveillant  en 
général  et  vous  l'avez  trop  quelquefois.  Vous  êtes  taciturne  à  l'ex- 
cès ou  confiant  avec  étourderie.  Il  faudrait  chercher  un  milieu. 
Remarquez  que  ces  reproches  ne  s'adressent  point  à  mon  fils  à 
celui  que  je  fesais  lire  et  causer  dans  mon  cabinet  et  qui,  avec  moi 
était  toujours  raisonnable  et  excellent.  Je  parle  de  Jules  Boucoiran 
que  les  autres  jugent,  dont  ils  peuvent  avoir  à  se  louer  ou  à  se 
plaindre,  et  comme  je  voudrais  que  tous  ceux  que  vous  rencontre- 
rez se  fissent  une  idée  juste  de  vous,  comme  je  voudrais  vous 
apprendre  à  vivre  bien  avec  tous,  je  veux  vous  montrer  les  incon- 
véniens  de  cet  abandon  avec  lequel  vous  vous  livrez  à  la  sensation 
du  moment,  tantôt  à  l'ennui,  tantôt  à  l'épanchement. 

Vous  n'aimez  point  la  solitude,  et  pour  échapper  à  une  société 
qui  vous  déplaît,  vous  en  prenez  une  pire.  J'ai  su  que  vous  passiez, 
pendant  mon  absence,  toutes  vos  soirées  à  la  cuisine,  et  je  vous 
désapprouve  beaucoup.  Vous  savez  si  je  suis  orgueilleuse  et  si  je 
traite  nies  gens  avec  hauteur.  Élevée  avec  eux,  habituée  pendant 
quinze  ans  à  les  regarder  comme  des  camarades,  à  les  tutoyer,  à 
jouer  avec  eux  comme  fait  aujourd'hui  Maurice  avec  Thomas,  je 
me  laisse  encore  souvent  gronder  et  gouverner  par  eux.  Je  ne  les 
traite  pas  comme  des  domestiques,  et  un  de  mes  amis  remarquait 
avec  raison  que  ce  n'étaient  pas  des  valets^  mais  bien  une  classe 

lOMB  S  LUI.  —   1881.  .S 


414  REVDE   DES   DEUX  MONDES. 

de  gens  à  part  qui  s'étaient  engagés  par  goût  à  faire  aller  ma  mai 
son,  mais  qui  y  vivaient  aussi  libres,  aussi  chez  eux  que  moi- 
même.  Yous  savez  encore  que  je  m'assieds  quelquefois  au  fond  de 
ma  cuisine  en  regardant  rôtir  le  poulet  du  dîner  et  en  donnant 
audience  à  mes  coquins  et  à  mes  mendians.  Mais  je  n'irais  pas 
passer  un  quart  d'heure  avec  eux,  lorsqu'ils  sont  rassemblés,  pour 
y  passer  le  tems  et  écouter  leur  conversation.  Elle  m'ennuierait  et 
me  dégoûterait  parce  que  leur  éducation  est  différente  de  la  mienne 
et  que  je  les  gênerais  en  même  tems  que  je  m'y  trouverais  dépla- 
cée. Or,  vous  êtes  élevé  comme  moi  et  non  comme  eux.  Yous  ne 
devez  donc  pas  être  avec  eux  comme  un  égal.  J'insiste  sur  ce 
reproche  auquel  je  n'aurais  pas  pensé,  s'il  ne  m'était  revenu  quelque 
chose  de  semblable  d'une  manière  indirecte  et  par  l'effet  du  hazard. 
Hippolyte  se  trouvant  en  patache  avec  un  homme  employé  chez  le 
général  Bertrand,  je  ne  sais  plus  si  c'est  comme  ouvrier,  comme 
domestique  ou  comme  fermier,  celui-ci  bavarda  beaucoup,  parla  de 
la  famille  Bertrand,  de  monsieur,  de  madame,  des  enfans  et  enfin 
de  M.  Jules,  «  C'est  un  bon  enfant,  dit-il,  et  bien  savant,  mais 
c'est  jeune,  ça  ne  sait  pas  tenir  son  rang.  Ça  joue  aux  cartes  ou 
aux  dames  avec  le  chasseur  du  général.  Nous  autres  gens  du  com- 
mun, nous  n'aimons  pas  ça  ;  si  nous  étions  élevés  en  messieurs, 
nous  nous  conduirions  en  messieurs.  » 

Hippolyte  me  raconta  cette  conversation,  qu'il  regardait  comme 
un  propos  sans  fondement,  mais  je  me  rappelai  diverses  circon- 
stances qui  me  le  firent  trouver  vraisemblable  et  entr' autres  votre 
brouillerie  avec  la  famille  du  portier,  brouillerie  qui  n'aurait  jamais 
dû  avoir  lieu  parce  que  vous  n'auriez  dû  jamais  faire  société  avec 
des  gens  sans  éducation.  Je  le  répète,  l'éducation  établit  entre  les 
hommes  la  seule  véritable  distinction.  Je  n'en  comprends  pas 
d'autre,  mais  celle-là  me  semble  irrécusable.  Celle  que  vous  avez 
reçue  vous  impose  l'obligation  de  vivre  avec  les  personnes  qui  sont 
dans  la  même  position  et  de  n'avoir  pour  les  autres  que  de  la  douceur, 
de  labienveillance  et  de  l'obligeance.  De  l'intimité  et  de  la  confiance 
jamais;  à  moins  de  circonstances  particulières  qui  n'existent  point 
par  rapport  à  vous,  avec  mes  gens,  ou  avec  ceux  du  général 
Bertrand.  Yoilà  encore  ce  qui  me  fait  dire  que  vous  êtes  pares- 
seux. 

Quand  vos  élèves  sont  couchés,  au  lieu  d'aller  niaiser  avec  des 
gens  qui  ne  parlent  pas  le  même  français  que  vous,  il  faudrait 
prendre  un  livre  et  orner  votre  esprit  des  connaissances  qui  vous 
manquent  encore.  Si  votre  cerveau  est  fatigué  des  impatiences  et 
des  fadeurs  de  la  leçon  (je  conviens  que  rien  n'est  plus  ennuyeux), 
prenez  un  ouvrage  de  littérature.  Il  y  en  a  tant  que  vous  ne  connais- 
sez pas,  ou  que  vous  connaissez  mal!  J'aimerais  encore  mieux  que 


CORRESPONDANCE   DE   GEORGE   S  AND.  115 

VOUS  fissiez  seul  de  méchans  vers  que  d'aller  entendre  de  la  prose 
d' antichambre. 

Vous  voyez  que  j'use  fort  de  la  liberté  que  vous  m'avez  donnée 
de  vous  gronder.  Au  fait,  si  vous  le  preniez  mal,  vous  seriez  un 
sot,  car  je  ne  fais  que  remplir  mon  devoir  de  mère,  et  il  faut  vous 
aimer  et  vous  estimer  beaucoup  pour  se  charger  de  vous  faire  la 
morale  si  rudement. 

Le  13  mars. 

H  y  a  tantôt  quinze  jours  que  je  vous  écrivis  le  barbouillage  pré- 
cédent. Depuis  il  ne  m'a  été  possible  de  le  reprendre,  et  c'est  à 
grand'peine  que  je  m'y  remets  aujourd'hui.  J'ai  attrapé  une  sorte 
de  refroidissement  qui  m'a  fort  maltraitée  et  principalement  les  yeux 
que  j'ai  déjà  assez  faibles  et  que  je  crains  de  ne  pas  bien  retrouver 
sinon  de  perdre  tout  à  fait  par  suite  de  cette  affaire-ci.  Je  serais  fort 
à  plaindre  si  j'en  suis  réduite  à  me  chauffer  les  pieds  sans  m'occu- 
per,  et  puis  c'est  triste  de  n'y  pas  voir,  de  ne  pouvoir  regarder  la 
couleur  du  ciel  et  le  visage  de  ses  enfans.  Priez  pour  que  cela  ne 
m' arrive.  En  attendant  je  souffre  beaucoup  et  ne  puis  vous  dire 
qu'un  mot.  C'est  que  j'espère  que  vous  ne  vous  fâcherez  pas  de  tout 
ce  qui  précède  et  que  j'ai  trouvé  un  peu  sévèrement  dit  en  le  reli- 
sant. N'y  cherchez  qu'une  nouvelle  preuve  de  mon  amitié  pour 
vous. 

J'espère  que  vous  viendrez  nous  voir  quand  vous  aurez  fini  avec 
la  maison  Bertrand.  Vous  trouverez  Maurice  et  Léontine  lisant  très 
bien,  écrivant  très  mal  et  fesant  du  reste  assez  de  progrès  pour  les 
petites  choses  que  je  leur  enseigne  peu  à  peu.  Soulat  lit  mal  et  écrit 
bien.  11  oublie  les  principes  que  vous  lui  avez  donnés,  quoique  nous  le 
fassions  lire  tous  les  jours.  Vous  m'aviez  proposé  de  me  laisser  des 
tableaux  pour  les  leur  remettre  sous  les  yeux,  ce  qui  souvent  est  néces- 
saire. Vous  l'avez  ensuite  oublié  et  vous  m'avez  promis  de  m'en 
envoyer.  N'y  manquez  pas,  je  vous  prie.  Ce  sera  m'épargner  la  fatigue 
d'en  faire  moi-même,  ce  que  je  pourrais  au  besoin,  car  je  me  rappelle 
assez  bien  l'arrangement  des  principales  règles.  Mais  j'ai  les  yeux 
et  la  tête  si  malades  que  vous  me  rendrez  service  en  me  les  fesant 
passer. 

Adieu,  mon  cher  Jules,  donnez-moi  toujours  de  vos  nouvelles. 
Tout  le  monde  ici  vous  fait  amitié,  Maurice  vous  embrasse  et  moi 
aussi. 


LA 


RÉFORME    JUDICIAIRE 


n\ 


L'INFLUENCE  DE  LA  DÉMOCRATIE  SUR  LA  MAGISTRATURE,  —  LES 
ÉTATS-UNIS    ET    LA    SUISSE, 


Avant  d'indiquer,  avec  autant  de  précision  que  le  comporte  un 
tel  sujet,  la  nature  des  réformes  qu'il  convient  de  proposer  et  de 
soutenir,  nous  vouJrioas  mesurer  quelle  est  en  général  l'action  de 
la  démocratie  sur  le  pouvoir  judiciaire. 

Cette  recherche  paraîtra,  nous  le  savons,  un  hors-d'œuvre  à  ceux 
qui  ne  voient  dans  le  mouvement  qui  se  déroule  sous  nos  yeux 
que  le  résultat  d'une  politique  mauvaise.  La  vue  des  maux  présens 
détourne  trop  souvent  de  la  recherche  des  causes  générales.  On 
trouve  commode  de  saisir  du  même  coup  d'œil  la  faute  et  ses  con- 
séquences. On  se  plaît  à  charger  un  adversaire,  un  parti,  du  poids 
des  responsabilités,  et  on  se  dispense  de  toute  analyse  en  répétant, 
avec  un  nom  propre,  une  exclamation  qui  devient  le  mot  d'ordre 
d'un  groupe  :  «  C'est  la  suite  du  16  mai,  »  ne  se  lassent  pas  de  répé- 
ter certains  républicains.  —  a  C'est  la  faute  de  M.  Thiers,  qui  aurait 
pu'tout  sauver,  »  répliquent  les  monarchistes.  Cet  échange  de  récri- 
minations ne  sert  qu'à  dispenser  chaque  parti  de  faire  son  examen 
de  conscience.  Dans  les  embarras  de  l'heure  présente,  la  part  des 
fautes  est  assurément  fort  large;  mais  ce  serait  se  faire  d'étranges 
illusions  que  de  ne  pas  voir,  au-delà  des  imprudences  et  des  fai- 

(1)  Voyez  la  Revue  du  l"  décembre  1880. 


LA    RÉFORME    JUDICIAIRE.  117 

blesses,  une  cause  générale  qui  précipite  notre  marche,  déplace 
peu  à  peu  l'axe  du  pouvoir  et  qui,  en  dehors  des  fluctuations  ou 
des  violences  des  partis,  modifie  peu  à  peu,  à  l'aide  du  suffrage, 
l'état  de  la  société  française. 

Le  mouvement  démocratique  est  un  fait  universel.  Dans  tous 
les  pays  civilisés ,  la  capacité  électorale  s'abaisse  rapidement. 
A  calculer  chez  nos  voisins  la  vitesse  de  la  progression,  il  est  per- 
mis de  pressentir  que  la  Belgique,  l'Italie,  l'Angleterre  connaîtront, 
avant  qu'une  génération  se  soit  écoulée,  quelques-unes  des  diffi- 
cultés que  nous  abordons  aujourd'hui. 

Ce  mouvement  est  plus  ou  moins  favorisé  par  les  constitutions 
politiques;  mais  il  est  à  noter  que,  parmi  toutes  celles  que  nous 
avons  essayées,  aucune  ne  l'a  arrêté.  M.  Royer-Gollard  constatait 
que  la  démocratie  coulait  à  pleins  bords  en  un  temps  qui  semble 
l'âge  aristocratique  de  notre  siècle.  L'empire,  —  gouvernement  de 
réaction  contre  la  république,  qui  avait  primitivement  établi  le 
suffrage  universel,  —  l'empire  l'a  rétabli  et  a  accordé  aux  ouvriers 
des  faveurs  que  des  régimes  libéraux  leur  avaient  refusées.  Il 
semble  donc  qu'au-dessus  des  volontés  et  des  prudences  humaines, 
une  loi  commune  qui  ne  connaît  ni  nationalités,  ni  frontières,  donne 
aux  races  anglo-saxonnes,  latines  ou  germaniques,  une  impulsion 
qui  porte  les  plus  humbles  à  revendiquer  une  part  croissante  dans 
le  maniement  des  affaires  publiques.  —  Assurément  la  république 
est  une  des  formes  constitutionnelles  de  cette  ascension  des  classes 
inférieures,  mais  elle  est  elle-même  une  conséquence  et  non  une 
cause.  Ce  fait  est  si  vrai  que  nul  n'a  l'illusion  de  croire  que  la 
monarchie,  si  elle  était  restaurée,  pût  un  seul  instant  arrêter  un 
mouvement  que  les  monarchies  de  l'Europe  sont  forcées  de  subir  et 
que  ni  les  deux  royautés,  ni  l'empire  dans  toute  sa  force  n'ont  pu 
enrayer. 

Qu'on  observe  avec  satisfaction  ou  avec  inquiétude  cette  trans- 
formation de  nos  sociétés,  qu'on  l'appelle  de  ses  vœux  ou  qu'on  la 
redoute  comme  une  action  mystérieuse,  il  faut  en  connaître  la  na- 
ture :  la  prudence  la  plus  simple  nous  commande  d'observer  la 
démocratie,  ses  mœurs  et  ses  effets.  L'obligation  est  d'autant  plus 
étroite  que  partout  elle  prétend  agir  sur  le  pouvoir  judiciaire  :  elle 
le  trouve  si  intimement  mêlé  aux  sentimens  et  aux  besoins  du 
peuple  qu'elle  annonce  l'intention  de  le  modeler  à  sa  guise.  Ceux 
qui  osent  parler  en  son  nom  assurent  qu'elle  est  résolue  à  asservir 
le  magistrat  comme  elle  a  asservi  le  fonctionnaire  ou  le  député. 
A-t-elle  donc  partout  amené  avec  elle  l'oppression  ?  Nous  ne  sommes 
pas  les  premiers  qu'atteint  dans  le  monde  le  flot  démocratique;  qui 
nous  dira  ce  qu'il  a  fait  ailleurs?  Ainsi  que  des  colons  menacés 
par  un  débordement  subit  et  qui  envoient  demander  aux  anciens 


118  REYÏÏE   DES   DEUX   MONDES. 

du  pays  comment  on  se  défend  contre  le  fléau,  si  les  eaux  du 
fleuve  ravagent  ou  fécondent  les  terres,  si  elles  apportent  aux  rive- 
rains la  misère  ou  la  fertilité,  de  même  il  faut  aller  demander  aux 
nations  depuis  longtemps  aux  prises  avec  ce  phénomène  incoimu 
comment  elles  le  supportent,  à  quelles  conditions  elles  le  contien- 
nent, ce  qu'elles  ont  fait  pour  tourner  à  leur  profit  les  forces  dont 
il  dispose. 

Pour  nous  livrer  à  cette  étude  nécessaire,  nous  avons  choisi  les 
deux  pays  où  le  principe  démocratique  s'est  le  plus  librement  déve- 
loppé. Nous  avons  vu  l'un  à  travers  les  écrits  et  les  récits  de  ceux 
qui  le  connaissent  le  mieux.  Nous  avons  tenu  à  examiner  par  nos 
yeux  le  pouvoir  judiciaire  chez  le  peuple  qui  nous  offrait  en  Europe, 
sur  un  théâtre  restreint  mais  complet,  le  spectacle  d'une  démocratie 
maîtresse  incontestée  du  pouvoir.  Ainsi,  dans  les  deux  hémi- 
sphères, nous  aurons  recueiUi  sur  le  même  sujet,  à  travers  les 
mœurs  les  plus  diverses,  des  enseignemens  certahis  sur  l'action 
d'un  principe  qui  est,  à  n'en  pas  douter,  le  moteur  de  notre  méca- 
nisme social. 

I. 

Dans  toute  fédération  il  y  a  deux  ordres  de  pouvoirs  :  le  pouvoir 
local  de  chaque  fraction  de  territoire,  indépendant  dans  la  sphère  de 
ses  attributions,  —  et  le  pouvoir  central,  qui  sert  à  retenir  par  un 
lien  commun  les  souverainetés  particulières. 

Aux  Etats-Unis,  de  même  qu'il  existe  deux  pouvoirs,  il  y  a 
deux  justices  : 

Celle  de  chaque  état,  qui  est  organisée  suivant  les  modèles  variés 
d'institutions  dérivant  de  même  source,  appartenant  à  la  même 
famille,  mais  ayant  subi,  suivant  le  temps  et  les  lieux,  des  modilica- 
tions  plus  ou  moins  profondes  ; 

Celle  de  l'Union  américaine,  tirant  son  origine  deja  constitution, 
développée  par  le  congrès  et  en  possession  d'une  compétence  défi- 
nie que  font  respecter  de  nombreux  tribunaux  reliés  par  une  hiérar- 
chie rattachée  à  la  cour  suprême. — Ces  deux  organisations  judiciaires 
sont  parallèles;  chacune  d'elles  se  meut  dans  le  domaine  de  sa  com- 
pétence spéciale.  Il  faut  les  examiner  séparément  pour  voir  sortir 
d'une  confusion  apparente  ce  qui  fait  le  caractère  propre  et  la  force 
de  ce  système. 

De  l'indépendance  des  états,  du  droit  qui  leur  appartient  de  se 
constituer  librement,  de  faire  à  l'aide  des  assemblées  élues  des  lois 
auxquelles  les  citoyens  prêtent  obéissance,  dérive  le  pouvoir  de 
rendre  la  justice  et  par  conséquent  de  créer  des  tribunaux.  Orga- 
nisées sur  un  type  commun,  les  cours  de  justice  ont  conservé  les 


LA   RÉFORME   JUDICIAIRE.  119 

caractères  distinctifs  des  institutions  anglaises  :  le  jury  civil  et 
criminel  et  un  petit  nombre  de  juges  multipliant  leur  action  par  des 
tournées  périodiques.  L'esprit  de  tradition  des  Anglais  s'est  conservé 
dans  les  détails  et  jusque  dans  cette  division  surannée  de  la  a  loi  » 
et  de  «  l'équité,  »  qui  est  en  déclin  sur  les  deux  rives  de  l'Atlan- 
tique; des  commissionsdepaix,  com^veivànt  desj'iistîces  of  the  jjeace, 
notables  élus  dans  chaque  commune,  une  cour  de  comté  ne  jugeant 
que  les  petits  procès  et  ne  prononçant  que  de  faibles  peines,  une 
cour  supérieure,  ou  des  plaids  communs  selon  les  états,  dont  chaque 
membre  tient  des  assises, — afin  de  rendre  la  justice  criminelle,  de 
statuer  sur  les  appels  des  cours  de  comtés,  de  juger  en  premier 
ressort  toute  affaire  civile,  sauf  à  faire  réviser  les  procès  par  tous  les 
juges  réunis,  —  enfin,  au  sommet  une  cour  suprême  de  chaque 
état  tenant  la  main  à  l'observation  des  lois  et  de  la  constitution 
locales,  telle  est  la  hiérarchie  judiciaire  qui  se  retrouve  avec  peu 
de  différence  dans  tous  les  états  de  l'Union.  —  Devant  ces  juges 
sont  portés  tous  les  procès  civils  et  criminels,  c'est  la  justice  ordi- 
naire des  citoyens  américains. 

Mais,  à  côté  du  droit  civil  qui  protège  les  individus,  il  y  a  dans 
une  confédération  le  droit  constitutionnel  qui  sauvegarde  l'unité 
nationale.  Comment  pourrait-il  être  interprété  avec  autorité  par 
un  tribunal  ayant  une  juridiction  limitée  à  un  seul  état?  Sur  ce 
territoire  peuvent  naître  des  intérêts  contraires  à  ceux  des  terri- 
toires voisins  ou  opposés  à  l'intérêt  fédéral.  Gomment  éviter  que 
les  magistrats  ne  soient  à  la  fois  juges  et  parties?  où  trouver  l'im- 
partialité? 11  faut  reconnaître  que  la  justice  des  états  particuliers 
est  aussi  impuissante  à  maintenir  le  pacte  commun  que  le  serait  la 
cour  du  banc  de  la  reine  à  juger  un  différend  entre  la  Grande-Bre- 
tagne et  la  Russie.  Aux  relations  des  états  il  fallait  des  lois  et  une 
justice  supérieure  aux  états. 

C'est  la  cour  suprême  qui  en  remplit  l'office  ;  sous  sa  garde  a  été 
mise  la  constitution  des  États-Unis,  qui  est  la  charte  de  l'Union  : 
les  lois  générales  que  vote  le  congrès  sont  venues  s'ajouter  à  cette 
charte.  Seule,  la  cour  suprême  ne  pouvait  pas  remplir  cette  mission  ; 
aussi  est-elle  devenue  la  tête  de  toute  une  hiérarchie  judiciaire.  — 
Depuis  le  commencement  du  siècle,  trois  juridictions  se  partagent 
l'autorité  judiciaire  fédérale  :  les  cours  de  district  dans  chaque 
état,  les  cours  de  circuit  présidées  par  les  juges  supérieurs  en 
tournée,  et,  au-dessus  de  tous,  la  cour  suprême  siégeant  à 
Washington. 

Pour  maintenir  efficacement  l'Union,  la  constitution  a  armé  la 
cour  suprême  et  ses  démembremens  de  la  compétence  la  plus 
étendue.  Tout  ce  qui  intéresse  la  conservation  de  la  confédération, 
tout  ce  qui  est  d'intérêt  vraiment  national  est  de  sou  ressort. 


120  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

Lutte  entre  confédérés,  interprétation  de  la  constitution,  des  lois 
générales  et  des  traités,  procès  touchant  les  ambassadeurs,  parce 
que  le  droit  des  gens  peut  y  être  impliqué,  affaires  maritimes, 
parce  que  les  mers  n'appartiennent  à  aucun  état  particulier  :  telles 
sont  les  matières  dévolues  à  une  juridiction  maîtresse  de  sa  compé- 
tence, habile  à  en  reculer  les  bornes  et  n'ayant  pas  de  peine  à 
juger  tous  les  plus  grands  procès  de  l'Union  en  cassant  les  arrêts 
des  cours  suprêmes  des  états. 

A  sa  tête  est  le  chief  justice ^  huit  juges  [associate  justices)  com- 
pcsent  la  cour,  que  complète  l'institution  du  ministère  public,  vers 
laquelle  marche  lentement  l'Angleterre.  Un  procureur-général  est 
chargé  de  poursuivre  et  de  diriger  toutes  les  instances  dans  les- 
quelles les  États-Unis  sont  intéressés.  Conseil  du  gouvernement 
pour  toutes  les  questions  de  droit,  il  a  rang  de  ministre  et  exerce 
une  charge  qui  rappelle  les  fonctions  de  notre  garde  des  sceaux  (1)  ; 
chaque  année,  le  premier  lundi  de  décembre,  une  session  où  sont 
présens  les  neuf  juges  s'ouvre  à  Washington.  Ils  peuvent  juger  au 
nombre  de  cinq.  Mais  leur  principale  fonction  est  de  parcourir  indi- 
viduellement les  circuits  pour  présider  des  assises.  L'Union  est 
divisée  en  neuf  circuits  dans  lesquels  chaque  année  deux  sessions 
d'assises  sont  tenues  par  un  des  juges,  qui  statue  avec  l'aide  du 
jury.  Enfin  cinquante  cours  de  districts,  juridictions  fixes  et  perma- 
nentes, sont  établies  à  raison  d'une  ou  deux  par  état,  pour  juger  en 
premier  ressort  les  causes  civiles  et  pénales  de  moindre  impor- 
tance. 

Ainsi  l'organisation  judiciaire,  les  compétences,  le  droit  lui- 
même,  sont  scindés  aux  États-Unis  en  deux  parts.  11  fallait  exposer 
ce  système,  sans  analogue  dans  l'ancien  monde,  avant  d'examiner 
la  situation  des  juges  américains,  c'est-à-dire  le  point  qui  nous 
touche  véritablement. 

S'il  faut  distinguer  en  Amérique  les  deux  justices,  il  ne  faut 
pas  séparer  avec  moins  de  soin  les  deux  ordres  de  magistrats.  Lés 
uns  remplissent  leur  charge  jusqu'à  ce  qu'ils  aient  démérité, 
les  autres  l'occupent  pendant  un  temps  fort  court.  Les  premiers 
sont  nommés  par  les  pouvoirs  les  plus  élevés  de  la  confédération, 
les  seconds  sont  élus  par  la  masse  des  justiciables.  De  cette  ori- 


(1)  L'autorité  des  précédens  et  du  droit  dans  le  jeu  des  iustitutious  politiques  aux 
États-Unis  n'est  nulle  part  plus  visible  que  dans  les  fonctions  d'aUorney  gênerai.  C'est 
le  procureur-général  que  le  président  et  les  ministres  consultent  sur  toutes  les  ques- 
tions de  droit.  Ses  réponses  réunies  et  publiées  forment  un  volumineux  comrueniaire 
de  la  constitution.  Elles  témoignent  de  la  rare  capacité  des  jurisconsultes  qui  ont 
rempli  cette  charge,  aussi  bien  que  du  respect  que  le  droit  inspire  au  premier  magistrat 
de  la  république.  —  Officiai  Opinions  of  the  attorneys  gênerai  of  the  United  States 
M 3  volumes  in-S";  Washington,  1873). 


LA    RÉFORME   JUDICIAIRE.  121 

gine  différente  découlent  les  caractères  les  plus  opposés.  Avant  de 
les  décrire,  examinons  comment  cette  divergence  s'est  produite 
entre  deux  branches  de  la  justice  en  un  même  pays. 

La  constitution  rédigée  en  1787  sous  l'inspiration  de  Washington 
et  de  ses  amis,  après  avoir  fondé  le  pouvoir  judiciaire  des  Etats- 
Unis,  déclarait  que  les  juges  tant  des  cours  suprêmes  que  des  cours 
inférieures  a  seraient  nommés  par  le  président,  »  avec  l'assentiment 
du  sénat.  Les  auteurs  de  la  constitution,  un  instant  portés  vers  le 
choix  des  juges  par  le  sénat  seul,  avaient  bien  vite  compris  qu'il 
fallait  donner  au  président  de  la  confédération  une  initiative  que 
réglerait  le  contrôle  d'une  assemblée  élue.  Ainsi  le  pouvoir  exécu- 
tif, dans  son  expression  la  plus  haute,  choisit  les  magistrats  qui 
interpréteront  et  apphqueront  le  pacte  fédéral. 

La  constitution  porte  que  «  les  juges  conserveront  leurs  charges, 
tant  que  leur  conduite  sera  bonne.  »  Elle  proclamait  en  réalité  l'ina- 
movibilité. L'importance  de  ce  principe  n'échappait  à  aucun  des 
hommes  d'état  qui  l'avaient  soutenu.  A  leurs  yeux,  c'était  le  fonde- 
ment de  l'indépendance  judiciaire,  le  seul  moyen  d'assurer  au 
pouvoir  régulateur  qu'ils  entendaient  créer  dans  l'état  l'autorité 
suffisante  pour  contre-balancer  les  fluctuations  des  pouvoirs  élus. 

A  l'imitation  du  gouvernement  central,  les  difierens  états  con- 
fièrent à  des  magistrats  permanens  l'administration  de  la  justice. 
Dans  les  uns,  le  gouvernement  et  le  sénat,  dans  les  autres  la 
législature  seule  choisissaient  les  juges  des  cours.  Prenons  comme 
termes  de  comparaison  les  deux  extrémités  de  la  hiérarchie  judi- 
ciaire et  suivons  ce  qui  s'est  passé  depuis  un  siècle  pour  les  juges 
de  paix  et  pour  les  cours  suprêmes  de  chaque  état.  Le  pouvoir 
exécutif  de  l'état  nommait  les  juges  de  paix,  mais  les  candidats 
lui  étaient  présentés  tantôt  par  la  chambre  des  représentans,  tantôt 
par  les  cours  de  comtés.  Il  est  vrai  qu'en  deux  états,  la  Géorgie  et 
la  Pensvlvanie,  les  électeurs  désignaient  directement  les  candi- 
dats au  gouverneur.  Peu  après,  dans  l'Ohio,  le  peuple  fut  appelé 
en  1802  à  élire  les  juges  de  paix;  cet  exemple  ne  fut  suivi  que 
très  lentement,  et  trois  constitutions  particulières  l'avaient  seules 
imité,  lorsque  l'état  de  New- York  se  décida  en  1826  à  faire  élire 
les  juges  de  paix.  Néanmoins,  en  18/iO,  il  n'y  avait  que  sept  états 
qui  eussent  adopté  ce  système,  lorsqu'un  mouvement  général  se 
prononça  en  faveur  de  l'élection  de  IShO  à  1870.  Plus  de  vingt 
révisions  successives  des  constitutions  locales  eurent  lieu  afin  de 
soumettre  les  magistrats  inférieurs  au  suffrage  populaire. 

La  durée  des  pouvoirs  des  juges  de  paix  subit  les  mêmes  in- 
fluences :  au  siècle  dernier,  ils  demeuraient  en  charge  durant  leur 
bonne  conduite;  quelques  constitutions  avaient  fixé  le  terme  de 
leurs  fonctions  à  sept  ans,  un  plus  petit  nombre  à  cinq  années.  Peu 


122  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

à  peu  les  exigences  populaires  réduisirent  la  période,  et  la  majo- 
rité des  états  a  soumis  tous  les  deux  ans  les  juges  de  paix  à  la 
réélection. 

Pour  les  cours  de  justice,  l'impulsion  s'est  manifestée  plus  tard, 
mais  n'a  pas  été  moins  générale  ni  moins  violente.  A  l'origine  de 
la  confédération,  dans  certains  états  le  gouvernement  et  le  sénat, 
dans  d'autres  la  législature  seule,  choisissaient  les  juges.  Hors  le 
cas  d'inconduite,  les  magistrats  étaient  permanens,  sauf  en  trois 
états.  C'est  à  New-York  que  nous  voyons  poindre  le  mouvement 
de  réaction  contre  les  juges  permanens  nommés  par  le  pouvoir 
exécutif.  En  I8Z16,  leur  élection  fut  soumise  au  peuple.  En  dix 
ans,  quinze  constitutions  avaient  suivi  l'exemple  de  New-York,  et 
aujourd'hui  il  n'y  a  pas  moins  de  vingt  et  un  états  qui  ont  livré  au 
suffrage  populaire  l'élection  des  magistrats. 

Si  les  juges  choisis  par  le  peuple  étaient  montés  sur  leurs  sièges 
pour  n'en  plus  descendre,  l'inamovibilité  aurait  créé  avec  le  temps 
une  indépendance  qui  aurait  atténué  les  vices  de  leur  origine, 
mais  la  condition  des  magistrats  issus  de  l'éleciion  est  de  ne 
pouvoir  demeurer  longtemps  sur  leurs  sièges.  La  souveraineté 
populaire  qui  les  a  créés  veut  les  soumettre  à  sa  dépendance.  La 
perspective  de  la  réélection  doit  maintenir  le  juge  dans  les  liens  de 
la  servitude  en  lui  montrant  le  sort  qui  l'attend,  s'il  ne  conserve  pas 
les  faveurs  populaires.  Les  juges  dans  la  première  période  avaient 
été  institués  à  vie,  c'est-à-dire  tant  que  durerait  leur  bonne  con- 
duite; bientôt  le  terme  fut  réduit  à  sept  ans,  puis  à  cinq  et  enfin 
en  certains  états  à  deux  années.  C'est  la  pente  naturelle  des 
démocraties  de  livrer  à  l'élection  toutes  les  charges  de  l'état  et 
d'aspirer  à  rendre  la  durée  des  emplois  de  plus  en  plus  courte. 
C'est  en  même  temps  le  châtiment  des  nations  qui  ne  savent  opposer 
aucune  digue  au  courant  populaire,  devoir  leurs  institutions  empoi- 
sonnées par  la  corruption.  Les  États-Unis  n'ont  pas  échappé  à  la 
loi  commune.  Tandis  que  les  magistrats  des  cours  fédérales,  nommés 
par  le  pouvoir  exécutif  sous  le  contrôle  du  sénat,  demeuraient  les 
fidèles  gardiens  de  la  charte  américaine,  que  leur  justice  était 
entourée  du  respect  public,  les  juges  cba^gés  d'administrer  la 
justice  locale,  issus  de  scrutins  politiques,  après  des  luttes  dans 
lesquelles  leur  dignité  étrH  compromise,  devenaient  les  serviteurs 
de  ?a  majorité,  les  obligés  et  les  complices  des  pa^i^s.  Sont-ce  les 
détracteurs  de  la  société  américaine  qui  s'expriment  de  la  sorte? 
Nullement  :  c'est  aux  plus  éminens  jurisconsultes  qu'est  emprunté 
ce  sévère  jugement.  Ils  nous  apprennent  que  la  valeur  morale  des 
juges  vaut  celle  des  suffrages  qui  les  nomment.  De  nos  jours,  on  peut 
diviser  aux  États-Unis  le  corps  électoral  en  trois  catégories  :  au 
sommet,  les  gens  absorbés  par  leurs  affaires  qui  votent  rarement  et 


LA  RÉFORME  JUDICIAIRE.  123 

que  dégoûte  le  spectacle  des  intrigues  électorales;  —  à  l'autre  extré- 
mité de  l'échelle  sociale,  les  hommes  qui  ont  fait  de  la  politique  un 
métier,  de  telle  ou  telle  opinion,  la  profession  souvent  lucrative  de 
leur  vie,  qui  multiplient  leur  action,  se  prodiguent  et  acceptent  tous 
les  mandats  pour  faire  réussir  celui  dont  ils  ont  entrepris,  parfois  à 
forfait,  d'assurer  le  triomphe.  Entre  l'élite  qui  s'abstient  et  lepotiti- 
cian  qui  s'agite,  existe  la  masse  de  la  nation,  dans  laquelle  les  ou- 
vriers laborieux,  les  comraerçans  actifs  l'emporteraient  peut-être  sur 
les  ignorans  et  les  illettrés,  si  la  foule  des  émigrans,  pleins  d'illusions 
et  faciles  à  séduire,  n'était  prête  à  se  jeter  dans  les  bras  du  premier 
qui  leur  promet  la  fortune.  Les  poUticians  sont  les  auteurs  des 
candidatures  judiciaires;  ils  les  prônent  et  en  assurent  le  succès. 
Pendant  que  l'érudit,  le  jurisconsulte  effrayé  de  ce  bruit,  cède  le 
pas  aux  cliens  inconnus  de  ces  entrepreneurs  d'élections,  les  can- 
didats promenés  de  comité  en  comité,  de  convention  en  convention, 
parcourent  le  pays  en  sollicitant  les  suffrages.  —  a  C'est  le  métier 
de  tout  candidat,  dira-t-on.  Vous  faites  le  procès  des  élections.  » 
Les  élections  judiciaires  ne  ressemblent  à  nulle  autre  ;  ce  qui  est 
nécessaire  en  une  élection  politique  est  intolérable  lorsqu'il  s'agit 
d'un  magistrat.  Suivez  le  candidat  qui  le  lendemain  veut  être  juge, 
Écoutez  les  questions  qu'on  lui  adresse  :  elles  ont  toutes  trait  à 
l'exercice  de  ses  fonctions;  aera-t-il  sévère?  usera-t-il  d'indulgence? 
appliquera-t-il  telle  ou  telle  prescription  récemment  votée?  prendra- 
t-il  sur  lui  de  la  laisser  dans  l'oubli?  Il  faut  qu'il  s'explique  :  s'il 
garde  le  silence,  il  est  battu.  Aussi  subira-t-il  les  questions  les  moins 
convenables;  il  souscrira  volontiers  des  engagemens  de  ne  pas 
appliquer  telle  loi  impopulaire,  et  lorsque  le  lendemain,  devenu 
juge,  il  pourrait  du  haut  de  son  siège  ne  s'inspirer  que  de  son 
devoir,  il  se  voit  rappeler  à  ses  promesses  électorales  par  le  comité 
qui  l'a  tiré  de  l'obscurité  et  qui  menace  de  le  rejeter  parmi  la  foule, 
au  jour  de  la  réélection,  s'il  ne  demeure  pas  l'esclave  du  mandat 
qu'il  a  souscrit. 

Entre  tous  les  récits  que  font  les  Américains  des  maux  qui  sont 
la  suite  de  ce  système  il  nous  est  malaisé  de  choisir.  Ici,  c'est 
une  entreprise  colossale  disposant  de  capitaux  énormes,'  annonçant 
rintention  d'asservir  à  ses  spéculations  les  députés  et  les  juges,  et 
parvenant  à  s'emparer  pendant  plusieurs  années  du  pouvoir  judi- 
ciaire aussi  bien  que  du  pouvoir  politique.  Là,  c'est  une  lutte  à 
coups  de  jiigemens  entre  des  magistrats  au  profit  de  leurs  électeurs, 
cessant  d'être  des  justiciables  pour  devenir  leurs  cliens  et  leurs 
protégés.  En  un  mot,  la  corruption  chez  quelques  hommes,  la 
dépendance  dans  la  plupart  des  cours,  la  médiocrité  à  tous 
les  degrés,   voilà  le   résultat   du  système   inauguré   vers   18ii6 


12à  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

et  dont  gémissent  les  jurisconsultes  américains  depuis  un  quart  de 
siècle. 

Si  l'on  observe  avec  soin  certains  symptômes,  il  est  possible 
d'entrevoir  quelques  indices  d'une  réaction  contre  ces  désordres. 
En  1872,  à  la  suite  des  scandales  auxquels  nous  venons  de  faire 
allusion,  une  campagne  fut  entreprise  contre  les  magistrats  cor- 
rompus de  New-York,  et  leur  défaite  vint  rassurer  les  honnêtes 
gens  (1).  Déjà,  à  deux  reprises,  la  législature  avait  adopté  un  amen- 
dement constitutionnel  qui  rendait  au  gouvernement  la  nomination 
des  juges.  L'agitation  fut  fort  vive  vers  la  fin  de  l'année  1873. 
Tous  ceux  qui  écrivent,  qui  lisent  et  pensent  étaient  d'accord  pour 
prédire  le  succès  de  cette  ligue  du  bon  sens;  mais  la  masse  fut 
docile  aux  clameurs  des  politiciens,  et  319,000  voix  contre  115,000 
maintinrent  au  peuple  le  droit  de  vote.  Malgré  la  toute-puisaance 
du  nombre,  cette  minorité  fut  considérée  comme  un  sévère  aver- 
tissement qui  ne  devait  pas  être  entièrement  inefficace.  En  d'autres 
états,  le  même  mouvement  se  produisait  sous  une  autre  forme.  La 
durée  du  mandat  des  juges  varie  suivant  les  constitutions  locales. 
De  l'exercice  des  fonctions  jusqu'au  jour  où  le  juge  aurait  démé- 
rité {during  good  behaviour),  la  majorité  des  états  en  était  arrivée 
à  ces  termes  très  courts  qui  favorisaient  les  brigues  électorales  en 
rendant  en  quelque  sorte  les  comités  permanens.  C'est  vers  :1855  que 
fut  atteint  le  minimum  de  durée  des  fonctions  ;  stationnaires  jus- 
qu'en 1867,  il  semble  que  depuis  dix  ans  les  termes  s'étendent. 
Hait  états  ont  déjà  révisé  leur  constitution  en  élevant  sensiblement 
la  période  du  mandat  judiciaire.  Plusieurs  l'ont  doublée  en  la 
portant  de  six  à  douze  années.  La  Pensylvanie  a  été  plus  loin  en 
décidant  que  ses  juges,  anciennement  élus  pour  quinze  années, 
exerceraient  leurs  fonctions  pendant  vingt  et  un  ans.  Si  l'on  tient 
compte  de  l'âge  auquel  on  peut  être  élu  magistrat,  il  en  résulte  que 
les  juges  de  Philadelphie  sont  garantis  par  une  sorte  d'inamovibilité. 

C'est  encore  aux  mêmes  inquiétudes  que  furent  dues  diverses 
précautions  contre  la  tyrannie  des  majorités.  La  nouvelle  consti- 
tution de  Pensylvanie,  approuvée  en  1872  par  le  vote  populaire, 
adopta  pour  l'élection  des  magistrats  l'un  des  systèmes  de  suffrage 
préconisés  en  Europe  pour  la  représentation  des  minorités.  Lorsque 
deux  magistrats  doivent  être  choisis,  chaque  électeur  ne  porte  qu'un 
nom  sur  son  bulletin,  et  de  la  sorte,  la  majorité,  impuissante  à  faire 
nommer  deux  candidats,  est  forcée  de  céder  un  des  sièges  à  la  mino- 
rité. La  convention  constitutionnelle  de  l'Ohio  a  examiné  la  même 
question  en  1873  et  l'a  résolue  par  l'adoption  du  vote  cumulatif, 

(1)  Société  de  législation  comparée.  Juillet  1872. 


LA   REFORME   JUDICIAIRE.  125 

qui  permet  à  l'électeur  de  la  minorité  de  racheter  son  impuis- 
sance en  accumulant  sur  un  même  candidat  tous  ses  suffrages.  Si 
ces  remèdes  sont  suffisans,  les  cours  suprêmes  de  Pensylvanie  et 
de  rOhio  ne  pourront  être  la  proie  d'une  seule  faction  politique. 

Il  n'est  pas  surprenant  qu'une  réaction  se  produise  en  un  pays 
où  toute  la  hiérarchie  des  magistrats  que  la  constitution  déclare 
inamovible  rend  dans  les  cours  fédérales  une  justice  dont  les  Amé- 
ricains sont  satisfaits.  Cette  comparaison  perpétuelle  entre  les  deux 
modes  de  recrutement  et  les  garanties  qui  entourent  les  juges  (1) 
provoque,  parmi  les  hommes  de  loi  et  chez  tous  ceux  que  n'aveugle 
point  la  passion,  des  réflexions  salutaires.  Les  critiques  qui  s'a- 
dressent aux  cours  locales  sont  trop  graves  pour  que  l'opinion 
publique ,  éclairée  par  la  vue  de  ces  désordres ,  ne  s'applique  pas 
à  défendre  la  justice  fédérale.  Tout  le  monde  sent  d'ailleurs  que 
les  cours  des  États-Unis  ne  pourraient  être  livrées  aux  fantaisies 
électorales,  sans  que  la  constitution,  qu'elles  ontmission  de  défendre, 
fût  menacée.  C'est  ici  qu'il  devient  nécessaire  d'expliquer,  avec 
plus  de  précision,  le  rôle  de  la  justice  fédérale. 

Aux  États-Unis,  la  justice  est  un  véritable  pouvoir;  dans  nos 
anciennes  sociétés,  il  n'est  pas  surprenant  que  plus  d'un  publiciste 
ait  refusé  de  reconnaître  au  corps  judiciaire  les  caractères  d'un 
pouvoir  indépendant.  Née  de  la  puissance  executive,  vivant  de 
tolérance,  lui  servant  en  quelque  sorte  d'instrument  et  de  conseil, 
l'autorité  judiciaire  ne  possède,  chez  les  nations  du  continent, 
aucun  des  attributs  que  comporte  sa  mission,  la  plus  haute  de 
l'état.  Les  Américains  n'ont  pas  hésité  à  les  lui  donner  :  en  adop- 
tant la  formule  de  Montesquieu,  ils  ont  fait  de  la  séparation  des 
trois  pouvoirs  une  vérité  fondamentale.  Ils  ont  remarqué  que,  par 
sa  nature,  le  pouvoir  judiciaire  était  le  plus  faible.  Ils  ont  voulu  en 
faire  le  plus  fort,  celui  auquel  appartiendrait  le  dernier  mot. 
A  l'exécutif,  qui  dispose  des  honneurs  et  qui  tient  l'épée  de  la 
société,  à  la  législature  qui,  non  seulement,  est  maîtresse  du  bud- 
get, mais  qui  règle  les  droits  et  les  devoirs  sociaux,  ils  ont  voulu 
opposer  comme  un  frein  le  pouvoir  de  juger.  Gomme  la  loi  doit 
être  le  seul  souverain  en  une  république,  ils  ont  considéré  qu'au- 
dessus  du  soldat,  du  président,  ou  des  législateurs,  devait  planer, 
dans  une  sphère  inaccessible  aux  intrigues,  l'interprète  de  la  loi. 
Ils  ont  étabU  à  son  profit  le  plus  immense  pouvoir  judiciaire  qui  ait 
été  constitué  chez  aucun  peuple.  A  les  entendre,  à  lire  les  docteurs 
de  leur  théorie  constitutionnelle,  la  république  le  veut  ainsi  :  les 

(1)  Les  juges  américains  des  deux  ordres  conservent  leurs  fonctions,  soit  pendant  la 
durée  de  leurs  pouvoirs  électifs,  soit  tant  que  dure  leur  bonne  conduite.  Ils  ne  sont 
renversés  de  leur  siège  que  par  la  procédure  dHmpeachment,  c'est-à-dire  par  la  mise 
en  accusation  poursuivie  par  la  chambre  des  représentans  devant  le  sénat. 


126  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

périls  qu'elle  court  ne  s'accommodent  pas  d'un  régime  de  conces- 
sions mutuelles  où  les  rapports  entre  les  forces  seraient  variables. 
Il  faut  des  lois  précises,  une  constitution  claire,  et  un  contrôle  qui 
maintienne  d'une  main  également  ferme  ceux  qui  font  la  loi  et  ceux 
qui  l'exécutent.  Le  pouvoir  judiciaire  a  reçu  cette  grande  mission  : 
il  est  la  clef  de  voûte  de  la  constitution  américaine.  En  faut-il  des 
exemples?  La  constitution  interdit  aux  états  de  voter  un  statut  qui 
altère  les  obligations  privées.  Un  état  fait-il  une  loi  qui  porte 
atteinte  à  un  droit  résultat  d'un  contrat?  le  citoyen  lésé  saisit  le 
tribunal  fédéral.  —  La  constitution  défend  de  faire  une  loi  qui  touche 
en  rien  à  la  liberté  de  la  presse.  Un  statut  local  diminue-t-il  les  fran- 
chises du  livre,  du  journal?  aussitôt  le  tribunal  fédéral  est  saisi.  — 
Les  lois  rétroactives  sont  prohibées.  Celui  qui  est  condamné  en 
vertu  d'une  loi  pénale  rétroactive  en  appelle.  En  un  mot,  toutes  les 
doléances  des  citoyens  lésés  par  la  loi,  qu'elle  émane  du  congrès 
ou  de  la  législature  des  états,  aboutissent  aux  magistrats  fédéraux, 
qui,  les  yeux  fixés  sur  la  constitution,  jugent  à  la  fois  les  pouvoirs 
publics,  les  législateurs  et  la  loi. 

Pour  une  telle  mission,  quelle  force  ne  fallait-il  point  donner 
aux  cours  fédérales  ?  La  constitution  n'hésita  pas  à  rendre  perma- 
nentes les  fonctions  de  ces  juges  qui  tiennent  en  leurs  mains  la 
législation  politique  aussi  bien  que  la  législation  civile  des  États- 
Unis.  Malgré  le  flot  montant  de  la  démocratie,  malgré  la  manie  du 
fonctionarisme  et  les  exigences  électorales  dont  le  tableau  a  été 
tracé,  l'inamovibilité  des  juges  fédéraux  paraît  à  l'abri  des  attaques. 
Elle  a  résisté  à  la  malveillance  de  Jefferson,  qui  soutenait  avec  les 
théoriciens  de  l'omnipotence  populaire  que  la  permanence  des 
fonctions  de  justice  était  un  vestige  de  la  monarchie.  Les  juriscon- 
sultes qui  font  autorité  de  l'autre  côté  de  l'Atlantique,  Story,  Kent 
et  avant  eux  les  auteurs  du  Fedcraïist,  ont  victorieusement 
démontré  que  l'inamovibilité,  utile  en  une  monarchie  pour  défendre 
les  droits  des  sujets  contre  les  abus  de  la  couronne,  était  indis- 
pensable en  une  république  pour  protéger  les  juges  contre  la 
tyrannie  des  factions.  Il  faut  que  les  tribunaux  résistent  à  ces  cou- 
rans  éphémères,  se  montrent  en  tous  temps  armés  et  résolus 
contre  la  licence  et  qu'ils  agissent  avec  impartialité  sans  se  sou- 
cier de  la  condition  du  plaideur  ou  du  parti  auquel  il  appartient. 
Il  est  admis  aujourd'hui  en  Amérique  que  le  juge  a  besoin  de  plus 
de  fermeté  pour  résister  aux  caprices  injustes  de  la  foule  qu'à  l'ar- 
bitraire du  monarque.  Dans  tout  gouvernement,  quel  que  soit  son 
nom,  il  existe  toujours  un  souverain,  disposant  de  la  force,  pou- 
vant en  abuser  et  dont  le  juge  doit  contenir  les  fantaisies  au  nom 
du  droit.  Partout  il  ne  peut  y  avoir  de  sécurité  pour  les  minorités 
que  grâce  au  pouvoir  judiciaire,  II  est  le  protecteur  naturel  des 


LA    RÉFORME   JUDICIAIRE.  ^27 

faibles,  des  persécutés,  de  ceux  qui  se  disent  ou  qui  sont  des  vic- 
times. Les  jurisconsultes  de  la  république  américaine  ne  croient 
manquer  ni  à  leur  parti  ni  à  leur  foi  politique  en  faisant  ressortir 
les  difficultés  de  la  tâche  qui  s'impose  aux  juges  sous  une  démo- 
cratie !  Dans  une  monarchie,  font-ils  observer,  les  sympathies  du 
peuple  sont  naturellement  en  éveil  contre  la  tyrannie  et  elles  cher- 
chent à  arracher  des  victimes  aux  vengeances  du  maître.  C'est  la 
lutte  d'un  seul  contre  tous.  Dans  les  gouvernemens  où  la  majo- 
rité qui  obtient  le  pouvoir  passe  pour  représenter  la  volonté  du 
peuple,  la  persécution,  surtout  lorsqu'elle  est  politique,  devient  la 
cause  de  tous  contre  un  seul.  C'est  de  toutes  les  persécutions  la 
plus  violente,  la  plus  infatigable,  parce  qu'elle  semble  à  ses  au- 
teurs la  seule  manière  d'atteindre  au  pouvoir  ou  de  le  conserver. 
L'arbitraire,  au  lieu  d'être  personnifié  en  un  seul,  est  l'arme  dont 
se  servent  tous  ceux  qui  oppriment  au  nom  du  peuple,  et  tandis 
qu'on  rougirait  de  servir  les  caprices  d'un  maître,  on  se  fait  gloire 
de  servir  des  passions  qu'on  croit  ennoblir  en  les  nommant  la 
volonté  du  peuple.  Sous  une  démocratie,  continuent  les  Américains, 
le  despotisme  peut  donc  être  plus  lourd;  il  prend  plus  aisément  le 
masque  du  bien  public,  et  le  despote  unique  en  une  monarchie 
absolue,  devient  un  corps  à  mille  têtes  plus  redoutable  pour  la 
sécurité  des  citoyens.  C'est  dans  un  tel  gouvernement,  alors  que 
le  peuple  est  souverain,  qu'il  faut  ménager  au  juge  la  plus  solide 
indépendance  :  les  Américains  l'ont  pensé.  Ils  savaient  que,  dans  une 
république,  rien  n'était  plus  facile  pour  des  démagogues  que  de 
dresser  des  intrigues  contre  l'exercice  régulier  de  l'autorité,  et  que 
leurs  desseins  ne  pouvaient  être  déjoués  que  par  la  fermeté  des 
magistrats.  Ils  n'ignoraient  pas  que  les  démagogues  seraient  néces- 
sairement hostiles  au  pouvoir  qui  les  tient  en  échec  et  à  l'impartia- 
lité qui  les  condamne.  Ils  ont  compris  que  la  magistrature  ne 
demeurerait  pas  longtemps  à  demi  organisée  en  présence  du  tour- 
billon des  forces  démocratiques,  qu'il  fallait  en  faire  le  premier 
pouvoir  de  l'état  ou  la  laisser  se  courber  jusqu'à  ce  qu'elle  devînt 
le  jouet  des  caprices  pcpulaires.  Us  n'ont  pas  hésité  et  des  deux 
justices  qui  se  partagent  les  États-Unis,  l'une  a  été  livrée  en  pâture 
aux  appétits  de  la  multitude,  tandis  que  l'autre,  sauvée  par  la 
constitution,  sert  de  recours  au  droit  violé. 

Ainsi  il  semble  que  dans  cette  société  singulière  où  déborde  la 
vie,  où  tous  les  élémens  des  passions  sociales  se  rencontrent  et 
fermentent,  les  opinions  qui  se  partagent  les  partis  de  l'ancien 
monde  au  point  de  vue  de  l'organisation  judiciaire  aient  été  laissées 
libres  de  faire  l'expérience  de  leurs  forces.  L'arbitrage  et  l'élection, 
idées  connexes  qu'ont  poursuivies  parmi  nous  les  radicaux  depuis 
le  commencement  de  la  révolution,  ont  été  mises  en  pratique  dans 


128  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

la  plupart  des  cours  d'état;  les  tribunaux  sont  devenus  à  tous  les 
degrés  des  arbitres  élus;  et  comme  les  électeurs,  sans  biens,  sans 
intérêts  personnels,  sont  persuadés  qu'ils  n'auront  besoin  de  la 
justice  que  pour  échapper  aux  obligations  légales,  ils  choisissent 
les  juges  les  plus  enclins  à  énerver  la  loi  et  à  les  affranchir  de  son 
joug.  En  face  de  cette 'justice  se  dressent  ces  vrais  jurisconsultes, 
ennemis  nés  d'une  démagogie  jalouse  de  toute  supériorité,  résis- 
tant à  ses  assauts,  plaçant  leur  inamovibilité  sous  la  sauvegarde 
de  leur  science,  et  ne  s'occupant  que  de  l'application  du  droit  en 
demeurant  supérieurs  à  tous  les  partis.  Ce  double  spectacle  frappe 
en  Amérique  tous  ceux  qui  pensent  ;  il  ne  doit  pas  être  perdu  pour 
les  sociétés  aux  prises  avec  les  périls  d'une  démocratie  qui  ne  con- 
naît ni  bornes  ni  obstacles. 

II. 

L'organisation  judiciaire  de  la  Suisse  est  peu  connue,  parce 
qu'elle  varie  suivant  les  cantons.  Sa  diversité  décourage,  et  on  re- 
cule devant  la  longueur  d'une  étude  qui  ne  paraît  pas  en  rapport 
avec  l'exiguïté  des  territoires  affectés  à  chaque  juridiction.  Puis,  en 
France,  que  d'esprits  légers  qui,  enflés  par  le  spectacle  de  notre 
colossale  unité,  considèrent  avec  quelque  dédain  les  petites  na- 
tions! Pourtant,  dans  la  conduite  et  le  gouvernement  des  hommes, 
il  n'y  a  ni  petits  peuples  ni  petits  problèmes  :  partout  où  se  déve- 
loppe une  institution  fécondée  par  l'action  de  volontés  libres,  il  y 
a  une  leçon  à  recueillir. 

La  première  surprise  d'un  Français  est  de  voir  la  justice  aban- 
donnée en  ce  pays  à  la  législation  cantonale.  Les  Suisses  pensent 
que,  s'il  est  indispensable  de  soumettre  à  un  commandement  et  à 
une  impulsion  uniques  l'armée,  les  travaux  publics,  le  commerce 
et  les  chemins  de  fer,  la  fonction  de  juge  s'accommode  fort  bien  de 
la  diversité.  Dans  le  reste  de  l'Europe,  la  justice  est  venue  du  roi. 
En  Suisse,  elle  est  issue  de  l'arbitrage.  Elle  émane  donc  des  ci- 
toyens, et  ce  n'est  pas  le  signe  et  l'instrument  de  l'unité  nationale. 
De  ce  principe  différent  découle  tout  ce  qui  va  suivre.  Les  Suisses 
se  préoccupent  moins  d'une  bonne  justice  que  d'une  justice,  qui 
satisfasse  les  parties;  suivant  eux,  la  confiance  inspirée  au  justi- 
ciable est  la  première  qualité  du  magistrat.  Où  nous  cherchons  des 
garanties  dans  les  règles  législatives  uniformes,  ils  les  font  reposer 
tout  entières  sur  l'assentiment  commun  des  habitans  du  canton 
dont  les  juges  doivent  régler  les  intérêts.  Aussi,  à  tous  les  degrés,  le 
peuple  a-t-il  foi  en  ses  juges. 

Cette  confiance  est  en  partie  fondée  sur  l'ancienneté  des  institu- 
tions locales.  Chaque  canton  est  attaché  à  son  système  judiciaire, 


LA   RÉFORME   JDDICIAIRE.  129 

parce  qu'il  en  retrouve  soit  les  lignes  générales,  soit  tel  trait  par- 
ticulier dans  sa  plus  lointaine  histoire.  Aussi  l'esprit  centralisateur 
qui  s'agite  dans  la  confédération,  comme  en  toute  l'Europe,  n'a- 
t-il  pas  encore  osé  s'attaquer  à  la  justice  cantonale.  Il  l'a  laissée 
intacte,  en  se  bornant  à  instituer  un  tribunal  fédéral  pour  les 
affaires  politiques  et  pour  les  procès  intéressant  divers  cantons 
dont  aucun  ne  pourrait  être  juge  en  sa  propre  cause. 

Nous  ne  pouvons  ici  parler  séparément  du  système  suivi  dans 
les  vingt -deux  cantons.  Il  faut  nous  contenter  d'indiquer  les 
traits  généraux.  A  première  vue  l'organisation  judiciaire  de  la 
Suisse  a  une  certaine  analogie  avec  la  nôtre  :  au  centre  du  canton, 
un  tribunal  de  cassation,  puis  une  juridiction  d'appel,  plusieurs 
tribunaux  de  première  instance  parsemés  dans  les  petites  villes, 
enfin  au-dessous,  répandus  dans  les  bourgades  rurales,  des  juges 
de  paix;  tous  ces  noms  répondent  à  nos  idées  françaises.  11  est 
vrai  que  ces  juridictions  sont  resserrées  dans  des  limites  territo- 
riales dont  nous  n'avons  pas  d'exemple  :  un  tribunal  de  cassation 
pour  un  canton  de  100,000  âmes,  un  tribunal  de  première  instance 
pour  7  à  10,000  habitans,  un  juge  de  paix  pour  1,200.  choquent 
nos  habitudes. 

La  démocratie  suisse  ne  s'accommode  pas  seulement  de  ce  ré- 
gime :  elle  y  tient  fortement.  Elle  y  voit  la  conservation  d'anciennes 
coutumes  auxquelles  les  plus  humbles  sont  attachés,  et  surtout 
l'application  de  ce  système  de  morcellement  qui  rapproche  chaque 
habitant  du  pouvoir,  le  fait  participer  aux  affaires  publiques,  l'as- 
socie à  la  justice,  d'aussi  près  que  dans  nos  campagnes  il  est  asso- 
cié à  l'administration  municipale  et  l'élève  jusqu'aux  intérêts  géné- 
raux en  lui  donnant  souvent  la  charge  des  intérêts  particuliers. 

Au  premier  degré  de  l'échelle  judiciaire  se  trouve  le  juge  de  paix, 
dont  le  rôle  diffère  suivant  les  cantons;  tantôt  juge  comme  en 
France,  tantôt  n'ayant  aucune  attribution  judiciaire,  et  chargé  seu- 
lement d'éteindre  les  querelles.  Alors  il  change  de  nom  et,  sous  le 
titre  de  conciliateur,  il  en  remplit  la  mission  officieuse,  sans  qu'elle 
l'empêche  d'exercer  une  fonction  judiciaire  plus  élevée  :  souvent  le 
conciliateur  dans  sa  commune  est  juge  de  première  instance  dans 
son  district. 

Dans  une  nation  où  un  canton  est  un  état  indépendant,  il  est 
naturel  que  les  moindres  agglomérations  tiennent  à  jouer  un  rôle  : 
chaque  village  veut  posséder  sa  justice  de  paix,  chaque  bourg  son 
tribunal  en  plein  exercice.  Genève  et  Bâle  sont  les  seules  villes 
qui  par  leur  importance  aient  absorbé  tout  le  canton.  On  sait  le 
mot  de  Voltaire  disant  que,  lorsqu'il  secouait  sa  perruque,  il  poudrait 
toute   la  république.  Il  est  aisé  de  comprendre  que  plusieurs  tri- 

TOMK  XLIII.  —  1881.  9 


130  BEVUE  DES  DEUX  MONDES, 

bunaux  ne  se  soient  pas  maintenus  sur  de  si  petits  territoires,  aux 
portes  d'une  ville  dont  ils  devenaient  les  faubrturgs.  Tartout  ail- 
leurs, les  cantons  sont  divisés  en  de  nombreux  districts  judiciaires 
possédant  chacun  un  tribunal.  Les  Vaudois  en  ont  dix-neuf;  pour 
une  population  très  inférieure  (136,000),  Lucerne  en  a  autant.  Les 
projets  de  réduction  présentés  en  ces  dernières  années  sont  venus 
se  heurter  contre  un  attachement  invincible  aux  justices  locales.  Si 
on  enlevait  un  tribunal  à  une  petite  ville,  les  Suisses  croiraient 
qu'on  leur  arrache  le  signe  extérieur  de  leur  indépendance.  Les 
habitans  de  la  ville  dépouillée  de  son  tribunal  se  trouveraient 
aussi  humiliés  que  si,  en  France,  une  de  nos  communes  rurales 
devait  dépendre,  pour  la  gestion  de  ses  intérêts,  du  conseil  munici- 
pal élu  par  la  commune  voisine. 

Aussi,  justice  locale  morcelée,  faisant  partie  des  coutumes  de 
chaque  ville,  voilà  ce  que  l'on  trouve  dans  la  plus  grande  partie 
de  la  Suisse.  Partout,  la  justice  de  première  instance  est  rendue 
par  trois  juges  :  tantôt  ils  appartiennent  au  siège  comme  en 
France;  tantôt  le  président  seul  y  est  attaché,  les  deux  présidens 
des  sièges  les  plus  voisins  lui  servant  d'assesseurs.  Ce  système,  en 
usage  dans  le  canton  de  Neuchâtel,  donne  d'excellens  résultats. 
Aux  justiciables  il  offre  les  mêmes  garanties  sans  accroître  inutile- 
ment le  nombre  des  magistrats. 

A  ne  considérer  que  la  nature  des  institutions,  il  semble  que  le 
jury  civil  eût  du  pénétrer  et  s'acclimater  en  Suisse;  on  le  cherche- 
rait en  vain,  d'où  il  ressort  que  les  jurés  ne  sont  pas  les  juges 
nécessaires  dans  toute  démocratie.  Quand  les  magistrats  issus  d'une 
délégation  supérieure  sont  nommés  par  la  puissance  executive,  le 
peuple  réclame  sa  part  dans  l'administration  de  la  justice  et  veut 
placer  des  jurés  auprès  des  juges  pour  contre-bal  ancer  leur  pouvoir. 
Lorsqu'au  contraire  les  magistrats  sortent  de  la  nation  et  en  dépen- 
dent, le  peuple,  qui  contrôle  à  tout  instant  la  justice,  se  repose  sur 
eux  d'une  fonction  qui  viendrait  accroître  sans  profit  ses  charges. 
Certains  cantons  possèdent  le  jury  criminel,  même  le  jury  correc- 
tionnel et  les  conservent,  d'autres  se  contentent  de  leurs  juges  ordi- 
naires et  tiennent  les  jurés  pour  inutiles. 

En  Suisse,  les  mngistrats  sont  mêlés  au  peuple  comme  des  jurés. 
Ils  en  émanent  et  rentrent  incessamment  dans  son  sein.  lien  résulte 
que  le  jury  ne  renconti^e  pas  chez  nos  voisins  l'admiration  que  leur 
ont  vouée  les  races  anglo-saxonnes.  Nulle  part  on  n'entendrait  un 
Suisse  qualifier  emphatiquement  le  jury,  comme  un  Anglais  ou  un 
Américain,  de  «  palladium  des  libertés  publiques.  »  Le  jury  n'a 
pas  sauvé  la  liberté  suisse.  Une  situation  spéciale  de  la  magistra- 
ture a  créé  en  ce  pays  et  sur  ce  point  des  idées  qui  n'ont  pas  cours 
dans  les  autres  démocraties. 


LA   RÉFORME  JUDICIAIRE.  131 

Un  Suisse  qui  parle  de  l'indépendance  judiciaire  veut  parler  de 
l'impartialité  des  juges,  non  de  leur  liberté  de  s'affranchir  entière- 
ment des  sentimens  du  peuple.  Quand  les  magistrats  se  font  exclu- 
sivement les  serviteurs  de  la  loi  contre  le  peuple,  on  change  la  loi. 
Genève  en  a  donné  un  frappant  exemple  :  on  y  avait  établi  le  juge 
unique.  Il  y  a  quelque  années,  on  se  mit  à  redouter  son  pouvoir  : 
lorsqu'on  chercha  un  contrôle,  le  peuple  ne  tourna  pas  les  yeux  vers 
le  jury,  mais  vers  les  assesseurs,  sortes  de  jurés  permanens  remplis- 
sant pendant  un  temps  limité  les  fonctions  de  juges,  sans  être  plus  ca- 
pables ni  beaucoup  plus  responsables  que  des  jurés,  ayant  par  rapport 
à  eux  cette  infériorité  de  demeurer  immobiles  en  une  place  où  ils 
risquent  de  représenter  bien  plus  les  passions  politiques  qui  les  ont 
choisis  que  le  fonds  commun  du  bon  sens  public.  Quand  le  juré 
devient  permanent,  c'est  signe  qu'il  perd  son  indépendance.  Or  un 
assesseur  n'est  qu'un  juré  permanent  :  il  n'a  pas  le  titre  déjuge  et 
il  en  exerce  les  fonctions;  il  n'a  fait  aucune  étude  spéciale, il  n'a  pas 
de  responsabilité,  il  est  le  délégué  du  peuple  auprès  de  l'homme 
instruit  qui  juge.  Par  la  nature  même  de  sa  mission,  il  est  condamné 
soit  h  opprimer  la  justice,  soit  à  être  annulé  par  le  magistrat.  On  dit 
qu'à  Genève  le  juge,  dont  les  assesseurs  devaient  corriger  la  rigueur, 
a  triomphé  de  leur  influence,  qu'habitué  aux  formes  de  la  procédure 
comme  aux  règles  de  la  loi,  il  n'a  pas  eu  de  peine  jusqu'ici  à  faire 
prévaloir  son  opinion.  Les  assesseurs  en  s' effaçant  ont  donc  bien 
mérité  de  la  justice;  mais  n'est-il  pas  à  craindre  qu'ils  sortent  de 
leur  abstention  le  jour  où  les  passions  de  la  place  publique  auront 
intérêt  à  étouffer  le  droit? 

A  côté  des  tribunaux  de  district  ou  de  première  instance,  il  existe 
dans  certaines  parties  de  la  Suisse  des  juridictions  spéciales  nées 
d'un  intérêt  particulier  ou  issues  d'une  antique  tradition.  Tels  sont 
à  Bâle  le  tribunal  des  orphelins,  le  tribunal  des  constructions  ;  à 
Neuchâtel,  les  tribunaux  d'arbitrage  industriel;  dans  d'autres  can- 
tons, les  tribunaux  de  commerce,  les  cours  réservées  aux  causes 
matrimoniales,  aux  affaires  de  tutelle.  —  Ces  institutions,  parallèles 
aux  tribunaux  de  première  instance,  n'altèrent  en  rien  l'unité  de 
l'organisation.  Lorsque  l'appel  est  ouvert,  tous  les  recours  sont 
portés  devant  le  tribunal  supérieur,  qui  est  le  même  pour  tous 
les  justiciables. 

Suivant  les  cantons,  le  tribunal  d'appel  porte  des  noms  différens  : 
cour  suprême  à  Berne;  cour  d'appel  et  de  cassation  à  Neuchâtel; 
cour  de  justice  civile  et  criminelle  à  Genève;  tribunal  d'appel  à 
Bâle;  c'est^en  réalité  et  partout  une  seule  et  même  institution,  à 
laquelle  les  Vaudois  ont  donné  sa  véritable  dénomination  en  le 
nommant  simplement  tribunal  cantonal.  Chargé  d'exercer  une  sur- 
veillance constante  sur  l'administration  de  la  justice,  de  vider  en 


132  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

dernier  ressort  les  appels,  de  connaître  des  recours  en  cas  de  vio- 
lation du  droit,  ce  tribunal  est  investi  dans  la  plus  grande  partie  de 
la  Suisse  des  attributions  d'une  cour  de  cassation.  Cette  juridiction 
réunit  les  attributions  d'une  cour  supérieure  et  d'une  cour  régula- 
trice et  constitue  la  plus  haute  expression  de  la  justice  dans  chaque 
canton. 

Dans  une  confédération,  il  ne  suffît  pas  que  chaque  territoire  ait 
organisé  dans  son  sein  une  hiérarchie  judiciaire  complète  pour 
que  la  justice  soit  également  garantie  à  tous.  Une  autorité  légale 
supérieure  aux  cantons,  nous  l'avons  remarqué  en  étudiant  les  États- 
Unis,  peut  seule  mettre  fin  aux  débats  entre  confédérés  des  divers 
territoires.  Tel  est  le  point  de  départ  du  tribunal  fédéral  réorganisé 
en  187/i  et  régissant  les  intérêts  mixtes. 

A  l'origine  de  la  confédération  et  pendant  cinq  siècles,  tous  les 
différends  entre  les  confédérés  étaient  soumis  à  une  justice  arbi- 
trale. «  Les  alliances  »  qui  étaient  la  base  du  droit  public  et  réglaient 
les  rapports  des  cantons,  contenaient  une  promesse  de  déférer  les 
contestations  à  des  arbitres.  En  vigueur  jusqu'à  la  révolution  fran- 
çaise, ce  système  fut  écarté  pendant  la  période  unitaire  pour  repa- 
raître en  1815.  Mais  le  nombre  des  questions  mixtes  augmentait 
avec  les  relations  mutelles  ;  l'arbitrage  permanent  donna  naissance 
au  juge  en  titre,  et,  en  ISZiS,  du  consentement  de  tous  les  cantons, 
le  tribunal  fédéral  fut  constitué.  Composé  de  onze  juges  et  de  onze 
suppléans,  afin  que  chaque  fraction  de  la  confédération  fût  repré- 
sentée, le  tribunal  fédéral  connaissait  des  litiges  entre  cantons,  des 
débats  entre  un  canton  et  le  pouvoir  central,  mais  les  affaires  poli- 
tiques et  celles  engageant  une  question  de  droit  public  étaient  réser- 
vées à  l'assemblée  fédérale.  On  soumettait  de  la  sorte  à  une  autorité 
purement  politique  les  matières  mixtes  et  on  les  livrait  aux  intérêts 
de  parti  qui  altèrent  trop  souvent  la  notion  du  droit  :  c'était  com- 
promettre gravement  la  justice.  Des  protestations  s'élevèrent  de 
toutes  parts  :  les  esprits  sages  s'accordèrent  à  demander  qu'il  n'y 
eût  plus  en  Suisse  de  décisions  qui  pussent  échapper  à  l'empire  du 
droit  et  que  désormais  l'autorité  judiciaire  connût  de  toutes  les 
violations  de  la  loi. 

En  187Zi,  le  tribunal  fédéral  conquit  enfin  ce  terrain,  qui  est  son 
domaine  naturel,  aux  applaudisseraens  du  peuple,  dont  la  liberté  se 
trouva  dès  lors  placée  sous  la  protection  de  la  justice  :  conflits  de 
compétence  entre  les  autorités  fédérales  et  les  autorités  cantonales, 
différends  entre  cantons,  réclamations  des  citoyens  pour  violation 
des  droits  qui  leur  sont  garantis  soit  par  la  législation  fédérale, 
soit  par  la  constitution  de  leurs  cantons  :  telles  sont  les  attributions 
principales  de  cette  cour  suprême  qui  est  juge  de  sa  propre  com- 


LA.   RÉFORME  JUDICIAIRE,  133 

pétence  et  qui  embrasse,  par  conséquent,  dans  son  domaine  exclu- 
sif, l'ensemble  du  droit  fédéral. 

Le  tribunal  fédéral  siège  à  Lausanne.  On  a  voulu  qu'il  délibérât 
loin  de  Berne,  où  se  tiennent  les  chambres  et  où  s'agitent  les  in- 
fluences politiques.  Il  est  composé  de  neuf  juges  et  de  neuf  sup- 
pléans,  élus  par  les  deux  chambres  réunies  en  assemblée  fédérale. 
La  durée  des  fonctions  est  de  six  années.  Il  vient  d'achever 
la  première  période  de  son  existence,  et  cette  expérience,  d'un 
avis  unanime,  lui  a  été  favorable.  Sa  jurisprudence  a  été  sage 
et  ferme  :  elle  a  éclairé  certaines  parties  du  droit  public,  et  le 
pouvoir  exécutif  est  demeuré  indépendant  dans  son  action,  sans 
que,  pour  atteindre  ce  résultat,  nul  ait  pensé  à  paralyser  la  justice 
ou  à  la  dessaisir.  Les  Suisses  sont  satisfaits  de  leur  cour  suprême. 
Les  partisans  les  plus  déterminés  du  canton,  qui  ont  si  longtemps 
retardé  la  formation  de  ce  tribunal,  n'élèvent  pas  de  critiques,  et  si 
les  choix  de  l'assemblée  fédérale  continuent  à  se  porter  sur  des 
jurisconsultes  entourés  du  respect  de  tous,  s'ils  ne  se  détournent 
pas  pour  satisfaire  des  intérêts  de  parti  vers  des  hommes  engagés 
dans  les  luttes  politiques,  le  tribunal  fédéral  aura  franchi  victo- 
rieusement l'un  des  écueils  les  plus  redoutables  que  rencontre  son 
institution.  Toutefois  il  ne  faut  pas  se  le  dissimuler  :  l'élection  par 
la  législature  et  plus  encore  la  courte  durée  des  fonctions  en  demeu- 
reront les  vices  originels.  Il  est  à  craindre  que,  dans  l'avenir,  la 
perspective  de  l'expiration  des  pouvoirs  n'alfaiblisse,  aux  appro- 
ches du  terme,  l'indépendance  des  juges,  que  de  grandes  causes 
tenant  en  suspens  l'opmion  publique  ne  soient  volontairement  ajour- 
nées par  une  sorte  de  déni  de  justice  pour  ménager  les  membres  de 
l'assemblée  fédérale  et  obtenir  leurs  voix.  Ce  sont  là,  à  coup  sûr, 
des  hypothèses;  mais  la  forme  de  l'élection  autorise  ces  craintes, 
et  elles  deviendront  d'inévitables  réalités  quand  cette  juridiction 
sera  composée  d'hommes  moins  fermes  (1).  Tel  qu'il  fonctionne 
depuis  six  ans,  le  tribunal  fédéral  marque  un  progrès  dans  le  déve- 
loppement constitutionnel  de  la  Suisse  et  donne  un  organe  à  la 
justice  définitive,  qui  est  le  but  de  toute  société  et  l'impérieux  besoin 
d'une  démocratie. 

Le  mode  de  nomination  des  juges,  est,  on  le  sait,  le  problème 
le  plus  ardu  qui  s'impose  aux  peuples  libres.  Il  est  toutefois  un 
premier  principe  sur  lequel  nul  n'élève  de  contestations.  L'indépen- 
dance des  hommes  qui  sont  investis  de  la  mission  de  juger  est  la 
qualité  éminente  que  cherche  à  obtenir  toute  société  réglée.  Toutes 
les  nations  poursuivent  à  la  fois  la  solution  de  ce  problème  :  les  unes 

(1)  Le  7  décembre  1880,  tous  les  membres  du  tribunal  fédéral  viennent  d'être  réé- 
lus. Cet  hommage  à  des  magistrats  éminens  fait  le  plus  grand  hoDEeur  aux  corps 
politiques. 


134  REVDE   DES   DEUX   MONDES. 

confient  au  pouvoir  exécutif  la  nomination  des  magistrats;  les  au- 
tres préfèrent  la  donner  au  peuple  directement  ou  à  ses  manda- 
taires. Les  Suisses  sont  partisans  de  ce  dernier  système.  Pour  nous 
qui  avons  toujours  vu  le  pouvoir  exécutif  investir  les  juges,  la  sur- 
prise est  profonde  et  nous  nous  sentons  plein  de  défiance.  Exami- 
nons d'abord  comment  les  différentes  constitutions  helvétiques  ont 
appliqué  cette  méthode  ;  nous  aurons  soin  de  distinguer  les  résul- 
tats par  rapport  à  la  Suisse  et  la  valeur  réelle  du  système. 

Dans  quelques  petits  cantons,  le  peuple  gouverne  directement  ; 
la  population  est  assez  restreinte  pour  qu'une  assemblée  contienne 
tous  les  électeurs,  et  lorsqu'aux  premiers  jours  du  printemps  le 
voyageur  qui  descend  les  pentes  du  Saint-Golhard  voit  dans  la 
vallée  d'Uri  ou  d'Untervald  une  foule  pressée  autour  de  quelques 
hommes,  il  peut  se  dire  qu'en  ce  champ  de  mai  il  a  devant  les 
yeux  le  spectacle  unique,  dans  les  temps  modernes,  d'un  peuple 
réuni,  tout  entier,  pour  délibérer  sur  ses  propres  affaires,  écouter 
ses  chefs,  apprécier  leurs  actes,  et  renouveler  leurs  pouvoirs  ;  le 
jour  même  où  il  choisit  les  autorités  qui  régiront  pendant  l'année 
le  canton,  il  élit  ses  magistrats.  Mais  les  limites  étroites  du  terri- 
toire, le  nombre  restreint  des  habitans,  leurs  mœurs  pastorales 
les  rejettent  si  loin  de  notre  civilisation  qu'on  doit  regarder  cette 
application  de  la  démocratie  pure  comme  une  épave  du  passé  et 
non  comme  un  exemple  de  l'avenir.  Il  faut  sortir  des  gorges  sau- 
vages de  la  Reuss  pour  retrouver  avec  les  horizons  élargis  le  mou- 
vement commercial  et  industriel  qui  fait  la  prospérité  des  cités. 

Descendons  vers  Berne  et  Lucerne  :  nous  trouvons  les  juges  élus 
par  le  peuple,  non  en  assemblée  générale  comme  dans  les  petits 
cantons,  mais  par  un  scrutin  auquel  prennent  part  tous  les  élec- 
teurs habitant  depuis  plus  de  trois  mois  la  juridiction.  Le  système 
de  vote  est  le  même  pour  les  juges  de  paix  et  pour  la  formation  du 
tribunal  de  district;  seulement,  tandis  qu'à  Lucerne  le  président 
est  choisi  par  les  électeurs,  à  Berne,  le  pouvoir  législatif  le  désigne 
sur  la  présentation  séparée  de  la  cour  suprême  et  du  peuple,  ce 
qui  donne  aux  capacités  une  plus  grande  chance  de  parvenir.  La  cour 
suprême  n'est  pas  issue  de  k  même  source.  L'assemblée  poli- 
tique du  canton,  qui  porte  dans  presque  toute  la  Suisse  le  nom  de 
grand  conseil,  est  chargée  dénommer,  dans  la  plupart  des  cantons, 
les  magistrats  qui  composent  le  tribunal  supérieur.  C'est,  à  vrai 
dire,  une  élection  à  deux  degrés,  les  députés  directement  élus  deve- 
nant les  électeurs  des  juges. 

Ainsi,  suivant  l'importance  de  la  juridiction,, la  constitution  a 
eu  recours  à  l'élection  parle  suffrage  populaire  ou  par  les  députés. 

Plus  on  s'avance  vers  la  frontière  française  et  plus  devient  rare 
l'intervention  directe  du  peuple.  A  Neuchâtel,  les  juges  de  paix 


LA   BÉFORME  JUDICIAIRE.  135 

sont  encore  choisis  par  les  électeurs  locaux  ;  mais  les  autres  juri- 
dictions émanent  du  grand  conseil  et  sont  instituées  pour  trois  ans. 
A  Genève  et  à  Bcàle,  les  magistrats  de  tous  ordres  sont  élus  par  l'as- 
semblée politique. 

Dans  le  canton  de  Vaud,  l'organisation  est  plus  compliquée  :  elle 
mérite  quelques  détails.  Le  tribunal  cantonal  a  de  tout  temps  été 
choisi  par  le  grand  conseil.  Autrefois  le  pouvoir  exécutif,  issu  de 
l'assemblée  législative  et  portant  le  nom  de  conseil  d'état,  se  réu- 
nissait au  tribunal  supérieur  et  de  leur  délibération  commune  sor- 
tait le  choix  des  magistrats  du  canton.  Ce  mode  de  noniination,  qui 
est  encore  en  vigueur  à  Fribourg,  souleva  des  critiques  :  les  riches 
campagnards,  dont  l'influence  dominait  dans  le  grand  conseil,  for- 
mant à  la  fois  le  conseil  d'état  et  le  tribunal  cantonal,  étaient  maî- 
tres du  pouvoir  judiciaire.  Il  se  fit  un  mouvement  d'opinion  :  l'op- 
position promit  au  corps  électoral  de  lui  donner  l'élection  des 
magistrats.  Lorsqu'elle  eut  triomphé,  grand  fut  l'embarras,  nul  ne 
songeait  à  établir  l'élection  directe  comme  à  Berne  ou  à  Lucerne; 
on  s'arrêta  à  un  système  mixte,  en  donnnnt  au  peuple  la  formation 
de  listes  de  capacités  judiciaires  dressées  par  communes,  à  raison 
d'un  élu  pour  cent  âmes  d'habitans.  Sur  ces  listes  fort  longues,  ce 
n'est  pas  le  grand  conseil,  mais  le  tribunal  cantonal  qui  choisit,  dès 
qu'il  est  institué,  les  membres  des  tribunaux  et  les  juges  de  paix. 
Les  candidats  qui  ne  sont  pas  pourvus  d'une  charge  forment  la  liste 
annuelle  du  jury.  De  la  sorte,  l'action  du  pouvoir  politique  ne 
s'exerce  que  sur  le  choix  du  tribunal  supérieur,  et  le  peuple  prend 
part  à  la  nomination,  moins  par  une  désignation  directe  que  par 
l'exclusion  des  candidats  qui  n'ont  pas  sa  confiance.  D'ailleurs  des 
précautions  ont  été  prises  pour  prévenir  l'intolérance  de  la  majo- 
rité :  chaque  électeur  ne  peut  inscrire  sur  son  bulletin  que  la  moi- 
tié des  candidats  que  sa  commune  doit  nommer;  grâce  à  ce  système, 
dont  les  politiques  sourient  en  le  traitant  d'ingénieux,  la  minorité 
est  toujours  représentée  sur  la  liste  (1).  Nous  n'avons  pas  ouï  dire 
qu'une  omission  injuste  ou  passionnée  ait  été  signalée  depuis  treize 
ans. 

Ainsi,  dans  les  cantons  de  la  Suisse,  le  peuple  désigne  ses  ma- 
gistrats, soit  directement  dans  une  assemblée  générale,  soit  par 
voie  d'élection  au  premier  degré,  soit  encore  par  les  députés  qu'il 
nomme,  ou  enfin  en  excluant  ceux  qu'il  ne  veut  pas  pour  juges. 

La  première  objection  qui  vienne  à  l'esprit  d'un  Français  en  étu- 
diant cette  organisation,  c'est  la  confusion  qui  semble  inévitable 
entre  la  justice  et  les  passions  pohtiques.  Des  trois  pouvoirs  qui 

(1)  Pour  être  nommé,  un  candidat  doit  avoir  obtenu  le  quart  des  voix  exprimées. 
Celui  qui  ne  réunit  pas  ce  chiffre  est  si  évidemment  impopulaire  que  nul  ne  peut  re- 
gretter qu'il  ne  soit  pas  magistrat. 


136  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

pourvoient  en  Suisse  aux  nominations,  le  tribunal  cantonal  seul  le 
rassure,  l'assemblée  politique  l'inquiète,  le  peuple  l'alarme.  Les 
Suisses  n'éprouvent  pas  au  même  degré  ces  craintes.  Ils  ont  grande 
confiance  dans  le  bon  sens  des  électeurs  :  à  ceux  qui  seraient  tentés 
de  douter  ils  montrent  leurs  magistrats.  Voyons -les  donc  avec  eux 
et  commençons  par  ceux  de  Berne,  de  Zurich  et  de  Lucerne,  élus 
directement  par  le  peuple. 

Les  juges  de  paix  sont  des  paysans  choisis  parmi  les  notables  de 
la  commune.  C'est  le  plus  souvent  un  homme  âgé  qui  a  montré 
du  bon  sens  dans  la  conduite  de  ses  affaires  et  qui  a  iaspiré  con- 
fiance à  ses  concitoyens.  11  prend  au  sérieux  son  rôle  de  conci- 
liation et  se  fait  écouter  autour  de  lui.  Le  juge  de  première  instance 
devrait  être  un  juriste,  mais  on  estime  que  la  moitié  seulement  des 
places  est  rempliepar  des  hommes  ayant  fait  des  études  juridiques: 
le  reste  est  composé  de  juges  de  paix  dont  l'expérience  a  été  la 
seule  préparation,  de  notaires  ou  d'avocats  versés  dans  la  pratique, 
de  simples  citoyens  dont  l'esprit  judicieux  a  inspiré  confiance  dans 
le  district.  Les  Suisses  assurent  que,  dans  la  plupart  des  cantons, 
ils  ne  se  laissent  pas  guider  en  nommant  les  magistrats  par  l'esprit 
dî  parti  et  qu'à  peu  de  jours  d'intervalle,  le  vote  étant  ouvert  pour 
l'élection  d'un  député  et  pour  le  choix  d'un  juge,  les  électeurs,  lors 
du  second  scrutin,  savent  repousser  les  suggestions  de  la  politique. 

Dans  les  cantons  où  la  lutte  des  partis  atteint  un  certain  degré 
de  violence,  on  ne  dissimule  pas  que  les  dernières  élections  judi- 
ciaires ont  été  purement  politiques.  Dans  les  procès  où  pouvaient 
reparaître  les  griefs  du  candidat,  on  a  vu  la  justice  s'éclipser  pour 
faire  place  à  la  rancune  ;  toutefois  les  partis  vaincus  reconnaissent, 
non  sans  surprise,  que  les  procès  civils  ne  souffrent  pas  jusqu'ici 
d'un  état  de  choses  qui  alarme  bien  plus  les  penseurs  que  la  foule 
des  citoyens.  Du  moment  où  les  électeurs  sont  investis  du  droit 
d'élire  leurs  juges,  l'entraînement  est  d'ailleurs  invincible.  On  nous 
a  cité  un  district  où  les  élections  judiciaires  n'avaient  jamais  été 
politiques  :  une  transaction,  qui  avait  eu  lieu  d'ancienne  date  entre 
les  partis,  était  fidèlement  observée;  mais  en  1875  les  élections  de 
députés  avaient  été  chaudement  disputées;  les  deux  partis  se  balan- 
çaient presque  exactement.  Deux  ans  plus  tard,  il  fallait  nommer 
les  juges.  Chacun  était  impatient  de  savoir  si  l'un  des  partis  avait 
fait  des  progrès.  On  n'écouta  que  l'intérêt  politique,  et  de  l'urne 
sortit  pour  la  première  fois  un  tribunal  n'appartenant  qu'aune  seule 
opinion.  Les  Suisses  assurent  que  ces  faits  sont  très  rares,  et  ils 
aiment  à  citer  de  nombreux  districts  où,  la  direction  des  affaires 
étantpassée  des  libéraux  aux  radicaux,  le  magistrat  libéral  fut  con- 
firmé dans  son  mandat  à  une  grande  majorité,  nonobstant  le  revi- 
rement politique. 


LA    RÉFORME   JUDICIAIRE.  137 

Malgré  ces  symptômes  contradictoires,  malgré  ces  injustices  du 
scrutin  qui  ne  sont  que  de  rares  mais  significatives  exceptions,  les 
Suisses  assurent  que,  du  sulîrage  populaire  émane,  dans  la  plupart 
des  cantons,  un  corps  d'hommes  remplissant  sullisamment  leur 
tâche,  quelques-uns  d'une  valeur  réelle,  le  plus  grand  nombre 
d'un  niveau  médiocre,  mais  échappant  partout  à  la  corruption. 
Aussi  la  réélection  des  juges,  lors((u'est  expiré  leur  mandat,  est- 
elle  entrée  dans  les  mœurs  de  la  Suisse  :  à  Zurich,  à  Berne  et  à 
Lucerne,  on  assure  qu'il  faudrait  un  démérite  llagrant  pour  qu'un 
juge  ne  fût  pas  maintenu  en  charge. 

Dans  les  cantons  où  le  grand  conseil  fait  les  choix,  nous  avons 
trouvé  les  jiigemens  les  plus  contraires  sur  la  valeur  des  hommes; 
mais  il  parait  certain  que  le  jeu  des  partis  dans  l'assemblée  poli- 
tique, plus  vif  en  un  champ  plus  étroit,  exerce  une  influence  trop 
grande  sur  le  choix  des  juges.  On  cite,  il  est  vrai,  quelques  traits 
de  la  sagesse  des  grands  conseils  :  à  Zurich,  après  l'évolution 
démocratique  de  1809,  les  radicaux  n'ont  pas  songé  un  instant  à 
priver  les  libéraux  de  la  moitié  des  sièges  qu'ils  occupaient  de  lon- 
gue date  dans  le  tribunal  cantonal.  A  Bâle,  un  président,  appartenant 
au  parti  conservateur,  était  mort  récemment  après  trente-quatre 
années  de  fonctions  durant  lesquelles  la  uiajoriié  du  grand  conseil 
élait  radicale.  A  Lausanne,  les  radicaux  disposaient  d'une  majo- 
rité formidable  :  ils  avaient,  l'année  précédente,  composé  le  conseil 
d'état  à  leur  gré;  ils  se  proposaient  de  renouveler  entièrement  le 
tribunal  cantonal,  lorsqu'au  jour  du  scrutin  une  opinion  moyenne, 
dont  ils  ne  soupçonnaient  pas  la  puissance,  a  maintenu  en  charge 
les  magistrats  conservateurs.  xMais  quoi  qu'en  puissent  dire  les  plus 
saiislaits,  ces  exemples  sont  rares  :  le  soin  avec  lequel  on  les  cite 
révèle  une  exception.  Trop  souvent  les  tribunaux  reçoivent,  comme 
en  un  asile,  les  candidats  malheureux  du  parti  vainqueur. 

Dans  plusieurs  cantons,  les  magisirats  peuvent  être  députés,  et 
le  cumul  achève  de  mêler  la  politique  et  la  justice,  il  y  a  des  can- 
tons où  plus  de  la  moitié  des  présidons  de  districts  siège  au  grand 
conseil.  Les  esprits  sages  déplorent  une  telle  confusion  ;  mais  elle 
se  retrouve  à  tous  les  degrés  :  en  certains  districts,  il  n'y  a  presque 
pas  déjuges  qui  ne  soient  maires  de  leur  commune  ;  la  loi  n'interdit 
aux  maires  que  les  fonctions  de  président.  Ce  rapprochement 
d'attributions  ne  choque  pas  les  Suisses  ;  il  faut  trouver  la  raison 
de  ce  fait  dans  leur  histoire,  où  le  pouvoir  municipal  et  le  pouvoir 
judiciaire  ont  toujours  été  si  intimement  mêlés. 

il  n'y  ap;iS  une  juridiction,  quelqu'élevée  qu'elle  soit,  qui  échappe 
en  Suisse  à  ce  contact  de  la  politique.  Le  tribunal  fédéral,  dont  les 
juristes  louent  la  jurisprudence  et  dont  la  confédération  apprécie 
la  sagesse,  n'évite  pas  cet  écueil  :  issu  du  vote  des  deux  chambres 


138  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

réunies  tous  les  six  ans  en  un  congrès  pour  le  nommer,  il  a  été 
constitué  à  la  suite  d'un  accord  des  partis.  Qui  pourrait  en  faire  un 
grief  spécial  aux  Suisses  ?  N'est-ce  pas  ainsi  que  notre  conseil 
d'État  a  été  formé  en  1872?  La  lutte  des  partis  a-t-elle  respecté  la 
magistrature  administrative  qu'il  s'agissait  de  constituer?  C'est  le 
sort  commun  des  institutions  et  des  hommes  qui  les  composent  de 
porter  la  trace  de  leur  origine.  Il  reste  à  savoir  laquelle  s'efface  le 
plus  vite  de  la  marque  apposée  par  une  assemblée  politique  ou  par 
un  seul  homme  issu  lui-même  de  la  politique,  ministre  pour  quel- 
ques jours,  et  dont  la  responsabilité  individuelle  est  non  moins 
illusoire  que  la  responsabilité  collective  d'une  assemblée.  Ce  qui 
estvérifié  par  l'expérience,  c'est  que  l'empreinte,  dans  l'un  et  l'autre 
cas,  ne  disparaît  que  si  le  magistrat  est  permanent  et  inamovible. 

Il  est  vrai  que  certaines  constitutions  cantonales  ont  cherché 
à  écarter  de  l'organisation  judiciaire  l'influence  fatale  de  la  poli- 
tique. Quelques  cantons,  pour  éviter  le  contre-coup  direct  des 
passions  populaires,  ont  ajourné  les  élections  judiciaires  à  la 
deuxième  année  qui  suit  l'élection  de  la  législature.  Aussitôt  après 
la  formation  de  l'assemblée  poUtique,  les  députés  emploient  leur 
première  ardeur  à  la  formation  du  pouvoir  exécutif  ;  puis,  l'année 
suivante,  quand  le  feu  des  élections  est  éteint,  le  grand  conseil 
procède  à  l'élection  des  magistrats.  Chacun  des  partis  présente  sa 
liste  :  au  premier  tour,  on  mesure  ses  forces,  en  ne  portant  que  des 
amis;  puis,  avant  le  second  tour,  on  transige  sur  quelques  noms, 
et  grâce  à  cet  accord,  le  tribunal  contient  deux  ou  trois  juges  por- 
tés par  la  minorité.  A  Lucerne,  on  a  mis  un  intervalle  de  deux 
années  entre  les  élections  judiciaires  et  les  élections  de  députés 
pour  laisser  les  ardeurs  se  refroidir,  mais  c'est  une  vaine  précau- 
tion :  elles  se  raniment  à  l'approche  du  scrutin,  et  le  candidat,  le 
voulût-il,  serait  impuissant  à  empêcher  les  brigues  qui  naissent  de 
la  compétition  des  partis. 

Si  l'inamovibilité  existait  en  Suisse,  la  nomination  par  les 
grands  conseils,  telle  qu'elle  y  est  pratiquée,  perdrait  quelques-uns 
de  ses  dangers.  Mais  le  magistrat  qui  est  le  produit  d'une  élection 
politique  ne  peut  oublier  un  seul  jour  la  source  de  ses  pouvoirs  : 
il  pense  qu'au  bout  de  peu  d'années  son  mandat  devra  être  renou- 
velé; il  s'en  inquiète,  il  lui  est  impossible  de  ne  pas  songer  aux 
députés  dont  il  dépend,  au  peuple  dont  la  défaveur  peut  marquer 
le  terme  de  ses  fonctions.  Certains  cantons  ont  cherché  à  res- 
treindre cette  pernicieuse  préoccupation  du  juge,  en  prolongeant 
la  durée  de  son  mandat.  A  Bâle,  il  est  de  neuf  ans,  et  tous  les  trois 
ans  un  tiers  du  tribunal  est  soumis  à  la  réélection.  A  Berne,  les 
fonctions  de  la  cour  suprême  durent  huit  années,  les  élections  d'une 
moitié  des  juges  ayant  lieu  tous  les  quatre  ans.  Dans  la  plupart  des 


lpl  réforme  judiciaire.  139 

autres  cantons,  le  terme  est  t!e  quatre  années  et  coïncide  avec  la 
rééleclion  du  grand  conseil.  A  Neuchâtei,où  les  députés  sont  élus 
tous  les  trois  ans,  le  mandat  des  juges  est  restreint  à  ce  terme. 
A  Genève,  où  le  grand  conseil  n'est  élu  que  pour  deux  ans,  on  a 
reculé  devant  une  durée  aussi  courte,  et  une  seule  législature  sur 
deux  est  investie  du  soin  de  renouveler  les  corps  judiciaires.  Les 
Suisses  sentent  eux-mêmes  combien  est  vicieuse  une  si  fréquente 
réélection.  Aussi  nous  n'avons  trouvé  ni  un  jurisconsulte,  ni  un 
houime  politique  qui  demandât  de  transférer  la  nomination  des 
juges  au  pouvoir  exécutif,  tandis  que  nous  en  avons  rencontré 
plusieurs  qui  n'hésitaient  pas  à  regretter  l'inamovibilité.  Ils  pren- 
nent patience  en  montrant  comment  les  mœurs  sont  parvenues  à 
corriger  la  loi.. Les  magistrats  qui  exercent  avec  un  mérite  reconnu 
depuis  vingt-cinq  et  trente  ans,  ne  sont  pas  rares  en  Suisse.  Il  est 
peu  de  villes  où  on  ne  soit  fier  de  les  citer.  A  côté  de  la  durée 
légale  des  fonctions,  ([ui  est  d'une  brièveté  dérisoire,  il  faut  donc 
placer  le  fait  qui  atténue  la  rigueur  de  la  loi. 

Malheureusement  pour  le  juge,  sa  position  est  doublement  pré- 
caire :  non-seulement  il  est  exposé  à  perdre  la  faveur  du  peuple, 
mais  son  traitement  suffit  à  peine.  Sans  parler  des  cantons  où  les 
vacations  rémunèrent  le  juge,  système  qui  compromet  la  justice  et 
fait  soupçonner  le  magistrat,  dans  la  plus  grande  partie  de  la  Suisse 
où  sont  établis  les  traitemens  fixes,  leur  médiocrité  est  l'objet  des 
plaintes  les  plus  vives.  La  question  budgétaire,  que  les  contribua- 
bles discutent  avec  ardeur,  ne  nous  intéresse  pas;  ce  qui  nous  im- 
porte, ce  sont  les  conséquences  de  ce  qui  existe  :  or,  dans  les  dis- 
tricts où  le  nombre  des  affaires  est  considérable,  où  les  tribunaux 
absorbent  entièrement  le  temps  des  juges,  on  arrive  difficilement 
à  déterminer  un  candidat  à  accepter  une  charge.  On  parle  de  tri- 
bunaux d'une  importance  considérable  dans  lesquels  une  place  est 
vacante  depuis  quelques  mois,  sans  qu'on  puisse  trouver  un  titu- 
laire. Les  Suisses  seront  obligés  d'élever  les  traitemens  et  d'ac- 
croître la  durée  des  fonctions,  s'ils  ne  veulent  assister  au  déclin 
de  leur  justice.  Dans  les  gouvernemens  aristocratiques,  les  juges, 
appartenant  à  la  classe  riche,  peuvent  être  indifférens  au  profit  de 
leur  charge  ;  en  Suisse,  le  peuple  se  défie  de  la  fortune  :  il  aime  à 
prendre  ses  candidats  dans  une  position  subalterne.  Il  en  résulte 
un  dilemme  :  ou  il  choisit  les  hommes  d'une  intelligence  recon- 
nue, et  il  leur  faut  un  rare  esprit  de  sacrifice  pour  renoncer  à 
acquérir  la  fortune  .grâce  à, une  fonction  lucrative;  ou  le  peuple 
est  amené  à  prendre  des  hommes  ignorans  qui  se  résignent  à  accep- 
ter un  traitement  au  niveau  de  leur  médiocrité. 

Un  autre  danger  de  l'élection,  c'est  d'ouvrir  aux  juges  la  voie 
des  ambitions  politiques.  Il  n'est  rien  de  plus  fréquent  que  d'en- 


1^0  BEVDE    DES    DEDX   MONDES. 

tendre  dire  en  Suisse,  d'un  homme  arrivé  au  conseil  national,  sié- 
geant au  conseil  des  états  ou  faisant  même  partie  du  conseil  fédé- 
ral :  «  Il  a  commencé  sa  vie  politique,  il  y  a  vingt  ans,  en  entrant 
au  tribunal  de  tel  district.  »  Une  première  élection  met  en  évi- 
dence, et  le  tribunal  sert  de  marchepied  au  candidat.  Si  son  mé- 
rite éclate,  s'Usait  acquérir  la  confiance  publique,  il  entre  au  grand 
conseil  du  canton  et  sa  fortune  politique  est  commencée. 

C'est  à  la  fois  la  faiblesse  et  la  force  des  démocraties  que  toutes 
les  fonctions  de  la  cité  soient  rattachées  et  pour  ainsi  dire  confon- 
dues dans  une  hiérarchie  commune  par  des  liens  étroits.  Il  est  très 
bon  que  le  député  ait  été  juge  ;  il  est  très  périlleux  que  le  juge 
aspire  à  être  nommé  député.  Peu  de  Suisses  comprennent  ce  dan- 
ger. Chaque  tribunal  contient  donc   un   certain  nombre  d'hommes 
jeunes  qui  ont  fait  des  études  de  droit,  qui  ont  le  titre  et  le  mé- 
rite de  juristes  et  qui  espèrent  entrer  dans  les  conseils  politiques. 
A  côté  d'eux  siègent  des  praticiens   qui  ont  appris  les  affaires  en 
exerçant  les  fonctions  de  notaires  ou  de  greffiers  ;  les  autres  sont 
des  gens  étrangers  au  droit,  doués  d'un  certain  bon  sens,  et  parmi 
lesquels  il  arrive  qu'on   rencontre  de   véritables  jurisconsultes. 
Neuchâtel  possède  un  président  qui  n'avait  fait  aucune  étude  juri- 
dique :  c'était  un  ancien  fabricant  d'horlogerie,  un  des  industriels 
les  plus  considérés  du  pays.  Au  retour  d'un  séjour  en  Amérique,  il 
fut  mis  à  la  tête  du  tribunal  et  devint  un  président  remarquable; 
ces  exceptions  sont  citées  avec  complaisance,  mais  elles  n'excusent 
pas  les  préjugés  populaires  qui  font  de  la  science  une  cause  de  dé- 
faveur. Il  est  des  cantons  où  le  titre  de  docteur  en  droit  compromet 
le  candidat,  au  lieu  de  le  servir.  Le  peuple  cherche  sincèrement 
des  juges  intègres,  mais  se  défie  des  savans.  11  se  demande  volon- 
tiers pourquoi  il  choisirait  des  gens  qui  en  sauraient  plus  que  lui  ; 
entre  des  candidats  de  science  inégale,    il  préfère   des  hommes 
sortis  de  son  sein  :  l'électeur  se  plaît  toujours  à  choisir  ses  pareils. 
De  cette  tendance  commune  au  peuple  en  tous  les  pays,  il  ré- 
sulte en  Suisse  un  abaissement  du  niveau  judiciaire.  Moins  sen- 
sible en  certains  districts,  rt^levée  par  des  exceptions  brillantes, 
cette  médiocrité  se  rencontre  dans  les  tribunaux  de  premier  degré 
bien  plus  que  dans  les  tribunaux  supérieurs  du  canton.  Elle  porte 
plus  souvent  sur  les  mœurs  que  sur  l'esprit  :  nous  ne  voulons  pas 
parler  de  la  corruption  des  mœurs  presque  inconnue  dans  ce  pays, 
mais   d'une  certaine  vulgarité  de  manières  qui   plaît    à  la  démo- 
cratie. Il  n'est  pas  à  Paris  un  praticien  élevé  dans  la  fréquentation 
du  palais  de  justice  qui  n'ait  été  nourri  des  bons  mots  un  peu  vul- 
gaires de  tel  président  jugeant  à  propos  d'égayer  de  réflexions 
piquantes  les  aridités  de  la  procédure.  Les  vrais  magistrats  souf- 
fraient de  ces  plaisanteried,  qui  faisaient  la  joie  des  clercs.  Nous 


LA   RÉFORME    JUDICIAIRE,  141 

avons  retrouvé  en  Suisse  quelque  reflet  de  ce  type,  mélange  d'es- 
prit et  de  bon  sens  naturel,  donnant  à  rire  à  l'auditoire  et  deve- 
nant ainsi  populaire,  sans  rendre  pour  cela  une  mauvaise  justice. 
En  France,  il  est  rare  et  on  le  signale;  en  Suisse,  c'est  l'attitude 
de  bonhomie  simple  d'un  grand  nombre  de  présidens  inférieurs, 
associant  le  public  aux  débats  et  laissant  à  la  foule  cette  satisfac- 
tion qui  ressort  de  l'usage  visible  du  sens  commun. 

D'ailleurs,  en  Suisse,  on  méconnaîtrait  la  nature  des  institutions, 
en  voulant  ramener  les  tribunaux  à  un  modèle  uniforme.  Selon  que 
le  tribunal  siège  dans  une  commune  rurale  ou  dans  une  ville  indus- 
trielle, tout  difl'ère.  Dans  les  cantons  de  Vaud,  de  Fribourg,  de 
Berne  et  d'Argovie,  qui  ont  des  traits  communs  de  caractère  dus  à 
la  domination  des  puissans  seigneurs  de  Berne,  il  existe  une  classe 
de  paysans  qui  s'occupent  beaucoup  de  leurs  aftaires  privées  et  qui 
trouvent  du  temps  pour  les  aiFaires  publiques  :  ils  sont  à  la  fois 
maires,  juges  de  paix  ou  de  district,  surveillans  des  écoles,  con- 
seillers de  leur  église  :  ils  ne  sont  pas  juristes,  mais  ils  ont  du  bon 
sens  et  s'en  servent.  Tels  sont  les  hommes  qui,  réunis  à  quatre  ou 
cinq,  rendent  la  justice  dans  ces  grosses  bourgades  qu'on  voit  sus- 
pendues aux  flancs  de  la  montagne  ou  quelquefois  perchées  tout  en 
haut  d'un  monticule  avec  des  débris  de  remparts,  vestiges  de  leur 
puissance.  Autour  ou  au  pied  de  la  colline,  des  pâturages  couverts 
de  troupeaux  dont  ou  entend  résonner  les  innombrables  clochettes, 
attestent  la  richesse  d'un  territoire  consacré  à  l'élève  du  bétail. 
Gravissez  les  pentes,  pénétrez  par  ces  rues  étroites  au  travers  des 
maisons  entassées;  allez  jusqu'à  la  tour  carrée  de  l'église  qui  do- 
mine le  village,  et  en  face  vous  verrez  un  bâtiment  qui  sert  d'hôtel 
de  ville  dont  les  piliers  ou  les  balustres  ornés  de  sculptures  en 
bois  attestent  l'ancienneté.  C'est  là  que  siègent  chaque  semaine 
quatre  ou  cinq  paysans:  aucun  d'eux  n'est  juriste;  le  bon  sens  leur 
suflit.  S'il  se  présente  une  alfaire  délicate,  il  leur  arrivera  de  se 
tourner  vers  le  greffier,  personnage  considérable  dont  l'expérience, 
quelquefois  la  science,  est  d'un  précieux  secours  pour  les  tribu- 
naux inférieurs.  Choisis  avec  soin,  survivant  aux  juges  et  devenant 
le  point  d'appui  et  la  tradition  vivante  du  tribunal,  les  grefîiers 
gardent  le  secret  de  la  jurisprudence  et  jouent  en  réalité  dans  cer- 
tains sièges  un  rôle  disproportionné,  mais  qui  tourne  au  profit  de 
la  justice.  Souvent  le  président  est  un  homme  instruit:  l'un  d'eux 
nous  disait:  «  Les  aifaires  que  nous  jugeons  sont  toujours  les 
mêmes  ;  s'il  nous  venait  par  hasard  une  question  de  lettre  de 
change,  je  n'ai  pas  un  de  mes  juges  qui  pourrait  la  juger  avec  moi.  » 

Si  on  descend  vers  les  vallées  industrieuses  où,  le  long  d'un 
cours  d'eau,  se  multiplient  les  usines,  les  institutions  se  déve- 
loppent avec  l'habileté  des  habitans.  Dans  le  tribunal,  les  paysans 


1/12  REVCE    DES    DEUX   MONDES. 

ne  seront  plus  en  majorité,  d'anciens  fabricans  y  siégeront  à  côté 
de  quelques  juristes.  A  Zurich  ou  à  Bâle,  ce  sera  bien  autre 
chose  :  les  magistrats  seront  tous  des  esprits  d'une  capacité  recon- 
nue; les  docteurs  en  droit  n'y  seront  pas  les  plus  nombreux,  mais 
l'intérêt  aura  fait  des  juristes  avec  des  hommes  sortis  du  com- 
merce, et  quelques-uns  des  jugemens  rendus  par  ces  tribunaux 
auront  acquis  une  notoriété  légitime  dans  la  jurisprudence  fédé- 
rale. 

En  résumé,  une  justice  satisfaisante  dans  les  procès  civils,  mais 
très  inégale,  assez  ferme  en  matière  criminelle,  très  douteuse  dans 
les  matières  politiques,  rendue  par  des  capacités  médiocres  que 
soutient  la  distinction  d'esprit  d'un  petit  nombre  et  qu'améliore 
la  tradition;  en  un  mot,  les  hommes  et  les  mœurs  réparant  autant 
qu'il  est  possible  les  défauts  de  l'institution  ;  voilà  ce  qu'on  ren- 
contre dans  l'organisation  judiciaire  de  la  Suisse. 

Au  premier  abord,  l'étranger  éprouve  une  profonde  surprise  : 
s'il  a  l'habitude  de  la  symétrie  française,  il  ne  peut  concevoir  que 
tous  les  juges  d'un  pays  ne  soient  pas  nommés  suivant  le  même 
mode,  pourvus  des  mêmes  diplômes,  réputés  en  possession  de  la 
même  capacité  dans  des  tribunaux  d'égale  importance.  Il  a  surtout 
peine  à  comprendre  que  le  suffrage  populaire  sache  écarter  le  par- 
leur malfamé  pour  lui  préférer  un  homme  médiocre  doué  de  sens 
commun.  Ceux  qui,  nés  en  Suisse,  ont  étudié  hors  de  chez  eux  les 
tendances  des  démocraties,  comprennent  notre  étonnement.  «Rien, 
nous  disait  l'un  d'eux,  ne  se  conçoit  dans  les  lois,  comme  dans  les 
mœurs  de  notre  pays,  sans  l'histoire.  Dans  l'ancienne  constitution 
de  la  république,  qui  n'avait  de  républicain  que  le  nom,  et  qui 
était  en  fait  une  société  de  sujets  vivant  sous  la  tyrannie  des  sei- 
gneurs de  Berne,  aussi  bien  en  1788  qu'en  1600  ou  en  1500,  le 
peuple  dépouillé  de  tous  droits  n'avait  qu'un  seul  pouvoir,  qu'une 
seule  liberté,  celle  de  choisir  ses  magistrats.  D'autorité  politique  il 
n'en  avait  aucune,  mais  il  possédait  le  droit  d'élire  ceux  qui  ren- 
daient la  justice  locale.  De  là  est  née  et  s'est  formée  la  tradition 
aujourd'hui  consacrée  par  les  siècles,  tradition  que  personne  ne 
songe  à  contester,  contre  laquelle  aucun  parti  pohtiquene  s'élève.  » 
Telle  est  la  clé  du  problème  sans  laquelle  en  effet  rien  ne  s'explique. 
Est-ce  à  dire  que  l'institution  est  bonne  par  cela  seul  qu'elle  est 
ancienne?  Nullement,  mais  le  peuple  a  comparé  le  résultat  des 
élections,  selon  que  ses  choix  ont  porté  sur  des  esprits  droits  ou 
sur  des  charlatans  :  avec  les  échecs,  avec  les  souffrances  est  venue 
l'expérience.  Peu  à  peu  une  seule  qualité  a  dominé  toutes  les  autres  ; 
une  seule  a  été  exigée  par  les  électeurs  :  la  considération.  La 
science  est  devenue  presque  le  superflu  ;  le  suffrage  populaire  y 
est  indifférent,  mais  il  exige  que  la  réputation  ne  soit  pas  douteuse. 


LA   RÉFORME    JUDICIAIRE.  143 

Si,  en  une  crise  politique  où  les  passions  font  taire  la  raison,  il  a 
pu  arriver  qu'un  homme  taré  parvînt  à  siéger,  c'est  un  fait  que 
signalent  et  que  désavouent  les  cantons  voisins.  La  vie  que  mènent 
les  Suisses  explique  aisément  cette  sévérité  si  rare  en  une  démo- 
cratie :  ils  habitent  une  maison  de  verre  où  tout  se  voit.  Vivant 
fort  rapprochés,  non-seulement  les  habitans  des  villages,  maii  des 
bourgs,  se  connaissent  tous.  Le  contact  qu'établit  entre  eux  la  pra- 
tique des  institutions  libres,  l'habitatioii  longlenips  continuée  en 
un  même  territoire,  l'instruction  la  plus  développée  donnée  en  com- 
mun, les  socié.és  d'étudians  jetant  dès  l'adolescence  ]■:.  jeune  homme 
dans  le  tourbillon  des  idées  et  des  passions  politiques,  à  vingt  ans 
le  service  militaire  appelant  toute  une  génération  sous  les  di'apeaux 
à  intervalles  assez  courts,  puis,  les  élections  fréquentes  transfor- 
mant l'éiudiant  écouté  en  homme  politique  influent,  lui  donnant 
pour  appui  ses  camarades  de  la  veille  :  tels  sont  les  lians  intimes 
qui  rattachent  la  société  suisse,  qui  en  nouent  les  diiTérentes  par- 
ties et  qui  expliquent  la  vie  intérieure  d'un  peuple  qui  a  plus  d'acti- 
vité que  de  haines,  plus  d'émulation  que  d'envie.  Si  on  n'observe 
pas  ce  spectacle  dans  toutes  ses  parties,  on  ne  peut  comprendre  la 
Suisse.  C'est  une  démocratie  qui  est  attachée  à  son  passé,  qui  se 
défie  des  innovations  et  qui,  par-dessus  tout,  s.;  connaît  bien  elle- 
même. 


III. 

Que  conclure  du  spectacle  de  ces  deux  démociai'es?  Avec  l'une, 
nous  voyons  les  dangers  de  la  turbulence,  l'envie  qui  emporte  la 
multitude,  l'instabilité  qui  énerve  les  lois  et  qui  détruit  les  mœurs 
publiques,  et  au  sommet,  par  un  prodigieux  contraste,  la  constitu- 
tion, qui  est  au-dessus  de  toute  attaque,  dont  la  garde  est  confiée 
à  un  corps  de  magistrats  puissans,  seuls  pennanens  au  milieu  du 
tourbillon  général;  de  telle  sorte  que  le  même  peuple  nous  pré- 
sente à  la  fois  chez  ses  magistrats  le  modèle  le  i^lus  outré  de  la 
mobilité  élective  et  l'exemple  de  l'inamovibilité!  respectée.  En  quit- 
tant une  nation  qui  semble  surexcitée  par  la  fièvre,  nous  revenons 
vers  l'Europe,  où  nous  ne  trouvons  qu'une  démocratie  complète, 
celle  de  la  Suisse,  aussi  calme  en  son  ensemble  que  les  États-Unis 
sont  agités.  Les  institutions  judiciaires  y  sont  s  m;  grande  force; 
mais  les  mœurs  ont  une  vigueur  qui  leur  donne  la  vie,  et  la  sagesse 
publique  sait  améliorer  ce  que  les  lois  ont  de  défectueux. 

De  la  comparaison  de  ces  deux  démocraties,  il  ressort  certaines 
lumières;  il  apparaît  clairement  qu'en  une  nation  où  l'inexpérience 
domine,  où  les  institutions  libres  sont  récentes,  où  dans  le  sein  de 
la  population  les  élémens  sont  mobiles,  les  imaginations  facilement 


ihll  REVDE   DES    DEUX   MONDES. 

excitées,  la  démocratie  voit  se  développer  tous  ses  maux,  et  au 
premier  rang  l'envie  et  la  corruption.  Il  est  non  moins  évident 
qu'une  population  plus  ancienne,  plus  sédentaire,  se  connaissant 
elle-même,  mûrie  par  une  tradition  locale  sur  laquelle  elle  vit,  est 
plus  propre  à  jouir  de  la  liberté  sans  l'acheter  au  prix  d'abus 
excessifs.  Le  propre  de  la  démocratie  est  de  surexciter  les  élémens 
divers  sur  lesquels  elle  agit  :  en  donnant  le  même  jour  à  tous  le 
droit  de  parler,  de  délibérer  et  d'élire,  il  semble  qu'elle  déchaîne 
en  même  temps  tous  les  vents.  En  prodiguant  aux  hommes  tant  de 
faveurs,  elle  parvient  aisément  à  les  enivrer.  Pour  résister  à  ses 
séductions,  il  faut  une  longue  expérience.  La  plupart  des  cantons 
suisses  sont  habités  par  des  ciloyens  laborieux  et  sages;  ils  aiment 
de  longue  date  leurs  institutions,  y  demeurent  fidèles  et  méprisent 
les  stériles  agitations  dont  l'Europe  est  remplie  et  dont  Genève  se 
plaît  à  certaines  époques  à  leur  offrir  l'image.  Leurs  tribunaux  sont 
le  reflet  de  leur  caractère  et  suffisent  à  leurs  besoins.  Voués  à  la 
culture  ou  à  l'industrie,  ils  ont  pris  des  arbitres  spéciaux  et  s'en 
contentent. 

De  ces  deux  démocraties,  quelle  est  celle  dont  le  flot  montant 
nous  gagne?  Sommes- nous  faits  de  longue  date  aux  mœurs  de  la 
liberté?  Savons-nous  résister  au  mirage  des  espérances  décevantes? 
Possédons-nous  une  tradition?  Vivons-nous  dans  les  cours  de  jus- 
tice sur  les  précédens  du  passé?  A  défaut  d'anciennes  institutions 
politiques,  avons-nous  le  respect  d'institutions  civiles  mêlées  à  nos 
mœurs?  Le  suffrage  a-t-il  parmi  nous  horreur  des  charlatans? 
Cherche-t-il  de  préférence  les  hommes  les  plus  considérés?  Si,  à 
toutes  ces  questions,  il  nous  est  possible  de  répondre  affirmaiive- 
ment,  alors  seulement  nous  pouvons  sans  témérité  confier  au  peuple  le 
choix  de  ses  juges.  S' il  faut  avouer  que  tout  cela  nous  manque,  si  nos 
traditions  ont  été  brisées  par  la  chute  d'un  ancien  régime  dont  la 
haine  est  la  plus  profonde  des  convictions  nationales,  si  nos  classes 
sociales  sont,  par  surcroît  de  malheur,  divisées  en  partis  poUti- 
ques,  si  nos  secousses  successives  ont  jonché  le  sol  de  ruines  et 
fait  pénétrer  dans  les  esprits  le  pire  des  dissolvans,  le  scepticisme 
politique,  il  faut  que  nous  cherchions  un  remède,  et  qu'à  toutes 
ces  causes  de  faiblesse  qui  peuvent  faire  fléchir  notre  constitution, 
nous  trouvions  un  contrepoids. 

Seul,  le  pouvoir  judiciaire  peut  nous  l'offrir.  C'est  là  le  secret  de 
la  puissance  des  institutions  américaines.  M.  de  Tocqueville  l'avait 
admirablement  discerné.  «  L'autorité  que  les  Américains  ont  donnée 
aux  légistes,  dit-il,  et  l'influence  qu'ils  leur  ont  laissé  prendre  dans 
le  gouvernement  forment  aujourd'hui  la  plus  paissante  barrière 
contre  les  écarts  de  la  démocratie.  »  (ii,  103.)  Ceux  qui  ne  l'ont 
pas  vu  sont  forcés  d'avouer  qu'à  leurs  yeux  la  durée  de  la  consti- 


LA    RÉFORME   JUDICIAIRE.  'l/i5 

tution  des  États-Unis  est  un  fait  incompréhensible.  Il  y  a  parmi 
nous  des  gens  qui  ne  peuvent  contempler  l'Angleterre  ou  l'Union 
américaine,  ni  étudier  leur  constitution  sans  en  prédire  la  chute 
comme  pour  se  venger  de  leur  surprise  et  de  leur  impuissance  à 
en  com|)rendre  le  mécanisme.  Et  pourtant  aucun  des  auteurs  de 
la  constitution  de  1787  n'a  caché  son  secret;  tous  l'ont  proclamé  à 
l'envi  ;  à  leurs  yeux,  l'antagonisme  du  pouvoir  exécutif  et  de  la 
législature  est  inévitable,  si  un  troisième  pouvoir  tirant  sa  source 
de  l'un  et  de  l'autre,  mais  supérieur  à  tous  deux  en  durée,  ne  vient 
juger  leurs  lois  et  leurs  actes,  servir  d'arbitre  à  leurs  luttes  et  de 
protecteur  vis-à-vis  des  citoyens.  Que  le  président  ou  les  fonction- 
naires menacent  la  liberté  et  se  livrent  à  des  actes  arbitraires,  le 
pouvoir  judiciaire  se  dresse  aussitôt  et  met  obstacle  aux  empiéte- 
mens  de  l'exécutif.  Que  la  législature,  entraînée  par  le  mandat  des 
électeurs,  croie  représenter  à  elle  seule  la  souveraineté  populaire  et 
qu'elle  vote  des  lois  contraires  à  la  constitution,  le  pouvoir  judi- 
ciaire écoute  les  doléances  des  citoyens  et  paralyse  la  loi  illégale- 
ment votée.  En  reprenant  l'histoire  des  États-Unis,  on  retrouverait 
aisément  le  souvenir  de  conflits  apaisés ,  d'entreprises  déjouées, 
d'usurpations  confondues  par  la  fermeté  d'un  pouvoir  placé  assez 
haut  pour  être  revêtu  de  tout  le  prestige  de  la  loi. 

Si  ce  pouvoir  n'existe  pas,  écoutez  les  docteurs  de  la  théorie 
constitutionnelle  indiscutée  au-delà  de  l'Atlantique,  ils  vous  diront 
d'une  commune  voix  qu'une  république  sera  condamnée  à  être 
éternellement  ballottée  entre  le  césarisme  et  la  démagogie,  que 
tantôt  un  maître,  tantôt  une  assemblée  omnipotente,  gouverneront 
le  pays,  que,  sans  un  contrôle  supérieur,  l'équilibre  est  rompu,  et 
que,  faute  de  savoir  le  maintenir  s'il  existe,  ou  le  créer  s'il  fait  défaut, 
une  république  ne  connaîtra  jamais  les  bienfaits  d'un  gouverne- 
ment modéré.  Ce  qui  perd  les  pouvoirs  délégués  par  le  peuple, 
c'est  qu'ils  se  croient  tout  permis.  Il  leur  faut  un  contrepoids,  un 
guide,  un  contrôle.  Seul,  le  pouvoir  judiciaire  est  capable  de  le 
donner.  A  quelles  conditions  peut  être  créée,  dans  le  mécanisme 
gouvernemental,  cette  pièce  maîtresse  sans  laquelle  une  démocratie 
privée  de  frein  se  précipite  vers  la  satisfaction  de  toutes  ses  pas- 
sions ?  C'est  la  question  la  plus  grave  qui  s'impose  de  notre  temps 
aux  méditations  de  ceux  qui  sont  résolus  à  demeurer  fidèles  à  la 
liberté. 

Dans  nos  chartes  successives,  tout  a  été  fait  pour  annuler  l'un  des 
pouvoirs.  La  constitution  de  1791  a  étouffé  la  monarchie  et  fait 
naître  la  puissance  sans  limites  de  la  convention;  la  constitution 
de  l'an  viii  a  réduit  à  l'inaction  les  assemblées  au  profit  du  pouvoir 
exécutif.  Les  chartes  constitutionnelles  ont  formé  un  dualisme  qui, 

TOME  XLIU.    —    1881.  10 


l/j6  REVUE   DES  DEDX   MONDES. 

bien  que  tenté  sous  safoi'îîie  la  plus  sage,  a  pourtant  abouti  à  deux 
conflits  mortels.  La  constitution  de  I8/18  a  poussé  le  dualisme  à  ses 
limites  extrêmes  en  mettant  une  assemblée  unique  et  omnipotente 
en  face  d'un  président  élu  par  le  peuple.  1852  a  revu  la  constitu- 
tion de  l'an  viii,  la  législature  muette  et  le  pouvoir  exécutif  sans 
frein.  Nous  faisons  une  nouvelle  expérience  dans  laquelle  le  pouvoir 
exécutif,  absorbé  par  une  des  branches  de  la  législature,  n'est  qu'un 
instrument.  La  volonté  du  peuple  souverainement  exprimée  dans 
les  élections  de  députés  et  de  sénateurs  est  toute-puissante.  —  C'est 
la  condition  du  régime  représentatif,  nous  dit-on.  Voyez  la  consti- 
tution anglaise  ;  ignorez -vous  que  le  parlement  exerce  une  autorité 
sans  limites  et  que  la  chambre  des  communes  est  l'expression 
directe  de  la  volonté  populaire?  —  Sans  doute;  mais  en  Angleterre 
il  y  a  deux  obstacles  qui  se  dressent  devant  les  électeurs  :  la  couronne 
et  la  chambre  des  lords  sous  sa  double  forme  politique  et  judi- 
ciaire (i).  Cherchez  tous  les  peuples  réglés  par  une  constitution 
libre  et  vous  n'en  trouverez  pas  un  seul  où  l'électeur  puisse  en 
nommant  ses  mandataires  disposer  directement  des  lois  et  de  la 
constitution  nationale.  En  Suisse,  le  conseil  des  états  et  la  révision 
soumise  au  peuple  servent  de  frein  à  la  chambre  basse.  Aux  États- 
Unis,  le  pouvoir  judiciaire  crée  un  obstacle.  Dans  notre  pays,  aucune 
barrière  n'a  été  dressée  pour  arrêter  ou  retarder  la  volonté  de  l'é- 
lecteur. Nous  avons  emprunté  à  nos  chartes  et  aux  gouvernemens 
anglo-saxons  tout  ce  qui  facilitait  la  toute-puissance  des  législa- 
tures sans  conserver,  ni  créer  une  seule  des  forces  qui  pouvaient 
empêcher  l'avènement  du  despotisme  des  assemblées. 

Si  nous  possédions,  ainsi  qu'en  Amérique,  une  constitution  con- 
tenant une  série  de  principes  défmis,  servant  de  fondement  à  nos 
institutions  et  soumettant  à  leurs  règles  les  citoyens  c  oninseles 
corps  politiques,  la  réforme  à  accomplir  serait  simple  et  s'imposerait 
d'elle-même.  Malheureusement  nous  n'avons  jusqu'ici,  en  fait  de 
lois  constitutionnelles,  que  des  lois  d'organisation  et  de  procédure. 
Nous  nous  bornons  donc  à  une  hypothèse  :  une  cour  suprême  serait 

(1)  Le  pouvoir  judiciaire  de  la  chambre  des  lords  appartenant  en  droit  à  tous  les  pairs 
et,  exercé  en  fait  par  les  law-lords,  c'est-à-dire  par  les  anciens  chanceliers,  a  fait  recu- 
ler à  certains  jours  les  passions  déchaînées  de  l'Angleterre.  Il  y  a  peu  d'époques  où  les 
ardeurs  se  soient  montrées  plus  vives  qu'en  1844,  alors  que  l'Irlande  se  soulevait  à,  la 
voix  d'O'Connell,  que  le  ministère,  en  lutte  contre  lui,  avait  pris  le  parti  de  le  faire 
arrêter  et  qu'un  jury  venait  de  le  condamner.  Cabinet,  parlement,  opinion  publique, 
tous  étaient  unanimes  contre  l'agitateur  de  l'Irlande.  La  chambre  des  lords  fut  saisie. 
Un  soir,  au  milieu  de  l'assemblée  frémissante,  les  law-lords  opinèrent;  par  trois  voix 
contre  deux,  la  procédure  leur  semblait  illégale.  D'autres  pairs  s'apprêtaient  à  voter. 
La  majorité  contre  O'Connell  n'était  pas  douteuse.  Un  des  ministres  fit  observer  que 
les  prccédens  s'y  0|>posaient.  Nul  ne  protesta,  et  lo  soir  le  premier  ministre  expédiait 
l'ordre  d'élargir  O'Connell.  Mémorable  exemple  de  respect  du  droit  qui  est  fait  pour 
apprendre  à  quel  prix  un  peuple  est  capable  de  demeurer  libre  ! 


LA   RÉFORME   JUDICIAIRE.  1Ù7 

appelée  à  connaître  de  tout  appel  fondé  sur  l'inconstitutionnalité 
de  la  loi  votée  :  statuant  non  comme  censeur  de  la  législature,  mais 
comme  juge  sur  chaque  litige,  en  préférant  les  principes  de  la  con- 
stitution aux  lois  qui  les  auraient  violés,  la  cour  procéderait  sans 
bruit,  sans  éclat,  elle  n'annulerait  pas  la  loi,  elle  passerait  à  côté 
d'elle;  elle  laisserait  subsister  l'acte  et  ne  rendrait  pas  d'arrêts  qui 
rappelassent  les  arrêts  de  règlemens  ;  les  yeux  fixés  sur  le  •  pacte 
constitutionnel,  les  magistrats  en  lassureraient  la  durée  par  une 
observation  fidèle  (1). 

«  Mais,  dit-on,  vous  créez  un  conflit  sans  issue.  Supposez  qu'au 
lendemain  d'une  denos  révolutions,  la  cour  suprême  que,  sans  doute 
il  s'agit  de  rendre  inamovible,  voulût  entraver  les  autres  pouvoirs, 
qu'adviendrait-il? La  marche  du  gouvernementne  risquerait-t-ellepas 
d'être  suspendue?»  Enaucune  sorte;  iln'y  aurait  ni  conflit  ni  entrave. 
Ou  bien  la  loi  mise  en  échec  serait  l'expression  d'un  besoin  public  et 
les  deux  chambres  feraient  cesser  la  résistance  de  la  cour  en  affir- 
mant leur  volonté  et,  s'il  le  fallait,  en  se  rassemblant  en  congrès 
pour  interpréter  sur  un  point  spécial  la  constitution  ou  pour  l'amen- 
der ;  ou  bien  la  loi  aurait  été  votée  sous  l'influence  d'entraînemens 
politiques  auxquels  il  était  bon  de  mettre  obstacle  et  l'acte  de  !a  cour 
suprême,  loin  d'être  un  embarras,  rendrait  îe  meilleur  service  à  la 
république. 

Mais,  nous  îe  répétons,  tout  ceci  n'est  qu'une  hypothèse.  La 
France  n'a;pas,  à  vrai  dire,  de  constitution,  en  ce  sens  que  les  prin- 
cipes qui  la  gouvernent  n'ont  pas  été  formulés  en  un  corps.  Donner 
un  pouvoir  aussi  étendu  à  la  cour  suprême  ne  se  pourrait  qu'avec 
un  code  constitutionnel  précis.  Lui  remettre  une  telle  -attribution 
sans  un  texte  à  appliquer,  sans  une  charte  à  garder,  ce  serait  con- 
fier à  la  jurisprudence  le  soin  d'écrire  à  coups  d'arrêt  le  pacte 
social;  ce  serait  faire  de  la  cour  suprême  une  constiiuante.  Notre 
confiance  en  la  sagesse  des  magistrats  ne  va  pas  jusqu'à  leur  con- 
fier le  pouvoir  du  congrès.  S'il  est  prématuré  d'attribuer  à  l'heure 
où  nous  sommes  à. la  cour  suprême  les  recours  contre  les  abus 
accomplis  par  la  législature,  que  devons-nous  penser  des  excès  de 
{)Ouvoirs  commis  par  les  agens  du  pouvoir  exécutil?  En  ce  moment, 
le  conseil  d'état  en  est  juge,  à  moins  «  qu'une  mesure  de  haute 

(1)  Veut-CD  un  exemple  qui  prouve  combien  ce  système  serait  pratique;  l'art.  2  du 
code  civil  inerte  :  «  La  loi  ne  dispose  que  pour  l'avenir;  elle  n'a  peint  d'effet  rétroac- 
tif.» C'est  là  une  disposition  qui  règle  l'interprétation  de  toutes  nos  lois,  dont  l'auto- 
rité s'impose  prcsi^ue  au  législateur  et  qui  serait  fort  bien  à  sa  place  dans  la  constitu- 
tion. Qui  pourrait  être  surpris  que  la  cour  suprême,  saisie  par  un  citoyen  cond;\mné 
en  veitu^d'une  loi  rétroactive,  examinât  la  disposition  critiquée  et  si  la  rétroactivité 
était  certaine,  pas?: ât  à  côté  d'ua  texte  qui  aurait  méconnu  un  yrincipo  supérieur  de 
notre  Icgislationî 


148  REVDE  DES  DEUX  MONDES, 

police,  »  un  «  acte  de  gouvernement,  »  le  détermine  à  refuser  aux 
citoyens  lésés  toute  action. 

Il  n'est  pas  dans  notre  pensée  de  rouvrir  le  débat  depuis  tant 
d'années  pendant  sur  la  séparation  des  pouvoirs.  Ce  principe  est 
profondément  sage.  En  le  proclamant,  la  constituante  a  rendu  un 
grand  service  au  droit  public;  mais,  suivant  les  temps,  les  lois 
doivent  parer  à  des  périls  divers.  Il  était  naturel  que,  pendant  les 
premiers  jours  de  la  révolution,  alors  que  le  souvenir  des  parle- 
mens  et  de  leurs  arrêts  de  règlemens  était  dans  toutes  les  mémoires, 
le  législateur  se  défiât  du  pouvoir  judiciaire,  qu'il  voulût  tourner 
toutes  ses  précautions  contre  les  empiétemens  des  juges.  En  posant 
la  règle  de  la  séparation  des  pouvoirs,  il  n'avait  que  deux  pensées, 
réduire  à  néant  la  puissance  royale  et  renfermer  le  juge  dans  le 
cercle  du  droit  criminel  et  du  droit  privé.  Les  prescriptions  sévères 
étaient  loin  d'être  superflues  ;  il  fallait  rompre  avec  des  traditions 
qui  auraient  perpétué  une  confusion  funeste.  Les  magistrats  étaient 
à  ce  point  imbus  des  précédens  de  l'ancien  régime  que,  sous  la 
restauration,  les  parquets  eurent  plus  d'une  fois  à  lutter  pour  qu'une 
cour  ne  mandât  point  le  préfet  à  sa  barre. 

Aujourd'hui,  rien  de  tout  cela  n'existe  plus.  Les  tribunaux,  dans 
l'administration  régulière  de  la  justice,  ne  cherchent  pas  à  empié- 
ter. Les  partisans  de  la  juridiction  administrative  mettent  quelque 
amour-propre  à  rappeler  que,  dans  un  procès  célèbre  sous  l'em- 
pire, le  conseil  d'état  se  montra  favorable  à  la  compétence  judi- 
ciaire, qu'avaient  déniée  à  tous  les  degrés  les  juridictions  civiles  (1). 

Le  principe  de  la  séparation  des  pouvoirs  est  donc  reconnu  et 
admis  :  c'est  un  principe  salutaire ,  mais  il  a  été  exagéré  avec  le 
temps  et,  tout  eu  le  maintenant,  il  faut  se  garder  de  le  pousser 
jusqu'à  ses  conséquences  extrêmes.  La  loi  et  la  jurisprudence  ont 
l'une  et  l'autre  dépassé  la  mesure.  Quand  la  loi,  qui  a  remis  toute 
la  matière  des  contributions  indirectes  aux  tribunaux,  attribue  aux 
conseils  de  préfecture  les  impôts  directs,  quand  elle  distingue  la 
petite  voirie,  qui  appartient  à  la  justice  ordinaire,  delagrande  voi- 
rie, qu'elle  abandonne  à  la  juridiction  administrative,  à  ce  point 
que  des  contraventions  souvent  fort  délicates  sont  soumises  à  des 
conseillers  de  piéfecture  amovibles  qui  prononcent  des  amendes 
comme  si  les  prévenus  étaient  entourés  des  garanties  de  la  justice 
répressive  (2),  il  faut  cependant  avouer  que  le   législateur  semble 

(1)  Voir,  dans  l'affaire  de  la  saisie  admiaistrative  de  VHistoire  des  princes  de  Condé, 
les  conclusions  de  M.  Aucoc  en  date  du  9  mai  1807  ;  Dalloz,  48ti7,  III,  p.  49. 

(2}  Si  le  conseil  de  préfecture  croit  qu'il  y  a  lieu  de  condauiuer  à  une  peine  d'em- 
prisonnement, comme  le  législateur  n'a  pas  osé  lui  donner  ce  pouvoir  exorbitant,  il  a 
été  décidé  que  le  juge  administratif  renverrait  le  coupable  frappé  d'une  amende  devant 
le  tribunal  correctionnel  pour  entendre  prononcer  une  peine  corporelle.  (Circulaire  du 


LA.   RÉFORME  JODICIAIRE.  449 

s'être  plu  à  aggraver  plutôt  qu'à  dissiper  la  confusion  des  pouvoirs. 
Quand,  de  son  côté,  la  jurisprudence  administrative  affirme  comme 
une  règle  absolue  que  les  tribunaux  ne  peuvent  en  aucun  cas  dé- 
clarer l'état  débiteur  ;  quand  on  dessaisit  la  justice  ordinaire  en 
élevant  un  conflit,  parce  que  le  demandeur  en  dommages-intérêts, 
victime  d'un  accident,  a  été  renversé  par  la  voiture  d'une  adminis- 
tration publique  ou  parce  que  le  préjudice  a  été  causé  par  un  entre- 
preneur adjudicataire  de  l'état,  il  faut  avouer  que  les  juges  admi- 
nistratifs sont  parvenus  à  étendre  démesurément  leur  domaine  au 
détriment  de  la  justice  chargée  d'appliquer  le  droit.  A  cette  exten- 
sion abusive,  tous  ont  contribué,  la  cour  de  cassation  aussi  bien 
que  le  conseil  d'état.  La  juridiction  administrative  avait  pour  elle 
deux  attraits  puissans  :  une  procédure  simple,  peu  coûteuse,  aisée 
à  comprendre  et  plaisant  aux  parties,  puis  l'esprit  même  du  con- 
seil d'état  qui,  en  mettant  à  part  les  affaires  politiques,  s'est  mon- 
tré de  tout  temps  libéral,  d'un  accès  facile,  tempérant  le  droit  strict 
par  des  mesures  d'équité,  mêlant  avec  habileté,  ce  que  ses  défen- 
seurs n'ont  jamais  manqué  de  faire  valoir,  le  rôle  gracieux  de  l'ad- 
ministrateur à  la  sévère  mission  du  juge. 

Aussi  les  partisans  des  juridictions  administratives  ont-ils  eu 
beau  jeu  quand  ils  ont  eu  à  se  défendre  contre  la  proposition  de 
transférer  aux  tribunaux  de  droit  commun  toute  la  compétence  des 
conseils  de  préfecture  et  de  la  section  du  contentieux.  —  «  Vous 
allez  confondre,  s'écriaient-ils,  l'administration  et  la  justice,  placer 
en  tutelle  le  pouvoir  exécutif,  soumettre  les  préfets  aux  caprices 
des  tribunaux  d'arrondissement.  Ce  n'est  pas  seulement  la  perte  de 
l'administration  :  ce  sera  le  signal  des  plaintes  les  plus  vives  des 
administrés;  les  recours  sont  ouverts  en  matière  gracieuse  comme 
en  matière  contentieuse.  Cette  dernière  compétence  passera  seule 
à  la  justice  ordinaire,  qui  ne  peut,  en  aucun  cas,  se  mêler  d'admi- 
nistrer. Qui  se  chargera  désormais  de  tempérer  les  sévérités  des 
préfets?  En  soumettant  au  droit  toutes  ces  questions,  vous  aurez 
auéanti  la  jurisprudence  d'équité.  » 

Toutes  ces  doléances  étaient  graves  et  de  nature  à  faire  aban- 
donner des  projets  qui  auraient  soumis  l'administration  à  la  justice 
ordmaire.  Et  néanmoins  la  juridiction  administrative,  sous  sa  forme 
actuelle,  offrait-elle  des  garanties  suffisantes?  nos  conseils  de  pré- 
fecture sous  la  main  des  préfets,  le  conseil  d'état  sous  la  main  des 
ministres,  constituaient-ils  des  institutions  assez  indépendantes 
pour  inspirer  confiance  lorsque  le  droit  privé  était  aux  prises  avec 
un  intérêt  politique?  était-il  possible  de  ne  pas  songer  que  des 

ministre  de  la  justice  du  28  ventoie  an  ii.)  Ce  reuvoi  impraticable  est  la  meilleure  con- 
damnation d'un  système  qui  appelle  une  révision. 


150  REVUE   DES    DEDX  .MONDES, 

nations  de  même  race  comme  l'Italie,  de  même  langue  comme  la 
Belgique,  ayant  toutes  deux  des  institutions  libres  et  des  législations 
calquées  sur  la  nôtre,  avaient  renoncé  au  système  français  pour 
confier  à  la  justice  le  contentieux  administratif?  Les  réflexions  et  les 
doutes  se  multiplient  lorsqu'on  apprend  qu'en  ces  deux  pays  nul  ne 
prétend  que  les  tribunaux  soient  devenus  maîtres  de  l'administra- 
tion. Cependant  n'est-il  pas  imprudent  d'aller  aussi  loin  et  de  mon- 
trer la  même  hardiesse?  Est-il  nécessaire  de  détruire  les  conseils 
de  préfecture?  iN'est-il  pas  plus  sage  de  constituer  leur  indépen- 
dance, de  les  relever  en  leur  accordant  la  plénitude  de  juridiction 
qu'ils  réclament  depuis  longtemps,  de  les  éloigner  du  préfet,  qui  leur 
enlève  toute  autorité,  de  les  placer  au  centre  d'un  groupe  de  dépar- 
temens  en  réduisant  leur  nombre  à  dix  ou  douze  pour  toute  la 
France  ?  Cette  réforme  ne  deviendrait-elle  pas  considérable  si,  au-des- 
sus d'eux,  la  juridiction  supérieure  qui  forme  aujourd'hui  une  des 
sections  du  conseil  d'état,  était  rattachée  à  la  cour  suprême,  deve- 
nue ainsi  l'interprète  universelle  delà  loi  française?  La  juridiction 
administrative  plus  concentrée,  composée  au  premier  degré  de 
membres  plus  savans,  garderait  de  la  sorte  son  caractère  de  spé- 
cialité, empruntant  à  la  cour  suprême  les  garanties  communes  à 
toute  justice,  conservant,  dans  la  sphère  nouvelle  où  elle  serait  appe- 
lée à  se  mouvoir,  son  indépendance  et  tirant  im  grand  profit  d'une 
juxtaposition  en  une  même  compagnie  dont  les  diverses  sections 
seraient  chargées  d'interpréter  les  lois  civiles,  administratives  et 
fiscales,  aussi  bien  que  la  législation  commerciale  et  criminelle. 


IV. 


Ce  n'est  pas  le  vain  plaisir  de  donner  une  dénomination  nouvelle 
à  d'anciennes  institutions  qui  fait  souhaiter  ce  changement.  Nous 
avons  en  vue  un  tout  autre  résultat.  Le  règne  des  lois  n'est  assuré 
en  UQ  pays  que  si  tous  les  citoyens  voient  clairement  la  justice  et 
compreniient  que  nul,  si  haut  placé  qu'il  soit,  n'y  échappe.  Le 
déni  de  justice,  qu'à  toutes  les  époques  nos  vieux  jurisconsultes 
ont  considéré  comme  la  pire  offense,  a  reparu  de  notre  temps  sous 
des  titres  nouveaux.  Vienne  un  déclinatoire,  un  conflit,  une  décla- 
ration d'incompétence,  et  un  citoyen  lésé  dans  ses  droits, protestant 
contre  la  confiscation  de  sa  propriété,  réclamant  une  édition  saisie 
administrativement  avant  toute  publication,  ou  se  plaignant  d'une 
atteinte  à  la  liberté  inuividueile,  verra  l'accès  de  toutes  les  cours  se 
fermer  devant  lui  sans  qu'il  puisse  faire  entendre  sa  voix.  Dans  un 
pays  où  de  tels  événemens  se  passent,  peu  importe  que  l'empire 
soit  debout  ou  que  la  république  lui  ait  succédé,  les  moeurs  sont 


LA.    REFORME   JUDICIAIRE.  151 

identiques  et  on  peut  affirmer  que,  si  la  conscience  publique  n'est 
pas  soulevée,  l'idée  du  droit  est  en  déclin.  Pour  que  la  notion  de 
la  justice  se  développe  librement,  pour  qu'elle  pénètre  dans  l'esprit 
des  citoyens  et  qu'elle  les  imprègne,  il  faut  qu'au  sommet  de  la 
hiérarchie  ils  aient  constamment  sous  les  yeux  un  tribunal  suprême 
qui  soit  le  juge  incontesté  des  compétences  et  du  droit.  Pas  plus 
qu'il  n'y  a  deux  morales,  il  n'y  a  deux  droits.  C'est  l'insondable 
vertu  de  la  justice  d'être  une  en  son  essence  et  de  ne  pouvoir  être 
scindée.  Qa'elle  soit  variés  àl'infmidans  ses  applications  à  la  diver- 
sité des  litiges,  mais  qu'elle  demeure  indivisible  dans  son  principe  ; 
selon  qu'elle  fixe  les  rapports  du  laboureur,  de  l'ouvrier,  du  con- 
tribuable, du  co'nmerçant  ou  du  soldat,  elle  prend  les  noms  les 
plus  divers,  mais  quand  les  tribunaux  spédaux  ont  prononcé,  que 
le  fait  est  éclairci  et  fixé,  le  débat  s'élève  et  atteint  ces  sphères 
supérieures  où  le  droit  lui-même  est  jugé.  Il  ne  s'agira  plus  ni  de 
justice  de  paix,  ni  de  prud'hommes,  ni  de  juges  consulaires,  ni  de 
conseils  de  guerre,  ni  de  conseils  administratifs  :  c'est  la  cour 
suprême  de  justice  qui  posera  et  dira  le  droit. 

Il  faut  que  la  cour  suprême  accomplisse  pour  les  branches  déta- 
chées du  droit  ce  que  la  cour  de  cassation  a  fait  admirablement 
depuis  près  d'un  siècle  dans  l'ordre  des  lois  civiles  et  criminelles. 
S'il  se  constitue  une  juridiction  régulatrice  qui  inspire  aux  citoyens 
une  pleine  sécurité,  devant  laquelle  soit  dit,  en  toute  matière  conten- 
tieuse,  le  dernier  mot,  on  verra  se  faire  à  la  fois  un  apaise. -nent  et  un 
progrès  dans  les  esprits.  Qu'on  ne  s'y  trompe  pas  :  selon  que  la  notion 
du  droit  s'affaiblit  ou  se  développe,  la  civilisation  recule  ou  s'étend. 
Or  l'idée  abstraite  échappe  à  la  foule  des  citoyens.  L'expérience  fait 
mieux  que  toutes  les  théories  l'éducation  des  hommes.  Ils  ont  besoin 
de  voir  une  force  active  et  vivante  prêter  son  appui  au  principe, 
donner  une  forme  tangible  à  la  loi  écrite  ;  s'ils  constatent  par 
leurs  yeux  que  nul  n'échappe  désormais  au  pouvoir  des  lois,  la  vue 
de  ce  fait  sera  plus  éloquente  qu'une  ligne  de  la  déclaration  des 
droits  de  l'homme.  En  abolissant  l'article  75  de  la  constitution  de 
l'an  VIII,  dont  tous  les  publicistes  réclamaient  depuis  un  demi-siècle 
la  suppression,  un  grand  pas  a  été  accompli  dans  cette  voie  de  sage 
réforme;  mais  le  privilège  qui  entourait  le  fonctionnaire  était  si 
profondément  entré  dans  les  mœurs  administratives  qu'il  a  reparu 
sous  une  autre  forme.  Il  faut  achever  l'abolition  de  ce  nouvel 
article  75.  Le  respect  de  la  loi  ne  se  fondera  qu'à  ce  prix.  Les  pré- 
jugés de  l'ancien  régime  sont,  à  notre  insu,  tellement  vivans  en  France 
que,  par  une  pente  naturelle,  c'est  encore  au  privilég*;  qu'on  demande 
l'influence  et  l'autorité,  alors  que  l'égalité  des  droits  peut  seule 
l'assurer.  Dans  le  pays  le  plus  aristocratique  d'Euroj)e,  nous  avons 
entendu  des  juges  nous  expUquer  comment  ils  étaient  parvenus  à 


152  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

grand'peine  à  faire  res^QctQv le  poli ceman  dans  les  rues  de  Londres. 
«  Quand  l'un  d'eux  s'était  montré  brutal  dans  une  arrestation,  nous 
disait  le  juge,  loin  de  couvrir  la  faute,  je  m'associais  à  l'émotion  du 
public,  je  détoiu'nais  mon  attention  du  prévenu  pour  la  concentrer 
sur  l'excès  de  pouvoir  et  je  ne  revenais  au  prisonnier  qu'après  avoir 
vérifié  le  fait  et  puni  l'agent  avec  une  sévérité  exceptionnelle.  Je 
faisais  plus  ce  jour-là  pour  la  protection  et  la  popularité  du  corps 
de  police  que  si  le  parlement  lui  avait  accordé  un  privilège.  » 

La  police  française  se  croirait  perdue  si  un  juge  s'avisait  de  con- 
damner un  gardien.  En  cela  les  Anglais  ont  le  tempérament  républi- 
cain, et  nous  l'avons  monarchique.  Si  nous  conservons  ces  préjugés 
sous  le  gouvernement  de  la  démocratie,  nous  pourrons  nous  dire 
en  république,  mais  nous  n'éviterons  aucun  des  maux  du  despo- 
tisme, nous  ne  connaîtrons  la  liberté  que  de  nom  et  nous  n'aurons 
pour  toute  consolation  que  cette  égalité  menteuse  qui  semble  faite 
pour  la  servitude. 

On  répète  volontiers  que  la  république  ne  peut  être  fondée  que 
sur  le  respect  des  lois,  mais  cette  formule  banale  veut  un  effort  posi- 
tif. Elle  serait  vide  de  sens,  si  le  même  jour  les  voix  qui  la  procla- 
ment insultaient  les  juges,  déifiant  la  loi  et  chassant  ses  organes. 
Si  on  veut  respecter  le  droit,  il  faut  savoir  respecter  ceux  qui  l'in- 
terprètent, alors  même  qu'ils  rendent  des  arrêts  qui  nous  blessent. 
Il  n'y  a  nul  mérite  à  obéir  ponctuellement  aux  décisions  qui  vous 
absolvent.  C'est  le  jour  où  elles  condamnent  le  justiciable  qu'on 
mesure  sa  déférence  à  la  modération  de  ses  plaintes;  mais  il  faut 
pour  cela  un  empire  sur  soi-même  que  ne  possède  pas  le  peuple. 

Les  démocraties  jeunes  ont  les  qualités  et  les  défauts  de  l'en- 
fance :  actives  jusqu'à  la  pétulance,  égoïstes  jusqu'à  l'ingratitude, 
en  perpétuel  mouvement,  adorant  et  brisant  leurs  jouets,  ne  se 
lassant  pas  d'agir  jusqu'à  l'heure  où  elles  s'endorment  pour  se 
réveiller  et  reprendre  leur  vie  incessamment  mêlée  de  soucis  et  de 
larmes,  d'enthousiasme  et  de  colère.  Dans  leur  tourbillon  infati- 
gable, elles  n'aiment  point  la  règle  et  tendent  à  l'énerver  :  elles 
abaissent  peu  à  peu  les  justices  inférieures  qui  sont  en  contact  avec 
elles;  elles  se  plaisent  à  en  faire  une  sorte  d'arbitrage  d'équité, 
préfèrent  volontiers  des  hommes  médiocres  vivant  de  la  vie  des 
justiciables.  Si  les  citoyens  élisent  leurs  juges,  ils  font  choix  de 
leurs  pairs,  se  soucient  peu  du  droit,  préfèrent  les  demi-mesures 
aux  sévérités  d'une  décision  juridique;  de  cette  influence  résulte 
une  décadence  de  la  justice,  dont  le  prestige  disparaît  dans  un 
nivellement  progressif.  Le  terme  de  cette  tendance  serait  la  justice 
rendue  à  tous  les  degrés  par  des  combinaisons  diverses  reposant 
sur  le  juge  ou  sur  le  juré  élu  dans  les  communes. 

Mais  l'homme  parvenu  à  un  certain  degré  de  civilisation  ne  peut 


LA   RÉFORME   JUDICIAIRE.  153 

longtemps  s'accommoder  d'une  justice  abaissée.  Des  abus  d'un  tel 
système  naît  bientôt  une  réaction;  ceux  qui  pensent  se  liguent  avec 
ceux  qui  possèdent.  Les  classes  riches  représentant  moins  de  suf- 
frages, mais  ayant  plus  de  procès  que  les  classes  pauvres,  souffrent 
les  premières  du  choix  des  juges,  abandonné  à  la  masse  du  corps 
électoral.  Quand  le  suffrage  universel  a  été  longtemps  et  librement 
appliqué,  l'élu  se  rapproche  sensiblement  de  la  moyenne  des  élec- 
teurs. Alors ,  tout  ce  qui  est  au-dessus  de  cette  moyenne ,  tous 
les  citoyens  aisés  s'accordent  pour  gémir  et  demandent  une  justice 
plus  éclairée  et  plus  indépendante. 

Le  premier  efiet  de  la  démocratie  est  donc  de  mettre  la  main  sur 
la  justice  pour  l'abaisser  à  son  niveau.  La  seconde  tendance  est  de 
réclamer  une  justice  supérieure  qui  protège  plus  efficacement  les 
droits;  mais,  si  la  démocratie  est  devenue  toute-puissante,  l'œuvre 
est  difficile  :  une  majorité  jalouse  n'aime  pas  satisfaire  des  besoins 
qu'elle  ne  conçoit  ni  ne  partage.  11  faudra  que  les  intelligences  et 
les  intérêts  s'unissent  longtemps  pour  que  de  cette  coalition  sorte 
la  victoire.  L'obtiendra -t-on  enfin?  La  juridiction  nouvelle,  sans 
sans  racines,  sans  passé,  sera  condamnée  à  attendre  de  longues 
années  les  conditions  indispensables  à  toute  justice  réglée  :  l'auto- 
rité et  une  jurisprudence  fondée  sur  la  tradition. 

Tout  autre  sera  le  sort  d'une  démocratie  qui  aura  trouvé  dans 
son  berceau  une  magistrature  suffisamment  ancienne,  ayant  loyale- 
ment observé  les  diverses  constitutions  nationales,  issue  de  la  classe 
moyenne,  respectant  ce  qu'elle  respecte,  combattant  le  désordre 
qu'elle  poursuit  de  ses  haines,  et  rendant  la  justice  avec  une  ioipar- 
tialité  que  nul  n'a  jamais  accusée  de  corruption.  Quand  une  nation 
ne  possède  pas  un  tel  corps  judiciaire,  les  auteurs  de  la  constitu- 
tion doivent,  à  l'imitation  des  compagnons  de  Washington,  tout  sacri- 
fier pour  le  créer  de  toutes  pièces,  assurés  que  dans  l'avenir  cette 
œuvre  leur  méritera  les  bénédictions  de  la  postérité.  Si  les  princi- 
paux élémens  se  rencontrent  dans  des  compagnies  ayant  derrière 
elles  un  siècle  de  tradition,  les  fondateurs  de  la  république  doivent 
se  hâter  de  les  mettre  en  œuvre,  de  construire  avec  elles  une  des 
assises  de  la  constitution,  d'établir  cette  cour  suprême  à  laquelle 
aboutiront  toutes  les  plaintes,  tous  les  litiges  des  citoyens,  et  de 
fonder  sur  elle  cette  puissance  protectrice  de  tous  les  droits  qu'ont 
réclamée  les  publicistes,  que  nos  constitutions  ont  successivement 
étouffée,  sans  laquelle  la  liberté  ne  peut  vivre,  et  qui  se  nomme  le 
pouvoir  judiciaire. 

Georges  Picot. 


ÉTUDES   SUR   LE    XYIIF  SIÈCLE 


1. 

DE   L'ÉLOQUENCE  DE  MASSILLON. 


I.  OEuvres  complètes  de  Maasillon,  publiées  par  M.  l'abbé  Blampignon  ;  Paris,  Blond 
et  Barrai,  1865-1868.  —  II.  Massillon,  étude  historique  et  littéraire,  par  M.  l'abbé 
Bayle;  Paris,  Bray,  1867.  —  III.  OEuvres  cJwisies  de  Massillon,  précédées  d'une 
Étude  sur  Massillon,  par  M.  Frédéric  Godefroy;  Paris,  Garnier,  1868.  —  IV.  Mas- 
sillon, d'&^^vès  des  documens  inédits,  par  M.  l'abbé  Blampignon;  Paris,  Palmé,  1879. 


Un  point  d'histoire  sur  lequel  il  ne  s'est  jamais  formé  l'ombre 
seulement  d'un  doute,  c'est  l'hostilité  des  hommes  du  xviii"  siècle, 
en  général,  et  des  encyclopédistes,  en  particulier,  contre  l'église. 
Assurément,  si  nos  philosophes  ont  détesté  quelqu'un,  mais  d'une 
haine  inexpiable,  c'est  l'église;  s'ils  ont  ramassé  tous  leurs  efforts 
et  dirigé  toutes  leurs  machines  de  guerre  contre  une  position, 
c'est  contre  la  position  que,  dans  l'ancienne  société  française,  tenait 
l'église;  et  faut-il  ajouter  que  s'ils  ont  blessé  grièvement  quelqu'un, 
c'est  encore  et  toujours  l'église.  D'où  vient  donc  qu'au  plus  fort  même 
de  la  lutte  et  tandis  qu'à  peine  regardaient-ils  quels  hommes  leurs 
coups  atteignaient,  pourvu  que  ce  fussent  hommes  d'église,  nous 
en  rencontrions  jusqu'à  deux  qu'ils  ont  épargnés,  qu'ils  ont  excep- 


ÉTUDES   SDR   LE   XV^lir    SIÈCLE.  155 

tés  de  l'universelle  proscription,  qu'ils  ont  tous  enfin  unanimement 
loués?  J'ai  nommé  Féiielon  et  Massillon.  Je  laisse  à  d'autres  le  soin 
de  démêler  ce  qu'il  y  avait  d'affinités  secrètes  entre  les  philosophes 
et  l'archevêque  de  Cambrai  :  c'est  la  raison  des  sympathies  si 
vives  d'un  Voltaire,  ou  d'un  d'Alembert  même,  pour  Massillon  que 
je  voudrais  uniquement  rechercher,  et  dans  l'œuvre  elle-même  de 
Massillon. 

Quelques  bons  ouvrages,  parus  depuis  une  quinzaine  d'années,  et 
qui  nous  seront  chemin  faisant  du  plus  utile  secours,  ne  répondent 
pas  assez  nettement  à  la  question.  Elle  vaut  pourtant,  on  va  le  voir, 
la  peine  d'être  examinée. 


I.  —  DE  LA  RHÉTORIQUE    DE    MASSILLOU. 

J'ouvre  au  hasard  le  recueil  des  Sermons  et  je  rencontre  d'abord 
ce  simple  et  majestueux  exorde  :  «  Vous  nous  demandez  tous  les 
jours,  mes  frères,  s'il  est  vrai  que  le  chemin  du  ciel  soit  si  difficile, 
et  si  le  nombre  de  ceux  qui  se  sauvent  est  aussi  petit  que  nous  le 
disons.  A  cette  question,  si  souvent  proposée  et  encore  plus  souvent 
éclaircie,  Jésus-Christ  vous  répond  aujourd'hui  qu'il  y  avait  beau- 
coup de  veuves  en  Israël  affligées  de  la  famiae  et  que  la  seule 
veuve  de  Sarepta  mérita  d'être  secourue  par  le  prophète  Elie,  que 
le  nombre  des  lépreux  était  grand  en  Israël  du  temps  du  prophète 
Elisée  et  que  cependant  Naaman  tout  seul  fut  guéri  par  l'homme  de 
Dieu  (1).  »  Quelle  heureuse,  élégante,  et  saisissante  application  de 
l'Écriture!  Quel  nombre,  quelle  sonorité  d'élocutioa,  et  puisque  la 
prose,  aussi  bien  que  le  vers,  a  sa  cadence,  quelle  beauté  de  rythme! 
D'autres,  et  Massillon  lui-même,  peuvent  avoir  des  exordes  plus 
impétueux,  ou,  comme  on  dit,  plus  abrupts  :  en  connaissez-vous 
beaucoup  qui  soient  d'une  séduction  plus  noble? 

Lisons  un  autre  de  ces  débuts,  —  et  d'un  genre  tout  diffé- 
rent :  «  Omnia  opéra  sua  faciunt  ut  videanlur  ab  hominibus.  Ce 
n'est  pas  la  fausse  piété  et  l'attention  à  s'attirer  les  regards  publics 
dans  la  pratique  des  œuvres  saintes  qui  me  paraît  l'écueil  le  plus  à 
craindre  pour  le  commun  des  fidèles.  Le  vice  des  pharisiens  peut 
trouver  encore  des  imitateurs,  mais  ce  n'est  pas  le  vice  du  plus 
grand  nombre.  Le  respect  humain  qui  fait  que  nous  servons  Dieu 
pour  mériter  l'estime  des  hommes  est  bien  plus  rare  que  celui  qui 
nous  empêche  de  le  servir  de  peur  de  la  perdre.  La  tentation  la 
plus  ordinaire  n'est  pas  de  se  glorifier  d'une  fausse  vertu,  c'est  de 

(1)  Sur  le  -petit  nombre  des  élus. 


156  REVOE  DES  DEUX  MONDES. 

rougir  de  la  véritable,  et  la  timidité  criminelle  du  respect  humain 
damne  bien  plus  de  chrétiens  que  l'effronterie  et  la  duplicité  de 
l'hypocrisie  (1).  »  Mêmes  qualités,  et  des  qualités  nouvelles,  qui 
viennent  s'ajouter  aux  premières.  Ne  doutez  pas  que,  pour  écrire 
cette  seule  phrase,  toute  en  noms,  verbes,  et  pronoms  :  «  Le  res- 
pect humain  qui  fait  que  nous  servons  Dieu  pour  mériter  l'estime 
des  hommes  est  bien  plus  rare  que  celui  qui  nous  empêche  de  le 
servir  de  peur  de  la  perdre,  »  il  ne  faille  une  entière  possession  des 
ressources  de  la  langue.  Nous  n'écrivons  plus  ainsi,  mais,  au 
moins  sachons-le  bien,  c'est  parce  que  nous  ne  pouvons  plus  écrire 
ainsi.  Sous  un  excès  de  couleur,  ce  que  l'on  dissimule  souvent, 
c'est  que  l'on  a  perdu  le  sens  et  l'instinct  de  la  ligne.  Pareillement, 
le  style  coupé,  c'est  quelquefois  l'impuissance  même  de  lier  le  style. 

Prenons  un  autre  exemple  encore  :  «  Madeleine  avait  sacrifié 
au  monde  tous  les  dons  qu'elle  avait  reçus  de  la  nature  ;  elle  en 
fait  dans  sa  pénitence  un  sacrifice  à  Jésus -Christ,  sa  douleur 
n'excepte  rien,  et  la  compensation  est  universelle.  Ses  yeux  avaient 
été  ou  les  instrumens  de  sa  passion  ou  les  sources  de  ses  faiblesses, 
ils  deviennent  les  organes  de  sa  pénitence  et  les  interprètes  de 
son  amour  :  Lacrimis  cœpit  rigare  pedes  ejus.  Ses  cheveux  avaient 
servi  d'attrait  à  la  volupté,  elle  les  consacre  aujourd'hui  à  un  saint 
ministère  :  Et  rnpillis  capitis  sid  iergebat.  Sa  bouche  avait  été 
mille  fois  souillée  ou  par  des  discours  de  passion  ou  par  des  liber- 
tés criminelles,  elle  la  purifie  par  les  marques  les  plus  vives 
d'une  plus  sainte  tendresse:  Et  osculahatur  pedes  ejus.  Son  amour 
reprend  toutes  les  armes  de  sa  passion  et  s'en  fait  autant  d'instru- 
mens  de  justice,  et  elle  punit  le  péché  parle  péché  même  (2).  »  Con- 
naissez-vous rien  qui  soit  d'un  sentiment  plus  vif  à  la  fois  et  plus 
précieux  ?  ou  d'une  langue  en  même  temps  plus  franche  et  plus 
curieuse  ?  Je  ne  sais  à  la  vérité  si  l'accent  n'en  est  pas  un  peu  pro- 
fane. Lorsque  parurent,  en  17/i5,  les  Sermons  de  Massillon,  un 
contemporain  prétendit  qu'on  y  goûtait  une  sorte  de  plaisir,  et 
de  volupté  même,  oiàil  semblait  «  que  les  sens  pardcipassent  (3).  » 
Le  mot  est  juste,  et  l'éloge,  car  c'est  un  éloge,  absolument  vrai, 
mais  un  peu  laïque,  j'imagine,  à  l'adresse  d'un  prédicateur  chré- 
tien. 

Transcrivons  un  dernier  passage  :  «  Accoutumés  que  sont  les 
grands  à  tout  ce  que  les  sens  ont  de  plus  doux  et  de  plus  riant,  la  plus 
légère  douleur  déconcerte  toute  leur  félicité,  et  leur  est  insoutenable. 

(1)  Sur  le  respect  humain. 

(2)  Panégyrique  de  sainte  Madeleine. 

(3)  Massillon,  d'après  des  documens  iaédits,  par  M.  l'abbé  Blampignon  ;  Paris,  1879, 
page  261. 


ÉTUDES    SUR    LE   XVIH*    SIÈCLE.  157 

Ils  ne  savent  user  sagement  ni  de  la  maladie,  ni  de  la  santé,  ni  des 
biens,  ni  des  maux  inséparables  de  la  condition  humaine  :  les  plai- 
sirs abrègent  leurs  jours  et  les  chagrins  qui  suivent  toujours  les  plai- 
sirs précipitent  le  reste  de  leurs  années.  La  santé  déjà  ruinée  par 
rintemi)érance  succombe  sous  la  multiplicité  des  remèdes,  l'excès 
des  attentions  achève  ce  que  n'avait  pu  faire  l'excès  des  plaisirs,  et 
s'ils  se  sont  défendu  les  excès,  la  mollesse  et  l'oisiveté  toute  seule 
devient  pour  eux  une  espèce  de  maladie  et  de  langueur  qui  épuise 
toutes  les  précautions  de  l'art  et  que  les  précautions  usent  et  épui- 
sent elles-mêmes  (1).  »  Ce  doit  être  là  de  ces  traits  dont  les  philo- 
sophes ont  vanté  l'éloquence  insinuante  et  douce,  fine  et  noble  (2). 
Ils  nous  suggèrent  la  tentation  de  dire,  puisqu'aussi  bien  l'usage  a 
consacré  cette  irrévérencieuse  comparaison  delà  chaire  et  du  théâtre, 
que  cet  aimable  prédicateur,  si  spirituel,  était  digne  d'être,  non  pas 
certes  Racine,  comme  on  l'a  répété  trop  souvent,  mais  au  moins  Mari- 
vaux, s'il  n'eût  été  Massillon.  D'autres,  comme  Bossuet,  ont  vu  plus 
profondément  dans  l'homme,  et  d'autres,  comme  Bourdaloue,  plus 
complètement.  Massillon  a  peut-être  vu  plus  finement,  et  nul,  pas 
même  Fénelon,  à  qui  j'emprunterai  le  mot,  n'a  plus  délicatement  ana- 
tomisé  jusqu'aux  moindres  fibres  du  cœur  humain.  Ce  qu'il  y  a  de 
plus  délié  dans  le  sentiment,  ce  qu'il  y  a  de  plus  subtil  dans  les 
détours  de  la  passion,  ce  qu'il  y  de  plus  tristement  ingénieux  dans 
les  illusions  de  la  conscience  humaine,  si  habile  à  se  méprendre  elle- 
même  sur  les  vraies  raisons  de  ses  actes,  voilà  ce  que  Massillon  a 
observé,  discerné,  mis  à  nu,  comme  personne.  Les  exemples  en  sont 
trop  cé'èbres  pour  qu'on  ne  nous  dispense  pas  de  les  multiplier. 
Mais  une  fois  faite  à  l'admiration  sa  part,  et  sa  part  très  large,  ne 
serait-ce  pas  fermer  volontairement  les  yeux  que  de  ne  pas  aperce- 
voir un  peu  de  clinquant  parmi  cet  or?  a  Son  amour,  vous  disait-on 
de  Madeleine,  reprend  les  armes  de  ses  passions  et  s'en  fait  des 
instrumens  de  justice  »  :  voilà  qui  est  bien  vu,  trop  ingénieuse- 
ment dit  peut-être,  mais  enfin  ce  qui  s'appelle  trouvé.  Pourquoi 
cependant  la  suite  :  «  et  elle  punit  le  péché  par  le  péché  même?  » 
Pressez  un  peu  cette  fragile  antithèse,  et  voyez  si  vous  en  exprimerez 
un  sens  qui  soit  solide,  ou  même  satisfaisant.  Cette  mollesse  encore 
et  cette  oisiveté  qui  «  toute  seule  devient  aux  grands  une  espèce 
de  maladie  et  de  langueur  qui  épuise  toutes  les  précautions  de  l'art,  » 
elle  est  admirablement  dépeinte,  et  d'un  seul  trait  bien  profondé- 
ment marquée.  Pourquoi  donc  faut-il  que  l'orateur  ajoute  :  «  et 
que  les  précautions  usent  et  épuisent  elle-même  ?  »    Tournez  et 

(1)  Sur  le  malheur  des  grands  qui  abandonnent  Dieu. 

(2)  D'Alembert,  Éloge  de  Massillon. 


158  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

retournez  ces  trois  mots  :  qu'est-ce  que  cette  langueur  et  cette 
maladie  que  les  précautions  épuisent  ?  ou,  si  cela  veut  dire  qu'à 
force  de  précautions  le  malade  aggrave,  et  lui-même  nourrit  son 
mal,  que  viennent  faire  ici  ces  métaphores  à'usure  et  d'épuisement, 
si  ce  n'est  balancer  l'antithèse  et  permettre  au  développement  de 
finir  sur  une  pointe  ? 

Je  n'ai  pas  pris  ces  exemples  tout  à  fait  au  hasard.  C'est  que 
Massillon  se  complaît  visibleineat  à  cette  sorte  de  jeu  de  mots. 
Bien  plus  :  il  l'élève  à  la  dignité  d'un  procédé.  11  dira  du  pécheur  : 
H  Le  monde  meurt  pour  lui,  mais  lui-même  en  mourant  ne  meurt 
pas  encore  au  monde  (1).  »  Il  dira  des  simples  d'esprit  et  de  l'heu- 
reuse humilité  de  leur  foi  :  u  Cette  foi  à  qui  les  sens  n'ajoutent 
rien  et  qui  est  heureuse  non  parce  quelle  croit  sans  voir,  mais 
parce  qu'elle  voif  presque  en  croyant  (2).  »  Il  dira  des  indifférens 
et  des  tièdes,  que  «  tandis  qu'ils  donnent  à  la  figure  du  monde  la 
vérité  et  la  réalité  de  leurs  affections,  ils  n'en  donnent  que  la  figure 
à  la  vérité  de  la  loi  et  à  la  réalité  des  promesses  de  Dieu   (3).  » 
Limitons  toutefois  le  sens  et  la  portée  de  notre  observation.  L'anti- 
thèse est  au  fond  du  christianisme  :  c'est  l'antithèse  de  la  raison  et 
de  la  foi,  c'est  l'opposition  de  l'ordre  de  la  nature  et  de  l'ordre  de 
la  grâce,  c'est  jusque  dans  la  discipline  extérieure  la  distinction  du 
laïque  et  du  clerc,  de  l'homme  du  siècle  et  de  l'homme  d'église:  et 
prêcher  le  christianisme,  c'est  en  quelque  sorte  exagérer  ces  dis- 
tinctions, ces  oppositions  et  ces  antithèses  pour  en  triompher  en  les 
conciliant  sous  la  loi  de  la  révélation.  Ce  que  nous  reprochons  à 
Massillon,  ce  n'est  donc  pas  d'avoir  usé  de  cette  forme  antithétique; 
c'est  de  l'avoir  réduite  à  n'être  plus  qu'un  moule  banal  dont  il  est 
trop  facile  de  tirer  autant  d'épreuves  que  l'on  voudra.  Car,  selon 
le  caprice,  vous  pourrez  jouer  sur  les  verbes  ;  «  et  nos  faibles  tra- 
vaux ne  nous  sont  plus  com.ptés  pour  rien,  dès  que  nous  les  comp- 
tons nous-mêmes  pour  quelque  chose  [h)  ;  »  vous  pourrez  jouer 
sur  les  adjectifs  :  «  Toute  vie  qui  n'est  pas  digne  d'un   saint  est 
indigne  d'un  chrétien  (5)  ;  »  vous  pourrez  jouer  sur  les  substan- 
tifs :  «  Si  V éclat  du  trône  est  tempéré  par  Yafjabilité  du  souverain, 
V affabilité  du  souverain    relève  V éclat  du  trône  (6).  »  Arrêtons- 
nous,  et  posons  un  premier  point  d'interrogation.  Ne  serait-ce  pas 


(1)  Sur  la  mort  da  pécheur  et  la  mort  du  juste. 

(2)  Sur  les  dispositions  à  la  communion. 

(3)  Sur  le  véritable  culte. 

(4)  Sur  les  obstacles  que  la  vérité  trouve  chez  les  grands. 

(5)  Sur  la  mauvais  riche. 

(6)  Sur  l'humanité  des  grands  envers  le  peuple. 


ÉTUDES  SUR   LE   XV!!!**   SIÈCLE.  159 

ici  que  Voltaire  sentait  Vhomme  d'esprit  (1)  dans  les  sermons  de 
Massillon? 

Voici,  je  crois,  où  il  sentait  V académicien.  C'est  d'abord  dans 
l'usage  de  ces  expressions  abstraites  et  de  ces  termes  généraux  qui 
sont  un  caractère  frappant  du  style  de  Massillon.  Massillon  dira  plus 
volontiers  un  lemple  qu'une  église.  Il  appelle  ordinairement  le 
peuple  du  nom  de  populace,  non  point,  je  pense,  par  aucune  inten- 
tion de  mépris ,  mais  uniquement  par  souci  de  l'élégance.  C'est 
encore  pourquoi  dans  sa  période  cérémonieuse  ,  les  domestiques 
des  grands  deviennent  leurs  esclaves.  Et  l'un  de  ses  récens  pané- 
gyristes, —  docteur  en  théologie,  —  ne  nous  répétait-il  pas,  —  ce 
que  nous  n'aurions  osé  redire  sans  une  telle  garantie,  —  qu'il  dit 
cri7?îe  très  souvent,  où  il  suffirait  de  d'ire  faute  {2)1  C?'ime,  étant  plus 
tragique,  a  quelque  chose  de  plus  noble  que  faute.  Il  est  difficile 
que  cette  constante  préoccupation  du  style  noble  ne  mène  pas  tout 
droit  aux  périphrases.  Massillon  n'est  donc  pas  moins  riche  de  péri- 
phrases que  d'antithèses. 

11  y  en  a  quelques-unes  qui  ne  sont  que  des  périphras^^^^s,  et  qui 
ne  témoignent  que  d'une  résolution  bien  prise  d'éviter  le  terme 
propre,  et  de  l'éviter  à  tout  prix,  au  prix  même  de  la  clarté.  C'est 
quelquefois  en  effet  un  vrai  travail  d'esprit  que  d'ôter  l'enve- 
loppe pour  arriver  jusqu'au  sens.  Savez-vous  ce  que  c'est  «  qu'é- 
touffer dans  la  mollesse  du  repos  l'aiguillon  de  la  faim  (3)?  » 
c'est  dormir  en  temps  de  carêm.e  ou  de  vigile  de  façon  qu'il  s'écoule 
un  moindre  intervalle  entre  l'heure  du  réveil  et  le  moment  du 
repas.  «  Avoir  les  armes  à  la  main  contre  sa  propre  gloire  (âj,  » 
c'est  résister  au  coup  de  la  grâce  et  s'obstiner  contre  Dieu.  «  Trans- 
porter dans  le  champ  du  seigneur  ce  qui  occupe  inutilement  de  la 
terre  dans  le  nôtre  (5),  »  c'est  faire  d'église  les  cadets  de  bonne 
maison  pour  assurer  aux  aînés  de  quoi  soutenir  l'éclat  obligatoire 
d'une  grande  famille. 

D'autres,  au  contraire,  sont  charmantes  et  font  luire  un  rayon 
de  poésie  presque  païenne  dans  le  demi-jour  du  sanctuaire  chré- 
tien. «  On  a  beau  monter  et  être  porté  sur  les  ailes  de  la  fortune,  la 
félicité  se  trouve  toujours  placée  plus  haut  que  nous-mêmes  (6).  » 
Il  aime  assez  cette  métaphore,  comme  aussi  celle  de  la,  jeunesse  de 
l'aigle,  comme  aussi  celle  des  écueils,  qu'il  place  un  peu  partout 
et  quelquefois  étrangement.  Je  retrouve  la  première  dans  un  autre 

(4)  Voltaire,  Siècle  de  Louis  XIV,  au  catalogue  des  écrivains,  article  Massillon. 

(2)  OEuvres  de  Massillon,  éd.  Blarapignor^,  t.  446. 

(3)  Sur  le  jeicne. 

(4)  Sur  le  mélange  des  bons  et  des  médians. 

(5)  Sur  le  danger  des  prospérités  temporelles. 

(6)  Sur  le  malheur  des  grands  qui  abandonnent  Diéu. 


160  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

sermon  :  a  Si  nous  montons  sur  les  ailes  des  vents  et  que  nous  tra- 
versions les  airs,  c'est  sa  main  qui  nous  guide,  et  il  est  le  Dieu 
des  îles  éloignées  où  on  ne  le  connaît  pas  comme  des  royaumes 
et  des  régions  qui  l'invoquent  (1)  :  »  et  voilà  de  ces  traits,  voilà  de 
ces  phrases  qui  font  par  momens  qu'on  lui  pardonne  tout.  Ou  plu- 
tôt encore,  on  se  prend  à  penser  que  la  critique,  presque  toujours 
frappée  d'un  seul  aspect  des  choses,  tantôt  trop  indulgente  aux 
beautés  ou  tantôt  trop  sévère  aux  défauts,  pourrait  bien  ne  pas  avoir 
sufTisimment  appuyé  sur  l'intime  solidarité  qui  fait  de  certains 
défauts  comme  un  prix  convenu  dont  on  paierait  de  certaines  beau- 
tés. 11  ne  nous  paraît  pas  prouvé,  comme  on  continue  de  le  dire 
quelquefois,  que  la  première  des  vertus  de  l'écrivain  ou  de  l'ora- 
teur, soit  de  n'avoir  point  de  défaut. 

Ce  qui  du  moins  est  certain,  c'est  que,  si  Massillon  ne  se  fût  pas 
exercé  de  la  sorte  à  ce  que  l'on  pourrait  appeler  la  gymnastique 
de  la  périphrase,  il  n'aurait  jamais  eu  de  ces  fortunes  d'expression 
qui  sont  chez  lui  si  nombreuses  et  si  heureuses.  «  Le  citoyen 
obscur,  en  imitant  la  licence  des  grands,  croit  mettre  à  ses  passions 
le  sceau  de  la  grandeur  et  de  la  noblesse  (2)  ;  »  ou  encore  :  «  Les 
louanges —  qu'on  donne  publiquement  aux  grands  —  ne  font  que 
réveiller  l'idée  de  leurs  défauts,  et  à  peine  sorties  de  la  bouche 
même  de  celui  qui  les  publie,  elles  vont,  s'il  m'est  permis  de 
m'exprimer  ainsi,  expirer  dans  son  cœur  qui  les  désavoue  (8)  ;  » 
ou  encore  :  «  Et  l'on  va  porter  aussitôt,  —  en  sortant  d'entendre 
le  prédicateur,  —  au  milieu  du  monde  et  des  plaisirs  l'aiguillon 
secret  que  la  parole  de  Dieu  a  laissé  dans  le  cœur,  afin  d'y  trouver 
une  main  flatteuse  qui  l'arrache  et  qui  referme  la  plaie  d'où  devait 
sortir  la  guérison  (4).  »  On  l'a  dit,  mais  il  faut  le  redire,  dans  ces 
endroits,  Massillon  est  vraiment  inimitable.  C'est  que  ce  nesontplus 
ici  de  ces  périphrases,  comme  tout  à  l'heure,  qui  ne  servaient  qu'à 
relever  un  terme  banal  ou  déguiser  un  terme  propre  :  mais  on  peut 
dire  qu'elles  prolongent  le  terme  banal  au-delà  de  son  ordinaire 
usage,  et  qu'elles  diversifient  d'une  nuance  nouvelle  la  signification 
coutumièredu  terme  propre.  Ajoutez  que,  comme  les  mots,  quelque 
abus  que  l'on  en  fasse,  ne  cessent  pas  de  représenter  des  idées,  ces 
finesses  mêmes  de  langage  deviennent  un  instrument  de  précision 
pour  l'analyse  psychologique.  On  ne  prétendait  qu'à  dire  finement, 
et  il  se  trouve  que  l'on  a  finement  pensé.  L'écrivain,  attentif  uni- 
quement au  choix  de  ses  expressions,  ne  poursuivait  qu'un  effet  de 
style  ;  il  l'atteint  ;  et  voici  que  de  la  rencontre  de  quelques  mots 

(1)  Sur  le  respect  dans  les  temples. 
(2j  Sur  les  exemples  des  grands. 

(3)  Sur  la  fausseté  de  la  gloire  humaine. 

(4)  Sur  la  parole  de  Dieu. 


ÉTUDES   SUR   LE   XVIII*   SIÈCLE.  161 

qui,  bien  loin  de  s'appeler,  semblaient  se  repousser,  il  sort  une 
vérité  nouvelle. 

Après  quoi,  permettons-nous  de  signaler  quelques  autres  endroits 
où  la  périphrase  approche  du  galimatias.  Je  le  comprends  encore,  quoi- 
qu'il parle  assez  mal  déjà,  quand  il  nous  dit  que  «  pour  réveiller  les 
âmes  voluptueuses,  il  faut  des  excès  bizarres,  »  et  «  qu'une  affreuse 
distinction  d'énormité  donne  à  l'iniquité  de  nouveaux  charmes  (1).  » 
Mais  si  je  vous  demande  ce  que  c'est  que  «  se  faire  un  monstre 
d'un  vain  discernement  de  viandes  dont  la  santé  peut  souffrir  (2),  » 
avouez  que  personne  ne  me  répondra  sans  avoir  recouru  d'abord 
au  contexte.  On  pourrait  insister,  mais  comme  il  le  dit  lui-même, 
((  tirons  un  voile  de  discrétion  sur  la  sévérité  des  maximes,  »  et 
sans  examiner  dans  la  grande  rigueur  les  défaillances  d'exécution, 
contentons -nous  de  rappeler  qu'elles  sont  nombreuses  chez  Massil- 
lon,  —  incorrections,  négligences  de  toute  sorte,  métaphores  dis- 
cordantes, voire  cacophonies,  —  et  bien  singulières  pour  un  écri- 
vain qui  ne  laissa  pas  en  mourant  moins  de  douze  copies  (3),  dit-on, 
du  recueil  de  ses  Sermons.  Des  images  comme  celle-ci  :  «  On  a 
sur  la  conscience  des  abîmes  qui  n'ont  jamais  été  approfondis  {h),  » 
ou  comme  celle-ci  :  «  Tel  est  l'homme,  ô  mon  Dieu,  entre  les 
mains  de  ses  seules  lumières  (5),  »  ne  sont  malheureusement  pas 
assez  rares  dans  sa  prose. 

Notons  seulement  un  dernier  trait,  qui  va  nous  ramener  au 
point  de  départ  et  fermer  le  cercle  :  c'est  le  fréquent  usage  de  ces 
épithètes  vagues  dans  les  meilleurs  sermons  de  Massillon,  —  les 
((  terreurs  cruelles,  »  les  «  horreurs  secrètes,  »  les  «  songes 
funestes,  »  ou  les  «  noirs  chagrins;  »  —  épiihètes  de  nature, 
comme  on  les  appelle  au  collège,  parce  qu'elles  sont  tellement 
naturelles  qu'elles  font  pléonasme,  à  vrai  dire,  et  que  s'il  leur 
arrive  parfois  d'aider,  et  d'aider  beaucoup  à  la  sonorité  de  la 
phrase,  il  ne  leur  arrive  jamais  ni  d'étendre,  ni  de  renforcer,  ni  de 
préciser,  ni  seulement  de  nuancer  le  sens  du  mot,  «  Vous  ressem- 

(1)  Sur  le  danger  des  prospérités  temporelles.  «  Il  semble  d'ailleurs  que  Massillon 
n'ait  pas  été  très  heureux  dans  l'expression  de  cette  pensée  si  juste  pourtant,  et  si  pro- 
fonde. Jo  vois  qu'il  y  est  revenu  dans  son  sermon  sur  l'Enfant  prodigue.  «  On  cherche 
avidement  de  nouveaux  crimes  dans  le  crime  môme,  on  forme  comme  le  prodigue  des 
désirs  plus  honteux  et  qui  vont  plus  loin  que  les  actions  mêmes  :  Cupiebat  implere 
ventrem  de  siliquis  quas  porci  manducabant.  »  Le  comprendriez- vous  bien  si  la 
citation  du  texte  évangélique  ne  venait  donner  à  la  pensée  le  dernier  degré  de  clarté 
de  force  et  d'éloquence? 

v2)  Sur  le  véritable  culte. 

(3)  F.  Godefroy,  Étude  sur  Massillon. 

(4)  Pour  la  fête  de  la  Visitation. 

(5)  Sur  les  dispositions  à  la  communion. 

TOMB  XLIII.  —  1881.  '  H 


162  REVUE  DES   DEUX  MONDES, 

blez  à  un  homme  qui  songe  qu'il  est  heureux  et  qui,  après  le  plaisir 
de  cette  courte  rêverie,  s'éveille  au  son  d'une  voix  terrible,  voit 
avec  surprise  s'évanouir  le  vain  fantôme  de  félicité  qui  amusait  ses 
sens  assoupis.,,  et  un  abîme  éternel  s' omn\:  où  des  flammes  ven- 
geresses vont  punir  durant  l'éternité  l'erreur  fugitive  d'un  songe 
agréable  (i).  »  Otez  les  adjectifs  et  relisez  la  phrase  :  vous  serez 
étonné  que  vous  ne  la  reconnaîtrez  plus  et  que  le  sens  pourtant 
n'aura  rien,  —  je  dis  absolument  rien,  —  perdu. 

Ce  sont  là  quelques-unes  des  qualités  que  le  xviii^  siècle  a 
si  constamment,  si  sincèrement,  si  naïvement  admirées  dans  les 
sermons  de  Massillon.  Voltaire  s'écrie  de  bonne  foi  quelque  part  : 
K  Vous  avez  fait  un  bien  mauvais  sermon  sur  Vimpureté,  ô  Bour- 
daloue  (2)  !  »  Il  veut  dire  que  ce  jour-là,  Bourdaloue,  selon  le 
mot  célèbre,  a  frappé  comme  un  sourd,  sans  nul  égard  à  la  superbe 
délicatesse  des  oreilles  qui  l'écoutaient,  sans  nulle  préoccupa- 
tion de  dissimuler  sous  les  ornemens  de  la  rhétorique  la  «  face 
hideuse  »  du  vice  que  justement  son  devoir  était  de  démasquer,  sans 
nulle  inquiétude  que  de  n'en  pas  inspirer  à  son  auditoire  assez  d'é- 
loignement  et  d'horreur.  «  Trop  heureux,  comme  il  le  dit  lui-même, 
—  car  il  dut  faire  amende  honorable,  publiquement,  de  l'âpreté  de  sa 
parole,  —  trop  heureux  si,  se  voyant  condamné  du  monde,  il  peut 
espérer  d'avoir  confondu  le  \ice  et  glorifié  Dieu  (3).  »  Massillon  a 
traité  du  même  vice  dans  un  sermon  sur  l'enfant  prodigue.  Soyez  sûr 
que  Voltaire  ici  n'a  rien  retrouvé  de  ce  qui  le  choquait  si  fort  dans  le 
sermon  de  Bourdaloue.  Massillon  n'est  point  homme  à  dire,  comme 
cela,  tout  uiiiment  et  tout  crûment  les  choses.  «  Ah  !  les  commence- 
mens  de  la  passion  n'offrent  rien  que  de  riant  et  d'agréable  ;  les  pre- 
miers pas  qu'on  fait  dans  la  voie  de  l'iniquité,  on  ne  marche  que  sur 
des  fleurs  (4).  »  Non  certes,  cela  ne  sent  pas  son  pédant  de  collège, 
ou  quelque  prêtre  inexpérimenté  des  convenances  mondaines  ;  cela 
n'est  pas  «  prêcher  la  morale  chrétienne  avec  une  dureté  capable 
de  la  rendre  odieuse (5)-,  »  cela  n'est  pas  rudoyer  ou  désespérer  le 
pécheur;  ou  mieux  encore,  et  décidément,  cela  sent  «  l'homme  de 
cour.  »  Le  mot  est  de  Voltaire,  toujours.  Et  M.  Nisard  l'a  dit  admi- 
rablement, le  rhéteur  a  reconnu  le  rhéteur. 

Gomment  en  effet  Voltaire  n'admirerait-il  pas  chez  Massillon  cette 
préoccupation  de  la  noblesse  du  style  et  de  l'élégance  continue 
dont  il  subit  lui-même,  avec  une  exemplaire  timidité,  jusqu'aux 
plus  puériles  exigences?  Et  le  siècle  pense  comjne  lui.  Si  Voltaire 

(1)  Sur  le  mauvais  riche. 

(2)  Voltaire,  Dictionnaire  philosophique,  au  mot  Guerre. 

(3)  Bourdaloue,  Sur  la  conversion  de  Madeleine. 

(4)  Massillon,  Sur  l'enfant  prodigue. 
(15)  D'Alembert,  Éloge  de  Massillon. 


ÉTUDES    SDR  LE    XVIII*   SIÈCLE.  163 

trouve  Bourdaloiie  presque  grossier,  d'Alembert  trouve  Bossuet(l) 
presque  négligé,  mais  Condorcet  les  dépassera  tous,  qui  trouvera  que 
Pascal  a  manqué  «  d'élégance  et  d'harmonie  »  et  qu'il  y  a  par 
Trop  «  d'expressions  proverbiales  et  familières  »  dans  ces  immor- 
telles Provinciales  (2).  On  dirait  qu'en  un  certain  sens,  la  fin  du 
xviii^  siècle  aspire  à  rejoindre  le  commencement  du  xvir.  Les  jolis 
petits  poètes  qui  travaillent  à  Y Ahnanach  des  muses  sont  germains 
des  Bonserade,  et  des  Sarrasin,  et  des  Voiture.  Et  ne  vous  les  repré- 
sentez-vous pas  bien,  les  Bernis,  les  Dorât,  les  Lebrun  même  don- 
nant la  main,  par-dessus  le  siècle  de  Louis  XIV,  aux  belles  dames 
de  l'hôtel  de  Rambouillet?  Massillon,  parmi  les  rénovateurs  du  pré- 
cieux dans  la  prose,  est  sans  doute  l'un  des  premiers  en  date.  Je 
rappelais  tout  à  l'heure  Marivaux,  mais  on  peut  faire  une  compa- 
raison plus  juste  encore  et  plus  sensible  :  le  prédicateur  du  Petit 
Carême  a  traité  de  la  religion  comme  le  spirituel  auteur  de  la  Plu- 
ralité des  mondes  a  traité  de  la  science.  Ni  l'un  n'oublie  jamais  qu'il 
écrit  pour  l'instruction  des  marquises,  ni  l'autre  qu'il  prêche  pour 
l'édification  des  duchesses.  On  peut  donc  dire  que,  si  le  xviii^  siècle 
n'avait  pas  admiré  Massillon  par-dessus  Bossuet  et  Bourdaloue, 
comme  il  admirait,  je  le  crains,  Fontenelie  par-dessus  Malebranche 
et  Descartes,  il  aurait  cessé  d'être  le  xviif  siècle.  On  avait  mis, 
selon  le  mot  si  vrai  de  la  Bruyère,  on  avait  mis  dans  le  discours  tout 
l'ordre,  toute  la  netteté,  toutes  les  grandes  qualités,  en  un  mot  dont 
il  était  capable.  Il  ne  restait  plus  qu'à  y  mettre  de  l'esprit,  trop 
d'esprit,  et  c'est  à  quoi  nul  ne  s'employa  plus  consciencieusement 
que  l'évêque  de  Glermont.  Mais  nous  voyons  par  là  qu'une  bonne 
part  de  la  réputation  consacrée  de  Massillon  n'est  faite  que  de  ses 
défauts  mêmes,  ou  du  moins  de  tout  ce  que  le  xvin«  siècle  a  com- 
mis de  regrettables  erreurs  sur  le  style  considéré  non  pas  comme 
indépendant  de  la  pensée  peut-être,  mais  enfin  comme  extérieur  à 
elle.  Car  ne  croit-on  pas  rêver  lorsqu'on  entend  d'Alembert  con- 
seiller à  ceux  qui  voudront  se  convaincre,  combien  «  la  véritable 
éloquence  de  la  chaire  est  opposée  à  l'affectation  du  style  (3),  »  de 
lire  les  sermons  de  Massillon  et  particulièrement  ceux  qu'on  appelle 
le  Petit  Carême?  Un  autre  critique  du  temps  avait  loué  ces  mêmes 
sermons  en  des  termes  plus  singuliers  encore,  insistant  sur  ce 
qu'on  n'y  trouvait  «  nulle  antithèse,  nulle  phrase  recherchée,  point 
de  figures  bizarres  [h)  !  » 

Remarquez  maintenant  la  place  que  ces  artifices  de  langage 

(1)  D'Alembert,  Éloge  de  Bossuet, 

(2)  Condorcet,  Éloge  de  Biaise  Pascal. 

(3)  Article  Élocution,  dans  PEncylopédie. 

(4)  Cité  par  l'abbé  Blampignon,  Massillon,  p.  2G2. 


164  REVUE   DES   DEUX   MONDES, 

occupent  dans  le  discours.  On  les  rencontre  quelquefois  au  milieu 
d'une  période,  il  est  vrai;  cependant,  à  l'ordinaire,  antithèses  et 
périphrases  terminent  volontiers  l'alinéa.  Ce  n'est  pas  un  hasard, 
c'est  une  manière  propre  à  Massillon,  sa  signature  en  quelque 
sorte,  mise  au  bas  du  tableau.  Le  plus  souvent  en  effet,  et  selon 
le  mouvement  naturel  de  l'intelligence  en  action,  —  que  l'on  déve- 
loppe une  doctrine  par  les  idées  ou  que  l'on  amplifie  par  les  mots 
un  lieu-commun,  —  c'est  du  général  au  particulier,  c'est  de  l'ab- 
strait au  concret,  c'est  de  la  maxime  à  l'application,  c'est  de  l'idée 
proprement  dite  à  l'image,  et  de  ce  qui  ne  serait  intelligible  enfm 
que  pour  quelques-uns  à  ce  que  l'esprit  le  plus  obtus  peut  com- 
prendre, que  le  développement  ou  l'amplification  oratoire  déroulent, 
anneau  par  anneau,  la  longue  chaîne  de  leurs  raisons  ou  la  longue 
série  de  leurs  phrases.  Bourdaloae  dira  donc  :  «  Etre  convertie  et 
cependant  être  aussi  mondaine  que  jamais,  être  dans  la  voie  de  la 
pénitence  et  cependant  être  aussi  esclave  de  son  corps,  aussi  adon- 
née à  ses  aises,  aussi  soigneuse  de  se  procurer  les  commodités  de 
la  vie,  réduire  tout  à  des  paroles,  à  des  maximes,  à  des  résolu- 
tions, c'est  une  chimère,  et  compter  alors  sur  sa  pénitence,  c'est 
s'aveugler  soi-même  et  se  tromper  (1).  »  Vous  voyez  comme  sa 
phrase  finit  sur  la  leçon,  simple,  claire,  précise.  Mais  Massillon 
dira,  traitant  le  même  sujet,  et  développant  la  même  idée  :  «  Elle 
n'imite  point  ces  personnes  qui  conservent  encore  sur  elles-mêmes 
des  soins  et  des  attentions  dont  la  pénitence  ne  s'accommode  guère, 
qui  n'étalent  plus  d'une  manière  indécente  pour  allumer  des  désirs 
criminels,  mais  qui  ne  négligent  rien  dans  des  ornemens  moins 
brillans,  qui  cherchent  les  agrémens  jusque  dans  la  modestie  et 
dans  la  simplicité,  et  qui  veulent  encore  plaire,  quoiqu'elles  soient 
fâchées  d'avoir  plu  (2).  »  La  chute  en  est  jolie.  Mais  visiblement,  il 
va  du  fin  au  fin  du  fin.  11  est  comme  en  spectacle  à  son  auditoire, 
et  nous  l'écotitons,  le  dirai-je?  comme  nous  écouterions  un  dia- 
logue de  la  Surprise  de  ï amour  ou  des  Fausses  Confidences,  avec 
une  attention  curieuse  de  savoir  jusqu'à  quel  point  de  division,  de 
distinction  et  de  ténuité  psychologique  il  poussera  la  finesse. 

Ses  énumérations,  disposées  avec  le  même  art,  suspendues  par 
le  même  procédé  savant,  produisent  le  même  efïet  et  de  la  même 
manière  captivent  l'auditeur.  C'est  le  même  intérêt  de  curiosité 
qui  s'éveille.  Ecoutez -le.  C'est  là,  dit-il,  dans  la  retraite,  que  vous 
connaîtrez  «  le  terme  de  vos  travaux,  le  délassement  de  vos  fati- 
gues, la  consolation  de  vos  peines,  le  repos  que  vous  cherchez  en 

(1)  Bourdaloue,  Sur  la  conversion  de  Madeleine. 
[2j  Massillon,  Panégyrique  de  sainte  Madeleine. 


ÉTUDES   SLR   LE   XYIII"   SIÈCLE.  165 

vain  depuis  tant  d'années,  et  enfin  des  douceurs  que  vous  n'avez 
jamais  trouvées  (1).  »  Ce  que  l'on  se  demande,  ce  n'est  pas  quand  il 
aura  tout  dit,  c'est  quand  il  en  sera  là  que  de  ne  plus  rien  avoir 
à  dire.  Autre  exemple  :  «  Les  chrétiens  sont-ils  faits  pour  ne  pas  se 
voir  et  s'interdire  toute  société  les  uns  avec  les  autres  ?  Les  chré- 
tiens! les  membres  d'un  même  corps,  les  enfans  d'un  même  père, 
les  héritiers  d'un  même  royaume,  les  pierres  d'un  même  édifice, 
Ips  portions  d'une  même  masse  ;  les  chrétiens  !  la  participation 
d'un  même  esprit,  d'une  même  rédemption  et  d'une  même  justice  ; 
les  chrétiens,  sortis  du  même  sein,  régénérés  dans  les  mêmes  eaux, 
incorporés  dans  la  même  église,  rachetés  d'un  même  prix  (2)  !  »  Et 
il  continue  :  «  Toute  la  religion  qui  nous  lie,  les  sacremens  aux- 
quels nous  participons,  les  prières  publiques  que  nous  chantons, 
le  pain  de  bénédiction  que  nous  offrons.  »  Et  il  recommence,  et 
vous  qui  l'écoutez,  je  vous  défie  bien  de  ne  pas  vous  intéresser  à 
cette  volubilité  même  de  parole,  à  cette  abondance  de  vocabulaire, 
à  cette  profusion  de  métaphores,  à  ce  flot  de  périphrases,  à  ce 
torrent  enfin  de  mots  qui  jaillissent,  qui  coulent  et  qui  roulent 
comme  d'une  source  intarissable.  On  se  dit  :  Que  va-t-il  bien  ren- 
contrer encore  ?  et  s'il  arrive  en  effet  qu'il  rencontre  quelque 
chose,  une  antithèse  plus  heureuse,  une  élégance  plus  nouvelle, 
une  finesse  plus  imprévue,  c'en  est  fait,  vous  cédez  au  charme,  et 
son  triomphe  est  assuré.  Je  pourrais  aisément  multiplier  les 
exemples  :  je  me  contenterai  d'un  dernier  que  j'emprunte  au  ser- 
mon sur  l'enfant  prodigue  et  que  l'on  peut  considérer  comme  le 
modèle  de  ses  énumérations  historiques.  Sous  la  domination  donc 
de  ce  vice  d'impureté,  dit-il,  il  n'est  rien  sur  quoi  l'on  ne  s'aveugle: 
a  On  s'aveugle  sur  sa  fortune,  et  Amnon..,  on  s'aveugle  sur  le 
devoir,  et  la  feiuuie  de  Putiphar..,  on  s'aveugle  sur  la  reconnais- 
sance, et  David..,  on  s'aveugle  sur  les  périls,  et  le  fils  du  roi  de 
Sichein..,  on  s'aveugle  sur  les  bienséances,  et  les  deux  vieillards 
de  Susanne..,  on  s'aveugle  sur  les  discours  pubhcs,  et  Hérodias.., 
enfin  on  s'aveugle  sur  l'indignité  même  de  l'objet  qui  nous  captive, 
et  Samson..,  »  On  voit  à  plein  le  procédé.  Je  n'ai  pas  besoin  de 
montrer  ce  qu'il  laisse  encore  de  liberûé  dans  le  choix  et  l'inven- 
tion du  détail,  mais  sans  doute  encore  moins  de  montrer  ce  qu'il 
introduit  avec  lui  de  factice  dans  la  composition  des  ensembles. 
En  effet,  nous  touchons  au  but,  et  nous  pouvons  nous  proposer 
de  fixer  la  formule  d'un  sermon  de  Massillon. 

Massillon  compose  par  le  dehors.   11  ne  s'établit  pas  d'abord. 


(1)  Sur  la  Samaritaine. 

(2)  Sur  le  pardon  des  o/Jenses. 


166  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

comme  Bossuet  et  comme  Bourdaloue,  d'un  coup  de  maître,  au 
cœur  de  son  sujet.  Mais  il  investit  la  place,  conformément  aux 
règles  de  l'art,  par  des  approches  successives  et  des  cheminemens 
réguliers,  toujours  les  mêmes.  Je  ne  veux  pas  le  prendre  à  son  désa- 
vantage, mais  au  contraire  dans  un  de  ses  meilleurs  sermons.  Sup- 
posez donc  qu'il  veuille  tracer  un  tableau  de  la  mort  du  pécheur  (1). 
Il  remarque  ingénieusement  que,  de  quelque  côté  que  «  cet  infortuné 
tourne  les  yeux,  »  il  ne  voit  rien  que  d'accablant  et  de  désespérant  : 
1"  dans  le  passé,  2°  dans  le  présent,  3°  dans  l'avenir.  C'est  une  pre- 
mière division  :  les  souvenirs  de  la  vie  passée,  les  souffrances  du 
moment  préseiit,  les  terreurs  de  la  vie  à  venir.  Le  reste  va  suivre 
comme  nécessairement.  Arrêtons-nous  aux  souffrances  du  présent. 
C'est  une  surprise  pour  la  plupart  des  hommes  que  l'approche  de 
la  mort,  c'est  une  séparation,  c'est  un  changement  d'état.  Deuxième 
division  :  1°  les  surprises  du  pécheur  mourant,  2°  les  séparations 
du  pécheur  uiourant,  Z"  les  changemens  du  pécheur  mourant.  Un 
peu  plus  outre  CDcore.  Il  pousse  la  subdivision  et  découvre  bientôt 
qu'il  y  a  six  surprises,  sept  séparations  et  quatre  changemens,  soit 
en  tout  dix-sept  paragraphes,  de  longueur  à  peu  près  égale.  Ils  y 
sont.  Vous  pouvez  les  compter.  Voyons  les  séparations.  Le  pécheur 
mourant  se  sépare  :  i°  de  ses  biens,  2"  de  sa  magnificence,  3°  de 
ses  charges  et  de  ses  honneurs,  U"  de  son  corps,  5°  de  ses  proches, 
6°  du  monde,  7°  de  toutes  les  créatures.  C'est  une  troisième  divi- 
sion. Encore  plus  avant.  Car,  au  fait,  pourquoi  ne  subdiviserions- 
nous  pas  à  leur  tour  ces  idées  de  fortune  et  de  magiiificence  ?  Quels 
sont,  par  exemple,  les  témoins  de  la  niagnificence  des  riches  de  ce 
monde?  Ce  seront  :  i°  l'orgueil  de  leurs  édifices,  2°  le  luxe  et  la 
vanité  de  leurs  ameublemens,  3°  cet  air  d'opulence  enfin  au  milieu 
duquels  ils  vivent, 

Nous  sommes  au  bout.  Remontons  maintenant. 

Chacune  de  ces  idées  peut  fournir  une  phrase.  Une  phrase  donc 
sur  les  édifices,  une  phrase  sur  le  luxe,  une  phrase  sur  l'air  d'opu- 
lence. Trois  phrases,  ou  quatre,  qu'il  n'est  même  plus  besoin 
de  souder,  et  qu'il  suffit  de  juxtaposer,  font  un  paragraphe.  Un 
paragraphe  donc  sur  les  séparations  d'avec  les  magnilictnces,  un 
paragraphe  sur  les  séparations  d'avec  les  biens  de  fortune,  un  para- 
graphe sur  les  séparations  d'avec  les  charges  et  les  honneurs,  et  les 
quatre  autres  que  l'on  a  vus  ;  total  :  sept  paragraphes  sur  les  sépa- 
rations. Sept  paragraphes  sur  les  séparations,  à  leur  tour,  font  un 
développement,  mais  déjà  six  paragraphes  sur  les  surprises  en  fai- 
saient un  premier,  et  quatre  paragraphes  sur  les  changemens  en 

(1)  Sur  la  mort  du  pécheur  et  la  mort  du  juste. 


ÉTUDES   SUR   LE   XVIir   SIÈCLE.  167 

vont  faire  un  troisième.  Trois  développemens,mis  bout  à  bout,  feront 
une  divisioa  du  discours;  nous  aurons  donc  une  division  sur  les 
souvenirs  du  passé,  une  division  sur  les  accablemens  du  présent, 
une  division  sur  les  terreurs  de  l'avenir.  II  ne  nous  reste  plus 
pour  avoir  un  point  de  sermon,  qu'à  mettre  en  avant  de  ces  trois 
divisions  une  phrase  qui  les  pose,  une  autre  phrase  à  la  fm  qui  les 
résume,  et  le  premier  point  achevé,  rien  de  plus  simple  :  on  passe 
au  second.  Pour  l'art  délicat  et  difficile  des  transitions,  je  ne  connais 
guère  d'écrivain  qui  s'en  soucie  moins  que  Massiilon.  C'est  qu'en 
effet,  à  ce,  degré  de  division,  les  idées,  réduites  à  leur  extrême  sim- 
plicité, n'ont  presque  plus  de  points  par  où  elles  se  touchent. 

Et  cependant,  chose  bizarre,  ce  n'est  pas  Massiilon,  c'est  Bour- 
daloue  qui  passe,  entre  nos  grands  sermonnaires,  pour  avoir  divisé, 
subdivisé,  resubdivisé  la  matière  de  la  prédication  jusqu'à  la 
réduire  en  poussière.  Mais,  sans  renvoyer  le  lecteur  à  aucun  des 
sermons  de  Bourdaloue,  parce  que  l'on  pourrait  le  renvoyer  à  tous 
les  sermons  de  ce  grand  homme  à  peu  près  indifféremment,  je  me 
contenterai  d'un  seul  mot.  Il  y  a  cette  différence  que  les  p)ans  de 
Bourdaloue  sont  antérieurs  à  ses  divisions  ;  il  ne  divise  le  sujet  que 
pour  le  mettre  à  la  portée  de  son  auditoire  ;  la  division  n'est  pour 
lui  qu'une  méthode  d'exposition.  Massiilon  au  rebours.  La  division 
est  pour  lui,  je  ne  dirai  pas  une  méthode,  mais  la  méthode  unique 
d'invention  ;  s'il  divise  le  sujet,  c'est  proprement  pour  le  découvrir, 
il  n'en  voit  que  successivement  les  ressources,  et  ses  plans  ne  dé- 
pendent que  de  ses  divisions.  Aussi  ses  plans,  souvent  ingénieux, 
sont-ils  toujours  en  surface  et  jamais  en  profondeur.  Aussi,  dans 
un  seul  discours,  épuise-t-il  d'un  coup  tout  ce  qu'il  peut  tirer  d'un 
texte.  Aussi  n'est-il  pas  capable  de  reprendre  deux  fois  un  même 
thème  et  de  se  renouveler,  comme  Bourdaloue,  forme  et  fond,  en 
se  répétant.  Il  n'est  abondant  que  de  moyens  de  rhétorique  et  de 
mots.  Mais  les  mots,  on  a  vu  l'usage  qu'il  en  faisait,  et  les  moyens 
de  rhétorique,  il  faut  bien  déclarer  qu'il  a  su  s'en  servir  comme  ])er- 
sonne.  Et  ainsi,  dans  un  genre  où  d'ailleurs  il  ne  serait  pas  à  sou- 
haiter qu'il  eût  trop  de  rivaux,  on  peut  dire  qu'il  est  véritablement 
sans  rival. 

Maintenant,  quel  usage  a-t-il  fait  de  ces  ressources?  Dans  ces 
cadres  tracés  comme  on  vient  de  le  voir,  qu'a-t-il  mis?  La  réponse 
tient  en  deux  mots  :  peu  de  doctrine  et  beaucoup  de  morale. 

II.    —   DE    LA    MORALE    DE    MASSILLON. 

C'est  encore  ici  ce  que  le  xviii*  siècle  a  particulièrement  goûté 
dans  Massiilon, 


168  REVUE   DES   DEUX  MONDES, 

Transportez-vous   par  la  pensée  dans   la  chapelle  royale.   Du 
haut  de  cette  même  chaire  d'où  Bossuet,  nourri  de  la  substance 
de  l'Écriture  et  des  pères,  a  prêché  jadis  l'incompréhensibilité  des 
mystères  du  christianisme   avec  une  souveraine  hardief^se,  sans 
nulle  crainte  ni  d'étonner,  ni  de  fatiguer,  ni  d'humilier  trop  bas 
son  aristocratique  auditoire  ;  —  d'où  Bourdaloue ,  pendant  trente 
ans,  et  hier  encore,  s'il  prêchait  la  morale  plus  volontiers  que  le 
doo-me,  la  prêchait  du  moins  dogmatiquement,   n'avançant  rien 
qu'il  ne  prouvât,  et  ne  prouvant  rien  que  sur  l'autorité  de  la  tra- 
dition et  des  pères,  dont  il  manie  les  textes  en  maître;   —  voici 
maintenant  que  l'on  entend  descendre  les  leçons  d'une  morale,  tou- 
jours clirétienne,  assurément,  toujours  évangélique,  si  l'on  veut, 
mais  cependant,  par  son  indépendance  du  dogme,  déjà  presque  phi- 
losophi(jue.  Quelques  ressouvenirs  de  la  Bible,  tramés  avec  une 
mef-veilleuse  adresse  dans  le  tissu  du  style,  quelques  citations  heu- 
reuses, mais  clair-semées,  de  l'Évangile,  u'ailleurs  presque  pas  une 
mention  des  pères  ;  toutes  les  difficultés  du  dogme  habilement  dis- 
simulées; toutes  les  circonstances  des  mystères  ingénieusement 
«  ramenées  à  l'édification  des  mœurs  ;  »  les  «  preuves  de  sentiment  » 
invoquées  par-dessus  les  «  raisons  de  doctrine,  »  et  le  Dieu  des  chré- 
tiens devenu  «  l'Auteur  de  la  Nature,  »  que  voulez-vous  bien  qu'il  y 
ait  là  qui  puisse  effaroucher  nos  ombrageux  philosophes  du  xvm"  siè- 
cle? Posez  le  dogme,  vous  entreprenez  sur  leur  sens  individuel,  et 
ils  se  révoltent;  mais  ôtez  le  dogme,  que  reste-t-il  dans  les  pres- 
criptions de  la  morale,  réduite  par  cela  seul  à  la  généralité  de  l'a- 
mour du  prochain  et  du  respect  de  Dieu,  qui  puisse  répugner  à  l'es- 
prit même  le  plus  jaloux  de  sa  liberté  de  penser?  Mettez  donc  à 
part  quelques  garçons  athées  de  V Encyclopédie ,   de  l'espèce  du 
baron  d'Holbach,  ou  de  M.  Naigeon,  par  exemple  :  ni  Voltaire,  ni 
d'Alembert  n'ont  de  raison  de  nier  un  «  Dieu  rémunérateur  et  ven- 
geur, »  comme  dit  l'un,  ou,  comme  dit  l'autre,  «  un  litre  suprême 
placé  entre  les  rois  oppresseurs  et  les  peuples  opprimés  (1).  »  Ils  s'en 
serviraient  au  besoin,  ne  sachant  guère  d'instrument  de  règne  plus 
utile  sur  les  peuples,  ni  surtout  de  plus  salutaire  épouvantail  pour 
la  conscience  des  rois.  Ce  que  d'ailleurs  ils  sentent  admirablement, 
c'est  qu'à  mesure  que  l'élégant  prédicateur  abandonne  le  terrain  du 
dogme,  il  vient  vers  eux.  Hier  encore,  c'était  un  ennemi  qu'il  fallait 
combattre;  aujourd'hui  c'est  un  neutre  déjà  qu'il  faut  circonvenir; 
ce  sera  demain  un  allié  qu'il  faudra  recruter  :  «  Bavards  prédica- 
teurs, extravagans  controversistes ,  tâchez  de  vous  souvenir  que 
votre  maître  n'a  jamais  annoncé  que  le  sacrement  était  le  signe 

(1)  D'Ale;iib?it,  Éloge  de  MassiUon. 


ÉTUDES   SUR  LE   XVIIF  SIÈCLE.  169 

visible  de  quelque  chose  d'invisible...  11  a  dit  :  «  Aimez  Dieu  et 
votre  prochain.  »  Tenez-vous-en  là,  misérables  ergoteurs,  et  prêchez 
la  morale  (t).  »  Massillon  a  prêché  la  morale  et  s'en  est  tenu  là. 

On  dit,  à  la  vérité,  que  cette  morale  est  particulièrement  sévère  : 
mais  je  crois  que  l'on  se  trompe. 

Reconnaissons  en  effet  tout  d'abord  que,  dans  les  sermons  mêmes 
où  l'on  prétend  retrouver  ce  que  l'on  appelle  des  traces  ou  des 
restes  de  jansénisme,  —  le  sermon  sur  l'impénitence  finale,  par 
exemple,  deux  ou  trois  autres  encore,  et  le  fameux  sermon  sur  le 
petit  nombre  des  élus,  —si  Massillon  enfle  la  voix,  cependant  il  ne 
peut  pas  dépouiller  la  nature  de  son  éloquence,  et  cette  éloquence 
harmonieuse  communique,  elle  seule,  à  sa  morale  je  ne  sais  quoi 
qui  caresse  l'oreille  plus  qu'il  n'émeut  le  cœur,  qui  distrait  l'es- 
prit plus  qu'il  ne  l'enseigne,  qui  continue  de.plaire  enfin  plus  qu'il 
n'effraie.  Rébus  atrocibus  verba  etimrQ  ipso  auditu  aspera  conve- 
niunt.  Massillon  semble  avoir  oublié  cette]  leçon  de  rhétorique.  C'est 
en  vain  qu'il  tonne,  et  il  y  a  plaisir  à  être  damné  par  un  homme 
qui  parle  si  bien.  Il  le  sent,  il  le  sait,  il  prévoit  que  nous  en 
rabattrons,  et  c'est  pourquoi  justement  il  a  (l'air  quelquefois,  mais 
l'air  seulement,  de  frapper  si  fort.  S'il  fallait  prendre,  en  effet,  à 
la  lettre  ceux  d'entre  ses  sermons  qu'on  signale  comme  les  plus 
sévères,  ils  ne  seraient  pas  sévères,  ils  seraient  imprudens,  fana- 
tiques et  coupables. 

Examinons,  si  vous  le  voulez,  le  sermon  sur  le  mauvais  riche. 
Vous  savez  la  parabole  de  l'Évangile  :  a-t-on  eu  tort  de  dire  qu'il  s'en 
dégageait  une  vague  odeur  de  communisme?  Bourdaloue,  plusieurs 
fois,  a  prêché  sur  le  même  sujet.  Voici  quelques-unes  de  sesparoles  : 
«  Un  pauvre  glorifié  dans  le  ciel  et  un  riche  enseveli  dans  l'enfer, 
n'est-ce  pas,  dit  saint  Augustin,  un  partage  bien  surprenant,  qui 
pourrait  désespérer  les  riches  et  enfler  les  pauvres?  Mais  non  : 
riches  et  pauvres,  n'en  tirez  pas  absolument  cette  conséquence  ;  s'il 
y  a  des  riches  dans  l'enfer,  on  y  verra  pareillement  des  pauvres,  et 
tous  les  riches  n'en  seront  pas  exclus  (2).  «Et  de  là,  passant  à  l'ap- 
plication :  «  Il  est  difficile,  continue-t-il,  qu'un  riche  entre  dans  le 
royaume  du  ciel.  Or  d'où  peut  venir  cette^extrême  difficulté?...  De 
ce  que  la  raison  la  plus  générale  comme  la  plus  naturelle  pourquoi 
les  hommes  sont  injustes,  superbes,  sensuels,  c'est  qu'ils  sont 
riches  ou  qu'ils  ont  la  passion  de  l'être.  »  Rien  de  plus  chrétien, 
mais  rien  de  plus  humain,  ni  rien  de  plus  solide.  J'entendrai  tout 
maintenant,  j'accepterai  tout  du  prédicateur  qui  m'a  su  présenter 
ainsi  son  sujet.  Massillon  s'y  prend  d'autre  sorte.  Il  ne  va  pas 

(1)  Voltaire,  Dictionnaire  philosophique,  au  mot  Morale. 

(2)  Bourdaloue,  sur  les  Richesses.  Yoyez  aussi  le  sermon  sur  l'Enfer,  et  Bossuet,  sur 
l'impénitence  finale. 


170  KEVCt   DES   DECX  MONDE». 

recourir  à  saint  Augustin,  non  plus  qu'à  tout  autre  Père.  Il  ne  met 
son  sermon  que  sous  la  seule  autorité  de  l'Écriture  ;  il  ne  sent  pas,  à 
ce  qu'on  dirait,  qu'il  puisse  y  avoir  un  danger  dans  sa  parabole  ;  ou 
plutôt  la  preuve  qu'il  ne  le  sent  pas,  c'est  qu'il  y  donne.  Il  prend 
son  texte  et  le  développe,  comme  à  son  ordinaire,  par  énumération. 
Homo  quidam  erat  dives.  Voilà  le  premier  crime  du  riche  et  le 
premier  signe  de  sa  réprobation.  Il  était  riche.  «  Il  était  né  heu- 
reux. »  Et  il  insiste.  On  ne  nous  dit  pas  dans  l'Évangile  que  ce  riche 
eût  mal  acquis  son  bien,  par  des  moyens  injustes,  ni  même  qu'il 
l'eût  recueilli  comme  «  une  succession  d'iniquité.  »  Il  était  vêtu 
—  non  pas  même  superbement  —  mais  de  pourpre  et  de  lin;  d'ail- 
leurs on  ne  nous  dit  pas  qu'il  «  passât  en  cela  les  bornes  de  son 
rang  et  de  sa  naissance.  »  Il  se  traitait  bien;  mais  on  ne  nous  dit 
pas  qu'il  allât  dans  aucun  excès  ni  seulement  qu'il  manquât  «  à 
l'observance  des  jeûnes  ;  »  mieux  que  cela  :  puisqu'il  semble  que 
ce  fût  un  ((  observateur  fidèle  des  traditions  de  ses  pères.  »  Enfm, 
s'il  faut  achever  le  détail  de  son  crime,  u  il  ne  se  servait  pas  de 
ses  biens  pour  corrompre  l'innocence  ;  le  lit  de  son  prochain  était 
pour  lui  inviolable,  la  réputation  d'autrui  ne  l'avait  jamais  trouvé 
envieux  ni  mordant;...  c'était  un  homme  menant  une  vie  douce  et 
tranquille,  essentiel  sur  la  probité,  réglé  dans  ses  mœurs,  vivant 
sans  reproche.  »  Et  c'est  pour  cela  qu'il  fut  enseveli  dans  l'enfer  ! 
Je  dis  qu'il  oubhe  tout  simplement  que,  pour  vouloir  trop  prou- 
ver, c'est  comme  si  l'on  ne  prouvait  rien,  que  passer  le  but,  c'est 
une  manière  de  le  manquer,  et  qu'encore  un  pas,  il  va  perdre  la 
confiance  de  son  auditoire.  «  Vous  avez  entendu  parler  de  Judas, 
mon  cher  auditeur,  le  nom  de  ce  traître  n'est  jamais  venu  frapper 
vos  oreilles  qu'avec  de  nouvelles  horreurs,  mais  votre  rechute 
après  les  gémissemens  de  la  pénitence  me  paraît  bien  plus 
noire  (1).  »  INon!  je  ne  l'en  crois  pas.  Ainsi  que  la  vertu,  le  vice  a 
ses  degrés.  Ce  prédicateur  surfait  la  morale,  et  il  faut  contrôler 
ses  leçons.  Oui  !  quand  il  me  dit  qu'il  y  a  dans  les  maximes  de  l'É- 
vangile «  une  noblesse  et  élévation  où  les  cœurs  vils  et  rampans 
ne  sauraient  atteindre,  »  je  consens  encore  à  le  suivre  jusque-là; 
mais  quand  il  ajoute  aussitôt  «  que  la  religion  qui  fait  les  grandes 
âmes  ne  paraît  faite  que  pour  elles  (2),  »  je  prends  un  commence- 
ment d'inquiétude  et  je  sens  qu'il  se  jette  hors  de  la  mesure.  Entre 
les  «  cœurs  vils  et  rampans  »  d'une  part,  et  les  a  grandes  âmes  » 
de  l'autre,  que  va  devenir  cette  humanité  moyenne  pour  qui,  préci- 
sément, la  religion  est  un  frein,  ou  un  secours,  ou  une  consola- 
tion, ou  une  espérance?  Ailleurs  encore,  quand  il  s'adresse  aux 
grands  pour  leur  dire  :  «  Un  seul  de  vos  crimes  entraîne  plus  de 

(1)  Sur  la  rechute. 

(2)  Sur  le  respect  que  les  grands  doivent  à  la  religion. 


ÉTUDES   SUR  LE   XVIU®  SIÈCLE.  171 

malheurs  qu'une  vie  entière  d'iniquités  dans  une  âme  obscure  et 
vulgaire  (1);  »  si  je  lui  donne  raison,  quoique  déjà  je  comprenne 
mal  ce  que  c'est  aux  yeux  d'un  chrétien  qu'une  «âme  obscure  et  vul- 
gaire, »  je  me  révolte  dès  qu'il  ajoute  :  «  Et  ce  crime  a,  devant  Dieu,  des 
suites  plus  étendues  et  plus  terribles.  »  Devant  Dieu?  des  suites  plus- 
étendues  et  plus  terribles?  Quelle  langue  parle-t-on  ici?  0  rhéteur^ 
emporté  par  les  mouvemens  de  votre  rhétorique ,  dites-moi  quelle 
compensation,  quelle  excuse,  quelle  atténuation  il  peut  y  avoir  au 
regard  d'un  Dieu  de  justice  pour  u  une  vie  entière  d'iniquités,  » 
quelle  que  soit  l'âme  obscure  ou  distinguée  qui  l'ait  vécue?  Mais 
s'il  y  a  dans  une  telle  vie  de  quoi  épuiser  le  châtiment  éternel,  que 
voulez-vous  me  faire  entendre  «  avec  vos  suites  plus  étendues  et 
plus  terribles?  »  Et  comment  ne  vous  apercevez-vous  pas  que  vous 
commettez  ici  l'inaltérable  impartialité  de  la  justice  divine  dans 
les  évaluations  relatives  de  la  justice  des  hommes?  ReQiarquez  bien 
que  ce  n'est  pas  ma  raison  qui  s'indigne  ou  qui  refuse  de  s'hu- 
milier. jNon  1  mais  il  s'agit  de  la  conduite  même  de  la  vie  chrétienne, 
et  je  sens  que  la  main  qui  prétend  me  guider  n'est  pas  sûre.  Suis-je 
le  seul  à  le  sentir?  iNon  encore!  puisqu'enfm  tantôt  c'est  l'un  qui 
m'avertit  que  la  théologie  de  Massillon  n'est  pas  très  exacte  (2),  et 
tantôt  c'est  l'autre  qui  m'apprend  que  des  évêques  interdisent  à 
leurs  fidèles  une  lecture  trop  assidue  de  Massillon  (3). 

Et  c'est  là  ce  qu'il  y  a  de  grave.  Car  dirai-je,  avec  M.  Nisard,  qu'il 
essaie  de  reprendre,  par  la  sévérité  de  sa  morale,  ce  qu'il  fait  de 
concessions  à  l'indifférence,  en  évitant  de  prêcher  le  dogme?  Non 
pas;  mais,  avec  bien  plus  de  vraisemblance,  que  sa  morale  elle- 
même  est  flottante  et  sa  prédication  visiblement  inspirée  des  cir- 
constances plutôt  que  d'aucun  principe  fixe  de  doctrine! 

Lisez -le  d'un  peu  près.  Cette  grande  sévérité,  dont  on  apporte  si 
souvent  les  exemples,  ne  l'empêche  pas,  après  tout,  d'avoir  quelque- 
fois de  singulières  complaisances  pour  le  monde.  Il  entend  surtout 
admirablement  l'art  délicat  des  compensations.  Vous  l'avez  vu  traiter 
de  bien  haut  tout  à  l'heure  les  riches  de  ce  monde.  Il  ne  leur  est 
pas  toujours  aussi  farouche.  Ou  le  verra.  Pareillement,  il  s'émancipe 
avec  la  liberté  d' un  prédicateur  chrétien  sur  les  vices  et  les  vertus 
des  grands,  mais  comme  il  sait  rachettjr  ses  hardiesses  en  allant 
flatter  leur  orgueil  dans  ce  qu'il  a  de  plus  superbe  et  de  plus  déli- 
cat. «  Le  peuple,  leur  dira-t-il,  livré  en  naissant  à  un  naturel  brute 
et  inculte,  ne  trouve  en  lui,  pour  les  devoirs  sublimes  de  la  foi,  que 

(1)  Sur  les  vices  et  les  vertus  des  grands. 

(2)  Lo  P.  Cahour,  Chefs-d'œuvre  de  l^élog^tence  française. 
(.3)  F.  Godofroy,  Étude  sur  Massillon. 


172  HEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

la  pesanteur  et  la  bassesse  d'une  nature  laissée  à  elle-même,  il  ne 
sent  rien'au-dessus  de  ce  qu'il  est;  né  dans  les  sens  et  dam  la  boue, 
il  s'élève  difficilement  au-dessus  de  lui-même.  »  Quels  mots!  ô 
Massillon!  dans  la  bouche  d'un  prêtre  du  Dieu  qui  naquit  dans  une 
crèche!  Sans  doute,  c'est  ici  que  Voltaire,  en  vous  lisant,  tressail- 
lait d'aise!  Car  a-t-il  parlé  nulle  part  de  la  «  canaille  »  en  termes 
plus  niéprisans?  ou  nulle  part  a-t-il  parlé  des  grands  comme  vous 
î'allez  faire?  «  Une  haute  naissance  nous  prépare,  pour  ainsi  dire, 
aux  sentimens  nobles  et  héroïques  qu'exige  la  foi;  un  sanff  plus  pur 
s'élève  plus  aisément',  il  en  doit  moins  coûter  de  vaincre  leurs  pas- 
sions à  ceux  qui  sont  nés  pour  remporter  des  victoires  (1).  »  Vous 
tombiez  tout  à  l'heure  dans  l'exagération  de  la  menace,  vous  tom- 
bez dans  l'exagération  de  la  flatterie,  maintenant,  et  nous  voilà 
déjà  bien  loin,  en  deux  pas,  du  sermon  sur  le  Mauvais  Riche. 

On  trouvera  peut-être  plus  curieux  de  voir  la  rigidité  de  Massil- 
lon fléchir  dans  un  autre  sens  encore  et  ses  imprudences  prendre 
un  autre  cours  dans  ce  joli  Panégyrique  de  sainte  Madeleine,  si 
joli,  c'est-à-dire  d'un  style  si  mondain,  si  profane,  que  Voltaire, 
Voltaire  lui-même,  en  a  rougi  pour  Massillon!  Massillon,  encore 
ici,  construit  son  sermon  comme  le  sermon  sur  le  mauvais  riche. 
Il  prend  son  texte  :  Mulier  erat  in  civitate  peccatrix  :  et  le  déve- 
loppe par  l'énumération  de  toutes  les  circonstances  que  l'Évangile 
s'est  abstenu  de  spécifier.  Une  pécheresse  !  voilà  l'idée  qu'il  va, 
pour  ainsi  dire,  vider  de  tout  ce  qu'elle  peut  contenir.  11  parcourt 
donc  de  point  en  point  l'histoire  de  Madeleine  telle  à  peu  près,  il 
faut  bien  le  dire,  qu'il  lui  plaît  de  la  composer.  Ici,  ce  sont  les 
aventures  de  «  ce  cœur  facile  que  blessaient  les  premières  impres- 
sions; »  ailleurs,  c'est  l'anatomie  de  «  ce  cœur  habile  et  ingénieux 
à  trouver  les  moyens  pour  arriver  à  sa  fin;  »  plus  loin,  c'est  la 
peinture  de  «  ce  cœur  ardent  où  les  passions  ne  savaient  pas  même 
garder  de  mesure.  »  Et  tandis  que  tous  les  autres  prédicateurs  s'ef- 
forcent d'ôter  à  Madeleine  le  vivant  caractère  d'une  figure  histo- 
rique pour  la  réduire,  dès  le  début  du  discours,  à  n'être  que  le 
modèle,  et  le  symbole,  ou  même  l'allégorie  de  la  pénitence,  lui  s'ef- 
force, au  contraire,  de  préciser  les  traits,  d'animer  la  personne,  de 
lui  donner  une  voix,  un  corps  et  des  sens.  On  n'est  pas  plus  impru- 
dent, à  meilleure  intention.  Là-dessus  je  ne  sais  quel  auteur  de  l'un 
de  ces  grossiers  et  honteux  romans  qui  couraient  au  xviir  siècle, 
—  il  devait  sortir  de  l'officine  holbachienne,  —  s'avisa  d'alléguer 
pour  justification  de  ses  impiétés  un  passage  de  ce  panégyrique. 
C'est  alors  que  Voltaire  prit  la  défense  de  Massillon  :  «  J'ai  cher- 

(1)  Sur  le  respect  que  les  grands  doivent  à  la  religion. 


ÉTUDES   SDR   LE  XVIII*'  SIÈCLE.  173 

ché  ce  passage  dans  les  sermons  de  Massillon,  écrivit-il.  Il  n'est 
pas  certainement  dans  l'édition  que  j'ai.  J'ose  même  dire  plus  :  il 
n'est  pas  de  son  style  (1).  »  Il  est  probable  que  Voltaire  mentait, 
comme  à  son  ordinaire,  car  dans  les  éditions  subreptices  aussi 
bien  que  dans  l'édition  authentique  donnée  par  le  père  Joseph  Mas- 
sillon, neveu  du  prédicateur,  en  1745,  le  passage  est  au  long,  sauf 
quelques  corrections  insignifiantes.  Il  va  sans  dire  qu'il  n'a  pas  la 
portée  que  lui  prête  l'auteur  du  roman.  Mais  en  est-il  moins  curieux 
de  voir  Voltaire  si  jaloux  de  la  gloire  de  Massillon  qu'il  mente  pour 
la  soutenir,  et  sciemment,  et  contre  un  écrivailleur  d'impiétés  (2)? 

Toutes  ces  fluctuations,  et  l'on  pourrait  dire  toutes  ces  contradic- 
tions de  la  morale  de  Massillon,  d'où  viennent-elles?  Uniquement 
de  l'abandon  qu'il  a  cru  devoir  faire  à  l'esprit  de  son  siècle  de  la 
prédication  du  dogme. 

Il  ne  nous  appartient  ni  d'approfondir  ni  d'effleurer  seulement 
la  question  des  rapports  de  la  morale  avec  le  dogme.  Contentons- 
nous  d'observer,  en  premier  lieu,  qu'il  n'y  a  pas  de  système  de 
morale  qui  ne  soit  dans  la  dépendance  entière  de  quelque  métaphy- 
sique. Nul,  pas  niême  Aristippe,  n'a  pu  formuler  une  doctrine  des 
mœurs,  ni  proposer  aux  hommes  une  règle  de  conduite,  qui  ne 
procédât  d'une  certaine  idée  qu'il  se  faisait  de  la  nature  et  de  la 
fin  de  l'homme.  On  ne  peut  même  pas  nous  dire  :  «  Agis  en  toute 
circonstance,  ou  selon  ton  intérêt,  ou  selon  ton  plaisir,  »  que  ce 
conseil  n'implique  une  certaine  façon  déterminée  de  concevoir  la 
vie,  et  le  sens,  et  le  but  de  la  vie. 

Ajoutons,  en  second  lieu,  que  la  question  des  rapports  de  la  mo- 
rale avec  le  dogme  religieux,  quel  qu'il  soit,  n'est  pas  tout  à  fait  la 
même  que  la  question  des  rapports  de  la  morale  avec  la  métaphy- 
sique. En  effet,  il  s'insinue  dans  les  rapports  du  dogme  avec  la 
morale  un  élément  historique  ou  traditionnel  qui  vient  compliquer 
singulièrement  le  problème.  Croyez-vous,  que  pour  déterminer  exac- 
tement les  rapports  du  dogme  de  l'incarnation  avec  les  appli- 
cations à  la  doctrine  des  mœurs  que  l'enseignement  de  l'église  en 
déduit,  il  suffise  de  connaître  dans  l'ordre  spéculatif  les  points  précis 
par  où  ce  dogme  pénètre  la  morale?  Mais  il  faut  savoir  encore  de 
quelles  nuances  successives  la  définition  même  du  dogme  s'est 
surchargée  selon  que  l'église  a  dû  défendre  l'immutabilité  du  sens 
orthodoxe  contre  l'hérésie  d'un  Arius,  ou  d'un  Nestorius,  ou  d'un 
Eutychès.  Les  bons  plaisans,  comme  d'Alembert,  peuvent  bien  dire 
ici  :  «  Vous  savez  que  le  consubstantiel  est  le  grand  mot,  Yhomoousios 

(1)  Voltaire,  Dictionnaire  philosophique^  au  mot  Marie  Madeleine. 
(2]  J'ajouterai  que  Maury,  dont  la  délicatesse  ne  passe  pas  pour  être  outrée,  fait  un 
reproche  du  môme  genre  au  Panégyrique  de  sainte  Agnès. 


17A  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

du  concile  de  Nicée,  à  la  place  duquel  les  ariens  voulaient  Vho- 
moioiisios.  Ils  étaient  hérétiques  pour  ne  s'écarter  de  la  foi  que 
d'un  iota.  O  miseras  hominum  mentes!  »  L'heureuse  invention  que 
d'Alembert  a  trouvée  là  I  Gomme  si  par  hasard,  à  ce  compte,  un 
honnête  homme  aussi  différait  d'un  malhonnête  homme  autrement 
que  d'une  syllabe,  ou  le  juste  encore  de  l'injuste,  ou  la  loyauté  de 
la  déloyauté?  Mais  quiconque  voudra  bien  prendre  la  peine  de 
réfléchir  accordera  sans  hésiter  que  la  morale  à  déduire  ne  sera 
pas  tout  à  fait  la  même  selon  que  Jésus-Christ  ne  sera  qu'un  homme, 
ou  qu'il  ne  sera  qu'un  Dieu,  ou  qu'il  sera  l'homme-Dieu.  S'il  n'est 
qu'un  homme,  il  devient  impossible  de  tirer  de  son  appauvrisse- 
ment et  de  son  anéantissement,  comme  disent  les  orateurs  chrétiens, 
la  leçon  d'humilité  qu'on  en  tire,  et  c'est  l'orgueil  qui  devient  une 
vertu;  s'il  n'est  qu'un  Dieu,  il  devient  impossible  de  nous  le  pro- 
poser en  exemple  et  de  le  donner  en  imitation  quotidienne  à  notre 
faiblesse  :  il  n'y  a  donc  plus  de  morale  chrétienne,  ou  il  faut  qu'il 
soit  l'homme-Dieu. 

Disons  enfin,  en  troisième  lieu,  que  toute  religion  positive,  de 
quelque  nom  qu'on  l'appelle,  —  judaïque,  mahométane,  protes- 
tante ou  bouddhiste,  —  comporte  des  observances,  des  «  œuvres,  » 
comme  on  les  appelle,  inhérentes  au  dogme,  et  qui  tombent  au  rang 
de  pratiques  superstitieuses,  machinales,  dangereuses  même  par- 
fois, dès  que  le  dogme  n'est  plus  là  pour  les  soutenir  en  quelque 
sorte,  et  pour  les  maintenir  dans  le  sens  de  leur  institution. 

Or,  c'est  précisément  tout  cela  que  l'on  chercherait  en  vain  dans 
les  sermons  de  Massillon.  Que  sa  prédication  soit  rigoureusement 
conforme  à  la  saine  doctrine  de  l'église,  je  n'ai  garde  d'y  con- 
tredire ;  je  dis  seulement  que  Massillon  ne  se  préoccupe  guère  de 
me  démontrer  cette  conformité.  Moraliste,  il  eût  pu  prêcher  dans 
l'école  d'Athènes  aussi  bien  que  dans  la  chapelle  de  Versailles.  Et 
encore  ses  leçons  y  eussent-elles  paru  bien  faibles  de  doctrine. 
Voyez-le  par  exemple  aborder  la  difficile  matière  de  la  Vérité  de  la 
religion.  Non-seulement  il  ne  va  pas  exiger  d'abord,  comme  Bos- 
suet,  l'entière  sujétion  de  la  raison,  mais  encore  il  va  compro- 
mettre la  soHdité  des  argumens  au  nom  desquels  Bossuet  exigeait 
cette  sujétion  même.  «  Hommes  doctes  et  curieux,  s'écriait  Bos~ 
suet  avec  son  impétueuse  familiarité,  pour  Dieu  !  ne  pensez  pas 
être  les  seuls  hommes,  et  que  toute  la  sagesse  soit  dans  votre 
esprit...  Vous  qui  voulez  pénétrer  les  secrets  de  Dieu  !  çà,  parais- 
sez, venez  en  présence,  développez-nous  les  énigmes  de  la  nature, 
choisissez  ou  ce  qui  est  loin,  ou  ce  qui  est  près,  ou  ce  qui  est  à 
vos  pieds,  ou  ce  qui  est  bien  haut  suspendu  sur  vos  têtes!  Quoi  1 
partout  votre  raison  demeure  arrêtée  !  partout ,  ou  elle  gauchit, 


ÉTUDES   SUR  LE   XVIII*   SIÈCLE.  175 

OU  elle  s'égare,  ou  elle  succombe.  »  Remarquez  comme  il  s'absr 
tient  de  provoquer  l'incrédule  à  la  solution  d'aucune  difficulté 
particulière  !  C'est  qu'il  sait  bien  que  toute  la  force  de  sa  preuve 
est  ailleurs  que  dans  l'impuissance  actuelle  où  sont  les  hommes 
d'un  siècle  de  décider  une  question  pendante.  Elle  est  unique- 
ment dans  cette  constatation  qu'il  y  a  des  bornes  à  la  raison  des 
hommes,  et  que,  si  ces  bornes  reculent  à  mesure  de  l'avancement 
de  la  science,  il  est  certain  qu'elles  ne  cesseront  jamais  d'être. 
11  faut  vivre  pourtant,  et  c'est  du  principe  même  de  la  conduite 
qu'il  s'agit  :  «  Il  faut  donc  nécessairement  en  croire  quoiqu'un.  » 
Massillon  reprend  cette  argumentation,  mais  comment  la  reprend-il  ? 
«  Levez  les  yeux,  ô  homme  !  considérez  ces  grands  corps  de 
lumière  qui  sont  suspendus  sur  votre  tête  et  qui  nagent,  pour  ainsi 
dire,  dans  les  espaces  où  votre  raison  se  confond...  Comprenez, 
si  vous  le  pouvez,  leur  nature,  leur  usage,  leurs  propriétés,  leurs 
situations,  leurs  distances,  leurs  apparitions,  l'égalité  ou  l'inéga- 
lité de  leurs  mouvemens...  »  Et  plus  loin  :  u  Descendez  sur  la 
terre,  et  dites-nous,  si  vous  le  savez,  qui  tient  les  vents  dans  les 
lieux  où  ils  sont  enfermêi...  Expliquez-nous  les  elïets  surprenans 
des  plantes,  des  métaux,  des  élémens...  Démêlez,  si  vous  le  pou- 
vez, l'artifice  infini  qui  entre  dans  la  formation  des  insectes  qui 
rampent  à  nos  yeux.  »  A  quoi  bon  poursuivre?  Mais  comment  vou- 
lez-vous que  nos  philosophes  n'estiment  pas  ce  prédicateur  par- 
dessus tous  les  autres?  Car  enfin,  n'est-ce  pas  plaisir  pour  eux  que 
de  le  voir  avec  cette  maladresse  naïve  mettre  la  vérité  de  sa  reli- 
gion à  la  merci  d'une  découverte  astronomique,  ou  d'une  conjec- 
ture de  la  météorologie?  Eh!  que  leur  répondra-t-il  s'ils  lui  expli- 
quent un  jour  «  l'artifice  infini  qui  entre  dans  la  formation  des 
insectes?  »  ou  «l'inégalité  des  mouvemens  des  planètes?  »  de  quel 
côté  se  tournera-t-il?  et  sur  quel  nouveau  problème  repUera-t-il 
ses  argumens? 

Sa  laiblesse  ici,  comme  ailleurs,  c'est  d'abonder  dans  son  sens 
individuel  et  de  prêcher,  à  vrai  dire,  dans  le  voisinage  de  la  tradi- 
tion et  du  dogme.  Il  peut  être  touchant,  il  n'est  pas  instructif;  ses 
sermons  sont  «  de  beaux  raisonnemens  sur  la  religion  »  dans  les- 
quels on  a  vu  qu'il  entrait  beaucoup  de  rhétorique.  Ils  ne  sont  pas 
«  la  religion  même  (1).  »  Et  c'est  justement  pourquoi  sa  morale,  si 
souvent,  à  mesure  qu'elle  rétrécit  la  part  du  dogme  «  dilate,  comme 
on  dit,  les  voies  du  ciel  (2).  »  Il  ne  sert  à  rien,  là  contre,  d'apporter 
des  exemples  de  rudesse,  de  rigorisme  et  de  sévérité.  Les  philo-, 
sophes  du  xviir  siècle  ne  s'y  sont  pas  trompés.  Us  ont  admirable- 

(1)  Fénelon,  Dialogues  sur  l^éloqmnce. 

(2)  Expressions  de  Bossuet. 


176  REVDE   DES   DEUX   MONDES. 

ment  compris  que  cette  grande  rigueur  n'était  qu'une  apparence,  et 
qu'au  fond  la  morale  de  Massillon  était  plus  facile  que  celle  de  Bossuet 
ou  de  Bourdaloue.  On  a  vu  ce  qu'en  pensaient  Voltaire  et  d'Alem- 
bert.  Thomas  encore,  dans  son  Essai  sur  les  éloges,  lui  reconnaît 
le  mérite  «  d'avoir  su  peindre  les  vertus  avec  tant  de  charmes  et 
tracer  d'une  manière  si  touchante  le  code  de  la  bienfaisance  et  de 
l'humanité  pour  les  grands.  »  Direz-vous  que  Thomas  ne  parle  que 
du  Petit  Carême?  Mais  Laharpe,  dans  une  appréciation  de  l'œuvre 
entière  de  Massillon,  déclare  que,  si  jamais  prédicateur  «  a  tempéré 
ce  que  l'Évangile  a  d'austère  par  ce  que  la  pratique  des  vertus  a 
de  plus  attrayant,  »  c'est  l'évêque  de  Glermont. 

Et  Laharpe  a  raison.  Ce  qui  caractérise  en  effet  la  prédication 
morale  de  Massillon,  c'est  bien  une  manière  aimable  et  persuasive 
d'intéresser  à  la  pratique  des  vertus  chrétiennes  notre  naturel 
désir  d'être  heureux  dès  ce  bas  monde.  Et  pour  employer  ici  l'une 
de  ses  plus  ingénieuses  expressions,  je  dirais  volontiers  que  sa 
méthode  est  de  «  châtier  les  déhces  du  crime  avec  celles  de  la 
vertu  (1).  »  Supposez  qu'il  s'agisse  de  prêcher  pour  la  Toussaint. 
Bossuet,  partant  de  cette  idée  que  notre  félicité  mortelle  manque 
toujours  par  quelqu'endroit,  nous  montrera  dans  une  autre  vie  :  — 
1"  notre  désir  de  connaître  enfin  satisfait,  2°  nos  souiTrances  termi- 
nées, 3"  notre  désir  d'être  heureux  à  jamais  comblé.  Je  ne  parle  pas 
de  Bourdaloue,  qui  nous  a  laissé  quatre  sermons  pour  cette  même 
fête,  et  dont  chacun  est  un  pur  chef  d'œuvre  d'invention  oratoire. 
Et  Massillon?  Massillon  prend  un  texte  :  Beati  qui  lugent,  mais  il 
ne  l'a  pas  plus  tôt  prononcé  qu'il  l'abandonne,  et  qu'il  prêche  en 
quelque  sorte  à  côté,  pour  établir  dans  son  premier  point  «  que  les 
justes  ne  sont  pas  aussi  malheureux  que  le  monde  s'imagine,  »  et 
dans  son  second  point  «  non-seulement  qu'ils  ne  sont  pas  malheu- 
reux, mais  qu'ils  sont  les  seuls  heureux  de  la  terre.  » 

Je  ne  sais  pourquoi  l'on  a  comme  affecté  de  ne  pas  apercevoir, 
dans  les  sermons  de  Massillon,  tant  et  de  si  curieux  passages  qui 
rabattent  singulièrement  de  ce  que  l'on  continue  d'appeler  sa  sévé- 
rité. Savez-vous  comment  il  nous  conjure  de  pratiquer  fidèlement  la 
loi  du  jeûne?  C'est  qu'entre  autres  raisons,  si  nous  jeûnons,  l'ap- 
pétit nous  rendra  tantôt  notre  repas  meilleur.  «  Loin  de  prendre 
la  nourriture  comme  un  soulagement  nécessaire  accordé  enfin  à  la 
longueur  de  l'abstinence,  on  y  porte  encore  un  corps  tout  plein  des 
fumées  de  la  nuit  »  ;  il  pouvait  s'arrêter  là,  mais  il  ne  sait  pas  s'ar- 
rêter, et  il  ajoute  :  «  et  on  n'y  trouve  pas  même  le  goût  que  le  seul 
plaisir  aurait  souhaité  pour  se  satis  f ai  reC^).  »  L'observation  estjuste  : 
je  demande  seulement  si  c'en  est  le  lieu,  dans  la  chaire  chrétienne,  et 

(1)  Sur  la  prière,  premier  sermon. 

(2)  Sur  le  jeûne. 


ÉTUDES   SUR    LE   XVIIP   SIÈCLE.  177 

si  c'en  est  le  temps,  un  mercredi  des  Cendres?  Ailleurs,  voici  l'argu- 
ment dont  il  se  servira  pour  stimuler  les  fidèles  à  l'aumône  (1)  : 
(c  C'est  une  vérité  confirmée  par  l'expérience  de  tous  les  siècles  :  on 
voit  tous  les  jours  prospérer  les  familles  charitables;  une  providence 
attentive  préside  à  leurs  affaires;  et  où  les  autres  se  ruinent^  elles 
s'enrichissent.  »  A  cet  argument  il  s'avise  d'en  ajouter  un  autre  plus 
curieux  :  c'est  que,  quand  on  fait  des  donations  à  l'église,  l'église, 
qui  a  de  l'ordre,  en  conserve  les  actes,  de  sorte  que  dans  les  poly- 
ptyques ou  cartulaires,  et  autres  pièces  comptables,  les  familles  sont 
assurées  d'y  retrouver  les  preuves  de  l'antiquité  de  leur  noblesse  et 
les  titres  de  leur  généalogie.  Je  cite  le  passage  :  «  Car  je  vous  prie, 
mes  frères,  qui  a  conservé  à  la  postérité  la  descendance  de  tant  de 
noms  illustres  que  nous  respectons  aujourd'hui,  si  ce  n'est  les  libé- 
ralités que  leurs  ancêtres  firent  autrefois  à  nos  églises?  C'est  dans 
les   actes    de   ces   pieuses    donations,  dont  nos  temples  ont  été 
dépositaires,  et  que  la  reconnaissance  seule  de  l'église,  et  non  la 
vanité  des  fondateurs,  a  conservés  qu'on  va  chercher  tous  les  jours 
les  plus  anciens  monumens  et  les  plus  assurés  de  leur  antiquité.  » 
Sont-ce  là  des  traits  qui  lui  échappent  ?  Us  lui  échapperaient  au 
moins  bien  souvent.  11  est  en  effet  bien  peu  de  sermons  où  l'on  ne 
rencontre  quelques  traits  de  ce  genre.  S'il  parle  d'un  sujet  que  trai- 
taient souvent  les  prédicateurs  du  xvii*  siècle,  à  savoir  la  restitution 
des  biens  malhonnêtement  acquis  :  «  Vous  craignez  ainsi,  dira-t-il, 
d'informer  le  public  de  vos  injustices  secrètes,  mais  au  contraire... 
bien  loin  que  les  démarches  de  votre  repentir  missent  votre  répu- 
tation en  danger,  il  ne  vous  reste  plus  que  cette  voie  pour  recou- 
vrer celle  que  vous  avez  perdue  (2).  »  Bossuet  parlait  un  autre  lan- 
gage :  «  Entendrai-je  encore  ces  lâches  paroles?  Ah!  si  je  quitte  ce 
métier  infâme,  ces  affaires  dangereuses  dont  vous  me  parlez,  je 
n'aurai  plus  de  quoi  vivre.  Écoutez  Tertulhen  qui,  vous  répond  :  «  Eh  ! 
quoi  donc,  mon  ami,  est-il  nécessaire  que  tu  vives  (3)?  »  Dans  un 
autre  sermon,  reprenant  contre  les  libertins  le  célèbre  et  dangereux 
argument  de  Pascal  :  «  Que  risque  l'impie  en  croyant?  »  De  rencon- 
trer peut-être  une  éternité  de  bonheur,  répondait  Pascal,  et  d'être 
après  cela,  fidèle,  honnête,  humble,  reconnaissant,  bienfaisant, 
sincère,  ami  véritable.  Toutes  vertus,  comme  vous  voyez,  dont  nous 
paierions  l'observance,  presque  toujours,  du  sacrifice  ou  de  nos 
intérêts  ou  de  nos  plaisirs.  Mais,  en  plus,  ajoute  Massillon  :  a  de 
modérer  des  passions  qui  auraient  fait  le  malheur  de  toute  votre 


(1)  Sur  l'aumône. 

(2)  Sur  les  dispositions  pour  se  consacrer  à  Dieu. 

(3)  Sur  nos  dispositions  à  l'égard  des  nécessités  de  la  vie. 

TOMB  XLIII.    —    1881.  12 


T7S  REYUE  DES   DEDX  MONDESt 

vie;  »  de  vous  abstenir  «  des  excès  qui  vous  eussent  préparé  une 
fortune  religieuse  ou  une  fortune  dérangée;  )>  de  sacrifier  enfin 
«  quelques  plaisirs  qui  vous  auraient  bientôt  lassé  par  le  dégoût 
qui  les  suit(l).  »  C'est-à-dire,  en  bon  français,  de  vous  préparer 
une  éternité  de  bonheur  par  une  vie  parfaitement  calme  elle-même, 
parfaitement  douce,  parfaitement  heureuse. 

A  Dieu  ne  plaise,  en  vérité,  que  nous  incriminions  cette  morale, 
ou  que  nous  affections  un  seul  instant  une  telle  hypocrisie  que  de 
la  regarder  comme  insuffisante  pour  l'usage  de  la  vie!  Ce  n'est  pas 
là  ce  que  nous  voulons  dire.  La  plus  exacte  probité,  la  vertu  même 
s'en  accommoderaient,  et  si  chacun  de  nous  pouvait  prendre  seule- 
ment sur  soi  de  sacrifier  ses  passions  à  l'intérêt  de  son  repos, 
beaucoup  de  choses,  qui  depuis  qu'il  y  a  des  hommes  en  ce  monde 
vont  assez  mal,  iraient  mieux,  très  certainement.  Mais  comment 
nous  défendrions-nous  de  comparer  cette  manière  philosophique  de 
Massillon  à  la  manière  dialectique  de  Bourdaloue  et  à  la  manière 
dogmatique  de  Bossuet?  Et  par  là  se  trouvent  conciliées,  je  crois, 
les  deux  opinions  contradictoires  :  l'une  qui  fut,  comme  on  a  vu, 
l'opinion  du  xvifi°  siècle,  où  tous  les  philosophes  à  l'envi  célébrè- 
rent la  «  tolérance  »  de  Massillon  ;  l'autre,  qui  s'est  accréditée  de 
notre  temps,  où  tous  les  critiques,  presque  sans  exception,  ont 
parlé  de  la  «  rigidité  »  de  l'évêque  de  Glermont. 

Sainte-Beuve  avait  proposé  de  distinguer  deux  parts  dans  la  car- 
rière de  Massillon,  la  première  toute  à  la  ferveur,  la  seconde,  au 
contraire,  toute  à  la  politesse,  au  monde,  et,  comme  il  dit,  «  aux 
divertissemens  honnêtes.  »  Otons  ce  que  les  expressions  malignes 
dont  se  sert  Sainte-Beuve  insinuent  au-delà  de  l'exacte  vérité:  la 
distinction  semblera  d'autant  plus  juste  que  ce  fut  dans  les  dernières 
années  de  son  épiscopat  que  Massillon,  dans  sa  maison  de  Beaure- 
gard,  mit  la  dernière  main  à  ses  Sej^mons.  Or,  il  suffit  de  comparer 
ceux  qui  déjà  figuraient  dans  l'édition  de  1705  pour  voir  qu'il  lésa 
remaniés  dans  le  sens  de  la  recherche  de  l'expression,  de  la  richesse 
de  l'image  et  de  la  beauté  de  l'harmonie.  Ne  peut-on  pas  supposer 
que  c'est  alors  aussi  qu'il  aura  tempéré  par  les  adoucisseuiens  que 
l'on  vient  de  voir  la  première  verdeur  de  sa  prédication  janséniste  ?  Il 
nous  restera  cependant  permis  de  croire  que,  s'il  y  a  quelque  traces 
d'incertitude  et  parfois  d'hésitation  dans  la  morale  de  Massillon, 
c'est  surtout  qu'il  a  voulu  prêcher  un  peu  trop  d'après  lui-même. 
En  ce  sens,  il  ne  serait  pas  le  dernier  des  grands  sermonnaires  du 
xvii"  siècle,  il  serait  plutôt  le  premier  des  prédicateurs  du  xviii*  ; 
le  premier  dans  l'ordre  des  dates,  le  seul  par  le  talent,  Forme  et 

(1)  Sur  la  vérité  d'un  avenir. 


ÉTUDES   SUR   LE   XVIII'*   SIÈCLE.  l7d 

fond,  ses  qualités  sont  donc,  comme  ses  défauts,  les  défauts  et  les 
qualités  de  son  temps. 

C'est  ce  qu'il  faut  achever  de  montrer  en  faisant  voir  que  ni  toute 
la  sincérité  de  sa  foi  ni  toute  l'expérience  de  son  ministère  ne  l'ont 
empêché  d'incliner  vers  la  grande  erreur  du  xvm^  siècle. 


III.    —    DE    LA    PHILOSOPHIE    DE    MASSILLON. 

Auriez-vous  peut-être  relu  les  Aventures  de  Télémaque  depuis  le 
temps  où,  dans  vos  premières  classes,  vous  appreniez  par  cœur  le 
roman  de  M.  de  Cambrai?  Il  y  serpente  sous  une  profusion  de 
maximes  morales  je  ne  sais  quelle  veine  de  sensibilité  qui  devien- 
dra plus  tard  la  sensiblerie  du  xviii'^  siècle.  Je  reconnais  cette  même 
veine  dans  la  plupart  des  sermons  de  Massillon.  Massillon  est  un 
prédicateur  sensible.  Il  a,  comme  Féneion,  des  attendrissemens 
soudains,  des  larmes  subites,  et  des  sanglots  inattendus.  Faute  de 
pouvoir  forcer  les  convictions,  il  tâche  à  séduire  les  cœurs.  Je  dis 
bien  séduire,  et  non  pas  seulement  persuader.  Convaincre,  c'est, 
comme  dit  Bossuet,  «  ou  rendre  humble  ou  renverser  invincible- 
ment la  raison.  »  Persuader,  c'est  intéresser  les  passions  des  hommes 
à  trouver  bonnes  et  solides  les  raisons  qu'on  leur  propose.  Mais 
séduire,  c'est  conquérir  à  sa  personne  ceux-là  mêmes  dont  on  n'a 
pu  ni  remuer  assez  profondément  les  passions  ni  soumettre  l'intel- 
ligence. C'était,  comme  on  sait,  le  triomphe  de  Féneion.  Tous  les 
témoignages  s'accordent  à  reconnaître  que  c'était  aussi  celui  de 
Massillon.  «  Sa  présence,  dit  un  contemporain,  persuade  ce  qu'il 
va  dire.  »  Il  est  touchant.   On  trouve  dans  ses  Sermons  quelques 
remarquables  exemples  de  ce  que  l'on  pourrait  appeler  l'interven- 
tion de  l'homme  dans  la  leçon  du  prédicateur.  «  0  vous  qui  m'é- 
coutez  et  que  ce  discours  regarde,  rentrez  en  vous-mêmes.  »  Il 
semble  que  la  voix  du  prédicateur  qui  veut  gagner  des  âmes  vibre 
encore  dans  ces  sortes  d'exclamations.  Ou  encore  :  «  Grand  Dieu! 
pourquoi  mon  âme  ne  vous  serait-elle  donc  pas  soumise?  Tant 
que  j'ai  voulu  être  moi-même  l'arbitre  de  ma  destinée,  je  me  suis 
confondu  dans  mes  propres  projets.  »  11  a  fréquemment  de  ces 
prières,  et  qu'il  place  toujours  avec  un  art  consommé,  dans  le  mo- 
ment précis  ou,  comme  sur  un  champ  de  bataille,  il  ne  faut  plus 
qu'un  dernier  elfort  pour  assurer  la  victoire. 

Il  n'y  a  rien  de  plus  légitime,  et  de  ne  voir  là  qu'un  moyen  de 
rhéteur,  ce  serait  faire  gratuitement  injure  à  la  mémoire  de  Mas- 
sillon. ((  Il  avait  vraiment  un  cœur  qui  éprouvait  le  plaisir  d'ai- 
mer ses  semblables,  et  sa  sensibilité  vive  et  profonde  avait  besoin 


180  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

de  se  répandre  (1  ).  »  Et  de  tels  passages,  qu'on  retrouve  dans  presque 
tous  les  sermons  de  Massillon,  sentent  si  peu  l'artifice  qu'au  con- 
traire ils  viennent  souvent  comme  à  la  traverse  du  développement 
et  sous  le  rhéteur  nous  découvrent  l'homme.  Puisque  donc,  selon 
le  mot  de  Pascal,  le  cœur  a  ses  raisons  que  la  raison  ne  connaît 
pas  toujours,  nous  ne  disputerons  pas  plus  à  Massillon  les  droits 
de  sa  sensibilité  sur  le  cœur  que  nous  ne  lui  avons  disputé  les 
droits  réels  et  non  moins  légitimes  de  sa  pénétration  d'analyse  sur 
l'esprit,  ou  encore  sur  l'oreille  de  son  harmonie  d'élocution.  Seu- 
lement il  ne  faudrait  pas  croire  qu'il  eût  adouci  le  premier  par 
l'onction  de  sa  sensibilité  les  sévérités  de  l'Évangile.  Ce  même 
cœur  compatissant  à  l'humaine  faiblesse,  Bossuet,  et  même  Bour- 
daloue,  l'avaient  eu.  La  question  revient  donc  toujours.  Que  pou- 
vait-il y  avoir  dans  «  le  cœur  »  de  Massillon  qui  lui  valût  de  la 
part  du  sec  d'Alembert  et  des  philosophes  du  xviir  siècle  des 
éloges  si  particuliers? 

Ouvrez  le  Dictionnaire  philosophique,  vous  allez  le  savoir  :  «  De 
cinq  ou  six  mille  déclamations  de  cette  espèce,  —  déclamations 
ici  ce  sont  sermons,  —  il  y  en  trois  ou  quatre  tout  au  plus,  com- 
posées par  un  Gaulois  nommé  Massillon,  qu'un  honnête  homme 
peut  lire  sans  dégoût;  mais  dans  tous  ces  discours,  à  peine  en 
trouverez-vous  deux  où  l'orateur  ose  dire  quelques  mots  contre  ce 
fléau  et  ce  crime  de  la  guerre,  qui  contient  tous  les  fléaux  et  tous 
les  crimes  (2).  »  En  effet,  tandis  que  Bossuet  et  Bourdaloue  n'ont 
jamais  touché  de  la  guerre  quelques  mots  qu'en  passant  ;  Massillon, 
deux  ou  trois  fois,  —  Voltaire  a  bien  compté,  —  s'est  assez  com- 
plaisamment  étendu  sur  les  maux  qu'entraîne  la  guerre  à  sa  suite. 
Dans  la  fameuse  prosopopée  d'abord  de  l'Oraison  funèbre  de 
Louis  XIV  :  «  Monumens  superbes  élevés  sur  nos  places  publiques 
pour  immortaliser  le  souvenir  de  nos  victoires,  que  rappellerez- 
vous  un  jour  à  nos  neveux  (3)?  »  Et  plus  tard,  dans  son  Petit 
Carême  :  «  Sire,  regardez  toujours  la  guerre  comme  le  plus  grand 
fléau  dont  Dieu  puisse  affliger  un  empire...  et  n'oubliez  jamais  que, 
dans  les  guerres  les  plus  justes,  les  victoires  traînent  toujours  après 
elles  autant  de  calamités  pour  un  état  que  les  plus  grandes 
défaites  {li).  »  A.  ce  dernier  trait,  vous  reconnaissez  les  formes  d'exa- 
gération qui  lui  sont  ordinaires.  Il  passe  la  mesure.  Car  enfin  est -il 
permis  de  dire  que  Lens  etRocroi  traînent  autant  de  calamités  après 
elles  que  Ramillies  et  Malplaquet?  Gela  d'ailleurs  n'avait  pas  jadis 

(1)  D'Alembert,  Éloge  de  Massillon. 

(2)  Au  mot  Guerre. 

(3)  Oraison  funèbre  de  Louis  h  Grand. 

(4)  Sur  les  exemples  des  grands. 


ÉTUDES    SUR   LE    XVIIl"    SIÈCLE.  181 

empêché  le  jeune  prêtre  de  l'Oratoire  de  prononcer  un  fort  beau 
discours  pour  la  bénédiction  des  drapeaux  du  régiment  de  Catinat. 
Il  n'y  a  pas  là  d'inconséquence.  Assurément  Bossuet  parle  plus 
juste  quand  il  nous  dit  de  son  style  fort  et  ferme  «  qu'il  n'y  a  que 
les  faux  dévots  qui  croient  les  armes  défendues  aux  chrétiens.  » 
Mais  enfin  Massillon  n'est  coupable  ici,  comme  trop  souvent,  que 
d'un  excès  de  rhétorique.  Voici  cependant  le  malheur,  et  l'obser- 
vation me  semble  vraie  de  Massillon  dans  la  même  mesure  à  peu 
près  que  Fénelon,  c'est  que,  quand  la  rhétorique  et  la  sensibilité 
s'allient,  on  voit  naître  l'esprit  d'utopie. 

C'est  le  secret  de  la  popularité  de  l'évêque  de  Glermont  et  de 
l'archevêque  de  Cambrai  parmi  les  encyclopédistes.  Ce  sont  deux 
grands  hommes,  et  ce  sont  deux  prêtres.  Mais  en  vain  ont-ils  cette 
redoutable  connaissance  de  l'humaine  perversité  que  doit  donner 
l'expérience  du  confessionnal  et  de  la  direction  des  consciences  à  des 
gens  tels  qu'ils  sont  l'un  et  l'autre.  Leur  sensibilité  les  entraîne,  et 
je  ne  vois  pas  qu'ils  aient  jamais  fait  ni  l'un  ni  l'autre  aucun  effort 
pour  se  raidir  et  résister  contre  cet  entraînement.  Ils  rêvent  donc 
l'un  et  l'autre  d'un  âge  d'or  à  venir,  et  dans  le  Petit  Carême  de  l'un 
comme  dans  le  Télémaque  de  l'autre,  deux  livres  que  l'on  associe 
presque  involontairement  et  dont  les  titres  viennent  ensemble  sous 
la  plume  presque  sans  qu'on  y  songe,  on  voit  flotter  je  ne  sais 
quelles  visions  riantes,  quels  généreux  espoirs,  mais  aussi  quelles 
étrang3S  chimères.  Certes,  il  n'y  a  pas  grand  mal  à  ce  qu'Idoménée 
promène  Mentor  dans  les  campagnes  de  Salente  et  que,  de  projets 
en  projets,  ils  se  forgent  ensemble  une  félicité  qui  les  fait  pleurer  de 
tendresse.  Il  n'y  a  pas  non  plus  grand  mal  à  ce  que  Massillon  nous 
dépeigne  le  bonheur  des  justes  sous  les  couleurs  de  l'idylle  cham- 
pêtre :  «  Les  saintes  familiarités  et  les  jeux  chastes  et  pudiques 
d'Isaac  et  de  Rébecca  dans  la  cour  du  roi  de  Gérare  suffisaient  à 
ces  âmes  pures  et  fidèles  ;  c'était  un  plaisir  assez  vif  pour  David  de 
chanter  sur  la  lyre  des  louanges  du  Seigneur  ou  de  danser  avec  le 
reste  de  son  peuple  autour  de  l'arche  sainte  ;  les  festins  d'hospitalité 
faisaient  les  fêtes  les  plus  agréables  des  premiers  patriarches,  et  la 
brebis  la  plus  grasse  suffisait  pour  les  délices  de  ces  tables  inno- 
centes (1).  »  Il  n'y  a  pas  grand  mal,  mais  il  y  a  bien  de  la  naïveté. 
La  cour  de  France  n'est  pas  la  cour  du  roi  de  Gérare.  Il  y  a  bien 
du  mensonge  poétique  aussi.  De  danser  avec  son  peuple  autour  de 
l'arche  sainte,  ce  n'a  pas  toujours  été  pour  David  «  un  plaisir  assez 
vif.  » 

Ce  qui  est  plus  grave,  comme  pouvant  avoir  des  conséquences 
plus  graves,  c'est  peut-être  de  présenter  aux  yeux  d'un  jeune  roi 

(1)  Sur  le  malheur  des  grands  qui  abandonnent  Dieu. 


182  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

les  leçons  de  la  piété  monacale  comme  de  vives  images  de  la  réalité  : 
«  Non,  Sire,  un  prince  qui  craint  Dieu  n'a  plus  rien  à  craindre  des 
hommes.  Sa  gloire  toute  seule  aurait  pu  faire  des  envieux,  sa  piété 
rendra  sa  gloire  même  respectable  ;  ses  entreprises  auraient  trouvé 
des  censeurs,  sa  piété  sera  l'apologie  de  sa  conduite  ;  ses  prospé- 
rités auraient  excité  la  défiance  et  la  jalousie  de  ses  voisins,  il  en 
deviendra  par  sa  piété  l'image  et  l'arbitre  (1).  »  On  dira  peut-être 
que  les  enseignemens  du  prédicateur  ne  paraissent  pas  avoir  eu 
beaucoup  de  prise  sur  l'indolent,  voluptueux  ef  sceptique  JjOuisXY? 
Oserai-je  répondre  que  je  ne  sais  s'il  ne  faudrait  pas  s'en  féliciter? 
De  pareils  enseignemens,  jadis,  avaient  fait  du  père,  le  duc  de  Bour- 
gogne, le  prince  déyot  que  l'on  sait,  capable  au  besoin,  et  pour  le 
plus  grand  désespoir  de  Fénelon,  il  est  vrai,  de  risquer  pieuse- 
ment la  perle  de  dix  batailles  plutôt  que  de  «  loger  dans  un  cou- 
vent de  filles.»  Et,  quoi  qu'on  ait  pu  dire  depuis  de  ce  prince 
enlevé  prématurément,  je  n'oserais  encore  affirmer  si  ce  fut  un 
malheur  pour  la  France  que  de  n'avoir  pas  connu  lerègûe  de  l'élève 
de  Fénelon.  De  pareils  enseignemens  encore  devaient  faire,  plus  tard, 
du  fils,  —  le  dauphin,  père  de  Louis  XVI,  —  ce  personnage  dont 
on  voit  passer  de  loin  en  loin,  dans  les  coulisses  de  l'histoire,  la 
figure  honnête,  pieuse  et  légèrement  niaise.  «  Quelle  félicité  pour 
le  souverain  de  regarder  son  royaume  comme  sa  famille,  et  ses 
enfans  comme  ses  sujets  (2)  !  »  Sans  contredit,  quoiqu'encore  il 
soit  plus  sage  de  croire  que  «l'intérêt  mutuel  des  souverains  et  des 
peuples  fait  les  bornes  naturelles  de  la  souveraineté  (3).  »  Car  le 
fait  est,  comme  Sainte-Beuve  a  soin  de  le  remarquer  en  citant 
quelques-uns  de  ces  endroits  du  Petit  Carême,  le  fait  est  qu'il  en 
a  toujours  coûté  cher  aux  souverains  naïfs  qui  se  sont  avisés  d'af- 
fecter «  la  gloire  pure  et  touchante  de  régner  sur  les  cœurs.  »  Et 
l'on  a  rarement  vu  que  les  peuples  «  leur  aient  dressé  des  trônes 
dans  leur  cœur,  »  mais  bien  quelquefois  des  échafauds  sur  une 
place  publique. 

Voilà,  je  pense,  à  n'en  pas  douter,  ce  que  les  hommes  du 
xviu^  siècle  goûtaient  dans  le  Petit  Carême  et  plus  généralement 
dans  l'éloquence  de  Massillon.  Le  rêve  généreux  de  Fénelon  et  de 
Massillon,  ç'allai*;  être  le  rêve  du  xviii*  siècle  :  l'histoire  de  l'hu- 
manité se  déroulant  comme  une  longue  pastorale  à  travers  les 
siècles  futurs,  des  rois  sensibles  et  des  peuples  reconnaissans, 
«  une  aimable  domination  s.ur  le  trône  (4),  »  la  joie  partout  etpar- 


(1)  Sur  le  triomphe  de  la  religion, 

(2)  Sur  l'humanité  des  grands  envers  le  peuple. 
(3^  Bossuet. 

(4)  Féaelon. 


ÉTUDES   SDR   LE  XVIU^   SIÈCLE.  183 

tout  l'abondance,  «  des  bergers  et  des  laboureurs  célébrant  leurs 
hyménées,  »  que  sais-je  encore?  demandez  au  marquis  de  Condor- 
cet,  et  rien  enfin  d'oublié  dans  le  tableau  que  l'homme  tel  qu'il 
est,  avec  le  vice  originel  de  sa  nature. 

Car  Massillon,  après  tout  cela,  ne  pouvait  manquer  de  donner 
dans  la  grande  erreur  du  siècle.  Prêtre  et  prêtre  de  l'Oratoire, 
élevé  par  conséquent  dans  la  tradition  du  pur  jansénisme,  est-ce 
un  si  grand  honneur  pour  lui  de  s'en  être  écarté?  Je  l'ignore,  mais 
ce  que  je  constate,  c'est  qu'il  s'en  est  écarté.  On  a  vu  comme  il 
parlait  des  grands,  «  de  cette  garde  d'honneur  et  de  gloire  dont 
la  nature  toute  seule  avait  environné  leur  âme  (1).  »  Il  ira  plus  loin 
encore,  et  ne  craindra  pas  de  nous  montrer  le  vice  venant  corrompre 
la  bonté  de  la  nature  :  «  Vous  aviez  reçu  en  naissant  une  âme  si  pudi- 
que... vous  étiez  n^  doux, égal,  accessible...,  vous  aviez  eu /»OMrjt)«r- 
tage  un  cœur  doux  et  sensible  (2).  »  Ce  sont  les  mots  que  nous  sou- 
lignons qui  sont  caractéristiques.  Mais  il  ne  manque  pourtant  jamais 
à  saisir  l'occasion  de  les  placer.  Ce  n'est  pas  le  sentiment  d'une 
déchéance  originelle  qu'il  s'efforce  d'inculquer  à  son  cher  audi- 
teur, mais,  au  contraire,  il  le  rappelle  avec  insistance  au  sou- 
venir de  «  ces  sentimens  de  vertus  naturelles,  de  ces  impressions 
heureuses  de  régularité  et  d'innocence  nées  avec  nous  (3)  »  ;  ou 
encore  de  «  ce  naturel  heureux  et  presque  de  son  propre  fonds 
ennemi  des  excès  et  du  vice  {h).  »  Certes  nous  voilà  loin  de  Port- 
Royal,  et  bien  loin,  à  ce  qu'il  semble,  du  temps  où  le  plus  savant 
parmi  ces  savans  hommes,  et  non  pas  le  moins  exemplaire,  écrivait 
dans  la  préface  de  sa  belle  Histoire  des  empereurs,  cette  phrase 
d'une  humiUté  si  sincère  et  d'une  exagération  si  naïve  :  «  Nous 
voyons  dans  Galigula,  dans  Néron,  dans  Commode  et  dans  leurs 
semblables,  ce  que  nous  serions  tous,  si  Dieu  n'arrêtait  le  pen- 
chant que  la  cupidité  nous  donne  à  toutes  sortes  de  crimes  (5).  » 
Comparez  les  citations.  N'avons-nous  pas  le  droit  de  dire  que,  si 
Massillon  n'ose  pas  ouvertement  contester  ce  que  le  christianisme 
a  nommé  la  déchéance  originelle  de  l'homme,  et  que  si  d'ailleurs, 
quand  la  nécessité  de  l'application  l'exige,  il  semble  revenir  à  toute 
la  sévérité  du  jansénisme,  cependant,  chemin  faisant,  danscefonds 
de  corruption,  il  découvre  tant  de  semences  de  vertu,  tant  de 
germes  de  sensibilité,  tant  de  commencemens  heureux,  qu'en 
vérité,  n'était  le  frein  de  l'orthodoxie  qui  le  bride,  il  serait  tenté  de 

(1)  Sur  le  respect  que  les  grands  doivent  à  la  religion. 

(2)  Sur  l'enfant  prodigue. 

(3)  Sur  le  délai  de  la  conversion. 

(4)  Sur  les  dispositions  à  la  communion. 

(5)  Le  Nain  de  Tillemont. 


18Zi  REV^UE  DES   DEUX  MONDES, 

proclamer  la  bonté  naturelle  de  l'homme?  0  Massillon!  vous  qui, 
quelque  part  avez  si  durement  parlé  de  ce  grand  et  noble  Spi- 
nosa(l),  que  nelelisiez-vous,  «  ce  monstre,  »  comme  vous  l'appelez, 
et  que  ne  méditiez-vous,  comme  vous  les  nommez,  ses  «  ouvrages 
de  confusion  et  de  ténèbres!  »  Vous  auriez  appris  de  lui  deux 
choses,  deux  choses  éternellement  vraies,  l'une  que  «  ce  sont  les 
passions  seules  qui  gouvernent  la  foule,  livrée  sans  résistance  à 
tous  les  vices (2),  »  car  là-dessus  le  juif  d'Auisterdam  ne  diffère  pas 
d'opinion  d'avec  les  solitaires  de  Port-Royal,  et  l'autre  qu'il  n'y  a 
pas  de  métaphysique  sans  morale,  mais  surtout  pas  de  morale  sans 
métaphysique,  et  que  sous  le  nom  di  éthique^  elles  se  pénètrent,  se 
confondent  et  se  soutiennent  l'une  l'autre. 

Je  ne  voudrais  pas  exagérer  l'importance  des  passages  que  je 
viens  d'extraire.  Evidemment  ce  serait  aller  trop  loin,  beaucoup 
trop  loin  que  de  prétendre  qu'ils  forment  le  fond  et  la  substance 
de  la  doctrine  de  Massillon.  Ce  serait  comme  si  nous  abusions  des 
imprudences  qu'il  commet  dans  son  sermon  sur  l  aumône,  pour 
rapprocher  ses  théories  de  celles  de  l'auteur  du  Discours  sur  l'iné- 
galité des  conditions  et  au.  Contrat  social.  W  est  certain  qu'il  dit  en 
propres  termes,  «  que  tous  les  biens  appartenaient  originairement  à 
tous  les  hommes  en  commun,  et  que  la  simple  nature  ne  connaissait 
ni  de  propriété  ni  de  partage.  »  11  est  certain  qu'il  dit  en  propres 
termes,  «  que  pour  éviter  les  discussions  et  les  troubles,  le  commun 
consentemeiit  des  peuples  étaihVit  que  les  plus  sages,  les  plus  intègres, 
les  plus  miséricordieux  seraient  les  plus  opulens.  »  Il  est  certain  qu'il 
dit  en  propres  termes  «  que  les  riches  furent  ainsi  établis  par  la 
nature  même  comme  les  tuteurs  des  malheureux,  et  que  ce  qu'ils 
eurent  de  trop  ne  fut  plus  que  l'héritage  de  leurs  frères  conlié  à 
leurs  soins  et  à  leur  équité.  »  Mais  il  est  certain  aussi  que  ce  n'est  là 
pour  lui  qu'une  thèse  toute  spéculative,  ou  du  moins  qu'une  sanction 
d'antiquité  qu'il  veut  donner  à  l'obligation  chrétienne  de  l'aumône.  Il 
est  certain  qu'il  n'en  déduira  pas  d'application  prochaine  et  qu'il  ne 
donnera  pas  au  pauvre  de  recours  ou  d'action  contre  le  riche.  Il 
est  certain  enfin  que  de  telles  paroles  doivent  être  corrigées  par  une 
connaissance  précise  des  tempéramens  et  des  restrictions  que 
l'ensemble  de  sa  doctrine  y  apporte.  Et  ainsi,  répétons-le,  des 
passages  que  nous  avons  cités  plus  haut.  Je  ne  crois  pas  qu'ils 
constituent  la  doctrine  de  Massillon. 

Mais  enfin,  ils  sont  dans  les  Sermons  de  Massillon,  dans  les  ser- 
mons qu'il  a  revus,  corrigés,  recopiés  à  loisir  :  ils  sont  significa- 

(1)  Des  doutes  sur  la  religion. 

(2j  Spinosa,  Traité  théologico-poUtique,  ch.  xvii. 


ÉTUDES    SUR   LE    XVIII^    SIÈCLE.  185 

tifs  :  et  ce  sont  bien  ceux-là  que  les  philosophes  du  xviii"  siècle  ont 
particulièrement  remarqués.  Massillon,  encore  un  coup,  inclinait 
vers  l'erreur  où  les  encyclopédistes  allaient  donner  tête  baissée. 
Comme  eux  il  était  «  sensible,»  et  comme  eux  «  chimérique.  »  Et 
s'il  ne  croyait  pas  à  la  bonté  naturelle  de  l'homme,  on  sent  qu'il  y 
eût  voulu  croire.  Et  n'est-ce  pas  un  grave  préjugé  que  ni  Voltaire, 
ni  tous  ceux  qui  juraient  alors  sur  la  parole  de  Voltaire,  ne  s'y 
soient  trompés?  Assurément  je  vois  l'intérêt  qu'ils  avaient  à  s'ap- 
proprier Massillon.  Un  parti,  quel  qu'il  soit,  du  moment  qu'il  est  un 
parti,  a  toujours  intérêt  à  s'approprier  un  honnête  homme  de  plus, 
et  une  renommée  d'intégrité  incontestée.  Mais  voici  toute  la  ques- 
tion :  quel  intérêt  avaient-ils  à  s'approprier  Massillon,  plutôt  que 
Bourdaloue,  plutôt  que  Bossuet?  C'est  qu'ils  ont  tous  cru  qu'en 
d'autres  temps  ce  prédicateur  chrétien  eût  été  des  leurs.  Ils  se 
trompaient  ?  j'en  suis  certain,  mais  il  reste  au  moins  que,  si  Massil- 
lon n'a  pas  été  plus  sensible,  plus  tolérant,  plus  humain  que  Bos- 
suet ou  que  Bourdaloue,  il  l'a  été  d'une  autre  manière,  qui  est  la 
manière  du  xviip  siècle. 

Il  a  prêché  contre  la  guerre?  Est-ce  que  Bourdaloue  par  hasard  ou 
Bo?suet  auraient  fait  l'apologie  du  carnage  ou  des  conquêtes?  Seu- 
lement ils  savaient,  ce  que  Massillon  oublie  souvent,  qu'il  est  inutile 
ou  même  dangereux  de  déclamer  d'une  manière  abstraite  et  générale 
contre  les  maux  inséparables  de  l'humaine  nature,  et  que  tout  ce 
qu'on  peut  faire,  c'est  d'inspirer  aux  hommes  pris  chacun  à  part, 
pour  ainsi  dire,  les  vertus  qui  peuvent  corriger  la  gravité,  adoucir  la 
cruauté,  diminuer  l'étendue  de  ces  maux.  Les  hommes  du  xviii*'  siè- 
cle pourraient  bien  avoir  détruit  beaucoup  de  préjugés  dont  ils  n'a- 
vaient pas  pris  la  peine  de  chercher  les  raisons  et  de  reconnaître  les 
fondemens.  Ils  pourraient  bien  aussi  avoir  compromis  la  fortune  de 
plus  d'une  idée  juste  et  généreuse  pour  avoir  voulu  lui  donner  trop 
d'extension  et  la  pousser  d'abord  à  l'extrême  de  ses  conséquences 
logiques.  Ainsi,  la  vie  humaine  est  chose  assurément  précieuse,  ils  ont 
eu  raison  de  le  dire,  et  nous  leur  en  devons  une  reconnaissance  éter- 
nelle, mais  il  n'ont  pas  assez  dit  que  beaucoup  de  choses  sont  et 
doivent  demeurer  plus  précieuses  que  la  vie  humaine.  Massillon  est 
un  peu  de  ces  imprudens  qui  n'ont  pas  calculé  toute  la  portée  de 
leurs  paroles.  Il  ressemble  aux  philosophes  du  xviii*  siècle  en  ceci 
surtout  qu'il  n'a  pas  assez  profondément  cherché  dans  la  connaissance 
de  l'homme  intérieur  le  secret  de  ces  restrictions  qu'il  faut  toujours 
mettre  aux  généralisations  de  la  logique,  si  bien  fondées  d'ailleurs 
qu'elles  paraissent,  ou  si  correctement  induites.  Une  s'est  pas  assez 
défié  de  ces  grands  raisonnemens  si  aisés  à  faire  et  de  cette  licence 
d'un  auteur  abandonné  sans  mesure  à  tout  ce  qui  lui  vient  dans 


186  REVUE   DES   DEUX   MONDES, 

l'esprit.  Car  enfin,  sachons-le  bien,  et  ne  nous  lassons  pas  de  le 
répéter,  on  ne  peut  même  pas  dire  à  l'homme  :  «  Tu  ne  tueras 
point,  »  sans  être  obligé  d'ajouter  aussitôt  la  restriction  nécessaire  : 
nisi  lacessitus  injuria,  c'est-à-dire  sauf  le  cas  de  légitime  défense, 
—  sauf  le  cas  où  tu  lèveras  le  bras  pour  la  protection  de  ta  vie,  — 
sauf  le  cas  où  tu  tireras  l'épée  pour  la  sauvegarde  de  ton  honneur 
ou  de  l'honneur  de  ceux  que  tu  as  contracté  l'obligation  de  soutenir 
et  de  protéger,  —  sauf  le  cas  où  tu  prendras  les  armes  pour  la 
défense  ou  la  vengeance  de  ta  patrie  menacée. 

Profitons  nous-même  de  la  leçon,  et  tempérons,  à  notre  tour, 
après  avoir  montré  ce  qu'il  y  avait  d'affinités  électives  entre  Mas- 
sillon  et  les  hommes  du  xvin«  siècle,  tempérons  ce  qu'il  y  aurait 
dans  la  constatation  telle  quelle  de  ces  affinités,  et  de  trop  rigoureux 
et  de  sommairement  injuste  pour  Massillon. 

Il  va  sans  dire  que  l'homme  est  hors  de  cause,  qui  fut,  comme 
l'on  sait,  l'un  des  meilleurs,  des  plus  aimables  et  des  plus  ver- 
tueux en  même  temps,  dont  se  puissent  honorer  l'histoire  de  notre 
littérature  ou  les  annales  de  l'épiscopat  français.  Il  faudrait  le  fixer 
dans  l'attitude  indulgente  et  doucement  souriante  où  nous  le  montre 
une  anecdote  racontée  par  Bernis,  qui  fut  l'un  de  ses  protégés. 
«  Un  jour  qu'il  montrait  à  un  étranger  son  jardin  de  Beauregard 
et  que  cet  étranger  se  récriait  sur  la  beauté  et  la  richesse  de  sa 
vue  :  «  Venez,  lui  dit-il,  dans  cette  allée  et  je  vous  montrerai 
quelque  chose  de  plus  curieux.  »  L'allée  était  fort  sombre,  et  l'é- 
tranger lui  témoigna  sa  surprise  en  ne  voyant  rien  de  ce  qu'il  lui 
annonçait.  —  Gomment!  lui  dit  Massillon,  vous  n'apercevez  pas 
ce  jésuite  et  ce  père  de  l'Oratoire  qui  jouent  aux  boules  ensemble? 
Voilà  à  quoi  je  les  ai  réduits  (1)!  »  Authentique  ou  controuvée, 
peut-être  arrangée  par  Bernis,  l'anecdote  n'en  est  pas  moins  de 
celles  qu'il  faut  accepter  et  faire  entrer  dans  l'histoire,  parce 
qu'elle  peint  vivement  un  homme.  Nous  n'avions  pour  notre  part  à 
parler  que  de  l'écrivain  et  du  prédicateur. 

Or,  le  vrai  malheur  du  prédicateur  comme  de  l'écrivain  et  son 
plus  grand  tort,  dont  il  n'est  évidemment  qu'à  demi  responsable, 
c'est  d'avoir  été  précédé  dans  la  chaire  chrétienne  par  Bossuet  et 
par  Bourdaloue.  C'est  peut-être  aussi,  venant  après  eux,  d'avoir 
voulu,  selon  le  mot  de  lui  qu'on  rapporte,  prêcher  «  autrement  » 
qu'eux.  Dans  une  littérature  qui  n'aurait  ni  Bourdaloue  ni  Bossuet, 
Massillon  serait  au  premier  rang  :  il  est  vrai  qu'il  ne  serait  pas 
Massillon  s'il  n'avait  été  précédé  de  Bossuet  et  de  Bourdaloue.  Vous 

(1)  Mémoires  et  Lettres  de  F.-J.  de  Pierre,  cardinal  de  Bernis,  t.  i,  p.  76. 


ÉTUDES   SUR   LE   XVIII®   SIÈCLE.  187 

voyez  que,  pour  parler  de  lui  convenablement  et  lui  faire  sa  véri- 
table place,  on  est  obligé,  comme  lui,  déjouer  un  peu  sur  les 
mots.  Ajoutons  que  les  genres  s'épuisent,  comme  s'épuisent  toutes 
choses  de  ce  monde,  par  l'excès  même  de  leur  fécondité.  Alors,  si 
les  genres,  comme  celui  du  sermon,  ont  une  autre  raison  d'être  et  de 
se  continuer  que  de  procurer  des  émotions  nouvelles  aux  auditeurs, 
spectateurs  et  liseurs,  c'est  un  parti  qu'il  faut  savoir  prendre  :  il 
n'y  a  plus  qu'à  marcher  sur  les  traces  des  maîtres.  Seulement  ce 
ne  sont  pas  les  contemporains  qui  s'aperçoivent  qu'un  genre  s'é- 
puise. Massillon  s'est  trouvé  dans  le  même  cas  que  Voltaire.  La 
tragédie  classique  avait  fourni  sa  carrière  quand  Voltaire  s'en  em- 
para. Cependant,  comme  il  était  Voltaire,  il  put  écrire  encore  Zaïre, 
Mérope  et  Tancrède.  Pareillement  le  sermon,  comme  genre  lit- 
téraire, avait  vécu  lorsque  Massillon  parut  dans  les  chaires  de 
Paris.  Mais  il  était  Massillon.  Il  a  donc  prononcé  le  sermon  sur  le 
petit  nombre  des  élus  et  plus  tard  le  Petit  Carême,  Ni  ces  tragédies 
ni  ces  sermons  ne  sont  des  chefs-d'œuvre,  au  vrai  sens  du  mot  : 
ce  sont  au  moins  des  œuvres  beaucoup  plus  qu'honorables.  Il  me 
semble  qu'elles  ont  cela  de  particulier  qu'on  y  sent  une  main  plus 
habile  que  l'œuvre  qu'elle  a  façonnée,  des  ouvriers  supérieurs  à 
leur  matière.  C'est  beaucoup.  Il  fallait  d'ailleurs  une  révolution  lit- 
téraire pour  renouveler  le  théâtre,  il  fallait  pour  renouveler  l'élo- 
quence de  la  chaire  une  révolution  morale,  et  ni  Massillon  ni  Vol- 
taire n'étaient  de  force  à  l'entreprendre.  Elle  s'est  faite  depuis  eux. 
Comment  et  par  qui,  ce  n'est  pas  le  lieu  de  le  rechercher.  Bor- 
nons-nous à  dire  qu'elle  s'est  peut-être  faite,  comme  tant  d'autres 
révolutions,  à  côté  de  l'utile,  de  la  vraie,  de  la  légitime  révolution 
qu'il  y  avait  à  faire.  Et  pourquoi  n'ajouterais-je  pas  que,  malgré  la 
révolution  qui  s'est  faite,  Zaïre  et  Mérope  continuent  de  «  braver 
l'injure  du  temps,  »  comme  on  disait  au  temps  de  Zaïre?  J'ai  lu 
aussi  nos  prédicateurs,  j'en  ai  même  entendu  quelques-uns,  et  mal- 
gré la  révolution,  est-il  bien  sûr  que  les  plus  vantés  d'entre  eux 
aient  valu  Massillon? 


Ferdinand  Brunetière. 


LA 


MARINE     FRANÇAISE 

AU   MEXIQUE 


I. 

DE   LA    CRÉATION    DE    LA     DIVISION    NAVALE    AU   BLOCUS   DES   COTES. 


L 

Mon  intention  n'est  pas  d'écrire  l'expédition  du  Mexique.  Tout 
le  monde  en  connaît  les  causes  diverses.  Je  veux  seulement  raconter 
ce  que  fit  la  marine  dans  les  dernières  années  du  séjour  et  durant 
la  période  d'évacuation.  La  tâche  qu'eurent  à  remplir  les  batimens 
fut  à  la  fois  ingrate  et  glorieuse.  Elle  montre,  dans  un  cadre  d'ac- 
tion parallèle  à  celui  de  l'armée  de  terre,  les  difficultés,  les  efforts 
de  tout  genre,  les  obstacles  vaillamment  surmontés,  mais  renais- 
sans,  qui  ne  cessèrent,  du  premier  au  dernier  jour,  d'entraver  l'ex- 
pédition mexicaine. 

Après  le  débarquement,  la  convention  de  la  Soledad,  l'échec  subi 
devant  Puébla,  la  prise  de  cette  ville  et  l'entrée  à  Mexico,  la  nomi- 
nation d'une  régence,  certains  projets  de  domination  et  la  perspec- 
tive prochaine  de  l'établissement  régulier  de  l'empire,  on  se  prit  à 
espérer  que  l'expédition  du  Mexique  pourrait  être  menée  à  bonne 
fin,  et  les  forces  maritimes,  jusque-là  dirigées  par  un  officier  général, 
furent  réduites  aux  proportions  d'une  division  confiée  à  un  capi- 
taine de  vaisseau.  Ceci  se  passait  au  mois  d'octobre  iSQli. 


LA  MARINE  FRANÇAISE   AU  MEXIQUE.  189 

Pendant  que  les  troupes  de  terre  occupaient  à  l'intérieur  les  dif- 
férentes provinces  de  l'empire  ou  en  poursuivaient  la  conquête, 
la  marine  avait  pour  mission  de  surveiller  les  côtes,  d'y  lier  ses 
communications  avec  l'armée,  d'y  porter  à  chaque  instant  les  déta- 
chemens  nécessaires,  de  rechercher  les  corsaires  juaristes  ou  amé- 
ricains dont  l'armement  ou  la  présence  déjà  signalés  étaient  un 
objet  de  vive  préoccupation,  de  centraliser  à  Vera-Gruz  le  service 
des  transports  et  d'approvisionnement  de  la  flotte  et  de  l'armée,  et 
de  concourir,  dans  ses  seules  limites  d'action  maritime  toutefois  et 
en  ne  débarquant  que  très  éventuellement  ses  équipages,  à  toute 
opération  dirigée  contre  un  point  de  la  côte.  Ce  n'était  point  là  une 
mince  besogne,  surtout  dans  l'état  encore  très  précaire  de  notre 
domination. 

Tout  le  long  littoral  en  effet  de  250  lieues  de  Matamoros  jusqu'à 
Campêche  n'était  qu'imparfaitement  réduit  ou  prêt  à  se  dérober  au 
joug  dès  qu'une  circonstance  favorable  se  présenterait.  De  Mata- 
moros, qui  venait  d'être  pris  au  mois  d'août,  jusqu'à  Tampico  inclu- 
sivement, où  se  faisait  sentir  la  main  de  fer  du  colonel  du  Pin, 
aucune  complication  ne  semblait  à  craindre,  au  moins  pendant 
quelque  temps.  Quant  au  port  de  Tuspan,  situé  entre  Tampico  et 
Vera-Gruz,  la  fidélité  qu'on  nous  y  gardait  était  douteuse.  La  posi- 
tion pouvait  être  perdue  d'un  jour  à  l'autre  par  la  faute  ou  la 
connivence  des  chefs  mexicains  à  qui  on  l'avait .  confiée.  Depuis 
Tuspan  jusqu'à  Yera-Gruz,  toute  la  côte  était  ennemie,  et  nous  ne 
pouvions  avoir  de  relations  avec  aucune  des  villes  situées  au  de- 
dans des  barres  de  Gazones,  Lima,  Tecolutla  et  Nautla.  La  ville  de 
Vera-Gruz,  bien  qu'en  notre  pouvoir,  était  entourée  de  guérilleros 
qui  venaient  frapper  aux  portes  et  enlevaient  du  monde  sur  l'Ala- 
meda.  Les  guérilleros  avaient  établi  des  douanes  à  l'aide  desquelles 
ils  percevaient  des  droits  sur  tout  ce  qui  entrait  en  ville  ou  en  sor- 
tait. Les  négocians  qui  voulaient  assurer  leurs  marchandises  en- 
voyaient tout  simplement  demander,  moyennant  finances,  unlaissez- 
passer  à  Garcia,  le  chef  de  ces  bandes.  Il  était  possible  qu'un  beau 
jour  ces  brigands,  les  libéraux,  comme  on  les  appelait  alors,  fissent 
une  tentative  contre  Vera-Gruz.  Au  sud  de  Vera-Gruz,  il  y  avait  une 
compagnie  de  volontaires  créoles  de  la  Martinique  et  deux  canon- 
nières pour  garder  Alvarado.  A  l'ouest  de  cette  ville  et  jusqu'à  Gar- 
men,  toute  la  côte  était  à  l'ennemi.  On  ne  savait  pas  trop  quelles 
étaient  les  dispositions  du  Goazocoalcos  et  de  Minatitlan,  mais  les 
négocians  français  de  Vera-Gruz,  qui  furent  toujours  tiès  loin  d'é- 
pouser la  cause  de  l'intervention,  devaient  être  mieux  renseignés, 
car  ils  avaient  naguère  très  exactement  instruit  les  habitans  de  ce 
que  nous  projetions  contre  eux.  Au  Tabasco,  qui  ne  nous  apparte- 
nait pas,  les  dissidens,  enhardis  par  la  récente  retraite  du  général 


190  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Brincourt,  étaient  devenus  plus  orgueilleux  que  jamais.  La  levée  du 
blocus  autrefois  établi  sur  tous  les  points  de  la  côte,  qui  avait 
été  comme  le  don  de  joyeux  avènement  de  l'empereur  Maximilien, 
leur  avait  déjà  donné  environ  200,000  piastres,  ce  qui  leur  avait 
permis  de  lever  de  nouvelles  troupes  et  de  les  bien  payer.  La  Fron- 
tera  venait  de  se  prononcer  peureux,  et  ils  y  avaient  rétabli  comme 
autrefois  la  douane  de  Tabasco.  Carmen  ne  devait  pas  bouger  tant 
qu'il  y  aurait  un  bâtiment  français,  mais  il  s'y  produisait  une  cer- 
taine opposition  contre  le  préfet  politique  et  militaire,  le  général 
Marin.  Carmen  est  une  île  facile  à  défendre.  Elle  était  précieuse 
parce  qu'elle  pouvait  devenir  un  point  de  concentration  pour  nous, 
la  lagune  de  Termines  communiquant  avec  le  Tabasco  par  plusieurs 
arroyos.  Campêche  etleYucatan,  soumis  au  mois  de  janvier  précé- 
dent, demeuraient  tranquilles,  mais  en  rêvant  leur  affranchissement, 
et  tandis  que  les  anciens  chefs  qu'on  en  avait  chassés  s'occupaient  à 
Cuba  de  l'achat  d'armes  et  de  munitions  de  guerre,  les  autres  chefs, 
—  le  général  Navarrete  en  tête,  qui  avait  le  plus  contribué,  en  se 
prononçant,  à  donner  le  Yucatan  à  l'empire,  —  mis  de  côté  par  le 
gouvernement  de  Mexico,  étaient  bien  capables  de  faire  de  nouveau 
volte-face  et  de  se  déclarer  contre  lui  au  premier  jour. 

Tel  était  l'état  de  la  côte,  et  malheureusement,  pour  venir  à  bout 
de  la  tâche  de  surveillance  et  de  mouvemens  continuels  qui  lui 
incombait,  la  division  navale  da  golfe  du  Mexique  n'avait  qu'un 
nombre  restreint  de  bâtimens,  peu  aptes,  il  faut  l'avouer,  par 
leurs  qualités  nautiques,  au  rude  service  qu'on  exigeait  d'eux.  De 
Yera-Cruz  à  Rio-Grande,  ils  ne  pouvaient  que  porter  des  troupes  à 
un  point  donné,  sans  y  séjourner  eux-mêmes,  car,  sur  toute  cette 
côte  et  dans  la  saison  qui  s'ouvrait,  les  navires  sont  en  perdition 
et  doivent  prendre  le  large  dès  que  le  mauvais  temps  s'annonce. 
Pour  peu  que  l'on  tarde,  on  est  forcé  de  filer  ses  chaînes  et  d'aban- 
donner ses  ancres  sur  le  fond.  C'est  ainsi  que  le  Colhert  avait  fait 
de  graves  avaries  dans  un  coup  de  vent  en  venant  de  Tampico,  et 
que  le  transport  la  Drôme  avait  mis  dix  jours  à  pouvoir  communi- 
quer quelques  heures  avec  Tampico  et  Tuspan,  sans  toutefois  par- 
venir à  mettre  à  terre  quelques  chevaux  qu'elle  avait  à  bord.  A 
Vera-Cruz,  où  le  service  du  port  était  très  actif,  les  moyens  pour  y 
faire  face  étaient  insuffisans,  puisque,  faute  de  pouvoir  décharger 
dans  le  temps  convenu  les  navires  de  commerce  qui  arrivaient  pour 
le  compte  du  gouvernement,  on  était  obligé  de  payer  de  fréquentes 
indemnités.  Ce  n'était  donc  pas  le  moment  de  diminuer,  en  les 
renvoyant  à  la  Martinique,  comme  on  semblait  en  avoir  l'intention, 
les  matelots  créoles  qui  faisaient  le  service  à  Yera-Cruz,  d'autant 
moins  qu'ils  étaient  un  renfort  éventuel  à  la  garnison  dans  le  cas 
d'une  tentative  sérieuse  des  guérillas  contre  la  ville.  A  l'est  d'Al- 


LA   MARINE   FRANÇAISE  AU  MEXIQUE.  l9l 

varado  et  jusqu'à  Carmen,  toute  la  côte  allait  devenir  excessivement 
dangereuse,  parce  que  les  coups  de  vent,  au  lieu  de  permettre  de 
prendre  le  large  comme  au  nord  de  Vera-Gruz,  battent  en  côte  et 
que  les  bàlimens  à  grande  puissance  de  machine  peuvent  seuls 
avoir  quelque  chance  de  se  mettre  hors  de  danger.  Or,  à  l'exception 
peut-être  da  Magellan  et  du  Darien,  la  division  ne  comptait  aucun 
de  ces  bâtimens-là.  Les  canonnières,  au  nonibre  de  quatre  ou  cinq, 
pouvaient  bien,  quand  la  mer  était  belle,  passer  certaines  barres 
de  rivières,  mais,  avec  grand  vent  et  la  mer  creusant,  elles  cou- 
raient le  risque  d'y  être  culbutées.  Le  Goazoacolcos  et  le  Tabasco 
n'eussent  donc  pas  pu  servir  de  refuge  à  ces  petits  navires.  D'ail- 
leurs les  barres  changent  fréquemment  et  il  faut  absolument  un 
pilote  de  la  localité.  Or  tous  les  pilotes  étaient  avec  les  Hbéraux  et 
ne  seraient  pas  venus  à  notre  appel.  Gomme  compensation,  depuis 
Carmen  jusqu'à  la  pointe  nord  de  la  péninsule  deYucatan,  les  bâti- 
mens  peuvent  recevoir  des  coups  de  vent  à  l'ancre  sans  être  obli- 
gés de  prendre  le  large  et  sans  courir  le  moindre  danger.  Il  est 
ATai  que,  relativement,  la  présence  de  nos  navires  n'était  pas  néces- 
saire sur  cette  partie  de  la  côte. 

Si  la  division  navale  du  golfe  était  jusqu'à  un  certain  point  insuf- 
fisante par  le  nombre  et  le  peu  de  qualités  de  ses  bâtimens,  l'es- 
prit de  ses  états-majors  et  de  ses  équipages  était,  en  revanche, 
fortement  trempé.  La  plupart  étaient  d-^puis  un  an  au  Mexique  et 
avaient  supporté  les  périls  du  climat,  les  fatigues  des  diverses  expé- 
ditions. Ces  expéditions,  dont  personne  n'entrevoyait  le  terme, 
avaient  un  attrait  d'ambition  pour  tous  et  surtout  pour  les  jeunes 
capitaines  de  canonnières  qui,  ayant  sur  presque  tous  les  points  à 
pénétrer  dans  les  rivières,  s'y  trouvaient  plus  activement  engagés. 
Le  commandant  de  la  division,  le  capitaine  de  vaisseau  Cloué,  à  qui 
l'on  avait  dû,  au  mois  de  janvier  précédent,  la  capitulation  de  Cam- 
pêche  et  par  suite  la  prompte  adhésion  du  Yucatan  à  l'empire,  avait 
donc  des  officiers  dignes  de  lui  et  tout  à  fait  à  la  hauteur  des  cir- 
constances. 

Il  faut  le  dire  aussi,  bien  que  la  situation  générale  fût,  comme 
nous  venons  de  le  voir,  mélangée  de  bien  et  de  mal,  l'espérance 
d'une  heureuse  issue  aux  affaires  du  Mexique  était  assez  répandue. 
Le  maréchal  Bazaine,  alors  commandant  en  chef  des  forces  fran- 
çaises, avait  le  projet  d'entreprendre  prochainement  une  expédi- 
tion contre  le  Oajaca  et  d'en  finir  avec  cette  province,  où  l'ennemi 
semblait  vouloir  concentrer  ses  derniers  moyens  de  résistance.  Cette 
opération,  dans  les  intentions  du  maréchal,  devait  se  compléter  par 
une  attaque  de  la  marine  sur  Tabasco.  Les  dissidens,  ainsi  pris  entre 
deux  feux,  seraient  forcés  de  se  disperser.  Ce  serait  là,  disait-on, 
le  couronnement  de  la  campagne  du  Mexique.  En  effet,  cette  der- 


192  BEVCE    DES    DEUX   MONDES, 

nière  résistance  sérieuse  une  fois  vaincue,  les  bandes  diverses,  que 
nos  colonnes  avaient  coupées  par  tronçons  dans  le  nord,  ne  pour- 
raient plus  se  rejoindre,  et  les  brigands  des  environs  de  Vera-Gruz 
ne  tarderaient  pas  à  disparaître. 

Toutefois,  pendant  que  se  faisaient  les  préparatifs  de  l'expédition 
du  Oajaca,  un  incident  auquel  on  pouvait  s'attendre  se  produisit. 
On  apprit  que  Tuspan  était  menacé  par  les  bandes  rejetées  de 
Jalapa,  jointes  aux  gens  de  Papantla,  que  les  habitans,  autorités 
et  garnison  en  tête,  étaient  prêts  à  s'embarquer,  et  que  les  effets 
les  plus  précieux  étaient  déjà  sur  des  bateaux.  Au  lieu  d'es- 
sayer la  moindre  résistance,  tout  le  monde  lâchait  pied.  Le  com- 
mandant Cloué  expédia  aussitôt  le  Forfait  devant  la  barre.  Le  seul 
secours  qu'il  dut  porter  à  Tuspan  était  de  faire  franchir  la  barre  à 
un  canot  armé  en  guerre  et  de  l'expédier  devant  la  ville.  De  si 
peu  d'efficacité  réelle  que  pût  être  une  si  petite  force  militaire,  on 
savait  par  expérience  qu'elle  avait  une  grande  influence  morale  sur 
les  bandes  du  genre  de  celles  qui  entouraient  Tuspan.  Gela  devait 
suffire,  en  effet.  Les  bandes  venant  de  Papantla,  leur  repaire  habi- 
tuel, avaient  pour  chef  Lara,  dont  toute  la  vie  s'était  passée  à  ce 
métier  de  cabecilla.  Elles  se  composaient  de  soixante-dix  cavaliers 
et  de  cinq  cent  quarante  fantassins,  dont  une  cinquantaine  de  déser- 
teurs, armés  de  carabines  françaises  et  américaines.  Les  aventu- 
riers passaient  sur  la  rive  gauche  delà  rivière  de  Tuspan,  où  est 
bâtie  la  ville,  quand  le  canot  du  Forfait  arriva.  Ils  se  replièrent 
aussitôt.  Le  canot  accosta,  et  son  canon  rayé  de  h  fut  débarqué  sur 
la  place  de  manière  à  enfiler  la  rue  principale.  La  ville  était  sau- 
vée. L'officier  qui  commandait  le  canot  du  Forfait  trouva  néan- 
moins tout  le  monde  fort  alarmé.  Le  préfet  politique,  M.  Llorente, 
se  ranima  un  peu  au  contact  de  l'officier  français  et  organisa  même 
la  garnison  pour  tenter  une  sortie,  si  l'ennemi  se  retirait  bien  fran- 
chement. Cette  garnison  se  composait  de  quarante-cinq  cavaliers, 
dont  vingt-cinq  seulement  montés,  de  cent  quarante  fantassins 
et  de  cent  vingt  hommes  de  milices,  cette  dernière  force  très  peu 
sûre  et  bien  plus  disposée  à  se  cacher  dans  les  bois  qu'à  lutter. 
Tout  ce  monde  cependant  prit  assez  décourage  pour  tenter,  le  len- 
demain, de  troubler  la  retraite  de  l'ennemi  sur  !a  rive  droite.  Cent 
hommes  des  plus  résolus  appuyèrent,  en  cheminant  par  la  rive 
gauche,  le  canot  du  Forfait,  qui  remonta  la  rivière  à  trois  milles. 

Cette  curieuse  petite  affaire  permit  de  percer  à  jour  et  de  visu 
la  situation  intérieure  de  Tuspan,  qui  était  à  peu  près  celle  de 
toutes  les  villes  du  littoral.  Le  préfet  politique  se  faisait  une  rente 
avec  les  impôts  qu'il  frappait  de  temps  à  autre  sur  les  négocians 
pour  payer  des  troupes,  dont  l'effectif  très  incomplet  se  grossis- 
sait, dans  ses  envois  d'état  à  Mexico,  de  soldats  de  paille  habile- 


LA   MARINE  FRANÇAISE   AD  MEXIQUE.  193 

ment  groupés.  Cette  rente  l'inclinait  fort  vers  la  fidélité  à  l'empire  ; 
mais  avec  la  grande  expérience  que  son  âge  lui  avait  acquise  des 
roueries  d'un  fonctionnaire  mexicain,  il  avait  la  facile  théorie  de 
conduite  ordinaire  à  ses  pareils  et  qu'avaient  engendrée  de  temps 
immémorial  les  discordes  intestines  de  son  pays.  Il  était  fort  pour 
commander  et  ramasser  de  l'argent  pendant  la  paix,  et  dès  qu'il 
s'agirait  de  se  battre,  pour  arguer  de  son  peu  de  moyens  de  résis- 
tance et  se  sauver  avec  la  caisse. 

On  comprend  que  les  villes  si  lestement  sauvées  sont  d'autant 
plus  difficiles  à  garder.  Un  jour  plus  tard,  ou  s'il  eût  fait  du  vent 
du  nord,  le  canot  ne  fût  point  arrivé  à  temps  ou  n'eût  pu  franchir 
la  barre,  et  Tuspan  était  momentanément  perdu,  comme  il  avait  été 
déjà  momentanément  conquis.  On  y  envoya  la  Pique,  canonnière 
qui  pouvait  pénétrer  dans  la  rivière  et  qui  dut  y  séjourner,  sauf  à 
surveiller  avec  le  plus  grand  soin  la  hauteur  de  l'eau  sur  la  barre  afin 
de  se  retirer  à  temps.  Il  ne  fallait  pas,  en  effet,  que  l'accident  de 
la  Lance,  obligée  de  se  brûler  en  1863  dans  la  rivière  de  Tampico, 
se  renouvelât.  Les  instructions  que  reçut  la  Pique  étaient  énergi- 
ques et  sommaires.  Si  le  capitaine  le  jugeait  nécessaire  au  salut  de 
la  ville,  il  ne  devait  pas  hésiter  à  s'assurer  de  Llorente,le  préfet  po- 
litique, et  de  son  fils  le  colonel,  et  à  les  mettre  hors  d'état  de  nuire. 
Il  fallait  donner  du  cœur  à  tous  ces  gens  de  Tuspan  et  les  pousser 
à  une  expédition  qui  dégageât  la  barre  de  Cazones  et  les  menât 
jusqu'à  Papantla,  faire  en  un  mot  succéder  l'initiative  et  l'esprit 
d'entreprise  à  l'hésitation  et  à  l'apathie.  C'était  plus  facile  à  pro- 
jeter qu'à  faire;  mais  ces  instructions,  en  trahissant  une  certaine 
irritation  vis-à-vis  de  dangers  qui  eussent  été  puérils  s'ils  n'eussent 
eu  contre  nous  leur  force  d'inertie  et  qu'on  ne  conjurait  un  moment 
que  pour  les  voir  aussitôt  revenir,  sentaient  le  voisinage  à  Tampico 
de  l'expéditif  colonel  du  Pin. 

Des  préoccupations  plus  graves  que  cette  échaufïourée  de  Tus- 
pan eussent,  dès  ce  moment-là,  tenu  la  marine  en  éveil,  si  le 
commandant  de  la  division  se  fût  laissé  gagner  par  elles.  L'avis  par- 
vint, en  effet,  de  différens  côtés,  d'armement  de  corsaires  améri- 
cains pour  le  compte  de  Juarez  et  munis  par  lui  de  lettres  de 
marque.  Il  s'armait,  disait-on,  à  New-Orléans  et  à  Key- West  quatre 
corsaires  destinés  à  courir  sus  à  nos  navires  de  commerce  et  sur- 
tout à  nos  paquebots.  Tout  d'abord,  le  gouvernement  français  ne 
s'en  émut  pas  outre  mesure.  La  guerre  entre  le  Sud  et  le  Nord 
n'était  pas  terminée,  et  il  lui  paraissait  difficile  d'admettre  que  les 
États-Unis  tolérassent  de  pareils  faits,  si  contraires  aux  devoirs  des 
neutres  et  aux  bonnes  relations  qui  existaient  entre  les  deux  pays. 
11  ajoutait  que,  par  suite  de  l'établissement  de  l'empire  mexicain,  le 

TOMB  XLIU.  —  1881,  13 


ld&  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

gouvernement  de  Juarez  avait  cessé  d'exister  et  que  les  navires 
capturés  seraient  considérés  comme  pirates  et  traités  comme  tels. 
Le  maréchal  Bazaine  prenait  la  chose  plus  au  sérieux  et,  devançant 
les  événemens,  il  voyait  poindre  dans  ces  préparatifs  hostiles  une 
intervention  armée  de  la  part  des  Américains.  Cette  idée  le  domina 
bientôt  à  un  tel  peint  qu'il  songea  à  fortifier  le  fort  Saint-Jean- 
d'UlIoa  et  l'îlot  de  Sacrificios  et  à  mettre  nos  paquebots  à  l'abri  de 
toute  attaque  en  embarquant  à  bord  des  compagnies  armées. 

Pour  le  moment  et  en  face  de  corsaires  qu'on  n'avait  point 
encore  vus,  ces  précautions  étaient  prématurées.  Cet  armement  de 
corsaires  n'était  et  ne  pouvait  être  qu'une  spéculation  commer- 
ciale. Sous  le  masque  de  corsaires  mexicains,  les  Américains  allaient 
se  faire  écumeurs  de  mer  et  tâcher  de  ramasser  le  plus  d'argent 
possible.  Ils  pourraient  dans  ce  dessein  donner  la  chasse  à  nos 
navires  de  commerce  et  à  nos  paquebots,  mais  non  s'attaquer  à 
Vera-Cruz  ou  à  Sacrificius,  parce  qu'ils  savaient  que  cela  ne  pou- 
vait leur  rapporter  que  des  coups.  D'ailleurs,  tel  qu'il  était,  le  fort 
de  Saint-Jean-d'Clloa  possédait  plus  de  canons  qu'il  n'en  fallait 
pour  tenir  à  distance  une  force  navale  plus  importante  même  que 
deux  ou  trois  corsaires.  L'embarquement  de  compagnies  sur  les 
paquebots  ne  pouvait  être  très  utile.  Tout  corsaire,  en  effet,  qui 
eût  attaqué  le  paquebot  et  se  fût  aperçu  qu'il  y  avait  une  force  à 
bord  se  fût  contenté  de  le  couler  en  le  caiionnant  avec  une  forte 
pièce  à  pivot  et  en  se  tenant  hors  de  portée  des  fusils  ou  des  canons 
de  calibre  inférieur  que  des  bâtimens  de  faible  échantillon  tels  que 
les  paquebots  peuvent  avoir  à  bord.  Dans  ce  cas,  après  une  canon- 
nade d'une  certaine  durée,  la  compagnie  de  garnison  eût  été  dans 
l'alternative  de  se  rendre  prisonnière  ou  d'être  coulée.  Certes,  en 
la  supposant  réelle,  l'existence  de  ces  corsaires  était  un  fait  fort 
grave  ;  mais  il  y  avait  lieu  d'en  douter,  car  depuis  deux  ans  cette 
entreprise  avait  plus  de  chances  d'impunité  qu'a  cette  heure  où  les 
bâtimens  devaient  être  déclarés  pirates,  et  cependant  elle  n'avait 
pas  été  tentée.  Il  n'y  avait  donc  qu'à  envoyer  des  navires  chercher 
des  renseignemens  positifs  et  croiser  à  certains  points  d'arrivée 
des  paquebots  dans  le  golfe  du  Mexique. 

C'était  là  néanmoins  un  souci,  tant  à  cause  du  nombre  restreint 
de  bâtimens  que  de  la  difficulté  de  la  navigation  dans  cette  saison 
de  coups  de  vent  de  nord.  Vera-Cruz  exigeait  la  présence  du 
Magellan,  le  Darien  était  à  Matamoros  mouillé  en  pleine  côte,  la 
Pique,  dans  la  rivière  de  Tuspan,  le  Forfait  en  dehors  de  la  barre 
ou  à  l'abri  de  l'écueil  de  Tanguîjo  à  veiller  sur  la  Pique,  le  Colbert 
devant  Tampico,  le  Brandon  à  Campêche,  la  Tourmente  à  Carmen 
et  la  Tempête  et  la  Sainte-Barbe  à  Alvarado.  Ces  bâtimens,  néces- 


LA   MARINE   FRANÇAISE   AU  MEXIQUE.  lO-Ô 

isaires  aux  points  où  ils  se  trouvaient,  ne  pouvaient  guère  être  uti- 
lisés que  lorsqu'ils  changeaient  de  station  entre  eux.  Or  la  plupart 
avaient  besoin  de  réparations,  et  quelques-uns  étaient  fort  vieux.  Le 
Brandon  venait  de  faire  une  grave  avarie  de  machine  ;  la  Tempête 
et  la  Sainte  Barbe  n'étaient  plus  propres  à  naviguer  et  pouvaient, 
tout  au  plus,  durer  quelque  temps  encore  dans  les  rivières.  Il  y 
avait,  il  est  vrai,  sept  transports  à  Yera-Cruz,  mais  cela  même  était 
un  embarras.  Ils  attendaient  d'un  jour  à  l'autre  des  troupes  qui 
rentraient  en  France  et  que  le  déplorable  état  des  chemins  retena.it 
en  marche.  Pour  en  disposer,  même  momentanément,  il  eût  fallu 
leur  donner  du  charbon  qu'on  n'avait  qu'en  petite  quantité,  car 
ils  avaient  consommé  pour  la  plupart  le  très  mauvais  combustible 
qu'ils  avaient  pris  en  excédent  à  la  Martinique  pour  l'amener  à 
Vera-Gruz.  En  attendant,  par  la  prolongation  de  leur  séjour,  ils 
épuisaient  Yera-  Cruz  en  vivres,  surtout  en  vin.  Déjà,  si  les  troupes 
ne  devaient  décidément  point  s'embarquer  dans  un  court  délai,  il 
était  question  de  renvoyer  les  transports  à  la  Martinique,  c'est- 
à-dire  à  huit  cents  lieues,  pour  les  en  faire  revenir  au  moment 
opportun.  Ces  petites  misères,  qu'on  aimait  à  ne  pas  croire  sérieuses 
au  moment  d'un  dénoûment  en  apparence  heureux  et  prochain, 
étaient  pourtant  une  gêne  et  une  inquiétude  que  chaque  jour,  loin 
de  les  diminuer,  accroissait. 

On  espérait  beaucoup  de  l'expédition  contre  Gajaca,  mais  les 
inondations  venaient  de  l'arrêter  dans  sa  marche.  Gela  était  d'au- 
tant plus  regrettable  que  les  nouvelles  de  Carmen,  du  Tabasco  et 
du  Yucatan  n'étaient  plus  aussi  bonnes  qu'elles  eussent  pu  l'être. 

Le  trait  principal  de  l'existence  politique  mexicaine  est  l'anar- 
chie. De  temps  immémorial  on  y  vit  de  désordre,  de  compétitions 
de  général  à  général,  de  chef  de  bandes  à  chef  de  bandes,  de  riva- 
lités de  province  à  province,  de  ville  à  ville.  La  concussion,  les 
rapines,  les  exactions  sont  des  faits  normaux,  acceptés,  décorés  de 
noms  presque  honnêtes.  Cela  est  ainsi,  on  s'y  est  fait,  on  n'en 
souffre  même  pas  trop,  et  les  gens  qui  appellent  l'ordre  de  tous  leurs 
vœux  sont  en  très  petit  nombre.  La  population  mexicaine  n'a  pas 
en  administration  la  notion  du  bien  et  du  mal.  C'est  là  un  des  écueils 
où  se  sont  brisées  nos  tentatives  de  réorganisation.  On  n'a  jamais 
cru  à  notre  bonne  foi,  à  nos  intentions  loyales,  et  l'on  s'est  moqué 
de  nos  atermoiemens  et  de  notre  douceur.  Peut-être  ne  rétablit-on 
l'équilibre  moral  dans  les  natures  perverties  que  par  la  terreur  et 
non  par  la  persuasion.  Où  l'impunité  cesse  par  le  châtiment,  la  con- 
cience  s'éveille.  Un  homme  très  calomnié  et  sur  lequel  nous  revien- 
drons, le  colonel  du  Pin,  l'avait  compris,  et  son  système  d'impla- 
cable sévérité  l'emportait  de  beaucoup  sur  nos  impuissantes  théories 
civilisatrices.  C'était  un  officier  dont,  dans  les  provinces  soi-disant 


196  RETUE  DES   DEUX  MONDES. 

soumises,  on  n'eût  pas  approché  à  cinquante  lieues,  tant  il  inspirait 
une  sainte  terreur  aux  bandits  et  aux  espions. 

A  défaut  de  nos  braves  troupes,  cette  terreur  eût  été  très  utile 
dans  les  terres  chaudes,  qui,  livrées  à  elles-mêmes  et  ne  redoutant 
guère  une  répression  immédiate,  commençaient  à  remuer.  Pendant 
qu'autour  de  Vera-Gruz  les  diverses  bandes  des  Prieto  et  des  Diaz 
continuaient  avec  plus  d'audace  leurs  actes  de  brigandage,  l'ancien 
président  de  l'état  libre  et  souverain  de  Gampêche,  au  moment  où 
nous  avions  fait  capituler  la  ville,  Pablo  Garcia,  agitait  sourdement 
le  Yucatan.  Il  est  vrai  que  c'était  l'empereur  Maximilien  qui,  par 
un  acte  de  clémence  un  peu  prématuré,  l'y  avait  laissé  rentrer,  ainsi 
que  quelques-uns  de  ses  amis,  gens  très  intelligens  et  très  dange- 
reux. Au  premier  jour,  ces  conspirateurs  émérites  pouvaient,  avant 
qu'elle  sût  d'où  cela  lui  vînt,  saisir,  amarrer  et  bâillonner  la 
très  petite  garnison  de  Gampêche.  Mérida,  la  principale  ville  du 
Yucatan  et,  naturellement  par  suite,  l'ennemie  de  Gampêche,  était 
mécontente  ou  plutôt  pleine  de  mécontens  dont  l'espèce  toute  par- 
ticulière révèle  une  plaie  inhérente  au  Mexique  et  que  nous  appel- 
lerons, si  cela  se  peut  dire,  le  colonêlat.  G'étaient  tous  ces  colonels 
remerciés  qui  émargeaient  autrefois  au  budget  et  ne  pardonnaient 
pas  qu'on  les  eût  mis  de  côté.  La  mesure  prise  à  leur  égard  dans 
la  réorganisation  trop  hâtive  et  trop  peu  étudiée  de  l'armée  mexi- 
caine avait  peut-être  été  trop  radicale.  Il  eût  fallu  les  licencier  par 
degrés,  car  continuer  aies  payer  eût  été  acheter  la  paix,  tandis  qu'en 
les  congédiant,  comme  on  l'avait  fait,  sans  être  prêts  à  les  châtier 
s'ils  bougeaient,  on  avait  risqué  d'avoir  la  guerre,  c'est-à-dire  un 
nouveau  soulèvement  du  Yucatan.  Carmen  et  la  lagune  de  Terminos 
ne  demeuraient  tranquilles  que  grâce  à  la  continuelle  présence  d'un 
de  nos  bâtimens,  et  le  Tabasco,  continuant  à  prospérer  comme  état 
souverain,  ramassait,  dans  son  hostilité  contre  nous,  les  droits  de 
douane  qui  étaient  énormes,  et  faisait  aux  commerçans  des  emprunts 
forcés.  Les  chefs  de  cet  état  se  préparaient  ainsi  à  nous  résister  et, 
en  tout  cas,  à  ne  point  s'en  aller  les  mains  vides.  La  résistance  du 
Tabasco  pouvait  être  d'autant  plus  vive  que  nous  avions  permis  au 
colonel  Arevalo,  l'ancien  et  redouté  proconsul  de  la  province,  de  se 
mettre  dans  nos  rangs  et  que  la  crainte  de  son  retour  au  pouvoir 
écartait  de  nous  toute  la  partie  modérée  du  pays,  qui  se  fût,  autre- 
ment, déclarée  en  notre  faveur. 

Le  temps  d'arrêt  dans  l'expédition  d'Oajaca  compromettait  donc 
la  situation  générale  et  ajournait  surtout  l'attaque  combinée  à 
laquelle  la  marine  devait  prendre  part  contre  le  Tabasco.  Ce  retard 
pesait  au  commandant  de  la  division,  que  les  soins  et  l'activité 
d'une  opération  de  guerre  eussent  distrait  de  certains  soucis  attris- 


LA.   MARINE   FRANÇAISE    AU   MEXIQUE.  197 

tatis  OU  irritans  qui  venaient  l'atteindre  dans  la  fatigante  inaction 
de  Sacricifios,  où  était  alors  le  Magellan. 

Tout  gouvernement  qui  s'établit  à  l'aide  d'une  force  étrangère  a 
une  tendance  naturelle  et  dont  on  ne  saurait  lui  faire  un  crime  à 
s'éloigner  de  ses  alliés  pour  se  rapprocher  de  ses  nouveaux  sujets. 
C'est  là  même  pour  lui  une  condition  d'existence,  s'il  sait  garder 
une  sage  mesure  dans  la  reconnaissance  qu'il  doit  aux  uns  et  dans 
la  protection  qu'il  accorde  aux  autres.  Mais  c'est  ce  que  ne  fit  pas 
le  nouveau  gouvernement,  et  après  avoir  trop  vite  levé  le  blocus 
qui  fermait  ses  ports  et  rouvert  ainsi  leurs  ressources  aux  provinces 
dissidentes,  il  accueillit,  avec  une  injustice  souvent  flagrante  pour 
nous  et  un  empressement  peu  digne  pour  lui,  les  réclamations  de 
tout  genre  qui  lui  furent  adressées.  La  position  des  représentans 
de  la  puissance  alliée,  diplomates  ou  militaires,  est  alors  délicate, 
car  ils  sont  placés  entre  le  devoir  d'agir  et  de  réprimer  et  la  per- 
spective presque  certaine  de  n'être  que  faiblement  soutenus  par  leur 
gouvernement.  lis  créent  en  effet  à  celui-ci,  placé  loin  des  faits, 
désireux  d'une  bonne  entente  avec  son  pupille,  des  difficultés  qui 
l'importunent.  Ces  difficultés-là,  d'un  ordre  trop  secondaire  pour 
qu'elles  soient  enregistrées  ici,  s'imposaient  fréquemment  au  com- 
mandant de  la  division  et  le  troublaient  dans  des  préoccupations 
plus  élevées. 

L'îlot  de  Sacrificios,  devant  lequel  était  mouillé  le  Magellan, 
mérite  d'être  décrit,  car  il  occupe  une  place  dans  les  sou- 
venirs de  tous  ceux  qui  ont  pris  part  à  la  guerre  du  Mexique.  Il 
est  à  trois  milles  de  Vera-Cruz  et  ne  produit  pas  d'eau  potable  ; 
il  y  avait,  il  y  a  sans  doute  encore  un  puits  creusé  par  la  marine 
et  entouré  de  planches  à  laver  convenablement  disposées.  Le 
tout  recouvert  d'un  toit  servait  de  lavoir  aux  équipages.  On  avait 
dési^^né  aux  Anglais  et  aux  Autrichiens,  quand  ils  étaient  là,  un 
tour  comme  à  nos  hommes.  L'eau  est  saumâtre,  les  bestiaux  ne 
s'y  habituent  pas,  et  on  leur  envoie  de  l'eau  du  bord.  Les  bœufs 
de  Sacrificios  étaient  une  réserve  de  viande  fraîche  pour  les  jours 
où  l'état  de  la  mer  ne  permettait  pas  de  venir  à  Vera-Cruz  et, 
afin  d'aérer  les  bâtimens  le  plus  possible,  on  débarquait  même 
sur  l'île  toutes  les  volailles,  ainsi  que  les  porcs  et  les  moutons. 
L'espace  compris  entre  les  différens  groupes  des  cabanes,  avait 
été  nivelé  et  battu  de  manière  à  former  une  place  sur  laquelle 
on  envoyait  des  compagnies  de  débarquement  faire  l'exercice  à  tour 
de  rôle.  La  cabane  du  sud,  installée  par  l'amiral  Bosse,  avait  déjà 
servi  à  loger  quelques  malades,  qu'on  ne  voulait  pas  exposer  au 
séjour  en  ville.  On  y  avait  fait  camper  en  ce  moment  l'équipage 
de  la  Tactique,  fiévreux  presque  en  entier,  afin  de  pouvoir  vider, 
désinfecter  et  blanchir  à  la  chaux  la  cale  de  cette  canonnière.  Non 


198  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

loin  de  cette  maison  était  un  dépôt  de  charbon  pour  le  cas  où  un 
bâtiment  ne  pourrait  pas  venir  au  fort.  Au  Mexique  où,  sur  presque 
toute  la  côte,  on  est  obligé  de  se  tenir  à  grande  distance  de  terre, 
et  prêt  à  prendre  le  large  à  la  première  approche  du  mauvais 
temps,  demeurer  à  Sacrificios,  c'est  être  à  la  mer  avec  une  ancre 
au  fond.  Et  pourtant  le  triste  îlot  où  sont  les  tombes  de  tant  de 
marins,  dont  on  voit  s'élever  les  croix  de  bois  ou  les  pierres  blan- 
ches au-dessus  de  petits  roseaux,  se  trouvait  être  une  ressource 
pour  délasser  les  équipages  d'un  long  séjour  à  bord,  car  les  récifs 
empêchent  d'aborder  la  grande  terre  située  vis-à-vis.  Ce  cimetière 
de  marins,  en  l'absence  de  plaisirs  de  tout  genre,  était  devenu  un 
lieu  de  distraction. 

C'est  alors  que  le  maréchal  Bazaine  appela  le  commandant  Cloué 
auprès  de  lui.  Le  maréchal  était  à  Mexico,  où  il  attendait  des  nou- 
velles de  l'expédition  d'Oacaja,  d'après  lesquelles  il  irait  lui-même 
diriger  les  opérations  et  prendrait  une  décision  définitive  au  sujet 
de  ce  que  la  marine  aurait  à  faire  soit  au  Goazocoalcos ,  soit  au 
Tabasco. 

La  première  intention  du  maréchal  à  ce  sujet  avait  été  de  don- 
ner à  la  marine  la  contre-guérilla  du  Pin,  mais,  le  colonel  n'ayant 
pas  fini  d'opérer  dans  le  Tamaulipas,  il  était  question  d'utiliser  le 
départ  du  2*^  régiment  de  zouaves  et  d'en  distraire  un  bataillon  pour 
faire  l'expédition  de  Tabasco,  ce  qui  menacerait  en  même  temps  les 
communications  des  dissidens  du  côté  de  Oacaja  avec  les  provinces 
situées  plus  à  l'est.  Aux  dernières  nouvelles,  le  général  Courtois 
d'Hurbal  était  à  Etia,  à  quatre  lieues  d'Oacaja.  11  y  attendait  son 
parc  et  se  disposait  à  faire  des  reconnaissances  sur  la  place.  C'était 
le  résultat  de  ces  reconnaissances  qui  semblait  devoir  déterminer 
le'maréchal  à  se  rendre  de  sa  personne  sur  le  lieu  des  opérations. 

Toutefois,  les  conséquences  fâcheuses  de  ces  retards  s'accen- 
tuaient de  plus  en  plus.  L'expédition  qu'on  avait  le  projet  de  faire 
au  Yucatan  contre  les  Indiens  rebelles  et  le  voyage  de  l'empereur 
Maximilien  dans  cette  province  en  étaient  ajournées.  Il  régnait 
partout  une  agitation  fébrile,  provenant  d'une  sorte  de  mot  d'ordre 
donné  par  les  dissidens  pour  se  mettre  en  mouvement  partout  à 
la  lois  et  empêcher  ainsi  le  maréchal  d'appeler  un  grand  nombre 
de  troupes  au  siège  d'Oacaja.  Cette  agitation  était  produite  encore 
par  le  clergé,  qui  protestait  sourdement  par  tous  les  moyens  contre 
le  décret  de  l'empereur  relatif  aux  biens  de  l'église  et  à  ses  rela- 
tions avec  l'état.  Un  certain  général,  Vicario,  qui  était  avec  nous 
depuis  deux  ans,  venait  de  nous  tourner  le  dos.  Il  s'était  pro 
nonce  pour  la  très  sainte  Trinité  et  avait  pris  la  campagne  en  entraî- 
nant avec  lui  trois  cents  hommes  de  ses  troupes.  Du  reste,  la  plu- 
part des  officiers  mexicains  prisonniers,  revenant  de  France,  étaient 


LA   MARINE   FRANÇAISE   AU   MEXIQDE.  199 

avec  les  soi-disant  libéraux.  En  licenciant  l'armée  pour  la  refor- 
mer, on  avait  jeté  sur  le  pavé,  sans  solde  ni  moyens  d'existence, 
une  foule  de  militaires  dont  les  grades  n'avaient  pas  été  reconnus 
parce  qu'ils  n'étaient  pas  prouvés  :  mesure  imprudente  et  dange- 
reuse. Tous  ces  gens-là  avaient  pris  les  armes  contre  nous  pour 
vivre.  Ils  n'osaient  pas  aborder  nos  troupes  même  au  nombre  de 
dix  contre  un,  mais  il  était  presque  impossible  de  les  atteindre.  Ils 
disparaissaient  en  se  dispe-rsant  et  ne  se  dispersaient  que  pour  se 
reformer  de  nouveau  là  où  nos  troupes  n'étaient  déjà  plus.  C'étaient 
des  marches  et  contre- marches  qui  fatiguaient  beaucoup  nos  sol- 
dats pour  n'aboutir  à  aucun  résultat  important. 

En  même  temps,  Tuspan  donnait  de  nouveau  des  inquiétudes  et 
Âlvarado  pouvait  se  trouver  bientôt  dans  une  position  critique,  car 
l'autorité  civile  de  Yera-Gruz  venait  de  licencier  la  garnison  mexi- 
caine qui  avait  remplacé  nos  volontaires  créoles  et  n'avait  rien  mis 
à  sa  place.  La  province  toutefois  qui,  jouissant  encore  de  l'im- 
punité avant  qu'on  l'attaquât,  mettait  le  plus  de  temps  à  profit, 
était  le  Tabasco.  Il  continuait  à  tirer  d'énormes  subsides  de  la 
liberté  du  commerce  que  lui  accordait  la  levée  du  blocus.  Le  Goa- 
zocoalcos  l'imitait.  Tous  deux  étaient  riches,  augmentaient  depuis 
plusieurs  mois  leurs  ressources  et  accumulaient  leurs  défenses.  La 
prise  d'Oajaca  devenait  donc  de  plus  en  plus  urgente.  Elle  devait 
probablement  calmer  l'agitation  qui  cherchait  à  se  développer, 
mais  si  le  siège  d'Oajaca,  en  ce  moment  parfaitement  fortifié,  se 
prolongeait,  il  était  à  craindre  que  les  affaires  ne  prissent  une  tour- 
nure fort  grave. 

Dans  ces  circonstances,  le  commandant  de  la  division  avait  sur- 
tout à  se  préparer  à  l'expédition  de  Tabasco,  qui  devait  avoir  lieu 
concurremment  avec  celle  d'Oajaca  et  la  compléter,  et  pour  cela  il 
lui  fallait  faire  une  tournée  aux  divers  points  qu'occupaient  nos 
bâtimens  pour  savoir  s'il  pouvait  les  en  retirer  sans  danger.  A  Car- 
men, où  il  alla  d'abord,  les  inquiétudes  que  le  capitaine  du  Brandon 
avait  pu  concevoir  étaient  exagérées.  La  population  n'était  pas  vrai- 
ment hostile  au  général  Marin,  mais  celui-ci  était  surtout  décou- 
ragé. Le  commandant  lui  fit  entrevoir  et  lui  obtint  en  effet  peu 
après  la  croix  de  commandeur  de  Guadalupe  comme  récompense  de 
ses  longs  services,  et  M.  Marin  se  montra  disposé  à  prêter  son  actif 
concours  pour  l'expédition  de  Tabasco.  Le  Yucatan  était  encore 
assez  tranquille  au  point  de  vue  des  partis  mexicains,  mais  non  de 
la  guerre  de  caste.  Le  commissaire  impérial,  M.  Salazar  llarrégui, 
s'était  trop  hâté  de  congédier  les  gardes  yucatèques  qui  étaient 
sous  les  armes,  et  les  lignes  de  l'Ouest  étant  dégarnies,  les  Indiens 
rebelles  avaient  fait  une  irruption  et  massacré  dix-neuf  villages. 
Aussi  attendait-on  avec  impatience  l'arrivée  du  corps  de  Galvez  pour 


200  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

écraser  d'un  seul  coup  les  Indiens.  A  Gampêche,  le  commandant 
trouva  une  certaine  agitation  sourde  répandue  par  les  partisans  de 
Garcia.  Ils  propageaient  dans  la  population  des  nouvelles  alar- 
mantes et  pouvaient  se  remuer  d'un  moment  à  l'autre.  Il  recom- 
manda en  conséquence  la  plus  grande  sévérité  et  la  plus  grande 
rigueur  au  capitaine  Lardy,  qui  commandait  la  garnison  française 
du  génie  colonial.  Tout  individu  convaincu  de  menées  quelconques 
et  de  propagation  de  faux  bruits  dut  être  embarqué  sur-le-champ 
et  évacué  sur  Vera-Gruz.  En  cas  de  résistance  ou  de  menace  d'é- 
meute, la  garnison  devait  faire  usage  de  ses  armes.  Enfin,  sous 
aucun  prétexte,  même  celui  de  tirer  des  feux  d'artifice,  aucun 
débit  de  poudre  de  guerre  ou  de  chasse  ne  devait  être  toléré.  Ges 
dilïéreutes  mesures  étaient  suffisantes  pour  prévenir  tout  mouve- 
ment à  Gampêche. 

Ges  soins  pris,  il  fallait  préparer  l'expédition  de  Tabasco.  L'on 
va  directement  de  la  mer  à  San-Juan  Bautista  par  la  rivière  de 
Tabasco,  mais  l'on  peut  s'y  rendre  également  en  partant  de  la 
lagune  de  Terminos,  où  Garmen  est  un  point  commode  de  rassem- 
blement, en  dehors  des  éventualités  fâcheuses  de  mer.  On  pénètre 
de  la  lagune  dans  l'intérieur  par  la  rivière  de  Palizada,  que  nous 
occupions;  on  remonte  à  Jacinta;  on  prend  alors  la  rivière  de 
rUsumacinta,  qui  mène  par  le  coude  de  San-Pedro  à  la  rivière  de 
Tabasco.  G'est  donc  un  détour  assez  long,  mais  sûr.  Frontera,  à 
l'embouchure  de  la  rivière  de  Tabasco,  nous  appartenant,  le  par- 
cours des  deux  lignes  nous  était  assuré.  L'ennemi  n'avait  d'ailleurs 
aucun  moyen  maritime  de  nous  le  disputer.  Les  canonnières,  en 
divisions  séparées ,  se  fussent  dirigées  de  Garmen  sur  San-Juan 
Bautista,  l'une  par  la  rivière  de  Tabasco,  le  Grizalva  et  le  Chille- 
peque,  deux  arroyos  voisins,  l'autre  par  l'Usumacinta.  La  question 
la  plus  difficile  était  celle  des  troupes,  que  le  maréchal  promettait 
et  refusait  tour  à  tour.  Il  s'était  d'abord  agi  de  lever  des  gardes 
rurales,  destinées  plus  tard  au  Tabasco,  parmi  les  gens  de  Minati- 
tlan,  qui  sont  en  grand  nombre  sur  la  route  de  Puebla  à  Vera-Gruz. 
Mais  il  y  avait  une  difficulté  d'argent  :  les  recrues  devaient,  selon 
l'avis  du  maréchal,  être  payées  sur  Vera-Gruz  comme  à-compte  rem- 
boursable par  Tabasco.  Il  y  avait  aussi  à  fréter  deux  ou  trois  petits 
bâtimens  indispensables  pour  enlever  en  peu  de  temps  le  per- 
sonnel et  le  matériel  des  grands  navires  et  leur  faire  franchir  la 
barre  de  Tabasco.  Les  canonnières  seules  étaient  insuffisantes.  Il 
fallait  aussi  quelques  mulets.  Tout  cela  eût  été  remboursable 
également  sur  Tabasco.  Mais  une  autorisation  du  maréchal  était 
nécessaire,  et,  quoiqu'on  l'eût  sollicitée  de  lui,  il  ne  l'envoyait 
pas.  Le  besoin  de  petits  bateaux  était  si  urgent  que  le  comman- 
dant s'adressa  au  commissaire  impérial  du  Yucatan  pour  obtenir 


LA   MARINE   FRANÇAISE    AU    MEXIQDE.  201 

de  lui  le  Conservador,  que  le  Brandon  venait  de  réparer  et  qui 
était  destiné  à  naviguer  sur  la  côte  de  Sisal  et  dans  l'est  de  la 
péninsule  jusqu'à  la  baie  de  la  Goncepcion.  il  devait,  au  moment 
de  la  guerre  des  Indiens,  porter  des  troupes  à  la  baie  de  la  Gon- 
cepcion pour  prendre  l'ennemi  à  revers,  et,  comme  ses  chaudières 
n'étaient  plus  réparables,  il  courait  le  danger  de  se 'perdre  dans 
cette  navigation  trop  hasardeuse  pour  lui.  De  plus,  les  troupes,  arri- 
vées à  la  baie,  si  elles  se  composaient  d'Européens,  devaient  être 
dans  la  plus  complète  impossibilité  d'aller  dans  la  ville  indienne 
de  Chan-Santa-Gruz,  à  cause  de  l'absence  absolue  de  chemins. 
On  voit  par  là  quelle  irréflexion  présidait  à  tous  les  actes  de' l'au- 
torité mexicaine.  Le  commandant  promit  au  besoin  un'navire  con- 
venable pour  le  transport  des  troupes  et  obtint  le  Conservador, 
qui  n'était  réellement  bon  qu'à  naviguer  en  rivière,  mais  devait  y 
rendre  des  services. 

Pour  les  hommes,  il  eût  été  aussi  plus  expéditif  de  disposer  du 
corps  tout  prêt  de  Galvez,  qui,  au  lieu  d'aller  à  Gampêche ,  'fût 
allé  tout  de  suite  au  Tabasco.  11  n'y  eût  plus  eu  de  levée  d'hommes. 
San-Juan  Bautista  une  fois  pris,  le  corps  de  Galvez  l'eût  gardé,  ce 
qui  nous  eût  permis  de  retirer  tout  de  suite  nos  troupes  de  ces 
parages  assez  malsains.  Les  zouaves  et  les  marins  auraient  pris  la 
ville,  Galvez  l'eût  occupée  jusqu'à  ce  que  le  pays  fût  suffisamment 
reconstitué,  et  alors  on  eût  porté  Galvez  au  Yucatan,  sa  destination 
première.  Malheureusement  on  était  déjà  à  la  mi-janvier  1865,  et  il 
n'arrivait  pas  plus  de  réponse  à  cette  proposition  qu'à  la  première. 
On  ne  savait  plus  quand  viendraient  les  zouaves,  attendu  que  les 
affaires  de  guerre,  sans  donner  de  grandes  inquiétudes,  se  com- 
pliquaient de  la  résistance  que  l'on  prévoyait  à  Oajaca,  Le  2°  zouaves 
était,  en  outre,  la  seule  garnison  de  Mexico  et  ne'pouvait  quitter 
cette  capitale  sans  être  remplacé  par  le  81-^  de  ligne,  arrivant"  de 
Jalisco ,  et  que  le  général  Douai ,  qui  en  avait  grand  besoin',  ne 
voulait  pas  lâcher. 

Cependant  le  maréchal  était  arrivé  devant  Oacaja  et  avaitîrouvé 
une  véritable  place  forte  dont  il  fallait  faire  le  siège.  La  ville  était 
enveloppée  par  nos  troupes,  et  on  attendait  dans  huit  ou^neuf  jours 
le  reste  du  matériel  pour  commencer  l'attaque.  Le  maréchal  pré- 
venait le  commandant  en  lui  envoyant  une  dépêche  roulée  ;en  ciga- 
rette, ce  ([ui  prouvait  que  le  courrier  devait  traverser  un  pays 
couvert  d'ennemis.  En  effet,  encouragée  par  la  résistance  d'Oajaca, 
l'hostilité  qu'on  nous  témoignait  sourdement  de  toutes  parts  allait 
se  traduire  en  résultats  sensibles.  Un  accident  malheureux  en  préci- 
pita l'éclat.  Ge  fut  l'affaire  du  commandant  du  Lwt-î'/^r.-Le  capitaine 
de  frégate  Gazielle  s'avançait  de  Guayraas  sur  Hermosillo,  du 
côté  de  rOcéan-Pacilique,  avec  soixante  tirailleurs  algériens,  cin- 


202  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

quante  matelots,  deux  pièces  de  à  et  deux  cents  Mexicains  auxiliaires 
qui  formaient  l'arrière-garde.  Celle-ci  se  prononçant  au  moment  du 
combat,  M.  Gazielle  fut  mis  entre  deux  feux  et  toute  sa  troupe  tuée 
ou  faite  prisonnière.  Les  Français  pouvaient  donc  être  battus.  Presque 
aussitôt  la  moitié  de  la  garnison  d'Alvarado  déserte;  elle  part 
avec  armes  et  bagages  sous  la  conduite  d'un  sous-officier.  Le  reste 
(34  hommes  environ)  n'offrait  aucune  garantie  et  ne  devait  pas  résis- 
ter à  une  attaque  un  peu  sérieuse.  Medellin  était  serré  de  très  près, 
et  ce  n'était  plus  le  cas,  comme  y  avait  pensé  quelque  temps  aupara- 
vant le  maréchal,  de  retirer  tout  le  service  de  la  guerre  de  Vera-Cruz 
et  de  la  Soledad.  Galvez  refusait  de  son  côté  d'aller  au  Yucatan  et 
ne  devait  plus  inspirer  la  moindre  confiance.  Il  semblait  évident 
qu'il  ne  voulait  pas  s'éloigner,  afin  de  se  prononcer  contre  l'empire  au 
moment  favorable,  et  sa  troupe  était  alors  une  menace  de  plus  pour 
les  environs  de  Vera-Cruz.  L'autorité  mexicaine  de  cette  ville  laissait 
pour  sa  part  circuler  librement  les  guérilleros  qui  avaient  récem- 
ment combattu  les  Égyptiens  près  de  Medellin.  Lne  pareille  insou- 
ciance était  une  sorte  de  compromis  avec  l'ennemi,  chose  tout  à 
fait  ordinaire  dans  les  mœurs  mexicaines  et  qu'on  n'eût  réprimée 
que  par  quelques  exemples  sommaires  et  en  soumettant  le  pays  à 
la  loi  martiale.  Mais  le  parti  était  pris  des  atermoiemens  et  de  la 
patience,  et  on  ne  paraissait  pas  devoir  y  renoncer  de  sitôt.  11  fal- 
lait que,  dans  ce  moment-là,  le  commandant  demandât  au  général 
L'Héiiller,  chargé  des  affaires  militaires  à  Mexico,  s'il  n'avait  pas 
un  dictionnaire  télégraphique  marin  pour  le  cas  où  il  serait  néces- 
saire d'expédier  une  dépêche  chiffrée.  En  effet,  on  ne  pouvait 
même  se  fier  aux  employés  du  télégraphe  mexicain,  qui  communi- 
quaient nos  dépêches  à  l'ennemi.  11  n'y  avait  pas  à  douter  que  les 
•ibéraux  n'eussent  depuis  longtemps  détruit  le  télégraphe,  s'il  ne 
leur  eût  servi  comme  à  nous.  Il  en  était  de  même  du  chemin  de 
fer,  que  les  bandes  ne  laissaient  subsister  que  parce  qu'elles  préle- 
vaient sur  les  administrateurs  une  redevance  mensuelle. 

On  venait  d'expédier  la  Tactique  à  Alvarado  pour  y  porter  les 
Égyptiens,  que  le  commandant  supérieur  de  Vera-Cruz,  M.  Maré- 
chal, destinait  à  remplacer  la  garnison,  lorsqu'on  apprit  l'échouage 
de  V Entreprenante  à  la  Havane.  Ce  navire  était  parti  depuis  un 
mois  pour  ramener  les  créoles  congédiés  à  la  Martinique.  Cet  acci- 
dent était  d'autant  plus  regrettable  que  le  Darien^  chargé  d'assis- 
ter \ Entreprenante  et  de  la  reconduire  au  besoin  jusqu'à  New-York, 
ne  pouvait  plus  concourir  à  l'expédition  de  Tabasco  et  diminuait 
par  son  absence  de  soixante-dix  hommes  l'effectif  du  corps  de 
débarquement.  Ainsi  la  situation  était  partout  fort  tendue,  et  depuis 
un  mois  les  chosts  empiraient  en  quelque  sorte  à  vue  d'œil. 

Dans  le  Nord,  près  de  Durango,  une  conduite  d'argent  de  près 


LA   MARINE    FRANÇAISE   AU   MEXIQUE.  203 

de  huit  millions  venait  d'être  enlevée,  une  compagnie  du  51»  de 
ligne  avait  été  détruite,  quatre  compagnies  de  zouaves  avaient  été 
défaites  près  de  Talacingo.  On  ne  se  rappelait  pas  la  position  aussi 
fâcheuse  depuis  l'échec  du  général  de  Lorencez  devant  Puebla. 
Aussi  était-il  nécessaire  d'obtenir  un  grand  succès,  car  avec  le  sou- 
lèvement presque  général  ou  plutôt  l'augmentation  considérable  du 
nombre  de  guérillas,  l'horizon  politique  était  devenu  de  plus  en 
plus  sombre,  et  il  fallait  absolument  qu'une  victoire  vînt  l'éclaircir. 
Cette  victoire  fut  la  prise  d'Oajaca,  et  le  succès  fut  complet,  car 
on  prit  du  même  coup  toute  la  garnison  de  la  place.  Sur  la  fron- 
tière nord  de  Jalisco,  d'heureux  événemens  accompagnaient  celui-là. 
Des  deux  chefs  de  bandes,  Rojas  et  Romero,  l'un  fut  pris,  l'autre  tué. 
Rojas,  en  particulier,  était  une  sorte  de  chef  légendaire  dont  l'in- 
fluence dans  le  Jalisco,  le  Michoacan  et  les  environs  était  immense. 
A  l'agitation  qui  peu  de  jours  auparavant  gagnait  tout  le  Mexique 
succéda  tout  à  coup  un  apaisement  général.  En  ce  mobile  pays,  le 
trône  de  Maximilien  parut  s'asseoir,  et  ce  prince  fut  pour  ses  sujets 
de  la  veille  et  du  jour,  —  caries  plus  compromis  et  le  plus  près  de 
trahir  se  ralliaient  et  étaient  accueillis,  —  le  héros  aux  cheveux  d'or, 
aux  yeux  d'azur,  que  la  vieille  Europe  donnait  au  iNouveau-Monde. 
A  n'en  juger  d'ailleurs  que  par  les  apparences,  la  situation  était 
satisfaisante.  Tandis  que  le  centre  et  le  nord-ouest  de  l'empire 
traversés  ou  gardés  par  nos  troupes  se  pliaient  à  l'obéissance,  le 
Yucatan,  Campêche  et  Mérida  d'accord  accueillaient  favorablement 
l'aide  de  camp  du  général  de  Thun  et  la  nouvelle  qu'il  lui  portait 
du  prochain  voyage  de  l'empereur  et  d'une  expédition  sérieuse 
contre  les  Indiens  rebelles.  Carmen  vivait  tranquille;  Tuspan,  si 
récemment  menacé,  ne  paraissait  plus  devoir  être  attaqué,  et  Tam- 
pico expédiait  facilement  ses  convois  d'argent.  Quant  à  Matamoros, 
sa  prospérité  était  vraiment  extraordinaire.  Débouché  de  commerce 
pour  les  confédérés  américains,  il  s'y  était  bâti,  installé,  développé 
une  ville  artificielle  de  soixante  mille  âmes,  pleine  de  richesses, 
ayant  des  centaines  de  navires  sur  sa  rade  et  dont  les  revenus  de 
douane  soutenaient  les  finances  du  naissant  empire.  Aussi  l'admi- 
nistration mexicaine,  jusque-là  si  précaire,  faisait  quelques  efforts 
en  vue  de  l'avenir  et,  pour  ne  parler  que  de  la  marine,  demandait 
à  la  France  quelques  officiers  du  commissariat  et  songeait,  tant  on 
regardait  alors  notre  départ  comme  probable,  à  acheter  nos  canon- 
nières du  golfe  et  le  Lucifer  lui-même,  devenu  disponible,  si  on 
consentait  à  les  lui  céder.  Le  nouvel  empire  avait  d'autant  plus 
d'intérêt  à  marcher  dans  cette  voie  que  la  France  comptait  se  reti- 
rer bientôt  de  toute  coopération  active.  Le  maréchal  se  disposait  à 
embarquer  son  artillerie,  et  l'effectif  de  l'armée,  par  de  périodiques 
et  partielles  rentrées  en  France,  diminuait  assez  régulièrement. 


20à  BEVDE   DES   DEDX  MONDES. 

Toutes  les  oppositions  sérieuses  avaient  disparu,  et  il  ne  resterait 
plus  que  les  troupes  de  bandits  explorant  les  grandes  routes,  incon- 
vénient dont  on  prenait  son  parti  et  dont  on  ne  triompherait  qu'a- 
vec les  années,  le  métier  de  brigand  paraissant  être  dans  le  sang 
de  la  population  actuelle  du  Mexique. 

Naturellement,  si  ces  illusions  existaient  au  Mexique,  elles  exis- 
taient bien  plus  encore  à  Paris  et  devaient  malheureusement  y  per- 
sister beaucoup  plus  longtemps.  Elles  étaient  si  grandes  que  le 
gouvernement,  qui  venait  de  recevoir  des  négocians  et  des  habitans 
de  Tuspan,  comme  hommage  reconnaissant,  des  idoles  aztèques, 
envoyait  par  réciprocité  une  mission  scientifique,  toute  chargée  de 
travaux  futurs.  Ce  n'était  plus,  en  effet,  du  Mexique  guerrier  qu'il 
s'agissait,  mais  bien  du  Mexique  agricole,  aurifère,  minéralogique, 
qu'on  allait  explorer  et  utiliser. 

Telle  était  la  situation  à  la  fin  de  l'année  186Zi,  on  plutôt  au 
commencement  de  février  1865.  Si  assurée  et  si  florissante  qu'on 
s'efforçât  de  le  croire,  on  n'osait  cependant  y  toucher,  il  en  était 
comme  de  ces  monumens  fragiles  qui  peuvent  s'écrouler  dès  qu'on 
y  met  la  hache  pour  les  consolider.  Ainsi  il  avait  toujours  été 
question  jusque-là  de  compléter  l'expédition  d'Oajaca  par  celle  de 
Tabasco.  Le  moment  était  venu  de  cette  dernière,  et  cependant  on 
l'ajournait.  Elle  était,  il  est  vrai,  moins  facile.  On  sait  déjà  que  le 
départ  du  Finistère  et  du  D^ne^i  privait  la  marine  de  cent  soixante- 
dix  hommes  de  débarquement,  sur  lesquels  elle  avait  d'abord 
compté.  Puis  les  eaux  du  Grijalva  et  du  Ghillepèque  avaient  baissé 
et  il  n'était  point  sûr  qu'on  pût  remonter  avec  les  canonnières 
jusqu'à  San-Juan-Bautista.  La  place  elle-même  avait  eu  tout  le 
temps  de  se  préparer.  Elle  était  entièrement  entourée  de  fossés, 
les  rues  barricadées,  les  quadras  percées  partout  de  meurtrières 
et  enfin  le  cerro  de  la  Incarnacion  régulièrement  fortifié  de  quinze 
pièces  d'artillerie  dont  deux  du  calibre  68.  Toutefois  la  ville  était 
livrée  à  un  certain  désordre.  Le  général  Mendez  n'y  était  pas  obéi 
et  allait,  disait-on,  être  remplacé  par  Benavides,  un  des  généraux 
qui  avaient  empêché  l'armée  mexicaine  de  donner  à  la  première 
attaque  de  Puebla,  que  le  général  Almonte  avait  fait  exiler,  mais 
que  le  bruit  public  déclarait  expérimenté  et  capable  de  s'attacher 
les  populations.  Quelques  chefs,  une  partie  de  la  population  étaient 
prêts,  assuraient  d'officieux  entremetteurs,  tels  qu'un  médecin 
russe  établi  à  Carmen  et  tué  misérablement  depuis,  le  docteur 
Engelhard,  à  se  prononcer  pour  nous  dès  que  nous  paraîtrions.  Ce 
qu'il  y  avait  de  plus  sûr,  c'étaient  quatre  cents  marins  que  la  ma- 
rine avait  à  mettre  à  terre  avec  une  batterie  de  six  pièces  de  mon- 
tagne. En  joignant  à  cela  le  2«  zouaves,  car  il  fallait  absolument 
des  hommes  habitués  à  se  sentir  les  coudes,  tout  irait  bien. 


LA   MARINE   FRANÇAISE   AU   MEXIQUE.  205 

Déjà,  par  mesure  de  précaution,  les  canonnières,  en  croisant  devant 
la  barre  de  Tabasco  ou  à  l'entrée  de  Carmen,  enlevaient  les  pilotes 
qui,  satisfaits  de  se  voir  enlevés  de  force,  se  laissaient  faire.  Il  n'y 
avait  qu'à  se  hâter  pour  que  l'expédition  de  Tabasco  réussît.  Mais 
il  le  fallait,  car  la  saison  avançait  beaucoup,  les  eaux  baissaient,  et 
les  fièvres  paludéennes,  qui  allaient  recommencer,  ne  permettraient 
pas  de  garder  trop  longtemps  les  canonnières  dans  le  haut  des 
rivières. 

Quelque  pressantes  que  fussent  ces  observations,  on  n'y  parais- 
sait point  prendre  garde  à  Mexico.  Après  de  formelles  assurances 
reçues,  il  y  avait  lieu  de  s'étonner  et  de  soupçonner  peut-être,  en 
haut  lieu,  moins  des  influences  que  des  intentions  contraires  à  cette 
expédition  de  Tabasco.  De  quelque  façon  toutefois  qu'il  fût  permis 
ou  possible  d'interpréter  ce  silence  ou  les  tempéramens  dilatoires 
du  maréchal  au  sujet  des  opérations  à  diriger  contre  le  midi  et  le 
sud-est  de  l'empire,  un  événement  grave  et  des  difficultés  d'action 
vinrent  tout  à  coup,  pour  un  certain  temps,  distraire  la  marine  de 
ses  projets  sur  Tabasco. 

L'événement  grave  fut  une  nouvelle  et  soudaine  attaque  de  Tus- 
pan  par  les  dissideus.  Depuis  l'échauffourée  qui  avait  heureusement 
pris  fin  par  l'arrivée  du  Forfait^  Tuspan  n'avait  jamais  cessé 
d'être  plus  ou  moins  menacé  par  Papantla  et  sauvegardé  par 
nous.  Le  Forfait  était  allé  y  porter  deux  canons  de  30  en  fonte  et 
des  munitions.  La  Pique  y  avait  séjourné,  dans  la  rivière,  jusqu'à 
la  moitié  du  mois  de  novembre.  M.  Llorente  y  avait  enfin  été  rem- 
placé par  le  général  LUoa,  qui  montrait  une  fidélité  moins  dou- 
teuse et  une  volonté  meilleure.  Néanmoins,  au  commencement  de 
janvier,  et  bien  que  les  gens  de  Jalapa,  à  qui  il  fallait  à  tout  prix 
un  débouché  sur  la  mer,  se  fussent  très  sérieusement  rapprochés 
de  Tuspan,  le  général  Ulloa  se  proposait  de  le  quitter  vers  le  15 
pour  aller  à  Mexico  faire  sa  cour  au  souverain.  Il  eût  mieux  valu 
qu'il  y  restât.  L'inquiétude,  au  sujet  de  Tuspan,  était  déjà  assez 
vive  pour  que,  le  8  février,  le  commandant  de  la  division  envoyât 
le  Rhône  porter  des  boulets  à  la  ville  pour  le  cas  où  elle  serait  encore 
au  pouvoir  des  impériaux  et  du  général  Ulloa.  Le  18,  le  Colbert, 
envoyé  devant  Tuspan  pour  voir  ce  qui  s'y  passait,  trouvait  la  ville 
tranquille,  mais  le  général  parti.  Par  une  singulière  coïncidence 
avec  ce  départ,  l'ennemi  arriva  tout  à  coup,  le  23,  avec  huit  cents 
hommes.  Le  rôle  du  Colbert  était  tout  tracé.  Forcé  de  rester  lui- 
même  devant  la  barre,  il  avait  à  envoyer  ses  embarcations  en 
rivière  et,  le  péril  devenant  de  beaucoup  plus  pressant,  à  faire 
momentanément  débarquer  son  monde  en  ville. 

Tuspan,  —  et  sa  description  ici  donne  une  idée  assez  exacte  des 
villes  mexicaines,  —  est  un  grand  bourg  de  six  mille  âmes  envi- 


206  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

ron,  qui  s'étend  principalement  le  long  de  la  rivière  et  fort  peu  en 
largeur.  Les  maisons  sont  généralement  basses,  à  un  rez-de-chaus- 
sée simple  ou  à  un  étage  peu  élevé,  avec  verandah.  Beaucoup  sont 
en  pierre,  mais  la  majorité  en  pisé  et  couvertes  de  chaume.  Toutes 
ont  de  grands  jardins  très  boisés.  Elles  sont  espacées  dans  les  rues 
principales  et  isolées  dans  les  faubourgs.  Au  bord  même  de  la  rivière 
sont  deux  cerros  dominant  toute  la  ville  et  une  partie  des  collines 
environnantes.  Celui  de  l'ouest  est  le  cerro  de  la  Gruz,  celui  de  l'est 
le  cerro  de  l'Hôpital.  Chacun  d'eux  avait  une  ou  deux  pièces  de 
18  sur  une  plate-forme  palissadée. 

Le  commandant  du  Colbert,  le  capitaine  de  frégate  Joubert,  avait, 
dès  son  arrivée,  organisé  la  défense  de  la  ville  en  y  ajoutant  36  ma- 
rins de  son  équipage,  divisés  en  trois  pelotons.  Deux  de  ces  pelo- 
tons commandés  par  MM.  Fenoux  et  de  Tesson,  enseignes  de 
vaiseau,  occupaient  le  cerro  de  la  Cruz  et  celui  de  l'Hôpital.  Le 
commandant,  avec  le  troisième,  liait  les  communications  d'un  cerro 
à  l'autre  et  défendait  diverses  barricades.  La  garnison  mexicaine 
se  groupait  dans  la  proportion  d'un  nombre  triple  ou  quadruple 
autour  de  chaque  peloton  de  Français.  On  distinguait  dans  ses  rangs 
un  des  fils  de  M.  Llorente,  le  colonel  Enrique,  qui,  ce  jour-là, 
parut  secouer  tout  à  fait  l'influence  paternelle  et  se  rallier  franche- 
ment à  l'empire.  L'ennemi,  composé  en  majeure  partie  de  troupes 
régulières  du  Nuevo  Léon,  attaqua  dans  le  raiheu  du  jour  et  par- 
vint à  tourner  les  positions  du  centre  en  abordant  la  ville  par  des 
chemins  où  l'on  n'eût  pas  supposé  qu'il  pût  se  risquer  à  cause  des 
excessives  difficultés  du  terrain,  tantôt  marécageux,  tantôt  très 
fourré.  Les  Mexicains  qui  l'accompagnaient  ayant  lâché  pied,  le 
commandant  Joubert  se  trouva  pris  tout  à  coup  sur  son  flanc  droit 
et  par  derrière.  Il  faisait  nuit  alors,  et  le  combat  n'avait  pas  cessé 
un  seul  instant.  Afin  de  ne  pas  être  fait  prisonnier  avec  ses  huit 
hommes,  le  commandant  Joubert  se  vit  dans  la  nécessité  de  s'em- 
barquer. Il  n'avait  plus  qu'à  aller  chercher  des  renforts  le  plus 
promptement  possible  et  dut  passer  la  barre  en  pleine  nuit.  Il  était 
très  inquiet,  car  il  ne  doutait  pas  que  l'ennemi,  maître  du  milieu 
de  la  ville  et  isolant  les  cerros  l'un  de  l'autre,  ne  tournât  toutes 
ses  forces  sur  l'un  deux  et  ne  l'emportât.  Aussi  crut-il  devoir  prier 
le  commandant  de  la  frégate  autrichienne  la  Novara,  qui  était  dans 
les  environs  et  que  le  bruit  du  canon  avait  attirée  devant  Tuspan, 
d'aller  à  \era-Cruz  demander  du  secours  au  co.nmandant  Cloué.  Il 
redescendit  ensuite  à  terre  avec  du  renfort,  mais  trouva  la  ville 
évacuée  et  les  rues,  particulièrement  les  flancs  du  cerro  de  l'Hôpital, 
jonchés  de  cadavres  juaristes.  Ce  résultat,  auquel  il  était  si  loin  de 
«'attendre,  était  dû  à  la  conduite  héroïque  de  M.  de  Tesson,  de  ses 
quatorze  matelots  et  de  quelques  Mexicains  au  cerro  de  l'Hôpital. 


LA   MARINE   FRANÇAISE   AU  MEXIQUE.  207 

C'était  en  eflet  contre  ce  point  que  l'ennemi  avait  dirigé  quatre 
assauts.  Le  canon  de  18,  servi  par  nos  chefs  de  pièces,  avait  fait 
merveille.  Les  dissidens,  repoussés  pour  la  quatrième  fois,  avaient 
pu  être  vigoureusement  poursuivis  et  écharpés  dans  leur  fuite. 
Quoique  pendant  plusieurs  heures  la  ville,  à  l'exception  des  cerros 
de  l'Hôpital  et  de  la  Gruz,  où  s'étaient  réfugiés  les  défenseurs  des 
barricades,  eût  appartenu  à  l'ennemi,  les  chefs  libéraux,  Trévino  et 
Lara,  n'avaient  point  pillé,  et  c'était  un  fait  à  noter  dans  cette  guerre. 

Dès  que  la  frégate  autrichienne  la  ISovara  avait  apporté  la  lettre 
alarmante  du  capitaine  du  Colbert,  le  commandant  de  la  division 
avait  pris  aussitôt  ses  dispositions  pour  sauver,  sinon  Tuspan,  du 
moins  le  peloton  de  marins  français  qui  s'y  trouvait  abandonné.  Il 
fit  aussitôt  partir  pour  franchir  la  barre  deux  canonnières  la  Pique 
et  la  Tactique,  tandis  que  le  Forfait  appareillait  avec  100  matelots 
blancs  du  Magellan  et  100  noirs  du  fort  Saint-Jean  d'Ulloa.  Il  avait 
aussi  écrit  au  maréchal  que  les  marins,  s'ils  descendaient  à  terre  et 
prenaient  la  ville,  ne  pouvaient  être  en  aucune  façon  destinés  à  la 
garder  et  qu'il  était  à  désirer,  pour  avoir  raison  de  Papantla,  qui 
mettait  sans  cesse  Tuspan  en  péril,  que  le  commandant  supérieur 
de  Yera-Gruz  fît  par  l'intérieur  une  expédition  d'au  moins 
500  hom.nes.  Il  mettait  VAÎlier  à  la  disposition  du  commandant 
Maréchal.  Toutefois  cela  demandait  du  temps,  et  il  était  pius  simple 
de  s'adresser  tout  de  suite  au  colonel  du  Pin,  qui,  s'il  était  libre, 
fondrait  immédiatement  sur  Tuspan.  Il  lui  écrivit  donc  à  Tampico 
de  se  replier  par  la  lagune  sur  Tuspan  afin  de  chasser  les  Mexi- 
cains. 

La  réponse  du  colonel  a  le  double  mérite  de  peindre  l'homme, 
les  circonstances  et  les  illusions  volontaires  dont  on  se  berçait.  «  Je 
voudrais  bien  opérer  avec  vos  exceilens  marins,  répondait  le  colo- 
nel, mais  il  n'est  pas  très  facile  dans  ce  inoment  de  quitter  le 
Tamaulipas,  qui,  malgré  les  succès  supposés  des  troupes  du  géné- 
ral Méjia  contre  Mendez,  est  dans  un  état  plus  dilTicile,  que  jamais. 
Ainsi,  d'après  les  derniers  rapports,  la  bande  de  Mendez  est  censée 
détruite  et  lui-même  blessé  grièvement.  Or  voici  la  vérité  pure  et 
simple,  comme  j'ai  l'habitude  de  la  dire:  Mendez  et  Garbajal  sont 
sur  le  bord  de  la  mer  avec  cinq  cents  hommes  au  moins,  à  quinze 
lieues  de  Soto-la-Marina  et  trente  de  moi.  Je  pars,  ils  fuiront,  mais 
comme  j'ai  la  cavalerie  la  mieux  montée  du  Mexique,  j'espère  pou- 
voir atteindre  quelques-uns  des  leurs,  qui,  vous  le  pensez  bien, 
iront  se  balancer  au  bout  d'une  corde.  C'est  une  économie  de  car- 
touches. » 

Les  secours  directs  que  le  commandant  Cloué  expédia  furent 
heureusement  inutiles,  et  l'expédition  par  terre  qu'il  sollicitait  contre 


208  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Papantla  ne  se  fit  pas.  Ce  ne  fut  pas  faute  d'insistance  de  sa  part.  Il 
n'était  pas  douteux  que  la  ville  ne  dût  être  bientôt  encore  attaquée 
et,  si  on  la  perdait,  elle  nous  coûterait  cher  à  reprendre,  car  les  cer- 
ros,à  cause  de  leur  grande  élévation,  étaient  presque  inattaquables 
avec  le  canon  des  canonnières.  Il  n'était  donc  pas  trop  d'une  gar- 
nison solide  pour  maintenir  le  bon  esprit  des  habitans  et  la  con- 
fiance que  le  succès  venait  de  leur  inspirer.  Mais  le  maréchal  n'a- 
vait pas  de  troupes  à  mettre  à  Tuspan  et  recommanda  seulement 
d'organiser  les  gardes  rurales  et  de  les  disposer  à  se  bien  défendre. 
Privé  de  moyens  effectifs,  le  commandant  suivit  du  moins  avec 
assez  de  machiavélisme,  si  l'on  pense  à  ses  préventions  contre  les 
Llorente,  la  recommandation  du  maréchal.  Il  écrivit  au  colonel  au 
sujet  de  sa  belle  conduite,  que  rien  n'avait  fait  prévoir  :  «  Bravo, 
monsieur  le  colonel  1  bon  sang  ne  saurait  mentir,  »  et  il  ajoutait 
en  parlant  des  habitans  :  «  La  conduite  de  vos  concitoyens  a  été 
au-dessus  de  tout  éloge.  Désormais  lorsqu'on  parlera  d'eux,  on 
dira:  les  braves  de  Tuspan.  » — C'était  les  prendre  par  l' amour- 
propre,  mais  les  poltrons  ont  par  malheur  trop  d'esprit  pour  croire 
sérieux  ce  qu'on  leur  dit  de  flatteur  sur  leur  bravoure. 

Telle  quelle,  cette  nouvelle  affaire  de  Tuspan  n'était  qu'un  acci- 
dent, mais  elle  avait  contribué,  par  la  nécessité  d'envoyer  des  navires 
et  des  hommes,  à  compromettre  cette  expédition  de  Tabasco,  dont 
le  commandant  ne  perdait  encore  ni  le  désir  ni  l'espoir.  De  plus, 
par  contre-coup,  toute  la  terre-chaude  s'était  mise  en  mouvement. 
Le  frère  de  Porfirio  Diaz  était  à  la  Samaloapam  avec  des  forces. 
Alvarado  était  menacé  par  les  libéraux  du  Gocuite  et  de  Tlaliscoyan 
et  les  moindres  détachemens  qu'on  eût  pu  mobiliser  devenaient 
nécessaires  pour  protéger  Vera-Gruz. 

Les  deux  troupes  dissidentes  qui  avaient  opéré  contre  Tuspan 
s'étaient  séparées  à  Tchuelan.  Les  guérilleros  de  Papantla  s'étaient 
retirés  chez  eux,  et  les  troupes  du  Nuevo  Léon  avaient  pris  la 
route  de  Huanchinango,  pour  aller  se  joindre  aux  forces  comman- 
dées dans  cette  ville  par  les  chefs  Gabriote  père  et  fils,  riches  Ita- 
liens qui  employaient  leur  immense  fortune  à  maintenir  le  pays  en 
état  de  révolte. 

D'autres  causes,  toutes  personnelles  à  la  marine,  contraignaient 
aussi  le  commandant  de  la  division  de  surseoir  à  tout  projet  d'ex- 
pédition. D'abord  le  Rhin  venait  de  s'échouer  dans  un  ouragan  à 
Mazatlan,  de  l'autre  côté  de  l'Atlantique,  il  est  vrai,  mais  le  maré- 
chal avait  d'abord  songé  à  le  faire  remplacer  par  un  des  transports 
de  Vera-Gruz.  Il  n'y  eut  pas  lieu,  car  le  ministre,  averti  au  moins 
en  même  temps,  devait  avoir  et  avait  avisé  déjà.  Puis,  si  les  illu- 
sions qu'on  s'était  faites  au  Mexique  sur  la  prochaine  cessation  des 


LA    MARINE   FRANÇAISE    AU    MEXIQUE.  209 

hostilités  chancelaient  un  peu  en  face  des  événemens,  elles  per- 
sistaient à  Paris  dans  leur  plénitude.  On  y  croyait  à  une  émigra- 
tion solide  des  Français  de  New-York  venus  à  la  Martinique  pour 
le  Mexique,  tandis  que  ce  n'était  qu'une  troupe  de  pauvres  diables. 
la  plupart  doreurs,  bijoutiers  et  lapidaires,  qui  ne  trouvaient  pas 
même  à  se  placer  et  que,  plutôt  que  de  les  laisser  mourir  de  faim 
sur  le  pavé  de  la  Vera-Gruz,  on  nourrissait  à  la  ration  à  bord  de 
V Allier.  De  plus,  les  dépêches  ministérielles,  stimulées  du  reste 
par  les  retranchemens  faits  au  budget,  prescrivaient  de  diminuer 
l'effectif  du  personnel  du  port,  comme  n'étant  plus  en  rapport  avec 
le  calme  dont  on  jouissait,  et  la  suppression  de  l'hôpital  de  la  ma- 
rine, qui,  présumait-on,  ne  devait  plus  avoir  à  l'avenir  qu'un  nombre 
insignifiant  de  malades. 

Tout  cela  était  plus  que  difficile  à  faire.  Les  réductions  ordonnées 
ramenaient  à  deux  cents  hommes  l'effectif  de  la  direction  du  port, 
et  il  devenait  dès  lors  matériellement  impossible  de  suffire  au  ser- 
vice d'embarquement  et  de  débarquement  et  de  transporter  les 
effets  de  campement  du  quai  jusqu'en  ville.  Au  fort,  il  y  avait  à 
garder  nos  magasins  et  à  surveiller  la  tourbe  remuante  et  malsaine 
des  prisonniers  français  et  mexicains.  La  suppression  de  l'hôpital  de 
la  marine  était  très  dangereuse,  car  on  n'avait  évité  les  épidémies 
qu'en  y  envoyant  les  malades  du  bord. 

Malheureusement  les  dépêches,  quelque  peu  empreintes  d'un 
optimisme  de  parti-pris  et  se  fondant  sur  des  renseignemens  erro- 
nés, prévoyaient  une  partie  de  ces  objections.  Il  n'y  avait,  selon 
elle^i,  qu'à  envoyer  les  malades  à  l'hôpital  de  la  guerre,  ou,  à  défaut 
de  cet  hôpital,  à  l'ambulance  du  fort  ou  à  celle  de  Sacrificios.  Il 
n'est  pas  rare  que,  lorsqu'un  établissement  se  fait,  si  mince  qu'il 
soit,  ses  fondateurs,  dans  quelque  contentement  d'eux-mêmes  et 
pour  recueillir  des  éloges,  s'en  exagèrent  et  en  exagèrent  aux 
autres  les  proportions  et  l'importance.  Or,  sans  parler  de  l'ambu- 
lance du  fort,  qui  était  très  petite,  dans  une  casemate  et  des  condi- 
tions déplorables,  celle  de  Sacrificios  n'était  bonne  au  plus  que  pour 
quatre  ou  cinq  hommes.  Elle  ne  consistait  que  dans  une  cabane 
assez  bien  établie,  que  de  précédons  rapports  avaient  sans  doute 
transformée  en  palais  sanitaire.  Voilà  pourquoi  on  l'indiquait  si 
complaisamment  de  Paris.  Enfin  le  prétendu  hôpital  de  la  guerre 
venait  d'être  transporté  à  Paseo  del  Macho  avec  un  seul  médecin. 
D'ailleurs  il  n'avait  jamais  été  un  hôpital,  mais  une  ambulance  dans 
un  local  malsain  quoique  vaste,  parce  que,  faute  de  moyens  de  l'en- 
tretenir, il  avait  toujours  été  sale.  Le  genre  de  ses  malades  y  avait 
contribué;  on  n'y  soignait  que  des  contre-guérilleros  mexicains  ou 
TOirt  xLiii.  —1881.  14 


210  jREVUE    DES    DEUX    MONDES, 

des  égyptiens,  l'armée  s'étant  fait  une  loi  de  ne  jamais  avoir  d'au- 
tres soldats  ou  employés  dans  les  terres  chaudes. 

Opposer  ces  lins  de  non-recevoir,  dire  ces  vérités  était  fort  déli- 
cat. Quand  on  est  loin  des  obstacles,  on  aime  à  vivre  dans  la  douce 
persuasion  que  les  obstacles  ne  subsistent  plus,  ou  vont  s'amoin- 
drissant,  et  ceux  qui  soufïrent  ou  sont  gênés  ont  toujours  quelque 
tort  de  venir  importuner  la  quiétude  d'un  gouvernement  ou  d'une 
administration  de  leurs  ennuis  ou  de  leurs  souffrances.  A  la  guerre 
comme  dans  la  vie  ordinaire,  si  l'on  dépend  de  quelqu'un,  il  faut 
que,  aux  yeux  de  ce  quelqu'un,  tout  aille  bien  ou  le  mieux  pos- 
sible. Dans  de  pareilles  circonstances,  le  chef  d'une  expédition  ou 
d'une  station  lointaine  doit  être  franc,  mais  doit  surtout  savoir 
l'être.  C'est  un  art,  et  il  n'y  réussit  peut-être  bien  que  si  l'énergie 
du  caractère  el  l'honnêteté  de  cœur  sont  à  la  hauteur  du  sentiment 
qu'il  a  très  juste  de  sa  position  fausse.  Il  s'agit  de  ne  pas  déplaire, 
il  faut  encore  moins  s'exposer  à  passer  pour  insuffisant,  et  pourtant 
on  a  le  devoir  de  sauvegarder  d'une  manière  absolue,  en  même 
temps  que  les  exigences  du  service,  la  vie  et  le  bien-être  de  ceux 
qui  nous  entourent. 

Toutefois  la  marine  avait,  pour  traverser  ces  momens  difficiles, 
un  intermédiaire  très  puissant,  très  bienveillant  dans  le  maréchal, 
qui,  mieux  que  personne,  pouvait  savoir  à  quel  point  toute  réforme 
trop  hâtive,  dans  le  sens  pacifique,  était  inopportune.  Ce  fut  à  lui 
que  le  commandant  Cloué  s'adressa  pour  satisfaire  tout  d'abord 
dans  une  certaine  mesure  aux  prescriptions  des  dépêches.  Il  le  pria 
de  vouloir  bien  retirer  les  prisonniers  de  Saint-Jean -d'Olloa.  Il  fit 
valoir,  ce  qui  était  exact,  que  le  fort  était  à  ce  point  encombré  de 
personnel  et  surtout  d'un  personnel  hideux,  qu'aux  prochaines  cha- 
leurs on  devait  s'attendre  à  une  épidémie  de  typhus.  Sa  demande 
fut  accueillie,  et,  de  ce  côté,  le  personnel  destiné  à  garder  le  fort  put 
être  diminué.  C'était  déjà  obtenir,  par  un  commencement  d'exécu- 
tion des  ordres  reçus,  que  le  personnel  de  la  direction  du  port  ne 
fût  réduit  que  plus  tard.  Il  était  aisé  de  faire  justice  de  l'ambulance 
de  Sacrificios  en  envoyant  une  épreuve  de  la  cabane.  La  photogra- 
phie est  brutale,  mais  elle  a  le  mérite  d'être  sans  réplique.  Quant 
à  l'hôpital  de  la  marine,  le  commandant  déclina  une  responsabilité 
aussi  grande  que  celle  de  sa  suppression  complète.  Il  n'était  pos- 
sible que  d'essayer  de  le  réduire  et  il  fallait  désirer  qu'il  n'en  résul- 
tât pas  d'inconvénient  grave.  Toutefois  si,  à  ce  sujet,  de  nouveaux 
ordres  arrivaient  qui  fussent  impératifs,  le  premier  transport,  quoi 
qu'il  pût  en  advenir,  emporterait  d'un  seul  coup  le  personnel  de 
santé  et  le  matériel.  La  marine  n'aurait  plus  d'hôpital  à  Vera-Gruz. 
Après  les  observations  soumises  à  l'autorité,  l'annonce,  sinon  lares- 


LA   MARINE    FRANÇAISE    AU   MEXIQUE,  2H 

pectueuse  menace  de  cette  mesure  radicale,  était  de  la  fermeté  habile 
et  loyale. 

L'effectif  et  les  ressources  dont  la  marine  disposait  au  Mexique 
se  maintinrent  donc  à  peu  près  les  mêmes,  et  il  n'y  avait  qu'à  atten- 
dre, pour  songer  à  quelque  expédition  sérieuse  dans  le  sud,  que  l'a- 
gitation des  terres  chaudes  eût  été  réprim-ée.  Le  commandant  supé- 
rieur de  Vera-Gruz,  le  chef  d'escadron  Maréchal,  opérait  en  effet 
du  côté  de  Tlaliscoyan,  lorsque  la  nouvelle  de  sa  mort  arriva  tout 
à  coup.  Il  avait  été  tué  au  passage  d'une  rivière  que  les  dissidens, 
au  nombre  de  huit  cents,  lui  avaient  disputé.  L'ennemi  avait  été 
repoussé,  mais  les  nôtres^  avaient  eu  vingt  morts  et  vingt  blessés 
et  étaient  rentrés  dans  un  triste  état.  Il  ne  fallait  pas  beaucoup 
d'affaires  de  ce  genre  pour  réduire  à  rien  la  petite  force  qui  pro- 
tégeait les  environs  de  Vera-Gruz.  Presque  en  même  temps  le  ma- 
réchal écrivit  au  commandant  Cloué  qu'il  renonçait  définitivement 
à  l'expédition  de  Tabasco. 

Ce  fut  pour  la  marine  une  grande  et  bien  cruelle  désillusion.  Mais 
il  y  eut  pour  son  chef  plus  que  le  désappointement  d'une  ambition 
vulgaire.  Quand  on  fait  la  guerre  dans  un  pays,  dès  qu'on  sort  des 
grades  subalternes  et  souvent  même  ne  fût-on  que  simple  soldat, 
on  ne  peut  s'empêcher  de  juger,  à  part  soi,  le  cours  que  suivent  les 
choses,  les  événemens  qui  le  modifient  ou  l'influencent.  On  voit  vrai 
ou  faux,  mais  on  se  fait  une  certaine  idée  des  ré.^ultats  possibles 
en  agissant  de  telle  ou  telle  façon  que  l'on  pressent,  que  l'on  re- 
doute, que  l'on  désire,  que  l'on  précipite  enfin  ou  que  l'on  ralentit 
si  l'on  a  sur  ce  qui  se  passe  quelque  action  directe  ou  déterminante. 
En  dehors  d'une  spéculation  philosophique  pure,  il  y  a  également 
lesvues  personneUes  qui,  chez  les  natures  droites,  ne  faussent  pas 
la  conscience,  mais  l'inclinent  cependant  à  voir  la  vériié  dans  ce 
qui  est  le  but  de  leurs  secrets  et  vifs  désirs.  Ainsi  il  est  certain,  par 
exemple,  que  lors  de  la  campagne  de  Portugal,  sous  l'empire,  le 
maréchal  JNey,  qui  n'envisageait  là,  pour  son  compte,  que  des  opé- 
rations militaires  à  mener  rondement,  ne  devait  pas  avoir  dans  la  con- 
duite de  la  guerre,  dans  ses  rapports  avec  le  pays,  les  mêmes  tem- 
péramens,  les  mêmes  égards,  les  mêmes  inconséquences  apparentes 
que  le  maréchal  Soult,  qui  se  flattait  tout  bas  de  l'espoir  d'une  cou- 
ronne. Or,  au  moment  où  l'expédition  de  Tabasco  était  abandonnée, 
il  y  avait  au  Mexique,  au  sujet  des  événemens  qui  pouvaient  se 
dérouler  encore,  deux  points  de  vue  très  différens.  Il  semblait,  d'un 
côté,  que  la  mesure  indispensable  à  la  consolidation  du  nouvel  empire 
fût  la  soumission  complète,  absolue  du  Tabasco,  du  Chiapas  et  des 
environs.  Là,  en  effet,  dans  le  sud  du  Mexique,  persistait  une  résis- 
tance très  bien  organisée  et  d'autant  plus  redoutable  qu'elle  n'avait 


212  REVUE    DES    DEDX   MONDES, 

ni  excès,  ni  désordres.  Les  chefs  dissidens  du  Tabasco,  qui  s'inti- 
tulait «  état  libre  et  souverain,  »  étaient  aimés  autant  qu'obéis. 
A  côté  d'eux,  la  lagune  de  Terminos  et  la  presqu'île  de  Carmen, 
qui  s'étaient  les  premières  déclarées  pour  nous,  flottaient  cepen- 
dant, inquiètes  et  très  près  de  se  reprocher  d'avoir  fait  une  impru- 
dence. Le  Yucatan,  qui  n'aimait  pas  les  Mexicains  et  que  la  crainte 
de  nos  armes  avait  seule  converti  à  une  adhésion  très  incomplète 
à  l'empire,  songeait  moins,  sous  le  commissaire  impérial,  M.  Salazar 
Ilarrégui,  à  se  montrer  province  empressée  et  fidèle  qu'à  s'ériger 
tout  doucement,  à  l'exemple  du  Tabasco,  en  état  indépendant.  Le 
Tabasco  réduit,  tout  le  sud  et  l'est  se  soumettaient  sans  arrière- 
pensée,  et  les  fermens  d'agitation  qui  subsistaient  dans  le  nord  à 
l'état  de  menace  continuelle  tombaient  du  même  coup.  Il  n'y  avait 
donc  pas  à  hésiter  si  l'on  voulait  de  Maximilien  pour  empereur 
définitif. 

Mais  peut-être  était-ce  là  le  nœud  secret  de  la  question.  Autant 
qu'il  est  permis  de  le  conjecturer,  si  ce  n'est  de  l'affirmer,  il  exis- 
tait en  même  temps  dans  l'empire,  à  Mexico  surtout,  une  autre 
opinion  non  avouée  et  que  représentait  un  tiers-parti  politique,  non 
point  partisan  de  Juarez,  tant  s'en  faut,  mais  dissident  à  sa  façon, 
et  qui  ne  regardait  point  le  choix  de  l'empereur  comme  ratifié  sans 
retour  par  le  pays  et  par  les  faits.  Ce  parti,  loin  d'être  hostile  à  la 
protection  française,  Tacceptait  et  désirait  la  faire  insensiblement 
et  habilement  dévier  sur  un  autre  protégé  que  l'empereur,  s'il 
était  prouvé,  ce  que  l'on  affectait  de  commencer  à  craindre,  que 
celui-ci  n'eût  pas  toutes  les  qualités  requises  pour  régner  sans 
conteste.  Mais  il  fallait  à  ce  parti  un  point  d'appui  en  quelque  sorte 
national,  une  pression  légitime  et  respectable  pour  motiver  l'évo- 
lution à  laquelle  il  voulait  entraîner  la  bonne  volonté  de  la  France 
pour  le  Mexique.  Le  Tabasco,  dans  sa  longue  et  sérieuse  résis- 
tance, paraissait  offrir  ce  point  d'appui.  La  plupart  des  chefs  qui 
le  gouvernaient  étaient,  on  doit  le  dire  à  leur  honneur,  ennemis, 
sans  compromis  aucun,  de  l'intervention  étrangère,  mais  quelques- 
uns,  en  relations  avec  le  parti  de  Mexico,  se  montraient  disposés  à 
une  combinaison  qui  préparât  par  des  moyens  amiables  un  dénoû- 
ment  satisfaisant  à  la  crise.  Ceux-là,  à  un  moment  donné,  pou- 
vaient entraîner  le  sud  à  une  manifestation  qui  eût  demandé  à  la 
France  un  autre  souverain  que  Maximilien.  Quel  eût  été  le  souve- 
verain  élu  sous  le  coup  de  la  nécessité ,  avec  notre  agrément  et 
pour  en  finir  avec  des  difficultés  qui  menaçaient  de  s'éterniser? 
C'est  ce  qu'on  ne  disait  pas,  mais  on  caressait  le  maréchal,  qui 
représentait  la  France,  et  on  lui  laissait  entrevoir  un  grand  rôle  à 
jouer,  une  médiation  suprême  à  exercer.  N'était-il  pas  témoin  des 


LA   MARINE   FRANÇAISE   AU   MEXIQUE.  213 

symptômes  qui  accusaient  le  peu  de  solidité  de  l'empire  et  n'y 
aurait-il  pas,  de  sa  part,  une  haute  sagesse  autant  qu'un  devoir  de 
justice  envers  le  Mexique  à  ne  rien  terminer  d'une  manière  arbi- 
traire, qui  ne  paraîtrait  fermer  que  pour  les  rouvrir  plus  cruelles 
bientôt  les  plaies  de  ce  malheureux  pays?  Il  tenait  dans  ses  mains 
le  sort  d'une  grande  contrée  qui  ne  serait  point  ingrate  et  dont  la 
reconnaissance  illimitée  n'était  pas  à  dédaigner.  On  le  détournait 
ainsi  de  rien  tenter  de  décisif  contre  le  Tabasco ,  et  le  peu  de 
moyens  dont  il  disposait  l'y  déterminait  peut-être  également.  Il  est 
enfin  de  ces  situations  élevées  où  le  doute  est  permis,  où  de  bril- 
lans  mirages  séduisent  l'imagination,  que  certains  périls  environ- 
nent et  où  la  perspective  de  tout  perdre  ou  de  tout  gagner  tient  en 
suspens  la  volonté  la  plus  forte.  Une  influence  occulte  de  faits,  de 
personnes,  d'espérances  grandissantes,  d'une  alliance  de  famille 
prochaine  protégeait  le  Tabasco,  et  l'on  peut  avancer  qu'en  renon- 
çant à  l'expédition  si  longtemps  projetée,  le  maréchal  cédait  à  cette 
influence. 

D'autre  part,  il  était  naturel  que  ceux  qui  ne  pouvaient  disposer 
des  événemens  à  leur  gré,  ni  s'abandonner  à  de  tels  rêves  de  gran- 
deur personnelle,  s'affligeassent  de  la  décision  du  maréchal  et  vis- 
sent plus  clair  dans  la  situation.  Loin  de  pactiser,  en  effet,  avec  les 
visées  singulières  ou  chimériques  du  parti  de  Mexico,  le  Tabasco 
était,  nous  l'avons  dit,  dans  la  plupart  de  ses  chefs  très  franche- 
ment républicain.  11  agissait  surtout  pour  son  compte,  et  la  pro- 
tection que  lui  ménageaient  les  intrigues  de  quelques-uns  de  ses 
chefs,  protection  qu'il  ne  sollicitait  pas,  mais  dont  il  jugeait  utile 
et  logique  de  profiter,  le  rendait  chaque  jour  plus  fort.  Il  était 
facile  de  prévoir  qu'aucune  surprise  d'entraînement  n'y  serait  pra- 
ticable et  qu'on  aurait  fait  avec  lui  de  la  diplomatie  guerrière  en 
pure  perte. 

Cependant,  en  att-endant  que  les  événemens  en  vinssent  au  point 
que  l'on  désirait,  il  fallait  agir,  car  il  est  des  projets  qu'on  ne  sau- 
rait dévoiler  et  qu'il  faut  masquer  au  contraire,  si  on  ne  les  veut 
voir  avorter  avant  l'heure. 

D'ailleurs  depuis  deux  mois  qu'on  avait  pris  Oajaca,  nos  affaires 
au  Mexique  s'oiïraient  partout  dans  un  désordre  alarmant  et  bizarre. 
A  Tuspan,  sans  argent  et  sans  garnison,  les  habitans  découragés 
étaient  prêts  à  abandonner  la  ville  à  la  première  attaque.  Le  navire 
que  la  marine  entretenait  devant  Tuspan  n'était  que  d'une  utilité 
subordonnée  au  caprice  de  la  barre.  Auprès  de  Tampico,  le  dissident 
Garbajal  venait  d'échapper  au  colonel  du  Pin  par  la  connivence  des 
troupes  mexicaines  que  le  colonel  avait  avec  lui.  Tous  ces  gens-là 
s'entendaient  entre  eux.  Ce  qui  était  plus  grave,  le  colonel  du  Pin 
lui-mêmeétait  rappelé,  et  on  disait  que  sa  contre-guérilla  allait  être 


21 /i  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

dissoute.  Les  libéraux,  qui  n'avaient  pu  triompher  de  lui  par  les 
armes,  venaient  de  le  vaincre  à  Mexico  par  la  calomnie,  grâce  aux 
amis  qu'ils  avaient  dans  les  conseils  mêmes  de  l'empereur.  Aucun 
parti  au  Mexique  ne  pouvait  vouloir,  en  effet,  de  ce  vaillant  sol- 
dat, qui  allait  si  vite  et  frappait  si  fort.  Le  colonel  du  Pin  parti,  on 
devait  perdre  avant  peu  tout  le  Tamaulipas  et  Tampico,  Le  Yuca- 
tan  était  troublé  et  presque  en  révolte  par  l'arrivée  des  troupes  du 
général  Galvez,  que  l'Eure  y  avait  portées.  L'explosion  avait  eu  lieu 
à  la  suite  d'un  incident  futile.  A  Herida ,  le  général  Galvez  ayant 
forcé  la  consigne  d'un  homme  de  la  police ,  l'ayuntamiento  avait 
adressé  contre  lui  au  commissaire  impérial  une  plainte  que  celui-ci 
avait  trouvée  inconvenante.  En  conséquence,  il  avait  infligé  à  chaque 
membre  de  l'ayuntamiento  une  amende  de  150  piastres  ou  un  mois 
de  prison  à  leur  choix.  Tous  avaient  préféré  la  prison,  et  un  nouvel 
ayuntamiento  avait  été  nommé.  Mais  les  membres  de  l'ancien  et  les 
péonistes,  ainsi  nommés  parce  que  la  famille  Péon  était  à  la  tête 
de  l'opposition,  avaient  adressé  à  l'empereur  une  pétition  portée 
par  des  commissaires  qui  avaient  pour  leur  voyage  des  frais  illi- 
mités. Il  fallait  entendre  par  ces  mots  de  quoi  acheter  à  Mexico 
quiconque  voudrait  se  vendre  pour  faire  réussir  la  députation. 

De  son  côté,  au  départ  de  la  compagnie  des  créoles  de  la  Mar- 
tinique que  commandait  le  capitaine  Lardy  et  qui  avait  su  se  faire 
aimer  et  au  bruit  de  son  remplacement  par  une  garnison  mexi- 
caine, Gatnpêche  avait  été  près  de  se  soulever.  On  l'avait  calmé  en 
lui  annonçant  que  l'envoi  de  cette  garnison  n'aurait  pas  Heu,  mais 
on  pouvait  s'attendre  à  des  difficultés  sérieuses  entre  l'autorité 
civile  et  l'autorité  militaire,  et  il  devenait  urgent,  si  l'on  ne  vou- 
lait pas  être  débordé,  de  soutenir  fortement  M.  Ilarrégui.  A  Alva- 
rado,  les  bords  de  la  rivière  étaient  gardés  par  les  dissidens  et,  le 
blocus  n'existant  pas,  le  commerce  était  libre.  Les  libéraux  perce- 
vaient ainsi  les  droits  de  douane  partout  où  nous  n'étions  pas. 
Payant  leurs  soldats  avec  cet  argent  et  remplissant  leurs  caisses 
particulières,  ils  n'avaient  aucun  intérêt  à  se  prononcer  pour  nous. 
Toutefois  on  ne  pouvait  rien  faire  avant  d'y  avoir  mis  une  garnison 
sufïisanto,  car  la  Sainte-Barbe  ne  maintenait  que  la  ville  et  non  les 
rives.  Encore  cette  canonnière  était  dans  un  tel  délabrement  et  si 
percée  par  les  tarets  qu'il  avait  fallu  lui  mettre  un  calibre  plus 
faible  et  lui  recommander  de  ne  tirer  que  pour  sa  défense. 

Au  Tabasco,  c'était  pis  encore,  et  l'ennemi  y  abusait  avec  une 
habileté  et  une  insolence  extrêmes  de  l'impunité  dont  il  jouissait. 
Il  venait  à  son  gré  h  Vera-Grnz,  à  Gampêche,  à  Sisal,  recevait  des 
subsides  et  des  munitions,  répandait  ses  journaux  remplis  d'in- 
sultes et  de  menaces,  tandis  qu'il  nous  fermait  avec  le  plus  grand 
soin  l'abord  de  son  territoire  et  que  nous  ne  pouvions  aller  à  San- 


LA    MAIIINE   FRANÇAISE    AU   MEXIQUE.  215 

Juan-Bautista,  Minatitlan,  Tlacotalpam,  ni  y  faire  parvenir  aucun 
journal,  aucune  lettre.  Le  côté  tristement  curieux  de  notre  situa- 
tion dans  celte  partie  du  Mexique  était  que  toutes  les  facilités  fus- 
sent pour  nos  adversaires  et  toutes  les  difficultés  pour  nous. 

Comme  on  ne  voulait  pas  faire  la  guerre  au  Tabasco,  il  n'y  avait 
que  le  blocus  à  rétablir  pour  le  priver  de  ses  ressources,  mais,  là 
encore,  le  vice  de  l'état  de  choses  se  faisait  sentir.  On  ne  voulait 
pas  du  blocus  officiel  qui,  éveillant  les  susceptibilités  des  neutres, 
nous  eût  suscité  des  difficultés  avec  eux.  La  question  était  de  blo- 
quer sans  déclaration  de  blocus,  sans  avouer  que  l'on  bloquât,  de 
fermer  les  communications  des  libéraux  avec  les  neutres  sans  que 
ceux-ci  eussent  le  droit  de  se  plaindre  à  leur  gouvernement.  Les 
instructions  venues  de  Mexico  étaient  aussi  vagues  dans  la  forme 
que  difficiles  à  exécuter,  mais  il  était  difficile  qu'on  ofFiît,  au  sujet 
du  Tabasco,  une  voie  d'action  quelconque  au  commandant  Cloué 
sans  qu'il  en  profitât.  Il  prit  aussitôt  des  mesures  pour  fermer  tous 
les  ports  et  l'entrée  de  rivières  entre  Vera-Gruz  et  la  lagune  de  Ter- 
mines. 

Nous  avons  dit  quelles  étaient  ces  rivières  et  par  quels  arroyos 
elles  communiquaient  entre  elles  dans  l'intérieur  des  terres.  Le 
bateau  à  vapeur,  le  Conservador,  que  M.  Salazar  avait  cédé  à  la 
marine,  dut  être  employé  à  k  Frontera  et  avoir  à  bord  l'adminis- 
tration de  la  douane.   11  devait  être  annoncé  que  la  douane  de 
Tabasco  serait  désormais  à  la  Frontera.  La  canonnière  la  Tou7'tnente 
avait  à  veiller  sur  le  Conservador  et  à  sortir  de  temps  en  temps  pour 
aller  aux  bouches  du  Ghillepeque  et  à  Los  Bocas.  Gomme  allège  et 
magasin  de  vivres,  une  bonne  canonnièi'e  à  vapeur  devait  naviguer 
entre  Carmen  et  Tabasco,  et  une  autre,  qui  était  une  ancienne  cha- 
loupe de  vaisseau,  la  Louise,  devait  être  armée  par  nous  et  aller 
par  l'intérieur  de  la  lagune  de  Terminos  dans  tous  les  arroyos  et 
jusqu'à  San-Juan-Bautista.  Ce  petit  vapeur  était  la  véritable  annexe 
du  bâtiment  en  station  à  Carmen.  Une  canonnière  devait  garder  l'en- 
trée du  Goazocoalcos  sans  trop  y  séjourner  à  cause  de  la  mauvaise 
saison  qui  s'approchait,  et  la  Sainte-Barbe  avait  à  s'occuper  du 
blocus  d'Alvarado.  Ces  diverses  canonnières,  sentinelles  .avancées 
du  blocus,  avaient,  à  l'égard  des  bâtimensde  commerce  une  double 
consigne  à  faire  observer.  On  arrêtait  purement  et  simplement  les 
navires  mexicains.  D'ailleurs  un  décret  impérial  interviendrait  pour 
défendre  à  tous  les  ports  de  l'empire  et  vu  les  opérations  de  guerre 
que  cela  pourrait  gêner,  d'expédier  aucun  bâtiment  mexicain  pour 
les  points  compris  entre  Carmen  et  Alvarado.  Quant  aux  étrangers, 
le  même  décret  recommandait  de  ne  les  expédier  que  s'ils  insis- 
taient et  en  les  prévenant  alors  que  ce  serait  à  leurs  risques  et 


216  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

périls.  S'ils  partaient  quaad  même,  le  rôle  des  canonnières  com- 
mençait. Elles  ne  devaient  considérer  aucun  bâtiment  commerçant 
avec'  le  Tabasco  comme  régulièrement  expédié  que  s'il  avait  eu 
affaire,  à  l'arrivée  comme  au  départ,  à  la  douane  de  la  Frontera, 
qui  percevait  tous  les  droits.  Gela  ne  suffisait  pas.  En  outre  de  cet 
acquittement  de  droits,  on  exigerait  de  ces  bâtimens  neutres,  avec 
toute  la  politesse  possible,  un  déchargement  presque  entier  sous  le 
prétexte  de  s'assurer  qu'ils  n'avaient  aucune  contrebande  de  guerre. 
Il  était  probable  que  cette  accumulation  de  mesures  désagréables, 
subies  tout  d'abord  par  deux  ou  trois  navires,  détournerait  les  autres 
de  s'y  exposer. 

Le  commandant  venait  à  peine  de  transmettre  ces  propositions 
au  maréchal  qu'il  en  reçut  une  dépêche  où  se  montrait  toute  l'in- 
certitude dans  laquelle  on  était  à  Mexico.  Le  maréchal  demandait 
en  effet  si  l'expédition  de  Tabasco  pouvait  se  faire  dans  de  bonnes 
conditions  en  rivière,  en  ne  débarquant  les  troupes  qu'à  San-Juan- 
Bautista.  Le  commandant  eût  pris  le  2  '  zouaves,  alors  prêt  à  s'em- 
barquer pour  l'Europe  sur  le  Rhône.  Mais  il  était  bien  entendu 
qu'aucune  garnison  ne  serait  laissée  au  Tabasco,  qui  s'organiserait 
avec  ses  propres  ressources.  A  quoi  bon  alors?  c'était  frapper  dans 
le  vide  et  avoir  tout  le  souci  et  toute  la  peine  de  ce  coup  inutile.  Le 
commandant  répondit  pourtant  qu'il  serait  prêt  dans  dix  jours  à  la 
condition  d'avoir  tout  le  T  zouaves  et  de  garder  le  Tabasco  quinze 
jours  au  moins  (1). 

Si  le  maréchal  n'acceptait  pas,  c'est  que  son  offre  n'était  point 
sérieuse  et  qu'il  voulait  seulement  se  donner  l'apparence  d'être  dis- 
posé à  l'expédition.  Le  prendre  au  mot  avec  les  restrictions  qu'il 
imposait  eût  été  un  coup  de  tête  de  jeune  homme.  On  ne  devait 
pas  s'exposera  l'échec  de  ne  réussir  que  vingt-quatre  heures.  D'ail- 
leurs la  clause  de  s'en  aller  immédiatement  après  l'occupation  était 
inadmissible  pour  quiconque  connaissait  le  pays.  Ce  n'eût  pas 
même  été  le  succès  d'une  heure,  c'eût  été  remettre  en  question  le 
peu  de  prestige  et  d'influence  que  nous  avions  si  péniblement  con- 
quis. 

Le  maréchal,  ainsi  mis  en  demeure,  renonça  de  nouveau  à  l'ex- 
pédition de  Tabasco  et  se  contenta  d'autoriser  toutes  les  mesures 
du  commandant  Cloué  pour  le  blocus. 

Henri  Rivière. 


(1)  En  disant  «  le  Tabasco,  »  il  s'agit  particulièrement,  au  point  de  vue  militaire, 
de  l'occupation  des  villes  de  Tlacotalpam  ou  San  Juan-Bautista. 


LA 


CORRESPONDANCE    POLITIOUE 


DU 


COMTE    PROKESGH-OSTEN 


Uu  philosophe  disait  :  «  Je  suis  terriblement  dégoûté  de  la  politique, 
et  je  mi  suis  pio uis  de  ne  plus  m'en  occuper.  »  Quelqu'un  lui  répon- 
dit :  «  Fort  bien;  mais  êtes-vous  sûr  que  la  politique  ne  s'occupera 
jamais  de  vous?  »  Peu  de  temps  après  survint  une  crise  ministérielle, 
et  le  philosophe  perdit  une  place  assez  lucrative  à  laquelle  il  avait  la 
faiblesse  de  tenir  beaucoup.  Ne  faut-il  pas  que  tout  le  monde  vive, 
même  les  philosophes?  Ceux  qui  se  plaignent  qu'on  leur  parle  trop 
souvent  des  affaires  d'Orient  feraient  bien  de  méditer  cette  instructive 
anecdote.  Ils  déclarent  que  peu  leur  importe  de  savoir  ce  qui  se  passe  à 
Athènes,  à  Sophia,  à  Philippopoli  ou  dans  la  Montagne  noire,  qu'ils  n'y 
prennent  aucun  intérêt  et  aucun  plaisir,  qu'il  convient  de  laisser  les 
Hellènes,  les  Bulgares,  les  Albanais  et  les  Turcs  vider  ensemble  leurs 
débats,  que  le  devoir  du  sage  est  de  s'en  laver  les  mains  et  de  vaquer 
tranquillement  à  son  ouvrage.  On  pourrait  répondre  à  ces  indifférens  : 
Êtes-vous  bien  sûrs  qu'il  ne  s'agisse  en  tout  cela  que  du  bonheur  des 
Hellènes  et  des  Albanais?  êtes-vous  bien  sûrs  que  le  vôtre  n'y  soit  pour 
rien  ?  Vous  avez  juré  de  ne  plus  vous  occuper  des  affaires  d'Orient; 
vous  ont-elles  promis  de  ne  pas  s'occuper  de  vous? 

Une  longue  et  fâcheuse  expérience  a  démontré  que  les  moindres  inci- 
dens  qui  se  produisent  dans  la  péninsule  du  Balkan  intéressent  et 
mettent  en  péril  la  paix  de  l'Europe.  Il  faut  ajouter  que  malheureuse- 


218  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

ment  ce  qu'on  appelle  la  question  d'Orient,  c'est-à-dire  la  question  de 
savoir  comment  sera  partagé  l'héritage  du  Turc,  est  de  tous  les  pro- 
blèmes qui  s'agitent  ici-bas  celui  dont  la  solution  dépend  le  moins  de 
l'ingénieuse  habileté  des  grands  politiques.  C'est  un  chapitre  de  l'his- 
toire du  monde  que  le  destin  semble  s'être  réservé,  un  procès  dans 
lequel  les  plans  les  mieux  ourdis  de  la  prudence  humaine  viennent 
se  briser  contre  d'inévitables  fatalités,  qui  déjouent  tous  les  calculs. 
Aussi,  chaque  fois  que  ce  procès  revient  sur  le  tapis,  voit-on  se  repro- 
duire les  mêmes  crises,  les  mêmes  imbroglios,  les  mêmes  péripéties; 
les  acteurs  changent,  la  pièce  est  toujours  la  même. 

C'est  une  réflexion  qu'il  est  difficile  de  ne  pas  faire  en  lisant  la  cor- 
respondance récemment  publiée  d'un  éminent  diplomate  autrichien, 
le  comte  Prokesch-Osten ,  avec  Gentz  et  avec  le  prince  de  Metternich  (1). 
Peu  d'hommes  ont  pu  se  vanter  d'avoir  connu  l'Orient  aussi  profon- 
dément que  le  com.te  Prokesch.  Dès  1823,  quand  il  était  simple  capi- 
taine du  22«  régiment  d'infanterie  en  gariiison  à  Trieste,  il  se  sentait 
entraîné  vers  les  rivages  du  Levant  par  ce  mystérieux  attrait  qui 
est  l'agent  secret  des  destinées.  On  lui  fournit  les  moyens  de  satis- 
faire sa  curiosité,  et  les  rapports  qu'il  adressa  à  Vienne  chemin  faisant 
attirèrent  sur  lui  l'attention  du  chancelier  autrichien  et  di  son  fidèle 
conseiller,  qui  disait  du  jeune  voyageur  :  a  Prokesch  est  un  diamant  de 
la  plus  belle  eau  ;  ce  que  cet  homme  est  devenu  en  deux  ans  me  paraît 
miraculeux.  »  Eu  1827,  il  fut  nommé  chef  de  i'étnt-major  de  l'escadre 
qui  croisait  dans  l'Archipel  pour  y  réprimer  la  piraterie;  mais  son  prin- 
cipal office  était  de  renseigner  son  gouvernement  sur  tout  ce  qui  con- 
cernait l'insurrection  grecque,  tâche  dont  il  s'acquitta  avec  un  rare 
talent  jusqu'à  ce  que  la  guerre  turco-russe  eut  décidé  du  sort  de  la 
Grèce.  On  étudie  bien  ce  qu'on  aime,  et  Prokesch  aimait  beaucoup 
l'Orient  et  les  Orientaux,  Quelques  mois  après  son  retour  à  Vienne,  il 
eut  l'occasion  d'assister  à  une  séance  de  la  Société  d'histoire  de  Fri- 
bourg-en-Brisgau,  et  il  se  plut  à  déclarer  à  ses  auditeurs  étonnés  «  qu'il 
y  a  en  Asie  plus  de  bonheur  et  plus  de  bon  sens  qu'en  Europe.  »  — 
«Si  nous  réussissions,  ajouta-t-il,  et  que  le  ciel  nous  en  préserve!  à 
civiliser  l'Orient  à  notre  façon,  des  populations  aussi  honnêtes  qu'heu- 
reuses deviendraient,  grâce  à  nous,  malheureuses  et  malhonnêtes.  » 

Prokesch  était  pourvu  de  toutes  les  qualités  qui  font  d'un  diplomate 
un  utile  informateur;  il  savait  s'enquérir,  interroger,  i!  avait  l'ouïe  fine, 
la  vivacité  du  coup  d'œil,  la  sûreté  du  jugement.  Il  possédait  aussi  le 
talent  de  la  négociation,  l'art  de  prendre  les  hommes  et  de  les  per- 
suader. Il  y  avait  en  lui  un  charmeur,  et  avant  toute  chose  il  se  servit 

(1)  Aus  dem  Nachlasse  des  Grafen  Prokesch-Osten,  Briefwechsel  mit  Herrn<von 
Cents  und  Fursten  Metternich,  2  vol.  Vienne,  1881. 


UNE   CORRESPONDANCE   POLITIQUE.  219 

de  ce  don  précieux  pour  faire  la  conquête  des  deux  importans  person- 
nages de  qui  dépendaient  sa  fortune  et  son  avenir.  En  lisant  ses  lettres 
et  ses  rapports.  Gentz  avait  conçu  une  haute  idée  de  son  intelligence; 
dès  qu'il  eut  fait  sa  coanaissance  personnelle,  il  lu'i  voua  une  amitié 
presque  passionnée.  —  «  J'aime  votre  humeur  communicative,  lui 
disait-il,  votre  grande  tolérance,  votre  indulgence  pour  les  faiblesses 
des  autres;  j'aime  vos  propres  faiblesses,  votre  légèreté,  votre  désir  de 
plaire  et  tous  les  autres  défauts  que  je  me  flatte  de  découvrir  en  vous.  » 
On  sait  que  ce  publiciste  de  haut  vol  mêla  la  bagatelle  aux  affaires, 
qu'il  eut  jusqu'au  bout  le  cœur  tendre;  le  monde  a  beaucoup  parlé  de 
la  liaison  dont  les  douceurs  embellirent  ses  derniers  jours.  Il  les  savou- 
rait non  en  fat  qui  se  méconnaît,  mais  en  poète  qui  caresse  de  flatteuses 
illusions  et  demande  en  grâce  qu'on  ne  le  détrompe  point.  Son  jeune 
ami  n'avait  garde  de  combattre  le  penchant  qui  l'entraînait,  il  l'enga- 
geait àcouroniier  ses  cheveux  blancs  des  roses  d'Anacréon,  «  le  seul 
sage  qui  ait  vraiment  compris  la  nature  et  la  providence.  »  Il  mettait  à 
son  service  sa  muse  facile  ;  moitié  riant,  moitié  rougissant,  l'amoureux 
sexagénaire  lui  commandait  des  vers  qu'il  pût  réciter  en  sûreté  de  con- 
science à  la  divinité  qui  lui  rendait  sa  jeunesse.  Il  lui  écrivait  le  7  juin 
1830  que  «  ce  sont  les  folies  partielles,  Kleine  und partielle  Verrûcktheiten, 
qui  font  le  charme  et  la  beauté  de  la  vie...  Si  les  philosophes  et  les 
théologiens  n'extravaguaient  pas  quelquefois,  si  les  artistes  n'étaient 
pas  fous,  si  les  héros  n'étaient  pas  des  enragés  et  si  le  populaire  n'é- 
tait pas  stupide,  où  donc  l'histoire  universelle  prendrait-elle  ses  maté- 
riaux? Quelle  misère  serait  la  nôtre  si  nous  vivions  daus  un  monde  où. 
tout  serait  parfaiiement  raisonnable!  Celui  qui  ne  perd  pas  le  sens  en 
feuilletant  un  livre  aimé,  celui  qui  n'entre  pas  en  délire  auprès  de  sa 
maîtresse,  celui  que  l'ardeur  du  combat  ne  rend  jamais  furieux,  celui 
qui  ne  sait  pas  devenir  imbécile  dans  la  société  des  pédans  et  des  bour- 
geois, celui-là  ne  sait  pas  le  premier  mot  de  l'art  de  vivre.  »  Mais  pour 
délirer  avec  agrément,  il  faut  se  bien  porter,  et  la  santé  de  Gentz 
déclinait,  Ihuile  commençait  à  manquer  à  la  lampe;  son  humeur  s'as- 
sombrissait, il  voyait  venir  la  mort  et  il  lui  faisait  mauvais  visage. 
Pfokesch  s'efforçait  de  relever  son  moral,  de  remonter  son  imagination 
découragée,  d'exorciser  les  démons  qui  le  tourmentaient  :  «  Que  ne 
puis-je,  lui  disait-il,  répandre  dans  votre  âme  ce  repos  patriarcal  qu'on 
respire  en  Orient!...  Être  vraiment  aimé  est  le  suprême  iriorDphe  de 
l'homme;  le  reste,  pour  qui  connaît  le  monde,  n'est  qu'un  vain  rado- 
tage. Pensez  seulement  à  tous  les  bonheurs  que  le  ciel  vous  a  prodi- 
gués. Regardez  en  vous-même;  un  esprit  puissant,  un  cœur  toujours 
jeune,  des  trésors  de  connaissances,  de  réjouissans souvenirs  et  Fanny, 
voilà  ce  q  ue  vous  y  trouvez.  Regardez  hors  de  vous;  l'estime  univer- 
selle,   une   fortune  suffisante ,  une  influence  incontestée  et  .eiicora 


220  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Fannyl...  Que  vous  faut-il  de  plus?  Un  peu  de  courage.  »  C'était  le 
courage  qui  lui  manquait;  la  mort  lui  faisait  peur. 

Pour  réussir  auprès  du  prince  de  Metternich,  le  jeune  diplomate  dut 
recourir  à  une  autre  méthode,  et  il  lui  en  coûta  davantage.  Le  prince 
était  sévère  pour  tous  les  écarts  d'imagination,  il  avait  peu  de  goût 
pour  les  folies,  même  partielles.  En  1832,  quelques  jours  après  la  mort 
de  Gentz,  il  disait  à  Prokesch  :  «  Gentz  était  jadis  l'homme  du  monde 
le  plus  étranger  à  toute  espèce  de  romantisme.  11  y  a  cinq  ou  six  ans, 
il  commença  d'en  tenir,  et  ce  romantisme  qui  lui  était  venu  sur  le  tard 
atteignit  son  comble  durant  ses  relations  avec  Fanny.  L'amour  roman- 
tique est  fatal  aux  vieillards,  il  use  bien  vite  leurs  facultés  et  hâte  leur 
fin.  » 

Ce  n'était  pas  seulement  le  romantisme  des  vieillards  qu'il  condam- 
nait sans  miséricorde;  il  avait  une  sainte  horreur  pour  quiconque  pré- 
tendait mêler  un  peu  de  poésie  aux  choses  d'ici-bas.  11  &im;.it  l'his- 
toire, il  aimait  les  romans,  mais  il  méprisait  de  tout  son  cœur  les  romans 
historiques,  et  il  en  voulait  à  «  cette  misérable  Genlis  »  de  les  avoir 
mis  à  la  mode.  Plus  misérables  selon  lui  et  plus  dangereux  encore 
étaient  ces  autres  romanciers  qu'il  traitait  de  pipeurs  de  peuph-s.  Il 
entendait  par  là  les  libéraux  de  toute  nuance,  tous  ceux  qui  croyaient 
ou  affectaient  de  croire  «  au  progrès  indéfini  du  genre  humain,  à  la 
monarchie  entourée  d'institutions  républicaines,  aux  droits  de  l'homme, 
à  la  liberté  de  la  presse  comme  moyen  d'éclairer  les  gouvernemens, 
à  la  pondération  des  pouvoirs  selon  la  méthode  de  Montesquieu.  » 
Prokesch  ne  croyait  guère  au  progrès  indéfini,  et  il  goûtait  peu  les  droits 
de  l'homme  et  la  liberté  de  la  presse.  Pourtant  le  prince  lui  reprochait 
d'être  romanesque  par  accès,  de  ne  pas  tenir  toujours  en  bride  son  ima- 
gination, de  s'être  laissé  séduire  par  l'imposante  et  mystérieuse  figure 
de  Méhémet-Ali,  d'avoir  vu  en  lui  le  régénérateur  providentiel  de  l'em- 
pire ottoman.  Il  avait  peine  à  lui  pardonner  d'avoir  cru  «  qu'on  peut 
fonder  un  empire  arabe  avec  des  progrès  industriels,  des  monopoles, 
des  extorsions,  des  aventuriers  français,  des  touristes  et  des  gazetiers.  » 
Il  ajoutait:  «  Si  Mahomet,  au  lieu  d'écrire  le  Coran,  s'était  avisé  d'em- 
ployer son  temps  à  créer  des  fabriques  et  à  façonner  des  régimens  à 
l'aide  d'instructeurs  européens,  il  n'aurait  jamais  été  question  de  l'Is- 
lam dans  le  monde.  »  Prokesch  passait  humblement  condamnation.  Il 
apprenait  du  maître  à  mépriser  les  apparences,  à  gourmander  ses  rêves, 
à  se  défier  de  la  poéi^ie  et  même  de  la  logique,  à  n'en  croire  que  l'expé- 
rience. Il  se  persuada  de  plus  en  plus  qu'on  ne  connaît  les  hommes  et 
les  choses  qu'à  l'user,  il  s'accoutuma  à  ne  jamais  chercher  le  mieux,  à 
ne  compter  qu'avec  les  faits,  à  considérer  la  correction  de  l'esprit  comme 
la  première  des  vertus.  Peu  à  peu  il  devint  un  de  ces  vases  d'élection 
dans  lesquels  l'illustre  chancelier  aimait  à  répandre  sa  pensée,  et  jus- 


UNE    CORRESPONDANCE    POLITIQUE.  221 

qu'à  la  fin  de  sa  brillante  carrière  il  s'est  conformé  aux  leçons  qu'il  avait 
reçues,  il  a  toujours  représenté  ce  qu'on  appelait  la  vieille  tradition. 
Il  est  mort  sans  qu'on  ait  pu  jamais  lui  reprocher  d'avoir  battu  sa  nour- 
rice. 

Les  lettres  qu'il  écrivit  de  Smyrne  pendant  l'insurrection  grecque 
offrent  aujourd'hui  encore  un  vif  intérêt.  11  n'y  a  rien  de  nouveau  sous 
le  soleil,  et  les  situations,  les  événemens,  les  démêlés,  les  conflits  qu'il 
racontait,  les  inquiétudes  des  uns,  les  espérances  des  autres,  tout  cela 
ressemblait  singulièrement  à  ce  que  nous  voyons,  u  Laissons  tourner 
la  terre,  disait  l'ivrogne  de  Shakspeare,  nous  ne  serons  jamais  plus 
jeunes  qu'aujourd'hui.  »  Depuis  1827,  la  Turquie  n'a  pas  rajeuni;  mais 
est-elle  devenue  plus  vieille?  On  pourrait  en  douter.  Alors  déjà,  elle 
semblait  ne  pouvoir  opposer  à  ses  ennemis  que  cette  force  de  résistance 
que  donne  l'inertie,  et  elle  désespérait  ses  amis  par  sa  conduite,  qu'ils 
avaient  peine  à  comprendre,  par  les  maladresses  qu'elle  mêlait  à  ses 
habiletés,  par  son  obstination  fataliste,  qui  se  raidissait  contre  les  con- 
seils. «  Pour  traiter  avec  les  Turcs,  écrivait  Prokesch  le  3  juillet  1829, 
il  faut  connaître  leurs  mœurs,  leurs  idées,  leur  fjiçon  de  raisonner,  leurs 
penchans  et  leurs  faiblesses.  La  rhétorique  occidentale  ne  produit  sur 
eux  aucun  effet,  ils  ont  un  tact  tout  particulier  pour  démêler  le  vrai  du 
faux.  Le  point  est  d'obtenir  leur  confiance;  on  n'y  réussit  que  par  la  dou- 
ceur jointe  à  l'énergie  et  par  un  calme  imperturbable.  »  Alors  déjà  il 
passait  pour  constant  que  l'empire  ottoman  était  tombé  en  décadence, 
et  médecins  et  empiriques  lui  offraient  des  remèdes  qui  n'étaient  pas  à 
son  usage.  Le  prince  de  Metternich  en  jugeait  mieux  quand  il  disait  : 
«  L'Islam  n'est  pas  compatible  avec  une  organisation  saine  de  l'état.  De 
temps  à  autre  éclatent  des  maladies  inflammatoires;  sont-elles  gué- 
ries, ce  qui  leur  succède  n'est  pas  la  santé,  c'est  le  vieux  mal  chronique, 
dont  on  ne  pourrait  délivrer  les  Turcs  qu'en  leur  ôtant  la  vie.  »  Et 
pourtant,  alors  comme  aujourd'hui,  cet  empire  caduc  avait  d'avisés 
diplomates,  qui  rendaient  des  points  à  ceux  de  l'Occident,  et  d'hé- 
roïques soldats  à  qui  on  pouvait  tout  demander,  et  si  on  l'eût  laissé 
faire,  il  serait  venu  à  bout  de  tous  ses  sujets  révoltés.  Quand  l'Europe 
intervint,  l'insurrection  grecque  était  près  de  succomber;  Prokesch  en 
donnait  l'assurance  à  Geniz  avec  les  pièces  à  l'appui. 

En  1827  comme  à  cette  heure,  la  politique  autrichienne  travaillait  au 
maintien  du  statu  quo  en  Orient,  non  certes  par  intérêt  pour  la  Porte, 
mais  parce  qu'elle  se  défiait  de  la  Russie.  Elle  représentait  à  l'Europe 
qu'il  était  de  son  devoir  de  venir  en  aide  à  l'empire  caduc  pour  pro- 
longer ses  jours  autant  qu'il  était  possible  ;  elle  s'efforçait  aussi  de  lui 
persuader  que  l'agrandissement  de  l'Autriche  était  pour  les  puissances 
occidentales  la  seule  garantie  sérieuse  contre  les  ambitions  et  les  con- 
voitises moscovites.  Dès  ce  temps,  l'Autriche  était  dans  la  situation  d'un 


222  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

médecin  qui  se  considère  comme  l'héritier  naturel  de  son  malade,  et  qui 
ne  laisse  pas  de  le  soigner  consciencieusement;  mais  la  question  de  l'hé- 
ritag'^  lui  trotte  sans  cesse  dans  la  tête  et  lui  procure  des  distractions.  — 
«  Il  y  a  deux  jDurs,  écrivait  Prokesch  le  3  octobre  1827,  lord  Prudhoc 
me  demanda  quelle  frontière  je  serais  disposé  à  octroyer  à  mon  pays,  si 
l'on  eu  venait  à  partager  la  Turquie.  Je  lui  répondis  que  je  tenais  le 
cas  pour  impossible  et  la  question  pour  oiseuse.  11  insista,  et  je  finis  par 
lui  dire  que  je  ne  pouvais  avoir  à  ce  sujet  qu'une  opinion  militaire,  et 
que  si  le  cas  impossible  venait  à  se  réaliser,  je  réclamerais  pour  PAu- 
triche  tout  le  terriioire  qui  s'étend  d'Orsowa  à  Salonique,  avec  ce  port 
dans  l'Archipel  et  Widdin  sur  le  Danube.  »  A  quelques  nuances  près, 
cette  opinion,  aussi  commerciale  que  militaire,  est  encore  celle  qui  pré- 
vaut à  Vienne;  on  y  dit  tous  les  jours  :  Si  le  partage  se  fait,  il  nous  faut 
Salonique. 

En  1827,  comme  aujourd'hui,  ce  qui  alarmait  et  irritait  le  cabinet 
autrichien,  c'était  le  rapprochement  subit  qui  venait  de  s'opérer  entre 
l'Angleterre  et  la  Russie.  Le  k  avril  1826,  un  protocole  secret  avait  été 
signé  à  Saint-Pétersbourg,  par  lequel  les  deux  puissances  s'engageaient 
à  interposer  leur  médiation  en  faveur  de  la  Grèce.  Le  Gladstone  d'alors 
s'appelait  Canning,  et  il  était  aussi  lettré,  quoique  moins  doctrinaire 
et  moins  théologien.  Oo  le  persiflait,  on  le  brocardait  à  Vienne  comme 
on  y  brocarde  M.  Gladstone.  On  l'accusait  d'être  la  dupe  de  la  Russie, 
de  jouer  s  n  jeu,  d'avoir  conclu  une  alliance  monstrueuse,  qui  aboutirait 
infailliblement  à  une  rupture.  On  traitait  sa  politique  de  honteux  liber- 
tinage, Liederlichkeit ;  on  le  traitait  lui-même  de  brouillon  et  d'esprit 
malfaisant.  Gentz  le  définissait  :  un  orateur  de  premier  ordre,  un  bon 
poète  de  second  rang  et  un  pitoyable  ministre.  «  Ce  n'est  pas  un  incen- 
diaire, disait  de  son  côté  M.  de  Metternich,  mais  dès  qu'un  incendie 
éclate,  on  est  sijr  de  le  trouver  entre  le  feu  et  les  pompes.  » 

Lorsque  le  traité  de  Londres  auquel  accéda  le  cabinet  des  Tuileries 
eut  été  conclu,  on  en  ressentit  à  Vienne  un  dépit  amer,  acrimonieux, 
et  on  prodigua  à  la  politique  française  tous  les  reproches  qu'on  adres- 
sait naguère  à  M.  de  Freycinet  quand  on  le  soupçonnait  de  faire  cause 
commune  avec  la  Grande-Bretagne  et  la  Russie.  Prokesch  déclarait  que 
par  état  la  France  était  une  vieille  coquette,  à  l'affût  des  galans,  qu'elle 
aspirait  à  faire  parler  d'elle,  à  jouer  un  rôle,  qu'elle  était  de  toutes  les 
nations  la  plus  disposée  à  suivre  une  politique  de  gloriole  et  de  vanité: 
u  On  nourrit  de  sucre  les  enfans  et  les  perroquets,  »  disait-il  d'un  ton 
méprisant.  Ce  qui  le  consolait  et  le  rassurait  un  peu,  c'était  fappui  que 
1'  utriche  trouvait  à  Berlin.  Il  estimait  que  la  Prusse  avait  l'armée  la 
mieux  organisée  de  l'Europe  et  qu'on  ne  pouvait  attacher  trop  de  prix 
à  son  alliance.  Mais  il  n'était  pas  sans  inquiétude;  il  se  défiait  «  de  cette 
puissance  qui  avait  grandi  trop  vite  et  qui  pour  s'agrandir  encore  était 


UNE   CORRESPONDANCE   POLITIQUE.  223 

capable  de  se  prêter  à  toutes  les  combinaisons.  »  A  cet  égard,  l'Au- 
triche est  aujourd'hui  dans  une  meilleure  condition  ;  elle  peut  faire 
fond  sur  le  bon  vouloir  de  la  Prusse,  et  la  Prusse  ne  se  compose  plus 
de  17  millions  de  Prussiens,  elle  représente  40  millions  d'Allemands, 
sans  compter  qu'elle  est  gouvernée  par  le  plus  grand  politique  du  temps 
présent.  Ce  n'est  pas  le  baron  de  Haymerlé,  c'est  le  prince  de  Bismarck 
qui  s'est  fait  ua  plaisir  de  parer  toutes  les  boUes  de  M.  Gladstone  et 
qui  l'a  empêché  de  rouvrir  la  question  d'Orient. 

n  faut  avouer  que  Vienne  était  alors  la  seule  capitale  do  l'Europe  où 
l'on  fît  preuve  de  prévoyance  et  de  conséquence  dans  la  conduite.  Par- 
tout ailleurs  on  jouait  avec  le  feu,  au  risque  de  provoquer  un  incendie 
qu'on  redoutait  et  qui  n'était  désiré  qu'à  Saint-Pétersbourg.  Les  trois 
puissances  médiatrices  favorables  à  la  Grèce  avaient  envoyé  leurs 
escadres  pour  imposer  aux  belligérans  une  suspension  d'hostilités,  qui 
ne  profitait  qu'à  la  Grèce  écrasée  et  à  bout  de  forces.  Elles  avaient  donné 
aux  chefs  de  ces  escadres  l'ordre  de  ne  point  s'occuper  de  pli  tique; 
elles  leur  avaient  enjoint  de  se  montrer  partout  et,  s'il  était  possible,  de 
ne  rien  faire  du  tout.  Mais  il  est  dans  la  nature  des  amiraux  d'aimer  à 
agir,  et  ils  dépassent  volontiers  leurs  instructions.  L'amiral  français 
disait  en  parlant  de  son  collègue  l'amiral  anglais  :  «  Les  événemens 
dépendent  d'un  verre  de  plus  ou  de  moins  que  boira  Codrington.  »  Il 
faut  toujours  en  pareil  cas  compter  avec  les  accidens.  L'accident  qui  se 
produisit  s'appela  la  bataille  de  Navarin;  à  propos  de  rien,  on  détruisit 
la  flotte  turque,  et  parmi  ceux  qui  prirent  part  à  ce  coup  de  main,  les 
uns  le  qualifièrent  de  glorieux  exploit,  les  autres  décidèrent  «que  c'était 
la  plus  grande  infamie  qu'on  eût  jamais  commise.  »  Les  amiraux,  à  qui 
on  avait  interdit  de  faire  de  la  politique  venaient  de  proclamer  sans  le 
vouloir  et  sans  y  penser  l'indépendance  de  la  Grèce,  «  Avant  Navarin, 
disait  Prokesch,  les  Grecs  n'avaient  en  leur  faveur  que  dix  chances  sur 
cent,  ils  en  ont  aujourd'hui  soixante-dix  contre  trente.  »  Les  puissances 
qui  ont  envoyé  tout  récemment  des  bâtimens  de  guerre  devant  Dalcigno 
se  sont  peut-être  souvenues  de  Navarin,  et  elles  ont  usé  de  circonspec- 
tion; elles  ont  eu  soin  d'ordonner  que  les  canons  fussent  chargés  à 
poudre. 

Prokesch  et  ses  augustes  patrons  voyaient  aussi  de  mauvais  œil, 
comme  on  peut  le  croire,  cette  expédition  de  Morée  que  la  France 
entreprit  à  la  seule  fin  d'obliger  les  Égyptiens  d'Ibra'uim-Pacha  à  éva- 
cuer le  Péloponnèse,  et  dans  la  charitable  intention  de  mettre  un  terme 
à  des  massacres  qui  révoltaient  l'Europe.  Elle  fit  preuve  en  cette  occa- 
sion du  désintéressement  le  plus  philanthropique;  mais  c'est  le  sort  de 
la  philanthropie  d'être  toujours  soupçonnée,  toujours  calomniée,  et  on 
ne  manqua  pas  d'attribuer  au  cabinet  des  Tuileries  d'ambitieux  calculs 
qu'il  ne  faisait  point.  Le  seul  profit  qu'il  espérait  était  un  peu  de  gloire, 
et  les  lauriers  qu'on  cueillit  furent  rares  et  un  peu  maigres.  Gardons- 


224  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nous  de  regretter  que  la  France  ne  se  soit  pas  faite,  il  y  a  quelques 
mois,  le  gendarme  de  l'Europe  pour  mettre  à  la  raison  les  Albanais. 
C'est  un  dur  métier  que  celui  de  gendarme  international,  et  l'amour- 
propre  d'un  soldat  n'y  trouve  guère  son  compte.  Les  1/|,000  Français 
que  commandait  le  général  Maison  n'eurent  pas  d'autre  satisfaction  que 
celle  de  procurer  à  leur  chef  le  bâton  de  maréchal.  Les  Égyptiens  évi- 
taient de  se  commettre  avec  eux;  c'est  à  la  faim  qu'ils  avaient  affaire, 
à  la  soif,  à  la  fièvre,  au  typhus,  aux  nuits  froides  succédant  aux  jour- 
nées brûlantes.  Leurs  bons  amis  et  alliés,  les  Maïnotes,  leur  dérobaient 
leurs  souliers  et  leurs  chemises,  après  lesquelles  il  fallait  courir.  Ce 
qui  est  plus  grave,  on  s'ennuyait;  c'est  une  maladie  à  laquelle  ne  sont 
que  trop  sujets  les  soldats  français  quand  on  leur  a  promis  des  ba- 
tailles et  que  pour  tout  exploit  on  leur  impose  des  corvées.  Ils  en 
venaient  peu  à  peu  à  préférer  leurs  ennemis  à  leurs  amis,  ils  s'épre- 
naient d'Ibrahim.  «  Ce  brave  homme,  mandait-on  du  quartier-général 
à  Prokesch,  fraternise  avec  nos  militaires,  et  tous  l'aiment  beaucoup. 
S'il  allait  à  Paris,  on  l'adorerait;  voilà  les  hommes!  »  Quand  le  signal 
du  retour  en  France  fut  donné,  ce  fut  une  allégresse  générale,  a  — Nous 
sommes  venus  comme  des  imbéciles,  disait-on,  et  nous  nous  en  allons 
comme  des  nigauds.  »  —  Eu  définitive,  pour  qui  avait-on  travaillé? 
Pour  la  Russie.  C'est  une  loi  de  l'histoire  que  tout  ce  qui  se  passe  en 
Orient  proflte  aux  Russes,  et  il  y  parut  bien,  puisque  peu  après  toute 
l'Europe  dut  se  réunir  pour  les  arrêter  dans  leur  marche  victorieuse  sur 
Constantinople. 

Les  hommes  d'état  autrichiens  avaient  raison,  et  pourtant  ils  avaient 
tort.  On  a  beau  mépriser  le  romantisme  et  n'estimer  que  les  faits,  le 
romantisme  lui-même  est  un  fait  comme  un  autre,  et  il  est  boa  de  se 
mettre  en  règle  avec  lui.  D'un  bout  de  l'Europe  à  l'autre,  l'opinion 
publique  s'était  faite  la  complice  des  Grecs  ;  leurs  soutfrances  et  leur 
courage  avaient  ému,  passionné  les  esprits,  leur  cause  trouvait  partout 
des  champions,  et  la  voix  du  cabinet  de  Vienne  n'était  plus  entendue, 
il  criait  dans  le  désert.  «  Les  enthousiastes  et  les  fous,  disait  Prokesch, 
travaillent  le  plus  souvent  pour  les  coquins.  »  C'est  possible,  mais  il 
n'est  pas  moins  vrai  qu'il  faut  savoir  faire  la  part  de  la  folie  et  du  sen- 
timent dans  les  affaires  humaines.  En  1848,  au  lendemain  même  de  sa 
chute,  le  prince  de  Metteniich  continuait  d'affirmer  qu'il  ne  s'était 
jamais  trompé,  qu'il  avait  toujours  eu  raison.  Son  malheur  était  préci- 
sément d'avoir  eu  trop  raison.  Les  grands  hommes  d "état  ont  tous  fait 
quelque  chose  pour  l'imagination  des  peuples  et  compté  avec  leurs 
instincts  obscurs,  qui  ne  sont  pas  infaillibles,  mais  qui  ne  ss  trompent 
pas  toujours.  Ce  sont  les  idées  claires  qui  gouvernent  le  monde,  ce 
sont  les  idées  confuses  qui  le  font  progresser,  et  il  est  aussi  dangereux 
de  trop  leur  résister  que  de  trop  leur  céder. 

A  l'époque  de  l'insurrection  grecque,   le  philhellénisme  était  une 


UNE   CORRESPONDANCE    POLITIQUE.  225 

passion  et  une  puissance;  il  faut  convenir  qu'aujourd'hui  il  est  tombé 
en  langueur.  C'est  une  grande  différence  entre  ce  temps  et  le  nôtre.  Le 
petit  royaume  hellénique  n'a  pas  réalisé  toutes  les  espérances  qu'on 
fondait  sur  lui,  ses  destinées  n'ont  pas  répondu  à  l'attente  universelle, 
et  l'intérêt  si  vif  qu'on  lui  portait  s'est  refroidi  par  degrés.  En  183Zi, 
Prokesch  fut  envoyé  comme  ministre  à  Athènes,  où  il  demeura  qua- 
torze ans.  Il  y  apprit  à  rendre  plus  de  justice  aux  Grecs,  qu'il  avait 
trop  méconnus;  mais  il  jugeait  leur  gouvernement  avec  une  extrême 
sévérité.  Le  12  décembre  18U,  le  prince  de  Metternich  lui  écrivait  : 
«  Athènes  est  un  vrai  cloaque  politique,  où  les  élémens  les  plus  divers 
sont  dans  une  fermentation  continuelle.  De  ces  élémens,  les  uns  sont 
indigènes,  les  autres  ont  été  apportés  du  dehors.  On  a  créé  un  état, 
mais  on  a  oublié  de  faire  son  éducation,  et  comme  il  arrive  toujours, 
les  précepteurs  se  sont  présentés  en  foule.  Détestable  est  la  soupe  que 
plusieurs  cuisiniers  se  chargent  de  saler.  »  Il  ajoutait  trois  ans  plus 
tard  :  «  La  boutique  grecque  n'est  qu'une  dangereuse  ordure:  Die  ganze 
griechische  Boutique  ist  ein  hœchst  gefàhrlicher  Quark.  n  Dans  le  fond, 
Prokesch  était  de  son  avis;  mais  il  estimait  qu'il  ne  fallait  pas  s'en 
prendre  aux  Grecs,  qu'en  bonne  justice  il  convenait  de  rejeter  la  faute 
sur  l'Europe. 

On  avait  fait  les  choses  à  moitié,  pensait-il  ;  on  avait  créé  une  Grèce 
indépendante,  et  on  lui  avait  mesquinement  marchandé  le  territoire  et 
l'étoffe.  On  l'avait  faite  assez  grande  pour  être  ambitieuse,  trop  petite 
pour  qu'elle  pût  se  suffire;  elle  était  à  la  gêne  dans  ses  frontières  trop 
étroites.  Ce  n'était  pas  tout,  on  lui  avait  imposé  un  gouvernement  qui 
contrariait  ses  penchans,  ses  aptitudes  naturelles,  on  avait  cru  faire 
son  bonheur  en  la  mariant  à  un  prince  bavarois,  et  ce  mariage  était 
fort  mal  assorti.  C'était  aussi  l'opinion  de  Gentz;  bien  qu'il  eût  peu  de 
goût  pour  les  républiques  et  les  républicains,  dès  le  29  janvier  1830,  il 
s'était  exprimé  de  la  sorte  :  «  Je  trouve  non-seulement  pitoyable,  mais 
parfaitement  ridicule  qu'on  veuille  nommer  un  prince  allemand  roi  de 
Grèce.  Je  pourrais  écrire  un  volume  sur  tout  ce  qu'il  y  a  d'absurde 
dans  cette  belle  conception.  A  quoi  bon  un  prince?  à  quoi  bon  un  sou- 
verain? Par  sa  situation  géographique,  par  sa  conformation  physique, 
par  le  caractère  de  ses  habitans,  par  sa  pauvreté  présente  comme  par 
tous  ses  antécédens,  la  Grèce  est  faite  pour  vivre  en  république.  Je  lui 
souhaite  une  constitution  semblable  à  celle  de  la  Suisse,  à  cela  près 
qu'on  lui  donnerait  un  président  muni  de  pouvoirs  très  étendus.  Si  ce 
président  était  un  Maurocordato  ou  un  Tricoupi,  il  ne  me  resterait  plus 
rien  à  désirer.  »  Mais  on  craignait  qu'un  gouvernement  républicain  ne 
laissât  le  champ  libre  aux  intrigues  de  la  Russie,  on  craignait  surtout 
que  le  président  ne  fût  ce  Capodistria  que  Prokesch  déflnissait  «  le 
bas  empire  en  uniforme  russe,  »  et  on  dota  la  Grèce  d'une  constitution 
ton  xLin.  —  1881.  15 


226  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

monarchique  qui  lui  convenait,  disait  Gentz^  a  comme  un  coup  de 
poing  convient  à  l'œil  qui  le  reçoit.  » 

Qu'ils  eussent  un  roi  ou  qu'ils  n'en  eussent  point,  il  fallait  octroyer 
aux  Grecs  la  liberté  municipale:  comme  leurs  pères,  c'est  celle  qu'ils 
prisent  le  plus  et  dout  ils  savent  le  mieux  se  servir.  On  leur  donna  un 
souverain  qui  nommait  à  tous  les  emplois,  qui  d'^^pensait  toutes  les 
grâces.  Plus  tard,  quand  le  régime  parlementaire  vint  se  greffer  sur 
cette  lourde  monarchie  bavaroise,  le  mal  s'aggrava.  Il  n'y  a  point  de 
partis  à  Athènes,  on  n'y  trouve  que  des  coteries  ou  des  cliques,  et  cha- 
cune de  ces  cliques  a  son  chef,  qui  ne  devient  président  du  conseil  qu'à 
la  faveur  de  combinaisons  clandestines,  d'intrigues  occultes,  et  qui  ne 
se  maintient  au  pouvoir  qu'en  partageant  le  gâteau  à  ses  adhérens  ;  à 
chaque  changement  ministériel,  du  haut  en  bas,  tout  le  personnel  des 
fonciionuaires  est  renouvelé.  Les  politiciens  ont  fait  leur  proie  du  petit 
royaume,  où  tout  languit,  hormis  leur  ambition.  C'est  un  moulin  qui  ne 
produit  guère  de  farine  ;  il  ne  s'y  moud  que  du  sable,  et  ce  sable  con- 
tient peu  d'or.  Les  politiciens  d'Athènes  voient  dans  les  annexions  qu'ils 
rêvent  un  moyen  de  fortifier  leur  situation,  d'accroître  le  nombre  de 
leurs  partisans  et  de  leurs  créatures  ;  ils  auront  plus  de  fermes,  plus  de 
métairies  à  distribuer;  reste  à  savoir  si  ce  jeu  plaira  aux  annexés.  Un 
ami  très  zélé  de  la  Grèce,  qui  habite  l'Orient,  affirmait  dernièrement 
dans  une  revue  anglaise  qu'avant  d'agrandir  son  territoire,  le  petit 
royaume  doit  s'occuper  d'abord  de  réformer  son  gouvernement,  qu'il 
y  a  plus  de  libertés  municipales  en  Turquie  que  dans  la  Morée,  que  si 
les  annexions  se  font,  il  faudra  garantir  aux  nouvelles  provinces  leur 
autonomie  administrative,  qu'autrement  les  Thessaliens  seraient  fort 
malheureux  de  tomber  sous  le  joug  d'Athènes,  que  les  Cretois  jouis- 
sent de  précieux  avantages  qu'ils  ne  sont  pas  prêts  à  sacrifier,  que  si 
M.  Coumoundouros  s'avisait  de  faire  conduire  leur  ménage  par  ses  no- 
marques  et  ses  éparques,  il  y  aurait  une  révolution  au  bout  de  deux  ans. 
A  l'appui  de  sa  thèse,  il  cite  ce  mot  d'un  Cretois  :  «  Ou  nous  ne  serons 
pas  Grecs,  ou  c'est  la  Grèce  qui  nous  sera  annexée  (1).  » 

Prokesch,  qui  considérait  le  philhellénisme  comme  une  des  formes 
les  plus  dangereuses  de  la  philanthropie,  se  plaignait  que  les  peuples 
fussent  d'éternels  enfans,  toujours  amoureux  de  changemens  et  de 
spectacles;  ils  vivent  par  les  yeux,  et  les  yeux  sont  toujours  jeunes.  Il 
est  certain  qu'en  1827  les  Grecs  n'intéressaient  pas  seulement  la  galerie 
par  leurs  malheurs  et  leur  héroïsme,  on  leur  savait  gré  de  faire,  en 
s'insurgeant,  diversion  à  l'ennui  qui  pesait  alors  sur  l'Europe;  c'était 
une  aventure,  et  on  avait  soif  d'aventures.  Si  Prokesch  vivait  encore, 

(1)  Greece  and  Greeks,  by  W.  J.  Stilliaan,  dans  la  Imaison  da  4«  aovêmbre  4880 
de  la  Fortnightly  Review. 


UNE    CORRESPONDANCE    POLIIIQUE.  227 

il  rnnsfaternit  avec  surprise  que  li^s  peuples  ont  changé  d'humeur. 
AprOs  les  ieriil)les  conimoàons  qui  ont  remué  le  monde,  ils  ne  deman- 
dent plus  des  aventures  e!:  des  spectacles,  11'^  n'ont  soif  que  de  rop^s. 
Ce  qui  se  passe  eii  Orient  les  irrite  et  les  inquiète,  iis  tromb'ent  pour 
la  paix  générale  et  pour  leur  pot-au-feu.  S'il  ne  tenait  qu'à  eux,  Turcs, 
Grecs,  Albanai.^  seraient  renvoyés  dos  à  dos  p  a'  le  grand  juge. 

En  1827.  les  hdmrnes  d'etai  sa  laissèrent  entraîner  par  ks  sympa- 
thies ('i  les  passions  généreuses  qui  de  proche  en  proche  avaient  g  igné 
toute  l'Europe.  Aujourd'hui,  tout  au  contraire,  ils  se  montrent  plus  phil- 
hellénes  quB  le  commun  des  mortels.  Je  ne  sais  si  nous  sommes  ir.oins 
ptulanthiOpes  (Jue  nos  pères,  mais  à  coup  sûr  nous  sommes  moins 
romaniiquts.  C'est  dans  le  cœur  des  diplomates  que  s'est  réfugié  le 
ro!itat(fisrae,  et  c'est  une  oeuvre  de  haute  poésie  qui  a  été  élaboiée  au 
congrès  et  à  la  cunfér  nce  de  C  rlin.  Jusqu'ici  on  jugeait  que  qui  veut 
avoir  part  au  bien  de  sOii  voisin  doit  le  prendre  à  main  armée,  payer 
de  sa  personne,  courir  h^s  risques  et  périls  do  son  entreprise.  Les  diplo- 
mates réunis  à  Berlin  ont  décidé  que  dé-ormais  il  en  serait  autrement, 
que  les  Grecs  ayant  eu  l'obligeante  attention  de  ne  rien  prendre  à  la 
Turquie  pendant  qu'elle  avait  les  Russes  sur  les  bras,  un  trait  de  déli- 
catesse ."^i  rare  méritait  rôcomperise,  qu'il  fallait  leur  donner  tout  au 
moins  la  Thes-^alie  et  l'Épire,  Larissa  et  Janina.  Mais  à  peine  eurent-ils 
rendu  leur  romantique  sentence,  ils  s';iperçurent  qu'elle  cau-^nit  psrlout 
plus  d'étonnemcnt  que  d'admirition  et  que  l'opinion  publique  lui  ét;ii£ 
peu  favorable.  Les  uns  répugnaient  à  admettre  ce  droit  nouveau,  ils 
pensaient,  avec  inquiétude  à  l'usage  qu'on  en  ferait  dans  la  suite,  aux 
cons''quences  que  pourrait  avoir  un  précédent  si  fâcheux.  D'autres, 
prévoyant  que  la  Turquie  r's'sferait,  craignaient  que,  sous  prétexte  de 
paciticf  rOiient,  on  n'y  eût  semé  le  vent  et  la  tempête.  CenxnT'îne  qui 
déclaraient  tout  haut  que  les  Turcs  auraient  graisd  tort  de  ne  pas  se 
rendre  à  l'invitation  qui  leur  était  adressée,  convenaient  tout  bas  qu'ils 
avaient  raison  et  qu'cà  leur  place  tout  le  monde  en  ferait  autant. 

Le  comte  de  Saint-Aulaire  disait  un  jour  à  Prokesch  :  «  Los  sottises 
sont  faites  pour  que  les  hommes  d'esprit  les  réparent.  »  Il  faudra  beau- 
coup d'esprit  à  la  diplomatie  pour  réparer  l'erreur  qu'elle  a  commise. 
Elle  a  donné  généreusement  à  la  Grèce  Larissa  et  Janina  ;  mais  la  Tur- 
quie ayant  refusé  de  confirmer  la  donation,  la  Grèce  s'arme  jusqu'aux 
dents  pour  aller  réclamer  et  conquérir  de  vive  force  ce  qu'elle  consi- 
dère à  juste  titre  comme  son  dû.  Cette  guerre  qui  s'annonce  pour  'e 
printemps  prochain  inquiète  vivement  les  diplomat  -s;  ilssenlent  qu'on 
les  en  rendra  responsables,  ils  s'appliquent  à  conjurer  le  fléau  qu'ils 
ont  déchaîné  de  gaîté  de  cœur.  Ils  prêchent  aux  Grecs  la  mansuétude, 
la  longanimité,  la  patience;  ils  leur  disent  :  «  Heureux  les  débonnaires 
et  les  paciliqucs!  car  ils  hériteront  de  la  terre!  »  lis  les  engagent  à  se 


228  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

montrer  faciles,  coulans,  à  s'abstenir  de  tonte  violence,  auquel  cas  ils 
leur  promettent  mille  petites  douceurs  ;  bref  ils  les  conjurent  de  laisser 
remettre  leurs  droits  en  question  et  en  arbitrage.  —  Que  nous  parlez- 
vous  d'arbitrage?  répondent  les  Grecs.  Vous  êtes  des  juges  trop  sérieux 
pour  vous  déjuger  si  vite.  Vous  avez  rendu  votre  sentence,  nous  la 
tenons  pour  bonne,  nous  l'approuvons  de  tout  point,  et  ce  n'est  pas  nous 
qui  en  appellerons.  —  Que  de  paroles,  que  d'éloquence  ne  faudra-t-il 
pas  dépenser  pour  réduire  ces  esprits  réfractaires  !  Ce  n'est  pas  qu'ils 
s'abusent  sur  leurs  forces  ;  ils  savent  très  bien  que  s'ils  doivent  vider 
leur  différend  seuls  à  seuls  avec  les  Turcs,  la  partie  ne  sera  pas  égale; 
mais  ils  sont  fermement  persuadés  qu'au  milieu  des  hasards  qu'ils  s'ap- 
prêtent à  courir,  ils  trouveront  des  défenseurs  et  d'oOcieux  patrons. 

Les  Grecs  sont  les  Gascons  de  l'Orient;  ils  en  ont  la  belle  humeur,  le 
joyeux  courage,  l'esprit  d'entreprise,  les  goûls  aventureux  et  libres,  les 
entraînemens  mêlés  aux  calculs,  la  hâblerie  toujours  opportune,  que 
justifie  leur  audace.  Il  sera  difficile  de  les  arrêter.  En  vain  l'Europe 
leur  répète  que  si,  au  mépris  de  ses  conseils,  ils  commettent  quelque 
imprudence  et  s'attirent  des  désastres,  elle  s'en  lave  les  mains.  Ils 
n'ont  garde  de  l'en  croire  ;  ils  considèrent  qu'en  leur  promettant  Janina, 
elle  s'est  engagée  d'honneur  à  les  secourir  et  qu'elle  ne  laissera  pas  sa 
parole  en  souffrance.  Il  y  avait  une  fois  un  Gascon  qui  s'appelait  Huon 
de  Bordeaux.  Il  rencontra  un  jour  le  roi  des  génies,  lequel  lui  fit  pré- 
sent d'un  cor  d'ivoire  et  lui  promit  de  venir  à  son  aide  quand  il  en  son- 
nerait dans  quelque  pressant  péril.  Tout  en  lui  donnant  son  cor,  Oberon, 
qui  connaissait  l'humeur  hasardeuse  du  personnage,  lui  recommanda  la 
prudence,  ajoutant  que  s'il  s'avisait  de  chercher  étourdiment  le  danger, 
il  aurait  tort  de  compter  sur  lui.  Il  lui  interdit  surtout  de  s'attaquer  à  un 
géant  formidable  qu'on  avait  surnommé  l'Orgueilleux  et  que  gardaient 
dans  son  château  deux  hommes  de  cuivre  armés  chacun  d'un  fléau  en 
fer.  —  Fort  bien!  répondit  Huon,  j'y  vais  de  ce  pas;  si  malencontre 
m'arrive,  je  cornerai  et  vous  me  tirerez  d'affaire.  —  Par  Dieu  !  je  n'en 
ferai  rien,  dit  Oberon;  ne  vous  y  fiez  pas,  vous  pourriez  corner  inutile- 
ment. —  Sire,  reprit  Huon,  ne  vous  fâchez  point,  car  je  sais  ce  que  j'en 
dois  penser.  —  Voilà  l'histoire  de  la  Grèce  et  de  la  diplomatie.  M.  Cou- 
moundouros  voit  pendre  sur  sa  poitrine  le  cor  d'ivoire  magique  à  la 
voix  duquel  Oberon  ne  peut  résister;  quoi  qu'on  puisse  lui  dire,  il  se 
persuade  qu'il  n'aura  besoin  que  d'en  sonner  et  que  l'Europe  ne  man- 
quera pas  d'accourir. 

G.  Valbérï. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


3i  décembre  1880. 

Dix  années  sont  déjà  passées  depuis  que  la  France  est  sortie  mutilée 
des  convulsions  de  la  guerre  étrangère  et  de  la  guerre  civile,  ayant 
tout  à  la  fois  à  se  relever  devant  le  monde  et  à  se  reconstituer  dans 
sa  vie  intérieure.  Plus  de  cinq  années  se  sont  écoulées  depuis  que  tout 
un  ensemble  de  circonstances  a  fait  accepter  la  république  comme  le 
régime  définitif  du  pays  et  qu'une  assemblée  souveraine  aux  instincts 
tout  monarchiques  a  été  conduite  à  consacrer  elle-même  l'existence  de 
cette  république  par  le  vote  d'une  constitution.  Il  y  a  plus  de  trois  ans 
maintenant  que  les  républicains,  vainqueurs  dans  une  lutte  aveuglé- 
ment engagée,  ont  été  appelés  sans  partage  au  pouvoir,  au  gouverne- 
ment de  la  république,  où  ils  ont  porté  leur  esprit,  leurs  passions  et 
leur  politique. 

Consentie  en  fait  et  acceptée  comme  le  seul  régime  possible  au  len- 
demain de  1871,  légalement  organisée  et  sanctionnée  en  1875,  défini- 
tivement émancipée  de  toutes  les  anciennes  influences  en  1877,  débar- 
rassée de  la  présidence  de  M.  le  maréchal  de  Mac-Mahon  en  1879,  la 
république  a  passé  ainsi  par  une  série  d'évolutions  aux  mains  de  ceux 
qui  ne  déguisent  plus  aujourd'hui  l'ambition  d'être  les  seuls  maîtres. 
Celte  histoire  déjà  longue  compte  bien  des  crises,  bien  des  péripéties 
qui  ne  paraissent  pas  devoir  être  les  dernières,  et  chaque  année,  à 
mesure  que  le  temps  passe,  à  cette  heure  où  se  ravive  le  sentiment  de 
la  rapidité  des  choses,  où  tout  semble  recommencer,  on  se  reprend  à 
s'interroger,  à  jeter  un  regard  en  arrière.  On  cherche  curieusement, 
quelquefois  tristement,  à  travers  ces  évolutions  et  ces  conflits  où  tous 
les  intérêts  naiionaux  sont  en  jeu,  ce  qui  a  été  fait  pour  la  France, 
pour  le  bien  et  l'honneur  du  pays,  ce  qui  reste  sérieusement  de  ce 
passé  d'hier.  Ou  se  demande  aussi,  puisque  depuis  quelques  années  il 


280  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

y  a  une  orthodoxie  républicaine,  un  règne  des  républicains,  ce  que  ces 
républicains  ont  fait,  ce  qu'ils  font  chaque  jour  pour  assurer  la  dignité 
et  la  stabilité  des  institutions,  pour  recommander  et  populariser  la 
république.  On  se  demanile  sérieus(menl,non  sans  une  certaine  anxiété, 
où  nous  en  sommes  et  oi^i  nous  allons,  quelles  garanties  ou  quels  pré- 
sages nous  lègue  l'année  qui  n'est  déjà  plus.  Que  la  session  qui  vient 
d'être  close  ait  un  peu  n.'Oins  mal  fini  qu'on  ne  Ta  craint  un  inslant, 
que  le  parlement  ait  pu  se  retirer  en  paix,  laissant  pour  quelques  jours 
le  pa\s  tranquille,  rien  de  mieux.  C'est  pourtant,  on  en  conviendra,  un 
étrange  régime  que  celui  où,  jusqu'à  la  dernière  heure,  on  ne  sait  pas 
s'il  y  aura  un  budget,  où  une  des  deux  assemblées  ne  peut  exercer  ses 
dioiis  sans  qu'on  parle  aussitôt  de  conflits  et  où,  à  part  les  menaces 
perpétuelles  de  crises,  la  vie  parlementaire  est  à  chaque  instant  encom- 
brée d  un  déchaînement  d'outrages,  de  diffamaiions,  de  délations,  — 
sous  prétexte  de  défendre  ou  de  servir  la  république!  Le  fait  est  que 
cette  fin  de  session  est  un  assez  triste  couronnement  de  l'année  et 
qu'elle  pourrait  donner  une  idée  singulière  du  progrès  des  institutions 
nouvelles. 

Les  incidens  passent,  sans  doute.  Ce  qui  reste,  c'est  la  situation 
dont  ces  incidens  sont  l'expression,  qu'ils  éclairent  parfois  d'un  jour 
étrange,  et  cette  situation,  telle  qu'elle  apparaît  aujourd'hui,  elle  est 
elle-même  la  suite  de  ce  mouvement  ininterrompu  qui  se  poursuit 
depuis  quelques  années,  qui  a  fait  passer  successivement  la  présidence 
du  conseil  de  M.  Dufaure  à  M.Waddington,  (.'e  M.  Waddington  à  M.  de 
Freycinet,  de  M.  de  Freycinet  à  M.  Jules  Ferry.  Chacun  de  ces  change- 
mens  a  été  un  pas  de  plus  ou,  si  l'on  veut,  un  progrès  nouveau  de  ce 
mouvement  qui,  à  partir  de  la  retraite  de  M.  Dnfaure,  est  allé  en  se 
précipitant,  qui  se  résume  désormais  en  un  faitcaraciérisiique,  —  l'in- 
vasion de  l'esprit  de  parti  et  de  secte  dans  les  affaires  de  la  France. 
Que  Us  républicains,  qui  ont  aujourd'hui  le  pouvoir  et  l'influence,  aient 
agi  de  propos  délibéré,  avec  calcul  ou  par  un  emportement  frivole,  ils 
ont  certainement,  dans  tous  les  cas,  réussi  à  imprimer  à  la  république 
un  étrange  caractère  et  à  rengager  dans  de  dangereuses  entreprises. 
Leur  faute  a  été  essentiellement  de  prétendre  faire  de  la  politique 
avec  des  passions  et  des  préjugés  de  secie,  d'ériger  en  système  ce 
qu'ils  ont  appelé  la  guerre  au  cléricalisme.  Ils  ont  cru  être  des  homme.-; 
d'état,  ils  n'ont  été  tout  siuiplement  que  des  fanatiques  d'un  autre 
!:,onie  obsédés  d'une  idée  fixe.  Ils  ont  vu  le  cléricalisme  partout,  ils 
!o'.:t  poursuivi  sous  toutes  les  formes,  avec  toutes  les  armes,  dans  l'eii- 
Si  i;;,nf.mçnt,  cians  l'administration,  dans  la  magistrature,  même  dans 
l'armée,  au  risque  d'offenser  des  croyances  sincères,  des  cultes  tradi- 
tionnels. Ils  ont.  cru  habile  d'interdire  à  de  modestes  serviteurs  de 
l'état  d'envoi er  l«urs  enfans  chez  les  frères,  de  chasser  du  chevet  des 
uialudes  et  des  vieillards  de  pauvres  sœurs  de  charité,  et  ils  n'ont  pu 


REVUE.   —  CHRONIQDE.  231 

vraiment  supporter  la  présence  d'un  crucifix  dans  une  école.  Ce  sont 
des  intelligences  superbes  qui  n'aiment  pas  les  crédulités  et  les  super- 
stitions! Ils  ont  fini  par  troubler  toutes  les  idées,  par  dénaturer  les 
plus  siaiples  notions  et  par  hébéter  les  esprits  avec  ce  mot  de  clé- 
ricalisme. Qu'on  soit  tenté  de  défendre  un  droit,  une  liberté,  une 
garantie,  l'inviolabilité  du  domicile,  on  risque  fort,  si  on  est  susceptible 
de  se  laisser  intimider,  de  passer  pour  clérical.  Les  hommes  les  plus 
éprouvés,  M.  Dufaure,  M.  Jules  Simon,  M.  Littré,  M.  Laboulaye,  M.  Béren- 
ger,  ne  sont  plus  manifestement  que  des  cléricaux  depuis  qu'ils  ont 
combattu  l'article  7  et  les  exécutions  sommaires  des  ordres  religieux. 
Lorsque,  l'autre  jour,  M.  Bardoux,  M.  Beaussire,  M.  Ribot,  demandaient  à 
la  chambre  des  députés  de  maintenir,  au  moins  à  titre  facultatif,  l'ensei- 
gnement religieux  dans  les  écoles  primaires,  ils  étaient  visiblement  des 
cléricaux.  Dès  qu'on  croit  que  nous  vivons  encore  dans  une  civilisation 
chrétienne,  que  la  révolution  française  elle-même,  dans  ses  développe- 
mens  les  plus  légitimes,  n'a  fait  que  continuer  le  christianisme,  on  est 
un  cléricaL  Les  républicains,  qui  ont  découvert  cette  nouvelle  manière 
de  tout  juger  et  de  conduire  les  affaires  morales  d'un  grand  pays,  ne 
s'aperçoivent  pas  qu'en  satisfaisant  leurs  passions  ils  pe  violentent  pas 
seulement  les  consciences  religieuses,  ils  rompent  avec  toutes  les  tra- 
ditions libérales,  par  cette  raison  très  simple  que  le  jour  où  l'esprit  de 
secte,  sous  quelque  forme  qu'il  se  produise,  pénètre  dans  la  politique, 
la  liberté  en  sort.  Il  n'y  a  plus  que  des  fanatismes  opposés,  se  disputant 
la  domination  sans  reculer  devant  les  abus  de  pouvoir  et  les  excès 
d'arbitraire. 

Assurément,  si  l'on  veut,  il  pouvait  y  avoir  quelque  chose  à  faire,  et 
on  n'aurait  pas  été  absolument  surpris  que  la  république  se  montrât  un 
peu  plus  attentive  ou  un  peu  plus  jalouse  que  d'autres  gouvernemens. 
Que  dans  la  situation,  telle  qu'elle  existe,  telle  qu'elle  résulte  d'un 
long  passé,  on  pût  être  conduit  à  faire  sentir  le  frein  à  des  influences 
trop  envahissantes,  c'est  possible.  Si  l'on  croyait  utile  de  limiter  le 
développement  des  congrégations  religieuses,  de  sauvegarder  l'indépen- 
dance de  la  société  civile,  de  fortiûer  et  d'étendre  l'e^iseigoemeot  de 
l'état,  de  surveiller  les  écoles,  de  maintenir  la  distinction  entre  la  poli- 
tique et  la  religion,  de  faire  respecter  les  institutions,  on  le  pouvait; 
on  pouvait  même  appliquer  ces  rnesures  fiscales  qui  ont  été  introduites 
assez  capricieusement  dans  le  budget,  qui  ont  failli  provoque^  un  con- 
flit entre  le  sénat  et  la  chambre  des  députés.  Tout  cela  était  à  examiner 
avec  calme,  avec  maturité,  sans  passion  hostile,  et,  qu'on  l'observe 
bien,  sur  la  plupart  des  points,  les  lois  ordinaires  suffisaient.  Evidem- 
ment l'idée  de  maintenir  la  société  civile,  l'état,  la  république  dans 
leurs  droits  n'avait  rien  d'illégitime  ;  mais  ce  n'était  pas  une  raison 
pour  que,  retournant  en  quelque  sorte  le  despotisme  et  l'exerçant  en 
sens  inverse,  on  fît  ce  qu'on  .-iv^ait  si  souvent  reproché  aux  autres  de 


232  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

faire.  Ce  n'était  pas  un  motif  pour  qu'on  offrît  ce  spectacle  delà  France 
d'aujourd'hui,  de  la  république,  allant  chercher  des  armes  dans  l'ar- 
senal de  tous  les  absolutismes,  procédant  administrativement  comme  la 
vieille  monarchie  ou  comme  l'empire,  de  telle  façon  que  dans  ce  tour- 
billon de  courans  contraires,  entre  des  réactions  opposées,  également 
violentes,  c'est  la  liberté  qui  en  définitive  est  l'éternelle  victime.  On 
voulait  savoir  si  de  vieilles  lois  existaient,  si  on  pouvait  s'en  servir 
encore;  il  y  avait  un  moyen  bien  simple,  c'était  de  s'adresser  à  la  plus 
haute  et  la  plus  impartiale  des  autorités  :  la  cour  de  cassation.  On  no 
cache  pas  la  mauvaise  humeur  et  les  mauvais  desseins  contre  la  loi 
de  1850  qui  a  fondé  la  liberté  de  l'enseignement  :  que  n'aborde-t-on  la 
question  de  front  au  lieu  de  cerner  la  loi  de  toutes  parts  et  de  la  dé- 
truire par  morceaux,  par  toutes  sortes  de  mesures  subrepiices  et  de  déro- 
gations partielles?  On  prétend  sérieusement,  sans  rire,  que  l'ensei- 
gnement du  catéchisme  et  les  crucifix  doivent  être  bannis  des  écoles 
primaires  parce  qu'avec  le  régime  nouveau  de  l'obligation,  il  faut  res- 
pecter la  liberté  des  enfans  de  ceux  qui  ne  croient  à  rien.  Soit,  il  faut 
respecter  ceux  qui  ne  croient  à  rien;  mais  enfin, pourquoi,  par  la  même 
occasion,  dans  une  loi  faite  pour  tout  le  monde,  ne  tiendrait-on  pas 
aussi  quelque  compte  de  l'immense  majorité  de  ceux  qui  ont  des 
croyances,  qui  n'ont  point  apparemment  perdu  tout  droit  aux  sollici- 
tudes de  l'état?  Ceux  qui  font  la  loi  semblent  en  vérité  infiniment  plus 
préoccupés  d'assurer  le  triomphe  de  leurs  idées  que  de  respecter  la 
conscience  des  enfans  de  sept  ans  ou  de  leurs  parens.  Ils  ne  voient  pas 
qu'ils  tentent  une  entreprise  d'une  nature  essentiellement  absolutiste, 
une  révolution  morale  et  intellectuelle  par  l'autorité  de  l'état,  avec  les 
ressources  de  l'état,  dans  l'intérêt  d'une  domination  exclusive.  On  s'est 
amusé,  dans  une  des  récentes  discussions  sur  les  écoles  primaires,  du 
catéchisme  officiel  que  Napoléon  avait  fait  rédiger  pour  élever  les 
enfans  dans  le  culte  de  l'empire.  On  a  plaisanté  et  on  n'a  pas  regardé 
ce  qu'on  faisait.  L'enseignement  civique  tel  qu'on  l'entend  ne  différera 
pas  beaucoup  du  catéchisme  napoléonien,  —  si  ce  n'est  qu'il  aura  une 
autre  couleur  :  voilà  le  progrès  ! 

Quoi  donc!  depuis  près  d'un  siècle  la  France,  à  travers  les  révolu- 
tions et  les  régimes  qui  se  succèdent,  est  à  la  recherche  des  avantages 
d'une  société  libre,  et  dans  cette  longue,  dans  cette  laborieuse  et  dra- 
matique carrière,  il  est  certain  que  des  garanties  ont  été  acquises.  Il 
s'est  formé  à  travers  tout  une  tradition  libérale  constante,  incessamment 
développée,  quelquefois  avec  le  concours  des  gouvernemens,  quelque- 
fois par  des  victoires  sur  les  gouvernemens.  S'il  y  a  eu  des  éclipses 
momentanées,  il  y  a  des  droits  qui  sont  incontestés,  qui  ont  résisté  à 
rout,  auxquels  le  progrès  des  mœurs  a  donné  en  quelque  sorte  un  sens 
nouveau  et  une  force  nouvelle.  Pendant  plus  de  cinquante  ans,  on  nous 
u  appris  que  le  domicile  était  iuvio-lable,  que  la  liberté  individuelle 


REVUE,    —  CHRONIQDE.  233 

devait  être  respectée,  que  le  progrès  politique  consistait  à  faire  passer 
par  degrés  dans  la  législation  toutes  les  libertés  compatibles  avec 
l'ordre,  la  liberté  de  s'associer,  la  liberté  d'enseigner,  même  la  liberté 
de  prier  ou  de  ne  pas  prier,  d'aller  à  la  messe  ou  de  ne  pas  aller  à  la 
messe.  Cette  loi  même  de  1850,  qu'on  traite  aujourd'hui  en  ennemie, 
elle  fait  partie  de  la  tradition,  elle  a  été  l'applicaiion  du  principe  de  la 
liberté  de  l'enseignement  proclamé  avec  quelque  réserve  par  la  charte 
de  1830,  delinilivement  par  la  constifuiion  républicaine  de  1848.  Elle 
est  désormais  consacrée  par  une  expérience  de  trente  ans,  elle  est  pas- 
sée pour  ainsi  dire  dans  la  vie  sociale,  dans  la  pratique  universelle. 
Tout  cela,  droits,  garanties,  faculté  d'enseigner,  inviolabilité  de  la  con- 
science comme  du  domicile,  c'est  la  tradition  libérale  française.  Et  on 
croirait  aujourd'hui  pouvoir  nous  ramener  en  arrière,  comme  si  nous 
avions  ioul  désappris  ou  tout  oublié  !  On  croirait  pouvoir  reconstiiuer 
une  omnipotence  d'état,  recourir  aux  plus  vieilles  armes  de  l'arbitraire, 
procéder  sans  façon  par  voie  de  police  administrative,  violer  des  mai- 
sons, suspendre  des  droits  de  propriété,  poursuivre  jusqu'à  extinction 
l'enseignement  libre,  sous  prétexte  que  tout  est  permis  avec  le  j^rand 
ennemi,  avecle  cléricalisme!  Non,  il  ne  s'agit  nullement  ici  de  clérica- 
lisme; la  plaisanterie  est  usée,  elle  est  bonne  tout  au  plus  pour  ceux  qui  ne 
croient  pas  au  pontife  de  Rome,  mais  qui  croient  au  pontifical  d'Augusie 
Comte  ou  de  M.  Paul  Bert.  C'est  tout  simplement  une  question  de 
l'ordre  politique,  et  pour  notre  part,  ici  à  la  Revue,  notre  premier  soin 
est  de  laisser  toute  considération  religieuse  en  dehors  de  la  politique. 
Lorque  nous  avons  combattu,  lorsque  nous  combattons  encore  tout  un 
ensemble  d'actes  et  de  procédés  qui  ont  le  caractère  d'un  système,  ce 
n'est  pas  par  des  raisons  religieuses,  c'est  parce  que  ces  procédés  et  ces 
actes  sont  une  atteinte  à  la  liberté,  parce  qu'ils  sont  la  contradiction  fla- 
grante de  toutes  les  traditions  libérales  de  la  France.  M.  Bardoux  avait 
mille  fois  raison  l'autre  jour,  lorsqu'on  lui  objectait  sans  cesse  l'église, 
l'épiscopat,  de  répondre  qu'il  n'avait  mission  de  parler  que  pour  la 
liberté,  qu'il  n'avait  défendu  que  la  liberté.  C'est  là  le  vrai. 

Allons  plus  loin.  Ce  n'est  pas  seulement  la  liberté  qui  est  atteinte 
par  la  politique  de  réaction  et  de  secte  qu'on  suit  depuis  quelque 
temps,  qui  est  devenue  comme  la  fatalité  du  ministère;  c'est  certaine- 
ment la  république  elle-même  qui  peut  être  gravement  compromise, 
qui  se  trouve  dénaturée  par  cela  seul  qu'elle  apparaît  comme  une 
domination  de  parti.  Si  on  a  cru  rehausser  ou  servir  la  république  en 
lui  donnant  ce  triste  mot  d'ordre  de  la  guerre  au  cléricalisme,  en  l'en- 
gageant dans  cette  aventure,  on  s'est  étrangement  trompé.  Avec  cette 
idée  iixe  peu  digne  de  politiques  sérieux,  on  en  est  venu  à  voir  partout 
des  suspects,  à  semer  l'irritation  et  le  doute,  à  susciter  les  hostilités  ou 
les  dissidences  là  où  elles  n' existaient  pas.  On  est  allô  au-devant  de  ces 


23 Û  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

manifestations,  de  ces  actes  d'indépendance  de  la  magistrature  dont  on 
se  fait  aujourd'liui  un  titre  contre  l'institution  elle-même;  on  a  jeté  le 
trouble  dans  une  partie  de  l'armée;  on  s'est  exposé,  par  toutes  ces  cam- 
pagnes contre  les  choses  religieuses,  à  provoquer  des  émotions  profondes 
dans  les  populations  des  campagnes.  A  parler  franchement  et  sans  nul 
parti-pris,  qu'a  donc  à  gagner  la  république  à  paraître  toujours  mena- 
cer quelqu'un  ou  se  mettre  en  guerre  avec  tout  le  monde  lorsqu'il  lui 
aurait  été  si  facile,  si  profitable  de  s'ouvrir  libéralement  à  tous  les  esprits 
désintéressés,  à  toutes  les  bonnes  volontés  qui  ne  lui  auraient  pas  man- 
qué dans  tous  les  camps  ? 

Cette  situation  qu'on  a  créée,  elle  a  sa  gravité  sans  doute,  et  sous  ce 
rapport,  l'héritage  de  l'année  qui  finit  peut  être  lourd  à  l'année  nou- 
velle. Est-ce  à  dire  que  tout  soit  définitivement  compromis,  qu'il  n'y 
ait  plus  ni  possibilité  de  retour  ni  moyen  de  rectitier  une  direction 
faussée?  Évidemment  on  peut  encore  s'arrêter,  et  même  ceux  qui  le 
voudraient  sérieusement,  ceux  qui  oseraient  prendre  Ja  généreuse  ini- 
tiative d'une  politique  plus  libérale,  ne  seraient  peut-être  pas  long- 
temps sans  trouver  un  appui  efficace  jusque  dans  les  chambres.  S'il  y  a 
une  chose  sensible,  en  effet,  c'est  que  ce  mouvement  auquel  on  pré- 
tend céder  est  beaucoup  moins  vif  qu'on  ne  le  dit.  On  a  vu  ce  qui 
s'est  passé  l'autre  jour  au  sénat  :  une  partie  de  la  gauche  elle-même  n'a 
point  hésité  à  blâmer  M.  le  préfet  de  la  Seine  pour  ses  fantaisies  de 
police  contre  les  crucifix  des  écoles.  Plus  récemment,  dans  l'autre 
chambre,  lorsque  M.  Beaussire,  M.  Bardoux,  M.  Ribot,  d'une  parole 
pressante,  avec  une  raison  libérale,  ont  réclamé  au  moins  une  place 
pour  l'enseignement  religieux  à  côté  des  cours  de  l'école  primaire, 
l'assemblée  s'est  partagée.  La  question  reste  même  incertaine  par 
suite  de  votes  contradictoires  qui  ne  sont  pas  une  solution.  Que 
prouve  cela,  si  ce  n'est  qu'en  dehors  des  partis  extrêmes  il  y  a  encore 
des  élémens  qu'il  suffirait  peut-être  de  rallier  et  de  rassembler?  Eh 
bien!  c'est  avec  ces  élémens  qu'on  peut  essayer  de  rectifier  la  marche 
de  nos  affaires  intérieures.  C'est  sur  ce  terrain  d'une  politique  de  mo- 
dération qu'il  faut  tenter  la  défense.  H  y  a  une  première  occasion  : 
c'est  cette  élection  des  municipalités  qui  va  se  faire  d'ici  à  peu  de  jours 
dans  toutes  les  communes  de  France,  particulièrement  à  Paris.  Plus  que 
jamais  la  lutte  est  engagée  entre  la  république  du  radicalisme  sectaire 
et  la  république  libérale  qui,  aujourd'hui  comme  hier,  reste  la  seule 
durable. 

Le  temps  passe  pour  tout  le  monde,  pour  l'Europe  comme  pour  la 
France,  avec  son  cortège  de  questions  qui  s'enchaînent,  de  difficultés  et 
de  préoccupations  toujours  renaissantes.  Qu'a  produit  cette  année  expi- 
rante dans  l'ordre  européen  et  que  laisse-t-elle  à  l'année  qui  com- 
jnence  ?  De  quels  gages  favorables  ou  de  quelles  menaces  est  accom- 


REvrjE.  —  chronique;,  235 

pagnéc  cette  heure  de  traasUioii  entre  le  passé  d'hier  et  l'avenir  de 
demain?  Il  n'y  a  eu  sans  douie  depuis  un  an  aucun  de  ces  événcmens 
reteiiilssans  et  décisifs  qui  changent  la  destinée  des  peuples;  il  n'y  a  eu 
ni  révolutions  ni  guerres.  La  paix  n'a  pas  cessé  de  régner  sur  le  conti- 
nent; elle  est  restée  sous  la  sauvegarde  de  la  bonne  foi  publique,  sous 
la  protection  de  ce  qu'on  est  convenu  d'appeler  le  concert  européen-  Les 
cabinets  se  sont  ent^^ndus  pour  limiter  les  incidens  et  détourner  les 
orages,  pour  prolonger  une  trêve  qui  répond  à  un  désir  général,  à  un 
intérêt  universel.  Ce  serait  cependant  une  singulière  illusion  de  ne 
pas  commencer  par  reconnaître  que,  sous  le  voile  des  bonnes  volontés 
paciliques,  il  y  a  de  dangereuses  dissonances,  que  ce  concert  européen, 
qui  est  la  garantie  de  la  paix,  est  malheureusemeot  assez  factice,  assez 
précaire  et  que  bien  des  difficultés  sont  réservées  ou  ajournées  plutôt 
que  résolues.  Depuis  l'époque  où  lord  Palmerslion  prétendait  qu'il  y 
avait  en  Europe  de  quoi  allumer  une  demi-douzaine  de  guerres  et 
qu'une  allumette  suffirait,  les  choses  n'ont  pas  beaucoup  changé,  si  ce 
n'est  que  la  plupart  des  guerres  prévues  par  le  ministre  anglais  ont 
éclaté  et  que  l'Europe  ne  s'en  trouve  pas  mieux;  elle  reste  tout  au  plus 
en  face  de  problèmes  nouveaux  ou  de  problèmes  aggravés.  La  dernière 
de  ces  guerres,  pour  ne  parler  que  de  la  plus  récente,  est  celle  que  la 
Russie  a  portée  en  Orient,  qui  s'est  terminée  par  la  paix  de  Berlin,  et 
la  question  est  encore  aujourd'hui  de  savoir  quelles  seront  les  suites  de 
cette  grande  subversion  orientale,  comment  l'Europe  arrivera  à  une 
réalisation  complète  des  combinaisons  qu'elle  a  solennellement  sanc^ 
tionnées.  Depuis  plus  de  deux  ans  déjà,  la  diplomatie  est  au  travail  par 
des  commissions  mixtes,  des  conférences,  des  négociations  de  toute 
sorte  ou  des  démonstrations  ;  elle  n'est  pas  au  bout,  et  la  partie  de  l'œuvre 
que  l'année  expirante  lègue  à  l'année  nouvelle  n'est  peut-être  pas  la 
moins  difficile. 

Ce  qui  dépendait  immédiatement  des  puissances  limitrophes  de  la 
Turquie,  ce  qui  intéressait  particulièrement,  directement,  la  Russie  et 
l'Autriche,  est  sans  doute  réalisé.  Sous  l'influence  de  la  Russie,  la  ]^\\\-. 
garie  nouvelle  est  à  peu  près  constituée.  L'Autriche  s'est  établie  dans  la 
Bosnie  et  dans  l'Herzégovine,  où  elle  règne  en  vertu  d'un  droit  d'uccu^ 
pation  qui  équivaut  à  un  droit  de  souveraineté.  Le  reste  est  livré  au4 
contestations,  au  jeu  des  négociations,  et  ici  visiblement  l'Europo 
n'éciiappe  à  une  difficulté  que  pour  se  retrouver  en  face  de  difficulté.^ 
nouvelles.  On  vient  de  le  voir  par  cette  singulière  affaire  du  iMonte- 
negro,  de  la  cession  de  Dulcigno,  qui  pendant  quelques  mois  a  occupé 
et  a  même  fini  par  importuner  l'opinion  universelle.  Rien  ne  se.  fait 
aisément  en  politique,  nous  le  voulons  bien,  rien  n'est  aisé  surtout  avec 
les  Turcs.  La  pire  des  choses  est  encore  d'offrir  pendant  de  longues 
sem.iines  ce  spectacle  de  six  grandes  puissances  engagées  dans  une 


236  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

entreprise  assez  médiocrement  conçue,  dans  une  campagne  condamnée 
d'avance  à  n'être  qu'un  acte  de  vaine  ostentation.  L'œuvre  de  Berlin 
devait  être  respectée  et  exécutée  dans  l'intérêt  du  Monténégro,  soit.  Le 
traité  de  Berlin  n'obligeait  aucunement  à  envoyer  des  vaisseaux  qui 
avaient  pour  instruction  de  ne  point  agir,  et  dont  la  présence  néanmoins 
pouvait  allumer  l'incendie  sur  les  côtes. 

Tout  est  bien  qui  finit  bien  ;  la  démonstration  tentée  dans  les  eaux 
de  l'Adriatique  n'a  pas  mal  tourné,  c'est  ce  qu'on  peut  dire  de  mieux. 
Les  Turcs,  tout  en  protestant  contre  la  pression  à  laquelle  on  prétendait 
les  soumettre,  ont  fort  heureusement  senti  la  nécessité  de  ne  pas  prolon- 
ger cette  pénible  crise,  de  ne  pas  reculer  plus  longtemps  devant  l'exé- 
cution d'un  engagement  qu'ils  n'avaient  jamais  d'ailleurs  sérieusement 
contesté.  Ils  ont  su,  quand  ils  l'ont  voulu,  trouver  le  moyen  de  vaincre 
les  résistances  des  bandes  albanaises  qui  paraissaient  être  le  principal 
obstacle  et  se  mettre  en  mesure  de  livrer  régulièrement  au  Monténégro 
le  petit  port  tant  disputé.  Les  derniers  actes  officiels  de  la  cession  ont 
été  récemment  échangés.  Les  Turcs  ont  tenu  en  tout  cela  à  sauvegarder 
leur  dignité,  on  ne  peut  guère  leur  en  vouloir;  la  diplomatie,  de  son 
côté,  tient  à  représenter  la  remise  de  Dulcigno  comme  la  meilleure 
preuve  de  l'efficacité  de  la  démonstration  navale.  Dans  tous  les  cas,  le 
résultat  est  acquis  désormais,  toute  difficulté  en  ce  qui  concerne  le 
Monténégro  semble  avoir  disparu;  de  ce  côté,  le  traité  de  Berlin  a  reçu 
son  exécution.  A  peine  cependant  est-on  sorti  de  cette  complication  de 
Dulcigno  qu'on  se  trouve  en  présence  d'une  question  bien  autrement 
épineuse,  celle  des  frontières  grecques,  et  ici,  il  faut  bien  le  dire,  tout 
devient  assez  grave.  L'Europe,  par  la  manière  dont  elle  a  conduit  les 
choses,  ne  laisse  pas  d'avoir  assumé  une  certaine  responsabilité  dont 
elle  se  sent  peut-être  embarrassée  aujourd'hui,  puisqu'elle  cherche 
dans  une  proposition  d'arbitrage  un  moyeu  de  se  tirer  d'affaire. 

Comment  s'est-elle  engagée,  cette  question  grecque  et  comment 
a-t-elie  pris  un  caractère  tel  qu'elle  devient  peut-être  un  danger  pour 
la  paix,  dans  tous  les  cas  une  difficulté  des  plus  sérieuses?  Ce  qui  a  évi- 
demment tout  compliqué,  c'est  qu'on  s'est  laissé  aller  à  des  sentimens 
de  sympathie  plus  naturels  que  prévoyans,  plus  littéraires  que  poli- 
tiques, c'est  qu'on  est  sorti  par  degrés  des  termes  où  l'on  s'était  ren- 
fermé d'abord  au  congrès  de  Berlin.  De  quoi  s'agissait-il  primitivement? 
Les  puissances  n'avaient  fait  rien  de  plus  qu'inviter  la  Porte  à  s'en- 
tendre avec  la  Grèce  pour  une  rectification  de  frontières  en  Épire  et 
en  Thessalie.  Ceci  n'avait  trouvé  place  que  dans  un  protocole.  Le 
traité  lui-même  n'en  dit  rien;  il  s'est  borné  à  prévoir  dans  un  de 
ses  articles  le  cas  où,  à  défaut  d'une  entente  directe  entre  la  Turquie 
et  la  Grèce,  les  puissances  pourraient  s'offrir  comme  médiatrices. 
C'était  une  simple  invitation,  un  simple  avis  sur  la  direction  des  fron- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  237 

tières,  et  ?n  dernier  ressort  une  simple  possibilité  de  médiation.  Cette 
éventualité  d'une  rectification  de  limites,  indiquée  d'abord  d'une  ma- 
nière générale  cependant,  elle  est  allée  en  se  précisant,  en  s'éten- 
dant,  et  à  la  dernière  conférence  qui  s'est  réunie  à  Berlin,  au  courant 
de  l'été,  elle  a  pris  la  forme  d'un  tracé  de  frontières  qui  res- 
semble à  une  sorte  d'ultimatum,  qui  agrandit  considérablement  le  ter- 
ritoire hellénique,  —  qui,  par  cela  même,  ne  pouvait  manifestement 
être  accepté  par  les  Turcs.  L'Europe  n'a  prétendu  rien  décider  souve- 
rainement, dira-t-on;  elle  s'est  bornée  à  indiquer  un  tracé,  à  faire  des 
propositions,  puisque  la  Turquie  et  la  Grèce  ne  pouvaient  se  mettre 
d'accord  :  elle  n'a  entendu  en  aucun  cas  employer  la  coercition.  Elle  a 
émis  une  opinion,  elle  ne  s'engage  pas  à  l'imposer;  mais  c'est  là  préci- 
sément qu'éclate  une  dangereuse  inconséquence.  D'un  côté,  les  puis- 
sances, la  France  au  premier  rang,  ne  cessent  de  répéter  qu'elles  ne 
tireront  pas  un  coup  de  canon,  pas  plus  dans  l'affaire  grecque  que  dans 
l'affaire  du  Monténégro;  d'un  autre  côté,  elles  mettent  des  armes  et  des 
titres  dans  les  mains  des  Grecs,  elles  enflamment  leurs  espérances,  elles 
[sanctionnent  d'avance  leurs  revendications  territoriales  au  détriment 
des  Turcs,  dont  elles  distribuent  arbitrairement  les  provinces.  Qu'en 
est-il  résulté?  C'était  bien  facile  à  prévoir.  De  tout  ce  qu'on  leur  disait 
les  Grecs  n'ont  pris  que  les  promesses  qui  flattaient  leurs  ambitions 
nationales;  ils  se  sont  jetés  avec  passion  sur  ce  programme  d'agrandis- 
sement qui  leur  a  été  offert.  Depuis  quelques  mois,  ils  ne  cessent  de 
rassembler  des  soldats,  d'augmenter  leur  armée,  qui,  malheureusement, 
serait  encore  loin  de  suffire  dans  une  lutte  sérieuse.  Ils  surchargent  leur 
budget,  leur  dette,  au  point  que,  s'ils  avaient  un  mécompte,  ils  tombe- 
raient dans  l'inévitable  banqueroute.  Ils  vivent  dans  l'illusion,  dans  la 
surexcitation,  et  si  on  cherche  à  les  calmer,  si  le  nouveau  représentant 
de  la  France,  M.  de  Mouy,  parle  au  chef  de  l'état,  aux  ministres ,  de 
patience,  de  modération,  le  souverain,  qui  exprime  en  cela  le  senti- 
ment de  son  peuple,  le  roi  George,  répond  qu'il  tient  les  décisions  de  la 
conférence  de  Berlin  pour  «  définitives  et  irrévocables.  »  Il  invoque  le 
titre  qui  lui  a  été  imprudemment  donné. 

On  parle  ainsi  à  Athènes  et,  d'un  autre  côté,  à  Constantinople,  on 
réplique,  non  sans  raison,  par  ce  que  dit  une  circulaire  récente  :  «  La 
Porte  ne  s'attendait  pas,  à  propos  d'un  vœu  concernant  la  rectification 
de  la  frontière  hellénique  en  Épire  et  en  Thessalie,  à  recevoir  des  puis- 
sances médiatrices  une  proposition  ayant  pour  but  la  cession  d'une  con- 
trée appartenant  à  l'Albanie,  ainsi  que  de  la  Thessalie  tout  entière; 
cession  qui  aurait  pour  effet  d'annexer  au  royaume  hellénique  un  terri- 
toire presque  égal  à  la  moitié  de  la  superficie  actuelle  du  royaume...  » 
En  fait  de  rectification  de  frontières,  c'est,  on  en  conviendra,  procéder 
assez  largem.ent.  Et  qu'on  le  remarque  bien,  c'est  la  Turquie  qui  est  ici 
dans  le  droit,  dans  la  régularité,  dans  l'interprétation  correcte  du  traité 


238  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  Berlin.  Lorsqu'on  a  voulu  récemment  imposer  à  la  Porto  la  cession  en 
faveur  du  Mo-ntenejjro,  ou  était  fondé,  on  avait  contre  elle  un  titre;  on 
naissait  au  nom  du  traité  de  Berlin,  et  d'ailieur.^,  ainsi  que  le  disait  il  y  a 
quelques  jours  M.  de  Freycinet  dans  une  discussion  du  sénat,  le  gou- 
vernement ottoman  n'a  jamais  contesté  les  droits  du  Monténégro.  îl 
li'a  jamais  dénié  les  engagemens  qu'il  avait  pris,  il  ne  s'est  jamais  re- 
l'u-ô  à  le^  remplir.  Il  en  est  tout  autrement  dans  l'affaire  grecque.  Le 
traiti;  de  Berlin  n'a  rien  précisé  ;  la  Porte  ne  s'est  engagée  à  rien,  elle 
a  accepté  de  négocier  sur  une  rectification  de  limites,  non  de  céder  des 
provinces  entières.  Elle  n'aspire  qu'à  se  défendre,  elle  décline  d'avance, 
parime  circulaire  de  ces  jours  derniers,  toute  pensée  d'agression. 

Entre  la  Porte  armée  de  son  droit  et  la  Grèce  armée  d'une  ambition 
qu'on  s'est  trop  complu  à  enflammer,  que  va  faire  maintenant.  l'Europe? 
On  propo-se,  dit-on,  un  cirbitrage  dont  le  principe  serait  déj'^  accepté  à 
Londrescomme  à  Saint-Pétersbourg,  à  Berlin,  comme  à  Vienne  et  à  Rome. 
Le  principe  serait  accepté  partout  sous  certaines  conditions  dont  l'une, 
la  plus  essentielle, serait,  à  ce  qu'il  semble,  que  l'arbitrage  devrait  être 
accepté  d'avance  par  1  os  principaux  intéressés,  par  les  Turcs  et  par  les 
Grecs,  qui  s'engageraient  à  se  soumettre  à  l'arrêt  du  tribunal  européen. 
Or  rnalbeureusement  ici,  c'est  trop  évident,  on  risque  de  tomber  dans 
de  vériiables  impossibilités.  Si  l'on  prétend  prendre  pour  point  r:e  dé- 
part le  tracé  sanctionné  Ci'.t  été  par  la  diplomatie  à  Bei'lin,  comment 
veut-on  que  la  Porte  puisse  souscrire  à  un  programme  contre  lequel 
elle  n'a  cessé  de  protester,  qui  mutile  son  territoire  et  li  livre  saîis 
défense  à  des  agressions  nouvelles?  Si  l'on  abandonne  ces  conditions 
que  le  roi  George  a  appelées  «  définitives  et  irrévocables,  »  c'est  la 
Grèce  qui  refusera  vraisemblablement  so:i  adhésion,  en  rappelant  à 
l'Europe  qu'il  y  a  de  sa  part  chose  jugée.  La  faute  a  été  de  s'eni^çagcr 
avec  un  peu  trop  de  solennité  sur  de  telles  questions,  et  c'est  ain-i  que 
la  dernière  conférence  de  Berlin,  en  allant  trop  loin,  en  prenant  parti 
pour  un  tracé,  n'a  fait  qu'aggraver  la  situation. 

Plusieurs  fois,  dans  ces  derniers  temps,  au  sénat  et  devant  la  chambre 
des  députés,  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères  a  eu  à  répondre  à 
des  interpellations  pressantes  sur  la  politique  extérieure  de  la  France, 
lia  parlé  avec  toute  la  loyauté  d'un  esprit  droit  et  d'un  cœur  honfiêlo. 
Il  a  tenu  à  défendre  la  France  d'avoir  voulu  pr<'ndre  une  initiative  par- 
ticulière et  jouer  un  rôle  spécial  qui  pourrait  l'engager  aujourd'hui;  il 
s'est  efforcé  de  maintenir  aux  négociations  relatives  à  la  Grèce  le  carac- 
tère d'une  affaire  d'ordre  européen.  M.  Barthélémy  Saint-Hilaire  a  parlé 
sagement,  en  homme  éclairé,  de  la  nécessité  de  la  paix,  de  la  garantie 
qu'offre  au  repos  universal  le  concert  européen.  Rien  de  mieux.  Le  plus 
sûr  moyen  de  maintenir  ce  cOncert  européen  et  cette  paix,  on  le  ?.Qut 
bii-n  aux  réserves,  à  l'attitude  des  divers  cabinets,  c'est  de  ne  pas  lai-;sor 
ùla  Grèce  celte  illusion  qu'en  se  jetant  dans  une  aventure,  sôus  prêt  xte 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  239 

de  réaliser  les  «conditions  définitives  et  irrévocables,»  elle  pourrait  comp- 
ter sur  quelques  secours.  L'arbitrage  dont  on  parle  aujourd'hui,  cet  arbi- 
trage, pour  être  sans  dan^'or,  ne  peut  être  fonde  que  sur  les  prévisions 
inscrites  au  traité  de  Berlin,  c'est-à-dire  sur  une  rectification  de  frontière, 
et  une  fectification  de  frontière  n'est  pas  une  conquête  de  provinces.  Les 
sympathies  pour  la  Grèce  sont  universelles  sans  doute  ;  elles  sont  particu- 
lièrement une  des  traditions  de  la  politique  française,  personne  ne  les 
répudie.  Pour  le  moment,  c'est  de  toute  évidence,  elles  ne  sauraient  aller 
jusqu'àse  prêter  à  un  démembrement  trop  visible  delà  Turquie  et  jusqu'à 
seconder  des  agrandis^emens  un  peu  chimériques,  au  risque  de  provoquer 
de  nouvelles  et  plus  redoutables  crises  en  Orient.  M.  le  ministre  des 
affaires  étrangères,  si  bienveillant  qu'il  soit  pour  la  Grèce  en  souvenir 
de  Platon  et  d'Aristote,  n'est  pas  pour  les  aventures.  Les  chambres  ne 
seraient  guère  d'sposées  à  encourager  et  à  sanctionner  cette  politique  ; 
le  pays  la  désavouerait  plus  énergiquement  encore,  et  le  meilleur  sou- 
hait dont  on  puisse  saluer  Tannée  nouvelle,  c'est  que  rien  ne  soit  fait 
qui  puisse  altérer  une  paix  jusqu'ici  maintenue  ou  défendue  par  l'accord 
de  toutes  les  volontés  françaises. 

Aussi  bien,  l'Angleterre  elle-fnême,  malgré  les  velléités  de  M.  Glad- 
stone, l'Angleterre  est  peut-être  depuis  quelque  temps  un  peu  moins 
portée  à  encourager  les  entreprises  hasardeuses  qui  pourraient  rouvrir 
la  grande  crise  en  Orient  et  rompre  l'entente  européenne.  Elle  est  assez 
occupée  de  ce  qui  l'intéresse  plus  directement.  Après  la  guerre  des 
Zoulousà  laquelle  elle  a  eu  à  faire  face  dans  les  colonies  de  l'Afrique 
australe,  elle  vient  d'être  surprise  tout  à  coup  par  U!i  incident  nouveau 
qui  s'est  passé  dans  ces  mêmes  régions.  Il  s'agit  d'un  mouvement  des 
Bjërs  du  Transvaal,  qui  se  sont  constitués  en  république,  d'une  insur- 
roction  assez  sérieuse  pour  avoir  déjà  infligé  un  échec  pénible  à  des 
t  oupes  anglaises.  Parmi  ces  populations  du  Transvaal  qui  sont  d'origine 
hollandaise  et  qui  ont  été  assez  récemment  annexées  à  la  colonie  bri- 
tannique, il  est  resté  un  sentiment  d'indépendance  dont  on  n'a  pas 
assez  tenu  compte,  et  aujourd'hui  c'est  une  guerre  nouvelle  à  soutenir. 
L'Angleterre  est  obligée  d'expédier  en  toute  hâte  des  régimens  de  la 
métropo'e,  de  Gibraltar  ou  même  des  Indes  vers  le  Gap.  La  question 
est  de  savoir  si,  avant  l'arrivée  de  ces  forces,  l'insurrection  des  Baërs 
n'aura  pas  pris  plus  de  consistance  et  ne  sera  pas  devenue  plus  difficile 
à  vaincre;  mais,  en  dehors  de  ces  incidens  lointains  dont  on  finit  tou- 
jours par  avoir  raison,  l'Angleterre  a  chez  elle,  dans  son  propre  foyer 
ou  à  ses  portes,  une  affaire  bien  autrement  grave,  bien  autrement  dan- 
gereuse :  c'est  l'Irlande,  dont  l'état  ne  fait  que  s'aggraver,  dont  les 
troubles  croissans  semblent  remplir  de  perplexité  le  ministre  spécial, 
M.  Forster,  et  le  cabinet  tout  entier. 

Le  ministère  anglais  a  temporisé  ei,  s'est  borné  à  des  demi-mesures  ; 


240  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

il  a  envoyé  quelques  constables,  quelques  troupes,  fait  quelques  pro- 
cès, et  pendant  ce  temps  tout  s'est  compliqué,  tout  s'est  aggravé  en 
Irlande.  Depuis  le  meurtre  de  lord  Mountmoress,  qui  a  été  comme  le 
signal  de  ce  mouvement  nouveau,  l'agitation  n'a  fait  que  se  développer 
et  s'envenimer.  Ge  malheureux  pays  a  échappé  par  degrés  en  quelque 
sorte  à  tout  gouvernement  régulier  pour  passer  sous  un  gouvernement 
occulte  qui  dispose  de  tout.  La  ligue  agraire  a  pris  en  quelques  mois 
une  extension  formidable,  et  elle  a  acquis  une  telle  puissance  que  rien 
ne  lui  résiste,  que  ses  mots  d'ordre  sont  partout  obéis.  Elle  enlace  la 
population  tout  entière  dans  un  réseau  de  révolte  et  d'insurrection.  Vai- 
nement quelques  propriétaires  ont  essayé  de  résister;  ils  ont  été 
presque  tous  obligés  de  s'enfuir.  Ceux  qui  sont  restés  sont  parfois 
assaillis  dans  leurs  maisons,  oîi  ils  sont  mis  en  interdit.  Les  marchands, 
les  fournisseurs  refusent  de  traiter  avec  eux;  leurs  gens  de  service  les 
quittent.  Ils  demeurent  seuls  dans  d'immenses  exploitations  abandon- 
nées. Sécurité  des  personnes,  droits  de  propriété,  rapports  d'affaires  ou 
d'industrie,  tout  est  en  suspens.  Que  faire  contre  un  tel  état  de  choses? 
Le  gouvernement  a  mis  en  cause  quelques-uns  des  chefs  de  la  ligue, 
M.  Parnell,  M.  Dillon,  M.  Sexton,  qui  paraissent  en  ce  moment  même 
devant  le  jury  à  Dublin.  L'acquittement  récent  d'un  des  secrétaires  de 
la  ligue  indique  ce  que  peut  être  la  justice.  D'ailleurs  un  procès,  quelle 
qu'en  soit  l'issue,  ne  remédie  pas  à  toute  une  situation  sociale  profon- 
dément altérée.  Le  ministère,  dit-on,  entend  proposer  au  parlement, 
avec  des  lois  nouvelles  sur  les  fermiers,  une  série  de  mesures  de  coer- 
cition, la  suppression  de  Vhabeas  corpus,  l'état  de  siège,  etc.;  mais  ici 
s'élève  une  autre  question.  Les  radicaux  du  cabinet,  M-  Bright,  M.  Cham- 
berlain, accepteront-ils  la  responsabilité  de  la  politique  de  répression, 
et  ces  mesures  ne  seront-elles  pas  une  cause  d'ébranlement  dans  le 
ministère?  D'un  autre  côté,  les  députés  irlandais  vont  se  porter  en 
nombre  au  parlement  et  en  certains  cas  ils  peuvent  fournir  un  dange- 
reux contingent  d'opposition.  Le  ministère  Gladstone  s'est  créé  une 
situation  critique  ;  il  aura  sans  doute  plus  d'une  lutte  sérieuse  à  soutenir 
et  il  s'est  exposé  à  s'entendre  dire  que,  s'il  eût  montré  plus  de  pré- 
voyance avant  le  développement  de  l'agitation  irlandaise,  il  ne  serait 
pas  réduit  à  réclamer  des  moyens,  peut-être  inefficaces,  pour  une  paci- 
fication qui  devient  de  jour  en  jour  plus  difficile. 

Ch.  de  Mâzade. 
Le  directeur-gérant  :  C.  Buloz, 


PARTS.  —  Impr.  J.  CLATE,  -  A.  Quartin  et  C,  rue  S«-Benolt. 


NOIRS   ET    ROUGES 


CINQUIÈME    PARTIE    (1). 


XXI. 

Aux  violentes  tempêtes  de  l'âme  succède  souvent  un  calme  plat 
qui  les  fait  regretter.  Le  vaisseau  désemparé  a  perdu  ses  agrès,  sa 
mâture,  son  gouvernail.  Une  mer  unie,  huileuse,  sans  vagues  et  sans 
chemins,  l'enveloppe  de  toutes  parts  ;  elle  contemple  d'un  œil 
impassible  cet  irréparable  malheur,  elle  insulte  par  son  morne 
silence  à  l'immobile  débris  d'un  coureur  de  mondes  qui  croyait 
aux  espaces,  aux  vents  et  aux  étoiles  et  qui  ne  croit  plus  qu'à  son 
naufrage.  Pendant  trois  jours.  M"®  Maulabret  garda  la  chambre  et 
même  le  lit.  Le  moindre  mouvement  lui  coûtait,  parler  était  unefiort 
qui  dépassait  son  courage,  le  son  de  sa  voix  la  faisait  frissonner. 
Elle  se  sentait  comme  anéantie,  comme  atteinte  d'une  impossibilité 
de  vivre.  A  peine  avait-elle  la  force  d'ouvrir  les  yeux,  le  plus  sou- 
vent elle  les  tenait  clos,  ils  avaient  fait  amitié  avec  la  nuit  et  les 
ténèbres.  Parfois  la  fièvre  la  reprenait,  et  alors  elle  rêvait  qu'elle 
s'était  égarée  dans  Paris,  qu'elle  y  demandait  vainement  son  che- 
min aux  passans,  qu'à  chaque  carrefour  elle  se  heurtait  contre  une 
barrière  surmontée  d'un  écriteau  qui  portait  ces  mots  :  Rue  barrée 
pour  cause  de  démolition.  N'était-ce  pas  une  rue  démolie  et  barrée 
que  son  avenir  ? 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  novembre,  du  1"  et  du  15  décembre  1880,  du  !«'  janvier  1881. 
TOME    XLIII.  •>-  1881.  16 


24*2  RETUE   DES    DEUX   MONDES. 

M"  Gantarel,  qui  pas  sait  auprès  d'elle  une  partie  de  ses  journées, 
commençait  à  s'alarmer  sérieusement  de  son  état;  elle  l'étonna  par 
la  rapidité  de  sa  convalescence.  Elle  était  jeune,  elle  était  vaillante,  et 
ce  qui  la  sauva,  ce  fut  la  violence  même  du  coup  qui  l'avait  frappée. 
Pouvait-elle  regretter  l'homme  qu'elle  avait  tant  aimé?  Il  s'était  dis- 
pensé de  tous  les  ménagemens  et  de  toutes  les  hypocrisies,  il  sem- 
blait avoir  pris  plaisir  à  se  dévoiler  tout  entier,  à  tuer  l'amour 
par  la  brutalité  de  son  action.  Il  y  a  en  Asie  ou  ailleurs  des  rivages 
rians,  délicieux,  plantés  d'orangers  ou  de  palmiers,  qui,  comme  un 
rideau  complaisant,  dérobent  au  regard  des  contrées  stériles  et  mal- 
saines, des  marais  fangeux  où  l'on  demeure  embourbé,  des  steppes 
sablonneuses  et  maudites  où  habitent  la  faim  et  la  soif.  M"°  Mau- 
labret  revenait  d'une  lointaine  aventure,  où  elle  avait  failli  mourir. 
Elle  avait  connu  ces  rivages  trompeurs,  elle  avait  respiré  leurs  eni- 
vrans  parfums;  mais  tout  à  coup  la  steppe  et  ses  horreurs  lui 
étaient  apparues,  elle  en  avait  encore  l'épouvante  dans  les  yeux. 
Confuse  de  son  erreur,  elle  se  disait  en  frémissant  :  «  Voilà  pour- 
tant ce  qu'il  y  a  au  fond  de  l'amour!  »  Quelquefois,  se  détachant 
d'elle-même,  elle  se  disait  aussi  :  «  Pauvre  petite  I  comme  elle  l'ai- 
mait !  »  C'était  de  M"''  Maulabret  qu'elle  voulait  parler. 

Néanmoins,  durant  bien  des  jours,  son  cœur  eut  des  révoltes,  des 
mutineries;  il  protestait  secrètement  contre  sa  destinée,  il  lui  repro- 
chait ses  implacables  duretés.  Mais  peu  à  peu  une  pensée  domi- 
nante s'empara  de  son  âme  tout  entière,  la  tint  sous  son  sceptre  et 
en  pacifia  les  séditions.  De  plus  en  plus  elle  reconnut  dans  son 
désastre  une  main  toute-puissante  qui  la  châtiait.  Elle  avait  déserté 
«on  devoir,  méprisé  ses  engagemens;  après  s'être  donnée,  elle 
s'était  reprise,  et  celui  à  qui  elle  avait  faussé  parole  avait  puni 
son  infidélité  en  foudroyant  ses  criminelles  espérances.  Dans  ses 
longs  entretiens  solitaires  avec  elle-même,  comme  un  héros  de 
l'ancienne  alliance,  elle  croyait  voir  quelqu'un  qui  se  tenais  debout 
devant  elle,  une  épée  nue  à  la  main,  et  ce  redoutable  inconnu  lui 
disait  :  «  Je  me  suis  servi  de  cette  épée  pour  labourer  ton  cœur,  où 
pullulait  la  mauvaise  herbe.  »  Elle  entendait  dans  ses  nuits  d'insom- 
nie une  voix  qui  lui  criait  :  «  Je  suis  le  Dieu  saint  et  jaloux,  et  j'ai 
chassé  ce  dieu  étranger  qui  m'avait  pris  ma  place.  Oh  1  comme  ton 
orgueil  et  tes  joies  ont  péri  sous  ma  vengeance  !  »  Elle  n'en  voulait 
plus  à  personne,  elle  pardonnait  à  tous  ceux  qui  avaient  comploté 
contre  son  bonheur.  IN 'étaient-ils  pas  les  instrumens  de  cette 
volonté  souveraine  qui  ne  souffre  point  qu'on  la  discute  et  qui  choisit 
ses  ouvriers  où  il  lui  plaît?  Quand  M""»  Cantarel  essayait  de  la  con- 
soler, elle  l'écoutait  avec  un  sourire  triste  qui  voulait  dire  :  «  Ah  I 
madame,  laissez  donc  passer  la  justice  de  Dieul  »  Oui,  elle  par-. 


NOIRS   ET   ROUGES.  2^3 

donnait  à  tout  le  monde,  sauf  à  elle-même,  et  le  plus  cruel  de  ses 
remords  était  d'avoir  fait  d'un  vieux  prêtre  le  complice  de  son 
péché.  Elle  se  reprochait  de  l'avoir  trompé,  elle  s'accusait  d'avoir 
surpris  sa  bonne  foi  et  son  consentement  par  de  coupables  réti- 
cences et  par  des  supplications  muettes.  De  quoi  ne  s'accusent  pas 
les  consciences  rares  qui  se  plaisent  à  s'accuser? 

Elle  allait  et  venait,  elle  avait  repris  sa  vie  accoutumée.  M"""  Can- 
tarel,  qui  s'était  mise  à  l'aimer  tout  de  bon,  quoique  en  silence,  cher- 
chait à  la  distraire  en  l'occupant,  et  s'était  déchargée  sur  elle  du 
gouvernement  de  sa  maison.  Elle  s'acquittait  en  conscience  de  ses 
fonctions  nouvelles  et  se  donnait  l'air  d'y  prendre  quelque  intérêt; 
mais  les  domestiques  s'étonnaient  du  changement  subit  qui  s'était 
fait  en  elle.  C'était  une  autre  personne.  En  moins  d'une  semaine, 
ses  joues  s'étaient  creusées,  ses  traits  s'étaient  amincis  et  effilés;  la 

'fraîcheur  printanière  de  son  teint  avait  fait  place  à  une  pâleur  lumi- 
neuse. Ses  yeux,  qui  venaient  de  faire  dans  la  vie  de  cruelles  décou- 

^vertes,  avaient  perdu  leur  velours  et  leur  douceur  caressante,  ils 
brillaient  d'un  éclat  fiévreux.  C'en  était  fait  de  la  légèreté  de  son  pas, 
de  la  grâce  enjouée  de  ses  manières.  Il  y  avait  dans  tous  ses  mou- 
vemens  quelque  chose  de  net,  de  précis,  et  dans  sa  parole  comme 
dans  son  geste  une  sorte  d'autorité.  Son  malheur  l'avait  subite- 
ment  mûrie;   les  grandes  douleurs  sont  les  serres- chaudes  de 

Tâme. 

M.  Cantarel  lui-même  était  surpris,  presque  inquiet  de  cette 
métamorphose,  quoiqu'il  eût  en  tête  d'autres  soucis  plus  dévorans. 

.Il  était  tout  occupé  de  son  élection  qui  approchait  et  de  ses  élec- 
teurs. Il  passait  le  meilleur  de  son  temps  à  Paris,  ne  jouissait  que 
le  dimanche  du  soleil  et  des  brises  de  Gombard,  qui  séchaient  ses 
sueurs  de  citoyen  et  de  candidat.  Dans  ses  courts  loisirs  cham- 
pêtres, il  cultivait  avec  amour,  en  compagnie  de  son  jardinier,  ce 
bel  art,  de  récente  invention,  qui  consiste  à  se  servir  de  petites 
plantes  grasses  pour  tracer  au  milieu  d'un  gazon  des  entrelacs  ou 
des  initiales.  Il  entendait  dessiner  les  siennes  partout,  apposer  sa 
signature  et  son  parafe  à  tous  ses  boulingrins,  estimant  qu'après 
cette  cérémonie  ils  seraient  encore  plus  à  lui,  que  la  Pompadour 
se  le  tiendrait  pour  dit.  Déjà,  au  bas  d'une  pelouse,  on  pouvait  lire 
le  nom  de  Louis  Cantarel,  écrit  en  superbes  majuscules  fleuries,  et 
au-dessus  :  Liberté,  égalité,  fraternité.  Qu'en  pensait  cette  pauvre 
Pompadour? 

Il  n'attendait  toutefois  que  le  moment  d'adresser  à  sa  pupille  de 
salutaires  exhortations,  accompagnées  de  bons  avis  touchant  sa 
fâcheuse  aventure.  Mais,  à  son  grand  étonnement,  elle  lui  semblait 
d'un  abord  difficile,  elle  lui  imposait,  le  tenait  à  distance  ;  il  n'osait 


SiA  REVUE   DES   DEUX   MONDI^S. 

pas  hasarder  le  paquet.  Le  biais  qu'il  imagina  fut  de  mettre  sous 
ses  yeux  un  numéro  du  Diable  borgne^  en  signalant  à  son  atten- 
tion un  fait  divers  qu'il  avait  marqué  d'une  croix.  Elle  frissonna 
comme  à  la  vue  d'un  affreux  reptile,  mais  elle  ne  laissa  pas  délire. 
Elle  apprit  ainsi  qu'une  rencontre  venait  d'avoir  lieu  en  Belgique 
entre  M.  Albert  Valport  et  un  rédacteur  du  Diable  borgne,  que  dès 
la  première  passe  le  journaliste  avait  reçu  un  grand  coup  d'épée 
en  pleine  poitrine»  que  la  blessure  était  fort  grave,  mais  qu'on 
avait  sujet  d'espérer  qu'elle  ne  serait  pas  mortelle.  A  ces  derniers 
mots,  elle  tressaillit  d'aise,  elle  poussa  un  profond  soupir  de  sou- 
lagement. Le  journal  ajoutait  :  «  De  toutes  parts  les  marques  de 
la  plus  vive  sympathie  sont  prodiguées  à  notre  cher  et  éminent 
collaborateur.  Tout  le  monde  a  compris  que  c'est  la  liberté  de  la 
presse  qui  Tient  d'être  menacée  en  sa  personne,  cette  sainte  liberté 
pour  laquelle  nos  pères  ont  combattu  et  versé  leur  sang,  cette 
liberté  précieuse  qui  est  la  sauvegarde  de  la  morale  publique  et 
privée...  »  Il  y  en  avait  long  sur  ce  sujet,  et  on  peut  croire  que 
M"^  Maulabret  n'alla  pas  jusqu'au  bout. 

—  Quand  on  est  un  bretteur  comme  M.  Valport,  s'écria  M.  Can- 
tarel,  il  est  plus  facile  de  tuer  un  journaliste  que  de  lui  répondre. 

Il  s'enhardit  à  passer  sa  main  droite  sur  la  joue  gauche  de 
M""  Maulabret,  en  disant  : 

—  Cette  pauvre  petite  j  oue  !  la  voilà  toute  pâle  et  toute  creuse.  Oh  ! 
le  vilain  garçon  que  ce  Yalport  !  Mais  aussi,  que  voulez-vous  attendre 
d'un  monsieur  qui  n'a  point  de  convictions  politiques,  d'un  oppor- 
tuniste qui  bat  la  campagne  quand  on  lui  demande  s'il  est  répu- 
blicain ?  Heureusement  nous  avons  des  maris  de  rechange,  et  si 
cette  mignonne  veut  m'en  croire... 

Le  regard  terrible  qu'elle  lui  jeta  l'interloqua  tout  à  fait,  lui 
ferma  la  bouche  et  le  rendit  à  ses  exercices  de  calligraphie  bota- 
nique. 

Elle  roulait  dans  sa  tête  un  projet,  qu'elle  avait  rapidement  mûri. 
Elle  en  toucha  quelques  mots  à  M*®  Gantarel,  qui  s'abstint  de  le  com- 
battre et  se  contenta  de  dire  :  «  A  votre  aise,  ma  chère,  mais  cela 
prouve  que  vous  êtes  encore  bien  jeune.  »  Un  incident  imprévu 
lui  fit  ajourner  son  projet.  Depuis  longtemps  M.  Gantarel  se  plai- 
gnait qu'on  braconnât  dans  son  parc.  Il  avait  renvoyé  son  garde- 
chasse,  qu'il  accusait  de  mollesse  et  même  de  connivence  avec 
l'ennemi.  M"*  de  Moisieux  se  chargea  de  lui  en  procurer  un  autre, 
dont  il  s'accommoda.  C'était  un  Corse,  nommé  Golo,  ancien  sol- 
dat, à  l'œil  vif  et  dur,  dont  le  visage  sec  était  peu  avenant,  sans 
compter  qu'il  portait  à  l'une  de  ses  joues  une  grande  balafre  qui 
semblait  fraîche  et  que,  sans  doute,  il  avait  attrapée  dans  quelque 


NOIRS   ET   ROUGES,  245 

batterie.  Sur  les  pressantes  recommandations  de  la  marquise, 
M.  Gantarel  agréa  Golo,  quoique  Golo  fût  un  fervent  bonapartiste 
et  ne  s'en  cachât  pas.  Malheureusement,  sept  ou  huit  jours  après 
qu'il  fut  entré  en  fonctions,  Golo  fut  pris  de  courbature  et  d'un 
Tiolent  mal  de  tête,  accompagné  de  vomissemens.  Il  dut  s'aliter, 
et  le  médecin  qu'on  fit  venir  crut  reconnaître  tous  les  symptômes 
de  la  petite  vérole.  Son  diagnostic  se  trouva  vrai. 

M.  Gantarel  fut  très  affecté  de  ce  fâcheux  événement,  il  maudit 
sa  malchance.  Quoiqu'il  eût  déclaré  un  jour  que,  si  on  chassait 
les  religieuses  des  hôpitaux,  il  se  chargerait  de  soigner  lui-même 
les  varioleux  et  les  typhoïdes,  la  contagion,  comme  on  sait,  lui 
causait  quelque  frayeur.  Sa  première  pensée  fut  d'envoyer  Golo 
dans  un  des  hôpitaux  de  Paris,  en  l'y  faisant  conduire  généreuse- 
ment à  ses  frais.  M"''  Maulabret  s'y  opposa  avec  une  fermeté  d'ac- 
cent à  laquelle  elle  ne  l'avait  pas  accoutumé  ;  elle  lui  représenta 
que  le  garde-chasse  était  trop  malade  pour  qu'on  pût  le  transpor- 
ter, que  d'ailleurs  il  n'était  un  danger  pour  personne,  le  pavillon 
qu'il  habitait  étant  fort  isolé. 

—  Très  bien,  dit-il  ;  mais  qui  le  soignera? 

—  Il  y  a  encore  dans  le  monde,  répondit-elle  avec  un  peu  d'iro- 
nie, des  sœurs  grises  et  des  augustines. 

—  Je  ne  souffrirai  jamais,  s'écria-t-il  d'un  ton  pontifical,  qu'une 
béguine  vienne  promener  ici  sa  guimpe  et  sa  robe  noire. 

—  En  voici  une  qui  vous  offre  ses  services,  lui  dit-elle.  Faites- 
lui  grâce,  elle  n'a  pas  encore  sa  robe. 

—  Quoi  !  vous  vous  chargeriez!..  Mais  vous  nous  apporterez  l'in- 
fection. Songez,  mademoiselle,  que  j'ai  charge  d'âmes,  que  je 
réponds  de  la  santé  de  votre  tante,  de  mes  domestiques,  car  pour 
ce  qui  est  de  la  mienne,  je  serais  prêt  à  tout  braver,  si  toutefois 
je  n'étais  pas  candidat,.,  mais  je  suis  candidat. 

Il  savait  trop  les  égards  qu'il  devait  au  peuple  souverain  pour 
permettre  qu'un  de  ses  futurs  mandataires  s'exposât  à  être  gravé. 

—  11  n'y  a  qu'un  mot  qui  serve,  Jttta,  reprit-il.  Si  une  fois  vous 
mettez  les  pieds  dans  le  pavillon  de  ce  malheureux,  vous  n'en  sor- 
tirez pas  jusqu'à  sa  complète  guérison. 

—  C'est  bien  ainsi  que  je  l'entends,  monsieur,  répUqua-t-elle. 
Une  demi-heure  plus  tard,  elle  se  trouvait  installée  au  chevet  du 

garde-chasse.  Le  pavillon  se  composait  de  deux  pièces,  d'une 
chambre  à  coucher  qu'occupait  le  malade  et  d'une  petite  cuisine 
où  elle  se  fît  dresser  un  lit  de  camp.  La  première  nuit  qu'elle  y  passa 
lui  fut  douce.  Il  lui  semblait  qu'elle  venait  de  se  cloîtrer  et  que  la 
captivité  de  plusieurs  semaines  qu'elle  s'était  imposée  était  une 
bénédiction  du  ciel.  En  lui  confiant  une  tâche  rebutante  et  pénible, 


246  REVUE    DES    DEDX    MONDES. 

Dieu  avait  voulu  lui  témoigner  qu'il  s'était  réconcilié  avec  elle, 
qu'il  prenait  en  pitié  sa  servante  infidèle.  Le  danger  même  qu'elle 
courait  lui  paraissait  rempli  de  délices.  Elle  souhaitait  parfois  que 
Golo  lui  communiquât  son  mal;  elle  le  bénissait  d'avance  du  ser- 
vice qu'il  lui  rendrait  en  la  défigurant,  en  faisant  justice  de  cette 
beauté  qui  l'avait  exposée  à  de  tels  périls  et  lui  avait  coûté  tant  de 
larmes.  Mais  elle  s'aperçut  bientôt  que  dans  ces  vœux  secrets 
qu'elle  formait  il  entrait  un  reste  d'amertume  ou  de  révolte  et 
comme  la  lie  d'un  amour  mal  guéri.  Elle  ne  souhaita  plus  rien. 
Nuit  après  nuit,  jour  après  jour,  elle  se  livrait  tout  entière  et  sans 
arrière-pensée  comme  sans  distraction  à  sa  rude  besogne  de  gaide- 
malade,  qui  lui  rappelait  délicieusement  son  passé  et  lui  procurait 
un  avant-goût  de  son  avenir.  Ainsi  qu'une  sainte  religieuse,  elle 
se  fût  volontiers  écriée  :  «  Je  voudrais  que  ma  profession  fût  une 
personne,  pour  pouvoir  la  serrer  dans  mes  bras  et  la  presser  .sur 
mon  cœur.  » 

Dieu  sait  que  son  Corse  n'était  pas  commode  et  qu'il  lui  donnait 
beaucoup  de  tablature,  étant  de  ces  hommes  qui  ont  besoin  d'avoir 
toute  leur  santé  pour  être  supportables.  D'habitude  il  avait  l'humeur 
renfermée  et  taciturne;  la  nialadie,  qu'il  considérait  comme  une 
odieupe  injustice  de  la  nature,  ie  rendait  bavard;  il  ne  cessait  de 
tempêter,  de  criailler.  Brusque,  emporté,  violent  et  profondément 
ingrat,  toujours  prêt  à  se  lâcher  et  à  mordre  la  main  qui  le  cares- 
sait, elle  eut  toutes  les  peines  du  monde  à  l'apprivoiser.  Que  d'élo- 
quence ne  devait-elle  pas  dépenser  pour  le  décider  à  prendre  ses 
potions,  pour  l'empêcher  de  se  découvrir  dans  ses  querelles  avec 
son  lit  !  11  ne  lui  savait  aucun  gré  de  ses  soins,  de  son  infatigable 
sollicitude,' de  son  angélique  patience,  de  ses  veilles  et  de  ses 
insomnies.  En  revanche,  il  ne  pouvait  pardonner  à  M.  Gantarel  de 
ne  pas  venir  prendre  de  ses  nouvelles  en  personne;  il  se  répan- 
dait en  invectives  contre  lui.  Non-seulement  M.  Gantarel  le  laissait 
«  crever  comme  un  chien  sans  se  soucier  de  lui;  »  n'avait-il  pas 
eu  le  front  de  le  chicaner  un  jour  sur  son  bonapartisme,  de  lui 
soutenir  que  Napoléon  I*""  n'avait  été  qu'un  pleutre  ?  «  —  Napoléon 
pas  pleutre,  s'écriait  Golo.  Il  avait  beaucoup  de  talent  Napoléon, 
plus  de  talent  que  M.  Gantarel.  »  Jetta  ne  tentait  pas  de  lui  prouver 
le  contraire,  mais  elle  le  suppliait  de  se  calmer. 

Le  progrès  rapide  de  la  maladie  et  la  perte  de  ses  forces  le  ren- 
dirent plus  maniable.  Sans  être  confluente,  sa  petite  vérole  était 
fort  sérieuse.  Sa  tête  était  bouffie,  énorme  et  hideuse,  son  corps 
était  couvert  de  boutons  et  de  croûtes,  que  M"*  Maulabret  contem- 
plait sans  répugnance  et  sans  dégoût.  Il  avait  renoncé  à  criailler, 
mais  il  geignait  sans  cesse  et  ne  souffrait  pas  que  sa  garde-malade 


NOIRS    ET    ROUGES.  247 

s'éloignât  de  son  lit.  Parfois  elle  était  près  de  tomber  d'épuise- 
ment; quelques  heures  de  sommeil  qu'elle  réussissait  à  prendre 
sur  son  tyran  suffisaient  pour  la  remettre  sur  pied,  pour  lui  rendre 
toute  sa  vaillance.  Elle  pensait  continuellement  à  mère  Amélie; 
elle  se  demandait  :  «  Serait-elle  contente  de  moi?  »  Elle  lui  em- 
pruntait sa  conscience  pour  se  juger,  et  cette  conscience  impi- 
toyable lui  disait  :  «  Fais  taire  la  chair  et  le  sang;  n'as-tu  pas 
beaucoup  à  réparer?  Cette  nuit,  tu  as  dormi  trois  heures,  c'est  trop. 
Des  scrupules,  mademoiselle  Maulabret,  et  encore  des  scrupules  I 
Vous  n'en  aurez  jamais  assez,  sœur  Marie.  » 

Sans  parler  du  médecin  qui  venait  tous  les  matins  et  revenait 
quelquefois  le  soir,  elle  recevait  souvent  des  visites.  M"*  Cantarel 
lui  en  faisait  plusieurs  chaque  jour,  d'abord  parce  qu'elle  éprou- 
vait le  besoin  de  la  voir,  et  ensuite  parce  qu'elle  avait  ainsi  le  plai- 
sir d'épouvanter  M.  Cantarel  en  lui  disant  qu'elle  l'avait  vue.  Elle 
s'amusait  de  ses  exclamations,  de  ses  soubresauts,  de  tous  les 
vinaigres  de  santé  dont  il  s'arrosait  pour  tenir  le  virus  à  distance. 
M"""  de  Moisieux,  à  qui  le  courage  ne  faisait  jamais  défaut  quand 
elle  avait  une  idée  en  tête,  venait  souvent  aussi.  M"'  Maulabret 
l'accueillait  avec  une  politesse  froide,  réservée,  qui  n'arrêtait  pas 
les  effusions  de  la  marquise.  Elle  était  aussi  tendre  que  jamais 
pour  «  sa  toute  belle  ;  »  mais  elle  ne  lui  chantait  plus  le  même  air. 
Ses  entretiens  étaient  couleur  feuille  morte.  Elle  s'étendait  sur  la 
vanité  des  affections  humaines  et  des  plaisirs  de  la  terre.  Avec  de 
grands  gestes,  qui  faisaient  cliqueter  ses  bracelets ,  elle  célébrait 
volontiers  les  joies  de  Sion,  la  félicité  des  vierges  du  Seigneur  qui 
vivent  comme  des  anges,  parce  qu'elles  sont  mortes  au  monde. 
Quelquefois  elle  parlait  de  se  faire  elle-même  carmélite,  et  ses  bra- 
celets cliquetaient  encore.  Après  quoi  elle  embrassait  audacieuse- 
ment  Jetta  sur  les  deux  joues,  puis  elle  retournait  bien  vite  dans 
son  chalet,  où  elle  se  soumettait  à  d'éfiergiques  et  savantes  fumi- 
gations que  lui  préparait  le  jeune  Lara,  et  elle  ajournait  sa 
vêture. 

Quand  il  fut  entré  dans  la  période  de  la  suppuration,  Golo  eut 
de  violens  accès  de  délire  et  causa  de  graves  embarras  à  M"*  Mau- 
labret. Il  ne  pensait  qu'à  s'échapper,  à  s'en  aller  courir  le  monde; 
elle  avait  beaucoup  de  peine  à  le  réintégrer  entre  ses  draps. 

Une  nuit,  profitant  d'un  léger  assoupissemeut  de  sa  garde-malade, 
il  rejeta  brusquement  ses  couvertures,  et  il  se  coulait  déjà  hors  de 
son  lit,  quand  elle  accourut  pour  l'arrêter  au  passage. 

—  Laissez-moi  !  s'écria-t-il  en  essayant  de  se  débattre. 

—  Oii  voulez-vous  aller  ? 

—  Vous  le  savez  bien. 


2/i8  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

—  Je  vous  assure  que  je  ne  le  sais  pas. 

—  Il  est  là,  reprit  Golo  en  montrant  d'un  doigt  menaçant  la  porte 
de  la  cuisine,  et  je  veux  lui  brûler  la  cervelle. 

—  De  qui  parlez- vous?  lui  demanda-t-elle  avec  une  douce  auto- 
rité. 

—  De  qui  donc?..  De  lui,  de  M.  Valport. 

Ce  nom  inopinément  prononcé  la  fit  tressaillir  jusque  dans  la 
moelle  de  ses  os.  Golo  se  débattait  de  plus  belle  ;  à  force  de  patience 
et  d'énergie,  elle  parvint  à  le  maintenir. 

—  Vous  étiez  son  garde-chasse?  reprit-elle. 

—  C'est  de  l'histoire  ancienne.  Quand  il  a  fait  maison  neuve,  il 
y  a  huit  mois,  je  suis  devenu  son  valet  de  chambre. 

—  Et  qu'avez-vous  à  lui  reprocher? 

—  Il  m'a  sanglé  la  figure  d'un  coup  de  cravache. 

Elle  rassembla  tout  son  courage,  et  poursuivant  son  enquête  : 

—  Apparemment  il  avait  à  se  plaindre  de  vous,  dit-elle  d'une  voix 
haletante,  vous  lui  aviez  fait  quelque  chose. 

—  Ce  n'est  pas  moi,  s'écria-t-il,  c'est  l'homme  à  la  loupe  qui  a 
tout  fait. 

Un  souvenir  traversa  l'esprit  de  M"*  Maulabret  comme  un  éclair. 
Elle  se  rappela  qu'un  matin  elle  avait  trouvé  chez  M"*  de  Moisieux 
un  petit  homme  au  museau  de  renard  orné  d'une  loupe,  qui  sem- 
blait s'occuper  à  quelque  mystérieux  tripotage.  Au  moment  où  elle 
entrait,  ce  renard  venait  de  parler  de  M"«  Maulabret,  et  une  carte 
qui  traînait  sur  une  table  lui  avait  appris  comment  il  se  nommait. 

—  L'homme  à  la  loupe?  dit-elle.  Ne  s'appelait-il  pas  M.  Mon- 
giron  ? 

—  Ehl  qui  diable  sait  son  nom.?  repartit  Golo. 

Il  lui  parut  qu'elle  tenait  le  fil,  qu'elle  devinait  tout. 

—  Yous  êtes  plus  coupable  que  vous  ne  le  dites,  continua-t-elle ; 
car  cette  femme... 

—  Eh  oui!  la  femme  en  rose,  dit-il  en  ricanant.  Elle  est  dia- 
blement jolie,  celle-là. 

—  Cette  femme,  c'est  vous  qui  l'avez  fait  entrer,  c'est  vous  qui 
l'avez  cachée. 

i  ,11  ne  répondit  ni  oui  ni  non. 

—  Sans  doute  on  vous  avait  promis  de  vous  procurer  une  autre 
place,  si  M.  Valport  vous  chassait,  et  sans  doute  aussi  on  vous  a 
payé,  et  la  somme  était  ronde.  Vous  avez  fait  là  un  joli  négoce. 

Il  restait  muet  ;  il  avait  l'air  de  se  dire  :  «  Bien  habile  qui  me 
fera^parler  1  »  Puis  la  regardant  d'un  air  farouche  :  —  Je  ne  vou- 
lais pas  qu'il  se  mariât,  j'aime  mieux  l'autre. 

Et  tout  à  coup  : 


NOIRS   ET   ROUGES.  249 

—  Qui  êtes-vous?  s'écria-t-il. 

—  Je  suis  votre  garde-malade,  répondit-elle  froidement. 

Et  le  saisissant  par  les  deux  poignets,  elle  l'obligea  de  se  recou- 
cher. Il  se  calma  pendant  quelques  instans,  mais  bientôt  il  recom- 
mença à  s'agiter,  à  discourir  sur  sa  balafre,  dont  il  avait  juré  de  se 
venger.  Il  s'écriait  de  nouveau  qu'il  entendait  marcher  quelqu'un 
de  l'autre  côté  de  la  porte,  que  c'était  lui,  l'homme  à  la  cravache, 
qu'il  entendait  se  lever,  qu'il  lui  ferait  bien  vite  son  affaire.  Elle  dut 
lui  répéter  jusqu'à  cent  fois  qu'il  se  croyait  à  tort  dans  un  apparte- 
ment de  la  rue  de  Luxembourg,  qu'il  était  à  Gombard,  que  derrière  la 
porte  il  y  avait  une  cuisine  et  que  dans  cette  cuisine  il  n'y  avait  per- 
sonne. Heureusement,  à  la  pointe  du  jour,  il  s'endormit,  et  elle  put 
se  livrer  à  ses  réflexions.  Il  y  avait  eu  complot,  elle  en  avait  la 
preuve,  et  cette  pensée  la  soulageait.  Si  morte  qu'elle  soit  au 
monde,  c'est  une  consolation  pour  la  fierté  d'une  femme  d'apprendre 
qu'on  a  dii  se  mettre  plusieurs  et  user  d'artifice,  ourdir  des  trames, 
forger  des  machines  pour  décider  l'homme  qu'elle  aimait  à  la  trahir 
et  à  l'oublier.  Quand  Golo  se  réveilla,  il  avait  recouvré  son  bon 
sens  et  ne  se  rappelait  plus  ce  qu'il  avait  dit.  Elle  n'eut  garde  de  l'en 
faire  souvenir  ni  de  le  questionner  davantage,  elle  en  savait  assez. 

Quelques  jours  plus  tard,  le  médecin  lui  annonça  que  son  malade 
était  hors  d'affaire  et  que  sa  convalescence  ne  serait  pas  longue. 
Elle  put  désormais  se  procurer  quelques  heures  de  liberté,  dont 
elle  profitait  pour  se  secouer,  pour  se  remettre  de  ses  rudes  fatigues. 
Chaque  matin,  elle  traversait  le  parc  dans  toute  sa  largeur,  quel- 
quefois même  elle  en  sortait  pour  arpenter  un  sentier  qui  bordait 
un  champ  d'avoine  en  pente  où  des  pommiers  projetaient  leur 
ombre.  L'avoine  était  jaune,  l'ombre  était  presque  bleue.  Le  long 
du  champ  courait  une  haie  vive,  où  venaient  picorer  les  poules 
d'un  fermier;  elle  les  entendait  caqueter,  glousser  doucement  dans 
les  épines.  En  tournant  la  tête,  elle  apercevait  ce  cerisier  sauvage 
qu'elle  avait  vu  jadis  tout  fleuri  et  qui  l'avait  comme  ensorcelée. 
Que  ce  temps  était  loin  d'elle!  Les  fleurs  s'étaient  changées  en 
fruits,  et  la  cime  de  l'arbre  faisait  une  tache  rouge  sur  le  ciel.  Des 
corbeaux,  que  ses  cerises  affriandaient,  s'étaient  levés  avant  l'aube 
pour  les  dévaliser.  Aussi  défîans  que  voraces,  ils  étaient  troublés 
dans  leur  banquet  par  cette  promeneuse  qui  les  regardait,  et  la 
bande  tournoyait  d'un  vol  inquiet  au-dessus  des  branches,  en 
croassant  avec  colère,  tant  il  est  vrai  que  tout  le  monde  a  ses  cha- 
grins. Par  instans,  un  loriot  entonnait  sa  pompeuse  chanson,  et  du 
fond  de  sa  solitude  un  coucou  lui  répondait. 

Elle  n'était  pas  seule  dans  son  sentier  :  ce  mort  qui  tenait  tant 
de  place  dans  sa  vie  et  dans  ses  pensées  s'y  promenait  avec  elle. 


250  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Il  faut  croire  que  ses  nuits  blanches  lui  avaient  laissé  une  sorte 
d'excitation  nerveuse  qui  la  prédisposait  aux  visions,  car  ce  mort, 
elle  le  voyait  distinctement.  Ce  n'était  pas  son  fantôme,  c'était  lui- 
même  avec  sa  haute  taille,  ses  épaules  osseuses,  ses  rares  cheveux 
blancs,  son  large  front,  son  regard  sévère  qui  voyait  tout  et  sa 
bouche  au  sourire  ironique.  Sa  présence  était  si  réelle  que,  sans  y 
penser,  elle  marchait  sur  le  bord  du  chemin  pour  lui  en  laisser  le 
milieu,  et  dans  ses  promenades  elle  s'arrêtait  toujours  à  quelques  pas 
d'un  pommier,  dont  les  branches  basses  s'étendaient  horizontalemen  t, 
comme  si  elle  eût  voulu  épargner  à  son  invisible  compagnon  le 
danger  de  s'y  heurter  le  front  ou  l'ennui  de  courber  la  tête.  Elle 
lui  parlait,  il  répliquait,  tous  deux  raisonnaient,  s'animaient,  s'é- 
chauffaient, et  leur  dispute  était  sans  fin,  ce  qui  ne  les  empêchait 
pas  de  s'aimer  beaucoup.  — «  Vous  vous  êtes  trompé,  lui  disait-elle, 
et  vous  devez  le  savoir,  puisque  vous  habitez  aujourd'hui  dans  le 
pays  des  éternelles  vérités  ;  mais  vous  vouliez  mon  bonheur  et  je 
chérirai  toujours  votre  mémoire  ;  grâce  à  vous,  je  ne  serai  jamais 
seule  dans  ce  monde.  »  C'est  là-dessus  qu'ils  se  quittaient,  émus 
et  réconciliés,  et  en  retournant  dans  le  pavillon  où  Golo  l'attendait, 
elle  y  rapportait  non-seulement  la  fraîcheur  du  matin,  mais  cette 
divine  sérénité  que  procurent  les  entretiens  avec  un  mort,  alors 
même  qu'on  se  dispute  avec  lui.  Les  vivans  les  plus  tranquilles  ont 
un  commerce  agité,  on  ne  possède  pas  son  âme  auprès  d'eux  ;  il 
n'y  a  pour  l'homme  de  vrai  repos  que  dans  la  société  de  l'invisible. 

Dès  que  Golo  fut  guéri  et  put  se  passer  de  ses  soins.  M"*  Mau- 
labret  prit  congé  de  lui  pour  retourner  au  château  avec  l'agrément 
de  M.  Cantarel,  à  qui  le  médecin  affirma  qu'il  n'avait  plus  rien  à 
redouter.  L'enfant  des  maquis  se  sépara  d'elle  sans  émotion  et  sans 
beaucoup  de  cérémonie;  les  remercîmens  qu'il  lui  adressa  furent 
très  courts.  Il  était  enchanté  d'être  encore  en  vie,  mais  il  se  trou- 
vait très  laid  et  craignait  de  demeurer  gravé;  peu  s'en  fallait  qu'il 
ne  s'en  prît  à  sa  garde-malade.  Elle  eut  raison  de  ne  pas  retarder 
d'un  jour  son  déménagement,  car  dans  l'après-midi  M.  le  mar- 
quis Lésin  de  Moisieux,  qui  depuis  quelque  temps  rôdait  autour 
du  pavillon,  hasarda  de  s'y  présenter  pour  l'y  voir.  11  n'y  avait  plus 
que  le  nid,  l'oiseau  était  parti,  ce  qui  lui  causa  un  sensible  déplai- 
sir. 11  se  consola  en  faisant  la  connaissance  de  Golo.  Dès  la  pre- 
mière minute,  ces  deux  sauvnges  s'agréèrent  l'un  l'autre,  se  con- 
vifireiit  et  s'entendirent.  Bientôt  il  se  forma  entre  eux  une  touchante 
intimité,  qui  devait  être  fertile  en  heureuses  conséquences. 

M"'  Maulabret  sentait  elle-même  que  ses  nerfs  étaient  excités, 
qu'elle  avait  de  la  fièvre,  de  l'exaltation.  Avant  d'exécuter  le  pro- 
jet qu'elle  méditait,  elle  voulut  attendre  que  son  esprit  (uX  rentré 


NOIRS    ET   RODGES.  251 

dans  son  assiette  accoutumée.  Lorsqu'elle  fut  tout  à  fait  calme, 
elle  causa  avec  son  bon  sens,  elle  consulta  sa  raison,  et  sa  raison 
lui  déclara  que  son  dessein  était  parfaitenaent  raisonnable.  Elle  s'en 
ouvrit  de  nouveau  à  sa  tante,  la  pria  de  vouloir  bien  la  conduire 
sans  plus  de  retard  auprès  de  mère  Amélie. 

—  Je  ferai  tout  ce  qu'il  vous  plaira,  ma  chère,  lui  répondit 
M'"*  Cantarel;  mais,  je  vous  le  répète,  tous  êtes  bien  jeune. 

XXII. 

Quand  M"»  Maulabret  eut  franchi  la  grille  de  son  hôpital,  elle 
s'arrêta  un  instant  et  se  retourna.  La  place  qu'elle  embrassait  de 
son  regard  était  en  ce  moment  fort  animée.  Il  y  avait  dans  le  voi- 
sinage des  démolitions  et  des  bâtisses  commencées;  on  voyait  pas- 
ser des  charrettes,  des  tombereaux,  des  baquets,  de  pesans  far- 
diers,  chargés  de  pierres  de  taille  liées  par  de  grosses  chaînes,  et  le 
sourd  gémissement  du  pavé  se  mêlait  au  cri  des  essieux  et  au 
grincement  de  la  ferraille.  Sa  pensée  traversa  cette  place,  où  débou- 
chaient trois  rues.  Il  lui  parut  qu'il  était  indifférent  de  s'engager 
dans  l'une  ou  dans  l'autre,  que  par  des  détours  plus  ou  moins  longs 
elles  conduisaient  toutes  au  même  endroit,  qu'en  les  remontant  on 
était  sûr  d'arriver  dans  un  lieu  fatal,  où  se  passaient  des  choses 
étranges  autant  qu'odieuses.  Il  y  avait  là  d'élégans  entresols,  dans 
lesquels  on  s'assemblait  avec  ses  amis  pour  dire  adieu,  le  verre  en 
main,  à  sa  jeunesse  et  à  des  enchantemens  qu'on  quittait  à  regret. 
Pour  étourdir  son  chagrin,  on  prononçait  des  discours,  on  portait 
des  santés,  et  tout  à  coup  des  trappes  s'ouvraient,  il  en  sortait  des 
femmes  vêtues  de  rose.  A  leur  vue,  on  oubliait  tout,  on  faussait  sa 
parole,  on  trahissait  gaîment  la  foi  jurée,  en  se  disant  :  «  Je  vais  lui 
briser  le  cœur,  à  cette  pauvre  enfant,  et  il  pourrait  bien  se  faire 
qu'elle  en  mourût  ou  qu'elle  en  devînt  folle;  mais  qu'importe?..» 
Effectivement  il  n'importait  guère,  puisque  l'accusé  ne  daignait  pas 
même  se  défendre  I 

Elle  traversa  la  cour  et  s'arrêta  encore.  Dans  les  bruits  rappro- 
chés ou  lointains,  dans  les  confuses  rumeurs  qui  arrivaient^à  son 
oreille,  elle  croyait  reconnaître  la  voix  du  monde  qui  l'appelait 
par  son  nom,  l'invitait  ou  la  narguait.  Quoiqu'elle  n'eût  jamais  vu 
l'océan  qu'en  idée,  elle  pensait  à  son  écume  et  à  ses  trahisons,  à 
son  immensité  tourmentée,  à  ses  récifs  perfides,  à  l'éttruelle  sédi- 
tion de  ses  vagues,  au  ténébreux  mystère  de  ses  abîmes  muets. 
Elle  s'engagea  dans  le  vestibule,  puis  dans  la  cage  de  l'escalier 
tournant ,  et  par  degrés  les  bruits  s'amortirent.  Quand  elle  eut 
atteint  une  petite  porte  en  anse  de  panier  dont  la  vue  lui  fit  battre 


252  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

le  cœur,  elle  n'entendit  plus  rien,  et  sur  sa  figure  se  peignit  la  joie 
radieuse  d'un  naufragé  qui  surgit  au  port. 

Elle  entra,  elle  trouva  la  chambre  vide,  elle  s'informa.  On  lui 
apprit  que  la  mère  était  au  parloir,  qu'elle  ne  tarderait  pas  à  reve- 
nir. Elle  l'attendit  en  conversant  tout  bas  avec  un  crucifix  d'ivoire 
qui  jadis  l'avait  vue  pleurer  et  qui  plus  tard  l'avait  vue  sourire.  Il 
abaissait  sur  elle  en  ce  moment  un  regard  de  miséricorde,  il  faisait 
fête  à  sa  repentance. 

Tout  à  coup  un  pêne  à  demi-tour  glissa  dans  sa  gâche,  une  robe 
noire  apparut  sur  le  seuil,  un  éclair  jaillit  de  deux  petits  yeux  dont 
les  colères  étaient  terribles,  et  une  voix  fiémissante,  farouche,  sem- 
blable à  une  des  trompettes  du  jugement  dernier,  s'écria  : 

—  Ah!  vraiment,  mademoiselle,.,  c'est  donc  vous? 

Ce  cri  signifiait  :  «  Vous  n'avez  rien  à  m'apprendre,  sœur  Marie, 
qui  n'êtes  plus  pour  moi  que  M'"  Maulabret.  J'ai  tout  appris,  je 
connais  votre  crime,  j'en  sais  toute  l'aventure,  le  commencement, 
le  milieu  et  la  déplorable  fin,  que  Dieu  bénisse  à  jamais  !  Eh  !  vrai- 
ment, c'est  vous,  et  je  ne  m'en  étonne  guère,  je  vous  attendais; 
mais  ]■-.  suis  partagée  entre  l'impatience  que  j'avais  de  vous  voir 
et  l'horreur  que  vous  m'inspirez.  Oui,  c'est  bien  vous,  et  je  m'in- 
digne que  vous  osiez  reparaître  ici,  devant  moi,  devant  ce  Dieu 
crucifié  qui  vous  maudit.  Pourtant  votre  audace  me  plaît,  car  je 
pourrai  vous  dire  tout  ce  que  je  pense  de  vous.  Si  mes  lèvres, 
que  la  colère  divine  a  touchées  de  son  charbon,  avaient  été  con- 
damnées à  se  taire,  je  crois  vraiment  que  j'en  serais  morte.  » 

M"^  Maulabret  se  laissa  tomber  sur  ses  genoux  ;  levant  son  visage 
vers  la  mère,  elle  lui  dit  : 

—  Regardez-moi,  ma  mère,  et  faites-moi  grâce. 

Mère  Amélie  la  regarda.  Bien  que  l'histoire  que  racontait  ce  visage 
ravagé  par  le  chagrin  la  touchât  peu,  elle  se  sentit  désarmée.  Elle 
s'affligeait  seulement  de  voir  qu'en  perdant  sa  santé,  ses  couleurs, 
son  éclat,  la  délicieuse  pureté  de  ses  contours,  il  avait  conservé 
toutes  ses  grâces.  Mais  quoi!  il  fallait  laisser  agir  le  temps,  il  en 
viendrait  à  bout.  Elle  se  taisait;  Dieu  avait  parlé  avant  elle  et  ne 
lui  avait  laissé  rien  à  dire.  Il  avait  tiré  de  ces  beaux  yeux  toutes 
les  larmes  qu'ils  pouvaient  verser  et  leur  avait  fait  dégorger  le 
poison  dont  ils  s'étaient  abreuvés;  il  avait  promené  dans  ce  cœur 
infidèle  un  fer  rouge  pour  le  guérir  par  d'autres  plaies  des  bles- 
sures que  lui  avait  faites  le  monde  ;  le  vent  de  sa  colère  avait  soufflé 
sur  cette  fleur  et  l'avait  consumée  jusque  dans  ses  racines.  Que 
restait-il  à  faire?  Quels  reproches  adresser  utilement  à  qui  avait 
tant  pleuré?  Elle  eût  perdu  ses  paroles,  elle  n'aimait  pas  à  les 
perdre. 


KOIRS   ET   ROCGES.  253 

Elle  s'assit,  et  prenant  entre  ses  mains  de  cire  la  tête  de  Jetta 
agenouillée,  elle  se  contenta  de  lui  dire  : 

—  Vous  avez  donc  bien  souffert? 

—  Ah!  ma  mère,  il  me  semble  que  c'est  par  miracle  que  je  vis 
encore. 

—  Et  vous  ne  croyez  plus  à  l'amour?  demanda- 1 -elle  encore 
avec  un  accent  d'âpre  ironie. 

—  Je  vous  assure  que  je  suis  guérie,  bien  guérie...  Dieu  m'a 
traitée  par  le  fer  et  par  le  feu. 

—  Ainsi  cet  homme?.. 

—  Oh  !  je  vous  en  supplie,  ne  parlons  pas  de  lui. 

—  Vous  le  haïssez? 

—  A  quoi  bon  le  haïr,  ma  mère?..  Il  est  plus  simple  de  l'ou- 
blier. 

Mère  AméUe  se  tut  quelques  instans.  Elle  contemplait  d'un  œil 
dur,  courroucé,  cette  jeune  pécheresse  dont  la  tête  reposait  sur  ses 
genoux  et  à  qui  les  mains  d'une  sainte  servaient  d'oreiller.  Elle 
s'étonnait,  elle  s'indignait  comme  une  panthère  qui  verrait  une 
gazelle  venir  se  coucher  entre  ses  pattes  et  chercher  un  asile  sous  sa 
griffe.  Des  paroles  amères  montaient  incessamment  de  son  cœur 
à  ses  lèvres,  mais  la  pitié  lui  fermait  la  bouche,  sa  colère  en  était 
réduite  à  ronger  et  à  mâcher  son  frein.  Elle  finit  par  dire  : 

—  Les  voies  du  Seigneur  sont  mystérieuses;  qui  oserait  discu- 
ter ses  dispensations?  Il  fait  bien  tout  ce  qu'il  fait,  et  ses  élus 
n'ont  pas  le  droit  de  se  plaindre  de  la  façon  dont  il  les  traite.  Les 
uns  entrent  dans  son  royaume  d'un  bond  et  de  plein  vol.  A  d'au- 
tres il  inflige  de  cruelles  expériences  ;  il  leur  ordonne  de  se  traîner 
jusqu'à  lui  à  travers  les  chemins  rocailleux  ou  fangeux  du  monde, 
jusqu'à  ce  qu'il  lui  plaise  de  faire  grâce  à  leurs  lassitudes  et  à  la 
meurtrissure  de  leurs  pieds...  Vous  avez  fait  ce  voyage,  il  vous  en 
souviendra  longtemps.  Vous  voilà  rendue  à  vous-même  et  à  Dieu. 
Je  voudrais  croire  que  c'est  à  jamais. 

—  Oh  !  ma  mère,  je  vous  assure... 

—  Je  crains  celui  qui  rôde  éternellement  autour  des  bergeries, 
interrompit-elle. 

—  Ne  suis-je  pas  sous  votre  garde?..  Celui  dont  vous  parlez 
n'entre  pas  ici. 

—  Fort  bien,  mais  dans  une  heure  vous  ne  serez  plus  ici. 

M"**  Maulabret  releva  la  tête  et  s'écria  avec  un  élan  d'enthou- 
siasme et  de  joie  : 

—  Ma  mère,  je  suis  venue,  je  suis  venue...  et  je  ne  m'en  irai 
plus. 

Mère  Amélie  la  regardait  avec  étonnement;  elle  ne  comprenait 
pas  ou  ne  voulait  pas  comprendre. 


25 à  BEVUE   DECXDES  MONDES. 

—  Oui,  grâce  à  Dieu,  je  suis  ici,  et  je  compte  y  rester  à  jamais, 
reprit  la  jeune  fille  avec  une^volubilité  de  langue  qui  semblait  tra- 
hir un  retour  d'incorrigible  jeunesse  et  qui  n'était  que  l'elTusion 
d'une  âme  trop  pleine,  pressée  de  répandre  son  abondance.  Ne 
croyez,  pas  que  je  parle  en  étourdie  ;  j'y  ai  bien  pensé,  j'ai  longue- 
ment réfléchi,  et  je  suis  sûre,  tout  à  fait  sûre  de  ce  que  je  vais 
vous  dire.  Personne  ne  cherchera  à  me  faire  revenir  sur  ma  réso- 
lution. Ma  tante,  que  j'ai  pressentie,  n'a  trouvé  aucune  objection  à 
me  faire.  Quant  à  M.  Gantarel,..  songez  que  les  circonstances  sont 
bien  changées,  que  M"»  de  Moisieux,  qui  le  gouverne,  a  renoncé  à 
ses  espérances,  à  ses  desseins  sur  moi,  qu'il  n'a  plus  aucune  raison 
de  contrarier  ma  vocation,  de  me  retenir  malgré  moi  dans  le 
monde...  Donnez-moi  bien  vite  une  plume  et  du  papier,  je  veux  lui 
écrire  tout  de  suite,  et  ma  lettre  sera  courte  :  «  J'y  suis,  j'y  reste.  » 
Et  voilà  tout. 

L'étonnement  de  mère  Amélie  se  changea  en  stupeur.  Elle 
s'écria  : 

—  Vous  êtes  folle...  Et  le  testament? 

—  Eh!  oui,  le  testament,.,  reprit  M'"" Maulabret,  11  sera  exécuté, 
le  testament.  La  fortune  qui  m'était  offerte  servira  à  fonder  une 
maison  de  santé,  et  tout  le  monde  s'en  trouvera  bien.  Oh!  ne{ 
croyez  pas  que  je  la  regrette,  cette  fortune.  Je  viens  de  passer  des, 
mois  et  des  mois  chez  un  millionnaire.  Personne  n'est  heureux  dans 
cette  maison  qui  sue  l'or.  Je  me  suis  rappelé  bien  souvent  l'his- 
toire de  ce  roi  malade,  à  qui  son  médecin  déclara  qu'il  ne  serait 
guéri  que  le  jour  où  il  appliquerait  sur  sa  poitrine  la  chemise  d'un 
homme  heureux.  On  le  chercha  dans  tout  le  monde,  cet  homme 
heureux  dont  la  chemise  devait  guérir  un  roi.  On  finit  par  le  trou- 
ver; hélas!  il  n'avait  point  de  chemise...  0  pauvreté  bénie!  quand 
je  suis  arrivée  ici,  je  n'avais  rien; pauvre  on  m'a  reçue,  et  pauvre 
j'y  reviens.  Qu'y  a-t-il  donc  de  changé?..  La  dot  que  je  n'apporte 
pas,  je  la  remplacerai  par  un  redoublement  de  soins  et  de  charité. 
Oh!  comme  je  vais  les  aimer,  nos  chères  malades!  Je  les  aimerai_, 
comme  disait  quelqu'un,  avec  toute  ma  raison  et  avec  toute  ma 
fohe,  ou  plutôt  je  les  aimerai  avec  tout  mon  chagrin  et  avec  tout 
mon  repentir  qu'elles  transformeront  en  joie...  Ah!  ma  mère,  don- 
nez-moi bien  vite  quelque  vilaine  plaie  à  panser.  Y  a-t-il  ici  quel- 
ques linges  si  infects  que  vos  infirmières  répugnent  aies  toucher? 
C'est  moi  qui  les  blanchirai,  et  dans  leur  souillure  je  laverai  mes 
mains,  mes  souvenirs  et  mon  cœur. 

A  la  stupeur  qu'éprouvait  mère  Amélie  avait  succédé  une  impa- 
tience qui  ne  pouvait  plus  se  contenir. 

—  Assez,  de  grâce,  assez,  répondit-elle  d'une  voix  qui  descen- 
dait des  nues.  Vous  ayez  la  tête  romanesque,  mademoiselle  Maula- 


NOIRS   ET  ROUGES.  255 

bret,  et  vos  chimères  vous  font  extravaguer.  Est-il  donc  besoin  de 
vous  dire  que,  si  la  fortune,  dont  vous  parlez  si  légèrement,  est  un 
instrument  de  perdition  pour  les  infidèles  et  les  impies,  elle  est  le 
plus  puissant  moyen  de  salut  dans  les  mains  de  Jésus-Christ  et  de 
ses  serviteurs?  Faut-il  vous  représenter  que,  si  l'église  ne  demande 
rien  à  qui  n'a  rien,  elle  a  le  droit  de  demander  beaucoup  à  qui  pos- 
sède beaucoup,  et  que  les  mains  pleines  qui  se  vident  complaisam- 
ment  au  profit  du  monde  enrichissent  Satan  et  dépouillent  Dieu?.. 
Mais  je  ne  veux  pas  descendre  à  raisonner  avec  vous.  Il  doit  vous 
suffire  de  savoir,  ajouta-t-elle  d'un  ton  impérieux,  que  ce  que  vous 
désirez  est  impossible,  vous  m'entendez,  impossible. 

A  son  tour  M"®  Maulabret  la  regardait  avec  attention  et  avec  une 
sorte  de  saisissement.  Ces  petits  yeux  noirs  dont  jadis  le  regard  la 
faisait  trembler  et  dans  lesquels  je  ne  sais  quelle  sainte  avarice  venait 
d'allumer  une  flamme  sombre,  il  lui  sembla  qu'elle  en  découvrait 
le  fond.  Elle  devina  subitement  beaucoup  de  choses  qui  lui  avaient 
échappé  :  cette  servante  de  Dieu  et  des  pauvres  lui  apparut  tout 
à  coup  telle  qu'elle  était.  Elle  passait  sa  vie  à  se  macérer,  à  se  mor- 
tifier, à  châtier  sa  chair  et  son  sang,  elle  avait  renoncé  à  tout, 
retranché  sans  regret  comme  sans  pitié  ses  désirs  et  ses  besoins, 
elle  était  morte  à  elle-même;  mais  elle  revivait  glorieusement  dans 
la  communauté  à  laquelle  son  corps  et  son  âme  s'étaient  donnés. 
Ce  moi  qu'elle  avait  immolé  était  remplacé  par  un  autre  qui 
était  immense,  qui  aspirait  à  couvrir  la  terre,  et  elle  s'en  faisait 
un  Dieu,  et  sa  pauvreté  volontaire  entendait  que  son  Dieu  fût 
riche. 

Mère  Amélie  se  méprit  au  silence  que  gardait  Jetta  et  qu'elle 
interpréta  comme  une  marque  de  confusion  et  de  contrition.  Elle 
lui  dit  d'un  ton  moins  sévère  : 

—  Eh!  sans  doute  je  comprends  votre  impatience...  En  peu  de 
courage,  mon  enfant  !  Seize  mois  seront  bientôt  passés. 

M"*  Maulabret  n'était  plus  agenouillée,  elle  venait  de  s'asseoir. 
Elle  répondit  : 

—  Dans  seize  mois,  ma  mère,  il  en  sera  comme  aujourd'hui.  Ces 
douze  cent  mille  francs  ne  seront  jamais  à  moi,  je  n'en  pourrai 
jamais  disposer. 

—  Quelle  énormité  me  dites-vous  là?  Ah!  vraiment,  vous  avez 
l'esprit  malade...  Mais  vous  oubliez  que  je  le  connais,  ce  testament, 
que  je  l'ai  lu...  Prétendez-vous  m'en  imposer? 

—  Que  voulez-vous,  ma  mère?  répliqua-t-elle  doucement,  il 
m'est  venu  à  ce  sujet  un  scrupule. 

—  Un  scrupule  !  fit  mère  Amélie  d'un  ton  presque  gausseur.  Un 
scrupule! 


256  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

—  Ne  m'avez-vous  pas  souvent  répété  que  je  n'en  aurais  jamais 

assez? 

Il  y  a  scrupules  et  scrupules,  mademoiselle,  et  je  vous  engage 

à  distinguer  entre  ceux  que  l'église  approuve  et  ceux  qu'elle  con- 
damne comme  une  suggestion  du  démon  et  de  l'orgueil...  Avez- 
vous  fait  part  du  vôtre  au  prêtre  qui  vous  confesse  ? 

—  Non,  ma  mère. 

—  Et  sur  de  tels  sujets  vous  vous  en  rapportez  à  voire  propre 
sagesse?..  Vous  qui  avez  prononcé  dans  votre  cœur  le  vœu  de  pau- 
vreté, ignorez-vous  qu'il  vous  oblige  à  vous  dépouiller  de  tout,  de 
vos  vaines  pensées,  de  votre  raison  trompeuse,  de  votre  volonté 
propre?.. 

—  Et  même  de  ma  conscience? 

—  Ehl  sans  doute.  C'est  à  l'église  de  régler  cette  horloge. 

—  J'avais  toujours  pensé,  ma  mère,  que  ma  conscience  était  un 
dépôt  de  Dieu,  et  je  me  croyais  tenue  de  la  lui  rendre  un  jour  telle 
qu'il  me  l'a  donnée. 

—  Mais  vous  n'êtes  donc  plus  catholique?  repartit  la  mère  avec 
emportement.  Hélas!  le  monde  vous  a  gâtée,  vous  êtes  devenue 
chicaneuse,  ergoteuse...  Voyez  pourtant  où  mène  l'ergoterie!  Nos 
sœurs,  les  filles  de  Sainte-Marthe,  ont  eu  comme  vous  des  scru- 
pules, elles  se  sont  fait  une  conscience  de  croire  à  rinfailhbilité  du 
saint-père...  Où  en  sont-elles? 

—  Les  filles  de  Sainte-Marthe  passent  cependant  pour  être  de 
pieuses  et  fidèles  servantes  de  Dieu  et  des  pauvres. 

—  C'est  possible,  mais  les  rébellions  de  leur  esprit  ont  frappé 
leur  ordre  de  stérilité;  elles  ont  de  jour  en  jour  plus  de  peine  à  se 
recruter,  et  avant  peu  la  Pitié  ne  sera  plus  à  elles...  Mais  de  quoi 
parlons-nous  là?  Veuillez,  je  vous  prie,  m' expliquer  quel  est  ce  ter- 
rible scrupule  qui  vous  est  venu. 

M"^  Maulabret  se  recueillit  un  instant.  Puis  elle  répondit  en  bais- 
sant les  yeux  : 

—  .J'ai  appris  de  M.  Vaugenis  que  mon  grand-oncle  Antonin 
s'était  occupé  de  me  marier  et  que  les  douze  cent  mille  francs 
qu'il  m'a  légués  sous  condition  étaient  dans  sa  pensée  une  dot 
qu'il  me  préparait.  Un  papier  qu'on  m'a  montré  le  prouve.  Ce  ma- 
riage, ardemment  souhaité  par  lui,  a  été  sur  le  point  de  se  faire  ; 
Dieu  l'a  défait,  et  je  l'en  remercie  à  genoux.  Mais  ceci,  ma  mère, 
est  une  question  de  bonne  foi.  J'y  ai  pensé  pendant  des  jours  et 
des  nuits,  et  plus  je  réfléchis,  plus  l'intention  du  testateur  me 
paraît  évidente.  S'il  avait  pu  deviner  que,  deux  ans  plus  tard  et 
contrairement  à  tous  ses  vœux,  je  me  déciderais  à  entrer  en  reli- 
gion, il  se  fût  dit  que  je  n'avais  besoin  de  rien  et  il  ne  m'eût  rien 


NOIRS   ET  ROUGES.  257 

laissé.  Mon  bonheur  lui  était  cher,  il  s'est  trompé,  mais  je  dois  res- 
pecter son  erreur.  Les  malades  qui  seront  soignés  dans  la  maison 
de  santé  qui  portera  son  nom  et  dont  il  avait  lui-même  réglé  les 
statuts,  me  sauront  gré  de  mon  abandon  volontaire.  Si  j'agissais 
autrement,  dussé-je  me  vêtir  dès  demain  de  cette  sainte  robe 
que  vous  portez,  elle  ne  me  protégerait  pas  contre  les  inquiétudes 
de  ma  conscience. 

—  Ah!  le  voilà  donc  ce  fameux  scrupule!  répliqua  mère  Amélie 
en  donnant  carrière  à  sa  passion.  A  quelles  misères  vous  arrêtez- 
vous!  de  quelles  pauvretés  vous  payez- vous  donc!  Eh!  sans  doute, 
Dieu  soit  loué!  il  s'est  trompé,  cet  athée.  Le  méchant  fait  toujours 
une  œuvre  qui  le  trompe...  Ah!  ses  dernières  volontés,  ses  inten- 
tions suspectes  et  douteuses  vous  sont  sacrées!  C'est  avoir  pour  lui 
beaucoup  de  respect.  Mademoiselle,  permettez-moi  de  vous  le  dire, 
c'est  pousser  jusqu'au  fétichisme  le  culte  que  vous  inspire  un 
homme  qui  a  passé  sa  vie  à  outrager  Dieu  par  ses  paroles  comme 
par  ses  pensées,  et  qui  expie  aujourd'hui  ses  insultes  dans  l'étang 
de  soufre  et  de  feu  ! 

M."*  Maulabret  n'était  plus  assise,  elle  était  debout.  Le  charme 
était  rompu.  Ce  long  et  pénible  entretien  avait  tour  à  tour  froissé 
les  délicatesses  de  son  âme,  offensé  la  droiture  de  sa  conscience  et 
fait  justice  du  respect  craintif  que  lui  inspirait  mère  Amélie,  dont 
les  dernières  paroles  venaient  de  la  blesser  en  plein  cœur.  Elle 
bondit  sous  le  coup.  Quelques  mois  auparavant  elle  avait  défendu 
la  sainte  contre  son  tuteur,  elle  défendit  l'athée  contre  la  sainte,  et 
d'un  ton  si  véhément  que  mère  Amélie  stupéfaite  pensa  tomber  à  la 
renverse;  elle  lui  repartit  : 

—  Pouvez-vous  bien  parler  ainsi  d'un  homme  dont  je  vénère  la 
mémoire?  Dieu  m'a  accordé  la  grâce  de  lui  fermer  les  yeux,  de 
recueillir  son  dernier  soupir.  Pendant  que  je  priais  pour  lui,  j'ai 
senti  que  Dieu  lui-même  unissait  nos  âmes.  Je  l'ai  vu  mourir  avec 
la  tranquillité  d'un  héros  et  en  me  témoignant  toute  la  tendresse 
d'un  père;  je  lui  ai  juré  que  je  l'aimerais  toujours  comme  sa  fille, 
et  je  vous  le  dis,  ma  mère,  je  ne  voudrais  pas  d'un  ciel  où  je  n'au- 
rais pas  l'espoir  de  le  retrouver. 

Mère  Amélie  se  leva  à  son  tour.  Reculant  de  deux  pas,  l'œil 
enflammé,  agitant  ses  bras,  elle  s'écria  d'une  voix  tonnante  : 

—  Mademoiselle  Maulabret,  c'est  Satan  lui-même  qui  parle  par 
votre  bouche. 

Puis  elle  allongea  la  main  vers  le  crucifix:  —  J'en  atteste,  ajoutâ- 
t-elle, ce  Dieu  qui  nous  écoute. 

M"'  Maulabret  s'approcha  du  crucifix,  le  contempla  pendant  quel- 
ques secondes  et  lui  dit  en  s'inchnant  et  pliant  le  genou  : 

TOMB  XLIU.  —  1881.  17 


258  REVUE   DES   DEUX   MONDES, 

—  0  mon  Dieu,  vous  ne  me  faites  pas  peur,  et  j'abandonne  sans 
crainte  à  vos  jugemens  tous  ceux  que  j'aime,  car  vous  êtes  un  Dieu 
de  grâce  et  de  miséricorde,  et  ce  ne  sont  pas  les  clous  dont  vos 
mains  sont  percées  qui  vous  retiennent  à  cette  croix,  c'est  votre 
tendresse  infinie  pour  les  pécheurs.  0  mon  Dieu,  comme  vous- 
même,  votre  justice  est  l'éternelle  prisonnière  de  votre  amour. 

Ayant  prononcé  ces  paroles  avec  l'exaltation  d'une  inspirée,  elle 
fit  deux  fois  le  tour  de  la  chambre;  dans  son  trouble,  elle  cher- 
chait partout  une  issue  qu'elle  ne  trouvait  pas.  Mère  Amélie,  épou- 
vantée de  l'état  où  elle  la  voyait,  s'efforçait  de  la  calmer  et  lui 
disait  :  «  Jetta,  Jetta,  écoutez-moi.  »  Elle  ne  l'entendait  pas.  Elle 
finit  par  ouvrir  la  porte  qui  donnait  dans  la  grande  salle,  et  d'un 
pas  rapide  elle  s'achemina  à  travers  deux  longues  rangées  de  lits, 
sans  les  apercevoir.  Mère  Amélie  la  suivait,  éperdue,  hors  d'elle- 
même,  faisant  de  grands  gestes,  balbutiant  des  mots  incohérens, 
commençant  des  phrases  qu'elle  n'achevait  pas.  Étonnées  d'un 
spectacle  si  nouveau,  les  malades  se  mettaient  sur  leur  séant,  les 
convalescentes  laissaient  tomber  leur  tricot,  toutes  ouvraient  de 
grands  yeux  pour  regarder  passer  cette  tempête.  M""  Maulabret 
venait  d'atteindre  l'extrémité  de  la  salle,  elle  traversa  le  vestibule, 
descendit  quelques  marches  et  sa  robe  qu'elle  oubliait  de  relever 
en  balayait  la  poussière.  Mère  Amélie,  appuyée  sur  la  balustrade, 
attacha  sur  elle  un  regard  désespéré;  elle  croyait  voir  s'enfuir  dans 
la  cage  de  cet  escalier  un  rêve,  une  grande  espérance  qui  lui  était 
plus  chère  que  la  vie  et  qui  allait  disparaître  à  jamais.  Les  songes 
s'évanou'ssent  au  chant  du  coq;  pourquoi  le  coq  avait-il  chanté? 
Elle  se  reprochait  les  vivacités  blessantes  de  son  langage,  les  échap- 
pées de  son  humeur  impétueuse  et  aliière.  Si  les  violens  conquiè- 
rent le  royaume  des  cieux,  ils  empêchent  quelquefois  les  autres  d'y 
entrer.  Elle  fit  un  dernier  efïort;  elle  cria  :  «  Sœur  Marie!  sœur 
Marie!  » 

Cette  fois  M"*  Maulabret  l'entendit,  elle  s'arrêta,  fit  volte-face, 
remonta  lentement  les  marches,  et  se  jetant  dans  ses  bras,  elle  lui 
dit: 

—  Ma  mère,  pardonnez-moi;  j'ai  manqué  au  respect  que  je  vous 
dois. 

Mère  Amélie  sentit  renaître  sa  confiance,  et  avec  l'accent  du 
triomphe  : 

—  Mon  enfant,  hâtez-vous  de  me  dire  que  vous  vous  repentez 
du  chagrin  que  vous  m'avez  fait. 

—  Oui,  ma  mère,  je  m'en  repens.  Pourquoi  donc  suis-je  venue 
ici? 

Cette  réponse  équivoque  répandit  quelque  baume  dans  le  cœur 


NOIRS    ET  KOUGES.  259 

ulcéré  de  la  sainte.  Elle  aurait  voulu  renouer  l'entretien,  mais  Jetta 
était  déjà  au  bas  de  l'escalier,  où  l'attendait  une  surprise.  Elle  vit 
surgir  devant  elle  l'homme  à  la  loupe,  lequel  ayant  reçu  quelques 
heures  auparavant  la  visite  de  M""  de  Moisieux,  s'empressait  d'ap- 
porter des  nouvelles,  sans  se  douter  qu'on  en  avait  à  lui  donner. 
En  passant  près  de  M"^  Maulabret,  il  lui  jeta  un  regard  oblique  et 
vipérin,  la  reconnut,  hésita  s'il  la  saluerait;  dans  le  doute  il  s'ab- 
stint. Cette  rencontre  la  rendit  pensive;  elle  se  sentit  confirmée 
dans  de  vagues  soupçons  qui  lui  étaient  venus  et  qu'elle  avait 
repoussés  comme  absurdes. 

Elle  se  promena  pendant  quelques  minutes  le  long  de  la  grille, 
attendant  avec  impatience  M"'®  Gantarel,  qui  apparut  enfin  dans  son 
coupé  et  qui  lui  dit  en  lui  ouvrant  la  portière  : 

—  Vous  nous  revenez,  ma  chère? 

—  Vous  aviez  raison,  madame,  répondit-elle  avec  un  sourire 
amer,  vous  aviez  raison,  j'étais  bien  jeune. 

XXIII. 

Pendant  les  jours  qui  suivirent,  M.  Gantarel  fut  le  plus  allant,  le 
plus  afiairé  des  hommes.  Le  conseiller  municipal  dont  il  convoi- 
tait la  succession  avait  accepté  un  poste  incompatible  avec  l'édilité. 
Son  siège  vaquait  depuis  plusieurs  mois  ;  après  ce  long  délai,  que 
M.  Gantarel  qualifiait  d'impolitique  et  d'indécent,  les  électeurs  du 
quartier  venaient  d'être  convoqués  pour  le  second  dimanche  de 
septembre.  La  campagne  allait  s'ouvrir,  et  le  propriétaire  du  châ-- 
teau  de  la  Pompadour  avait  la  fièvre;  à  ses  vives  espérances  se 
mêlaient  quelques  appréhensions.  Il  avait  déjà  péroré  dans  des  réu- 
nions publiques  ou  privées  avec  des  fortunes  diverses.  La  parole  a 
ses  hasards,  il  ne  l'avait  pas  toujours  à  son  commandement,  ses 
répliques  manquaient  parfois  d'à-propos.  Les  questions,  les  apo- 
strophes à  brûle-pourpoint  le  troublaient;  à  vrai  dire,  il  n'improvi- 
sait bien  que  les  discours  qu'il  avait  écrits  à  tête  reposée  et  appris 
par  cœur.  Il  enviait  le  sort  des  prédicateurs,  qui  parlent  tout  seuls 
sans  que  personne  les  interrompe.  Aussi  cherchait-il  l'occasion  d'ex- 
poser une  fois  ses  principes,  de  donner  un  libre  cours  à  son  élo- 
quence en  prononçant  en  lieu  sûr  une  longue  harangue  que  per- 
sonne n'interromprait,  et  que  reproduirait  intégralement  la  Vraie 
République, 

Cette  occasion,  il  crut  l'avoir  trouvée.  Deux  semaines  avant  que 
s'ouvrît  le  scrutin,  Gombard  devait  célébrer  sa  fête  patronale.  Il 
proposa  qu'elle  se  fît  chez  lui,  il  se  déclara  charmé  de  mettre  son 
parc  à  la  disposition  de  la  commune,  et  Dieu  sait  que  d'habitude  ce 


260  REVDE   DES   DEDX  MONDES. 

parc  était  hermétiquement  fermé,  qu'on  n'y  pénétrait  pas  sans  mon- 
trer patte  blanche;  bref  il  s'engageait  à  bien  faire  les  choses.  Cette 
offre  bénévole  et  courtoise  donna  lieu  à  de  vives  discussions.  Gom- 
bard  était  une  des  rares  communes  du  département  qui  fussent 
restées  fidèles  au  souvenir  et  au  culte  de  l'empire;  le  maire  et  le 
conseil  municipal  presque  à  l'unanimité  étaient  d'aussi  fervens 
bonapartistes  que  Golo.  On  était  partagé,  combattu.  On  avait  peu  de 
goût  pour  les  opinions  comme  pour  la  personne  de  M.  Cantarel,  mais 
il  paraissait  impolitique  de  se  brouiller  avec  lui,  de  refuser  l'assis- 
tance d'un  millionnaire  qui  se  chargeait  de  donner  à  la  fête  un  éclat 
inaccoutumé.  La  politique  l'emporta,  la  proposition  fut  agréée. 
M.  Cantarel  s'empressa  de  convier  son  comité,  son  état-major  élec- 
toral et  une  cinquantaine  des  meneurs  les  plus  influens,  les  plus 
remuans  du  quartier  très  démocratique  oîi  il  s'apprêtait  à  jouer  sa 
grande  partie.  Ils  devaient  arriver  à  Combard  par  un  train  spé- 
cial, traînés  par  une  locomotive  non  moins  spéciale,  chauffée  à  ses 
frais. 

Il  parut  enfin  ce  grand  jour  qui  devait  laisser  à  tous  les  jhabitans 
de  Combard  d'impérissables  souvenirs.  Le  commencement  en  fut 
heureux.  Le  temps  était  superbe,  un  vrai  temps  de  cristal.  C'était 
une  de  ces  belles  journées  du  mois  d'août  où  tout  brille,  tout  res- 
plendit, où  les  murs,  les  pierres,  les  feuilles  des  arbres  accrochent 
au  passage  les  rayons  du  soleil  et  tour  à  tour  absorbent  ou  déga- 
gent de  la  lumière  ;  les  girouettes  et  le  sable  des  allées  semblaient 
se  renvoyer  des  étincelles.  Les  ouvriers  que  M.  Cantarel  avait  fait' 
venir  de  Paris  s'étaient  distingués;  tout  était  prêt,  La  façade  du 
château  était  pavoisée  ;  on  apercevait  à  l'entrée  d'une  charmille  un 
buffet  richement  fourni,  richement  décoré.  Une  vaste  tente  dressée 
pour  le  festin  du  soir  abritait  une  immense  table  en  forme  de  fer  à 
cheval;  un  autre  pavillon  planchéié  devait  servir  au  bal.  Partout 
s'élevaient  des  ifs  chargés  de  lumignons,  des  mâts  vénitiens  où 
flottaient  des  flammes  rouges,  des  banderoles  et  des  fanons;  par- 
tout s'étalaient  au  soleil  des  arcs  de  verdure,  des  inscriptions,  des 
devises.  Un  grand  drapeau  tricolore  ombrageait  le  buste  de  Danton 
et  son  bonnet  phrygien. 

Les  habitans  du  château  étaient  déjà  sur  pied  et  à  leur  devoir, 
attendant  leurs  hôtes.  M™*  Cantarel  s'occupait  du  buffet;  elle  avait 
sa  robe  de  tous  les  jours  et  son  visage  ordinaire,  où  se  révélait 
son  éternelle  indifférence,  accompagnée  de  son  éternelle  ironie; 
depuis  longtemps  la  vie  n'était  plus  pour  elle  qu'un  spectacle,  et 
pourvu  qu'il  y  eût  matière  à  gloser,  le  reste  lui  importait  peu. 
M""  Maulabret  rappelait  aux  grands  laquais  leur  consigne  ou  vaquait 
activement  aux  soins  qu'il  plaisait  à  M.  Cantarel  de  lui  confier; 


NOIRS   ET   ROCGëS.  261 

elle  était  accorte,  allègre;  elle  s'était  promis  de  ne  pas  attrister  la 
joie  des  autres.  M""  de  Moisieux  arriva  avant  tous  les  invités.  Char- 
mante, le  front  épanoui  et  vainqueur,  elle  promenait  de  place  en 
place  l'exquise  élégance  de  sa  toilette  et  l'ombre  de  son  parasol 
rouge,  non  sans  rêver  secrètement  aux  fêtes  de  Fontainebleau  ou 
de  Gompiègne.  Assurément  elle  se  fût  volontiers  soustraite  à  la  cor- 
vée qu'on  lui  imposait;  mais  le  moyen  de  prétexter  une  migraine 
sans  se  brouiller  avec  M.  Cantarel,  qui  se  faisait  une  joie  de  la 
rendre  témoin  de  ses  triomphes  oratoires?  D'ailleurs  il  lui  avait 
représenté  qu'il  y  allait  de  l'intérêt  de  son  fils  qu'elle  prît  part  à 
cette  grande  agape  démocratique;  il  entendait  même  qu'elle  prési- 
dât au  banquet  où  devaient  trinquer  ensemble  les  gros  bonnets  de 
Combard  et  la  députation  parisienne.  —  «  Nous  mettrons  tout  cela 
dans  la  Vraie  République,  »  lui  avait-il  dit,  car  on  devait  tout 
mettre  dans  la  Vraie  République.  Ce  qui  la  consolait,  c'est  qu'elle 
avait  eu  des  nouvelles  de  certaine  visite  qu'on  avait  faite  dans  un 
hôpital  et  que,  tout  pesé,  elle  augurait  favorablement  du  résultat. 
Elle  témoignait  à  M'''=  Maulabret  le  gré  qu'elle  lui  en  savait,  le  bien 
qu'elle  lui  voulait,  en  lui  envoyant  de  la  main,  à  travers  l'espace, 
des  baisers  qui  arrivaient  rarement  à  leur  adresse. 

Quant  à  M.  Cantarel,  il  n'en  avait  pour  le  moment  qu'à  son  cher 
Léon,  qu'il  avait  fait  venir  de  bonne  heure  pour  lui  donner  ses  der- 
nières instructions.  Ce  cher  Léon  était  un  de  ses  rédacteurs,  son 
courriériste  de  confiance,  chargé  de  tout  voir  et  de  tout  raconter,  joli 
garçon  au  teint  mat,  vif,  pimpant,  frJsoté,  qui,  en  marchant,  tor- 
tillait des  hanches,  esprit  fort  déluré,  sceptique  sans  vergogne  et, 
lorsqu'il  le  fallait,  poussant  l'hyperbole  jusqu'à  l'impudeur,  se  mo- 
quant de  tout  et  toujours  prêt  à  siffler  la  pièce,  mais  plein  de  dévo- 
tion pour  la  recette,  au  demeurant  sténographe  consommé.  A  vrai 
dire,  en  cette  occurrence,  sa  sténographie  était  assez  superflue,  le 
discours  de  M.  Cantarel  était  écrit;  mais  il  n'aurait  eu  garde  d'en 
convenir,  il  se  targuait  de  parler  d'abondance,  il  affirmait  que  les 
bonnes  idées  ne  lui  venaient  que  dans  le  moment.  —  «  Serai-je 
bien  inspiré  tantôt?  »  disait-il  modestement  à  son  cher  Léon,  (jui 
le  rassurait  avec  des  sourires  ambigus  et  perfides. 

A  trois  heures,  la  terrasse  commençait  à  se  peupler.  Quelques 
conseillers  municipaux,  quelques  notables  avaient  allégué  une 
indisposition,  inventé  une  défaite  pour  ne  pas  venir.  Par  ordre 
supérieur,  le  curé,  quoique  à  regret,  était  resté  dans  sa  cure,  et 
M.  Cantarel  n'en  était  pas  marri,  une  robe  noire  eût  tout  gâté.  Mais 
le  maire  arriva  l'un  des  premiers.  C'était  le  comte  de  Noisy,  ancien 
chef  de  cabinet  de  M.  de  Moisieux,  qui  plaisait  aux  paysans  par  la 
liberté  de  ses  propos  et  par  sa  bonhomie  à  double  fond,  11  s'était 


262  REVUE    DES    DEDI    MONDES. 

fait  depuis  longtemps  gentleman  farmer,  cultivait  philosophique- 
ment son  petit  domaine,  toujours  de  belle  humeur,  sans  oublier 
jamais  ses  rancunes  et  ses  mépris.  Il  se  présenta  en  frac  noir  et  en 
cravate  blanche,  la  bouche  en  cœur,  faisant  la  mine  la  plus  ado- 
rable au  plus  mauvais  jeu.  Il  salua  gracieusement  M.  et  M'"''  Can- 
tarel,  mais  en  abordant  la  marquise,  il  eut  une  façon  de  lui  toucher 
la  main  qui  signifiait  :  a  11  n'y  a  ici  que  vous  et  moi  qui  soyons 
du  même  monde.  »  Il  se  promena  longuement  avec  elle,  et  quoi- 
qu'ils fussent  l'un  et  l'autre  de  trop  profonds  politiques  pour  lais- 
ser échapper  un  mot  qui  ne  fût  pas  de  saison,  les  regards  qu'ils 
échangeaient  voulaient  dire  :  «  Ce  qui  était  dessous  est  dessus,  ce 
qui  était  dessus  est  dessous  ;  quand  donc  viendra  le  grand  coup  de 
balai?  »  Et  sans  parler,  ils  se  promettaient  l'un  à  l'autre  d'être  tous 
deux  du  côté  du  manche. 

A  la  suite  de  leur  maire  qui  leur  avait  frayé  le  chemin,  les  pay- 
sans affluaient.  Ils  s'étaient  demandé  :  «  Ira-t-on?  »  Ils  s'étaient 
répondu  :  «  Tout  de  même.  »  Et  tout  de  même  ils  arrivaient,  tout 
de  même  ils  regardaient,  comptant  leurs  pas,  l'air  placide,  laissant 
baller  leurs  bras  qui  sortaient  de  manches  trop  courtes,  ou  les  croi- 
saiJt  derrière  leur  dos,  ou  tourmentant  une  paille  entre  leurs  doigts 
noueux.  Ils  remarquaient  tout  sans  qu'il  y  parût,  et  ils  gardaient 
soigneusement  pour  eux  leurs  remarques.  A  leurs  admirations  se 
mêlaient  de  profonds  calculs  de  tête,  ils  supputaient  le  prix  de 
revient.  On  leur  faisait  à  tous  un  excellent  accireil.  Ce  n'est  pas  en 
vain  que  s'étalaient  au  milieu  d'une  pelouse  les  trois  mots  de 
liberté,  d'égalité,  de  fraternité,  écrits  en  plantes  grasses.  Le  maître 
de  la  maison  distribuait  à  tout  le  monde  d'égales  poignées  de  main, 
et  on  lisait  dans  ses  yeux  cette  grande  pensée  :  «  Nous  sommes 
tous  frères.  »  Cette  vaste  propriété,  si  bien  gardée,  était  ouverte  à 
tout  venant,  les  grilles  étaient  béantes  et  semblaient  s'en  étonner, 
entrait  qui  voulait,  et  on  était  libre  d'aller,  de  venir,  de  circuler, 
sauf  le  respect  dû  au  propriétaire  et  à  ses  grands  estafiers  de 
laquais,  raides  et  gourmés  dans  leur  livrée  marron.  Il  y  a  cepen- 
dant des  limites  à  tout.  Un  de  ces  rustiques,  moins  timide  que  les 
autres,  prit  la  liberté  de  faucher  une  fleur  au  passage.  Un  des  grands 
laquais  le  tira  par  la  basque  de  son  habit,  en  lui  disant  : 

—  A  bas  les  mains  !  Ici  on  regarde,  mais  on  ne  touche  pas. 

—  Et  sous  votre  couvert,  répondit-il  en  montrant  du  doigt  la 
tente  dressée  pour  le  banquet,  sera-t-il  permis  de  toucher? 

L'autre,  qui  possédait  la  pensée  de  son  maître,  répliqua  en  rica- 
nant : 

—  Parbleu  !  vous  aurez  les  restes  de  Ménilmontant,  s'il  en  laisse. 
On  préluda  bientôt  aux  jeux  de  la  jeunesse.  Au  milieu  d'un  frais 


NOIRS   ET    ROUGES.  263 

gazon,  une  lice  avait  été  préparée  et  tendue  de  cordes.  La  foule  s'y 
porta.  Derrière  un  mât  de  cocagne,  s'élevait  une  estrade  où  étaient 
exposés  les  prix.  Il  y  avait  là  deux  fusiJs  de  chasfe,  un  entassement 
de  cravates,  de  souliers  ferrés,  des  bonnets  de  toutes  formes,  des 
fichus,  des  robes,  des  pendans  d'oreilles,  des  sacs  à  ouvrage,  quel- 
ques pièces  d'argenterie  qui  reluisaient  au  soleil  dans  leurs  écrins 
entr'ouverts,  riche  butin  que  cinquante  garçons  et  autant  de  jeunes 
filles  s'apprêtaient  à  se  disputer.  Les  garçons  étaient  robustes, 
carrés  d'épaules;  la  lourdeur  de  leur  démarche  témoignait  que 
leur  occupation  quotidienne  était  de  fatiguer  la  terre  et  d'être 
fatigués  par  elle.  Mais,  revenus  de  leur  premier  ahurissement,  ils 
secouaient  leur  timidité,  et  un  verre  de  vin  aidant,  ils  ne  songeaient 
qu'à  se  divertir;  ils  remuaient  joyeusement  leurs  gros  bras  et  leurs 
grosses  hanches.  Pomponnées,  attifées,  les  jeunes  filles  ne  parais- 
saient pas  être  leurs  sœurs  ou  leurs  cousines,  elles  semblaient  d'un 
autre  monde.  Elles  étaient  frêles,  délicates,  un  peu  pâlottes,  et 
elles  affectaient  des  mouvemens  mignards  de  demoiselles.  Elles 
avaient  des  mains  blanches,  avec  de  petites  piqûres  au  bout  de 
l'index,  comme  il  convient  à  des  doigts  qui  cousent  et  n'ont  rien 
à  déniêler  avec  la  terre.  Elles  étaient  la  plupart  tête  nue,  un  nœud 
de  ruban  ou  une  fleur  dans  leurs  cheveux,  plusieurs  portaient  des 
robes  de  soie.  De  Comhard  on  aperçoit  chaque  soir  à  l'horizon  une 
grande  lueur  rouge,  et  on  sait  que  Paris  est  là,  qu'il  s'occupe  d'é- 
clairer sa  nuit.  Mais  ce  n'est  pas  seulement  la  clarté  de  son  gaz  et 
de  ses  réverbères,  qu'il  projette  sur  sa  banlieue,  il  y  fait  rayonner 
aussi  ses  goûts,  ses  modes,  ses  fantaisies.  Presque  toutes  ces  jeunes 
Gombarclaises  avaient  fait  dans  la  grande  ville  leur  apprentissage 
de  couturières  ou  de  blanchisseuses,  elles  en  avaient  rapporté  ce 
grand  principe  que  tant  valent  les  dessous,  tant  vaut  la  femme,  et 
délicatement  elles  relevaient  le  bas  de  leur  robe  pour  laisser  voir  à 
l'univers  que  leur  jupe  était  brodée  et  d'une  irréprochable  blan- 
cheur. Au  surplus,  elles  se  donnaient  des  airs  supérieurs,  indilfé- 
rens,  des  airs  de  princesses  qui  se  prêtent  bénévolement  et  par 
pure  obligeance  aux  plaisirs  qu'on  leur  prépare,  mais  qui  ne  les 
prennent  pas  au  sérieux.  Elles  ne  regardaient  personne,  elles  regar- 
daient seulement  si  on  les  regardait,  et  retouchant  du  bout  du 
doigt  leur  coiffure,  elles  semblaient  dire  :  «  Tout  ceci  ne  nous 
touche  guère,  mais  nous  nous  amuserons  tout  de  même.  »  Et  tout 
de  même  elles  s'amusaient.  Tout  de  même  était  le  mot  du  jour,  et 
c'est  le  mot  des  villages. 

Quand  on  eut  grimpé  au  mât  de  cocagne,  quand  on  eut  couru  les 
pieds  pris  dans  un  sac,  on  en  vint  au  jeu  du  baptême.  Chacun  des 
concurrens,  armé  d'un  long  bâton,  s'installait  à  son  tour  dans  un 


:26Zl  REVUE    DES    DEDX   MONDES. 

petit  char,  qui  glissait  sur  un  plancher  incUné  où  l'on  avait  prati- 
qué des  rainures.  Tout  en  glissant,  ils  devaient  au  moment  propice 
heurter  de  leur  bâton  un  baquet  suspendu  et  pivotant.  S'ils  le  frap- 
paient trop  haut  ou  trop  bas,  le  baquet  se  renversait  et  répandait 
sur  eux  toute  son  eau;  c'était  un  vrai  déluge.  La  plupart  recevaient 
ce  baptême,  ils  se  secouaient  comme  un  chien  qui  sort  d'une  rivière 
et  les  gros  rires  de  l'assistance  montaient  jusqu'au  ciel.  Quand  les 
garçons  eurent  fini,  ils  quittèrent  la  lice,  où  les  filles  prirent  leur 
place.  On  leur  bandait  les  yeux,  et  d'un  grand  coup  de  gaule  elles 
devaient  écraser  à  l'aveuglette  un  œuf  posé  dans  l'herbe  ou  tran- 
cher avec  des  ciseaux  le  fil  auquel  pendait  une  poupée.  Beaucoup 
recommençaient  jusqu'à  dix  fois  sans  réussir  ;  quelques-unes  par- 
venaient à  relever  sournoisement  le  bandeau,  et  ces  aveugles  éton- 
naient le  monde  par  leur  clairvoyance.  Mais  M"'  Maulabret  y  met- 
tait bon  ordre,  elle  ne  souffrait  pas  qu'on  trichât. 

M.  Gantarel,  qui  n'ambitionnait  que  les  grands  rôles,  chargea  le 
maire  de  distribuer  les  prix.  M.  de  Noisy  accepta  de  bonne  grâce, 
en  se  faisant  aider  par  Jetta,  qui  lui  plaisait  beaucoup.  11  appelait 
les  vainqueurs  par  leurs  noms  et  prénoms,  elle  leur  décernait  la 
récompense  due  à  leurs  exploits.  Les  rôles  avaient  changé.  Les 
garçons,  que  tant  de  regards  braqués  sur  eux  rendaient  confus, 
s'avançaient  gauchement,  paraissaient  honteux,  s'empêtraient.  Les 
jeunes  filles  ne  s'inquiétaient  plus  qu'on  les  regardât  ou  non,  elles 
ne  songeaient  qu'à  attraper  le  gros  lot;  la  nature  avait  repris  ses 
droits,  elles  n'étaient  plus  princesses,  le  feu  de  la  convoitise  ou  du 
dépit  brillait  sur  leur  visage.  Pendant  ce  temps,  M.  Gantarel  se  réci- 
tait à  lui-même  les  passages  à  effet  de  son  discours,  qu'il  craignait 
d'oublier,  ou  bien  il  conférait  avec  son  cher  Léon,  lui  indiquant  ce 
qu'il  fallait  mettre  ou  ne  pas  mettre  dans  son  journal.  Le  jeune 
gratte-papier  l'écoutait  avec  déférence,  et  l'examinant  en  dessous, 
le  jugeait  et  le  jaugeait. 

Soudain  des  pétards  retentirent.  Ils  annonçaient  l'arrivée  du 
train  qui  amenait  la  députation  parisienne.  M.  Gantarel  se  porta 
précipitamment  à  la  rencontre  des  plus  précieux  de  ses  invités,  il 
les  attendit  sur  le  seuil  de  sa  grille,  le  dos  courbé,  le  front  bas,  la 
bouche  épanouie.  Les  arrivans  étaient  de  joyeuse  humeur,  ils  agi- 
taient leurs  chapeaux,  ils  éclataient  en  vivats.  Les  cuivres  de  la 
fanfare  venaient  d'entonner  la  Marseillaise  y  un  léger  souffle  de  vent 
faisait  onduler  les  banderoles  et  gonflait  le  drapeau  qui  ombragait 
Danton.  En  ce  moment, le  cœur  de  M.  Gantarel  fut  ému  d'une  douce 
joie;  il  lui  parut  que  ce  jour  était  un  beau  jour  et  que  son  élection 
était  chose  faite,  il  en  lisait  les  résultats  dans  tous  les  regards,  sa 
majorité  était  énorme.  Près  de  lui  se  tenait  un  peu  à  contre-cœur 


NOIRS    ET   ROUGES.  265 

M"«  Maulabret.  Il  avait  obtenu  d'elle  à  force  de  sollicitations  que, 
dans  cette  circonstance  unique  et  mémorable,  elle  remplît  l'ofTice  de 
bouquetière.  Elle  portait  devant  elle,  pendue  à  son  cou,  une  cor- 
beille pleine  de  roses  du  plus  beau  rouge,  dont  elle  gratifiait  tous 
ces  apprentis  tribuns  descendus  du  mont  Aventin.  11  lui  semblait 
qu'il  y  avait  deux  Jetta,  que  l'une  s'était  cachée  quelque  part 
dans  un  coin  obscur  du  château  et  que,  son  visage  dans  ses 
mains,  elle  méditait  sur  sa  douloureuse  destinée,  tandis  que 
l'autre  était  occupée  à  fleurir  des  boutonnières.  —  a  Est-ce  bien 
moi?  »  se  demandait-elle.  M,  Gantarel  fit  traverser  à  la  députation 
sa  cour  d'honneur  et  l'introduisit  dans  son  salon,  où  personne 
autre  n'avait  été  admis.  Là,  en  face  des  Amours  de  Boucher,  des 
bergères  enrubannées  de  Lancret,  des  nudités  friponnes  de  Frago- 
nard,  il  lui  fit  servir  une  collation.  Puis  il  ramena  les  Parisiens  sur 
la  terrasse,  oii  ils  ne  tardèrent  pas  à  s'éparpiller,  adressant  aux 
ruraux  des  signes  de  tête  protecteurs  et  des  sourires  d'intelligence, 
qui  demeuraient  sans  réponse. 

Ce  mélange  et  ce  contraste  étaient  curieux.  D'un  côté,  les  fils 
des  champs,  aux  joues  larges  et  tranquilles,  infiniment  circonspects, 
très  défians,  ayant  parfois  un  mot  sur  le  bord  de  la  langue,  mais  la 
tournant  dix  fois  avant  de  le  laisser  sortir,  portant  dans  leurs  yeux 
cette  pesanteur  de  bon  sens  et  ces  longueurs  de  patience  qu'en- 
seignent les  sillons  et  les  bœufs.  D'autre  part,  de  petits  hommes 
minces,  vifs,  futés,  émerillonnés,  dégourdis,  toujours  fiévreux  et 
perpétuellement  agités,  l'air  intelligent,  le  geste  abondant  comm  i 
la  parole,  doués  de  cet  imperturbable  aplomb  qui  est  à  la  hauteur 
de  tout,  que  rien  n'étonne,  que  rien  ne  déroute,  qui  ne  demande 
que  vingt- qaatre  heures  pour  défaire  un  monde  et  pour  en  faire 
un  autre,  et  à  qui  Dieu  paraît  plaisant  parce  qu'il  a  employé  six 
grandes  journées  à  fabriquer  le  sien.  Quelques-uns  avaient  une 
agilité  et  des  grimaces  de  singes,  d'autres  ressemblaient  à  des 
rasoirs  qui  ont  été  si  souvent  repassés  à  la  meule  qu'il  ne  leur 
reste  plus  que  le  dos,  car  cette  grande  meule  qu'on  appelle  Paris 
n'aiguise  les  couteaux  qu'en  les  usant.  Tous  avaient  l'air  initiés 
aux  grands  mystères,  tous  avaient  la  tête  farcie  d'à-peu-près,  de 
vent  et  de  fumée,  leur  visage  et  leur  pâleur  exprimaient  la  fatigue 
que  produit  l'éternelle  inquiétude  du  désir;  mais  malgré  leur 
fatigue,  ils  étaient  aflamés  de  nouveautés,  il  leur  fallait  un  événe- 
ment par  jour,  et  ils  prenaient  le  plus  souvent  une  formule  pour 
un  événement.  Ruraux  et  politiciens  de  faubourg,  c'étaient  deux 
peuples,  deux  nations,  deux  humanités;  mais  ils  savaient  que  dans 
quelques  heures  ils  festineraient  côte  à  côte.  Rien  n'est  plus  propre 
à  rapprocher  les  hommes,  et  ils  finissaient  par  se  mêler  ensemble. 


266  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

doigts  subtils  et  mains  calleuses,  têtes  fumeuses  et  têtes  rassises, 
la  race  bavarde  et  gesticulante  et  la  race  taciturne,  les  audacieux 
et  les  timides,  les  prodigues  insoucians  et  les  grands  marchan- 
deurs, durs  à  la  desserre,  révolutionnaires  et  conservateurs,  ceux 
qui  perdent  les  républiques  qu'ils  aiment  et  ceux  qui  les  sauvent 
sans  les  aimer.  Les  uns  parlaient  sans  s'entendre,  jetaient  la  plume 
au  vent;  les  autres  les  observaient,  les  écoutaient  avec  autant  de 
stupeur  que  s'ils  avaient  vu  un  aérolithe  tomber  du  ciel  et  qu'ils 
eussent  craint  de  le  recevoir  sur  la  tête.  A  voir  la  tranquillité  de 
ceux-ci,  le  continuel  remuement  de  ceux-là,  il  semblait  que  les  uns 
frappassent  la  terre  du  pied  pour  la  faire  tourner  plus  vite,  que  les 
autres  dussent  mourir  avant  de  s'être  aperçus  qu'elle  tourne. 

Le  moment  solennel  était  venu.  Une  seconde  décharge  de  pétards 
se  fit  entendre;  à  ce  signal,  tout  le  monde  vint  se  grouper  devant 
le  temple  d'Amour,  qui  était  condamné  ce  jour -là  à  servir  de  tri- 
bune. Cette  aventure  ne  l'étonnait  pas  trop,  il  ne  s'étonnait  plus 
de  rien,  il  était  préparé  à  tout  depuis  qu'on  avait  installé  sous  sa 
coupole  la  statue  de  VEnseignement  laïque.  Les  Parisiens  s'em- 
pressèrent d'occuper  de  longues  banquettes  rembourrées  qu'on 
avait  destinées  à  leur  usage.  La  masse  des  ruraux  vint  se  placer 
derrière  eux  et  resta  debout,  ne  sachant  trop  ce  qu'on  lui  voulait, 
ouvrant  de  gros  yeux  ronds  comme  des  enfans  à  qui  on  montre 
Guignol. 

M.  Gantarel  gravit  lentement  les  marches  de  marbre  rose  par 
lesquelles  on  accédait  au  temple.  Il  fut  suivi  de  M""^  de  Moisieux, 
de  Jetta  et  de  M.  de  Noisy,  qui  s'attachait  résolument  aux  pas  et  à 
la  fortune  de  ces  dames.  M'""  Gantarel  s'était  dérobée  à  son  sort; 
elle  avait  disparu,  impossible  de  mettre  la  main  sur  elle.  Pour  être 
plus  à  son  avantage  et  pour  qu'on  piit  l'apercevoir  tout  entier 
de  tous  les  points  de  l'assemblée,  M.  Gantarel  avait  fait  placer 
devant  VEnseignement  laïque  un  petit  tréteau.  Il  y  monta ,  con- 
templa d'un  air  heureux  et  satisfait  la  nombreuse  assistance,  dont 
le  recueillement  lui  semblait  de  bon  augure  ;  il  regarda  son  cher 
Léon  pour  s'assurer  qu'il  était  à  son  poste,  après  quoi,  ayant 
toussé  trois  fois  pour  s'éclaircir  la  voix,  il  commença  en  ces 
termes  : 

—  Gitoyens,  mes  amis  et  mes  frères... 

Ici  il  s'arrêta  un  instant  et  jeta  un  coup  d'œil  de  côté.  Il  avait 
senti  remuer  le  tréteau ,  qui  n'était  pas  d'une  solidité  à  toute 
épreuve;  pour  lui  donner  de  l'assiette,  on  avait  dû  caler  l'un  des 
pieds.  Or  il  se  trouvait  que  le  jeune  Lara  était  parvenu,  sans  que 
personne  l'en  priât,  à  se  faufiler  dans  la  tribune.  Était-ce  lui  qui 
venait  d'imprimer  une  secousse  au  tréteau?  Le  regard  plein  de 


KfOIRS    ET   ROUGES.  '^267 

candeur  et  d'innocence  qu'il  attachait  sur  M.  Cantarel  répondait  de 
la  pureté  de  ses  intentions.  Celui-ci  se  rassura. 

—  Citoyens,  mes  frères  et  mes  amis,  reprit-il,  vous  tous  que  je 
suis  heureux  de  voir  rassemblés  ici,  il  est  enfin  arrivé  ce  jour  que 
mon  cœur  attendait  avec  impatience,  ce  jour  de  fête  consacré  au 
plaisir  et  à  de  nobles  délassemens.  Mais  il  n'est  pas  défendu  d'al- 
lier aux  fêtes  des  pensées  sérieuses.  Pardonnez-moi  si  je  tiens  à  en. 
exprimer  une  qui  m'est  venue  subitement.  Ce  n'est  pas  de  mon 
cerveau,  c'est  de  mon  cœur  qu'elle  a  jailli...  (A.  ces  mots,  l'orateur 
se  frappa  un  grand  coup  sur  la  poitrine.)  Oui,  je  me  suis  pris  tout 
à  l'heure  à  songer  que  ce  jour  de  fête  a  vu  s'accomplir  un  grand 
événement,  qui  est  comme  la  consécration  et  le  symbole  d'une  ^re 
nouvelle.  Puis-je,  citoyens,  puis-je  ne  pas  me  dire  que  ce  château 
qui  fut  habité  par  l'impure  maîtresse  d'un  roi  voluptueux,  d'un 
roi  hbertin,  d'un  vrai  roi  enfin,  que  ce  château  que  la  débauche 
elle-même,  s'il  m'est  permis  de  m'exprimer  ainsi,  a  enrichi  et 
meublé  de  ses  mains,  que  ces  parterres  foulés  par  les  pieds  de  vils 
courtisans,  que  ces  pelouses  où  folâtraient  des  femmes  frivoles  et 
perdues  de  mœurs,  que  tout  cela  vient  d'être  rendu  en  ce  jour  à  sa 
vraie  destination?  car  en  votre  personne  le  peuple  en  a  repris  pos- 
session, puisque  je  n'aperçois  autour  de  moi  que  des  mains  mar- 
quées des  nobles  stigmates  du  travail.  Oui,'  citoyens,  aujourd'hu 
le  château  de  cette  femme  que  je  ne  veux  pas  nommer  a  été  sanc- 
tifié, purifié,  en  servant  aux  réjouissances  du  peuple,  du  vrai 
peuple,  j'en  atteste  Danton,  le  grand  tribun,  dont  l'ombre  auguste 
nous  contemple. 

Il  s'interrompit  pendant  quelques  secondes  pour  savourer  l'efiet 
produit  par  son  exorde,  que  les  Parisiens  applaudirent  chaude- 
ment. Quant  aux  ruraux,  ils  se  contentaient  de  s'entre-regarder, 
craignant  de  se  compromettre  également  en  applaudissant  et  en 
n'applaudissant  pas.  Mais  M.  de  Noisy  s'étant  décidé  à  battre  des 
mains,  ils  l'imitèrent  de  confiance,  et  M.  Cantarel  regarda  Léon, 
comme  pour  lui  dire  :  Notez  l'applaudissement. 

—  Citoyens,  poursuivit- il,  une  seconde  pensée... 

Le  tréteau  s'agita  de  nouveau;  M.  Cantarel  se  retourna  vivement. 
M"®  Maulabret,  qui  devina  le  jeu  de  Lara,  lui  adressa  un  geste  de 
menace  et  lui  fit  signe  de  s'éloigner.  11  baissa  les  yeux  d'un  air 
contrit,  alla  s'adosser  à  la  colonnade. 

—  Citoyens,  une  seconde  pensée  m'est  venue.  Ce  que  nous  célé- 
brons dans  ce  beau  jour,  c'est  autre  chose  encore.  Qui  vois-je 
réunis  ici?  Des  citadins  et  des  paysans,  des  citoyens  des  villes  et 
des  campagnes.  Ah!  oui,  ce  que  nous  célébrons  en  ce  moment, 
c'est  la  fusion  de  toutes  les  classes  travailleuses.  Trop  longtemps 


263  HETDE    DES    DEUX    MONDES. 

ceux  qu'on  appelle  les  ruraux,  et  croyez  que  cette  expression  n'a 
rien  de  blessant  dans  ma  bouche,  trop  longtemps  les  ruraux  ont 
passé  pour  les  séides,  pour  les  instrumens  volontaires  ou  involon- 
taires d'un  régime  oppressif  qui  a  condamné  la  France  à  dix-huit 
années  de  servitude  et  de  corruption... 

Ici  le  maire  se  pencha  vers  M'""  de  Moisieux  et  lui  dit  à 
l'oreille  : 

—  Marquise,  avez-vous  bien  senti  que  vous  étiez  opprimée  et 
corrompue  ? 

Elle  mit  son  doigt  sur  sa  bouche  pour  lui  imposer  silence. 

—  Tout  cela  n'est  que  le  déplorable  résultat  d'un  malentendu 
qui  désormais  doit  cesser.  Ne  sommes-nous  pas  tous  faits  pour 
nous  comprendre?  Au  lieu  de  récriminer  contre  nos  frères  des  cam- 
pagnes, ne  devons-nous  pas  travailler  à  les  éclairer?  Et  n'est-ce 
pas  pour  cela  que  vous  êtes  ici,  ô  nos  frères  de  Paris,  en  qui  je 
salue  avec  joie,  avec  enthousiasme  la  sainte  capitale  de  la  révolu- 
tion, la  ville-lumière,  la  cité-soleil!... 

Quelle  que  fût  sa  bonne  volonté,  si  soutenue  que  fût  son  atten- 
tion, M"*  Maulabret  perdit  le  fil  et  la  suite  du  discours.  De  sa  place 
elle  apercevait  une  des  grilles  du  château.  A  travers  les  piques 
dorées  de  cette  grille,  elle  entrevit  un  garçon  d'auberge,  condui- 
sant par  la  bride  un  cheval  sellé,  qu'on  venait  de  confier  à  ses 
soins  et  qu'il  emmenait  sans  doute  à  l'écurie.  Ce  cheval  était  un 
superbe  alezan  doré,  et  cet  alezan  ressemblait  beaucoup  à  celui  qui 
avait  proposé  un  soir  à  M"*  Maulabret  de  l'emporter  dans  le  vent 
et  dans  la  nuit.  Elle  ressentit  une  commotion,  un  long  frémisse- 
ment. Le  temple  d'Amour,  Lara  qu'elle  surveillait,  l'orateur,  l'au- 
ditoire, tout  disparut. 

M.  Gantarel  développait  d'une  voix  de  stentor  les  savantes  for- 
mules par  lesquelles  il  se  promettait  de  concilier  les  intérêts  des 
classes  laborieuses,  il  parlait  éloquemment  de  l'intégration  du 
citoyen  par  l'exercice  de  tous  les  droits  naturels.  M"^  Maulabret 
pensait  :  «  Je  suis  absurde,  il  y  a  dans  ce  monde  beaucoup  d'ale- 
zans. »  M.  Gantarel  insistait  sur  la  nécessité  pressante  de  laïciser 
l'hôpital,  l'école  et  Dieu  lui-même  ;  elle  pensait  :  «  11  n'aurait  pas 
l'audace  de  paraître  ici.  »  M.  Gantarel  proposait  une  ingénieuse  défi- 
nition du  radicalisme  scientifique;  elle  se  disait  :  «  Et  d'ailleurs 
qu'y  viendrait-il  faire?  »  M.  Gantarel  donnait  à  l'humanité  sa  parole 
d'honneur  que,  si  on  le  laissait  faire,  il  lui  procurerait  en  un  tour 
de  main  tous  les  précieux  avantages  du  bien-être  rationnel;  elle 
ajoutait  :  «  Que  lui  manque-t-il?  Sa  conscience  est  en  paix.  Il  est 
content,  il  est  heureux;  c'est  une  étrange  chose  que  le  bonheur  de 
certaines  consciences.  » 


NOIRS   ET    ROUGES.  269 

Et  cependant  M.  de  Noisy,  se  penchant  de  nouveau  vers  M"'  de 
Moisieux,  soupirait  à  son  oreille  : 

—  Le  bien-être  qui  me  paraît  le  plus  rationnel  de  tous  est  d'être 
assis  auprès  de  vous. 

Elle  posa  de  nouveau  son  doigt  sur  sa  bouche. 

—  Un  dernier  mot,  citoyens,  et  ce  mot,  je  l'adresserai  particu- 
lièrement à  nos  frères  des  campagnes.  Vous  passez  votre  vie,  vous 
consacrez  toutes  vos  forces  à  combattre  ces  mauvaises  herbes, 
l'ivraie,  la  cuscute,  tous  ces  dangereux  parasites  qui  infectent  nos 
champs  et  compromettent  nos  moissons.  Eh  bien  1  mes  amis,  je 
vous  le  déclare  au  nom  de  nos  frères  de  Paris  accourus  ici  pour 
presser  vos  loyales  mains,  et  je  vous  le  répète  en  présence  de  Dan- 
ton et  en  l'absence  de  quelqu'un  qui  est  resté  dans  sa  cure  parce 
que  l'église  qu'il  représente  se  sent  mal  à  l'aise  au  milieu  des  fêtes 
du  peuple,  oui,  je  vous  le  déclare,  citoyens  des  campagnes,  il  est 
d'autres  plantes  plus  dangereuses  que  l'ivraie  et  la  cuscute.  Que 
désormais  votre  devise  soit  :  Guerre  aux  préjugés  I  guerre  à  l'igno- 
rance! guerre  à  la  superstition,  à  l'obscurantisme,  au  jésuitisme! 
Et  guerre  aussi  à  l'opportunisme  et  aux  opportunistes,  ces  jésuites 
de  robe  courte,  traîtres  à  la  bonne  cause,  qui  voudraient  nous  per- 
suader que  la  vérité  transige  avec  l'erreur  !  Venez  à  nous,  jetez- vous 
dans  nos  bras  qui  vous  sont  ouverts,  et  tous  ensemble  employons- 
nous  jusqu'à  notre  dernier  soupir  à  inaugurer  dans  notre  belle 
France  le  règne  de  la  vérité  absolue  et  de  la  vraie  république  ! 

Des  applaudissemens  retentirent,  un  peu  plus  maigres  que  pré- 
cédemment. Leur  maire  s'abstenait,  les  citoyens  des  campagnes 
s'abstinrent  aussi.  Ils  avaient  peu  goûté  «  les  dix-huit  années  de  cor- 
ruption; »  comme  la  marquise,  ils  ne  se  sentaient  point  corrompus. 
Nonobstant,  M.  Gantarel  était  heureux  et  fier  de  son  succès;  tout  en 
épongeant  avec  son  mouchoir  son  front  trempé  de  sueur,  il  se 
tourna  vers  M.""  de  Moisieux,  qui  s'inclina  d'un  air  approbatif. 

A  la  députation  parisienne  s'était  joint  un  communard  amnistié, 
fraîchement  revenu  de  la  Nouvelle-Calédonie.  C'était  un  ancien  tail- 
leur, qui  s'appelait  Fichet  et  qui  ne  payait  pas  de  mine.  Il  était 
petit,  débile;  la  nature  lui  avait  donné  tout  juste  la  provision  de 
forces  nécessaires  pour  s'asseoir  les  jambes  croisées  sur  une  table 
et  pour  pousser  l'aiguille.  Mais  le  malheur  transfigure  jusqu'aux 
Fichet.  Il  avait  rapporté  de  l'exil  je  ne  sais  quelle  triste  auréole  qui 
répandait  une  lueur  sombre  sur  ce  visage  décharné;  il  avait 
quelque  chose  de  farouche,  de  hérissé  et  de  prophétique.  Il  était 
venu  apparemment  parce  qu'on  lui  avait  dit  de  venir,  peut-être 
aussi  sans  qu'on  l'en  priât,  par  curiosité  ;  peut-être  encore  avait-il 
son  idée.  Mais  il  ne  se  confondait  pas  avec  la  joyeuse  bande  qu'il 


270  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

avait  accompagnée.  II  y  avait  autour  de  lui  comme  une  solitude. 
Au  milieu  de  ces  gais  lurons,  qu'il  traitait  de  gavroches,  il  était  le 
seul  qui  crût  de  toute  son  âme  à  quelque  chose;  il  croyait  à  l'in- 
justice des  juges,  il  croyait  à  l'innocence  de  Fichet  et  aux  couronnes 
qu'il  avait  méritées.  Les  yeux  de  mépris  avec  lesquels  ce  petit 
homme  regardait  obliquement  ses  camarades  semblaient  leur  repro- 
cher le  pain  dont  ils  s'étaient  repus  pendant  que  Fichet  avait  faim, 
le  vin  qu'ils  avaient  bu  pendant  que  Fichet  avait  soif,  les  filles  qu'ils 
avaient  fêtées  pendant  que  Fichet  souffrait  mort  et  martyre  pour  le 
salut  de  la  sainte  humanité.  Son  teint  hâve,  ses  joues  caves  et  cou- 
sues, les  rides  qui  sillonnaient  son  front,  sa  longue  barbe  d'un  gris 
sale,  ses  yeux  profondément  enfoncés  où  brillait  le  feu  de  l'enfer,  ses 
mains  entr' ouvertes  et  toujours  frémissantes,  racontaient  des  mi- 
sères, le  bagne,  Nouméa.  De  temps  à  autre  il  promenait  sa  langue 
sur  ses  lèvres  altérées  comme  pour  y  lécher  le  sang  de  sa  ven- 
geance. Il  pouvait  sembler  ridicule;  mais  à  quiconque  l'examinait 
de  près,  il  apparaissait  terrible  comme  une  haine  qui  a  traversé 
deux  fois  l'océan  et  changé  de  cieux,  sans  oublier  un  seul  jour  de 
manger  son  cœur  et  son  ennemi. 

M.  Cantarel  se  disposait  à  descendre  de  son  tréteau,  quand  ce 
petit  homme  se  leva  brusquement.  D'une  voix  sèche,  stridente,  qui 
portait  loin  : 

—  Je  demande  la  parole,  s'écria-t-il,  pour  adresser  à  l'honorable 
candidat  une  ou  deux  questions. 

C^t  incident  qu'il  n'avait  pas  prévu  contraria  vivement  M.  Can- 
tarel. Il  s'était  promis  de  savourer  en  paix,  une  fois  dans  sa  vie,  le 
plaisir  de  parler  sans  être  interrompu  ni  questionné,  nemine  con- 
tradicente.  Dans  son  for  intérieur,  il  maudit  l'indiscret  contradic- 
teur, le  questionneur  désagréable,  qui  venait  gâter  son  triomphe 
et  piétiner  sur  les  plates-bandes  de  son  éloquence. 

—  Mon  ami,  lui  répliqua-t-il  en  le  caressant  de  la  prunelle, 
croyez  que  je  serais  charmé,  ravi,  de  répondre  à  vos  questions. 
Mais  nous  ne  sommes  pas  ici  dans  une  réunion  électorale.  Ce  jour 
est  consacré  à  Pan,  dieu  des  jardins  et  des  bois,  et  je  crains 
en  vérité  d'avoir  arraché  trop  longtemps  ces  messieurs  à  leurs 
plaisirs. 

Il  accompagnait  ses  paroles  d'un  geste  plein  d'aménité,  qui  vou- 
lait dire  :  Repassez  demain.  Mais  sur  un  signe  que  lui  fît  le  prési- 
dent de  son  comité,  il  comprit  que  le  mieux  était  de  se  soumettre 
à  son  sort,  et  d'un  ton  poliment  résigné  : 

—  Toutefois,  mon  ami,  dit-il,  je  suis  à  vos  ordres.  Parlez,  je 
vous  écoute. 

Fichet  enfonça  ses  deux  mains  dans  les  deux  poches  de  son  pan- 


NOIRS   ET   ROUGES.  271 

talon,  et  les  coudes  en  dehors,  comme  pour  tenir  plus  de  place,  il 
répondit  d'un  ton  tranquille,  mais  amer  : 

—  Citoyen,  votre  discours  était  superbe  et  bien  propre  à  faire  la 
joie  des  badauds...  Mais  il  n'y  a  qu'un  mot  qui  serve...  Êtes- vous 
collectiviste  anarchiste,  ou  ne  l'êtes-vous  pas? 

—  Eh!  mon  ami,  repartit  M.  Gantarel  d'une  voix  doucereuse,  le 
colleciivisme  est  une  belle,  une  grande,  une  sainte  chose,  et  l'a- 
narchie elle-même...  eh!  oui,  elle  a  du  bon,  pourvu  qu'on  n'en  abuse 
pas...  Mais,  mon  ami,  distinguons,  je  vous  prie,  distinguons... 

Fichet  se  mit  tout  à  coup  à  tutoyer  M.  Gantarel,  et  il  s'écria  : 

—  Tu  distingues,  citoyen!  Tu  es  donc  un  jésuite? 

A  cette  injure  suprême,  M.  Gantarel  bondit  sur  place,  et  un  chu- . 
chotement  courut  dans  l'assistance.  Les  Parisiens  ne  regrettaient 
pas  l'aventure,  ils  étaient  friands  de  discussions,  ils  les  aimaient 
après  boire  et  même  avant,  ils  estimaient  qu'une  bonne  petite  dis- 
pute est  le  meilleur  des  apéritifs,  le  plus  efficace  des  stimulans. 
Il  leur  paraissait  bien  que  Fichet  était  un  peu  familier,  qu'il  le 
prenait  sur  un  ton  trop  haut,  mais  ils  approuvaient  ses  intentions. 
Pour  les  ruraux,  la  scène  qui  se  préparait  leur  semblait  plus  réjouis- 
sante que  l'intégration  du  citoyen  et  que  le  radicalisme  scientifique; 
ils  commençaient  à  trouver  Guignol  amusant.  Ge  qui  navrait  sur- 
tout M.  Gantarel,  c'est  qu'il  avisait  juste  devant  lui  son  sténographe, 
qui  son  crayon  à  la  main,  son  cahier  sur  ses  genoux,  prenait  des 
notes  avec  fureur;  le  crayon  courait  comme  un  cheval  échappé.  Il 
mourait  d'envie  de  lui  crier  :  «  Mon  cher  Léon,  ne  prenez  plus  de 
notes;  ce  fâcheux  intermède  ne  doit  point  figure»'  dans  le  journal,  n 

Il  se  contint,  et  baissant  la  tête  d'un  air  douloureux,  allongeant 
ses  deux  bras,  il  eut  l'air  d'un  Ghrist  que  l'on  met  en  croix. 

—  Yous  ne  m'avez  pas  compris,  mon  ami,  repiit-il.  Dans  le  fond, 
je  suis  collectiviste,  et  nous  nous  querellons  sur  des  mots,  mais  à 
chaque  jour  suffit  sa  peine...  Ah!  plus  tard,  je  ne  dis  pas...  Eh! 
mon  ami,  il  y  a  des  trains  omnibus  et  des  trains  directs,  des 
express.  Je  suis,  mon  ami,  pour  les  trains  omnibus,pour  les  trains 
qui  s'arrêtent  aux  stations. 

—  Non  seulement  jésuite,  mais  opportuniste!  s'écna  Fichet. 

—  Moi,  opportuniste!  Quand  je  vous  dis  que  vous  prenez  mal 
ma  pensée!..  Tout  ce  que  j'affirme,  c'est  qu'il  ne  faut  pas  mettre 
la  charrue  devant  les  bœufs.  Demandez  plutôt  à  nos  braves  frères 
des  campagnes...  Avant  d'établir  le  collectivisme,  il  faut  aller  au 
plus  pressé.  Il  faut  laïciser  toutes  les  écoles. 

—  Tes  écoles  laïques  nourriront-elles  le  peuple?  répliqua-t-il. 
M.  Gantarel  fut  sur  le  point  d'éclater.   Être  traité  d'opportu- 
niste, c'était  dur;  mais  qu'un  Fichet  le  tutoyât,  c'était  plus  qu'il 


272  BEVUE    DES    DEUX   MONDES. 

n'en  pouvait  supporter.  Ce  tutoiement  l'agaçait,  l'irritait  comme  un 
taon  qui  l'aurait  piqué  jusqu'au  sang.  Un  nouveau  signe  de  tête  que 
lui  adressa  son  chef  d'orchestre  le  décida  à  patienter  encore,  et 
recourant  à  un  mouvement  oratoire  qui  lui  avait  déjà  servi  plus 
d'une  fois  : 

—  J'atteste  ici  la  grande  ombre  de  Danton... 

—  Laisse-nous  donc  tranquille  avec  ton  Danton,  interrompit 
Fichet.  Qu'était-ce  que  ton  Danton?  une  vieille  barbe.  Et  ne  nous 
parle  pas  non  plus  de  ton  Robespierre,  dont  tu  possèdes  la  canne, 
et  qui  n'était  qu'un  réactionnaire,  avec  son  habit  bleu  et  son  gilet 
blanc.  Quand  le  peuple  lui  disait  qu'il  avait  faim  et  soif,  il  regar- 
dait le  ciel  en  coulisse  et  il  pérorait,  sur  l'immortalité  de  l'âme.  Sa 
devise  était  :  u  Là-haut!  »  La  nôtre  est  :  «  Ici-bas.  »  C'est  sur  la 
terre  que  doit  fleurir  notre  paradis,  et  nous  entendons  que  les 
détenteurs  du  capital  social  rendent  gorge  et  nous  fassent  enfin 
notre  part. 

A  ces  mots,  se  hissant  sur  la  pointe  de  ses  pieds,  il  passa  la  main 
sur  la  crinière  d'un  grand  lion  de  marbre,  qui  gardait  l'entrée  du 
temple. 

—  Voilà  un  lion  qui  est  à  moi!  fit-il. 

A  quelques  pas  de  lui  se  tenait  un  meunier,  nommé  Loiseau, 
joyeux  compère,  qui  était  le  loustic  de  Combard.  Il  observait  d'un 
œil  narquois  ce  petit  homme  et  ce  gros  lion. 

—  Qu'on  lui  donne  son  lion,  fit-il,  et  qu'il  l'emporte. 

La  fortune  parut  changer  de  face;  les  foules  sont  des  girouettes 
qui  tournent  à  tous  les  vents.  Les  ruraux  se  mirent  à  rire,  d'abord 
parce  qu'Us  riaient  d'habitude  de  tout  ce  que  disait  Loiseau,  ensuite 
parce  qu'ils  avaient  peine  à  se  figurer  le  petit  Fichet  emportant  sur 
ses  débiles  épaules  un  lion  de  marbre.  Le  visage  de  M.  Cantarel 
s'illumina;  il  aurait  de  bon  cœur  embrassé  Loiseau.  Sa  joie  fut 
courte. 

Fichet  avait  retiré  ses  mains  de  ses  poches.  Comme  un  sanglier 
qu'on  vient  insulter  dans  sa  bange,  il  montra  ses  crocs  et  sa  gueule 
écumeuse  à  l'insolent  et  vociféra  :  —  Je  vous  défends  de  rire! 

La  flamme  dévorante  qui  lui  sortait  des  yeux  terrifia  le  grand 
Loiseau,  qui  malgré  lui  baissa  la  tête. 

—  Nous  crevons  de  faim  et  vous  riez  !  reprit-il  en  se  démenant  ; 
on  nous  enfouit  dans  des  cabanons  et  vous  riez  !  on  nous  met  à  la 
grande  et  à  la  petite  torture  et  vous  riez  encore  ! 

Puis,  se  retournant  vers  M.  Cantarel  : 

—  Citoyen,  où  étais-tu,  je  te  prie,  quand  nous  étions  à  Nouméa? 
M.  Cantarel  sentit  l'immense  supériorité  qu'avait  Fichet  sur  lui. 

Fichet  revenait  de  Nouméa,  Fichet  sortait  du  bagne  ;  en  ce  moment, 


NOIRS    ET    ROUGES.  273 

il  aurait  donné  son  château  pour  y  être  allé.  Il  posa  la  main  sur  son 
cœur,  et  d'un  ton  sentimental  : 

—  Mon  ami,  mon  cher  ami,  mon  cœur  y  était  avec  vous. 

—  Et  ton  corps,  reprit  l'impitoyable  Nouméen,  se  prélassait  dans 
le  lit  d'une  marquise,  et  qui  sait?  peut-être  possédais-tu  en  rêve  la 
marquise  elle-même. 

Il  avait  dit  plus  vrai  qu'il  ne  pensait.  M.  de  Nolsy  tira  doucement 
par  sa  manche  M"''  de  Moisieux,  et  lui  dit  tout  bas  : 

—  Mon  Dieu!  de  quelle  marquise  parle-t-il? 

—  Citoyen,  poursuivit  Fichet,  tu  es  un  jésuite,  puisque  tu  fais 
des  distinctions.  Tu  es  un  opportuniste,  puisque  tu  es  pour  les 
trains  omnibus.  Tu  es  un  faiseur  de  phrases,  puisque  tu  prétends 
nous  donner  ton  château  et  que  dans  quelques  heures  tu  nous  flan- 
queras tous  à  la  porte.  Ta  es,  comme  tous  les  bourgeois,  un  exploi- 
teur du  peuple;  mais  la  justice  du  peuple  se  lèvera  et  vous  balaiera, 
ton  château  et  toi. 

En  un  clin  d'œil  son  grand  geste  circulaire  fit  le  vide  sur  la  ter- 
rasse. Le  château  était  rasé,  les  pelouses  n'avaient  plus  d'herbe, 
Danton  lui-même  était  rentré  sous  terre,  un  silence  de  mort  régnait 
partout.  On  n'entendait  que  le  chant  d'un  loriot,  qui  de  sa  voix  écla- 
tante semblait  célébrer  la  victoire  de  Fichet. 

—  3Ion  cher  Léon,  n'écrivez  donc  pasi  cria  M.  Cantarel  exaspéré 
à  son  sténographe,  qui  avec  un  entêtement  déplorable  continuait 
à  noter  mot  pour  mot  toute  la  harangue  du  Nouméen. 

Puis,  se  souvenant  de  l'heureux  eifet  produit  par  la  plaisanterie 
de  Loiseau,  il  en  chercha  une  à  son  tour,  il  crut  l'avoir  trouvée; 
mais  à  peine  ouvrait-il  la  bouche,  le  perfide  Lara,  qui,  profitant  des 
distractions  de  M"°  Maulabret,  s'était  rapproché  sournoisement  du 
tréteau,  en  fit  sauter  la  cale  par  un  énergique  coup  de  pied.  L'o- 
rateur perdit  l'équilibre,  chauf.ela,  faillit  tomber  tout  de  son  long, 
Parisiens,  paysans,  le  grafid  Loiseau,  M.  de  Noisy,  personne  ne 
put  s'empêcher  de  rire.  Alors  M.  Cantarel,  sentant  que  tout  son 
prestige  était  en  péril,  frémissant,  bouillonnant  de  rage,  ne  se  sou- 
ciant plus  des  conseils  que  lui  donnait  sa  prudence  et  des  avertis- 
semens  muets  que  lui  prodiguait  son  président,  appela  à  lui  un  de 
ses  laquais,  et  du  doigt  lui  désignant  Fichet,  il  s'écria,  comme  s'il 
se  fût  agi  d'un  simple  Manuel  : 

—  Empoignez-moi  bien  vite  cet  homme-là. 

L'instant  d'après,  Fichet  se  débattait  entre  les  mains  du  grand 
laquais,  qui,  façonné  à  l'obéissance  passive  et  rapide,  l'entraînait 
à  grands  pas  vers  la  grille.  On  entendait  le  malheureux  s'exclamer: 
«  11  fait  saisir  le  peuple  au  collet  par  ses  laquais  !  Tous  les  faubourgs 

TOMB  XLIII.    —  1881.  18 


274  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

le  sauront  demain.  Vive  l'anarchie  !  à  bas  les  exploiteurs  !  à  bas 
Dieu  !  à  bas  tout  le  monde  !  » 

Un  grand  tumulte  régnait  dans  l'assemblée.  On  s'était  levé,  on 
discutait  avec  animation.  Quelques-uns  des  Parisiens  donnaient  tort 
à  Fichet ,  d'autres  plaidaient  les  circonstances  atténuantes ,  accu- 
saient M.  Cantarel  d'avoir  manqué  aux  égards  que  nous  devons  à 
nos  frères,  même  à  nos  frères  égarés.  Plusieurs  prenaient  résolu- 
ment le  parti  du  Nouméen,  mais  ils  n'eurent  garde  de  se  retirer 
avec  lui,  ils  entendaient  rester  pour  le  banquet,  ils  réservaient 
pour  le  lendemain  la  liberté  de  leurs  opinions;  les  politiciens  de 
faubourg  professent  l'ingratitude  de  l'estomac.  La  discorde  faisait 
siffler  partout  ses  serpens.  Les  ruraux  eux-mêmes  s'échauffaient, 
tenaient  des  propos.  Il  se  faisait  des  poussées  dont  le  grand  Loi- 
seau  se  divertissait  et  qui,  grâce  à  lui,  dégénéraient  en  bouscu- 
lades. On  ne  respectait  plus  rien,  on  foulait  aux  pieds  les  plates- 
bandes.  Le  châssis  vitré  d'une  melonnière  fut  enfoncé,  on  enten- 
dait le  grésillement  du  verre  qui  tombait  en  pluie.  Et  le  loriot 
chantait  toujours,  il  persistait  à  célébrer  la  victoire  de  Fichet. 

M.  de  Noisy  jubilait;  il  murmurait  à  l'oreille  de  M'"®  de  Moisieux  : 

—  La  charmante  fête  !  quelle  délicieuse  journée  ! 

Puis,  courant  à  M.  Cantarel,  dont  il  pressait  tendrement  les  deux 
mains  : 

—  Quel  triomphe  oratoire  vous  avez  remporté  1  quelle  élo- 
quence !  Gomme  vous  lui  avez  dit  son  fait  1  Vous  l'avez  collé,  roulé. 

Aprèi  quoi,  revenant  à  la  marquise  : 

—  Qu'en  dites-vous?  Je  commence  à  croire  que  nous  pourrons 
nous  passer  du  grand  balai;  ils  se  balaieront  les  nns  les  autres. 

Et  la  marquise  lui  répondait  : 

—  Vous  êtes  par  trop  compromettant...  Taisez -vous  donc,  mé- 
chante langue. 

XXIV. 

M"'  Maulabret  pensait  qu'elle  avait  payé  son  écot,  qu'on  ne 
pouvait  exiger  d'elle  plus  de  complaisance.  Elle  s'éloigna  furtive- 
ment de  la  terrasse,  s'enfonça  dans  l'épaisseur  du  parc,  qui  était 
désert.  Après  l'épreuve  qu'on  venait  de  lui  imposer,  elle  avait 
besoin  de  repos,  de  silence  et  de  solitude.  Elle  atteignit  bientôt  la 
maison  du  garde-chasse;  elle  l'aperçut  assis  devant  sa  porte.  La 
pipe  aux  dents,  un  flacon  de  cognac  à  ses  pieds,  il  astiquait  son 
fusil.  Elle  lui  demanda  brièvement  des  nouvelles  de  sa  santé. 

—  Et  vous  n'êtes  pas  à  la  fête?  ajouta-t-elle. 

—  Ils  ne  m'ont  pas  trouvé  assez  beau,  répondit-il  en  ricanant. 


NOIRS   ET  RODGES.  275 

M.  Caiitarel  m'a  prié  de  ne  pas  me  montrer.  Grand  merci  !  qu  irais-je 
faire  là-bas?  J'abhorre  leur  république.  J'aime  les  pleutres,  moi. 
Vivent  les  Napoléon  ! 

Elle  continua  sa  route,  poussa  jusqu'à  l'extrémité  du  parc.  Elle 
s'assit  au  pied  d'un  chêne,  en  face  d'un  saut-de-loup  qui  lui  ména- 
geait une  échappée  de  vue  sur  la  campagne.  Elle  s'oublia  plus 
d'une  heure  dans  cet  endroit  tranquille,  jusqu'à  ce  qu'elle  vit  le 
soleil,  qui  était  encore  brûlant,  s'abaisser  vers  l'horizon  et  des- 
cendre lentement  dans  un  ciel  d'or,  tacheté  de  nuages  violets.  Au 
loin  s'étendait  une  grande  forêt,  qui  s'était  com.me  assoupie  sous 
le  poids  du  jour  et  semblait  plongée  dans  une  torpeur.  Au  milieu 
d'un  champ  moissonné,  à  l'ombre  d'une  meule,  un  berger  à  demi 
couché  jouait  du  flageolet.  Deux  chiens  noir.«,  à  la  tête  de  loup, 
l'œil  sanglant,  couraient  sans  relâche  sur  les  flancs  du  troupeau,  qui 
broutait,  faisant  craquer  le  chaume  sous  ses  pieds  et  sous  sa  dent. 
Une  nuée  de  sansonnets  voltigeait  autour  des  moutons;  par  inter- 
valles, ils  se  posaient  audacieusement  sur  leurs  dos  laineux  et  se 
laissaient  voiturer  par  eux,  tout  en  picorant  dans  la  toison.  —  Ber- 
ger, chiens,  moutons,  sansonnets,  tout  le  monde  ici  a  son  rôle  à 
jouer  et  le  joue  bien,  pensait  Jetta.  Quel  sera  le  mien?  —  Elle  le 
savait  à  peu  près. 

Elle  reprit  le  chemin  du  château*  Tout  à  coup  l'alezan  lui  revint 
en  mémoire,  et  au  même  instant,  ayant  levé  les  yeux,  elle  aperçut 
au  milieu  d'un  carrefour  un  homme  immobile  qui,  les  bras  croisés, 
l'attendait. 

Elle  fut  prise  d'un  tremblement  convulsif  ;  sa  première  pensée 
fut  de  s'enfuir;  mais  où?  Elle  rassembla  toutes  ses  forces,  l'indi- 
gnation lui  tint  lieu  de  courage.  Elle  continua  d'avancer,  et  bientôt 
lui-même  vint  à  sa  rencontre.  Elle  s'arrêta;  le  visage  embrasé  de 
colère,  elle  s'écria  : 

—  Vous  !  vous  1 
Il  répondit  : 

—  Oui,  c'est  moi.  La  grille  était  ouverte  à  tout  le  monde,  j'ai  eu 
l'audace  d'entrer. 

Ils  restèrent  quelques  instans  à  s'observer,  et  chacun  d'eux  était 
surpris  du  changement  qui  s'était  fait  dans  l'autre.  Comme  elle, 
il  était  pâle;  comme  elle,  il  avait  le  visage  dévasté  par  la  souffrance 
et  par  l'obsession  d'une  idée  fixe.  Il  sentait  ses  genoux  fléchir  sous 
lui.  il  fut  sur  le  point  de  s'écrier  :  «  Je  vous  ai  trahie,  et  je  vous  ado- 
rais, et  je  vous  aime  plus  que  jamais.  »  Il  aurait  voulu  tomber  à 
ses  pieds  et  les  couvrir  de  baisers,  mais  il  venait  de  découvrir  en 
elle  quelque  chose  de  redoutable  qui  tenait  sa  volonté  en  échec. 
Elle  agitait  machinalement  de  sa  main  droite  son  mouchoir,  dont 
elle  s'éventait.  Puis  elle  dit  d'un  ton  de  mépris  : 


276  REYDE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Que  vient  faire  ici  ce  revenant  ? 

—  Vous  ne  vous  êtes  donc  pas  aperçue  que  j'y  venais  tous  les 
jours,  à  toute  Iieure?  répondit-il  d'une  voix  creuse.  Partout  où  j'al- 
lais, vous  y  étiez;  partout  où  vous  êtes,  j'y  suis. 

Elle  secoua  la  tête,  lui  jeta  un  regard  qui  signifiait  :  —  Il  n'y  a 
plus  rien  entre  nous. 

—  Souffrez  cependant  que  je  vous  explique... 

—  Il  est  trop  tard,  interrompit- elle.  Vous  vous  êtes  tu  si  long- 
temps !  et  le  silence  est  si  commode  aux  orgueilleux  î 

—  Je  vous  jure  que  vous  vous  trompez  ou  qu'on  vous  a  trom- 
pée... C'est  le  désespoir  et  la  fureur  qui  m'ont  réduit  au  silence... 
Mon  bonheur  était  détruit,  et  j'avais  un  homme  à  tuer. 

—  0  juge  rigoureux  des  trahisons  d'autrui  !  lui  dit-elle. 

—  Je  désire  au  moins  que  vous  sachiez... 

—  Quoi  donc?  je  sais  tout,  interrompit-elle  encore.  Je  sais  que, 
grâce  à  Dieu,  l'homme  que  vous  vouliez  tuer  n'est  pas  mort.  Quant 
à  l'autre  à  qui  vous  avez  coupé  la  figure  d'un  coup  de  cravache,  il 
est  ici  près,  et  il  a  juré  de  se  venger...  Partez  bien  vite,  c'est  un 
conseil  que  je  vous  donne. 

—  Vous  voulez  donc  me  faire  rester  ?  dit-il  en  redressant  la  tête. 
Elle  reprit  avec  un  accent  ironique  et  amer  : 

—  Vous  avez  pourtant  de  bonnes  raisons  de  tenir  à  la  vie...  Vous 
regrettiez  votre  jeunesse,  on  vous  l'a  rendue. 

—  Ah  !  ne  parlons  pas  de  cette  femme,  dit-il  en  s'échauffant. 
Puisque  vous  savez  tout,  vous  ne  devez  pas  ignorer  qu'on  l'a  jetée 
malgré  moi  dans  mes  bras,  et  que  depuis  six  semaines  je  ne  l'ai 
pas  revue. 

—  Mais  vous  trahissez  donc  tout  le  monde  ?  dit-elle  avec  un 
demi -sourire.  Six  semaines  sans  la  voir!  Elles  ont  dû  vous  paraître 
longues. 

Il  éclata  : 

—  Si  vous  daigniez  me  regarder,  mon  visage  vous  apprendrait  à 
quoi  j'ai  employé  mes  journées.  J'ai  essayé  de  vous  oublier,  et  je 
n'y  ai  pas  réussi.  Mon  orgueil  vous  en  devait  l'aveu,  si  tant  est  qu'il 
soit  encore  quelque  chose.  Il  est  bien  malade,  puisqu'il  m'a  permis 
devenir  ici...  Eh!  oui,  ma  victoire  avait  été  trop  facile,  vous  ne 
me  l'aviez  pas  assez  marchandée,  c'est  ce  qui  nous  a  perdus.  Mais 
l'expiation  a  été  terrible,  je  vous  assure...  Je  me  suis  dit  :  «  Bah  ! 
recommençons  à  vivre,  vivons  sans  elle  I  »  Et  j'ai  tout  fait  pour 
vous  arracher  de  mon  souvenir  et  de  mes  yeux.  Mais  l'image  déses- 
pérante reparaissait  toujours.  Plus  je  m'efforçais  de  la  chasser,  plus 
elle  m'enveloppait  de  sa  présence...  Vous  voyez  un  vaincu.  Vivre 
sans  vous...  plutôt  mourir  !  Faites-moi  grâce,  je  mets  mon  cœur  à 
vos  pieds. 


NOIRS    ET   ROUGES.  277 

—  Vous  m'en  rapportez  les  restes,  lui  dit-elle  fièrement.  Gardez- 
les,  je  ne  les  veux  pas. 

Il  lui  échappa  un  cri  de  désespoir.  —  Jetta,  Jetta,  c'est  encore 
vous,  c'est  encore  moi...  Ah!  tenez,  ce  n'est  pas  à  la  femme,  c'est 
à  la  sœur  de  charité  que  je  demande  mon  pardon,  et,  vous  le  voyez, 
c'est  un  mendiant  qui  vous  parle  à  genoux. 

Il  s'était  prosterné.  Elle  lui  montra  du  doigt  les  vestiges  à  demi 
disparus  d'un  feu  qu'on  avait  allumé  dans  l'herbe  et  des  tisons 
éteints  qui  dormaient  sur  un  lit  de  cendres  grisâtres. 

—  Oh!  dit-elle,  c'est  bien  fini. 

A  ces  mots,  lui  faisant  signe  de  se  relever  et  de  s'écarter,  elle  se 
remit  en  route.  Mais  il  s'attachait  à  ses  pas,  il  l'implorait,  il  la  sup- 
pliait. Cette  voix,  qui  jadis  était  une  fête  pour  son  oreille,  agaçait 
cruellement  ses  nerfs  comme  un  instrument  qui  sonne  faux.  Elle 
hâtait  sa  marche,  elle  cherchait  à  s'échapper:  il  devenait  toujours 
plus  pressant,  il  essaya  même  de  la  retenir  par  le  bras,  de  lui  barrer 
le  passage.  Son  trouble  était  extrême,  quand  un  libérateur  parut, 
qu'elle  accueillit  avec  un  transport  de  joie.  Aurait-elle  jamais  pu 
croire  qu'un  jour  elle  saurait  gré  au  marquis  Lésin  de  Moisieux  de 
la  soustraire  à  l'embarras  d'un  tête-à-tête  avec  Albert  Valport  ? 

Lésin,  qui  n'aimait  pas  les  longs  di-cours,  avait  attendu  pour 
venir  à  la  fête  que  la  tribune  aux  harangues  fût  vide.  Il  ne  faisait 
que  d'arriver,  et  n'ayant  pas  trouvé  sur  la  terrasse  son  ami  Golo, 
toute  affaire  cessante,  il  courait  s'enquérir  de  lui.  Sa  stupéfaction 
fut  grande  d'apercevoir  M.  Valport,  les  bras  lui  en  tombèrent.  Il 
commença  par  le  donner  cordialement  au  diable,  après  quoi  il  s'a- 
visa d'un  expédient  de  sauvage,  et  s' approchant  de  M"'  Maulabret, 
il  lui  dit  : 

—  Ma  mère  en  a  assez  de  tout  ce  grand  brouhaha.  Elle  est 
retournée  au  chalet,  et  elle  m'envoyait  vous  chercher,  parce  qu'elle 
a  quelque  chose  à  vous  dire.  Mais  je  m'en  vais  de  ce  pas  l'avertir 
que  je  vous  ai  trouvée  dans  une  société  charmante,  à  laquelle  je  me 
ferais  scrupule  de  vous  arracher. 

—  Vous  avez  tort,  je  vous  suis,  répondit-elle  résolument. 

Et  elle  le  suivit  en  effet,  sans  seulement  retourner  la  tête,  ou 
plutôt  ils  marchaient  de  front  et  sans  parler,  elle  dans  la  crainte  de 
trahir  par  le  tremblement  de  sa  voix  la  violente  émotion  qu'elle 
venait  de  ressentir,  lui  parce  qu'il  était  plongé  dans  une  méditation 
digne  de  son  grand  génie. 

Ils  arrivèrent  au  chalet,  il  était  désert.  La  cuisinière  et  Lara  étaient 
à  la  fête  aussi  bien  que  M'"«  de  Moisieux.  Quoi  qu'en  pût  dire  son 
fils,  elle  ne  craignait  ni  les  brouhahas  ni  les  cohues,  sans  compter 
qu'elle  ne  se  déplaisait  point  dans  la  société  de  M.  de  Noisy.  Lésin 
introduisit  M"*  Maulabret  au  salon,  et  lui  avançant  un  fauteuil  : 


-^ô  BEVUE   BES  DEUX    MONDES, 

—  C'est  drôle  qu'elle  ne  soit  pas  encore  ici,  lui  dit-il.  Quelqu'un 
l'aura  retenue  en  chemin,  mais  elle  ne  saurait  tarder. 

Ai"®  Maulpbret  s'assit.  Elle  ne  songeait  en  ce  moment  ni  à  la  mar- 
quise ni  à  son  fils;  ses  pensées  se  promenaient  dans  un  parc  et  y 
rencontraient  des  revenans,  immobiles  au  milieu  d'un  carrefour. 
Pour  se  donner  une  contenance,  elle  prit  un  livre,  l'ouvrit,  le 
feuilleta  sans  s'aviser  qu'elle  le  tenait  à  l'envers.  Lésin  ne  desser- 
rait pas  les  dents.  Plus  blême  encore  que  d'habitude,  sa  pâleur 
révélait  le  combat  qui  se  livrait  en  lui.  Sa  timidité  naturelle  cher- 
chait à  s'apprivoiser  avec  l'audace  du  projet  sublime,  mais  dange- 
reux, qu'il  avait  conçu.  Il  se  leva,  se  promena  dans  le  salon;  il 
avait  l'air  agité  d'un  matou  qui  tourne  autour  d'une  cage  et  tantôt 
convoite  l'oiseau,  tantôt  appréhende  la  houssine.  La  nuit  com- 
mençait à  tomber.  M"''  Maulabret  sortit  de  sa  rêverie,  posa  son 
livre.  Elle  examina  à  la  dérobée  ce  gros  garçon  qui  allait,  viTait, 
elle  lui  trouva  un  visage  singulier,. 

—  M""  de  Moisieux  ne  vient  pas,  dit-elle. 

Il  lui  répondit  en  s'approdiant  :  —  Eh!  quoi,  ne  sommes-nous 
pas  bien  ici  ? 

Elle  se  leva.  —  Et  les  illuminations!  Je  ne  voudrais  pas  vous  en 
priver. 

—  Â  toutes  les  chandelles  romaines,  je  préfère  les  deux  yeux 
que  voilà. 

Elle  ne  put  réprimer  un  léger  haussement  d'épaules.  Elle  eut 
tort,  il  se  fâcha. 

—  Vous  êtes  donc  réconciliés?  dit-il  d'un  ton  insolent.  Vous  avez 
l'âme  bien  généreuse,  car  entre  nous  il  s'est  conduit  comme  un 
paltoquet. 

—  De  qui  parlez -vous?  demanda-t-elle  avec  hauteur. 

—  De  l'homme  avec  qui  vous  aviez  tout  à  l'heure  un  aimable 
tête-à-tête  que  j'ai  dérangé.  Mais  vous  pouvez  vous  en  consoler.  Je 
gagerais  bien  que  vous  avez  pris  rendt.z-vous  pour  ce  soir. 

—  En  doutez-vous?  lui  répliqua-t-elle  d'une  voix  brève. 
Il  fit  encore  un  pas  pour  se  rapprocher  d'elle. 

—  Pourquoi  est-ce  lui  que  vous  aimez  et  non  pas  moi?..  Vous 
seriez  marquise...  Madame  Jetta  Valport!  cela  sonne  mal...  Vous  le 
trouvez  donc  bien  beau? 

—  Admirablement  beau!  dit-elle  d'un  air  de  bravade. 

Et  elle  se  dirigea  vers  la  porte,  mais  il  lui  barra  le  chemin. 

—  Je  vous  adore,  et  vous  ne  sortirez  pas  avant  de  m'avoir  em- 
brassé... Il  faut  que  je  m'en  passe  la  fantaisie. 

il  la  regardait,  comme  un  certain  soir,  avec  des  yeux  que  le  désir 
allumait,  avec  des  yeux  de  faune. 

—  Vous  me  faites  horreur  î  lui  cria-t-elle. 


ITOimS   ET   ROUGES.  279 

—  Oh!  la  jolie  petite  bégueule!  répliqua- t-il,  et  dans  son  regard 
la  colère  se  mêla  au  désir. 

Il  s'avança  pour  lui  prendre  la  taille.  Elle  poussa  un  cri  perçant, 
fit  un  bond  et  mit  une  table  ronde  entre  elle  et  lui. 

—  A  quoi  bon  crier?  11  n'y  a  personne  ici  et  personne  ne  vien- 
dra... Oh!  vous  serez  à  moi,  je  veux  que  vous  soyez  à  moi,  ajouta- 
t-il  en  frappant  du  pied. 

Et  il  commença  de  la  poursuivre.  L'ardeur  de  la  chasse  eut  bien- 
tôt fait  justice  du  peu  de  scrupules  qui  lui  restaient.  L'occasion  était 
unique,  il  savait  bien  qu'il  ne  la  retrouverait  jamais,  qu'il  jouait  le 
tout  pour  le  tout,  qu'ayant  recouru  à  ces  grands  moyens  que  sa 
mère  réprouvait,  il  était  tenu  de  réussir  à  tout  prix,  car  le  succès 
est  la  seule  excuse  des  grands  moyens. 

—  Oh!  je  vous  aurai,  et  il  faudra  bien  que  vous  m'épousiez. 

Et  il  se  remettait  à  courir.  Elle  était  éperdue,  haletante,  mais 
plus  leste  que  lui.  Elle  échappait,  et  il  s'animait,  s'échauffait 
comme  la  bête  qui  a  hu.né  le  sang.  Elle  ne  songeait  pas  à  le  sup- 
plier ni  à  raisonner  avec  lui;  on  ne  raisonne  pas  avec  un  faune,  on 
ne  supplie  pas  un  Peau-Rouge. 

Il  se  prit  le  pied  dans  une  des  jambes  de  la  table  et  faillit  se  lais- 
ser choir.  Elle  en  profita  pour  se  précipiter  vers  la  porte;  elle'  ne 
s'était  pas  aperçue  qu'il  avait  eu  la  précaution  de  la  fermer  à  double 
tour  et  de  fourrer  la  clé  dans  sa  poche.  Elle  courut  à  la  fenêtre, 
qui  était  à  hauteur  d'appui,  elle  l'ouvrit  et  se  disposait  à  l'escalader. 
Elle  sentit  deux  mains  brutales  qui  s'enlaçaient  autour  de  son 
corps,  deux  lèvres  effrontées  qui  se  pressaient  sur  sa  joue.  Elle 
poussa  un  second  cri  plus  perçant  encore  que  le  premier,  et  l'hor- 
reur qu'elle  éprouvait  doublant  ses  forces,  elle  parvint  à  se  dégager 
à  moitié,  à  se  débattre.  Il  s'écriait  : 

—  Oh  !  je  vous  ai  et  je  vous  tiens. 

Elle  comprit  qu'elle  était  perdue,  sa  tête  se  troubla,  sa  résis^ 
tance  mollit,  elle  ferma  les  yeux. 

Au  même  instant,  les  deux  bras  qui  la  tenaient  la  lâchèrent.  Elle 
rouvrit  les  yeux,  Albert  était  debout  entre  elle  et  son  ennemi. 
Dévoré  de  chagrin  et  de  jalousie,  il  l'avait  suivie  de  loin,  sans 
qu'elle  s'en  avisât.  Il  était  décidé  à  la  revoir,  il  l'attendait  au 
bout  de  l'avenue.  Il  avait  entendu  ses  cris.  S'élancer  parla  fenêtre, 
bondir  sur  Lésin,  le  saisir  à  la  gorge,  ce  fut  l'aiTaire  d'un  instant. 
n  le  secouait,  il  allait  l'étrangler. 

—  Albert,  n'achevez  pas  ce  misérable!  lui  dit-elle  dans  son 
trouble. 

Elle  l'avait  appelé  par  son  nom.  La  joie  qu'il  en  ressentit  fit  tom- 
ber sa  fureur,  il  lâcha  sa  victime. 


280  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

—  Monsieur,  lui  cria  Lésin  écumant  de  rage,  vous  me  rendrez 
raison  de  votre  insulte. 

—  Pour  qui  donc  me  prenez-vous?  répondit-il.  C'est  un  honneur 
que  je  ne  vous  ferai  jamais. 

Il  se  dirigea  vers  la  porte,  tenta  vainement  de  l'ouvrir.  Lésin 
porta  la  main  à  sa  poche,  en  tira  précipitamment  une  clé  qu'il  lui 
lança  de  toute  sa  force  et  qui  faillit  l'atteindre  en  plein  visage.  11 
esquiva  le  coup,  et  ramassant  la  clé  : 

—  Vous  êtes  un  peu  brusque,  mon  cher  marquis,  lui  dit-il,  mais 
votre  intention  était  louable. 

Quelques  minutes  plus  tard,  M"°  Maulabret,  tremblante  comme 
la  feuille,  s'était  laissée  tomber  sur  un  banc.  Albert,  debout  devant 
elle,  respectait  son  silence.  Il  avait  compris  qu'elle  cherchait  à  ras- 
sembler ses  pensées,  qu'elle  était  descendue  en  elle-même,  qu'elle 
se. consultait.  Il  attendait  avec  une  fiévreuse  anxiété  le  mot  fatal 
qu'elle  allait  prononcer  et  qui  déciderait  de  sa  vie.  Elle  se  remet- 
tait, se  calmait  par  degrés.  —  Parlez,  murmura-t-il,  je  vous  en 
supplie,  parlez.  C'est  de  ma  vie  qu'il  s'agit,  car  je  vous  le  répète, 
je  ne  puis  vivre  sans  vous.  —  Elle  parla  enfin. 

—  Albert,  dit-elle,  vous  m'avez  sauvée.  Ce  que  vous  avez  fait 
pour  moi  mérite  bien  que  je  vous  pardonne. 

Il  ne  put  réprimer  un  mouvement  de  joie. 

—  Oui,  je  vous  pardonne,  reprit-elle  d'une  voix  tranquille;  mais 
il  ne  faut  pas  m'en  demander  davantage.  Vous  savez  si  je  vous 
aimais,  si  je  croyais  en  vous!  Il  m'en  souvient,  vous  m'avez  dit  un 
jour  que  l'amour,  l'amour  vrai  s'emparait  de  l'âme  comme  une 
folie.  Vous  aviez  raison,  j'ai  été  folle,  je  ne  le  suis  plus.  Ces  lettres 
que  vous  m'avez  rendues,  c'est  hier  seulement  que  je  les  ai  brû- 
lées. Avant  d'y  mettre  le  feu,  je  les  ai  relues,  et  en  les  relisant,  il 
me  semblait  que  c'était  une  autre  qui  les  avait  écrites.  Je  me  disais 
en  rougissant  :  «  Oh!  quelle  vieille,  quelle  étrange  histoire!  est-il 
possible  qu'elle  soit  arrivée?  »  Vous  voyez  bien  que  je  ne  suis  plus 
folle...  Tout  à  l'heure  j'ai  prononcé  des  paroles  trop  dures;  je 
vous  en  supplie,  oubliez-les.  C'est  aussi  une  folie  que  la  colère... 
Et  puis,  ne  me  regrettez  pas  trop.  Il  y  a  tant  de  femmes  dans  le 
monde!.,.  Albert,  laissons  agir  le  temps.  Dans  quelques  années 
peut-être  nous  aurons  du  plaisir  à  nous  revoir  comme  deux  bons 
amis,  et  nous  rirons  ensemble  de  toute  cette  aventure,  et  peut-être 
direz-vous comme  moi  :  «  Quelle  vieille,  quelle  étrange  histoire!..  » 
Etvraiment,  puisque  je  vous  ai  tout  pardonné,  pourquoi  ne  serions- 
nous  pas  amis  dès  ce  jour?...  Je  vous  tends  la  main,  prenez-la, 
c'est  mon  amitié  que  je  vous  offre. 

Il  ne  prit  pas  cette  main  qu'elle  lui  tendait.  Il  recula  de  deux 
pas  et  répondit  d'une  voix  sombre  : 


NOIRS    ET   ROUGES.  281 

—  Que  parlez-vous  d'amitié  !  De  vous  à  moi,  ce  n'est  qu'un  mot 
vide  de  tens.  Vous  m'offrez  la  vôtre,  je  n'en  veux  pas...  Eh!  bon 
Dieu,  nous  pouvons  nous  haïr,  mais  nous  ne  serons  jamais  auiis. 

Elle  se  leva  en  disant  : 

—  Je  ne  vous  hais  pas,  je  ne  vous  haïrai  jamais,  mais  l'amour 
est  mort  avec  la  confiance.  Dieu  seal  peut  le  ressusciter,  et, 
croyez- moi,  c'est  un  miracle  qu'il  ne  fera  pas. 

Là-dessus,  elle  s'enfuit  comme  une  ombre,  le  laissant  plongé 
dans  un  tel  accablement  qu'il  'essaya  pas  même  de  la  rf  tenir.  Il 
s'était  flatté  de  désarmer  sa  colère,  sa  tranquillité  l'épouvantait,  le 
réduisait  au  désespoir. 

A  peine  fut-elle  rentrée  au  château  à  travers  les  ifs  illuminés, 
les  feux  de  Be  'gale,  les  lanternes  vénitiennes,  et  au  bruit  des 
fusées  qui  partaient  de  tous  côtés,  sa  tante,  qui  s'était  claquemurée 
dans  sa  cham!  re,  la  pria  d'y  venir  dîner  tête  à  tête  avec  elle  ;  elle 
s'empressa  de  complaire  à  son  désir.  En  vain  M'"®  Cantarel  examina 
d'un  œil  curieux  son  visage,  elle  n'y  \  ut  découvrir  aucune  trace 
d'émotion.  M"®  Maulabi  et  venait  de  voir  à  ses  genoux  l'homme  qui 
l'avtit  abandonnée,  elle  lui  avait  accordé  son  pardon,  mais  elle  lui 
avait  refusé  son  cœur,  et  un  baume  secret  s'était  répandu  sur  sa 
blessure.  Si  facile,  si  débonnaire  que  puisse  être  une  âme  de 
femme,  de  quelque  douceur  qu'elle  eoit  pétrie,  il  lui  faut  sa 
revanche,  et  quand  elle  l'a  prise,  il  lui  semble  que  tout  vient  de 
rentrer  dans  l'ordre. 

—  D'où  sortez-vous  donc?  lui  dit  sa  tante.  Gomme  moi,  vous 
avez  disparu.  Bah!  notre  présence  n'était  pas  nécessaire;  M'""  de 
Moisieux  nous  a  remplacées  avec  avantage,  car  aujourd'hui  c'est 
elle  qui  fait  les  honneurs  de  celte  maison.  J'ai  eu  des  nouvelles  par 
M.  Violet,  qui  est  aussi  indiscret  que  bavard.  11  paraît  que  ce  ban- 
quet offrait  un  incomparable  coup  d'œil.  On  avait  eu  soin  d'enca- 
drer les  ruraux.  Chacun  d'eux  était  flanqué  de  deux  Parisiens,  l'un 
à  droite,  l'autre  à  gauche.  M.  Cantarel  estime  sans  doute  qu'il  en 
est  des  opinions  comme  de  certaines  contagions,  qu'elles  se  pren- 
nent par  la  peau.  La  marquise  a  présidé  à  cette  agape  avec  son 
grand  air  des  Tuileries;  jamais  la  majesté  n'a  été  mêlée  de  plus 
de  grâce.  Qu'a  pensé  ce  pauvre  empereur  en  contemplant  de  l'autre 
monde  cette  Hébé  républicaine?  Bref,  M.  Cantarel  doit  être  à  cette 
heure  aussi  triomphant  que  charmé,  et  selon  toute  apparence,  il  a 
oublié  l'incident  Fichet...  Mais  M.  Violet  m'a  donné  encore  d'autres 
informations...  Vous  vous  êtes  donc  revus?  Avez-vous  fait  la  paix? 

—  Oui,  madame,  répondit  Jetta,  un  peu  surprise. 

—  Et  vous  vous  épousez? 

—  Jamais  !  fît-elle  avec  une  énergique  douceur. 


28"2  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

Cependant  Lësio  venait  d'accoucher  d'un  nouveau  projet.  Hon- 
teux de  sa  défaite,  ivre  de  fureur  et  de  vengeance,  la  gorge  encore 
meurtrie  par  cette  main  de  fer  dont  l'étreinte  convulsive  lai  avait 
fait  perdre  le  souQle,  résolu  cà  châtier  l'insulteur  qui  lui  avait  refusé 
satisfaction,  il  avait  commencé  par  pleurer  de  rage,  par  sacrer,  par 
tempêter.  Il  avait  repassé  dans  sa  tête  toutes  les  aventures  qu'on 
avait  pu  lui  conter  et  qui  ressemblaient  à  la  sienne,  tous  les  moyens 
dont  on  peut  se  servir  pour  supprimer  un  homme  qu'on  déleste, 
et  faute  de  mieux,  il  se  proposait  d'aller  attendre  cet  odieux  Val- 
port  au  coin  d'un  bois.  Mais  il  lui  vint  une  pensée  plus  heureuse. 
il  se  rappela  Golo,  avec  qui  il  s'était  lié  d'une  amitié  si  étroite 
qu'ils  n'avaient  rien  de  caché  l'un  pour  l'autre.  Il  partit  comme  un 
trait,  travei-sa  le  parc,  se  précipita  comme  une  bombe  dans  la  mai- 
son du  garde-chasse.  Ils  causèrent  longtemps.  Cne  bouteille  de 
vieux  rhum,  qu'ils  fêtaient  à  tour  de  rôle,  était  en  tiers  dans  leur 
conférence  et  ne  leur  donnait  pas  les  meilleurs  conseils  du  monde. 
Lésia  était  éloquent,  mais  Golo  avait  des  scrupules  ou  des  inquié- 
tudes, il  regimbait  sous  l'aiguillon,  il  alléguait  les  gendarmes,  la 
cour  d'assises. 

—  Quel  matamore  tu  me  fais  !  lui  criait  Lésin.  iN'avais-tu  pas 
juré  de  te  venger? 

—  Mais,  monsieur  le  marquis,  veuillez  considérer.,. 

—  Tais- toi  donc,  imbécile.  Est-ce  qu'on  te  parle  de  le  tuer? 
Crois-moi,  il  tient  plus  à  sa  figure  qu'à  sa  vie.  Écoute-moi  bien, 
mon  petit.  On  m'a  raconté  en  Amérique  l'histoire  d'un  joli  gar- 
çon qui  allait  épouser  une  jolie  fille.  Son  rival  imagina  de  lui  tirer 
à  bout  portant  un  coup  de  fusil  chargé  à  poudre.  Il  le  défigura, 
et  sa  maîtresse  le  lâcha.  Voilà  comme  sont  les  femmes!  Je  les  con- 
nais comme  si  je  les  avais  faites...  Dis  moi  un  peu,  ta  consigne 
n'est-elle  pas  de  traiter  sans  miséricorde  les  braconniers?  Tu  en 
vois  passer  un,  tu  lui  brûles  la  figure.  Tirer  à  poudre,  est-ce  une 
affaire?  Et  d'ailleurs,  t'imagines-tu  qu'il  osera  te  poursuivre  en  jus- 
tice? Tu  raconterais  en  plein  tribunal  l'aventure  de  la  danseuse,  il 
n'aura  garde  d'en  courir  la  chance...  Voyons,  Golo,  n'as-tu  qu'un 
cœur  de  poulet?  Ah!  je  te  le  dis,  tu  es  un  Corse  démarqué. 

Pendant  cet  entretien,  Albert  allait  et  venait  dans  une  allée  soli- 
taire du  parc.  Il  n'espérait  plus  rien,  et  il  ne  pouvait  se  décider  à 
partir.  M"''  Maulabret  était  rentrée  dans  ■'sa  chambre,  où  elle  se 
promenait  ;  par  intervalles  il  voyait  son  ombre  se  dessiner  sur  un 
rideau  blanc.  L'univers  est  bien  grand,  et  pour  faire  un  monde  il 
faut  bien  des  choses,  des  étoiles,  des  soleils,,  des  planètes,  des  lunes, 
des  océans  et  des  continens,  des  montagnes  et  des  plaines,  des  fions 
et  des  gazelles,  des  monarchies,  des  empires,  des  républiques,  des 


NOIRS   ET   ROUGES,  285 

millions  de  destinées  que  relie  les  unes  aux  autres  un  fatal  enchaî- 
nement d'effets  et  de  causes.  Et  pourtant,  à  de  certaines  heures, 
l'univers  tout  entier  se  résume  dans  une  ombre  qui  tour  à  tour 
apparaît  sur  un  rideau  et  disparaît.  Albert  n<?,  pouvait  détacher  ses 
yeux  de  ce  rideau,  c'était  le  paradis,  mais  le  paradis  perdu.  On 
prend  son  parti  de  n'être  pas  heureux;  mais  le  cœur  d'un  homme 
se  brise  quand  il  peut  se  dire  que  le  bonheur  venait  à  lui,  les  bras 
ouverts,  qu'il  l'a  éconduit  comme  un  fâcheux,  et  que  le  bonheur- 
est  parti,  qu'il  ne  reviendra  pas. 

Les  flonflons  de  l'orchestre  qui  faisait  danser  sous  une  tente  la 
jeun'^sse  du  village  arrivaient  jusqu'à^lui;  il  entendait  les  fredons 
de  la  clarinette,  le  ronflement  de  la  basse,  le  rugissement  sourd 
d'une  trompette  qui  commençait  à  s'enrouer.  Il  s'y  mêlait  des  bruits 
de  pas  et  de  rires,  un  bourdonnement  de  ruche,  un  confus  murmure 
de  voix  avinées,  et  toutes  ces  rumeurs  indistinctes  Auï  tenaient 
compagnie,  il  frémissait  à  l'idée  de  ne  plus  les  entendre,  il  pen- 
sait avec  horreur  à  l'ejCfroyable  solitude  où  il  allait  rentrer.  On  avait 
fait  honneur  au  souper  et  à  la  cave  de  M.  Gantarel.  Les  Parisiens 
étaient  singulièrement  montés,  ils  ne  déparlaient  pas.  L'un  d'eux, 
pérorant  au  milieu  d'un  groupe  de  ruraux,  leur  expliquait  la  diffé- 
rence de  la  fausse  république;  et  de  la  vraie  ;  à  tout  ce  qu'il  disait 
les  ruraux  répondaient  :  «  Oh  !  pour  sûr.  »  Dn  autre,  qui  goûtait 
les  principes  de  Fichet,  célébrait  l'avenir  que  le  collectivisme  pré- 
pare à  l'humanité;  ils  répliquaient  :  «  Peut-être  bien,  il  faudra 
voir.  »  Et  se  grattant  l'oreille,  ils  .se  demandaient  avec  inquiétude 
si  par  hasard,  avant  de  quitter  leur  ferme,  il&  n'avaient  pas  oublié 
de  fermer  au  gros  verrou  la  porte  de  leur  cour  et  d'y  lâcher  leur 
chien  de  garde.  Le  jeune  Léon,  qui  avait  une  bouteille  de  trop 
dans  la  tête,  faisait  de  tendres  protestations  d'amiiié  au  grand 
Loiseau,  et  moitié  séneux,  moitié  bouHonnant,  il  lui  représentait 
que  le  point  était  d'abolir  le  mariage  et  la  famille,  d'établir  la  com- 
munauté des  femmes,  que  la  première  condition  pour  que  les 
hommes  fussent  vraiment  égaux  était  que  les  enfans  ignorassent 
de  quel  père  ils  étaient  nés.  Loiseau  faisait  semblant  de  l'en  croire; 
mais  il  disait  tout  bas  à  un  compère  :  —  0  les  vilains  gueux  !  avec 
leurs  sacrés  journaux  ils  nous  ont  déjà  ôté l'empire;  permettra-t-on 
qu'ils  nous  détruisent  aussi  la  lépublique? 

M.  Gantarel  qui  s'était  démanché  la  bras  à  force  de  distribuer  des 
poignées  de  main  e^qui  s'était  éraillé  la  voix  à  force  de  discourii', 
M.  Gantarel,  dont  cette  journée,  quoi  que  sa  femme  en  pût  dire, 
n'avait  pas  rempli  toutes  les  espérances,  M.  Gantarel,  qu'obsédait  le 
fâcheux  souvenir  d'un  Nouméen  et  de  ses^  triomphes  oratoires  cruel- 
lement compromis,  promenait  sa  mélancolie  ou  sa  gaité  douieuse 


2 SA  REYDE   DES    DEUX   MONDES. 

dégroupe  en  groupe.  Il  ne  laissait  pas  de  sourire  à  ses  hôtes,  mais  il 
avait  le  cœur  lourd.  M.  de  Noisy  lui  disait  :  «  Quelle  belle  journée 
nous  vous  devons!  »  La  marquise  ajoutait  :  «  il  n'y  a  que  vous  pour 
faire  si  bien  les  choses.  » 

Tout  finit,  l'heure  du  départ  avait  sonné,  le  train  spécial  atten- 
dait les  Parisiens.  M.  Gantarel  rassembla  ce  qui  lui  restait  de 
vigueur  et  de  souplesse  pour  leur  administrer  une  suprême  acco- 
lade. Le  vide  se  fît  peu  à  peu  sur  la  terrasse.  L'orchestre  continuait 
à  jouer  ses  flonflons,  filles  et  garçons  comptaient  sauter  jusqu'au 
matin.  Ceci  l'intéressait  peu,  il  laissa  à  son  intendant  le  soin  de  les 
désaltérer  et  de  les  surveiller,  et  il  s'en  alla  chercher  au  fond  de 
son  lit  un  repos  qu'il  avait  bien  mérité. 

Albert  jeta  un  dernier  regard  sur  le  rideau  qu'éclairait  une 
lampe  trop  discrète,  puis  il  se  mit  en  chemin  pour  sortir  du  parc 
avant  qu'on  fermât  les  grilles.  Au  bout  de  l'allée  qu'il  suivait  se 
dressait  un  massif  de  laurelles.  Il  ignorait  qu'embusqué  derrière 
ce  massif,  l'œil  aux  aguets,  retenant  leur  souffle,  il  y  avait  un  homme 
et  un  fusil  qui  l'attendaient, 

XXV. 

A  quelques  jours  de  là.  M"®  Maulabret  reçut  la  visite  de  M.  Vau- 
genis,  qu'elle  n'avait  pas  revu  depuis  deux  mois.  Elle  apprit  de  lui 
que,  le  soir  de  la  fête,  un  inconnu,  embusqué  derrière  un  buisson, 
avait  tiré  à  bout  portant  sur  M.  Valport  et  s'était  enfui.  Il  y  avait 
eu  ce  soir-là  tant  de  détonations  de  pétards,  de  fusées  et  de  boîtes  que 
cet  incident  n'avait  attiré  l'attention  de  personne,  l'intéressé  n'ayant 
point  porté  plainte.  Elle  s'expliqua  alors  pourquoi,  l'avaut-veille, 
Golo,  qui  venait  de  toucher  son  mois,  avait  délogé  sans  tambour  ni 
trompette.  On  aurait  pu  demander  de  ses  nouvelles  au  marquis  de 
Moisieux;  maisLésin  avait  éprouvé  aussi  le  besoin  de  changer  d'air, 
il  était  à  Paris.  Jetta  se  remit  de  son  émotion,  quand  M.  Vaugenis 
ajouta  que  la  poudre,  au  lieu  de  faire  balle,  s'était  éparpillée,  qu'il 
avait  reçu  de  Bois-le-Roi  les  avis  les  plus  rassurans,  que  le  blessé 
en  serait  quitte  pour  quelques  éraflures. 
Elle  se  tut  pendant  quelques  instans.  Impatienté  de  son  silence  : 
—  Vous  savez,  lui-dit-il,  que  je  suis  un  neutre  bienveillant.  Je  ne 
crois  pas  sortir  de  mon  caractère  en  vous  représentant  qu'après 
tout  le  péché  d'Albert  n'appartient  pas  à  la  classe  des  crimes  irré- 
missibles. J'en  rougis  pour  mon  espèce,  hélas  !  à  sa  place  et  dans  les 
mêmes  circonstances,  tout  homme  aurait  succombé.  J'excepte  Gaton 
et  Brutus,  mais  dans  le  temps  oxi  nous  vivons  il  n'y  a  plus  de 
Romains.  J'ajoute  que,  si  ce  mariage  que  je  voyais  avec  inquiétude 


NOIRS    ET   ROUGES.  285 

venait  à  se  renouer,  votre  situation  me  paraîtrait  bien  plus  favorable 
qu'elle  ne  l'était.  Un  jeune  homme  qui  a  profité  de  sa  jeunesse  pour 
s'amuser  beaucoup  croit  toujours  faire  un  sacrifice  à  la  femme  qu'il 
épouse.  Sans  s'en  douter  peut-être,  Albert  pensait  vous  faire  une 
grâce.  Aujourd'hui  les  rôles  sont  renversés,  vous  le  tenez  à  votre 
discrétion,  et  vous  avez  repris  tous  vos  avantages.  C'est  vous  qui 
donnez,  c'est  lui  qui  reçoit. 
Elle  repartit  vivement  : 

—  Je  lui  ai  accordé  de  grand  cœur  son  pardon  et  mon  amitié,  mais 
je  n'ai  pas  autre  chose  à  lui  offrir. 

A  son  tour  il  fit  une  pause,  puis  il  lui  dit  : 

—  Comptez-vous  donc  entrer  en  religion  ? 

—  INon,  répondit-elle.  Il  se  passe  dans  le  monde  des  choses  bien 
singulières,  et  je  commence  à  croire  que  tout  finit  par  tourner 
autrement  que  nous  ne  pensions.  Mère  Amélie  me  prêchait  sans 
cesse  les  scrupules,  il  m'en  est  venu  un  qui  m'empêchera  de  me 
faire  religieuse. 

—  Eh  !  oui,  dit-il  en  riant,  un  grand  philosophe  a  prétendu  que 
les  contraires  engendrent  les  contraires  et  que  la  contradiction  est 
la  loi  souveraine  de  la  vie.  11  a  bâti  là-dessus  un  système  qui  en 
vaut  un  autre. 

11  n'ajouta  pas  qu'il  voyait  là  matière  à  proverbe.  Quand  on  a  le 
démon,  on  peut  tout  mettre  en  proverbes,  même  la  philosophie  de 
Hegel. 

—  Je  n'ai  jamais  lu  les  philosophes,  dit-elle.  Mais  l'autre  jour 
j'ai  trouvé  dans  l'hnitation  un  passage  qui  m'a  frappée  :  «  Des 
indiscrets,  y  est-il  dit,  se  sont  perdus  par  la  grâce  même  de  la 
dévotion,  parce  qu'ils  ont  voulu  faire  plus  qu'ils  ne  pouvaient,  ne 
mesurant  point  leur  faiblesse,  mais  suivant  plutôt  l'impétuosité  de 
leur  cœur  que  le  jugement  de  leur  raison.  »  Voilà  bien  mon  his- 
toire; je  rêvais  de  devenir  une  autre  mère  Amélie.  Je  respecterai 
toujours  les  vertus  de  cette  sainte  femme,  mais  le  dernier  entretien 
que  nous  avons  eu  ensemble  m'a  convaincue  que  je  ferais  une 
mauvaise  augustine,  tandis  que  j'espère  en  restant  dans  le  monde 
être  toujours  une  bonne  catholique,  aussi  catholique  que  tolérante, 
aussi  tolérante  que  catholique. 

—  Si  on  guérissait  les  femmes  de  leurs  inconséquences,  ce  monde 
serait  un  triste  monde...  Et  vous  vous  marierez? 

—  Je  ne  le  pense  pas;  j'ai  tant  souffert  que  l'amour  m'épouvante, 
et  je  ne  suis  plus  amoureuse  que  de  ma  liberté,  mais  ne  craignez 
pas  que  j'en  fasse  un  mauvais  usage.  11  est  écrit  dans  le  même  livre  : 
«  Pourquoi  cherchez-vous  le  repos,  quand  vous  êtes  né  pour  le  tra- 
vail? »  Oh!  je  travaillerai.  Je  veux  consacrer  ma  fortune  à  fonder 


286  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

cette  maison  de  santé  dont  mon  cher  grand-oncle  vous  a  laissé  les 
plans,  et  j'en  serai  la  directrice.  Ce  ne  s^ra  pas  aujourd'hui,  ni 
demain,  nous  avons  le  temps  d'en  reparler.  11  faut  que  j'apprenne 
beaucoup  de  choses  pour  me  rendre  digne  de  devenir  l'abbesse  de 
mon  couvent  laïque...  Une  vieille  fille  utile,  n'est-ce  pas  une  belle 
carrière?  Et  il  me  semble  déjà  que  j'ai  l'air  de  monter  en  graine, 
de  coiffer  sainte  Catherine. 

—  C'est  bien  mon  avis,  mais  je  n'osais  pas  vous  le  dire. 
11  ajouta  plus  sérieusement  : 

—  Fort  bien  ! . .  mais  lui  ! 

—  Savez-vous,  monsieur?  tâchez  de  lui  trouver  une  femme  bien 
sage,  bien  raisonnable,  qui  ne  prenne  pas  les  choses  au  tragique 
comme  moi.  Vous  souvenez-vous  de  cette  longue  conversation  que 
j'eus  avec  vous  dans  votre  cabinet?  En  ce  temps  je  regardais  l'amour 
comme  une  sorte  de  dévoûment  sublime,  comme  un  désir  de  se 
donner;  mais  j'ai  découvert  qu'on  ne  se  doane  que  pour  se  retroU' 
ver  au  double.  Non,  il  n'y  a  pas  d'amour  vrai  sans  jalousie...  Il 
laut  à  Albert  une  femme  qui  l'aime  moins  follement  que  je  ne  l'ai- 
mais, mais  qui  soit  plus  indulgente.  Eile  le  rendra  heureux,  et  il 
m'aura  bien  vite  oubliée. 

—  Vous  croyez  cela?..  11  ne  vous  oubliera  jamais. 

—  Magistrat  et  romanesque!  dit-elle  avec  un  sourire.  Cela  s'est-il 
jamais  vu?  Monsieur  le  président,  l'oubli  est  la  loi  de  ce  monde 
autant  que  la  contradiction. 

—  Il  est  certain,  réijhqua-t-il,  que,  si  le  souvenir  embellit  la  vie, 
l'oubU  seul  la  rend  possible.  Quelqu'un  l'a  dit  avant  moi. 

—  Et  j'en  suis  bien  la  preuve,  fit-elle,  puisque,  après  tout  ce 
qui  m'est  arrivé,  je  vis  encore. 

Il  fit  un  geste  qui  signifiait  :  «  J'ai  rempli  ma  mission  et  je  suis 
au  bout  de  mon  latin.  »  Puis  se  levant  : 

—  Je  m'en  vais  passer  quelques  jours  à  Bois-le-Roi,  auprès  de 
notre  malade,  qui  apparemment  ne  l'est  plus.  IN'avez-vous  rien  à 
lui  dire,  à  ce  criminel  trop  sévèrement  puni? 

—  Rien,  si  ce  n'est  que  je  suis  heureuse  d'avoir  appris  à  la  fois 
son  accident  et  sa  guérison. 

M.  Vaugenis  se  retira  la  tête  basse.  Cette  parfaite  tranquillité 
qui  avait  consterné  Albert  lui  semblait  un  cas  désespérant  et  sans 
remède.  «  C'en  est  fait,  pensait-il.  Pour  recoudre  ce  que  ce  mal- 
heureux a  décousu,  un  miracle  ne  serait  pas  de  trop,  et  il  ne  s'en 
fait  guère  dans  ce  siècle.  » 

M.  Cantai'el  non  plus  ne  croyait  pas  aux  miracles,  et  pourtant  il 
venait  d'en  faire  un  bien  malgré  lui.  Deux  minutes  et  un  grand 
geste  lui  avaient  suffi  pour  bombarder  grand  homme  l'amnistié 


NOIRS    ET  ROUGES.  287 

Fichet,  On  avait  parlé  de  la  fête  de  Gombard  dans  certain  faubourg. 
Un  numéro  de  la  Vraie  République,  qui  fut  tiré  à  cent  mille 
exemplaires,  avait  été  consacré  de  la  première  ligne  à  la  dernière 
à  en  décrire  les  splendeurs.  Le  cher  Léon  s'était  surpassé;  encore 
M.  Cantarel  avait-il  pris  la  peine  de  revoir  et  de  retoucher  lui-même 
sa  prose.  Par  ordre  de  son  directeur,  ce  jeune  homme  d'avenir 
avait  soigneusement  passé  sous  silence  l'incident  Fichet  et  consacré 
sa  meilleure  encre  à  célébrer  les  louanges  d'une  illustre  convertie. 
«  Qu'il  était  beau  de  voir,  écrivait-il,  cette  femme  née  au  sein 
des  préjugés  et  des  grandeurs,  et  subitement  frappée  de  la  grâce 
républicaine,  tendre  sa  blanche  main  à  des  mains  durcies  par  le 
travail  et  préférer  aux  fêtes  impures  des  Tuileries  d'autrefois  une 
fête  du  peuple,  du  vrai  peuple,  dont  le  cœur  battait  à  l'unisson 
avec  le  sien  !  »  Cette  phrase  malheureuse,  que  le  jeune  Léon  eût 
mieux  fait  de  laisser  au  fond  de  son  encrier,  provoqua  les  lazzis 
d'une  petite  feuille  écarlate,  fort  répandue,  laquelle  profita  de  l'oc- 
casion pour  recommander  chaudement  aux  syuipathies  populaires 
«  un  généreux  amnistié,  un  illustre  proscrit,  chassé  comme  un 
chien  par  de  vils  laquais,  pour  avoir  dit  leur  fait  aux  exploiteurs 
bourgeois.  »  En  peu  de  temps,  le  généreux  amnistié,  dont  personne 
ne  parlait,  devint  un  homme  célèbre,  ce  qui  prouvait  une  fois  de 
plus  tout  ce  qu'il  y  a  de  vérité  cachée  dans  la  philosophie  des  con- 
tradictions et  le  plaisir  malin  qu'ont  les  événemens  à  prendre  le 
contre-pied  de  nos  espérances.  Les  ennemis  de  M.  Cantarel  s'armè- 
rent de  cette  gloire  de  fraîche  date  pour  combattre  son  élection. 
Jusqu'alors  il  avait  eu  pour  seul  concurrent  un  petit  médecin  fort 
obscur,  quoique  transformiste,  nommé  Souriceau.  Fichet  se  laissa 
porter,  et,  son  éloquence  aidant,  sa  candidature  fit  de  rapides  et 
merveilleux  progrès. 

M.  Cantarel  ne  s'en  émouvait  pas  trop,  il  ne  prenait  pas  Fichet 
au  sérieux.  Ses  amis  et  le  président  de  son  comité  lui  déclaraient 
à  l'envi  que  sa  victoire  était  certaine,  et  les  puissans  moyens  dont 
il  disposait  lui  mettaient  l'esprit  en  repos.  Cependant,  quand  le 
jour  du  scrutin  fut  venu,  il  éprouva  de  poignantes  anxiétés.  Il  n'osa 
pas  aller  à  Paris;  il  ressemblait  à  ces  auteurs  dramatiques  qui, 
pour  employer  l'expression  vulgaire,  ont  le  trac  et  que  rien  ne  peut 
résoudre  à  assister  à  la  première  représentation  de  leurs  pièces. 
Durant  tout  ce  fatal  dimanche,  il  arpenta  son  parc,  causant  avec  sa 
canne  et  la  mordillant  plus  que  jamais.  Ce  qui  l'achevait,  c'est 
qu'il  ne  pouvait  épancher  ses  angoisses  dans  le  sein  de  la  mar- 
quise, qui  dînait  ce  jour-là  chez  M.  de  INoisy  en  compagnie  de 
Jetta. 

Il  était  près  de  minuit  quand  on  lui  remit  une  dépêche  qu'il 
ouvrit  d'une  main  palpitante.  0  vicissitudes  des  destinées!  ô  vents 


288  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

mystérieux  qui  soufiHez  sur  les  multitudes!  suffrage  universel, voilà 
de  tes  coups  I  Fichet  était  nommé,  M.  Cantarel  avait  deux  mille 
voix  de  moins  que  lui,  et  pour  comble  d'humiliation,  le  méprisé 
Souriceau  l'avait  distancé;  il  arrivait  dernier.  Il  resta  quelque 
temps  comme  écrasé,  comme  broyé  par  son  malheur.  Puis  il 
éprouva  l'impérieux  désir  de  répandre  son  âme  dans  une  âme  amie; 
mais  ce  n'était  pas  à  M""*  Cantarel  qu'il  pouvait  demander  ce  petit 
service.  Il  se  dit  que  la  marquise  avait  dû  revenir  de  son  dîner.  Il 
se  rendit  incontinent  au  chalet,  se  berçant  de  l'espoir  que  non- 
seulement  elle  compatirait  à  ses  douleurs,  mais  qu'elle  consentirait 
peut-être  à  l'en  consoler. 

Le  gros  verrou  n'avait  pas  été  tiré.  A  son  ordinaire,  il  s'intro- 
duisit dans  le  salon  sans  se  faire  annoncer.  Fut-il  pris  d'une  hallu- 
cination? Il  vit  ou  se  figura  qu'il  voyait  au  pied  du  sofa  où  M'"®  de 
Moisieux  était  assise,  le  jeune  Lara,  agenouillé  sur  un  coussin  et 
la  mangeant  des  yeux,  tandis  que  ses  doigts  effrontés  s'amusaient 
à  chiffonner  un  pli  de  sa  robe.  Il  faut  croire  qu'il  rêvait,  car  à 
peine  était-il  entré  que  Lara  se  trouva  debout  au  milieu  du  salon. 
11  lui  parut  que  cet  adorable  enfant  le  regardait  d'un  air  provo- 
cant et  narquois,  et  sa  figure,  si  agréable  qu'elle  fût,  lui  sembla 
si  prodigieusement  déplaisante  qu'il  leva  la  main  pour  le  souffle- 
ter. Le  petit  Grec  était  leste,  il  esquiva  le  coup  et  détala. 

—  Eh  bien  !  qu'est  -  ce  qui  vous  prend  ?  demanda  la  marquise 
d'un  ton  de  reproche. 

—  Je  ne  puis  souffrir  ce  petit  drôle,  répondit-il,  et  nous  avons 
de  vieux  comptes  à  régler  ensemble.  Vous  savez  de  quel  plat  de  sa 
façon  il  m'a  régalé  dans  le  temple  d'Amour...  Au  surplus,  marquise» 
je  trouve  qu'il  prend  avec  vous  des  libertés  fort  déplacées... 

—  iMais,  mon  cher  voisin,  interrompit-elle,  il  me  semble  que 
c'est  à  moi  de  faire  la  police  dans  ma  maison. 

11  n'insista  pas,  il  craignait  de  la  lâcher.  IN'était-elle  pas  sa  res- 
source suprême?  Et  puis  elle  était  en  beauté,  elle  n'avait  jamais 
eu  l'œil  plus  vif  ni  plus  ensorcelant,  jamais  elle  ne  lui  avait  paru 
si  charmante,  si  désirable. 

—  Ah!  mon  Dieu,  reprit-il,  si  je  jalouse  ce  petit  homme,  c  est 
qu'il  a  le  bonheur  de  vivre  auprès  de  vous,  de  vous  voir  à  toute 
heure,  de  respirer  l'air  que  vous  respirez...  Oh!  de  grâce,  ne  nous 
dispuions  pas  dans  ce  jour  de  malheur  où  j'ai  besoin  de  tant  de 
consolations,  et  vous  seule  pouvez  me  consoler. 

A  ces  mots,  il  lui  narra  son  désastre,  sans  se  douter  du  déplo- 
rable effet  que  son  récit  produisait  sur  elle.  Obsédée  de  ses  pour- 
suites, il  lui  tardait  d'en  être  délivrée.  A  quoi  pouvait-il  lui  servir 
désormais?  Quelques  jours  auparavant,  M"«  Maulabret  avait  écrit  à 
mère  Amélie  une  lettre  tendre  et  respectueuse,  pour  lui  demander 


NOIRS   ET   ROUGES.  289 

pardon  une  fois  de  plus  du  chagrin  qu'elle  lui  avait  causé;  elle  n'y 
disait  rien  du  chagrin  bien  plus  grand  encore  qu'elle  lui  préparait. 
Ni  mère  Amélie  ni  M™"  de  Moisieux  ni  M.  Mongiron  n'avaient  ima- 
giné ile  voir  dans  cette  lettre  une  boîte  à  double  fond.  Ils  tenaient 
que  cette  jeune  innocente  était  incapable  de  dissimulation  ;  ils 
avaient  cependant  tout  fait  pour  lui  apprendre  à  se  taire.  Forte  de 
cette  épitre,  M'"  de  Moisieux,  qui  se  flattait  d'avoir  rempli  son  en- 
gagement, mit  M.  Mongiron  en  demeure  d'exécuter  le  sien.  Il  fut 
convenu  que  dans  un  bref  délai  Lésin  serait  présenté  à  l'héritière  et 
à  sa  famille.  Tout  à  fait  rassurée  de  ce  côté,  la  marquise  ne  ména- 
geait plus  M.  Gantarel  que  dans  l'espoir  qu'il  userait  de  toute  son 
influence  politique  pour  recommander  l'être  impossible  aux  puis- 
sans  du  jour  et  pour  lui  procurer  une  situation.  Et  tout  à  coup  elle 
apprenait  ce  misérable  échec.  Deux  mille  voix  de  moins  que  Fichet! 
cinq  cents  de  moins  que  Souriceau  !  Elle  perça  à  jour  ce  fantoche, 
elle  vit  à  découvert  tout  son  néant,  elle  décida  que,  quand  le  citron 
est  sec,  il  faut  se  hâter  d'en  jeter  l'écorce. 

11  était  assis  auprès  d'elle,  et  avançait  déjà  les  deux  bras  pour 
les  lui  jeter  autour  de  la  taille  :  —  Aimez-moi,  disait-il  d'une  voix 
langoureuse,  aimez-moi,  cela  me  consolera  de  tout. 

Elle  se  leva,  le  regarda  d'un  œil  superbe,  et  le  prenant  par  la 
main,  elle  le  conduisit  devant  la  g'ace  qui  surmontait  la  cheminée. 

—  Mon  cher  voisin,  rendez-vous  justice,  lui  dit-elle.  Une  femme 
de  mon  âge  qui  se  décide  à  avoir  une  faiblesse  doit  trouver  une 
excuse  dans  son  choix.  Là,  franchement,  la  figure  que  voici  est-elle 
une  excuse  suffisante? 

Stupéfait  de  ce  langage  inaccoutumé,  il  perdit  quelques  instans 
la  voix.  Quand  il  la  recouvra  : 

—  Ah  !  fort  bien,  s'écria-t-il.  0  femme  vertueuse  !...  Mais  la  vertu 
ne  suffit  pas  au  bonheur,  il  faut  y  ajouter  Lara. 

—  Vous  êtes,  lui  dit-elle  en  colère,  un  visionnaire  et  un  inso- 
lent. 

Et  ses  regards  le  réduisaient  en  poudre.  Mais  il  donna  un  libre  cours 
à  sa  fureur,  qui  le  suffoquait,  et  comme  à  son  ordinaire,  il  rappela 
à  la  marquise  les  innombrables  services  qu'il  lui  avait  rendus,  les 
arrangemens  qu'il  avait  conclus  avec  ses  créanciers  et  dans  lesquels 
il  avait  mis  du  sien. 

—  Maintenant  je  sais  qui  vous  êtes,  poursuivit-il,  et  que  la  chro- 
nique dit  vrai,  et  que  je  suis  un  idiot.  Oui,  cela  ne  me  paraît  que 
trop  prouvé;  tandis  que  vous  jouiez  ici  la  comédie  de  la  pauvreté, 
vous  aviez  placé  en  Angleterre  un  bon  petit  million,  déposé  en  mains 
sûres...  A  merveille!  mais  prenez-en  votre  parti  et  faites-en  votre 
deuil,  jamais  ma  pupille  n'épousera  votre  grand  benêt  de  fils. 

XOMB  XLin.  —  1881,  19 


290  REVDE   DES    DEUX   MONDES. 

—  Je  ne  sais  pas  si  mon  fils  est  un  benêt,  répondit-elle;  mais  je 
suis  certaine  qu'avant  seize  mois  M'^^  Maulabiet  entrera  en  religion 
et  que  mes  conseils  n'y  auront  pas  nui. 

Et  elle  lui  montra  la  porte  avec  un  gesie  d'impératrice.        ,] 

—  Chassé!  s'écria-t-il  en  sortant.  Eh  !  oui  vraiment,  chassé  comme 
un  laquais  ! 

—  Vous  avez  bien  chassé  Fichet,  répliqua-t-elle  en  lai  enfonçant 
un  second  poignard  dans  le  cœur. 

Le  lendemain,  quand  M^'*  Maulabret  descendit  au  salon,  elle  eut 
la  surprise  d'y  trouver  M.  Gantarel,  qui  l'attendait  de  pied  ferme 
et  qui  lui  dit  avec  un  accent  de  tendresse  vraiment  paternelle  : 

—  Ce  n'est  pas  tout  cela,  ma  mignonne.  Il  faut  me  faire  un  plai- 
sir, il  faut  épouser  M.  Valport.  Je  le  veux,  je  l'ordonne.  C'est  après 
tout  un  charmant  garçon,  et  en  dépit  du  vilain  petit  tour  qu'il  nous 
a  joué,  ce  sera  le  meilleur  mari  du  monde...  Et  puis  ce  mariage 
mettra  au  désespoir  M'""  de  Moisieux. 

—  Depuis  quand  lui  voulez-vous  du  mal?  demanda- t-elle. 

—  Oh  !  j'ai  été  longtemps  sa  dupe,  mais  j'y  vois  clair  aujour- 
d'hui. C'est  une  horrible  femme.  Les  marquises  et  les  amnistiés, 
qu'on  ne  me  parle  plus  de  ce  monde-là.  Si  vous  saviez,  mon 
amour,  ce  qu'elle  a  fait!..  Ah!  quand  on  a  vécu  dans  le  bourbier!.. 
car  c'était  un  vrai  bourbier  que  celte  cour...  Quelle  immoralité,  ma 
fdlette!  Figurez-vous,.,  mais  vous  allez  rougir  d'horreur.  J'ai  dé- 
couvert que  son  petit  groom,  cet  abominable  petit  Lara... 

—  Excepté  vous  et  Jetta,  interrompit  M'"'  Gantarel,  tout  le  monde 
à  Combard  le  savait. 

—  Et  vous  ne  m'avez  pas  averti? 

—  J  ai  respecté  votre  innocence...  Allons,  Jetta,  il  en  faut  prendre 
votre  parti  et  épouser  bien  vite  M.  Valport  pour  venger  M.  Gan- 
tarel. C'est  un  genre  de  dévoùment  que  les  tuteurs  ont  le  droit 
d'exiger  de  leur  pupille. 

—  Ne  suffit-il  pas  pour  chagriner  la  marquise,  répondit-elle,  que 
j'aie  refusé  d'épouser  monsieui;  son  fds? 

—  Il  s'agit  bien  de  cela  !  reprit  M.  Gantarel.  Elle  m'a  annoncé 
d'un  ton  de  triomphe  que  ma  chère  petite  poulette  entrerait  en  reli- 
gion... Elle  y  a  sûrement  quelque  intérêt,  et  je  gagerais  qu'elle  a 
conclu  un  marché  avec  notre  sainte  mère  l'église,  un  marché  d'or, 
car  elle  ne  fait  rien  pour  rien,  elle  n'est  que  calcul  et  hypocrisie. 

—  Rassurez-vous,  monsieur,  répliqua  M'^®  Maulabret,  je  n'entre- 
rai point  en  religion,  mais  qu'on  ne  me  parle  plus  d'un  mariage 
qui  me  fait  horreur...  Faut-il  le  répéter  cent  fois?  je  ne  veux  pas, 
je  ne  veux  pas,  et  ma  résolution  est  irrévocable.  Demandez  plutôt  à 
M.  Vaugenis,  ajouta-t-elle  en  tendant  la  main  à  l'ancien  président, 
qui  venait  d'entrer. 


NOIRS   ET  ROUGES.  291 

Elle  s'aperçut  qu'il  avait  la  figure  allongée,  l'air  grave  et  sou- 
cieux. Elle  pressentit  une  fâcheuse  nouvelle. 

—  Il  y  a  quelques  jours  encore,  je  le  souhaitais  ce  mariage, 
répondit-il.  Mais  il  est  devenu  impossible,  et  je  me  ferais  une  con- 
science d'insister. 

—  Pourquoi  donc,  je  vous  prie?  demanda  M.  Gantarel. 

—  Hélas!  ce  pauvre  garçon... 

—  Parlez,  parlez  vite,  fit-elle  d'une  voix  émue. 

—  Oh!  rassurez-vous,  il  est  vivant.  Mais  sûrement  il  y  avait  de  la 
grenaille  dans  cette  poudre,  et  il  s'abusait  sur  la  gravité  de  sa  bles- 
sure... 11  est  défiguré  pour  la  vie. 

Elle  eut  un  tressaillement. 

—  Ah!  si  c'était  tout!  poursuivit-il. 

Elle  l'interrogeait  des  yeux  avec  anxiété,  ses  mains  trem- 
blaient. 

Il  secoua  tristement  la  tête  en  disant  : 

—  Un  œil  est  perdu,  et  le  médecin  m'a  confié  que  l'autre  est  fort 
compromis. 

Elh3  poussa  un  cri,  le  regarda  un  instant  comme  du  fond  d'un 
rêve.  Puis  elle  se  leva  brusquement  et  murmura  : 

—  Défiguré!  aveugle!..  Ah!  mon  Dieu,  aveugle!..  Allez  lui  dire 
bien  vite  que  je  l'aime,  que  je  suis  à  lui,  que  je  veux  être  sa 
femme. 

—  0  marquis  de  Moisieux,  dit  à  demi-voix  M,  Vaugenis,  comme 
vous  vous  êtes  trompé  ! 

M™*  Gantarel  regardait  Jetta  d'un  œil  prodigieusement  étonné. 
Un  habitant  de  la  lune  lui  serait  apparu  qu'elle  ne  l'eût  pas  con- 
templé avec  plus  de  stupeur. 

—  Voilà  une  résolution  digne  de  votre  grand  cœur,  reprit  M.  Vau- 
genis. Mais  il  ne  me  croira  pas.  11  faut  que  vous  lui  parliez  vous- 
même. 

—  Allons-nous-en  de  ce  pas  à  Bois-le-Roi,  s'écria  M.  Gantarel,  et 
puissions-nous  rencontrer  la  marquise  en  chemin! 

Un  quart  d'heure  plus  tard,  un  break  aitelé  de  quatre  chevaux 
dévorait  l'espace.  Durant  tout  le  trajet,  M.  Gantarel  tint  le  dé  de  la 
conversation,  tant  il  éprouvait  le  besoin  de  répandre  le  trop-plein 
de  son  âme.  Il  entremêlait  dans  ses  discours  la  marquise  et  Fichet, 
Fichet  et  la  marquise,  et  volontiers  il  leur  eût  tordu  le  cou  à  tous 
les  deux.  Mais  s'il  avait  deux  vengeances  à  tirer,  il  se  consolait  un 
peu  en  pensant  que  l'une  du  moins  était  presque  assurée.  M"®  Mau- 
labret  ne  desserrait  pas  les  lèvres.  Elle  causait  silencieusement  avec 
le  mort;  elle  lui  disait  :  —  «  Gomme  nous  nous  sommes  disputés, 
vous  et  moi!  Ah!  grand  Dieu,  il  n'a  fallu  rien  moins  que  cet  affreux 
malheur  pour  nous  accorder.  » 


292  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Quand  on  fut  arrivé,  quand  le  break  eut  traversé  une  cour  que 
bordait  d'un  côté  une  grande  remise,  de  l'autre  une  vieille  tour 
ruinée  et  habillée  de  lierre,  sur  laquelle  étaient  perchés  des  pigeons 
gris  qui  roucoulaient  à  pleine  gorge,  elle  ne  pensa  plus  qu'au  sup- 
plice qu'allait  endurer  l'homme  qu'elle  avait  aimé  en  s'olTrant  à 
ses  yeux  tel  que  Golo  l'avait  fait.  Tout  le  passé  lui  revint  au  cœur, 
et  elle  se  prit  à  pleurer. 

L'instant  d'après,  elle  était  assise  dans  un  fauteuil,  et  bientôt 
elle  entendit  au  fond  d'un  corridor  une  voix  frémissante  qui 
disait  : 

—  Je  la  connaissais  bien,  j'étais  sûr  qu'elle  viendrait. 

—  Ne  vous  y  trompez  point,  répondait  M.  Yaugenis,  ce  n'est  pas 
elle  qui  est  venue,  c'est  sœur  Marie. 

—  Non,  c'est  moi,  c'est  bien  moi,  cria-t-elle. 

Puis,  par  un  mouvement  involontaire,  elle  ferma  les  yeux,  fris- 
sonnant à  la  pensée  de  ce  qu'elle  allait  voir.  Quand  elle  les  rouvrit, 
Albert  était  agenouillé  devant  elle  et  cachait  son  visage  dans  ses 
mains.  Elle  n'apercevait  que  ses  cheveux  d'un  brun  sombre,  que 
le  fusil  de  Golo  n'avait  point  endommagés,  et  son  front,  où  elle  dis- 
tinguait deux  petits  points  noirs.  Elle  attendait  avec  une  doulou- 
reuse impatience  qu'il  relevât  la  tête.  Hormis  une  petite  escarre 
sur  la  joue  droite,  sa  figure  était  intacte,  il  était  plus  beau  que 
jamais,  et  il  attachait  sur  elle  deux  yeux  superbes,  deux  yeux  qui 
resplendissaient  comme  deux  soleils. 

—  Ah!  vous  m'avez  indignement  trompée!  s'écria-t-elle. 

Et  elle  tenta  d'échapper,  de  s'enfuir.  Il  s'empara  de  ses  deux 
mains,  l'obligea  de  se  rasseoir  et  se  remit  à  genoux  devant  elle.  Il 
essayait  de  parler,  il  ne  pouvait,  il  s'écriait  :  «  Si  jamais...  »  Les 
larmes  et  les  sanglots  lui  coupaient  la  voix.  Enfin,  il  réussit  à  dire  : 

—  Si  jamais  je  vous  causais  un  chagrin,  si  jamais  je  vous  coû- 
tais une  larme,  si  jamais  j'oubliais  cet  aveugle  que  vous  vouliez 
épouser,  je  serais  le  dernier,  le  plus  méprisable  des  hommes. 

Elle  sentit  que  toute  résistance  était  inutile,  que  ses  mains  cap- 
tives s'accoutumaient  déjà  à  leur  prison,  que  sa  volonté  l'avait 
abandonnée,  que  son  cœur  la  trahissait. 

Et  pendant  ce  temps,  l'ancien  président  de  chambre  disait  de 
sa  voix  des  grands  jours,  de  celle  qui  lui  servait  jadis  à  rendre  ses 
sentences  : 

—  Pour  obtenir  la  terre  promise,  Josué  n'a  pas  craint  de  mentir, 
et  Dieu  n'a  pas  laissé  de  la  luijdonner. 

Victor  Guerbuliez. 


LES 


DERNIERES    ANNÉES 


DU 


MARÉCHAL    DAVOUT 


LA     RUSSIE,     HAMBOURG     ET     1815. 


I. 

Le  retour  de  la  guerre  en  1812,  dans  les  conditions  où  elle  s'ou- 
vrait, n'était  guère  fait  pour  diminuer  l'état  d'âme  passaJjlement 
sombre  que  nous  avons  essayé  de  décrire.  Dès  le  début  de  la  cam- 
pagne de  Russie,  Davout  semble  avoir  eu  peu  d'illusion,  ce  qui 
n'est  pas  pour  étonner  de  la  part  d'un  esprit  si  clairvoyant.  Nous 
lisons  dans  une  lettre  adressée  de  Thorn  à  la  maréchale,  le  13  jan- 
vier 1813,  presque  aussitôt  après  la  fin  du  désastre  :  a  Je  ne  veux 
pas  aujourd'hui  entrer  dans  des  détails,  d'autant  plus  qu'il  y  en  a 
quelques-uns  qui  pourraient  t'afïliger;  ils  te  donneraient  la  preuve 
que  mes  pressentiraens  de  tristesse  auparavant  notre  départ  se 
sont  réalisés.  »  Ces  lignes  semblent  assez  claires;  gardons -nous 
cependant  d'en  exagérer  le  sens  et  la  portée.  M'"*  la  marquise  de 
Blocqueville  s'en  autorise  pour  avancer  que  son  père  avait  été 
opposé  à  cette  fatale  campagne  ;  nous  sommes  obligés  de  lui  dire  qu'à 

(1)  Voyez  la  lievue  du  15  décembre  1880. 


29A  KEVUE    DES    DEDX    MONDES. 

notre  humble  avis,  elle  nous  paraît  se  tromper  sur  l'interprétation  ! 
qu'il  faut  donner  de  ces  pressentimens.  Ils  signifiaient  simplement, 
croyons-nous,  que  Davout  augurait  mal  de  la  conduite  de  cette 
guerre,  des  chefs  qui  lui  seraient  donnés,  des  voies  et  moyens  qui 
seraient  employés;  quanta  l'entreprise  elle-même,  nous  sommes 
plutôt  porté  à  penser  qu'il  en  admettait  la  légitimité  et  la  néces- 
sité. Peut-être  nous  trompons-nous  à  notre  tour,  ce  qui  serait 
excusable,  Davout  ayant  été  le  moins  parleur  des  héros  ;  toutefois, 
nous  soumettrons  en  toute  déférence  à  l'auteur  de  ces  Mémoires 
les  très  nombreuses  raisons  qui  nous  font  penser  ainsi.  Et  d'abord 
l'affection  bien  connue  de  Davout  pour  la  Pologne.  Nous  avons  dit 
dans  une  précédente  étude  l'opinion  qu'il  avait  essayé  de  faire  pré- 
dominer en  1807  et  en  1808  dans  les  conseils  de  l'empereur  et 
qu'il  n'a  pas  tenu  à  lui  que  cet  infortuné  pays  n'ait  été  reconsti- 
tué. L'estime  qu'il  avait  réussi  à  gagner  pendant  son  gouverne- 
ment de  Pologne  avait  été  si  vive  qu'il  s'était  formé  un  commence- 
ment de  parti  en  sa  faveur;  la  politique  de  Napoléon  avait  coupé 
court  aux  espérances  qu'il  avait  pu  concfvoir  alors,  mais  ces  espé- 
rances n'étaient  peut-être  pas  si  bien  éteintes  qu'il  put  voir  avec 
déplaisir  une  entreprise  qui  s'annonçait  comme  devant  réaliser  le 
projet  qu'il  avait  lui-même  recommandé.  Tout  le  monde,  en  effet, 
pensait  alors  que  la  reconstitution  de  la  Pologne  était  sinon  l'unique, 
au  moins  le  principal  but  de  la  guerre,  et  Naijoléon  lui-même  auto- 
risait à  penser  ainsi  lorsqu'au  début  de  la  campagne,  il  la  qualifiait 
de  seconde  guerre  de  Pologne.  Il  y  avait  de  si  fortes  présomptions 
pour  que  Davout  ne  fût  pas  défavorable  à  la  guerre  que,  dans  l'en- 
tourage de  l'empereur,  nous  apprend  Ségur,  on  l'accusait  ouverte- 
ment de  l'avoir  désirée  et  que  les  Polonais  le  considérèrent  toujours 
comme  un  de  leurs  plus  fermes  appuis  et  lui  restèrent  constamment 
lidèles.  C'est  lui,  en  effet,  qui,  malgré  l'opposition  de  Berthier, pré- 
senta à  l'empereur  les  députés  lithuaniens,  et  l'on  sait  l'amitié  qui 
l'un'ssait  à  différens  chefs  de  la  Pologne,  notamment  au  prince 
Poniatowski.  Yoici  une  seconde  raison,  moins  forte  que  la  précé- 
dente, mais  qui  a  cependant  son  prix.  On  connaît  l'opinion  que  Ségur 
a  exprimé  dix  fois  au  cours  de  son  Histoire  :  si  la  guerre  de  Rus- 
sie eût  abouti,  elle  aurait  eu  pour  résultat  de  mettre  la  civilisation 
européenne  à  l'abri  de  la  catastrophe  qui  engloutit  l'ancien  monde. 
Eli  bien!  cette  opinion,  nous  voyons  Davout  l'exprimer  par  avance 
en  termes  presque  identiques  à  ceux  qu'emploiera  Ségur.  «  Cette 
campagne  n'aura  pas  été  la  moins  extraordinaire  de  celles  de  l'em- 
pereur et  la  moins  utile  pour  nos  enfans,  écrit-il  de  Wiazma  à  la 
maréchale;  cela  les  mettra  à  l'abri  des  invasions  des  hordes  du 
Nord.  »  Enfin  Davout  considérait  cette  entreprise  non-seulement 
comme  légitime,  mais  comme  possible,  et  c'est  lui-même  qui  nous 


LE  MARÉCHAL    DAYOUT.  295 

le  dit  dans  une  relation  de  la  défense  de  Hambourg  écrite  sous  sa 
dictée  par  le  général  César  de  Laville. 

Cette  relation  curieuse  à  tous  les  titres  débute  par  une  apologie 
de  la  conduite  du  prince  d'Eckmûhl  pendant  la  campagne  de  1812 
et  des  résolutions  qu'il  recommanda  à  diverses  reprises  durant  le 
cours  de  l'expédition .  On  y  lit  ces  paroles  qui  portent  leur  commentaire 
avec  elles.  «  L'histoire  impartiale  dira  que  c'est  peut-être  aux  méfiances 
qui  furent  manifestées  dès  le  commencement  de  la  campagne  envers 
ce  chef  (Davout)  et  à  l'inconcevable  confiance  que  Napoléon  eut 
en  deux  hommes  dont  la  conduite  a  prouvé  plus  tard  la  légèreté, 
que  peuvent  être  attribués,  en  grande  partie,  les  malheurs  d'une 
campagne  dans  laquelle  les  troupes  françaises  de  toute  arme  mon- 
trèrent plus  de  calme  qu'à  aucune  époque,  mais  dans  laquelle  la 
direction  a  manqué.  Napoléon  fit  cette  guerre  plutôt  en  empereur 
qu'en  général.  Dans  le  moment  décisif,  après  la  bataille  de  la  Mos- 
kovva,  il  était  malade,  et  la  grande  direction  de  l'armée  était  entiè- 
rement livrée  àBerthier,  prince  de  Neufchâtei,  et  surtout  au  prince 
Murât,  roi  de  iNaples.  Peut-être  celte  campagne,  qui  après  V évé- 
nement a  été  qualifiée  d'extravagance^  aurait-elle  eu  d'autres  résul- 
tats et  eût-elle  décidé  irrévocablement  la  grande  lutte  entre  le  nord 
et  le  midi  de  V Europe  sans  quelques  fautes  capitales  dont  la  source 
se  trouva  dans  la  funeste  iniluence  dont  f  ai  parlé  plus  haut.»  Ainsi 
l'opinion  du  maréchal  est  formelle  et  peut  se  résumer  ainsi  :  la 
catastrophe  ne  dit  pas  que  le  succès  fiit  impossible,  elle  dit  qu'il 
fallait  à  cette  campagne  d'autres  chefs,  d'autres  mesures,  et  chez 
l'empereur  un  meilleur  état  de  santé. 

Ce  n'est  pas  tout  encore;  il  est  une  dernière  raison  la  plus  pro- 
bante de  toutes,  quoiqu'elle  soit  purement  psychologique.  Sa  corres- 
pondance nous  le  dit;  depuis  1810,  son  inaction  lui  pesait  précisé- 
ment à  cause  des  relations  de  froideur  où  il  était  avec  Napoléon; 
il  aimait  trop  ardemment  ce  personnage  fascinateur  pour  ne  pas 
souffrir  démesurément  de  la  défaveur  voilée  qui  les  tenait  éloignés 
l'un  de  l'autre.  Dès  lors  comment  n'aurait-il  pas  salué  avec  une  joie 
secrète  une  entreprise  qui  lui  donnerait  de  nouvelles  occasions  de 
victoires  et  lui  permettrait  par  leur  moyen  de  se  redresser  devant 
l'empereur  et  de  lui  dire  :  Quel  est  donc  celui  de  vos  compagnons 
d'armes  qui  vous  a  mieux  servi,  surtout  qui  peut  mieux  vous  servir 
que  moi  ?  Ce  qui  prouve  qu'il  y  eut  beaucoup  de  ce  sentiment  chez 
Davout,  c'est  le  zèle  extraordinaire  qu'il  montra  dans  toute  cette 
campagne,  zèle  qui  n'échappa  pas  à  l'attention  de  ses  ennemis  et 
dont  ils  se  firent  une  arme  contre  lui  auprès  de  l'empereur.  D'un 
homme  aussi  circonspect  tout  se  remarque,  et  il  est  visible  que 
Davout  se  prodigue  par  l'action  et  par  le  conseil.  On  sent  qu'il  a 
mis  tout  son  cœur  non-seulement  à  travailler  pour  sa  part  au  suc- 


296  EEVUE    DES    DEUX   MONDES, 

ces  de  l'entreprise,  mais  à  saisir  une  occasion  qui  affirmera  une 
fois  encore  sa  supériorité  et  forcera  l'empereur  à  la  reconnaître. 
Regardez-y  bien,  et  toute  l'histoire  de  Davout  en  1812  se  résumera 
dans  la  poursuite  opiniâtre  de  cette  occasion. 

Dix  fois  il  crut  l'avoir  trouvée  et  dix  fois  elle  lui  échappa,  non 
par  le  fait  de  la  fatalité,  mais,  circonstance  plus  irritante  et  plus 
amère,  par  le  fait  de  quelque  rival  de  gloire.  A  Mohilow,  il  tenait 
cette  victoire  désirée  :  le  refus  d'obéissance  du  roi  Jérôme,  en  per- 
mettant à  Bagration  de  lui  échapper,  réduisit  sa  bataille  à  n'être 
qu'un  glorieux  combat.  A  la  Moskovva,  il  crut  avoir  trouvé  le  moyen 
d'obtenir  un  succès  décisif  en  employant  la  manœuvre  qui  lui  avait 
réussi  à  Wagram ,  il  échoua  par  le  refus  de  Napoléon  d'accéder  à 
sa  proposition.  Après  Malojaroslavetz ,  lorsqu'il  fallut  se  décider 
pour  une  ligne  de  retraite,  il  proposa  la  route  de  Medyn  et  Smo- 
lensk  comme  étant  la  plus  courte  et  celle  qui  fournirait  le  plus  de 
ressources  :  ce  fut  la  roule  proposée  par  Murât  qui  fut  choisie,  au 
grand  dommage  de  l'armée.  De  quelque  côté  qu'il  se  tourne,  il  ne 
rencontre  qu'entraves.  Dès  le  début  de  la  campagne,  comme  si  on 
craignait  que  la  fortune  ne  répondît  irop  vite  à  son  appel,  on  ampute 
son  corps  d'armée  de  trois  divisions  et  on  brise  ainsi  dans  sa  main 
ses  instrumens  d'action.   On  le  place  sous  le  commandement  de 
Murât,  c'est-à-dire  du  chef  militaire  le  plus  opposé  à  sa  nature 
qui  se  puisse  concevoir,  et  le  moins  disposé  à  recevoir  ses  inspi- 
rations, et  on  le  met  ainsi  dans  l'alternative  ou  de  refuser  son  con- 
cours ou  de  coopérer  à  des  manœuvres  qu'il  juge  des  fautes.  Les 
talens  qui  jusqu'alors  lui  avaient  été  tournés  à  louange  lui  sont 
tournés  à  reproche.  Organisateur  et  administrateur  militaire  de 
premier  ordre,  il  n'avait  rien  négligé  pour  que  son  corps  d'armée 
pût  tenir  la  campagne  sans  être  à  la  merci  de  ces  accidens  qui 
relâchent  la  discipline  et  abattent  le  moral  du  soldat.  «  Tant  de 
soins  devaient  plaire,  dit  Ségur,  ils  déplurent,  ils  furent  mal  inter- 
prétés. D'insidieuses  observations  furent  entendues  de  l'empereur. 
Le  maréchal,  lui  disait-on,  veut  avoir  tout  prévu,  tout  ordonné, 
tout  exécuté.  L'empereur  n'est-il  donc  que  le  témoin  de  cette  expé- 
dition? la  gloire  en  doit-elle  être  à  Davout?  «  En  effet,  dit  Napoléon, 
il  semble  que  ce  soit  lui  qui  commande  l'armée.   »   Pendant  la 
retraite,  fidèle  encore  à  cet  esprit  d'ordre  qui  avait  toujours  été 
un  de  ses  principaux  moyens  de  succès,  il  impose  à  ses  troupes  et 
il  obtient  d'elles,  en  dépit  de  leurs  cruelles  souffrances,  une  marche 
lente  et  méthodique  afin  d'éviter  toute  précipitation  qui  aurait 
l'apparence  d'une  déroute  et  par  là  enhardirait  l'ennemi  :  «  Mais, 
dit  un  témoin,  l'empereur  se  plaignit  de  la  lenteur  avec  laquelle 
marchait  le  premier  corps  et  blâma  le   système   de  retraite  par 
échelons  qu'avait  adopté  son  chef,  disant  qu'il  avait  fait  perdre 


LE   MARÉCHAL   DAVOUT.  297 

trois  jours  de  marche  et  par  là  facilité  à  l'avant-garde  de  Milora- 
dovitch  les  moyens  de  nous  atteindre.  »  A  cette  malveillance,  qu'il 
ne  put  jamais  vaincre  malgré  tous  ses  efforts  et  toutes  ses  preuves 
d'afîeclion,  —  la  première  personne  que  rencontra  l'empereur  au 
sortir  du  Kremlin  fut  Davout,  encore  soiffrant  de  ses  blessures  de 
la  Moskowa,  qui  se  faisait  transporter  à  travers  les  flammes  pour 
mourir  avec  lui,  —  le  hasard  vint  encore  ajouter  les  malentendus 
et  les  confusions.  Forcé  d'évacuer  Smolensk,  il  crut  ne  pas  pouvoir 
attendre  Ney,  qu'il  fit  prévenir  du  danger  qu'il  courait,  et  qui, 
malgré  cet  avis,  s'obstina  à  rester  jusqu'à  entier  accomplissement 
des  ordres  qu'il  avait,  dit-il,  reçus  de  l'empereur.  On  sait  les  con- 
séquences fatales  et  glorieuses  de  ce  retard;  comment  Ney,  coupé 
de  Davout  par  l'armée  ennemie,  fut  obligé  de  se  frayer  un  chemin 
par  des  prodiges  d'héroïsme  et  comment  Davout  fut  accusé  de  l'avoir 
abandonné.  Il  n'en  était  rien,  et  au  fond,  Ney  n'avait  été  victime 
que  de  sa  propre  obstination;  mais  l'héroïsme  dont  il  avait  fait 
preuve  le  rendait  alors  l'objet  de  l'admiration  de  l'armée  et  le  favori 
de  l'empereur;  or,  dans  de  tels  momens  et  sous  l'empire  de  tels 
sentimens,  on  est  peu  disposé  à  peser  froidement  les  faits,  et  il 
n'y  a  pas  droit  de  réponse  pour  la  contradiction.  Enfin,  il  vint  un 
jour  où  l'implacable  rigueur  de  la  nature  eut  raison  de  son  génie 
méthodique  et  de  son  stoïcisme  même,  où  ses  soldats,  jusqu'alors 
soutenus  par  la  discipline  qu'il  leur  avait  fait  accepter  et  préservés 
par  sa  prévoyance  contre  l'extrême  misère,  connurent  à  leur  tour 
les  horreurs  de  la  famine  et  du  dénûment.  Davout,  nous  dit  Ségur, 
à  plusieurs  reprises  montra  des  marques  du  plus  extrême  abatte- 
ment, et  on  l'entendit  s'écrier  que  des  hommes  de  fer  pouvaient 
seuls  supporter  de  pareilles  épreuves.  Ce  qui  s'entassa  de  douleurs 
dans  son  âme  pendant  cette  cruelle  campagne,  on  pouvait  aisément 
le  soupçonner,  mais  les  présens  Mémoires  nous  le  révèlent  d'une 
manière  certaine.  Ses  souffrances  morales  furent  si  amères  qu'elles 
lui  firent  connaître  le  désespoir  et  l'amenèrent  jusqu'à  la  pensée 
du  suicide.  C'est  lui-même  qui  fait  ce  grave  aveu  dans  une  lettre 
à  la  maréchale  écrite  presque  immédiatement  après  le  retour. 

Thorn,  15  janvier  1813. 

Je  t'avais  promis,  mon  Aimée,  à  l'époque  de  ton  rétablissement,  de 
t' expliquer  quelques  phrases  obscures  sur  notre  campagne  :  il  faudrait 
entrer  dans  trop  de  déiails  sur  les  peines  d'âme  qu'a  éprouvées  ton 
Louis;  elles  ont  été  si  vives  que,  malgré  qu'il  te  soit  très  attaché  ainsi 
qu'à  ses  enfans,  il  se  serait  détruit  s'il  avait  eu  une  heure  de  suite  des 
idées  d'athéisme.  Ce  qui  l'en  a  empêché,  c'est  l'espérance  qu'il  reste 
quelque  chose  de  nous  :  alors  notre  souverain  appréciera  ses  amis  et 


298  hKVUt    DES    DEUX    MONDES. 

ses  ennemis  :  fasse  le  ciel  qu'il  les  connaisse  bientôt,  car  ils  nous  font 
bien  du  mal  !  Peut-être  qu'il  les  connaîtrait  déjà,  si  je  n'étais  pas  aussi 
délicat... 

Je  suis  dans  l'intention  de  déchirer  cette  lettre,  et  cependant  je  la 
laisse  partir,  étant  p  rsuadé  qu'elle  ne  te  causera  aucune  peine  :  elle 
te  rappellera  mes  malheureux  pressentimens  de  Stettin.  Le  mal  prévu 
est  devenu  si  grand  que  l'empereur  ouvrira  les  yeux. 

En  1816,  lorsqu'il  eut  entrepris  de  raconter  la  mémorable  expé- 
dition dont  il  avait  été  un  des  acteurs,  le  général  Philippe  de  Ségur 
écrivit  à  Davout,  pour  lui  demander  quelques  notes  sur  les  opéra- 
tions de  son  corps  d'armée,  une  belle  lettre  que  nous  donnons 
plus  loin,  lettre  qui,  certainement,  ne  resta  pas  sans  réponse.  Ce 
sont  ces  notes  de  Davout  qu'il  serait  utile  de  connaître  pour  nous 
renseigner  sur  ses  actions  militaires,  car  sa  correspondance  de  Rus- 
sie ne  nous  apprend  à  peu  près  rien  à  cet  égard.  Tantôt  par  modes- 
tie pour  ce  qui  le  concerne,  tantôt  par  prudence  et  de  crainte  que 
ses  lettres  n'arrivent  pas  à  leur  adresse,  tantôt  par  tendresse  pour 
la  maréchale  qu'il  craint  d'alarmer,  Davout  couvre  de  son  silence 
les  difficultés  sans  cesse  renaissantes,  les  événemens  désastreux  et 
les  souffrances  de  cette  campagne,  dont  il  ne  parle  jamais  que  de  la 
manière  la  plus  rassurante.  Il  faut  ajouter  aussi  que,  pendant  toute 
la  marche  en  avant  et  même  jusqu'après  Moscou,  un  peu  d'illusion 
se  mêle  à  cette  réserve.  S'il  ne  se  montre  pas  plus  pessimiste,  c'est 
que,  quelque  clairvoyant  qu'il  soit,  lui-même  ne  soupçonne  pas 
l'étendue  des  dangers  qui  menacent  l'armée;  mais  il  est  très  diffi- 
cile de  distinguer  dans  ses  paroles  la  part  qui  revient  à  la  discré- 
tion et  celle  qui  revient  à  l'illusion.  Les  Russes  se  dérobent  et 
chaque  jour  frustrent  l'empereur  de  la  bataille  qu'il  attend  :  a  Tant 
mieux!  écrit  Davout  à  la  maréchale,  la  campagne  se  fera  presque 
tout  entière  avec  les  jambes;  ce  ne  sera  qu'une  longue  promenade 
militaire.  «Cependant  la  promenade  devient  lugubre,  et  les  étapes 
sanglantes  ne  peuvent  en  rester  longtemps  cachées.  Force  est  bien 
alors  à  Davout  de  changer  quelque  peu  de  langage,  mais  pas  une 
de  ses  paroles  ne  trahit  la  moindre  inquiétude  sur  l'issue  de  la 
guerre.  Dans  chacun  des  heurts  sauvages  des  deux  armées  il  voit 
une  justification  de  l'entreprise  napoléonienne.  «  Il  était  temps, 
écrit-il,  de  faire  cette  campagne;  les  préparatifs  des  Russes  étaient 
formidables  et  le  seraient  devenus  bien  davantage  encore.  »  Au 
départ  de  Moscou,  un  temps  superbe  favorise  les  premiers  mouve- 
mens  de  retraite,  et  Davout  s'en  réjouit  avec  une  confiance  qu'D 
essaie  de  faire  partager  à  la  maréchale.  «  En  général,  on  exagère 
beaucoup  la  rigidité  de  ce  climat.  Les  grands  froids  n'ont  lieu  que 
vers  la  fin  de  novembre  et  ils  durent  trdis  mois.  »  Quant  aux  évé- 


LE   MARÉCHAL   DAVOUT,  23;) 

neaieus  qui  le  concernent  directement,  Davout  n'en  informe  la 
naai'échale  que  lorsqu'il  n'y  a  plus  à  les  révéler  aucun  inconvénient 
pour  la  tranquillité  de  sa  chère  correspondante.  Voici  un  bien  noble 
exemple  de  cette  discrétion  par  tendresse.  Après  la  bataille  de 
la  Mobkowa,  il  écrit  à  sa  femme  :  «  J'ai  éié  aussi  heureux  qu'à 
Eylau;  j'ai  eu  un  cheval  tué  et  deux  contusions  insignifiantes.  »  Ces 
deux  contusions  étaient  cependant  deux  blessures  graves;  mais  la 
maréchale  les  aurait  pr"«hablem'?nt  ignorées  j'.squ'à  la  fm  de  la 
campagne  sans  un  iccident  qui  se  présenta  peu  après  et  où  le  point 
d'honneur  militaire  propre  à  Davout  se  montra  dans  toute  sa  sévé- 
rité. Un  officier  appartenant  à  sa  famille  ayant  demandé  à  quitter 
son  poste  sous  prétexte  de  santé,  le  maréchal  écrivit  à  sa  femme 
pour  lui  recommander  de  ne  pas  le  recevoir,  et  se  trouva  amené  à 
lui  révéler  la  vérité  pour  qu'elle  ne  pût  se  méprendre  sur  les  raisons 
de  cette  apparente  dureté. 

Un  (;fri"ier  qui  abandonne  son  poste  en  prétextant  une  in  lisposition 
ou  une  légère  blessure  n'a  aucune  idée  de  l'honneur  ni  de  l'amour  de 
ses  devoirs.  Je  traite  fort  mal  tous  ceux  de  cette  espèce;  juge  de  ce  que 
je  dois  éprouver  de  sentimens  et  d'idées  pénibles.  Je  ne  l'eusse  jamais 
cru  capable  d'oublier  ce  qu'il  se  deyait  jusqu'à  ce  point... 

J'ai  été  mis  hors  de  combat  à  la  bataille  du  7  septembre  par  deux 
blessures  :  une  au  bas-ventre,  —  une  cent  ision  de  boulet,  —  et  l'autre 
à  la  cuisse  droite  par  un  bi.^caïen  :  elles  ont  été  assez  fortes  pour  m'em- 
pêcher  de  trotter;  mais  je  me  serais  regardé  comme  un  bien  mauvais 
serviteur  de  l'empereur  et  un  homme  sans  cœur  si  j'eusse  quitté  le 
champ  de  bataille,  et  j'y  suis  resté  pour  prêcher  d'exemple  et  inspirer 
la  plus  grande  fermeté  aux  troupes.  Je  t"ai  laissé  ignorer  ces  détails, 
moi  Aimée,  pour  t'éviter  des  inquiétudes;  c'est  la  circonstance  qui 
m'a  mis  dans  le  cas  de  t'en  parler,  et  aussi  parce  que  je  suis  guéri.  Je 
n'-ai  pas  cessé  de  commander  et  j'ai  toujours  suivi  k  corps  d'armée  en 
wuist.  J'ai  éprouvé  beaucoup  de  douleurs  jusqu'à  notre  entrée  à  Mos- 
cou; mais  là,  ayant  pu  prendre  des  bains  et  du  repos,  me  soigner,  l'in- 
flammaation  s'est  dissipée  au  bout  de.  quarante-huit  heures.  Les  escarres 
soat  tomb'^es,  la  suppuration  s'est  bien  établie,  et  maintenant  les  deux 
plaies  se  cicatrisent  :  dans  deux  ou  trois  jours  je  pourrai  monter  à 
cheval  comme  auparavant.  Je  marche,  je  vais  en  voiture  sans  éprouver 
la  plus  légère  douleur.  Je  jure  par  mon  Aimée,  par  nos  enfans,  que  je 
te  dis  tuute  la  vérité  .:  ainsi,  ces  détails  ne  peuvent  que  te  donner  une 
nouvelle  oonûance  dans  ma  bonne  fortune.  G^est  dès  le  commencement 
de  la  bataille  que  j'ai  reçu  la  première  blessure  et,  une  heure  après, 
l'autre.  Elles  ne  m'ont  pas  empêché  de  rester  jusqu'à  la  fin;  j'ai  donc 
le  droit  de  trouver  mauvais  un  manque  de  fermeté. 


300  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Cette  page  est  absolument  héroïque;  en  voici  une  seconde  qui 
ne  l'est  pas  moins,  qui  l'est  peut-être  davantage.  C'est  une  lettre 
datée  du  12  décembre,  c'est-à-dire  des  dernières  semaines  de  la 
retraite.  Songez  que  celui  qui  l'écrit  tient  la  plume  en  plein  air  par 
un  froid  de  25  degrés,  que  son  uniforme  tombe  en  loques,  qu'il 
ressent  peut-être  les  souffrances  de  la  faim  et  qu'autour  de  lui  la 
campagne  est  semée  de  morts  et  de  mourans.  Cependant  il  ne  lui 
échappe  pas  une  plainte,  pas  même  une  simple  mention  de  ses  souf- 
frances, qu'il  essaie  même  de  faire  disparaître  sous  les  préoccupa- 
tions que  lui  inspirent  les  êtres  qui  lui  sont  chers. 

Je  profite,  ma  chère  Aimée,  de  l'estafette  pour  te  rassurer  sur  la 
santé  de  ton  Louis;  elle  est,  malgré  la  rlgiieurde  la  saison,  très  bonne. 
Tu  trouveras  mon  écriture  tremblée,  je  te  jure  par  toi  que  la  seule 
raison  en  est  au  froid  qu'il  fait,  et  que  je  sens  d'autant  plus  que  je 
t'écris  en  plein  air  pour  ne  pas  manquer  cette  estafette.  Desessart  part 
demain  pour  Paris,  il  va  bien.  Beaupré,  malgré  son  grand  âge,  s'en 
tire  assez  bien.  Beaumont  et  les  deux  Fayet  ne  sont  que  fatigués.  J'envoie 
mille  baisers  à  mon  excellente  Aimée,  qui  est  peut-être,  à  l'heure  oii 
je  lui  écris,  dans  les  douleurs  :  puisse  mon  Aimée  me  donner  un  second 
fils!  Cependant,  si  c'est  une  fille,  elle  sera  bien  accueillie.  J'envoie  mille 
caresses  à  l'enfant  chéri  qui  est  Louis  et  à  nos  deux  petites.  Assure  ta 
bonne  mère  de  ma  tendresse. 

II. 

Il  n'était  pas  aussi  calme,  on  le  sait,  que  nous  le  voyons  s'effor- 
cer de  le  paraître.  Exaspéré  par  tout  ce  qu'il  avait  soudert  et  tout 
ce  qu'il  n'avait  pu  empêcher,  il  rentra  en  Pologne  l'âme  pleine 
d'une  redoutable  colère  dont  la  prophétique  apostrophe  à  Murât, 
à  Gumbinnen,  fut  le  gros  coup  de  foudre  et  dont  nous  surprenons 
les  sourds  grondemens  dans  les  lettres  à  la  maréchale  postérieures 
au  retour.  Ses  ennemis  s'aperçurent  de  cette  irritation  et  en  pro- 
fitèrent sournoisement  pour  répandre  les  bruits  les  plus  fâcheux 
sur  son  état  d'esprit.  C'est  lui-même  qui  nous  l'apprend  par  l'or- 
gane du  général  César  de  Laville  dans  la  relation  qu'il  fit  rédi- 
ger de  la  défense  de  Hambourg.  «  Tandis  que  M.  le  maréchal 
employait  le  temps,  comme  on  l'a  vu,  aussi  utilement  et  avec 
autant  d'activité  pour  le  bien  du  service  (il  s'agit  des  premières 
opéralions  entreprises  sous  le  commandement  du  prince  Eugène 
après  le  départ  de  Murât),  ses  détracteurs  murmuraient  à  Paris  que 
sa  tête  était  dérangée.  Cependant  le  prince  vice-roi  le  chargeait 
des  opérations  les  plus  compliquées.  Il  eût  été  curieux,  en  remon- 
tant à  la  source,  de  trouver  que  partie  de  ces  bruits  se  répétaient 
presque  sous  les  yeux  de  ceux  qui  lui  donnaient  ces  marques  de 


LE    MARÉCHAL    DAVOUT.  301 

confiance.  »  Et  ailleurs  encore  :  «  Des  individus  rentrés  en  France 
à  la  suite  de  Napoléon,  par  suite  de  cet  esprit  de  dénigrement  que 
l'envie  commande  et  que  la  légèreté  et  l'irréflexion  adoptent  vo- 
lontiers, faisaient  courir  à  Paris  des  bruits  inquiétans  et  menson- 
gers sur  l'impression  que  les  malheurs,  les  chagrins  et  le  froid 
avaient  produits  dans  son  organisation.  »  Une  de  ces  calomnies, 
due  sans  doute  à  quelque  facétieux  qui  devait  goûter  le  vaudeville 
et  le  jeu  de  Brunet,  était  vraiment  assez  plaisante,  Le  maréchal, 
racontait-on,  avait  été  pris  de  telle  folie  pendant  la  retraite  qu'il 
pinçait  le  nez  de  ses  aides  de  camp.  Il  n'y  avait  jamais  eu  de  nez 
pincé  cependant  que  celui  du  maréchal,  et  cela  p2r  ce  même  César 
de  Laville  dont  nous  venons  de  citer  la  relation.  Un  jour  qu'ils 
causaient  ensemble  pendant  la  retraite,  César  de  Laville,  s'aperce- 
vant  que  le  nez  du  maréchal  gelait,  lui  avait  sans  avertissement 
préalable  infligé  une  friction  de  neige,  service  que  Davout,  surpris 
et  croyant  à  une  brusque  attaque,  avait  récompensé  d'abord  d'un 
vigoureux  coup  de  poing.  M'"'  la  marquise  de  Blocqueville,  qui 
nous  djnne  cette  rectification  vraisemblable,  s'étonne  de  l'elTronte- 
rie  des  calomniateurs  à  l'égard  du  maréchal.  L'imparfaite  nature 
humaine  étant  donnée,  rien  n'est  cependant  plus  explicable.  Des 
scènes  comme  celles  de  Marienbourg  et  de  Gumbinnen  ne  sont 
pas  sans  laisser  des  rancunes  chez  ceux  qui  les  subissent,  et  ceux-là, 
quand  ils  s'appellent  Murât  et  Berthier,  ne  manquent  pas  de  com- 
plaisans,  de  flatteurs  et  d'instrumens  pour  servir  leurs  haines. 
Quant  à  la  forme  de  la  calomnie  qui  fut  employée  contre  le  maré- 
chal, elle  est  celle  que  tout  homme  d'expérience  avouera  avoir  vu 
invariablement  employer  lorsque  la  victime  était  d'humeur  vio- 
lente. Commettez  l'imprudence  d'éclater,  fût-ce  par  le  plus  juste 
motif,  et  vous  serez  déclaré  fou  tandis  que  vous  ne  serez  qu'indi- 
gné, et  c'est  là  ce  qui  en  toute  évidence  était  arrivé  à  Davout. 

Cette  accusation  de  folie  n'était  à  tout  prendre  que  l'exagération 
mensongère  d'un  fait  certain,  c'est  que  les  souffrances  morales 
qu'il  avait  éprouvées  pendant  la  campagne,  jointes  à  de  trop  nom- 
breuses causes  de  mécontentement,  avaient  eu  la  puissance  de  tirer 
pour  la  première  fois  le  maréchal  de  son  sang-froid,  jusqu'alors 
imperturbable.  C'est  ici  l'occasion  de  faire  remarquer  qu'il  n'y  a 
rien  de  plus  délicat  que  de  se  prononcer  sur  de  tels  états  d'âme  et 
de  trouver  le  mot  juste  qui  peut  leur  convenir.  M"'^  de  Blocque- 
ville n'admet  pas  qu'on  dise  de  son  père  qu'il  fut  abattu  par  les 
événemens.  Soit;  nous  croyons  en  effet  volontiers  qu'il  fut  plutôt 
exaspéré  qu'abattu,  bien  que  ce  dernier  mot  soit  celui  dont  se  sert 
Ségur  ;  cependant  les  documens  qu'elle  produit,  la  lettre  de  Thorn 
que  nous  avons  citée  par  exemple,  ne  témoignent-ils  pas  de  sen- 
tiraens  qui  vont  plus  loin  même  que   l'abattement?  Qu'importe 


302  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

après  tout?  lorsque  les  circonstances  sont  extrêmes,  il  est  bien 
naturel  que  les  sentimens  le  soient  aussi,  et  d'ailleurs  n'est-il  pas 
évident  que  l'abattement  d'un  tel  homme  n'est  pas  celui  d'une 
femmelette,  et  peut-on  s'y  tromper?  Voici  une  anecdote  qui  en 
dit  long  à  cet  égard.  Elle  est  connue  de  tous  les  lecteurs  de  Ségur, 
mais  elle  peint  avec  trop  d'énergie  la  nature  propre  à  Davout 
pour  ne  pas   être  rappelée  dans  une  esquisse  de  son  caractère. 

Davont  traversait,  lui  troisième,  X...  (une  ville  prussienne).  Cette 
ville  attendait  l^s  Rus?es;  sa  population  s'émut  à  la  vue  de  ces  derniers 
Français.  Les  murmures,  les  r xcitations  mutuelles,  et  enfin  les  cris  se 
succédèrent  rapidement;  bientôt  les  plus  furieux  environnèrent  la  voi- 
ture du  maréchal,  et  déjà  ils  en  dételaient  les  chevaux  quand  Davout 
paraît,  se  précipite  sur  le  plus  insolent  de  ces  insurgés,  le  traîne  derrière 
sa  voiture,  et  l'y  fait  attacher  par  ses  domestiques.  Le  peuple,  effrayé 
de  cette  action,  s'arrHa,  saisi  d'une  immobile  consternation,  puis  il 
s'ouvrit  docilement  et  en  silence  devant  le  maréchal,  qui  le  traversa 
tout  entier,  en  emmenant  son  captif. 

Voilà  un  homme  abattu  qui  fait  encore  une  assez  fière  figure,  on 
en  conviendra,  d'où  il  faut  conclure  que  les  mêmes  mots  prennent 
un  sens  fort  différent  selon  les  personnes  auxquels  ils  s'appliquent. 

A  ces  bruits  malveillans  sur  l'état  moral  de  Davout  se  rapporte 
indirectement  un  singulier  incident  ignoré  jusqu'ici  et  qui  révèle 
une  fois  de  plus  les  étranges  services  que  Napoléon  exigeait  de  la 
presse  soumise  à  ses  ordres.  Ennuyé  d'entendre  ses  ennemis  crier 
victoire,  il  lit  insérer  dans  le  Moniteur  deux  prétendues  lettres  de 
Davout  et  de  Ney  tendant  à  établir  qu'en  toute  rencontre  les  Russes 
avaient  été  battus,  et  qu'en  définitive  c'était  le  froid  seul  qui  avait 
triomphé  de  la  grande  armée,  lettres  où  les  signataires  n'avaient 
jamais  mis  la  main.  Avis  aux  historiens  de  l'avenir.  Ils  devront 
savoir  désormais  que  ces  documens  sont  de  fabrique  impériale,  et 
cependant  ils  devront  malgré  cela  se  garder  de  leur  refuser  toute 
créance,  car  au  fond  ces  lettres  reproduisaient  assez  exactement  les 
opinions  des  deux  maréchaux  et  ne  faisaient  que  répéter  ce  qu'on 
leur  avait  entendu  exprimer  mainte  fois.  Nous  ne  pouvons  rien  dire 
pour  ce  qui  est  de  Ney,  mais  pour  ce  qui  est  de  Davout,  il  est  cer- 
tain que,  dans  ses  lettres  à  la  maréchale,  il  met  une  insistance 
extraordinaire  à  établir  que  l'armée  n'a  été  détruite  que  par  l'hiver 
et  que  les  Russes  ne  peuvent  se  vanter  d'une  seule  victoire.  Puisque 
ce  sont  là  leurs  opinions,  qu'elles  concordent  avec  les  miennes  et 
qu'elles  sont  utiles  à  ma  politique,  pensa  Napoléon,  il  n'y  a  aucun 
inconvénient  à  leur  donner  une  publicité  qu'ils  ne  me  refuseraient 
pas,  et  sans  plus  de  façon  il  les  met  en  scène,  comme  s'il  eût  obtenu 
leur  aveu.  Pour  plus  de  vraisemblance,  le  rédacteur  écrivit  ces 


LE   «TARÉCHAL    DAVODT.  303 

lettres  dans  le  style  qu'il  pensait  correspondre  le  mieux  aux  sen- 
timens  des  deux  maréchaux  ;  mais,  inévitablement  maladroit,  il 
éveilla  précisément  par  cette  précaution  les  personnes  intéressées. 
A  Paris,  la  maréchale  lut  ces  documens  avec  stupéfaction,  ne  recon- 
nut pas  au  style  qu'on  lui  prêtait  l'âme  de  son  mari,  et  flairant  le 
piège  elle  écrivit,  pour  savoir  la  vérité,  la  lettre  curieuse  à  plu- 
sieurs titres  que  voici  : 

Je  n'ai  pas  reçu  de  lettres  de  toi  aujourd'hui,  mon  unique  ami; 
mais  j'en  ai  lu  une  dans  le  Moniteur.  Je  t'avoue  que  je  n'ai  pas  reconnu 
ta  manière  d'écrire  accoutumée,  qui  est  claire,  énergique  et  noble, 
tandis  que  rien  ne  l'est  moins  que  cette  phrase  qui  est  sûrement  tron- 
quée :  «  Une  grande  partie  de  mes  hommes  (te  fait-on  dire)  s'est  épar- 
pillée pour  chercher  un  refuge  contre  la  rigueur  du  froid,,  et  beaucoup 
ont  été  pris.  » 

Je  suis  convaincue  que  tu  ne  dis  jamais  mes  hommes  en  parlant  des 
soldats  :  personne  n'honore  plus  que  toi  ce  titre,  et  tu  as  bien  raison, 
car,  en  parlant  des  hommes,  on  a  rarement  du  bien  à  en  dire,  et,  en 
parlant  des  soldats,  on  sait  qu'on  parle  de  gens  d'honneur  sans  jalou- 
sies, sans  petites  passions,  et  toujours  prêts  à  mourir  sous  leurs  dra- 
peaux. On  a  toujours  un  but  pour  s'écarter  de  la  vérité,  et  ce  serait  en 
vain,  mon  Louis,  que  tu  aurais  cherché  à  dissimuler  tes  pertes.  Cliacun 
sait  ici  que  la  majeure  partie  du  premier  corps  a  été  co  istamrnent 
l'auxiliaire  de  tous  h  s  autres,  et  que  les  pertes  ont  été  considérables 
pendant  notre  glorieuse  marche  sur  Moscou.  Les  souffrances,  la  rigueur 
de  la  saison  au  retour  n'ont  pas  dû  le  refaire,  mais  je  ne  pense  pas  qu'il 
te  soit  arrivé  pire  qu'aux  autres  :  je  crois,  au  contraire,  que  la  déban- 
dade dont  on  nous  a  parlé  dans  le  29^  bulleiin  n'a  dû  se  manifester 
parmi  les  troupes  de  ton  commandement  que  lorsqu'il  y  a  eu  impossi- 
bilité absolue  de  penser  à  les  rallier.  Lors  de  l'ouverture  de  la  cam- 
pagne, on  ne  cessait  d'en  vanter  la  tenue,  la  discipline  et  le  bon  esprit. 
On  ne  perd  pas  dans  un  moment  une  supériorité  réelle;  mais  pour 
être  pris  à  sa  valeur  (surtout  dans  la  carrière  des  armes),  il  faut  ne  pas 
avoir  tout  contre  soi.  Quel  que  soit  le  mal,  l'injustice  est  le  plus  graoïdi 
mal;  néanmoins  je  suis  convaincue  qu'elle  n'abattra  jamais  une  âme 
comme  la  tienne,  et  que  tu  n'es  pas  plus  navré  qu'un  autre  :  quelque 
navre  que  tu  sois,  tu  sais  remonter  le  courage  des  autres  au  lieu  de 
l'abattre.  J'ai  été  trop  à  même  d'en  faire  la  triste  expérience;  et  d'ail- 
leurs si  des  pertes  plus  qu'ordinaires  te  navrent,  je  suis  convaincue  que 
tu  ne  mets  pas  le  public  dans  ta  confidence.  —  La  lettre  du  maréchal 
Ney  est  sur  un  autre  ton  que  je  n'aime  pas  mieux  :  la  fm  de  la  tienne 
est  trop  larmoyante,  et  la  sienne  un  peu  fanfaronne.... 

J'ai  dit  que  la  lettre  de  la  maréchale  était  oarieuse  à  plus  d'un 


ZOll  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

titre.  Une  légère  pointe  de  préjugé  s'y  montre  et  donne  le  ton  de 
l'époque.  On  y  sent  très  bien  la  distance  que  vingt-cinq  années  de 
guerres  merveilleuses  avaient  fmi  par  établir  entre  le  soldat  et  le 
simple  citoyen.  Naïvement,  inconsciemment,  par  le  seul  fait  de  la 
durée  et  de  l'évolution  des  événemens,  1'^^  seilor  soldado  de  la 
guerre  de  trente  ans  tendait  à  reparaître  dans  une  société  devenue 
toute  militaire. 

La  réponse  de  Davout  à  sa  femme  est  aussi  fort  curieuse,  d'abord 
parce  qu'elle  nous  apprend  l'opinion  qu'il  avait  et  qu'il  voulait 
qu'on  eût  dans  le  public  de  la  conduite  du  premier  corps  d'armée 
pendant  la  campagne,  ensuite  parce  qu'elle  nous  montre  une  fois 
de  plus  combien  sa  fidélité  envers  l'empereur  était  à  l'épreuve  de 
toute  blessure  et  de  toute  injustice.  Il  n'est  pas  l'auteur  de  la  lettre 
insérée  au  Moniteur-^  n'importe,  il  ne  la  désavoue  pas,  puisqu'il 
semble  qu'elle  peut  être  utile  au  souverain. 

Magdebourg,   15  février  1813. 

J'ai  éprouvé,  mon  Aimée,  une  vive  satisfaction  en  lisant  toutes  tes 
réflexions  sur  la  lettre  que  tu  as  lue  dans  le  Moniteur  ;  si  ton  Louis  en 
eût  été  le  rédacteur,  tu  n'aurais  pas  été  dans  la  cas  de  faire  ces 
réflexions.  Elle  a  été  fabriquée  et  insérée  pour  détruire  tous  les  men- 
songes réellement  impudens  de  nos  ennemis,  qui  poussent  l'effronterie 
jusqu'à  attribuer  à  la  supériorité  de  leurs  armes  ce  qui  n'est  que  l'effet 
des  privations,  des  fatigues  et  des  1k  degrés  de  froid  que  les  troupes 
ont  éprouvés  depuis  leur  départ  de  Moscou.  Si  j'en  eusse  été  le  rédac- 
teur, comme  tu  l'observes,  je  ne  me  serais  pas  servi  de  l'expression 
mes  hommes  en  parlant  des  soldats  de  mon  souverain  ni  n'aurais  rem- 
placé cette  expression  par  celle  de  mes  soldats  ;  je  sais  qu'ils  sont  les 
soldats  de  l'empereur;  ainsi  je  n'emploie  jamais  les  expressions  de 
mes  soldats,  mon  corps  d'armée.  Enfin,  je  ne  me  serais  pas  non  plus 
servi  de  cette  expression  que  j'étais  navré  de  douleur. 

Je  regrette  les  soldats  que  perd  l'empereur,  les  malheurs  militaires 
qui  peuvent  nous  arriver,  mais  je  ne  rendrais  pas  mes  regrets  par  cette 
expression  exagérée  et  qui  peint  une  âme  abattue.  Enfin,  mon  ainie, 
si  j'eusse  été  le  rédacteur,  je  n'aurais  pas  avoué  qu'un  grand  nombre 
de  soldats  du  l*'  corps  s'étaient  débandés  pour  se  procurer  des  sub- 
sistances et  un  abri  contre  le  froid,  car  j'eusse  été  injuste  envers  les 
soldats  du  !«''  corps.  La  presque  totalité  a  péri  par  le  feu  en  combattant 
avec  une  constance  et  une  intrépidité  sans  exemple.  Jamais  un  batail- 
lon n'a  été  repoussé  ou  enfoncé.  Jamais  l'ennemi  n'a  fait  abandonner 
une  position  auparavant  l'instant  où  elle  a  dû  être  quittée,  et  elle  était 
évacuée  sous  le  feu  du  canon  avec  un  calme  qui  eût  fait  prendre  tous 
ces  mouvemens  comme  des  manœuvres  d'exercice.  Dans  toutes  les 


LE   MARÉCHAL    DAYODT.  305 

batailles  et  combats,  les  corps  avaient  leurs  aigles  en  présence  de  l'en- 
nemi, et  les  corps  les  ont  toutes  rapportées,  et  elles  ont  toujours  servi 
de  ralliement,  jusqu'à  l'arrivée  à  Thorn,  aux  généraux,  aux  officiers  et 
au  petit  nombre  de  soldats  qui  restaient  des  nombreux  combats  que 
les  régimons  ont  soutenus  dans  le  cours  de  la  campagne;  enfin  les  divi- 
sions du  !"■  corps  qui  n'étaient  composées  que  des  aigles,  des  officiers 
des  régiraens  et  d'un  petit  nombre  de  soldats,  marchaient  réunies  au 
milieu  des  débandés,  et  la  remarque  en  a  été  faite  plus  d'une  fois,  et 
cette  constance  des  débris  d'un  corps  d'armée  remarquable  par  son 
dévoûment  à  l'empereur,  son  bon  esprit  et  la  discipline  en  tout  lieu, 
dans  les  marches,  dans  les  casernes  et  sur  les  champs  de  bataille,  a 
excité  l'admiration,  et  j'ai  entendu  le  vice-roi  (le  prince  Eugène)  et  bien 
des  généraux  faire  la  remarque  que  tous  ceux  qui  donnaient  un 
pareil  exemple  mériteraient  d'être  membres  de  la  Légion  d'honneur. 

J'aurai^,  mon  Aimée,  exprimé  en  vingt  lignes  ce  tablei^  de  la  con- 
duite du  corps  d'armée  dont  l'empereur  m'avait  conGé  le  commande- 
ment, mais  je  ne  rends  les  comptes  que  lorsqu'on  me  les  demande,  et 
dans  cette  occasion  j'étais  trop  éloigné  pour  que  ce  compte  rendu  arri- 
vât en  temps  utile.  Le  fait  est  que  l'empereur  a  voulu  faire  ressortir  les 
récits  mensongers  des  Russes;  il  a  ordonné  de  nous  faire  tenir  le  lan- 
gage que  nous  eussions  tenu  si  nous  avions  été  questionnés.  Le  rédac- 
teur a  rempli  cet  objet  et  cela  est  suffisant.  A  Dieu  ne  plaise  que 
j'éprouve  des  regrets  de  la  façon  dont  il  s'en  est  acquitté!  les  regrets 
ne  seraient  que  ceux  de  l'amour-propre  ou  de  la  vanité  :  je  me  mets 
en  garde  contre  les  sentimens  et  les  idées  que  les  petites  passions 
inspirent,  et  je  trouve  dans  l'amour  de  mes  devoirs,  dans  mon  dévoû- 
ment sans  bornes  pour  le  sauveur  de  ma  patrie  le  préservatif  contre 
les  petites  passions  et  le  calme  d'âme  que  les  envieux  ne  sauraient  avoir. 

Je  me  suis  beaucoup  étendu,  ma  chère  amie,  pour  te  donner  une 
preuve  de  toute  ma  confiance  et  de  mon  estime,  et  par  la  conviction 
que  tu  garderas  pour  toi  toutes  ces  réflexions  et  que  tu  ne  feras  con- 
naître à  qui  que  ce  soit  la  vérité  sur  la  lettre  en  question  ;  je  te  l'ai 
dite  sous  le  sceau  de  la  confession,  car  je  manquerais  à  mes  devoirs 
envers  l'empereur  si  je  me  permettais  la  plus  simple  réflexion  en  forme 
de  désaveu  sur  cette  lettre. 


«jc^iuio  ICO  ic^iuiis  ue  oemiacuenu,  aneanues  eu  un  instani  par  la 
peste,  ou  Cyrus  disparaissant  dans  les  neiges  des  Scythes,  appelle 
naturellement  le  souvenir  de  son  historien.  Parler  de  la  campagne 
de  Russie,  même  quand  on  n'en  parle  qu'épisodiquement,  sans  par- 
ler de  Ségur,  serait  presque  comme  parler  de  la  retraite  des  Dix 

TOME  XLIII.  —  1881,  20 


306  REVUE    DES   DEUX  MONDES. 

mille  sans  nommer  Xénophon.  Aussi,  bien  que  l'espace  dont  notre 
sujet  nous  permet  de  disposer  soit  trop  limité  pour  nous  étendre 
sur  son  beau  livre  aussi  largement  qu'il  le  mérite,  ne  résisterons- 
nous  pas  au  plaisir  de  nous  y  arrêter  un  instant.  Il  a  été  très  bien 
dit  que  V Histoire  de  la  campagne  de  i8i2  était  un  véritable  récit 
épique  ;  elle  est  telle  en  effet,  mais  plus  et  mieux  encore  qu'on  ne 
l'a  dit,  et  c'est  ce  caractère  seulement  que  nous  voulons  mettre  en 
relief.  Elle  est  épique  par  la  culture  classique  dont  elle  fait  preuve 
et  qui  s'est  trouvée  en  rapport  exact  avec  la  nature  du  sujet,  par 
le  ton  soutenu  d'éloquence  qui  y  règne  d'un  bout  à  l'autre  et  grâce 
auquel  elle  échappe  à  cette  simplicité  qui  est  une  condition  ordinaire 
de  la  bonne  prose,  mais  qui  en  un  tel  sujet  serait  impuissante  et 
presque  déplacée.  Elle  est  épique  par  cette  qualité  de  témoin  et 
d'acteur  qui  permet  à  l'auteur  de  suppléer  à  l'inspiration  poétique 
par  la  vivacité  du  souvenir  et  qui  fait  circuler  dans  ses  pages  ces 
larmes  mêmes  des  choses  dont  toute  âme  humaine  est  touchée.  Ge 
n'est  pas  en  effet  aux  historiens  qu'il  faut  s'adresser  pour  trouver  à 
quoi  comparer  ce  récit,  c'est  aux  poètes,  et  s'il  fallait  marquer  son 
rang  par  la  nature  des  émotions  qu'il  fait  naître,  nous  ne  voyons 
guère  où  le  placer,  si  ce  n'est  à  côté  du  second  livre  de  VEnéide, 
d'où  son  épigraphe  est  tirée.  Épique  par  la  forme,  cette  Histoire  l'est 
bien  plus  encore  par  la  substance,  où  surabondent  ces  deux  élé- 
mens  nécessaires  de  toute  épopée,  l'héroïsme  et  le  merveilleux.  Vous 
rappelez-vous  ce  colonel  Jacquemiaot,  travcisant  à  cheval  la  Béré- 
sina  chargée  de  glaces,  s' élançant  seul  sur  les  soldats  de  Tchap- 
litz  qui  s'éloignent  et  en  enlevant  un  qu'il  rapporte  au  bout  du 
poignet  à  Napoléon,  et  pensez-vous  qu'il  y  ait  dans  le  moine  de 
Saint-Gall  ou  dans  aucune  chronique  chevaleresque  prouesse  plus 
robuste?  Voilà  pour  l'héroïsme  des  actions.  Vous  rappelez-vous 
Murât  et  Davout  se  menaçant  devant  Napoléon ,  qui  les  écoute,  la 
mine  sombre,  en  jouant  du  bout  de  sa  botte  avec  un  boulet  de  canon? 
Voilà  pour  la  grandeur  des  scènes.  Vous  rappelez-vous  l'arrivée 
devant  Moscou,  Napoléon  attendant  une  députation  qui  n'arrive 
pas  et  l'armée  entrant  avec  stupeur  dans  une  capitale  silencieuse, 
dont  les  habitans  sont  d'invisibles  démons  laissés  derrière  lui  par 
le  magicien  Rostopchine  pour  semer  l'incendie,  et  pensez-vous  qu'il 
y  ait  dans  les  poèmes  les  plus  fabuleux  histoire  de  ville  enchantée 
plus  merveilleuse  que  celle-là?  Voilà  pour  l'étrangeté  des  événe- 
mens.  Et  le  froid,  ce  froid  inéluctable  que  certains  contes  du  peuple 
russe  ont  transformé  en  un  méchant  génie  comme  les  Grecs  avaient 
personnifié  la  force  des  rayons  solaires  en  une  divinité  redoutable, 
ne  vous  semble-t-il  pas  qu'à  cette  différence  près  qu'on  n'entend 
pas  sonner  harmonieusement  son  carquois  lorsqu'il  traverse  les 
rangs  de  Tarmée,  il  tient  d'une  manière  assez  dramatique  le  rôle 


LE   MARÉCHAL   DAVOUT.  â07 

de  Phébus  Apollon  dans  V Iliade?  Henri  Heine,  dans  une  de  ces 
appréciations  en  apparence  fantasques,  mais  qui  saisissent  Ips 
caractères  des  œuvres  avec  une  adresse  et  une  sûreté  étonnantes,  di, 
comparé  les  héros  de  Ségur  aux  héros  des  épopées  homériques. 
«  Bien  que  la  casaque  du  roi  de  Naples  ait  quelque  chose  d'un 
peu  trop  bariolé,  son  courage  dans  les  combats  et  s,a  témérité  sont 
aussi  grands  que  chez  le  fils  de  Pelée  ;  le  prince  Eugène,  noble 
champion,  nous  apparaît  comme  un  Hector  de  douceur  et  de  vaiW 
lance;  Ney  combat  comme  Ajax;  Davout,  Daru,  Gaulaincourt,  fopt 
revivre  lïénélas,  Ulysse  et  Diomède,  »  Ce  n'est  pas  s/^ulejiient  avec 
ceux  des  poèmes  homériques  qu'on  peut  comparer  les  personnages 
et  les  événemens  de  l'Histoire  de  Ségur,  car  les  analogies  sont  plus 
étroites  encore  et  plus  nombreuses  avec  les  poèmes  du  cycle  carlo- 
vingien.  Que  de  rapprochemens  on  peut  établir,  et  sans  le  moindre 
effort!  Et  d'abord  le  personnage  central,  celui  à  qui  tout  se  rap- 
porte. Napoléon,  ne  vous  sembîe-t-il  pas  prendre  dans  Ségur  quelque 
chose  de  la  physionomie  que  les  romans  carlovingiens  donnent  à 
Gharlemagne?  Le  voilà,  le  grand  empereur,  à  demi  dépouillé  de  sofii 
prestige,  déconfit  et  la  mine  soucieuse,  réduit  à  assister  en  specta-r 
teur  presque  impassible  aux  disputes  de  ses  maréchaux,  comme 
autrefois  Gharlemagne  aux  querelles  de  ses  paladins,  et  à  écouter 
les  dures  remontrances  de  ses  Gaulaincourt,  de  ses  Daru  et  de  ses 
Duroc,  comme  Gharlemagne  celles  de  ses  conseillers.  Que  de  Gan- 
nelon  aussi  il  peut  soupçonner  dans  son  armée  cosmopolite  avec  ses 
généraux  bavarois,  saxons  et  prussiens,  ses  de  Wrède,  ses  Thielman, 
ses  York!  Ney,  coupé  de  Davout  et  d'Eugène,  se  frayant  un  chemin 
à  travers  les  précipices  neigeux,  les  fleuves  glacés  et  les  Cosaques, 
appelant  au  secours  sans  être  entendu,  n'est  pas,  à  la  mort  près, 
moins  dramatique  que  Roland,  enfermé  dans  le  délilé  de  Roncevaux 
et  soufflant  en  désespéré  dans  son  cor.  Les  Gosaques  dePlatof  et  de 
Miloradovitch,  escortant  comme  des  sauterelles  meurtrières  les  flancs 
de  l'armée,  tiennent  sans  désavantage  la  place  des  montagnards 
basques  dans  la  défaite  carlovingienne.  Quelle  figure  d'émir  sarra- 
sin vaut  pour  la  ruse  et  la  patience  implacables  celle  du  vieux 
Rutusof?  Enfin,  tout  au  loin,  derrière  un  rempart  de  glaces  inacces- 
sibles, trône  Alexandre  invisible,  silencieux  et  presque  mystérieux 
comme  une  sorte  d'empereur  d'un  Gathay  septentrional. 

Voilà  bien  des  titres  à  l'épithète  d'épique  qui  a  été  donnée  à  cette 
Histoire  ;  elle  en  a  encore  un  dernier  cependant,  et  plus  singulier  que 
tous  les  précédens.  Si  notre  civilisation  européenne  venait  jamais  à 
périr  par  un  cataclysme  qui  ne  laisserait  subsister  d'elle  aucune 
tradition  et  après  lequel  la  nuit  se  ferait  pendant  des  siècles,  je 
ne  doute  pas  que  les  savans  qui,  dans  trois  ou  quatre  mille  ans, 
retrouveraient  le  récit  de  Ségur  s'accorderaient  à  lui  refuser  le  titre 


808  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

d'histoire,  et  prouveraient  victorieusement  qu'elle  n'est  qu'une  tran- 
scription prosaïque  d'une  grande  épopée  perdue.  Sans  difficulté 
aucune,  ils  découvriraient  dans  maint  passage  des  débris  de  cette 
épopée  apocryphe,  et  attesteraient  en  témoignage  de  la  vérité  de 
leurs  affirmations  tel  trait  de  mœurs  ou  telle  forme  de  langage 
qui  ne  peuvent,  diraient-ils,  se  rapporter  qu'à  des  peuples  épi- 
ques. Eh  bien!  ces  savans  du  lointain  avenir  ne  se  tromperaient 
qu'à  demi.  En  lisant  Ségur,  l'imagination  éprouve  parfois  comme 
un  recul  soudain  de  deux  ou  trois  mille  années.  Elle  se  trouve 
repoussée  jusqu'à  l'époque  des  antiques  rapsodes  lorsqu'elle  apprend 
que  les  chefs  de  l'armée  française  découvrirent  avec  un  étonnement 
assez  légitime  que  les  proclamations  de  Rostopchine  étaient  en 
prose  rythmée;  elle  se  trouve  repoussée  plus  loin  encore  devant 
l'étrange  adresse  des  députés  lithuaniens  où  les  formes  de  langage 
des  plus  antiques  civilisations  asiatiques  se  trouvent  conservées  : 
((  Que  Napoléon  le  Grand  prononce  ces  seules  paroles  :  Que  le 
royaume  de  î'ologne  existe,  et  il  existera,  et  tous  les  Polonais  se 
dévoueront  aux  ordres  du  chef  de  la  quatrième  dynastie  française, 
devant  qui  les  siècles  ne  sont  quiin  moment  et  l'espace  qu'un  point.  » 
C'est  exactement  ainsi,  qu'on  i-arlait,  il  y  a  trente-deux  siècles, 
aux  tsars  d'Assyrie  et  aux  souveraine  de  Babylone. 

Il  y  a  dans  le  livre  de  Ségur  qu'  1  que  chose  de  plus  grand  peut- 
être,  de  plus  noble  assurément  que  ce  caractère  épique  ;  c'est  qu'il 
fut  l'expression  des  sentimens  que  rapportèrent  de  Russie  les  vic- 
times du  désastre  et  qu'il  les  conserve  encore  dans  ses  pages 
vibrant  comme  aux  premiers  jours.  Ces  sentimens,  nous  venons  de 
les  apercevoir  en  partie  dans  la  lettre  de  Davout  à  la  maréchale,  pré- 
cédemment citée  ;  Ségur  va  nous  aider  à  les  accentuer  davantage 
encore.  Il  nous  fait  comprendre  comment  les  survivans  de  cette 
catastrophe  en  furent  fiers  à  l'égal  des  plus  glorieuses  victoires.  Ils 
se  sentirent  par  leurs  malheurs  grandjs  décent  coudées.  Ils  avaient 
porté  les  armes  de  la  France  plus  loin  qu'elles  n'avaient  été  por- 
tées sans  trouver  jamais  un  ennemi  à  leur  taille,  et  ils  ne  s'étaient 
arrêtés  que  lorsque  la  nature  leur  avait  déclaré  la  guerre.  Ils 
avaient  souffert  ce  que  nulle  armée  ne  souffrit  jamais,  ils  avaient 
résisté  jusqu'au  point  extrême  où  l'énergie  humaine  cesse  d'être 
d'aucun  secours.  A  ceux  qui  leur  parlaient  de  leurs  revers  pour  blâ- 
mer ce  qu'on  appelait  leur  folie,  ils  pouvaient,  s'ils  ne  préféraient 
le  silence,  répondre  dédaigneusement  :  Vous  n'y  étiez  pas!  Ils 
avaient  reçu  de  cette  déroute  un  sacre  particulier  qui  les  faisait  plus 
grands,  plus  nobles  que  les  autres  hommes  et  les  rendait  inaccessi- 
bles à  leurs  critiques  et  incompréhensibles  à  leur  petitesse.  Nous 
avons  parlé  d'une  lettre  de  Ségur  à  Davout  écrite  en  1816;  la  voici. 
Le  sentiment  que  nous  venons  d'indiquer  s'y  révèle  avec  une  tris- 


LE   MARÉCHAL   D ATOUT.  309 

tesse  altière  qui  en   fait  comme  une   préface  jusqu'aujourd'hui 
inédite  de  son  Histoire  de  la  campagne  de  i8i2. 

Monsieur  le  maréchal, 

Piiis-je  espérer  que  vous  ne  me  trouverez  pas  indiscret  si  j'ose  vous 
prier  de  me  faire  donner  quelques  notes  sur  les  opé'-ations  de  votre 
armée  pendant  la  guerre  de  Russie  de  1812?  J'ai  été  assez  heureux 
pour  réunir  les  matériaux  nécessaires  pour  écrire  l'histoire  morale  et 
militaire  de  cette  campagne.  Plusieurs  anecdotes  importantes  et  secrètes 
jusqu'ici,  et  dont  quelques-unes  vous  regardent,  sont  parvenues  à  ma 
connaissance,  soit  alors,  soit,  depuis,  ce  qui  vous  étonnera  peu,  ayant 
été  et  étant  lié  d'amitié  avec  tous  ceux  qui  composaient  l'intérieur  du 
cabinet.  J'ose  espérer,  monseigneur,  que  vous  croirez  bien  que  je  ne 
yeux  faire  de  ces  m.itériaux  qu'un  noble  et  digne  usage.  C'est  pourquoi 
je  me  suis  déterminé  à  vous  prier  d'être  assez  bon  pour  dicter  quelques 
notes  sur  cette  époque  et  d'avoir  la  bonté  de  me  les  envoyer.  J'aurais 
été  moi-même  vous  faire  cette  prière  si  j'avais  cru  ne  pas  vous  déran- 
ger. J'aurais  et'  soumettre  à  votre  jugement  quelques  chapitres  d'un 
livre  qui  sera  très  peu  volumineux  et  qui,  tout  en  reconnaissant  nos 
fautes,  nous  placera  à  la  hauteur  qui  nous  convient  et  d'où  nous  devons 
mépriser  les  attaques  de  gens  dont  tous  les  sens,  tous  les  sentimens,  sont 
trop  faibles,  les  habitudes  trop  circonscrites  et  les  idées  trop  petites  pour 
qu'ils  puissent  nous  juger.  Pardonnez-moi,  monsifur  le  maréchal,  l'in- 
discrét'on  de  ma  prière.  S'il  m'était  possible  de  vous  lire  le  commen- 
cement de  cet  ouvrage,  prut-stre  trouve  riez- von  s  qu'il  mérite  que  vous 
veuillez  bien  von  s  y  intéresser. 

Aurez-vous  la  bonté  de  me  rappeler  au  souvenir  de  M'"«  la  princesse 
d'E'kmiihl  etd'agréer  l'expression  du  respect  avec  lequel  j'ai  l'honneur 
d'êire  votre  obéissant  serviteur  ? 

Le  général  comte  de  Ségur. 

On  voit  par  cette  lettre,  écrite  par  parenthèse  avec  l'incorrec- 
tion propre  à  Ségur,  incorrection  qui  a  été  impuissante  à  détruire 
le  mérite  de  son  livre,  tant  ce  mérite  est  réel,  en  quelle  estime 
l'historien  tenait  le  jugement  de  Davout  et  quel  désir  il  avait  de  son 
approbation.  Elle  suffit,  ce  nous  semble,  pour  répondre  à  quelques 
reproches  d'injustice  à  l'égard  de  son  père  que  lui  adresse  M™*  la 
marquise  de  Blocqaeville.  Ce  qui  nous  frappe,  au  contraire,  dans 
V Histoire  de  la  campagne  de  i8i2,  c'est  combien  ce  livre  est  favo- 
rable à  Davout.  On  sent  que,  dans  son  opinion,  ce  maréchal  est  après 
Napoléon  le  personnage  principal  de  l'expédition  et  qu'il  pense 
que  l'insuccès  en  doit  être  attribué  en  grande  partie  à  cette  ran- 
cune voilée  qui  lui  refusa  la  première  place  dans  la  direction  de 
la  guerre. 


310  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 


III. 


Le  même  guignon  qui  avait  persécuté  Davout  pendant  toute  la 
campagne  de  1812  le  suivit  encore  après  son  retour  en  Allemagne, 
où  il  se  présenta  à  luisons  la  forme  de  l'événement  le  plus  fâcheux 
qui  pût  le  surprendre.  A  la  nouvelle  de  nos  désastres  et  de  la  défec- 
tion des  troupes  allemandes  alliées,  Hambourg,  incorporée  à  l'em- 
pire avec  Lubeck  depuis  1810,  se  souleva,  appela  dans  ses  murs 
le  partisan  Teltenborn,  chassa  la  garnison  et  l'administration  fran- 
çaises en  massacrant  le  plus  qu'elle  put  de  fonctionnaires  et  de  sol- 
dats. A  ces  nouvelles,  la  colère  de  l'empereur  fut  extrême.  Davout 
fut  chargé  de  reprendre  la  ville  et  d'y  rétablir  l'ordre.  Outre  qu'il 
était  voisin  du  théâtre  des  événemens,  étant  cantonné  sur  l'Elbe, 
il  y  avait  une  raison  décisive  pour  qu'il  fût  chargé  de  cette  affaire, 
c'est  que,  depuis  1810  jusqu'en  mars  1812,  où  il  l'avait  quittée  pour 
la  Russie,  Davout  avait  occupé  C(;tte  ville  et  comme  chef  militaire 
et  comme  président  de  la  commission  de  gouvernement  chargée  de 
l'organiser  adininistrativement.  Le  choix  de  sa  personne  était  donc 
très  explicable,  et  il  ne  nous  est  pas  apparent  qu'il  y  eût  dans 
ce  choix,  comme  on  l'a  insinué,  malveillance  positive  de  la  part  de 
l'empereur;  ntais  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  par  cette  mission 
Napoléon  chargeait  Davout  d'une  œuvre  de  vengeance,  rôle  pénible 
au  premier  chef  et  qui  exige  une  fermeté  d'une  si  particulière 
nature  que  nul  ne  l'accepte  qu'à  son  cc&ur  défendant.  A  Paris,  lors- 
qu'arrivèrent  les  nouvelles  de  cette  mission,  personne  ne  s'y  trompa. 
L'opinion  publique  la  vit  kvec  déplaisir  et  la  regretta  pour  Davout; 
ses  ennemis  s'en  réjouirent,  sentant  bien  qu'elle  allait  lui  faire  une 
position  où  il  pouvait  facilement  se  rendre  odieux.  La  princesse 
d'Eckmûhl,  qui  était  à  l'affût  de  tous  les  bruits  qui  pouvaient  inté- 
resser son  mari,  lui  écrivit,  sous  le  coup  des  alarmes  du  premier 
moment,  cette  très  remarquable  lettre  qui  en  dit  long  et  sur  l'état 
de  l'opinion  à  cette  époque  et  sur  les  inimitiés  que  Davout  s'était 
créées  dans  l'entourage  de  l'empereur. 

8  mai  1813. 

C'est  Charpentier  qui  te  remettra  cette  lettre,  excellent  ami  ;  sûre  de 
son  sort,  je  puis  te  dire  quantité  de  choses  que  je  craindrais  d'aven- 
turer. Je  commence  par  t'avouer  que  je  n'aime  pas  ton  commandement 
de  la  vingt-troisième  division  militaire  :  tes  pouvoirs  sont  illimités, 
mais  pour  faire  le  mal  ;  tu  en  feras  le  moins  possible,  c'est  consolant 
pour  les  gens  égarés.  M.  Auguste  de  Beaumont,  qui  t'est  on  ne  peut  plus 
acquis  et  qui  a  cherché  à  recueillir  tout  ce  qu'on  dit  à  ton  sujet,  a 
prêté  l'oreille  dernièrement  dans  un  café  où  on  lisait  l'article  du  Moni- 


LE   MARÉCHAL  DAVODT.  '  311 

teur,  qui  fait  connaître  ta  mission  :  on  ne  l'aime  pas,  toute  de  confiance 
qu'elle  puisse  être.  Bien  certainement  tu  n'aurais  pas  autant  de  jaloux 
si  tu  n'avais  eu  que  de  telles  occasions  de  servir  ton  prince  et  ton  pays. 
Ne  pouvant  te  posséJer  dans  les  circonstances  présentes  et  ne  pouvant 
pas  davantage  être  sans  tourmens  à  ton  sujet,  je  te  souhaiterais,  mon 
Louis,  à  la  tète  de  nos  nouvelles  légions  dont  tu  tirerais  le  meilleur 
parti  possible  :  on  les  dit  animées  d'un  bon  esprit,  et  elles  ne  pour- 
raient manquer  de  confiance  guidées  par  toi.  L'empereur  en  a  décidé 
autrement  :  s'il  ne  te  tient  pas  compte  de  cette  tâche  pénil)le  et  que  tu 
rempliras  sans  doute  à  sa  plus  grande  satisfaction,  ta  conscience  du 
moins  te  paiera  le  prix  d'un  dévoûment  sans  bornes  et  qui  t'a  fait  bien 
des  ennemis.  On  peut  convenir  que  ton  moindre  soiti  a  été  d'éviter  de 
t'en  faire.  Tu  as  presque  toujours  été  aussi  sévère  et  aussi  exigeant 
pour  ceux  que  tu  devais  faire  servir  que  pour  toi-même,  et  bien  peu 
accueillant  dans  tes  relations  avec  tous  les  autres  qui,  ne  pouvant  s'ou- 
blier entièrement,  diffèrent  en  cela  de  toi,  qui  ne  connais  aucune  com- 
position avec  le  devoir  que  tu  exerces  jusqu'à  en  être  ac  ablé.  Ne  trou- 
vant pas  ou  trouvant  peu  d'imitateurs,  on  commente  ta  manière  d'être: 
modère,  je  t'ea  conjure,  ton  ressentiment  de  ce  que.  la  majorité  des 
hommes  ne  pense  pas  comme  toi,  et  contente-toi,  mon  bien  cher  ami, 
d'en  tirer  le  meilleur  parti  en  ménageant  leur  faiblesse.  Tu  en  as 
froi.sé  plus  d'un  par  l'excès  de  ton  zèle  pour  le  service  de  ton  prince 
et  le  bien  de  ton  pays.  On  ne  te  pardonne  pas  d'être  informé  de  beau- 
coup de  choses  qu'on  considère  comme  n'étant  pas  dans  l^s  attribu- 
tions de  ton  emploi.  J'ai  su  par  le  général  de  Beaumont  qui  l'a  connu  à 
Francfort,  que  M.  de  Saint-Marsan  a  trouvé  que  tu  voulais  et  croyais 
savoir  mieux  que  lui  les  dispositions  du  gouvernement  auprès  duquel 
il  était  accrédité,  et  que  tu  as  eu  souvent  des  motifs  d'alarme  lorsqu'il 
était  sûr  des  dispositions  pacifiques  de  la  Prusse.  J'ai  également  connu 
par  la  même  voie  beaucoup  de  conversations  du  duc  d'Oirante  que  je 
ne  pourrais  rapporter  fidèlement,  mais  qui  m'ont  prouvé  que  tu  as  en 
lui  un  ennemi,  et  un  ennemi  bien  puissant.  Il  disait  dernièrement  que 
tu  devrais  te  borner  à  faire  ton  métier,  au  lisu  de  te  livrer  à  la  manie 
de  tout  savoir  et  de  faire  des  rapports  sur  les  dires  les  moins  croyables 
et  d'en  fatiguer  l'empereur.  Notre  ministre  actuel  de  la  police  n'est  pas 
plus  ton  ami  :  tu  sais  à  quoi  t'en  tenir  sur  de  plus  grands  personnages, 
tant  il  y  a  que  tu  obtiens  peu  de  suffrages;  on  s'aime  en  général  beau- 
coup trop  pour  t'imiter,  et  l'on  te  blâme  de  ta  manière  d'être  si  diffé- 
rente de  celle  des  autres  qui  se  bornent  à  remplir  sans  beaucoup  de 
peine  les  devoirs  de  leurs  places... 

La  maréchale  aurait  encore  bien  moins  aimé  cette  mission  si  elle 
avait  connu  la  nature  des  ordres  transmis  à  son  mari.  Ils  sont 
vraiment  terribles,  ces  ordres,  et  en  nous  les  donnant,  M™^  de 


312  REVUE   DES    DEUX    MONDES, 

Blocqueville  a  été,  à  notre  avis,  fort  bien  inspirée  par  sa  piété 
filiale.  La  meilleure  manière  de  dissiper  les  dernières  fausses  opi- 
nions qui  peuvent  être  restées  dans  le  public  sur  les  événemens  de 
Hambourg  est  assurément  de  mettre  le  lecteur  à  même  de  constater 
la  différence  entre  les  mesures  ordonnées  à  Davout  et  celles  qu'il 
se  borna  à  exécuter.  Le  13  mai  1813,  deux  dépêches  de  Berthier, 
l'une  chiffrée,  l'autre  qui  ne  VHaÀt  pas,  arrivèrent  en  même  temps 
à  Davout.  Toutes  deux  contenaient  les  mêmes  ordres,  mais  il  y 
avait  entre  elles  cette  différence  que  celle  qui  était  sans  chiffres 
était  rédigée  en  termes  relativement  modérés  et  que  les  instruc- 
tions de  celle  qui  était  chiffrée  étaient  de  la  plus  impitoyable  dureté. 
Cette  dépêche  est  un  document  des  plus  singuliers  par  le  mélange 
de  terrorisme  et  de  jésuitisme  (nous  prenons  ce  mot  dans  l'accep- 
tion vulgairement  admise)  qui  en  fait  le  fond.  Napoléon  imposait  à 
Davout  d'agir  non-seulement  avec  violence,  mais  avec  duplicité.  Le 
jour  où  il  dicta  cette  dépêche  est  certainement  un  de  ceux  oi^i  il 
s'est  le  plus  souvenu  qu'il  était  par  ses  origines  du  pays  de  Machia- 
vel. La  voici,  diminuée  de  tout  ce  qui  est  relatif  aux  choses  pure- 
ment militaires.  Les  passages  qu'on  y  lira  soulignés  le  furent  par 
le  maréchal  même  lorsqu'il  eut  à  préparer  son  Mémoire  justificatif 
pour  le  roi  Louis  XVIIL 

Vous  ferez  arrêter  sur-le-champ  tous  les  sujets  de  Hambourg  qui  ont 
pris  du  service  sous  le  titre  de  sénateurs  de  Hambourg.  Vous  les  ferez 
traduire  à  une  commission  militaire,  et  vous  ferez  fusiller  les  cinq  plus 
coupables.  Vous  enverrez  les  autres  sous  bonne  escorte  en  France,  pour 
être  retenus  dans  une  prison  d'état.  Yous  ferez  mettre  le  séquestre  sur  leurs 
biens,  et  vous  les  déclarerez  confisqués.  Le  domaine  prendra  possession  des 
maisons,  fonds  de  terre,  etc. 

Vous  ferez  désarmer  la  ville,  vous  ferez  fusiller  tous  les  officiers  de 
la  légion  auséatique,  et  vous  enverrez  tous  ceux  qui  auront  pris  de 
l'emploi  dans  cette  légion  en  France  pour  y  être  mis  aux  galères. 

Dès  que  nos  troupes  seront  arrivées  à  Schwerin,  vous  tâcherez,  sans 
rien  dire,  de  vous  saisir  du  prince  et  de  sa  famille,  et  vous  l'enverrez 
en  France  dans  une  prison  d'état,  ce  prince  ayant  trahi  la  confédéra- 
tion. Vous  en  agirez  de  même  à  l'égard  de  leurs  ministres, 
r  Vous  ferez  une  liste  des  rebelles,  des  quinze  cents  individus  de  la 
?>lf  division  militaire  les  plus  riches  et  qui  se  sont  le  plus  mal  condui'S; 
vous  des  ferez  arrêter,  vous  ferez  mettre  le  séquestre  sur  leurs  biens 
dont  le  domaine  prendra  possession.  Cette  mesure  est  surtout  néces- 
saire dans  rOldenbourg. 

Vous  ferez  mettre  une  contribution  de  50  millions  sur  les  villes  de 
Hambourg  et  de  Lubeck.  Vous  prendrez  des  mesures  pour  la  répartition 
de  cette  somme,  et  pour  qu'elle  soit  promptement  payée. 


LE    MARÉCHAL   DAVOCT.  313 

Vous  ferez  partout  désarmer  le  pays,  et  arrêter  les  gendarmes,  ca- 
nonniers,  gardes-côtes,  et  officiers  et  soldats  ou  employés  qui,  étant  au 
service,  auraient  trahi.  Leurs  propriétés  seront  confisquées.  N'oubliez 
pas  surtout  toutes  les  maisons  de  Hambourg  qui  se  sont  mal  comportées 
et  dont  les  intentions  sont  mauvaises.  11  faut  déplacer  les  propriétés, 
sans  quoi  on  ne  serait  jamais  sûr  dans  ce  pays. 

Toutes  ces  mesures,  prince,  sont  de  rigueur;  l^empereur  ne  vous  laisse  la 
liberté  d'en  modifier  aucune.  Vous  devez  déclarer  que  c'est  par  ordre 
exprès  de  Sa  Majesté,  et  agir  en  temps  et  lieu  avec  la  prudence  néces- 
saire. 

Tous  les  hommes  connus  pour  être  chefs  de  révolte  doivent  être 
fusillés  ou  envoyés  aux  galères. 

Quant  au  Mecklembourg,  l'instruction  générale  est  que  ses  princes 
sont  hors  de  la  protection  de  l'empire  ;  mais  il  n'en  faut  rien  laisser 
apercevoir,  et  probablement  Sa  Majesté  aura  le  temps  de  donner  des 
ordres.  Comme  les  princes  de  Mecklembourg  peuvent  ignorer  nos  dis- 
positions, vous  pouvez  promettre  d'abord  tout  ce  qu'on  voudra,  en  y 
mettant  ^our  nmYlction,  sauf  l'approbation  de  l'empereur.  L'approbation 
étaiit  parvenue,  tout  se  trouverait  en  règle. 

Vous  enverrez  le  général  Vandamme  en  avant  avtc  votre  quartier- 
général.  Il  faut  avoir  soin,  prince,  de  ménager  ce  général,  les  hommes 
de  guerre  devenant  rares. 

Bien  qu'un  des  dons  principaux  de  Berthier  fût  une  étonnante 
siireté  de  mémoire,  qui  lui  permettait  de  reproduire  avec  une  fidé- 
lité sténographique  les  moindres!^  nuances  de  la  pensée  de  Napo- 
léon, on  peut  dire  cependant  qu'il  y  a  dans  cette  dépêche  une  part 
de  sa  propre  personnalité.  N'y  sentez -vous  pas  en  elï'et  la  joie  qu'il 
éprouve  à  transmettre  de  tels  ordres  à  son  rival  détesté,  et  la 
recommandation  finale  sur  les  égards  que  Davout  doit  avoir  pour 
Vand.imme  n'était- elle  pas  une  flèche  de  Parthe  aussi  adroitement 
que  cruellement  décochée? 

L'excuse  de  cette  dépêche,  c'est  qu'il  est  probable  qu'en  la  dic- 
tant, Napoléon  songeait  beaucoup  moins  à  faire  œuvre  de  vengeance 
qu'œuvre  de  politique.  Ce  qu'il  se  proposait  de  frapper  dans  Ham- 
bourg, ce  n'était  pas  seulement  une  révolte  partielle,  c'était  la 
révolte  générale  de  l'Allemagne.  Il  voulait,  pendant  qu'il  en  était 
temps  encore,  intimider  la  défection,  et  demandait  à  son  lieutenant 
un  exemple  capable  d'efirayer  les  populations,  sachant,  en  politique 
qu'il  était,  que  la  terreur  est  dans  les  masses  contagieuse  à  l'égal 
de  la  colère  et  de  l'audace.  En  recevant  ces  ordres,  Davout  se  sentit 
mal  disposé  à  les,  exécuter.  Nous  connaissons  sa  maxime  favorite  : 
faire  à  l'ennemi  tout  le  mal  nécessaire,  mais  ne  lui  faire  que  celui-là; 
et  cette  maxime,  il  ne  l'appliquait  souvent  qu'à  regret.  Tout  récem- 


314  EEVUE   DES   DEUX   MONDES, 

ment,  pendant  qu'il  était  sous  le  commandement  du  prince  Eugène, 
lorsqu'il  lui  avait  fallu  faire  sauter  le  célèbre  pont  de  Dresde,  le 
cœur  lui  avait  saigné  en  pensant  à  la  peine  qu'il  allait  faire  à  un 
vieux  souverain  qu'il  aimait  particulièrement,  et  en  1815,  lorsqu'il 
devint  ministre  de  la  guerre,  nous  le  voyons  écrire  à  Vandamme 
pour  qu'il  eût  soin  de  ne  faire  dans  le  parc  de  Ghimay  que  les  dégâts 
indispensables.  Or,  non-seulement  on  lui  enjoignait  de  faire  un 
mal  qu'il  jugeait  inutile,  mais  on  lui  enjoignait  d'être  inhumain  et 
perfide.  Nous  n'avons  pas  les  lettres  qu'il  adressa  à  cette  occasion 
à  l'empereur,  mais  il  faut  qu'elles  aient  trahi  bien  des  inquiétudes 
ou  qu'elles  aient  manifesté  des  scrupules  de  plus  d'une  nature,  ou 
qu'elles  aient  opposé  à  plus  d'une  des  mesures  exigées  des  refus 
motivés,  car,  un  mois  après  cette  dépêche,  nous  voyons  Napoléon 
s'adresser  directement  à  Davout  pour  préciser  le  sens  de  ses  instruc- 
tions. Quoique  la  sévérité  de  ses  ordres  soit  d'abord  maintenue,  on 
comprend  qu'il  a  consenti  à  laisser  à  son  lieutenant  carte  blanche 
sur  plus  d'un  point,  et  en  somme,  au  lieu  de  dire  :  Frappez^  comme 
dans  la  dépêche  précédente,  il  finit  par  dire  :  Faites-les  surtout 
payer.  Évidemment  quelques-unes  des  remontrances  de  Davout  ont 
été  entendues. 

Brunslau,  7  juin  1813. 

Mon  cousin,  je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  que  vous  devez  désarmer 
les  habitans,  vous  emparer  de  tous  les  fusils,  sabres,  canons  et  '.le 
toute  la  poudre,  faire  des  visites  domiciliaires,  si  cela  est  nécessaire, 
et  utiliser  le  tout  pour  la  défense  de  la  ville.  Je  n'ai  pas  besoin  de 
vous  dire  non  plus  que  vous  Jevez  presser  tous  les  matelots,  au  nombre 
de  trois  à  quatre  mille  et  les  envoyer  en  France  ;  que  vous  devez  presser 
également  tous  les  mauvais  sujets  et  les  envoyer  au-si  en  France  pour 
être  incorporés  dans  les  127%  128%  129"  régimens.  Débarrassez  ainsi  la 
ville  de  cinq  à  six  mille  hommes,  et  faites  peser  le  bras  ds  la  justice 
sur  la  canaille,  qui  paraît  s'être  on  ne  peut  plus  mal  comportée.  Pour 
les  autres  dispositioas,  je  m'en  rapporte  à  la  lettre  chiffrée  du  major- 
général,  en  date  du  7  mai. 

Dresde,  17  juin. 

Mon  cousin,  je  suis  surpris  que  vous  n'ayez  encore  ramassé  que 
quatre  mille  fusils.  Faites  faire  des  exécutions  militaires,  et  pour 
l'exemple,  que  le  premier  qui  sera  convaincu  d'avoir  soustrait  son  fusil 
soit  p'.ni  de  mort.  Sur  les  quatre  mille  fusils  que  vous  avez,  faites-en 
prirtir  deux  mille  pour  Dresde.  Nous  en  avons  grand  besoin...  Je  sup- 
pose que  vous  avez  fait  la  liste  des  cinq  cents  individus  qu'il  faut 
déposséder,  que  vous  avez  fait  mettre  le  séquestre  sur  leurs  biens  et 
que  le  domaine  en  a  pris  possession. 


LE  MARÉCHAL   DAVOUT.  315 

Dresde,  24  Juin. 

Tout  le  monde  dit  que  l'ancien  maire  s'est  bien  comporté.  Vous 
pourriez  lui  faire  intimer,  à  lui  et  à  quelques  autres,  de  rentrer,  en  leur 
donnant  un  délai  et  alors  on  ne  les  inscrirait  pas  sur  hi  liste  des 
absens.  Pourtant  si,  lors  do  votre  entrée,  vous  aviez  trouvé  les  sénateurs 
en  charge  et  que  vous  en  eussiez  fait  passer  cinq  par  les  armes,  cela 
eût  été  convenable  ;  actuellement  il  vaut  mieux  les  mettre  sur  la  liste 
des  absens. 

Dresde,  1'"'  juillet. 

Mon  cousin,  je  vous  laissa  maître,  si  vous  le  jugez  convenir  à  mes 
intérêts,  de  publier  une  amnistie  pour  ceux,  bien  entendu,  qai  seraient 
rentrés  dans  l'espace  de  quarante-cinq  jours;  vous  excepteriez  de  cette 
amnistie  qui  vous  jugeriez  convenable.  La  meilleure  manière  de  punir 
les  marchands,  c'est,  en  effet,  de  les  faire  payer.  Ce  qui  serait  surtout 
bien  nécessaire,  c'est  de  vous  défaire  d'un  tas  de  gens  de  la  dernière 
canaille,  qui  ont  été  dans  l'insurrection  et  qui  sont  plus  dangereux  que 
les  gens  comme  il  faut.  Je  vous  laisse  carte  blanche  sur  tout  cela. 

Dresde,  9  juillet. 

...  Quant  à  l'amnistie,  vous  savez  bien  que  je  vous  ai  donné  carte 
blanche.  Je  ne  vous  fais  aucune  difficulté  à  cet  égard  ;  j'aime  mieux  les 
faire  payer;  c'est  la  meilleure  manière  de  les  punir.  Il  faut  chercher 
aussi  à  atteindre  la  canaille,  et  faire  peser  sur  elle  une  portion  de  la 
contribution  de  guerre,  en  doublant  et  quadruplant  la  contribution 
personnelle,  celle  des  portes  et  fenêtres,  en  augmentant  l'octroi,  en 
augmentant  les  droits  sur  le  débit  au  cabaret,  etc.  Gela  ne  produira 
que  deux  ou  trois  millions,  mais  il  est  convenable  de  frapper  aussi  la 
canaille  et  de  lui  faire  voir  qu'on  ne  la  craint  pas.  Il  faudrait  l'atteindre 
en  en  prenant  le  plus  qu'on  pourra  pour  envoyer  en  France  dans  les 
troupes,  et  en  saisissant  tous  les  boute-feu,  qu'on,  enverra  aux  galères 
et  dans  les  maisons  de  force  en  France. 

M"'*  de  Blocqueville  nous  dit  avoir  tenu  entre  ses  mains  une 
réponse  du  maréchal  à  ces  ordres  de  l'empereur,  laquelle  débutait 
par  cette  phrase  :  «  Jamais  votre  majesté  ne  fera  de  moi  un  duc 
d'Albe,  je  briserai  mon  bâton  de  maréchal  plutôt  que  d'obéir  à  des 
ordres  dont  l'empereur  serait  lui-même  le  premier  à  regretter 
l'exécution.  La  guen-e  est  assez  horrible  sans  y  ajouter  des  cruau- 
tés inutiles.  Je  ne  ferai  fusiller  personne.  Je  n'expédierai  point  les 
princes  sous  escorte.  »  Elle  ajoute  que  M.  Yillemain,  dont  la  mer- 
veilleuse mémoire  était  bien  connue,  ayant  retenu  cette  lettre  par 


3 '6  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

cœur,  après  l'avoir  lue  deux  fois,  avait  été  ainsi  à  même  d'en  tirer 
une  copie  dont  il  lui  avait  promis  un  double.  On  ne  peut  que  faire 
des  vœux  pour  qu'une  pièce  d'une  telle  importance  se  retrouve, 
soit  dans  les  papiers  tombés  en  partage  aux  autres  membres  de  la 
famille  de  Davout,  soit  dans  les  papiers  laissés  par  M.  Villemain, 
mais  ce  qui  peut  consoler  de  la  perte  de  ce  document,  c'est  qu'il 
nous  est  inutile  pour  juger  en  toute  assurance  que  la  conduite  de 
Davout  fut  entièrement  conforme  à  la -réponse  donnée  plus  haut. 
Il  comprit  dès  le  premier  instant  la  situation  qui  lui  était  faite  et 
il  en  éluda  les  périls  avec  un  admirable  bon  sens.  Il  prit  sur  lui 
de  ne  pas  exécuter  la  lettre  des  ordres  prescrits,  tout  en  en  con- 
servant l'esprit,  et  il  en  trouva  le  moyen  en  se  renfermant  sans  en 
sortir  d'une  ligne  dans  les  lois  propres  à  la  guerre  et  en  les  appli- 
quant dans  toute  leur  rigueur.  Le  voulait-on  sévère,  même  dur, 
soit,  les  lois  de  la  guerre,  qui  obligent  tout  soldat,  sont  sévères  et 
dures;  mais  on  lui  recommandait  la  cruauté,  et  c'est  à  cela  qu'il 
avait  le  droit  de  se  refuser,  ces  lois  n'imposant  pas  la  cruauté  avec 
la  même  évidence  qu'elles  imposent  la  sévérité.  Il  traita  donc  les 
Hambourgeois  comme  un  chef  d'armée  traite  les  habitans  d'une 
ville  conquise,  et  non  comme  un  vainqueur  dans  les  guerres  civiles 
traite  des  rebelles  au  gouvernement  de  la  patrie;  c'est  dire  qu'il 
leur  épargna  ces  représailles  qui  rendent  si  douloureuses  les 
répressions  des  discordes  civiles  et  qu'autorisait  cependant  le  titre 
de  sujets  de  l'empire  qu'ils  portaient  depuis  1810.  11  ne  fit  fusiller 
ni  rechercher  personne  pour  cause  d'opinions,  mais  il  fît  passer  par 
les  armes  les  espions  avérés  et  les  embaucheurs  pris  sur  le  fait.  11 
ne  confisqua  les  biens  de  personne,  mais  lorsqu'il  fut  contraint  par 
les  besoins  de  l'armée,  il  s'empara  manu  militari  de  la  banque  de 
Hambourg  et  lui  demanda  les  ressources  que  le  commerce  ham- 
bourgeois lui  refusait.  Il  ne  fit  aucune  proscription,  mais  lorsque 
les  nécessités  de  la  défense  l'exigèrent,  il  usa  du  moyen  dont  se 
sert  tout  commandant  d'une  place  assiégée  et  fit  sortir  de  Ham- 
bourg vingt-cinq  mille  habitans.  Pour  toutes  ces  mesures,  il  était 
couvert  non-seulement  par  les  ordres  précis  de  Napoléon,  mais 
par  les  lois  traditionnelles  de  la  guerre,  en  sorte  qu'il  put  dire 
quelques  mois  plus  tard  en  toute  vérité  à  ses  accusateurs  :  «  J'ai 
fait  simplement  mon  métier,  j'en  ai  appliqué  les  règles  et  je  ne  suis 
coupable  que  si  elles  le  sont.  »  C'est  le  raisonnement  même  qui 
fait  le  fond  de  son  Mémoire  justificatif  adressé  au  roi  Louis  XVIII 
et  qui  lui  prête  une  force  de  logique  à  l'abri  de  toute  réfutation. 

Si  l'occupation  de  Hambourg  n'eut  pas  pour  Davout  les  consé- 
quences odieuses  qu'il  avait  pu  un  moment  redouter,  elle  en  eut 
une  funeste  qu'il  ne  fut  pas  en  son  pouvoir  d'éviter,  c'est  qu'elle 
le  cloua  sur  place  et  le  tint  éloigné  du  théâtre  principal  de  la  guerre 


LE   MARÉCHAX   DAVOUT.  317 

pendant  ces  deux  décisives  années  de  1813  et  de  ISlZi.  Des  juges 
fort  experts  en  matière  militaire  se  sont  étonnés  de  cette  immobi- 
lisation de  Davout  et  ont  insinué  qu'il  en  fallait  chercher  le  secret 
dans  la  défaveur  de  Napoléon.  Nous  n'avons  guère  autorité  pour 
contredire  ces  jugemens,  mais  il  ne  nous  est  pas  évident  qu'au 
début  cette  immobilisation  fût  dans  la  pensée  de  l'empereur.  Napo- 
léon attachait  à  Hambourg  une  importance  exceptionnelle,  si  excep- 
tionnelle qu'il  voulait  en  faire  une  place  forte  de  premier  ordre. 
Désespérant  d'y  arriver  dans  les  circonstances  difliciles  où  il  était, 
il  voulut  au  moins  que  Davout  la  mît  en  état  de  défense  sur  tous 
les  points  où  les  travaux  pouvaient  être  exécutés  promptement 
de  manière  qu'une  faible  garnison  suffît  à  la  défendre  et  laissât 
disponibles  les  forces  du  maréchal.  La  possession  de  Hambourg 
permettait  en  outre  de  surveiller  de  près  les  mouvemens  du  prince 
de  Suède,  et  Napoléon  s'était  probablement  dit  qu'il  n'avait  per- 
sonne qu'il  pût  opposer  à  Bernadotte  avec  autant  de  confiance  que 
Davout.  Enfin,  lorsque  Hambourg  serait  repris  et  fortifié,  Davout,  y 
laissant,  comme  nous  avons  dit,  une  faible  garnison,  devait  relier 
ses  opérations  à  celles  d'Oudinot  sur  Berlin  dès  que  les  ordres  lui 
en  parviendraient.  On  ne  voit  guère  en  tout  cela  une  pensée  d'im- 
mobilisation systématique.  Mais  les  circonstances  déconcertèrent 
ces  premiers  plans,  les  opérations  d'Oudinot  échouèrent,  et  les 
ordres  attendus  n'arrivèrent  jamais.  A  partir  du  18  août  1813, 
c'est-à-dire  peu  de  jours  après  l'expiration  de  l'armistice,  jusqu'à 
la  chute  de  l'empire,  Davout  resta  entièrement  livré  à  lui-même, 
sans  instructions  quelconques,  et  sans  pouvoir  prendre  à  la  guerre 
générale  une  autre  part  que  celle  trop  modeste,  par  rapport  à  ses 
grands  talens,  que  lui  permettait  cette  situation  fatale. 

Dans  la  correspondance  de  Davout  et  de  la  princesse  d'Eckmûhl 
pendant  les  mois  soucieux  de  cette  occupation,  on  aperçoit  les 
mouvemens  de  la  terrible  lutte  engagée  au  cœur  de  l'Europe  comme 
par  le  moyen  d'une  lanterne  sourde.  Éloignés  l'un  et  l'autre  du 
théâtre  de  la  guerre,  les  deux  correspondans  sont  comme  enve- 
loppés dans  une  sorte  de  nuit  ;  mais  de  temps  à  autre  un  filet  de 
lumière  jaillit  brusquement  et  révèle  l'imminence  de  la  catastrophe. 
Là-bas,  à  Paris,  on  sent  le  danger  qui  s'avance  à  marches  for- 
cées et  on  se  hâte  pour  le  prévenir.  Le  besoin  d'hommes  est  pres- 
sant, et  il  faut  qu'il  menace  de  le  devenir  bien  davantage  pour 
qu'on  se  décide  à  ces  levées  en  masse  déjeunes  conscrits  pris  avant 
l'heure,  levées  dont  s'afflige  la  maréchale,  non  sans  bon  sens  et 
avec  une  prévoyance  relevée  de  grâce  :  «  J'aurais  souhaité,  pour 
le  plus  grand  avantage  de  l'armée,  qu'on  n'eût  pris  que  des  hommes 
faits  et  parfaitement  dans  le  cas  de  supporter  la  suite  des  fatigues, 
car  le  premier  tourment  des  parens  est  la  faiblesse  de  leurs  enfans. 


318  REVUE   DES   DEDX  MONDES. 

Les  très  jeunes  gens  peuvent  être  moissonnés  avant  d'avoir  rendu 
le  plus  petit  service.  Je  voudrais  qu'ils  se  formassent  au  métier  des 
armes  dans  de  bons  dépôts  et  ^que  ceux  qui  doivent  marcher  de 
suite  soient  bien  forts.   Mais  de  quoi  se  mêle  mon  Aimée?  vas  tu 
dire.  Elle  se  mêle  de  désirer  que  la  force  soit  réelle  au  lieu  d'être 
apjmrente,  pour  que  la  paix  soit  promptement  rendue  à  l'Europe, 
et  par  suite  le  bonheur  à  ton  Aimée,  toute  à  toi  jusqu'à  son  dernier 
soupir.  »  Il  semble  aussi,  symptôme  fâcheux  sous  un  tel  régime, 
que  l'on  commence  à  parler  beaucoup,  que  l'on  est  à  l'alTût  des 
nouvelles  et  qu'une  des  grandes  préoccupations  du  moment  est  de 
s'informer.  On  disait  hier  dans  le  cercle  de  l'impératrice;  la  com- 
tesse Gompans  vient  de  m' assurer;  je  tiens  de  la  duchesse  de  Gasti- 
glione,  —  les  lettres  delà  maréchale  sont  pleines  de  ces  on-dit  qui 
toujours  se  rapportent  à  quelque  mauvaise  nouvelle.  Faux  bruits, 
répond  invariablement  Davout,  bruits  qu'il  faut  regarder  comme 
des  manœuvres  de  l'ennemi,  qui  chante  à  chaque  instant  des    Te 
Deum  menteurs  à  nos  oreilles  et  nous  inonde  de  libelles  anonymes. 
Te  Deum  et  libelles  peuvent  être  menteurs,  ils  n'en  témoignent  pas 
moins  de  l'acharnement  toujours  croissant  de  l'ennemi  à  provoquer 
la  défection  chez  les  quelques  alUés  qui  nous  restent,  la  rébellion 
chez  les  populations  soumises  et,  s'il  se  peut,  la  désertion  parmi 
nos  propres  troupes.  Pendant  le  mois  qui  suit  l'armistice,  la  maré- 
chale parle  encore  librement,  mais  le  mois  d'octobre  venu,  sur  une 
lettre  où  elle  trahit  un  peu  trop  vivement  ses  inquiétudes,  Davout 
l'engage  à  se  renfermer  dans  les  nouvelles  qui  concernent  sa  santé 
et  ses  enfans,  parce  que  ses  lettres,  n'arrivant  plus  aussi  directe- 
ment que  par  le  passé,  peuvent  tomber  entre  les  mains  de  l'ennemi, 
ce  qui  veut  dire  :  «  Je  suis  cerné  plus  étroitement  que  précédem- 
ment, les  partisans  se  montrent  en  plus  grand  nombre  et  avec  plus 
d'audace.  »  Enfin,  dans  les  derniers  jours  d'octobre,  cette  corres- 
pondance presque  journalière  cesse  brusquement.   G'est   que  le 
désastre  de  Leipsick  a  eu  lieu  et  que  Davout,   séparé  désormais 
irrémédiablement  de  l'armée  et  de  la  France,  a  été  obligé  de  s'en- 
fermer dans  Hambourg  et  d'y  attendre  que  les  événemens  vien-- 
nent  le  relever  de  ce  poste  de  combat. 

G'est  seulement  alors  que  commença  la  véritable  défense  de 
Hambourg.  Il  en  faut  lire  les  détails  dans  la  relation  du  général 
César  de  Laville,  relation  incorrecte  sans  doute,  mais  où  parle  cette 
éloquence  des  faits  que  ne  remplace  aucune  adresse  de  langage. 
Davout  y  apparaît  admirable.  Celte  tâche,  ingrate  jusque-là,  il  la 
vivifie  de  tout  le  feu  de  son  génie  militaire  et  la  relève  jusqu'à 
l'héroïsme.  Rarement  on  vit  dans  l'histoire  militaire  d'aucun  peuple 
exemple  d'une  aussi  prévoyante  activité  et  d'une  telle  constance. 
Le  Yoilà  seul  désormais,   coupé  de   ses  com«nunications  avec  la 


LE   MARÉCHAL  DAVOUT.  319 

France,  sans  espoir  de  réparer  ses  pertes,  presque  à  la  merci  d'une 
population  hostile,  que  la  moindre  étincelle  peut  enflammer  et  la 
moindre  faiblesse  dans  le  commandement  enhardir  jusqu'à  l'insur- 
rection. Sans  perdre  une  heure,  Davout  se  met  à  l'œuvre  et  fait 
en  quelques  jours  une  ville  imprenable  d'une  ville  en  mauvais  état 
de  défense.  Ces  fortifications  provisoires,  recommandées  par  l'empe- 
reur, il  les  complète  sous  le  feu  même  de  l'ennemi.  On  fait  des 
travaux  de  défense  avec  les  matières  les  plus  étranges,  avec  des 
branches  d'osier  et  de  la  terre,  avec  le  fumier  des  casernes,  avec 
de  la  neige  arrosée  d'eau,  qu'une  nuit  de  froid  transforme  en  rem- 
parts déglace.  Pour  se  mettre  à  l'abri  des  surprises,  Davout  ordonne 
un   abatis  impitoyable  des  immeubles  situés  sur  les  glacis  et  des 
maisons  de  campagne  des  environs,  puis,  le  pays  ainsi  découvert 
de  manière  qu'aucun  mouvement  ne  puisse  s'y  faire  sans  qu'il  l'a- 
perçoive, il  prend  ses  précautions  contre  l'ennemi  de  l'intérieur. 
Dans  l'isolement  où  il  est,  qu'une  attaque  extérieure  réussisse  un 
instant,  et  des  vêpres  hambourgeoises  sont  à  craindre  ;  pour  se 
rassurer  contre  cet  accident  possible,  il  fait  sortir  d'un  coup  vingt- 
cinq  mille  habitans  et  les  jette  sur  Altona  et  autres  localités.  Il 
ordonne  aux  habitans  restant  de  s'approvisionner  de  vivres  pour 
six  mois,  prend  des  mesures  analogues  pour  son  arniée  et  se  pré- 
cautionne ainsi  contre  la  famine,  qui  a  livré  plus  de  places  de  guerre 
que  le  sort  malheureux  des  armes.  L'ennemi  cependant  multiplie 
ses  attaques  ;   quoique  toujours  repoussé,  il  devient  de  [)lus  en  plus 
pressant,  et  bientôt  il  arrive  à  séparer  Davout  du  corps  allié  des 
Danois,  qui,  de  son  côté,  est  obligé  de  s'enfermer  dans  Giuckstadt; 
mais  cet  accident  n'est  point  pour  affaiblir  la  constance  du  chef, 
et  il  tient  avec  plus  de  ténacité  que  jamais.  Le  territoire  défendu 
se  rétrécit   insensiblement;  Davout    ne   bronche  pas.  Les   nou- 
velles de  France  n'arrivent  plus  jusqu'à  lui,  mais  l'ennemi  qui  les 
sait  mauvaises  s'en  enhardit  pour  menacer  et  provoquer  à  la  révolte  ; 
Davout  n'en  trahit  pas  la  moindre  alarme.   Enfin  l'empire   s'est 
écroulé,  et  Davout,  qui  tient  Hambourg  pour  le  con-pte  de  Napo- 
léon,  est  encore  debout  plusieurs  semaines  après  la  chute  de  son 
maître,  il  serait  debout  six  mois  encore,  si  les  événemens  le  deman- 
daient. Le  11  mai  1814,  il  sort  de  cette  place,  qu'il  n'a  pas  ren- 
due, en  y  laissant,  sous  le  commandement  du  général  Gérard,  une 
armée  de  quarante-deux  mille  hommes,  qu'il  a  trouvé  moyen  de 
préserver  contre  l'hiver,  la  famine  et  la  maladie.  Hambourg  est  la 
troisième  grande   page  de  l'histoire  miUtaire  de  Davout;  elle  est 
digne  des  deux  premières,  elle   leur  est  peut-être  supérieure  en 
ce  sens  que  Davout  y  eut  occasion  de  montrer  ses  qualités  avec  un 
ensemble  que  ne  lui  avaient  permis  ni  Auerstaedt,  ni  Eckniuhl,  où 
il  n'avait  eu  à  les  déployer  que  dans  leurs  parties  les  plus  brillantes. 


320  REVDE   DES    DEUX  MONDES. 

Gomme  il  revenait  en  France,  une  lettre  de  sa  femme  l'atteignit 
en  route  et  lui  porta  de  fâcheuses  nouvelles.  «  Comme  j'allais  fer- 
mer cette  lettre,  hier  on  est  venu  me  dire  qu'un  aide  de  camp  du 
ministre  de  la  guerre  avait  une  lettre  à  me  remettre...  Quelle  a 
été  ma  surprise  en  reconnaissant  que  cette  lettre  t'était  destinée  et 
qu'elle  renfermait  l'invitation  de  quitter  Paris,  où  l'on  te  croyait, 
pendant  que  tu  serais  appelé  à  te  justifier  des  griefs  portés  contre 
toi?  Le  premier  est  d'avoir  fait  tirer  sur  le  drapeau  blanc,  le  second 
de  t'être  emparé  de  la  banque,  et  enfin  d'avoir  commis  des  actes 
arbitraires  qui  tendaient  à  rendre  le  nom  français  odieux.  Il  est 
pénible  de  se  devoir  défendre  pour  avoir  fait  ce  que  tout  homme 
possédé  du  génie  mihtaire  eût  fait  à  ta  place.  Tu  trouveras  un 
grand  mécompte  entre  ce  que  l'on  eût  dû  accorder  à  ta  conduite  et 
la  manière  dont  on  l'envisage;  mais,  mon  Louis,  mon  unique  bien, 
cette  injustice  te  met  à  même  de  montrer  l'homme  vertueux  dans 
tout  son  éclat;  jusqu'ici,  l'on  ne  connaissait  que  tes  vertus  mili- 
taires, dont  la  nature  est  d'être  accompagnées  d'infiniment  de 
rigueur.  »  On  sait  comment  Davout,  pour  répondre  à  ces  accusations, 
écrivit  alors  son  Mémoire  justificatif  adressé  au  roi  Louis  XYIIL 
Il  n'eut  pas  de  peine  à  établir  que,  s'il  avait  fait  tirer  sur  le  drapeau 
blanc,  ce  n'était  point  par  pensée  d'outrage,  mais  parce  queBening- 
sen,  contrairement  aux  conventions  arrêtées,  avait  fait  avancer  ce 
drapeau  pour  s'emparer  de  positions  que  ces  mêmes  conventions 
lui  refusaient.  Pour  les  autres  mesures,  il  se  couvrit,  comme  nous 
l'avons  dit,  des  lois  de  la  guerre  et  surtout  des  ordres  de  Napo- 
léon ;  mais  avec  une  loyauté  que  l'on  ne  saurait  trop  admirer,  il  ne 
cita  de  ces  ordres  que  les  parties  les  plus  avouables  et  qui  pou- 
vaient le  moins  soulever  la  réprobation  contre  l'homme  que  les 
passions  du  temps  n'appelaient  plus  que  l'ogre  de  Corse  (1).  Ce 
mémoire,  peu  répandu  à  l'origine,  supprimé  en  1815  par  Napo- 
léon, est  aujourd'hui  connu  de  peu  de  personnes;  en  le  réimpri- 
mant dans  la  présente  publication,  la  fille  de  Davout  a  rendu  en 
plus  d'un  sens  un  véritable  service  à  la  mémoire  de  son  père.  A  ne 
prendre  cette  pièce  qu'au  point  de  vue  littéraire,  elle  mériterait 
encore  d'être  lue.  Remarquable  par  la  clarté  du  style,  l'ordonnance 
des  faits,  la  déduction  aisément  logique  des  raisonnemens,  ce 
mémoire  est  le  morceau  capital  de  la  plume  de  Davout,  et  le  seul 
certainement  qu'il  ait  écrit  en  toute  sa  carrière  à   tête  reposée. 

C'est  ici  l'occasion  de  dire  un  mot  du  style  propre  à  Davout.  Ce 
style  esta  la  fois  excellent  et  incorrect.  Le  maréchal  n'était  pas  un 


(1)  «Avouez,  Davout,  lui  dit  Napoléon  la  première  fois  qu'il  le  revit  en  1815, que  ma 
lettre  a  bien  servi  à  votre  justification.  —  Il  est  vrai,  sire,  répondit  Davout,  mais  si 
j'avais  aujourd'hui  à  écrire  ce  mémoire,  je  donnerais  la  lettre  entière.  » 


LE   MARÉCHAL   DAVOUT.  321 

peseur  juré  de  diphtongues,  cela  va  sans  dire,  et  il  écrivait  beau- 
coup trop  et  dans  des  circonstances  trop  pressantes  pour  avoir  le 
temps  d'éviter  les  répétitions  ou  de  rechercher  les  tours  de  phrase 
élégans.  Sa  pensée  en  sortant  s'habille  comme  elle  peut  du  pre- 
mier mot  qu'elle  rencontre  ;  si  le  mot  est  heureux,  c'est  tant  mieux  ; 
s'il  est  faible,  c'est  tant  pis.  Ce  qui  est  certain,  c'est  qu'en  dépit  de 
ces  inégalités  et  à  cause  de  ces  inégalités  même,  son  style  est  bien 
fait  à  l'image  de  son  caractère.  Il  lui  faut  la  phrase  courte,  sans 
incidentes  ni  parenthèses,  telle  que  l'aiment  les  pensées  simples 
et  les  esprits  tout  d'une  pièce.  Les  longues  périodes  ne  sont  point 
son  fait  non  plus  que  les  pensées  compliquées;  il  s'y  débrouille 
mal  et  manque  de  patience  pour  en  suivre  les  mouvemens  ou  d'a- 
dresse pour  en  relier  les  parties.  Jamais  homme  ne  fut  moins  fait 
pour  le  style  de  rhéteur  ou  d'académie .  Mais  il  y  a  en  lui  un  véri- 
table écrivain  en  puissance,  qui  n'a  pas  eu  le  temps  de  se  dévelop- 
per ni  même  de  se  reconnaître:  on  le  sent  au  vigoureux  rehef  des 
expressions  et  à  la  forte  couleur  dont  la  phrase  est  empreinte 
lorsque  les  rencontres  sont  heureuses.  Une  seule  fois  cet  écrivain  a 
eu  l'occasion  et  le  loisir  de  se  révéler,  c'est  dans  le  Mémoire  justi- 
ficalîf  sur  Hambourg^  et  ce  document  suffit  pour  nous  laisser  devi- 
ner ce  qu'aurait  été  Davout  comme  écrivain  s'il  avait  livré  sa  vie  à 
la  pensée  aussi  complètement  qu'il  l'avait  livrée  à  l'action. 

IV. 

Davout,  ne  devant  rien  à  la  première  restauration  qu'une  demi- 
persécution,  répondit  sans  hésiter  au  premier  appel  de  Napoléon 
après  le  retour  de  l'île  d'Elbe.  Nommé  ministre  de  la  guerre,  il 
servit  son  ancien  maître  pendant  les  cent  jours  avec  cette  activité 
qui  lui  était  ordinaire  et  cette  fidélité  invulnérable  que  n'avaient 
pu  entamer  ressentimens  ni  dégoûts.  Les  présens  mémoires  nous 
offrent  peu  de  documens  nouveaux  sur  son  ministère  jusqu'à  Wa- 
terloo; nous  avons  eu  occasion,  dans  le  cours  de  cette  étude,  d'en 
citer  les  principaux,  la  correspondance  avec  Oudinot  et  la  lettre  à 
Rapp,  à  laquelle  nous  aurions  pu  ajouter  une  lettre  du  même  ton 
écrite  à  Soult  pour  le  prier  de  ne  pas  contrecarrer  par  ses  ordres 
ceux  qu'il  donnait  lui-même.  Des  documens  restant,  le  plus  curieux 
est  un  rapport  à  l'empereur  sur  un  certain  baron  saxon  du  nom  de 
La  Sahla.  Ce  personnage,  convaincu  d'avoir  voulu  assassiner  Napo- 
léon en  Allemagne,  s'était  fait  envoyer  par  Vandamme  à  Davout, 
prétextant  qu'il  était  rallié  à  la  cause  de  l'empereur  et  montrant 
comme  preuves  de  sa  véracité  des  passeports  qu'il  prétendait  avoir 
obtenus  du  ministère  prussien  sur  la  promesse  d'une  nouvelle  ten- 

TOME  XUïl.  —  1881.  21 


322  REVUE   DES   DEDX    MONDES. 

tative  de  meurtre.  Les  documens  postérieurs  à  Waterloo  ont  un 
intérêt  plus  véritable,  et  dans  le  nombre  il  en  est  un  d'une  impor- 
tance considérable  qui  nous  invite  à  nous  arrêter  sur  le  rôle  du 
prince  d'Eckmûhl  pendant  les  jours  troublés  qui  séparèrent  l'em- 
pire de  la  seconde  restauration. 

Nous  savons  par  nos  tristes  expériences  contemporaines  ce  qui 
se  passe  dans  ces  momens  de  crise  où  les  nations  sont  comme  sous 
un  nuage.  Gomme  dans  ces  momens  la  rapidité  des  événemens 
crée  la  nuit  dans  les  intelligences,  que  ce  qu'on  avait  cru  vrai  la 
veille  se  trouve  faux  le  lendemain,  que  l'appui  sur  lequel  on  comp- 
tait il  y  a  une  heure  se  trouve  à  l'heure  suivante  ne  plus  exister, 
les  passions,  surexcitées  par  le  danger  qui  les  presse  et  affolées  par 
l'incertitude,  vont  talonnant  avec  violence  dans  les  ténèbres,  cher- 
chant à  quoi  se  soutenir  et  qui  accuser.  De  là  ce  feu  croisé  d'in- 
vectives, de  délations,  de  récriminations,  d'injures,  de  calomnies, 
de  superstitions  et  de  sottises,  qui  toutes  ont  trouvé  sur  le  moment 
des  crédules,  des  adhérens  et  des  dupes,  mais  qui  à  distance  font 
à  celui  qui  pèse  froidement  les  circonstances  de  cette  crise,  devenue 
de  l'histoire,  l'elfet  de  cette  fonte  des  paroles  gelées  qui  émerveilla  si 
grandement  Pantagruel  et  ses  compagnons.  La  conduite  du  prince 
d'Eckmûhl,  à  cette  époque,  a  été  très  diversement  jugée,  et  toujours 
passionnément,  soit  par  les  royalistes,  qui  lui  trouvaient  trop  peu 
d'empressement  à  marcher  au-devant  des  Bourbons,  soit  par  les 
bonapartistes,  qui  l'accusaient  d'ingratitude  envers  Napoléon  et 
reprochaient  à  sa  fidélité  de  n'avoir  pas  survécu  à  l'abdication.  La 
conduite  du  prince  d'Eckmûhl  fut,  à  notre  avis,  cependant  fort 
claire,  et  nous  allons  tâcher  de  l'expliquer  en  quelques  mots  telle 
qu'elle  nous  apparaît. 

Il  y  a  deux  phases  à  cette  conduite,  la  phase  d'avant  l'abdication 
et  la  phase  d'après;  mais,  dans  l'une  comme  dans  l'autre,  Davout 
n'a  voulu  qu'une  même  chose  sous  deux  formes  diverses  :  sauve- 
garder l'indépendance  nationale  de  manière  que  la  France  restât 
maîtresse  de  ses  destinées  et  que  la  défaite  de  ses  armes  ne  fût 
pas  un  prétexte  pour  lui  imposer  celles  même  qui  pouvaient  lui 
être  le  plus  bienfaisantes  et  que  le  cours  des  événemens  indiquait 
en  toute  évidence.  Après  Waterloo,  et  dès  que  Napoléon  fut  de 
retour,  Davout  s'empressa  de  se  rendre  auprès  de  lui  ;  il  le  trouva 
au  bain,  fort  abattu,  et  roulant  déjà  des  pensées  d'abdication.  Avec 
la  décision  qui  était  dans  sa  nature,  Davout  lui  conseilla  de  prendre 
hardiment  parti  sur  l'heure,  de  casser  les  chambres  et  de  résuujer 
en  lui  seul  pour  un  temps  le  gouvernement  de  la  France.  Le  conseil 
assurément  n'était  pas  conforme  à  l'orthodoxie  constitutionnelle, 
mais  la  question  est  de  savoir  si  ce  moyen  peu  parlementaire  n'était 
pas  le  seul  qui  répondît  aux  nécessités  de  l'heure  présente,  Si  la 


LE   MARÉCHAL  DAVOUT.  S2â 

lutte  était  encore  possible,  en  effet,  elle  ne  pouvait  l'être  qu'à  cette 
condition.  Il  fallait  que  la  France  parût  une  dans  sa  résistance,  et 
pour  cela,  il  fallait  que  sa  cause  parût  identifiée  à  Napoléon,  insé- 
parable de  sa  personne.  Or  le  maintien  des  chambres  devait  rendre 
impossible  cette  illusion  nécessaire.  Avec  elles,  la  France  allait 
apparaître  divisée  contre  elle-même;  on  verrait  qu'une  partie  refu- 
serait d'associer  l'existence  nationale  à  la  fortune  du  souverain, 
tandis  que  l'autre,  par  amour  aveugle  du  souverain,  serait  prête  à 
compromettre  cette  existence  même.  D'ailleurs,  même  quand  elles 
vont  vite,  les  assemblées  procèdent  encore  avec  trop  de  lenteur, ;et 
les  circonstances  étaient  de  celles  qui  n'admettaient  pas  une  lutte 
languissante.  Ce  conseil  rejeté,  l'abdication  était  inévitable,  et  une 
fois  cet  acte  accompli,  Davout  vit  clairement  qu'il  n'y  avait  qu'un 
seul  dénoûment  à  la  crise  dans  laquelle  s'agitait  la  France,  et  que 
ce  dénoûment  était  fatal. 

Ce  fut  librement  qu'il  accepta  cette  solution,  car  qu'un  tel 
homme  ait  pu  être  la  dupe  de  Fouché,  comme  on  l'a  écrit  et  comme 
sa  fille  semble  l'admettre,  c'est  ce  qu'il  nous  est  très  difficile  de 
croire.  Quel  besoin  Davout  avait-il  de  Fouché  pour  comprendre 
que.  Napoléon  ayant  abdiqué  et  le  gouvernement  de  son  fils  sous 
une  régence  n'ayant  aucune  chance  d'être  accepté  par  les  alliés, 
il  n'y  avait  pour  la  France  que  deux  alternatives  :  ou  se  prêter 
au  rétablissement  des  Bourbons,  ou  revenir  à  l'anarchie  révolu- 
tionnaire, qu'il  abhorrait  de  toute  son  âme?  Mais,  après  comme 
avant  l' abdication ,  l'indépendance  nationale  restait  son  principal 
souci.  Il  lutta  autant  qu'il  le  put  pour  que  le  nouveau  gouver- 
nement fût  ou  parût  un  choix  de  la  France  et  non  une  consé- 
quence de  la  conquête,  et  pour  empêcher  que  les  alliés  ne  s'ar- 
rogeassent le  droit  d'imposer  à  la  France  ses  conditions  d'ordre 
intérieur.  Après  l'abdication,  il  essaya  de  négocier  un  armistice 
avec  les  généraux  des  armées  alliées  en  cherchant  à  leur  faire 
accepter  la  distinction  qu'il  établissait  dans  sa  pensée  entre  la 
France  et  le  souverain  qui  était  la  cause  unique  de  la  guerre.  «  Les 
motifs  de  la  guerre  que  nous  font  les  souverains  alliés  n'existent 
plus,  puisque  l'empereur  Napoléon  a  abdiqué,  »  disait-il  dans 
une  lettre  fort  noble  adressée  à  Wellington.  C'est  le  raisonnement 
par  lequel  après  Sedan  le  parti  républicain  essaya  d'arrêter  la 
guerre;  le  moyen,  il  faut  le  dire,  ne  réussit  pas  mieux  à  Davout 
en  18)5  qu'à  la  république  en  1870.  Wellington  lui  répondit  en 
gentleman  correctement  poli  qu'il  ne  ,  s'arrêterait  que  lorsqu'il 
aurait  obtenu  des  conditions  de  paix  stable;  Blûcher  lui  répondit 
en  fanatique  qui  se  venge  que  l'abdication  de  Napoléon  n'empor- 
tait pas  toute  raison  de  continuer  la  guerre,  et  que  les  alliés  pour- 
suivraient leur  victoire,  Dieu  leur  en  ayant  donné  la  volonté  et  les 


324  REVUE   DES    DEHX   MONDES. 

moyens.  Puisque  les  généraux  des  armées  alliées  refusaient  de 
faire  la  distinction  que  demandait  Davout,  il  était  bien  permis  de 
penser  que  c'était  à  l'indépendance  même  de  la  nation  qu'ils  en 
voulaient,  et  alors  cette  question  se  posait  naturellement  :  ne  vaut-il 
pas  mieux  courir  les  chances  d'arracher  par  de  nouveaux  combats 
une  paix  honorable  que  d'attendre  passivement  celle  quMl  plaira 
aux  alliés  de  nous  imposer?  C'était  le  sentiment  d'une  partie  de 
l'armée,  et  quoique  Davout  fût  trop  sagace  pour  ne  pas  savoir  que 
le  sort  de  la  France  ne  tenait  pas  désormais  à  une  bataille  gagnée 
de  plus  ou  de  moins,  je  crois  fermement  qu'il  la  partagea  un  mo- 
ment. Gomment  donc  se  fait-il  qu'il  ait  été  précisément  accusé  de 
n'avoir  pas  voulu  livrer  bataille  pour  défendre  Paris  contre  l'entrée 
des  alliés?  C'est  qu'il  se  trouvait  dans  une  situation  difficile  dont 
les  complexités  embarrassaient  sa  nature  peu  flexible  bien  mieux 
que  toutes  les  finesses  de  Fouché.  Hier,  ministre  de  Napoléon, 
aujourd'hui  résigné  par  raison  aux  Bourbons,  il  se  trouvait  au  con- 
fluent de  deux  partis  dont  il  ne  voulait  servir  ni  les  espérances  ni 
les  craintes.  La  partie  ardente  du  camp  bonapartiste  désirait  la 
continuation  des  hostilités  beaucoup  dans  l'espérance  qu'une  ba- 
taille gagnée  aurait  chance  de  faire  accepter  par  les  alliés  le  fils  de 
Napoléon  et  de  rendre  l'opinion  moins  favorable  au  rétablissement 
des  Bourbons  ;  le  parti  royaliste  la  redoutait  parce  qu'il  prévoyait 
que  toute  nouvelle  défaite  se  traduirait  dans  l'opinion  vulgaire  par 
un  accroissement  d'impopularité  pour  la  dynastie  restaurée.  Il 
était  assez  difficile  de  faire  comprendre  aux  premiers  que,  s'il  fal- 
fait  continuer  les  hostilités,  ce  ne  pouvait  être  que  par  point  d'hon- 
neur patriotique  et  pour  que  la  France  restât  maîtresse  d'elle- 
même,  aux  seconds  qu'une  bataille  gagnée  aurait  pour  les  Bourbons 
ces  inappréciables  avantages  de  ne  pas  associer  leur  restauration  à 
une  défaite,  de  ne  pas  aliéner  l'armée,  de  permettre  au  roi  de  trai- 
ter directement  de  la  paix  avec  les  alliés  et  d'entrer  dans  Paris 
sans  escorte  étrangère.  D'ailleurs  Davout  était  attaché,  d'une  part, 
par  des  liens  trop  nombreux  au  parti  vaincu  pour  rompre  ouver- 
tement en  visière  avec  lui  et  pour  blesser  des  regrets  qu'il  parta- 
geait plus  que  probablement  ;  d'autre  part,  il  était  trop  suspect  au 
parti  royaliste  pour  espérer  d'avoir  assez  d'action  sur  lui  pour 
l'amener  à  partager  cette  politique  patriotique  que  nous  avons 
résumée  dans  les  lignes  précédentes.  Dans  cette  position  difficile  et 
se  sentant  pour  ainsi  dire  isolé  dans  ses  opinions,  il  se  renferma 
d'abord  dans  le  silence  qui  lui  était  habituel,  mais  les  circonstances 
ne  lui  permirent  pas  de  s'y  tenir  longtemps,  et  quand  il  le  rompit, 
ce  fut  pour  se  déclarer  ouvertement  favorable  à  la  continuation  de 
la  lutte. 
Il  y  a  une  vingtaine  d'années,  vivait  encore  M.  Clément,  député 


LE   MARÉCHAL    DAVOUT.  325 

du  Doubs  en  1815.  Il  avait  fait  partie,  en  qualité  de  secrétaire  de  la 
chambre  des  représentans,  de  la  réunion  d'état  convoquée  par  Fou- 
ché  pour  délibérer  précisément  sur  la  question  de  savoir  si  l'armée 
française  devrait  se  porter  en  avant  pour  arrêter  la  marche  des 
alliés  sur  Paris.  M"*"  de  Blocqueville  ayant  entendu  dire  que  ce  res- 
pectable vieillard  professait  pour  le  patriotisme  du  prince  d'Eckmiihl 
en  1815  une  admiration  qui  datait  précisément  de  cette  fameuse 
séance,  désira  être  mise  en  rapports  avec  lui.  Le  résultat  de  ces 
rapports  fut  la  note  suivante,  qu'il  rédigea  sur  l'invitation  de  la 
fille  de  Davout  et  qu'il  lui  remit  à  la  condition  qu'elle  ne  serait  pas 
publiée  de  son  vivant.  Nous  donnons  cette  note  malgré  son  étendue, 
d'abord  à  cause  de  son  importance,  ensuite  parce  qu'elle  est  le 
document  même  dont  M.  Thiers  s'est  servi  pour  le  récit  de  cette 
scène  dans  son  dernier  volume  de  V Histoire  de  l'empire.  Il  est 
évident,  en  effet,  ou  bien  que  cette  note  lui  a  été  communiquée, 
ou  bien  qu'une  note  à  peu  près  identique  a  été  rédigée  pour  lui 
par  le  même  M.  Clément,  ainsi  que  pourront  s'en  convaincre  tous 
ceux  qui,  après  l'avoir  lue,  auront  la  curiosité  de  la  comparer  au 
récit  de  l'historien. 

Après  le  désastre  de  Waterloo,  les  armées  anglaises  et  prussiennes, 
sous  le  commandement  de  Wellington  et  de  Blùcher,  se  dirigeaient  sur 
Paris. 

L'armée  française,  campée  à  la  Yillette  et  commandée  par  le  maré- 
chal prince  d'EckmûhJ,  ministre  de  la  guerre,  demandait  à  marcher  à 
l'ennemi  et  à  lui  livrer  bataille.  Elle  avait  exprimé  ce  vœu  dans  les 
adresses  envoyées  aux  deux  chambres  et  au  gouvernement  provisoire. 

Dans  ces  circonstances,  le  duc  d'Otrante,  président  du  gouvernement, 
crut  devoir  convoquer  les  bureaux  des  deux  chambres  pour  les  consul- 
ter sur  la  question  de  savoir  si  notre  armée  se  porterait  à  la  rencontre 
de  l'ennemi  et  lui  livrerait  bataille. 

La  réunion  eut  lieu  au  palais  des  Tuileries,  où  siégeait  le  gouverne- 
ment provisoire.  Elle  était  composée  des  cinq  membres  du  gouverne- 
ment, savoir  : 

Le  duc  d'Otrante,  président; 

MM.  Garnot.Caulaincourt,  duc  de  Vicence,  comte  Grenier  etQuinette; 

M.  Berlier,  secrétaire  ; 

Des  bureaux  des  deux  chambres  ; 

Du  maréchal  prince  d'Eckmùhl,  ministre  delà  guerre  et  commandant 
en  chef  de  l'armée  de  Paris  ; 

Du  maréchal  prince  d'Essling,  commandant  les  gardes  nationales  de 
la  Seine. 

Le  ministre  de  la  guerre  s'était  fait  accompagner  des  généraux 
Decaux  et  Évain,  chargés  des  services  de  l'artillerie  et  du  génie,  les- 


3*26  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

quels  devaient  rendre  cofapte  de  l'état  de  la  place  de  Paris,  de  ses 
moyens  de  défense  en  cas  de  siège,  des  approvisionnemens  de  toute 
espèce,  etc. 

Le  conseil  réuoi,  le  duc  d'Otrante  annonça  le  motif  pour  lequel  il 
avait  été  convoqué  et  invita  les  membres  à  faire  connaître  leur  opinion. 

Personne  n'étant  préparé  pour  une  discussion  de  cette  nature  et 
n'ayant  demandé  la  parole,  le  président  interpella  brusquement  celui 
qui  écrit  ces  lignes,  M.  Clément,  l'un  des  secrétaires  de  la  chambre  des 
représentans,  avec  lequel  le  duc  avait  eu  des  fréquens  rapports  depuis 
la  réunion  des  chambres,  ce  qui  avait  établi  entre  eux  une  espèce  de 
familiarité:  il  l'invita  à  ouvrir  la  discussion. 

M.  Clément,  un  peu  étonné  de  cette  interpellation,  répondit  que, 
n'étant  pas  militaire,  il  ne  pouvait  avoir  d'opinion  dans  une  pareille 
affaire,  qu'il  s'en  formerait  peut-être  uue  quand  il  aurait  entendu 
MM.  les  maréchaux  qui  faisaient  partie  du  conseil.  Il  exprima  surtout, 
mais  avec  beaucoup  de  réserve  et  de  déférence,  le  désir  de  connaître 
l'opinion  de  M.  le  prince  d'Essling,  qui  s'était  illustré  par  la  défense 
de  Gênes  et  qui  lui  paraissait  parfaitement  en  état  de  juger  si  Paris 
pouvait  être  défendu,  en  cas  d'attaque. 

Le  duc  d'Otrante  invita  alors  le  prince  d'Essling  à  faire  connaître 
son  opinion.  Celui-ci  ne  put  se  dispenser  de  prendre  la  parole  ;  mais, 
soit  parce  qu'il  n'était  pas  préparé  à  parler,  soit  parce  que  ses  facultés 
s'étaient  peut-être  déjà  un  peu  affaiblies,  il  ne  dit  rien  qui  pût  éclairer 
le  conseil  et  faciliter  une  discussion;  il  se  renferma  dans  des  générali- 
tés et  ne  conclut  point. 

Après  M.  le  prince  d'Essling,  deux  secrétaires  de  la  chambre  des 
pairs  parlèrent  successivement  et  avec  une  grande  violence.  Ils  expri- 
mèrent l'un  et  l'autre  l'avis  qu'il  fallait  livrer  bataille,  ne  fût-ce  que 
pour  l'honneur  de  nos  armes.  L'un  de  ces  orateurs  ayant  dans  son  dis- 
cours prononcé  quelques  mots  qui  semblaient  être  une  attaque  contre 
M.  le  prince  d'Eckmûhl,  celui-ci  s'en  émut,  et,  se  levant  immédiate- 
ment, demanda  la  parole  avec  une  grande  vivacité. 

Il  dit  qu'il  n'ignorait  point  qu'on  répandait  dans  Paris  le  bruit  qu'il 
n'était  point  disposé  à  se  battre;  que  c'était  une  infâme  calomnie  contre 
laquelle  il  protestait  de  toutes  les  forces  de  son  âme.  Il  ajouta  qu'il 
ne  demandait  au  contraire  qu'à  se  battre  et  qu'il  était  prêt  à  livrer 
bataille  dès  le  lendemain  si  le  gouvernement  l'y  autorisait. 

Ces  paroles  ayant  été  prononcées  avec  beaucoup  de  chaleur  et  l'ac- 
cent de  la  plus  grande  loyauté,  le  duc  d'Otrante  craignit  qu'elles  ne 
produisissent  sur  les  membres  du  conseil  un  effet  contraire  à  celui  qu'il 
paraissait  désirer;  il  essaya  en  conséquence  d'embarrasser  le  prince 
d'Eckmûhl,  le  sommant  en  quelque  sorte  de  dire  si,  en  demandant 
avec  autant  d'assurance  à  livrer  bataille,  il  croyait  pouvoir  répondre  de 
la  victoire.  Ce  furent  ses  propres  expressions. 


LE   MARÉCHAL   DAVODT.  327 

Mais  le  prince  d'Eckmûhl,  sans  se  laisser  déconcerter  par  une  pa- 
reille question,  répondit:  «Oui,  monsieur  le  président,  j'ai  une  armée 
de  73,000  hommes,  pleins  de  courage  et  de  patriotisme,  et  je  réponds 
de  la  victoire  et  de  repousser  les  deux  armées  anglaise  et  prussienne, 
si  je  ne  suis  pas  tué  dans  les  deux  premières  heures.  » 

Cette  réponse  fit  une  très  vive  impression  sur  le  conseil,  dont  la 
majorité  des  membres  aurait  probablement  exprimé  une  opinion  con- 
forme au  vœu  du  prince  d'Eckmïihl,  si  M.  Carnet,  l'un  des  membres 
du  gouvernement,  n'eût  pris  la  parole  en  ce  moment. 

M.  Carnot,qui  portait  un  habit  de  simple  garde  national,  tout  couvert 
de  poussière,  fit  un  discours  dont  M.  Clément,  qui  écrit  cette  note,  se 
rappelle  entièrement  la  substance  et  même  les  paroles. 

Il  dit  qu'il  descendait  de  cheval  et  venait  d'inspecter,  pour  la  seconde 
fois,  les  travaux  entrepris  pour  la  défense  de  Paris;  qu'il  n'était  pas 
surpect  dans  l'opinion  qu'il  allait  exprimer,  car  il  avait  voté  la  mort  de 
Louis  XVI  et  n'avait  à  attendre  que  des  persécutions  et  l'exil  de  la 
part  des  Bourbons,  qui,  par  l'appui  des  armées  coalisées,  étaient  à  la 
veille  de  rentrer  dans  la  capitale,  mais  qu'il  était  Français  avant  tout, 
et  qu'à  ce  titre  il  se  croirait  coupable,  s'il  conseillait  une  résistance  qui 
serait  inutile  et  aboutirait,  en  définitive,  au  siège  de  Paris. 

Il  représenta  avec  beaucoup  d'énergie  la  responsabilité  qui  pèserait 
sur  ceux  qui  auraient  exposé  aux  horreurs  d'un  siège  une  capitale  ren- 
fermant une  population  aussi  nombreuse,  tant  de  richesses,  de  monu- 
mens,  etc.  11  fit  entendre  qu'il  y  avait  trahison  évidente,  car  Paris 
n'était  défendu  que  sur  les  points  où  il  ne  pouvait  pas  être  attaqué, 
et  qu'il  était  absolument  sans  défense  sur  les  points  vulnérables.  D'ail- 
leurs, les  subsistances  n'étaient  point  assurées  et  les  approvisionne- 
mens  de  guerre  manquaient  tout  à  fait. 

En  cet  état  de  choses,  et  tout  en  rendant  justice  au  patriotisme  du 
prince  d'Eckmiihl,  M.  Garaot  déclara,  que,  en  son  âme  et  conscience,  il 
regarderait  comme  un  crime  d'avoir  contribué  à  exposer  Paris  à  un 
siège,  attoi-du  qu'il  était  sans  défense. 

Ces  paroles  prononcées  avec  calme  et  une  véritable  conviction,  et 
surtout  de  la  bouche  d'un  homme  dont  on  connaissait  l'ausiérité  de 
principes  et  le  dévoûment  à  son  pays,  produisirent  sur  l'assemblée 
une  vive  et  profonde  émotion.  La  délibération  cessa  à  l'instant,  et  cha- 
cun se  retira  dans  un  profond  sentiment  de  tristesse.  Mais  celui  qui 
écrit  cette  note  et  qui  siège  dt  entre  les  deux  maréchaux  d'Eckmïdil  et 
d'Essiing  est  resté  convaincu  de  la  loyauté  et  du  patriotisme  du  prince 
d'Eckîniihl  et  n'a  pas  douté  un  instant,  après  l'avoir  entendu,  de  sa 
ferme  résolution  de  livrer  bataille  s'il  y  eût  été  autorisé.  Il  est  probable 
que  tous  les  hommes  graves  et  sans  passions  présens  au  conseil  parta- 
geaient cette  opinion. 

M.  Clément,  guidé  par  l'amour  de  la  vérité  et  par  ses  sympathies  pour 


328  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

le  sentiment  filial  de  M™"  la  marquise  de  Blocqueville,  née  d'Eckiiuihl, 
a  rédigé  cette  note  pour  elle,  mais  non  pour  recevoir  la  publicité. 

Signé  :  M.-L.  Clément. 

P.  S.  —  Il  n'est  pas  inutile  d'ajouter  comme  complément  de  cette 
note  que  M.  le  priiice  d'Eckmûhl,  après  avoir  prononcé  le  discours 
mentionné  ci-dessus,  et  comme  ayant  un  pressentiment  que  sa  conduite 
pendant  les  cent  jours  pourrait  être  incriminée,  avait  dit  à  M.  Clément, 
en  lui  serrant  les  mains  avec  émotion  :  «  Je  vous  prie,  monsieur,  de 
vous  rappeler  les  paroles  que  je  viens  de  faire  entendre.  Peut-être 
serai-je  un  jour  dans  le  cas  d'invoquer  votre  témoignage  au  sujet  de 
ce  qui  se  passe  ici  en  ce  moment.  » 

Signé  :  M.-L.  Clément. 

Cette  note  obtenue ,  M™*'  de  Blocqueville  nous  dit  qu'elle  n'en 
fut  point  entièrement  satisfaite,  et  Edgar  Quinet,  à  qui  elle  fut 
communiquée  quelques  années  après ,  exprima  une  opinion  ana- 
logue. Elle  a  paru  cependant  suffisamment  claire  à  M.  Thiers, 
qui  a  accepté  le  témoignage  de  M.  Clément  sans  le  torturer  pour 
lui  faire  dire  autre  chose  que  ce  qu'il  dit.  Nous  demandons, 
comme  lui,  à  cette  note  ce  qu'elle  affirme,  non  ce  qu'elle  tait, 
supprime  ou  laisse  entendre.  Nous  n'avons  pas  à  chercher  qui 
Carnot  accusait  lors  ]u'il  faisait  entendre  qu'il  y  avait  trahison. 
Interrogé  sur  ce  point,  M.  Clément  refusa  de  répondre  catégori- 
quement, et  parla  de  Fouché  et  encore  d'un  autre  qu'il  ne  nomma 
pas.  Or  cet  autre  ne  pouvait  être  évidemment  le  prince  d'Eckmûhl, 
car  s'il  en  eût  été  ainsi,  la  note  de  M.  Clément,  que  rien  ne  l'obli- 
geait à  écrire,  loin  d'être  un  hommage  à  la  vérité,  comme  il  le  dit, 
serait  une  œuvre  volontairement  mensongère  d'un  bout  à  l'autre, 
et  il  faudrait  en  outre  supposer  qu'en  rendant  Justice  au  patrio- 
tisme de  Davout,  Carnot  ne  faisait  autre  chose  que  s'acquitter  d'un 
devoir  de  banale  politesse,  ce  qui  est  impossible  à  concevoir  d'un 
homme  aussi  rigide  et  dans  un  pareil  moment. 

Ce  point  obscur  une  fois  écarté  et  en  nous  en  tenant  à  ce  qu'elle 
affirme,  cette  note  est  la  justification  complète  du  prince  d'Eckmiihl, 
quel  que  soit  le  point  de  vue  auquel  on  se  place.  Si,  en  elFet,  comme 
une  certaine  opinion  répandue  l'en  accusait,  il  se  refusait  à  livrer 
bataille,  l'avis  émis  par  Carnot  est  plus  que  suffisant  pour  faire  com- 
prendre que  cette  hésitation  était  fort  naturelle  et  ne  peut  incul- 
per en  rien  son  patriotisme.  Mais  cette  hésitation  n'a  pas  même 
existé,  car  nous  le  voyons,  au  contraire,  demander  à  livrer  bataille 
avec  une  véhémence  extraordinaire,  et  que  cette  demande  fut  faite 
avec  une  entière  sincérité,  nous  en  avons  pour  garantie  non-seule- 


LE  MARÉCHAL   DAVOUT.  3*29 

ment  l'impression  de  M.  Clément,  mais  cette  parole  prononcée  au 
sortir  de  la  séance  et  recueillie  par  son  aide  de  camp  Trobriand  : 
«  Aucun  ne  veut  prendre  la  responsabilité,  eh  bien  !  je  la  prendrai, 
moi,  s'ils  me  laissent  faire.  »  Enfin  cette  demande  est  repoussée,  et 
c'est  l'avis  de  Carnot  qui  prévaut.  Pas  un  des  membres  présens  ne 
le  réfute,  et  cependant  cette  réunion  est  composée  de  personnages 
fort  considérables,  plusieurs  militaires,  entre  autres  un  certain 
Masséna,  prince  d'Essling,  le  seul  rival  de  gloire  véritable  de 
Davout.  S'ils  partageaient  l'avis  du  prince  d'Eckmûhl,  que  ne  le 
disaient-ils?  Et  si  ce  fut  être  coupable  que  de  ne  pas  essayer  de 
s'opposer  à  l'entrée  des  armées  alliées,  qui  donc  le  fut  en  réalité? 
En  tout  cas,  il  faut  convenir  que  voilà  une  accusation  qu'il  serait 
injuste  de  faire  porter  à  Davout  seul,  et  qu'il  faut  l'étendre  à  bien 
des  personnes,  à  Carnot  tout  le  premier,  à  Carnot,  dont  le  patrio- 
tisme, je  suppose,  n'a  jamais  été  mis  en  question. 

Notre  tâche  finit  avec  ce  cruel  mécompte,  où  se  montre  encore 
l'implacable  guignon  qui  poursuivait  le  maréchal  depuis  1812.  Ses 
derniers  actes,  en  cette  année  1815,  sont  bien  connus.  On  sait  com- 
ment, après  la  capitulation,  il  conduisit  les  débris  de  l'armée  de 
l'autre  côté  de  la  Loire;  mais  ce  que  l'on  n'a  pas  assez  dit,  c'est 
la  véhémence,  la  chaleur  et  la  constance  opiniâtre  avec  lesquelles  il 
plaida  la  cause  de  cette  armée,  qu'il  redoutait  de  voir  sacrifiée  aux 
rancunes  du  parti  royaliste.  Il  voulait  qu'une  sorte  d'amnistie  tacite 
couvrît  sa  conduite  pendant  les  cent  jours,  et  que  les  proscriptions 
et  les  révocations  fussent  épargnées  à  ses  membres.  A  toutes  ses 
sollicitations  on  répondit  qu'une  soumission  pure  et  simple  serait 
seule  agréée,  et  il  reçut  l'ordre  de  faire  prendre  à  ses  troupes  la 
cocarde  blanche.  Cet  ordre,  il  l'exécuta,  il  faut  le  dire,  avec  une 
bonne  grâce  médiocre,  et,  cela  fait,  il  méditait  de  donner  sa  démis- 
sion de  général  en  chef  et  même  de  maréchal  lorsqu'à  son  retour 
de  l'armée  de  la  Loire  il  fut  interné  dans  sa  terre  de  Savigny,  qu'il 
trouva  envahie  par  les  Prussiens.  Une  circonstance  dramatique  le 
tira  momentanément  de  cette  retraite  forcée  à  la  fin  de  1815,  mais 
pour  lui  faire  échanger  cet  exil  en  famille  et  aux  portes  de  Paris 
contre  un  autre  beaucoup  plus  dur  :  nous  voulons  parler  du  procès 
du  m.aréchal  Ney.  On  se  rappelle  la  mésintelligence  qui  s'était  éle- 
vée entre  les  deux  maréchaux  pendant  la  campagne  de  Russie; 
mais,  il  faut  le  dire  à  la  louange  de  leurs  cœurs,  ils  n'avaient  ni  l'un 
ni  l'autre  persisté  dans  leurs  rancunes.  Du  côté  de  Davout  au  moins, 
nous  savons  que  cette  rancune  ne  dépassa  jamais  une  certaine  froi- 
deur. Ainsi,  lorsque  Ney  fut  créé  prince  de  la  Moskowa,  Davout 
applaudit,  mais  se  dispensa  de  le  féliciter  à  cause  de  leurs  relations 
peu  amicales;  lorsque  les  revers  vinrent  sérieusement  pour  l'un 
et  pour  lautre,  ils  ne  se  souvinrent  que  de  leur  longue   con- 


330  REVUE    DES    DEDX   MONDES. 

fraternité  d'armes.  En  18lZi,nous  voyons  Ney  multiplier  les  démar- 
ches en  faveur  de  Davout  et  plaider  sa  cause  vivement  auprès  de 
Louis  XVIII.  En  1815,  ce  fut  au  tour  de  Davout  à  intervenir  en  faveur 
de  Ney  ;  il  insista  d'abord  pour  que  la  famille  du  maréchal  demandât 
qu'il  fût  jugé  par  un  conseil  de  guerre,  et  fut  désespéré  que  son 
avis  fût  lejeté.  «  Pas  un  seul,  même  Raguse,  l'entendit-on  s'écrier, 
n'aurait  condamné  un  pareil  homme.  »  Appelé  en  témoignage  devant 
la  cour  des  pairs,  on  sait  qu'il  déclara  que  la  convention  de  Paris 
signée  par  lui  couvrait  tous  les  actes  accomplis  pendant  les  cent 
jours,  que  par  conséquent  Ney  se  trouvait  placé  sous  la  protec- 
tion de  ce  traité.  La  récompense  de  cette  déposition  fut,  nous  venons 
de  le  dire,  l'échange  de  l'internement  à  Savigny  contre  l'exil  à  Lou- 
viers.  Cet  exil  dura  un  an,  au  bout  duquel  temps  le  maréchal,  ren- 
tré en  grâce,  sinon  en  faveur,  prêta  serment  à  Louis  XVIIÎ  et  fut 
appelé  à  venir  prendre  son  rang  à  la  chambre  des  pairs.  Il  y  com- 
mençait une  nouvelle  carrière,  moins  périlleuse  à  coup  sûr  que  la 
première,  mais  qui  peut-être,  si  elle  eût  pu  se  prolonger,  n'eût  pas 
montré  moins  efficacement  l'étendue  réelle  de  ses  facultés,  ainsi 
qu'en  témoignent  les  quelques  discours  prononcés  dans  sa  courte 
carrière  parlementaire,  lorsque,  le  1^' juin  1823,  la  mort  vint  pré- 
maturément mettre  fm  à  une  existence  qui  n'avait  eu  d'autre  repos 
que  celui  que  lui  avaient  fait  les  disgrâces  et  l'exil. 

Un  dernier  fait  qui  fait  trop  d'honneur  à  Davout  pour  être  omis, 
nous  oblige  de  nous  arrêter  encore  un  instant.  La  chute  de  l'empire 
le  laissa  dans  une  situation  de  fortune  des  plus  difficiles.  Malgré  ses 
nombreuses  et  immenses  dotations,  il  n'avait  jamais  été  paisible- 
ment riche,  et  pendant  les  quinze  années  du  régime  impérial,  nous 
le  voyons  obligé  de  faire  face  à  d'énormes  échéances  sans  cesse 
renaissantes.  Cette  gêne  relative  de  Davout  n'était  un  secret  pour 
personne  dans  le  haut  monde  impérial,  car  nous  voyons  M^'^'^de 
Rémusat  se  servir  précisément  de  cet  exemple  pour  expliquer  com- 
ment la  fortune  des  grands  dignitaires  de  l'empire  éuait  plus  appa- 
rente que  réelle.  L'empereur  récompensait  magnifiquement  les  ser- 
vices qui  lui  étaient  rendus ,  mais  c'était  à  la  condition  que  ces 
récompenses  mêmes  seraient  utiles  à  son  gouvernement  en  rehaus- 
sant Téclat  de  sa  cour.  Elles  imposaient  donc  à  ceux  qui  en  étaient 
honorés  une  existence  qui  ne  permettait  aucun  calcul  privé  ni  même 
aucune  prudence  de  gestion.  Ainsi  la  maréchale  résista  très  long- 
temps à  l'obligation  d'avoir  un  hôtel  à  Paris,  mais  il  fallut  enfin 
céder,  et  celte  acquisition  fut  pour  les  époux  une  des  principales 
sources  des  difficultés  financières  dans  lesquelles  nous  les  voyons 
se  débattre  en  1815.  Si  libérales  qu'elles  fussent,  les  récompenses 
impériales  n'étaient  d'ailleurs  rien  moins  que  gratuites.  Sur  chaque 
dotation,  il  fallait  payer  des  sommes  considérables  à  la  caisse  de 


LE  MARÉCHAL   BAVOUT.  3S1 ; 

l'empereur  et  au  domaine  public.  Enfin,  par  sa  nature  même,  cette 
opulence  des  grands  dignitaires  de  l'empire  était  extrêmement  pré- 
caire, étant  fondée  sur  des  dotations  qui  n'étaient  pas  destinées  à 
survivre  au  régime  napoléonien.  Certainement  Davout  avait  à  plu- 
sieurs reprises  reçu  de  magnifiques  dotations;  cependant,  tous 
comptes  faits,  on  trouve  qu'il  n'a  pas  été  opulent  plus  de  trois  ou 
quatre  années.  Sa  très  grande  fortune,  en  effet,  date  des  années 
1807  et  1809.  Or,  dès  1812,  ses  revenus  fléchissent;  en  1813,  la 
guerre  étant  transportée  dans  les  pays  allemands,  ils  sont  presque 
nuls;  en  ). 81/ii,  tout  disparaît  à  la  fois,  dotations  de  Pologne,  dota- 
tions d'Allemagne,  salines  de  Nauheim,  etc^  Restaient  les  dotations 
d'Italie  :  en  1815,  elles  disparaissent  à  leur  tour.  Il  faut  ajouter 
que,  pendant  tout  le,  temps  qu'avait  duré  cette  opulence  passagère, 
Davout,  avec  une  générosité  sans  calcul,  en  avait  profité  non-seule- 
ment pour  en  faire  bénéficier  ceux  qui  l'entouraient  ou  lui  tenaient 
de  près,  mais  pour  se  créer  des  obligations  de  bienfaisance  de  div^  rse 
nature.  La  chute  de  l'empire,  en  tarissant  la  source  de  ses  revenus 
le  laissait  dans  un  état  de  crise  financière  qui,  sans  avoir  de  gravité 
sérieuse,  n'en  était  pas  moins  momentanément  fort  aiguë  et  l'obli- 
geait à  des  privations  de  tout  genre.  Plus  d'un  de  nos  lecteurs 
peut-être  aura  pu  connaître  par  expérience  combien  sont  délicates 
et  difficiles,  au  point  de  vue  financier,  les  transitions  d'un  certain 
état  d'existence  à  un  autre  état  ;  c'est  dans  une  de  ces  transitions 
nécessaires  que  Davout  se  trouvait  engagé  lorsque  l'exil  de  Lou- 
YÎers  vint  le  surprendre.  Parmi  les  soucis  que  lui  créait  cet  exil,  il 
faut  compter,  —  qui  le  croirait?  —  les  nécessités  de  la  double 
dépense  de  logement  auquel  l'obligeait  sa  séparation  d'avec  la 
maréchale.  Obligée  de  liquider  le  passé,  la  princesse  d'Eckinûhl  est 
forcée  de  louer  son  hôtel  pour  se  créer  des  ressources ,  et  l'on 
trouve  dans  sa  correspondance  de  cette  époque  des  détails  comme 
celui-ci  :  «  J'oubliais  de  te  dire  que  je  viens  de  vendre  seize 
douzaines  d'assiettes  d'argent  à  54  francs  le  marc.  »  Une  lettre 
écrite  de  Louviers  en  avril  1816,  —  on  voit  que  ses  embarras  de 
finances  durèrent  de  longs  mois ,  —  va  nous  montrer  à  quelles 
préoccupations  d'économie  cette  situation  le  réduisait. 

Je  désire  vivement  que  les  espérances  que  Julie  te  donne  se  réalisent. 
Si  ma  situation  actuelle  se  prolongeait,  elle  ajouterait  beaucoup  à  nos 
embarras  de  fortune,  car,  avec  quelque  économie  que  nous  subsistions 
ici,  ce  sont  des  dépenses  en  plus  :  le  loyer  de  la  maison  et  notre  nour- 
riture, voilà  ce  que  nous  économiserions  à  Savigny.  Je  reconnais  chaque 
jour  que,  pour  laisser  un  peu  de  pain  à  no3  enfans,  il  faut  que  nous 
nous  abonnions  aux  plus  grandes  privations  ;  avec  le  peu  que  nous 
avons,  nous  leur  transmettrons  l'honneur  et  le  désintéressement. 


B32  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Je  viens  de  recevoir  une  lettre  d'un  Danois,  qui  malheureusement 
me  coûte  trente-six  sous  de  po7H  {il  faut,  pour  que  je  fasse  cette  réflexion, 
que  je  sois  bien  dénué  de  fonds),  qui  m'offre  de  faire  TacquisiLion  d'une 
belle  terre  dans  le  Holstein.  Le  roi  de  Danemarck,  dit-il,  toujours  mon 
ami  (il  ose  en  répondre),  —  ce  sont  ses  expressions,  —  me  verrait 
établi  avec  beaucoup  de  plaisir  dans  ses  états.  Cet  officieux  suppose  que, 
parce  que  pendant  dix  ou  douze  ans  j'ai  eu  de  grands  commandemens, 
j'ai  dû  acquérir  une  grande  fortune.  Oui,  j'ai  eu  de  grandes  dotations; 
mais  les  événemens  m'en  ayant  privé,  il  ne  nous  reste  de  bien  que 
les  économies  que  tu  as  faites  sur  les  revenus  de  nos  dotations; 
aussi  si  je  ne  suis  pas  sans  pain,  c'est  à  toi,  mon  Aimée,  que  j'en  ai 
l'obligation. 

Je  répondrai  à  cette  personne  que,  pour  deux  raisons,  je  ne  puis 
accepter  sa  proposition  :  la  première,  c'est  que,  pour  acquérir  chez  lui, 
il  me  faudrait  vendre  le  peu  que  je  possède  en  France,  et  la  seconde, 
c'est  que,  à  moins  de  force  majeure,  je  veux  être  enterré  dans  ma 
patrie... 

Je  désire  bien  apprendre,  mon  amie,  que  tu  as  terminé  la  location  de 
Ihôtel  et  que  tu  as  obtenu  un  trimestre  d'avance,  afin  de  pouvoir  le 
distribuer  à  nos  fournisseurs  ;  nous  sommes  sensibles  à  leurs  procédés, 
bien  rares,  de  les  voir  se  contenter  des  acomptes  que  nous  pouvons 
leur  donner. 

«  Là  où  sont  les  grandes  portes  sont  aussi  les  grands  vents,  » 
dit  un  proverbe  des  paysans  de  nos  régions  du  centre.  Ce  dicton 
expressif,  qui  mériterait  d'être  retenu  par  toute  personne  à  propen- 
sions envieuses,  pour  être  récité  comme  charme  contre  les  mauvais 
mouvemens  de  son  cœur,  trouve  une  ample  justification  dans  le  cas 
de  Davout. 

Nous  avons  tout  dit  maintenant,  n'ayant  pas  à  nous  occuper  de 
ce  qui  est  de  l'histoire  depuis  longtemps  connue;  mais  cependant,  en 
terminant,  nous  sentons  un  vif  regret  que  nous  ne  pouvons  nous 
empêcher  d'exprimer  :  c'est  de  n'avoir  pas  parlé  autant  que  nous 
l'aurions  voulu  de  l'éditeur  de  ces  documens  et  des  parties  qui  lui 
appartiennent  en  propre  dans  sa  publication.  Heureusement  l'ar- 
dente piété  filiale  dont  témoignent  ces  pages  vibrantes  nous  est  un 
sûr  garant  que  M"^  la  marquise  de  Blocqueville  nous  pardonnera  si 
son  père  a  pris,  à  son  détriment,  toute  la  place  dont  nous  pouvions 
disposer.  Elles  méritent  d'être  lues,  et  elles  seront  lues  avec  des 
sentimens  fort  divers  peut-être,  mais  qui,  dans  leur  diversité,  n'au- 
ront rien  qui  les  rapproche  de  l'indifférence  et  de  la  froideur,  ces 
pages  tantôt  enthousiastes,  tantôt  vengeresses,  toujours  conta- 
gieuses dans  l'exaltation  comme  dans  la  colère,  ainsi  que  le  sont 
et  doivent  l'être  les  expressions  de  tous  les  sentimens  forts.  Les 


LE   MARÉCHAL   DAVOUT.  333 

partisans  aujourd'hui  si  nombreux  des  doctrines  de  l'atavisme 
pourraient  lire  ces  pages  avec  intérêt,  ne  fût-ce  que  pour  vérifier 
leurs  théories  sur  l'évolution  physiologique  des  penchans  et  des 
aptitudes  par  la  transmission  héréditaire,  car  à  la  véhémence  de 
ces  réfutations,  à  la  soudaineté  de  ces  bonds  éloquens  par  lesquels 
son  indignation  s'abat  sur  les  détracteurs  de  son  père,  à  la  joie 
impitoyable  avec  laquelle  elle  les  lacère  de  son  ironie,  on  recon- 
naît aisément  la  fille  d'un  lion.  Les  effets  de  cette  musique  du  sang 
dont  parle  Galderon  sont  là  sensibles  en  toute  évidence.  Par  cette 
publication,  M""^  la  marquise  de  Blocqueville  a  donné  une  preuve 
nouvelle  et  très  frappante  de  cette  vieille  vérité  que  les  époques 
sceptiques  aiment  trop  volontiers  à  nier:  c'est  que  les  inspirations 
du  cœur  sont  les  meilleures  et  de  beaucoup.  Peut-être,  avant  de 
commencer  cette  entreprise,  a-t-elle  rencontré  plus  d'une  résis- 
tance, peut-être  a-t-elle  eu  à  lutter  contre  les  défiances  de  ses  amis, 
contre  les  craintes  légitimes  de  ses  proches,  mais,  fermant  l'o- 
reille à  tous  les  conseils,  elle  n'a  voulu  prendre  avis  que  des  mou- 
veraens  de  sa  piété  filiale,  et  finalement  il  s'est  trouvé  qu'elle  avait 
eu  raison.  Cette  tâche,  qu'on  lui  faisait  entrevoir  si  lourde,  elle 
l'a  soulevée  à  son  plus  grand  honneur,  et  sa  piété  filiale  agissant 
en  elle,  comme,  selon  le  dogme  chrétien,  la  grâce  agit  dans  les 
âmes  qui  gardent  confiance,  ses  forces,  au  lieu  de  diminuer,  se  sont 
accrues  à  mesure  qu'elle  avançait,  ainsi  qu'en  témoignent  ces 
deux  derniers  volumes,  qui  sont  de  beaucoup  supérieurs  aux  pre- 
miers. Cette  publication  est  pour  elle  une  véritable  victoire,  car 
elle  y  a  réalisé  ce  qu'elle  avait  voulu  faire,  une  apologie  toute  nou- 
velle de  la  nature  morale  de  son  père.  Il  y  a  quelque  vingt  années, 
Edgar  Quinet,  ayant  eu  occasion  d'échanger  à  propos  de  la  publi- 
cation de  son  Histoire  de  iSiô  une  correspondance  avec  M™^  la  mar- 
quise de  Blocqueville, l'engageait  vivement  à  entreprendre  une  bio- 
graphie du  maréchal  Davout.  «  Personne  plus  que  vous,  madame, 
lui  disait-il,  n'a  qualité  pour  une  telle  œuvre.  Vous  assouplirez  le 
bronze...  »  Eh  bien!  cette  espérance  de  l'auteur  d'Ahasvérus  a,  on 
peut  le  dire,  trouvé  satisfaction.  Le  bronze  a  été  réellement  assoupli 
par  les  soins  de  la  fille  du  maréchal,  car,  par  cette  publication,  le 
sévère  et  opiniâtre  homme  d'action  que  l'on  connaissait  depuis 
longtemps  se  trouve  désormais  inséparablement  associé  à  un 
homme  moral  bon,  généreux,  humain,  aimant,  qu'il  ne  sera  plus 
permis  d'ignorer  maintenant.  Davout  n'appartient  plus  seulement 
à  la  catégorie  des  hommes  qui  sont  la  gloire  de  notre  nature,  il 
appartient  à  la  catégorie  bien  plus  rare  de  ceux  qui  en  sont  l'hon- 
neur, et  cette  couronne  morale,  c'est  bien  la  main  de  sa  fille  qui 
l'a  tressée  et  déposée  sur  son  front,  d'où  elle  ne  sera  plus  enlevée. 

ÉillLE   MONTÉGUT. 


DOUARNENEZ 


PAYSAGES   ET    IMPRESSIONS. 


29  août. 

—  Mon  cher,  dit  Tristan  qui  a  rallumé  sa  pipe,  à  mesure  que  je 
vieillis,  je  vois  davantage  combien  c'est  un  tort  de  vivre  seul.  Je 
me  suis  claquemuré  dans  le  célibat  comme  dans  une  celluie,  et 
mes  amis  ont  fini  par  oublier  le  chemin  de  chez  moi.  Si  par  hasard 
une  âme  charitable  essaie  encore  de  tourner  la  clé  dans  la  serrure, 
j'ai  beau  crier  :  «  Entrez  !  »  la  serrure  s'est  rouillée,  et  la  porte 
ne  bouge  pas...  Je  n'entends  plus  rien,  et  je  sens  qu'il  n'y  a  plus 
personne  de  l'autre  côté.  Que  faire?.. 

—  Il  faut  te  marier.  Tu  as  bon  pied,  bon  œil,  peu  de  rides,  des 
cheveux  qui  ne  grisonnent  presque  pas,  et  tu  serais  encore  un  mari 
fort  présentable.  —  Tout  en  lui  répondant,  je  baisse  la  glace  de  la 
portière.  Le  train  court  à  travers  des  prairies  vaporeuses;  le  matin 
aux  yeux  gris,  comme  dit  Shakspeare,  effleure  la  crête  des  collines; 
nos  compagnons  de  wagon  sommeillent  dans  leur  coin  ;  Tristan  et 
moi  sommes  seuls  éveillés. 

-  —  Me  marier!  reprend-il  avec  un  soupir.  Mon  Dieu,  je  t'assure 
que,  si  je  rencontrais  une  bonne  fille,  point  trop  jeune  ni  trop  jolie, 
qui  s'ennuierait  comme  moi  de  la  solitude,  peut-être  pourrais-je 
bien...  Et  encore,  je  n'en  sais  rien;  je  n'ai  guère  l'étoffe  d'un  mari, 
j'aimerais  mieux  adopter  un  enfant  trouvé  ou  me  donner  la  com- 
pagnie d'un  chien. 


DOUARNENEZ.  885 

—  Hé!  hél  un  chien  a  du  bon,  fais-je  ironiquement,  et  puis 
c'est  plus  économique... 

Le  sifflet  de  la  locomotive  interrompt  notre  entretien.  Nous  arri- 
vons à  Morlaix.  Du  haut  du  viaduc,  nous  apercevons,  à  soixante 
mètres  au-dessous  de  nous,  les  files  de  maisons  grises,  aux  fenê- 
tres encadrées  d'un  badigeon  blanc,  et  aux  toits  d'ardoise  zébrés 
de  bandes  blanches.  Ce  costume  mi-parti  donne  à  l'ensemble  des 
habitations  un  aspect  grivelé  très  curieux.  Des  jardins  en  terrasses 
dévalent  deci  et  delà  jusqu'au  fond  de  la  vallée,  où  la  rivière 
s'étale  entre  deux  quais  de  granit.  Des  bâtimens  aux  vergues  pavoi- 
sées,  —  c'est  aujourd'hui  dimanche,  —  mirent  leur  mâture  dans 
l'eau  tranquille  du  port;  derrière  les  magasins  des  quais,  des  col- 
lines boisées  dressent  leurs  escarpemens  verdoyans.  Le  soleil  pro- 
jette sur  la  place  et  sur  les  rues  l'ombre  énorme  des  arches  du 
viaduc  ;  des  tours  et  des  flèches  d'église  surgissent  dans  les  fumées 
matinales.  —  Nous  descendons  du  train,  et  en  dix  minutes  nous 
sommes  au  cœur  de  la  ville. 

Deux  cours  d'eau  la  traversent  et  se  réunissent  au-delà  du  via- 
duc pour  former  la  rivière  de  Morlaix.  Ces  eaux  noires  et  lentes, 
emprisonnées  entre  d'antiques  façades  qui  y  trempent  leurs  assises 
verdies,  donnent  aux  quartiers  bas  une  physionon)(e  de  ville  néer- 
landaise. L'illusion  est  complète  lorsqu'on  pénètre  dans  la  grand'- 
rue,  qui  s'est  conservée  telle  qu'elle  devait  être  au  xv®  siècJe.  Les 
maisons,  en  bois,  à  lanterne  et  à  pignon,  penchent  l'une  vers  l'autre 
leurs  éia^es  su'pb'nbans,  ornés  de  statues  de  saiiits  à  chaque 
angle  exLérieur.  Au  rez-de-chaussée  s'ouvre,  bas  et  cintré,  Yélal 
des  boutiques  qui  occupent  toute  la  profondeur  du  bcàtiment,  et 
sont  éclai'ées  par  une  fenêtre  découpée  dans  la  'açade  du  fond.  Par 
l'ouverture  de  YéLaU  l'œil  plonge  dans  ces  magasins  encombrés  de 
marchandises  variées  et  où  s'agitent  les  silhouettes  des  acheteurs 
et  des  vendeurs.  Une  lumière  égale  et  f-'oide  baigne  la  longue  pièce 
et  contraste  avec  l'obscurité  relative  de  la  rue.  Des  paysannes 
déplient  des  étoffes  ;  un  garçon  en  veste  noire,  coiffé  du  chapeau 
à  larges  bords,  cause  du  dehors  avec  une  fillette  accoudée  au 
rebord  de  Yétal^  à  côté  d'un  pot  de  géraniums  rouges.  —  Un  peu 
plus  loin,  une  petite  servante  au  costume  monastique  est  agenouillée 
sur  les  marches  d'un  vieux  logis,  dont  on  aperçoit  la  cour  intérieure 
curieusement  revêtue  de  boiseries  sculptées.  La  petite  fourbit  un 
chaudron  de  cuivre  jaune  en  chantant  un  cantique  breton,  et  son 
vêtement  taillé  à  l'antique,  le  calme  de  son  regard  indifférent,  la 
lenteur  de  son  chant,  vous  font  glisser  doucement  dans  le  rêve 
d'une  vie  antérieure,  aux  temps  lointains  de  la  duchesse  Anne  ou 
de  Marie  Stuart... 

Une  grande  placidité,  quelque  chose  ^de  distingué  et  d'austère 


336  REVUE    DES    DEUX   MONDES, 

dans  le  costume,  la  tournure  et  les  lignes  du  visage,  semblent  les 
caractères  distinctifs  de  la  population  morlaisienne.  Par  les  rues 
nous  rencontrons  des  groupes  de  femmes  endimanchées,  la  tête 
serrée  dans  la  coiffe  de  mousseline  empesée,  la  t.aille  discrètement 
prise  dans  le  châle  de  couleur  foncée  et  le  tablier  noir  à  bavette; 
elles  causent  posément  sans  élever  le  ton  et,  leur  paroissien  à  la 
main,  se  rendent  avec  une  lenteur  recueillie  à  la  grand'messe,  que 
les  cloches  annoncent  d'une  voix  sereine  et  profonde.  Je  vois  encore 
l'aspect  du  porche  de  l'église  Saint-Mélaine  pendant  l'office.  La  nef 
était  pleine.  Une  dizaine  de  fidèles  qui  n'avaient  pu  y  prendre  place 
s'étaient  rassemblés  sous  le  porche  latéral,  où  une  inscription 
gravée  dans  le  panneau  dormant  de  la  porte  annonce  aux  fidèles 
qu'un  sculpteur  inconnu 

.    .    .    a  faîct  ces  deux  huis  icy. 
Bonnes  gens,  priés  Dieu  pour  lui. 

Et  les  bonnes  gens  priaient  avec  ferveur,  agenouillés  sur  les  dalles 
nues,  les  femmes  et  les  hommes  égrenant  dévotement  leur  chape- 
let. Au  centre  du  groupe,  il  y  avait  une  jeune  fille  au  teint  d'une 
blancheur  maladive,  dont  la  figure  maigre  et  résignée  rappelait  les 
vierges  de  l'école  préraphaélite.  Un  enfant  était  accroupi  sur  l'our- 
let de  sa  jupe.  Elle  disait  son  rosaire  avec  conviction, — indifférente 
aux  bruits  de  la  rue,  les  paupières  baissées,  les  yeux  tournés  vers 
je  ne  sais  quelle  vision  intérieure.  Il  régnait  un  tel  recueillement  sous 
la  voûte  sculptée  de  ce  porche,  que  nous  ne  nous  sommes  pas  senti 
le  cœur  de  déranger  tous  ces  gens  agenouillés,  aussi  immobiles  que 
les  saints  de  pierre  des  sculptures,  et  que  nous  avons  renoncé  à 
entrer  dans  l'église. 

—  On  est  bien  ici,  disait  Tristan  tandis  que  notre  voiture  agi- 
tait ses  grelots  devant  la  porte  de  l'hôtel;  pourquoi  partir  si  tôt?.. 
Nous  aurions  tant  de  choses  à  voir  ! 

—  Bah  !  nous  en  verrons  de  bien  plus  curieuses  à  Roscoff  :  la 
mer,  des  rocher?  qui  s'arrangent  comme  dans  les  fonds  des  tableaux 
du  Vinci,  des  pierres  druidiques,  un  pays  neuf  qui  est  le  rendez- 
vous  des  artistes,  une  table  d'hôte  amusante... 

Tristan  joint  à  un  violent  désir  de  tout  voir  une  certaine  ten- 
dance paresseuse  à  s'acoquiner  aux  lieux  où  il  se  trouve.  Il  est 
inquiet  à  chaque  départ,  et  une  fois  arrivé  on  ne  peut  plus  le  faire 
partir.  Pour  le  pousser  en  Bretagne,  je  lui  ai  allumé  l'imagination 
avec  les  merveilles  de  Roscoff,  que  nous  ne  connaissons  ni  l'un  ni 
l'autre.  Les  calvaires,  les  menhirs,  Saint-Pol  de  Léon,  l'île  de 
Batz,  tout  cela  s'est  peint  à  nos  yeux  avec  les  couleurs  fantastiques 
que  prennent  les  choses  quand  on  se  laisse  piper  par  la  sonorité 


DOUARNENEZ.  337 

et  la  physionomie  pittoresque  de  leurs  noms.  Nous  nous  sommes 
si  bien  monté  la  tête,  que  nous  avons  télégraphié  à  Roscoff  et  loué 
d'avance  un  logement  pour  quinze  jours.  —  Je  le  décide  à  aller 
sans  plus  tarder  faire  connaissance  avec  la  station  que  nous  avons 
choisie,  et  nous  voilà  en  voiture... 

jNous  partons,  heureux  comme  des  enfans  qu'on  mène  au  spec- 
tacle pour  la  première  fois,  et  qui,  au  moindre  frémissement  du 
rideau,  tendent  le  cou,  écarquillent  les  yeux,  s'attendant  à  chaque 
instant  à  contempler  des  choses  merveilleuses.  Nous  aussi,  à  chaque 
tour  de  roue,  nous  penchons  la  tête  et  nous  nous  préparons  à  de 
continuelles  surprises. 

Cependant  la  voiture  longe  d'abord  la  rivière,  où  les  grands  arbres 
de  la  colline  étendent  leur  ombre  rafraîchissante.  Des  filles  en  toi- 
lettes sombres,  en  coiffes  blanches,  se  promènent  sagement,  deux  à 
deux,  sur  la  route  ;  quelques-unes  s'assoient  sur  l'herbe  des  talus 
et  y  restent  immobiles  à  regarder  la  rivière,  les  bateaux  et  les 
arbres  :  on  sent  que  c'est  là  leur  grande  distraction  du  dimanche. 
—  La  route  quitte  la  vallée,  et  notre  véhicule  gravit  une  montée 
longue  et  rapide.  Le  paysage  est  triste  et  monotone  :  rarement  un 
village,  de  temps  en  temps  un  cours  d'eau  où  reflue  la  mer  et  d'où 
nous  arrivent  des  odeurs  salines;  presque  toujours  de  hauts  pla- 
teaux de  bruyères  aux  ondulations  lentes.  Au  bout  de  deux  heures, 
voici  enfin  Saint-Pol-de-Léon  sur  une  éminence,  avec  ses  tours  et 
ses  clochers  qui  font  ressembler  de  loin  cette  petite  ville  à  une 
vaste  église.  Nous  admirons,  en  passant,  les  flèches  jumelles  de  la 
cathédrale  et  le  clocher  aérien  du  Greizker,  si  léger  et  si  ajouré 
qu'il  a,  dit  la  légende,  été  bâti  par  les  anges;  puis  le  rude  pavé  de 
la  vieille  cité  épiscopale  fait  place  à  une  chaussée  en  graviers,  et 
nous  roulons  sur  le  chemin  de  Roscoff,  entre  deux  murs  de  pierres 
sèches,  au-dessus  desquels  des  plants  d'artichauts  montrent  leurs 
tètes  écailleuses.  —  Ces  cultures  potagères  m'inquiètent;  je  regarde 
Tristan  à  la  dérobée,  pour  me  rendre  compte  de  l'impression  qu'elles 
produisent  sur  lui,  mais  il  s'est  penché  à  la  portière  et  il  est  absorbé 
dans  la  contemplation  des  flèches  fuyantes  de  Saint-Pol.  —  Voici 
Roscoff;  la  voiture  enfile  une  rue  bordée  de  maisons  basses  et 
d'aspect  maussade;  au  fond,  une  église  renaissance  élève  au- 
dessus  d'un  massif  d'ormes  sa  tour  ornée  de  balustrades  et  ses  clo- 
chetons en  poivrières. 

—  L'église  a  bonne  mine,  et  voilà  qui  s'annonce  bien  !  dis-je  à 
Tristan  d'un  air  que  je  m'efforce  de  rendre  aussi  satisfait  que  pos- 
sible. 

Il  me  répond  par  un  hochement  de  tête,  et,  comme  nous  avons 
grand'faim,  tandis  qu'on  descend  nos  bagages,  nous  entrons  tout 

TOME  XLIII.  —  1881.  22 


SSS  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

de  go  dans  la  salle  à  manger  de  l'hôtel  :  —  une  pièce  rectangu- 
laire, décorée  de  fresques  d'une  couleur  et  d'un  dessin  aussi  pau- 
vres que  prétentieux.  La  table,  ornée  de  bouquets  fanés  en  occupe 
toute  la  longueur;  les  couverts  sont  serrés  les  uns  contre  les  autres, 
et  les  dîneurs  s'assoient  en  se  touchant  les  coudes.  La  salle  est 
bourrée  de  convives,  et  bien  que  les  fenêtres  soient  ouvertes,  il  y 
règne  une  lourde  chaleur  imprégnée  d'une  fade  odeur  de  vic- 
tuailles. Au-dessus  de  la  table,  des  essaims  de  mouches  dansent 
des  sarabandes,  et  parfois  l'une  des  danseuses,  fatiguée,  se  laisse 
choir  dans  une  assiette  ou  dans  un  verre.  Nous  examinons  nos  com- 
mensaux :  —  ensemble  banal  et  bourgeois.  —  Les  hommes,  les 
femmes,  les  jeunes  filles  semblent  faire  de  violens  efforts  pour 
paraître  gais  et  amusés,  mais  leur  gaîté  sonne  creux.  De  temps  en 
temps  les  figures  s'allongent,  l'animation  des  regards  s'éteint,  puis 
tout  ce  monde,  après  avoir  étouffé  un  bâillement,  se  secoue  de 
nouveau  et  se  remet  à  jaser  ou  à  rire  avec  une  vivacité  de  méca- 
nique fraîchement  remontée:  au  fond,  ils  s'ennuient,  cela  se  voit, 
mais  ils  ne  veulent  pas  en  avoir  l'air. 

Mon  inquiétude  me  reprend,  et  la  physionomie  de  Tristan  s'est 
assombrie.  Nous  avalons  notre  nourriture  sans  souffler  mot  et  en 
nous  étudiant  du  coin  de  l'œil  à  la  dérobée.  Nous  nous  levons  de  table 
au  dessert  et  nous  nous  précipitons  dehors.  Un  chemin  sablonneux 
où  les  pieds  enfoncent  désagréablement  nous  conduit  sur  la  plage. 
Le  rivage  est  sans  relief  et  sans  falaises;  la  mer  est  basse,  on  la  voit 
à  peine;  des  récifs  grisâtres  sortent  çà  et  là  d'une  eau  boueuse  et 
morte  comme  celle  d'une  mare;  en  face  de  nous,  l'ile de Batz, plate 
et  morne,  barre  désagréablement  l'horizon,  comme  un  long  mur,  et 
empêche  de  voir  le  large.  Nous  nous  retournons;  le  site  est  plus 
vulgaire  et  plus  platement  monotone  encore  ;  partout  des  champs 
d'oignons,  d'artichauts  et  de  choux-fleurs,  séparés  par  des  talus  en 
pierres  sèches.  Pas  un  arbre,  pas  un  accident  de  terrain  :  —  une 
campagne  sans  charme  et  une  mer  sans  caractère. 

Les  grandes  douleurs  se  taisent.  La  déception  est  si  complète 
que  nous  restons  atterrés,  assis  chacun  sur  un  tas  de  sable.  Tristan 
fume  rageusement  sa  pipe  et  en  tire  coup  sur  coup  de  copieuses 
bouffées.  Le  crépuscule  tombe,  un  phare  s'allumn  dans  l'île  de  Batz, 
et  les  étoiles  se  reflètent  mélancoliquement  dans  les  flaques  d'eau 
qui  miroitent  çà  et  là.  Je  commence  à  sentir  combien  j'ai  eu  tort 
de  m' engouer  de  Roscoff  sur  de  simples  ouï-  dire,  mais  mon  orgueil 
lutte  encore,  et  je  ne  veux  pas  avouer  à  quel  point  je  suis  décon- 
tenancé. Je  me  bats  les  flancs  pour  trouver  quelques  formules  admi- 
ratives  : 

—  Le  site  est  triste,  mais  c'est'une  nudité  désolée  qui  ne  manque 
pas  de  grandeur. 


DOUARNENEZ,  339 

Silence.  Je  reprends  : 

—  Et  puis  le  pays  est  plein  de  souvenirs  historiques;  c'est  ici 
que  Marie-Stuart  a  débarqué  en  15/i8,  lorsqu'elle  est  venue  épou- 
ser François  II. 

—  Ah  !  répond  froidement  mon  ami  en  secouant  les  cendres  de 
sa  pipe,  tu  crois?..  Si  nous  allions  nous  coucher? 

Et  silencieusement,  avec  la  mine  piteuse  de  chiens  qui  cheminent 
la  queue  entre  les  jambes,  nous  regagnons  notre  chambre. 

Nous  sommes  logés  hors  de  l'hôtel,  au-dessus  d'un  cabaret,  dans 
une  immense  pièce  nue,  dont  deux  lits  garnis  de  baldaquins  blancs 
composent  presque  tout  le  mobilier.  Les  cloisons  sont  en  sapin 
tout  neuf,  ainsi  que  le  parquet  ;  dès  qu'on  marche,  tout  cela  craque 
d'une  façon  funèbre.  Par  les  fenêtres  sans  rideaux,  la  lune  jette  un 
rayon  ironique  sur  nos  deux  figures  déconfites.  En  bas,  les  voix  des 
buveurs  s'interpellant  en  langue  bretonne  montent  brutalement 
jus(ju'à  nous.  L'altitude  désolée  de  Tristan,  qui  cherche  eu  vain  un 
clou  pour  y  pendre  son  pardessus,  me  fait  pitié.  Il  a  l'air  d'un 
naufragé  errant  dans  une  île  sauvage. 

—  Bah  !  lui  dis-je  en  lui  serrant  la  main,  nous  avons  mal  vu  le 
pays;  demain,  en  plein  soleil,  ce  sera  tout  autre  chose. 

—  Bonsoir!  répond-il  furieux,  et  il  se  plonge  dans  ses  couver- 
tures. 

30  août. 

—  Mon  pauvre  ami,  décidément  c'est  un  four.,.  Boucle  ta  malle 
et  sauvons-nous! 

Ce  sont  mes  premières  paroles,  après  une  matinale  promenade 
qui  nous  a  convaincus  que  Roscoff  est  aussi  laid  au  lever  qu'au  cou- 
cher du  soleil.  Mais  le  vent  a  tourné  ;  mon  ami  est  en  proie  aujour- 
d'hui à  son  humeur  casanière  et  il  est  pris  de  scrupules  : 

—  Déjà  partir!  objecte-t-il,  quel  démon  nous  pousse?  Ce  besoin 
de  changer  constamment  de  place  est  un  signe  de  déchéance.  Vive 
le  paysan  qui  se  contente  de  ses  voisins  et  sourit  durant  une  longue 
vie  aux  mêmes  sourires!..  D'ailleurs,  qui  sait?  nous  n'avons  peut- 
être  pas  vu  ce  qu'il  y  a  de  plus  intéressant.  As-tu  consulté  le 
Guide  ? 

Je  rouvre  Joanne  et  je  lis  :  u  Les  terres  de  Roscoff  sont  d'une 
incroyable  fertilité;  elles  se  louent  jusqu'à  trois  cents  francs  l'hec- 
tare et  produisent  en  légumes,  grâce  à  un  climat  exceptionnel,  des 
primeurs  qui  s'expédient  à  Paris  et  en  Angleterre...  » 

—  Après  ? 

—  Après,  il  n'y  a  plus  rien...  Ah!  si  fait!  «  A  un  kilomètre  de  la 
route,  dans  un  champ  dépendant  du  manoir  de  Keravel,  on  trouve 


3A0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

un  vaste  dolmen  dont  la  plate-forme  est  composée  de  quatre  pierres 
massives...  » 

—  Eh  bien  !  j'irai  voir  ce  dolmen,  tandis  que  tu  feras  porter  nos 
bagages  à  la  voiture  ;  puis,  comme  je  n'ai  pas  suffisamment  admiré 
le  Greizker,  je  pousserai  à  pied  jusqu'à  Saint-Pol,  où  je  t'attendrai 
devant  la  cathédrale. 

C'est  convenu  ;  mais  auparavant  il  faut  avaler  une  dernière  pilule 
amère.  Gomme,  dans  notre  enthousiasme  irréfléchi,  nous  avons  loué 
ici  pour  quinze  jours,  il  nous  faut  payer  un  dédit  à  notre  hôtesse, 
et  nous  ne  nous  en  tirons  pas  à  moins  de  quarante  francs.  C'est 
raide,  pour  une  chambre  occupée  vingt-quatre  heures  ;  Tristan  est 
indigné;  néanmoins,  malgré  ses  protestations,  il  faut  fouiller  à 
l'escarcelle. 

—  0  poétique  Bretagne!  s'écrie-t-il  en  agitant  les  bras;  puis  il 
s'éloigne  à  grandes  enjambées. 

Resté  seul,  je  me  demande  comment  je  passerai  mon  temps  jus- 
qu'au départ  de  la  voiture,  c'est-à-dire  jusqu'à  quatre  heures,  et 
je  m'informe  de  nouveau  s'il  n'y  a  rien  de  curieux  à  voir  à  Roscoff. 

—  Si,  monsieur,  il  y  a  le  figuier  du  juge  de  paix. 

Dans  un  pays  dépourvu  d'arbres,  il  paraît  qu'un  figuier  passe 
pour  une  curiosité.  Soit,  allons  le  \'oir...  Une  vieille  fileuse,  encore 
alerte  malgré  son  embonpoint  et  ses  soixante  ans,  s'offre  à  me 
conduire  jusqu'à  l'enclos  des  Capucins,  où  se  trouve  cette  mer- 
veille, et  je  la  suis,  tout  en  m'attendant  à  une  nouvelle  déception. 

L'enclos  est  une  dépendance  d'un  ancien  couvent  exproprié  en 
1790.  Je  pénètre  par  une  porte  basse  dans  une  cour  de  ferme  entou- 
rée de  hauts  murs  et  abritée  par  une  ceinture  d'ormes  dont  le  vent 
de  mer  a  rasé  les  cimes  obliquement,  puis  j'entre  dans  un  jardin 
à  demi  sauvage,  et  tout  à  coup  me  voici  en  face  d'un  énorme  mas- 
sif de  verdure  qui  a  presque  l'air  d'un  petit  bois  :  c'est  le  figuier. 

L'arbre  a  primitivement  grandi  contre  un  mur,  mais  le  tronc, 
plein  d'une  sève  robuste,  a  exécuté  une  formidable  poussée  contre 
les  pierres,  qui  se  sont  disjointes  et  effondrées.  Les  branches  vigou- 
reuses se  sont  alors  élancées  dans  toutes  les  directions;  elles 
forment  maintenant  trois  profondes  tonnelles  qui  rayonnent  à 
droite  et  à  gauche,  couvraat  de  leurs  bras  noueux  et  de  leur  fouil- 
lée opaque  un  espace  qui  n'a  pas  moins  de  cent  mètres  de  circon- 
férence. L'armature  de  ce  phénomène  végétal  est  singulièrement 
puissante  et  membrue;  les  branches  se  tordent  en  des  milliers  de 
nœuds  inextricables  et  inclinent  au  loin  à  profusion  leurs  retombées 
de  feuillage.  Pour  soutenir  cette  végétation  plantureuse,  il  a  fallu 
dresser  des  piliers  de  maçonnerie  et  des  étais  de  fer;  l'arbre 
pousse  toujours  de  nouvelles  ramures,  et  avant  peu  il  aura  envahi 
tout  l'enclos. 


DOUARNENEZ.  341 

—  Quel  âge  peut-il  bien  avoir?  demanclé-je  à  la  bonne  femme. 

—  Oh!  monsieur,  bien  près  de  cent  ans...  Feu  ma  mère  (que  Dieu 
lui  fasse  paix!)  était  une  enfant  de  l'hospice  voisin  du  couvent,  et 
elle  l'avait  vu  planter.  Quand  on  a  chassé  les  capucins,  pendant  la 
grande  révolution,  un  des  religieux,  qu'on  appelait  le  père  Pacifique, 
mit  en  terre,  quelques  jours  avant  de  partir,  une  bouture  pas  plus 
grosse  que  le  doigt,  là,  contre  ce  mur.  Puis  il  émigra  bien  loin, 
à  Lisbonne,  en  Portugal.  Voilà  que,  vingt  ans  plus  tard,  défunt  mon 
père  (Dieu  ait  son  âme  !)  qui  était  marin  et  qui  s'était  arrêté  d'aven- 
ture à  Lisbonne,  alla  visiter  le  père  Pacifique  dans  son  nouveau 
couvent.  Le  révérend  lui  donna  une  commission  pour  la  supé- 
rieure de  notre  hôpital  et  en  même  temps  il  s'informa  du  figuier 
qu'il  avait  planté.  «  Pour  sûr,  que  lui  répondit  mon  père,  il  vient 
bien  et  il  est  déjà  grand.  »  Le  père  Pacifique  hocha  par  deux  et 
trois  fois  la  tête,  et  regardant  mon  père  dans  le  blanc  des  yeux,  il 
dit  en  étendant  les  bras  :  «  Il  grandira  encore,  ce  n'est  pas  fini!  » 
Et  il  n'a  pas  menti,  le  saint  homme;  vous  voyez  ce  que  le  figuier 
est  devenu.  Voilà,  monsieur,  la  chose  telle  que  je  l'ai  ouï  conter 
souventf  s  fois  h  mon  père,  qui  était  marin,  et  à  ma  défunte  mère 
(Dieu  leur  fasse  paix  I). 

Oui,  le  figuier  avait  merveilleusement  prospéré.  La  frêle  bou- 
ture enterrée  à  la  hâte  par  ce  moine  partant  pour  l'exil  avait 
poussé  des  tiges  dont  la  sève  laiteuse  avait  été  prodigieusement 
prolifique.  G'éfait  comme  la  revanche  des  capucins  chassés  de  leur 
couvent.  L'arbre  croissait  et  se  multipliait  à  leur  place;  il  semblait 
qu'avant  départir,  le  moine  l'avait  doué  de  cette  force  d'expansion, 
de  cet  esprit  d'envahissement  qui  est  l'un  des  caractères  des  con- 
grégations religieuses.  Sous  les  longs  promenoirs  formés  par  ce 
foisonnement  de  branches  et  de  fenilles,  il  faisait  presque  nuit, 
tant  l'entrelacenient  des  brins  était  serré,  tant  la  masse  du  feuil- 
lage avait  d'épaisseur.  Je  regardais  les  bourgeons  gonflés  à  l'extré- 
mité des  tiges,  et  je  songeais  que,  l'an  prochain,  il  faudrait  ajouter 
un  rang  de  perches  pour  soutenir  les  frondaisons  nouvelles.  —  Le 
figuier  grandissait  toujours,  robuste  et  vivace,  et  le  père  Paci- 
fique était  étendu  là-bas,  dans  le  cimetière  de  Lisbonne;  la  supé- 
rieure de  l'hôpital  à  laquelle  il  envoyait  des  messages  était  morte, 
et  mort  le  vieux  marin  qui  avait  servi  de  messager.  Les  vers  du 
poète  Moschus  me  revenaient  en  mémoire,  à  propos  de  cette  vita- 
lité énergique  et  supérieure  de  la  plante  :  a  Hélas  !  les  mauves  des 
jardins,  les  petites  roses  et  les  violettes,  lorsqu'elles  sont  flétries, 
refleurissent  l'année  d'ensuite,  mais  les  plus  grands  et  les  plus 
forts  d'entre  les  hommes,  quand  ils  sont  morts  une  fois,  demeurent 
oubliés  sous  la  terre  et  dorment  un  pesant,  éternel  sommeil.  » 

Je  quittai  l'enclos,  je  pris  congé  de  la  bonne  femme  et  je  revins 


3^2  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

sur  la  place  où  stationnait  le  courrier.  Les  chevaux  étaient  attelés, 
mais  le  conducteur  ne  se  pressait  point  de  partir.  Il  restait  planté 
au  seuil  de  l'auberge,  les  yeux  braqués  sur  un  groupe  de  jeunes 
gars  qui,  le  verre  en  main,  entouraient  un  homme  d'une  trentaine 
d'année.^,  vêtu  d'une  redingote  noire,  coiffé  d'un  chapeau  de  paille, 
joues  et  menton  rasés,  ayant  dans  son  vêtement  et  sa  physionomie 
prudente  quelque  chose  de  demi-clérical.  Les  verres  se  heurtaient, 
l'homme  à  la  redingote  avait  ôté  son  chapeau  et  entamait  un  dis- 
cours avec  des  intonations  de  prédicateur.  —  C'était  l'instituteur 
de  Piopcofï  qui  quittait  le  pays  et  auquel  ses  anciens  élèves  ver- 
saient le  coup  de  l'étrier.  Après  force  applaudissemens,  tournées 
de  cognac  et  poignées  de  main,  M.  le  maître,  tout  ému,'se  jette 
enfin  dans  la  voiture  à  côté  de  moi.  Nous  roulons,  moi  rencogné 
dans  le  fond;  lui,  la  tête  à  la  portière,  lançant  des  coups  de  cha- 
peau à  droite  et  à  gauche.  Je  croyais  que  tout  était  dit,  mais  point; 
à  un  coin  de  rue,  voilà  la  voiture  qui  s'arrête  devant  un  débit  de 
boissons.  Nouvelle  fournée  de  jeunes  gars  s'attroupant  autour  de 
l'instituteur,  qui  est  descendu  •et  qui  a  entraîné  le  conducteur  ; 
nouveaux  petits  verres,  nouvelle  harangue,  redoublement  de  poi- 
gnées de  mains  et  d'adieux  expansifs  :  —  Quand  vous  viendrez  à 
Quimper,  souvenez-vous  qu'il  y  aura  toujours  pour  vous  un  bon 
déjeuner  chez  l'instituteur!  —  A  la  parfm,  il  remonte  l'oeil  lui- 
sant, le  chapeau  de  travers,  et  cette  fois  nous  partons  pour  tout 
de  bon. 

L'attention  du  maître  d'école  se  partage  entre  moi  et  la  portière, 
à  travers  laquelle  il  lance  encore  des  volées  de  coups  de  chapeau. 
Il  est  fortement  allumé  par  les  copieuses  rasades  qu'il  lui  a  fallu 
boire  au  départ,  mais  l'habitude  de  rester  grave  et  imposant  devant 
les  élèves  donne  quelque  chose  de  contenu  et  de  discret  à  son 
ivresse.  La  griserie  des  gens  habituellement  pompeux  et  solennels 
se  traduit  par  un  redoublement  de  dignité  cérémonieuse.  M.  le 
maître  a  une  forte  démangeaison  de  parler,  mais  il  craint  de  lais- 
ser échapper  une  sottise  et  fait  de  visibles  efforts  pour  mettre  d'a- 
plomb ses  idées  chancelantes.  —  Un  bon  petit  pays,  monsieur, 
dit-il  en  se  retournant  vers  moi,  bonnes  gens  et  belles  terres...  (ici 
un  coup  de  chapeau  à  un. paysan  qui  croise  la  voiture);  voici  quatre 
ans  que  je  l'habite,  et,  bien  que  nommé  à  Quimper  avec  avance- 
ment, je  quitte  Roscoff  à  regret,  monsieur...  à  regret! —  J'essaie 
de  le  ^aire  causer  sur  les  curiosités  locales,  mais  il  se  tient  pru- 
demment à  sa  première  idée;  il  s'y  trouve  à  l'aise  et  s'y  cantonne 
avec  cette  ténacité  têtue  que  donne  une  douce  ébriété.  Je  n'en 
puis  rien  tirer,  si  ce  n'est  que  Roscoff  est  un.  bon  petit  pays  et  qu'il 
le  quitte  les  larmes  aux  yeux. 

A  Saint-Pol,  je  retrouve  Tristan,  qui  se  promène  impatiemment 


DOUARNENEZ.  34 S 

devant  la  cathédrale;  le  courrier  est  en  retard,  et  mon  ami  croque 
le  marmot  depuis  une  heure. 

—  Tu  as  bien  perdu,  lui  dis-je  tandis  qu'il  s'installe  en  bougon- 
nant dans  l'intérieur;  dès  que  tu  as  été  parti,  j'ai  vu  un  figiier 
phénoménal  et  j'ai  entendu  conter  une  jolie  légende... 

—  Naturelleaient,  répond-il  avec  humeur,  il  suffit  que  je  m'en 
aille  pour  que  tu  découvres  des  merveilles!..  Tu  me  rappelles  le 
hâbleur  de  la  fable  : 

J'ai  vu,  dit-il,  un  chou  grand  comme  une  maison... 

Et,  tu  sais,  je  ne  crois  pas  à  ton  figuier  ! 

J'en  appelle  au  maître  d'école,  et  celui-ci  se  tourne  cérémonieu- 
sement vers  mon  compagnon  : 

—  Assurément,  commence-t-il,  monsieur  a  raison...  Ro«co(î,  bon 
petit  pays,  bonnes  gens  et  belles  terres  !..  Voilà  quatre  ans  que  je 
l'habite,  monsieur,  et  je  vais  à  Quimper  avec  avancement...  Pour- 
tant je  quitte  Roscoff  cà  regret,  monsieur...  à  regret  ! 

Mais  Tristan  ne  l'entend  pas,  il  s'est  enfoncé  dans  son  coin  et  il 
s'y  endort  profondément. 

31  août. 

Le  train  traverse  avec  un  redoublement  de  tapage  la  sonore 
épaisseur  de  la  forêt  de  Crannou;  les  branches  des  hêtres  et  des 
chênes  centenaires  viennent  presque  frôler  les  portières  du  wagon. 
A  droite,  le  regard  s'enfonce  dans  des  entonnoirs  de  verdure, 
parmi  de  fraîches  coulées  qui  dévalent  le  long  delà  montagne  et  se 
noient  dans  une  buée  mystérieuse.  Une  pénétrante  odeur  de  bois 
nous  arrive,  et  tandis  que  le  convoi  roule  comme  un  torrent,  l'œil 
saisit  au  vol  par- ci  par-là  un  détail  de  nature  forestière  :  une 
pierre  druidique  moussue,  un  campement  de  charbonniers,  un 
lièvre  matineux  qui  détale  au  fond  d'une  tranchée... 

—  Où  me  mènes-tu?  demande  Tristan  à  demi  ensommeillé. 

—  A  la  pointe  du  Finistère,  à  Douarnenez. 

'  —  J'ai  grand'peur  que  ce  ne  soit  encore  un  four,  dans  le  genre 
de  Roscoff. 

—  Nenni  !  je  connais  le  pays  et  je  puis  t' affirmer  qu'il  est  beau. 
Tiens,  regarde!  tu  peux  avoir  un  avant-goût  de  la  grandeur  et  de 
l'originalité  des  sites. 

jNous  sommes  sortis  de  la  forêt.  Le  train  court  maintenant  à  la 
crête  d'une  montagne,  au  milieu  d'une  lande  semée  de  roches 
grises.  De  cette  hauteur,  on  aperçoit,  comme  à  vol  d'oiseau,  les 
découpures  de  la  rade  de  Brest,  la  mer  scintillante  au  soleil,  l'em- 


3â/l  REVUt   DES    DEUX   MONDES. 

Louclmre  de  la  rivière  de  Châteaulin,  et  plus  à  gauche,  la  ligne 
ondulease  et  bleuâtre  des  Montagnes  noires.  De  hardis  viaducs 
surplombent  des  vallées  profondes,  solitaires  et  sauvages.  Des  ruis- 
seaux, dont  le  gazouillement  ne  monte  pas  jusqu'à  nous,  mais  dont 
on  voit  frissonner  l'eau  glacée,  serpentent  à  travers  des  prairies 
d'un  vert  cru,  où  de  petites  vaches  noires  interrompent  leur  repas 
pour  regarder  le  convoi  qui  passe  avec  un  bruit  de  tonnerre. 

—  Nous  voici,  dis-je,  dans  le  pays  de  Brizeux,  le  pays  où  l'on 
n'entend 

Qu'eaux  vives  et  ruisseaux  et  bruyantes  rivières; 
Des  fontaines  partout  dorment  sous  les  bruyères  ; 
C'est  le  Sœrff  tout  banc  de  moulins,  de  filets, 
C'est  le  Blavet  tO'it  noir  au  milieu  des  forêts; 
L'Ellé  plein  de  saumons,  ou  son  frère  l'Izole, 
De  Scaer  à  Kcmperlé  coulant  de  saule  en  saule... 

Gomme  il  y  a  une  impression  d'eau  fraîche  et  courante  dans  ces 
six  vers!  jamais  poète  a-t-il  rendu  plus  exactement  et  plus  sobre- 
ment la  physionomie  de  son  pays  natal? 

—  Brizeux!  s'est  écrié  Tristan  tout  à  fait  réveillé,  je  le  connais, 
celui-là,  je  l'ai  pratiqué  longte  iîps.  C'est  encore  un  mélancolique 
dans  mon  genre,  qui  a  pris  la  vie  à  rebours.  Je  me  suis  reconnu 
dans  l'homme  qui  a  écrit  : 

.     .     -    Le  bonheur,  ô  cœurs  irrésolus, 
Si  l'on  n'ouvre  à  sa  voix,  passe  et  ne  revient  plus. 
Quand  l'ar.ue  du  chasseur  hésite,  l'hirondelle 
Dans  les  fonds  bleus  du  ciel  s'élance  à  tire-d'aile. 

Veux-lu  que  je  te  dise?  Eh  bien!  à  travers  la  tendresse  de  Brizeux 
ré-onne  la  note  attristée  de  l'homme  créé  pour  aimer  et  qui  n'a  pas 
su  donner  son  cœur  dans  la  saison  opportune.  Chaque  fois  que  je 
relis  le  tableau  des  noces  de  Primel  et  Nola,  je  sens  un  sanglot 
parmi  les  effusions  joyeuses  de  cet  épithalame.  Brizeux  est  de  la 
grande  tribu  des  Lenau,  des  Shelley,  des  Gérard  de  Nerval,  de  tous 
ceux  qui  n'ont  pas  su  ou  qui  n'ont  pas  pu  aimer,  et  qui  l'ont  crié 
en  prose  et  en  vers  à  tout  venant. 

— •  Cela  tendrait  à  prouver  que,  vous  autres  poètes,  vous  êtes 
d'insignes  égoïstes.  Ce  que  vous  cherchez  dans  l'amour,  c'est  votre 
propre  personnalité  ;  vous  voulez  vous  y  mirer  et  vous  y  admirer, 
comme  Narcisse  dans  sa  fontaine,  et  n'y  trouvant  pas  assez  com- 
plète à  votre  gré  la  réflexion  de  votre  précieuse  image,  vous  vous 
répandez  en  élégies  et  en  soupirs.  Vous  oubliez  que  l'amour  veut 
la  réciprocité  et  qu'il  ne  se  donne  qu'à  ceux  qui  savent  se  donner 
eux-mêmes  tout  entiers...  Mais  j'ai  meilleure  opinion  de  Brizeux; 


DOUARNENEZ.  345 

c'était  un  Breton  amoureux  à  la  fois  de  son  pays  et  du  beau  intel- 
lectuel; l'artiste  et  le  Celte  se  combattaient  en  lui,  et  sa  poésie 
garde  la  trace  de  cette  lutte  douloureuse.  A  Paris  et  en  Italie,  où  il 
errait  tourmenté  par  le  démon  de  l'art,  il  s'en  voulait  de  vivre  exilé 
bien  loin  «  du  doux  parfum  de  la  lande.  »  Le  son  d'une  corne- 
muse, la  voix  d'un  conscrit  chantant  un  gwerz  cornouaillais,  lui 
remettaient  son  pays  devant  les  yeux, 

Et  !-a  paroisse  assise  au  creux  d'une  vallée 
Passait  magiquement  devant  lui  déroulée. 

C'est  cette  nostalgie  de  la  lande  qui  est  au  fond  de  sa  mélan- 
colie imprégnée  de  tendresse.  La  senteur  du  terroir,  l'odeur  de  la 
mer  et  des  forêts  de  chênes,  le  prennent  à  la  gorge,  et  il  chante 
avec  des  larmes  dans  la  voix  : 

.     .     .     0  pays,  notre  amour! 
Des  bois  sont  au  milieu,  la  mer  est  alentour. 

Et  nous  y  voici  dans  son  sauvage  pays  d'Ar-Mor.  Nous  allons 
voir  ses  mano'rs  solitaires,  ses  hameaux  couverts  d'ombre  auprès 
des  champs  de  blé  noir,  et  nous  allons  chanter  comme  lui  :  la  terre 
où  rien  ne  meurt  1 


1"  septemi  re. 

Douarnenez.  —  Une  longue  rue  en  pente,  mal  pavée,  bordée 
de  boutiques  obscures  et  de  logis  aux  façades  noircies.  Elle  va  tou- 
jours en  se  rétrécissant  jusqu'à  l'embouchure  de  la  rivière  de  Poul- 
Davit  et  forme  comme  l'épine  dorsale  de  cette  petite  ville  maritime 
de  douze  mille  âmes.  Une  place  ornée  d'une  fontaine,  où  station- 
nent des  groupes  de  marins,  de  servantes  et  de  paysans,  coupe 
cette  grande  rue  par  le  milieu,  puis,  à  droite  et  à  gauche,  plus 
entre-croisées  et  plus  serrées  que  les  mailles  d'un  filet,  s'enlacent  des 
ruelles  exhalant  une  pénétrante  odeur  de  poisson  gâté  et  de  rogue 
(appât  pour  la  sardine). 

Tristan  commence  à  froncer  le  sourcil  et  à  me  regarder  de  tra- 
vers en  murmurant  ironiquement  le  nom  de  Koscoff.  Je  l'entraîne 
violemment  vers  la  jetée,  où  la  rue  se  termine.  Un  brouillard  épa's 
plane  sur  la  mer  et  nous  empêche  de  voir  même  le  village  de  Tré- 
boul,  situé  en  face.  Resserrée  entre  la  rivière  et  le  fond  de  la  baie 
la  ville  est  bâtie  sur  un  promontoire  et  entourée  d'une  ceinture  de 
falaises  dans  lesquelles  la  mer  a  creusé  de  place  en  place  de  petites 
criques,  où  la  vague  viei  t  mourir  tur  une  plage  de  sable.  Du  haut 


3^6  REVUE    DES    DEfX   MONDES. 

d'un  sentier  de  chèvre,  qui  serpente  au-dessus  des  roches,  on 
domine  ces  déchirures  profondes,  aux  flancs  desquelles  sont  pour 
ainsi  dire  accrochées  les  bâtisses  où  l'on  prépare  la  sardine  et 
qu'on  nomme  des  fritureries.  Les  caprices  du  sentier  tantôt  ren- 
trant, tantôt  surplombant,  nous  ménagent  une  succession  d'aspects 
inattendus,  que  le  brouillard  houleux  découvre  à  demi  ou  enve- 
loppe de  mystère;  ici,  une  étroite  conque  de  granit,  couronnée 
d'arbres  et  abritant  la  mignonne  plage  du  bain  des  dames;  là,  une 
déchirure  plus  spacieuse,  moins  intime,  encadrée  dans  d'énormes 
roches  brunes,  qui  a  reçu  le  nom  de  bain  des  hommes.  En  face, 
l'île  Tristan  élève  au-dessus  de  la  brume  son  bloc  triangulaire,  avec 
ses  sardineries  à  la  base  et  son  phare  au  sommet.  —  Mon  ami  ôte 
son  chapeau  et  envoie  un  salut  reconnaissant  à  cet  îlot  qui  porte 
son  nom. 

A  un  brusque  tournant,  la  nappe  d'eau  s'enfonce  large  et  pro- 
fonde dans  un  cirque  formé  par  des  njaisons  en  gradins:  de  grands 
escaliers  de  pierre  verdissante  descendent  brusquement  vers  le  flot 
qui  mouille  les  dernières  marches;  une  étroite  jetée  terminée  par 
un  fanal  coupe  de  son  mur  blanc  la  mer  vaporeuse,  et  dans  ce  bas- 
sin d'où  montent  des  cris  d'en  fans,  à  travers  les  transparences 
blanchcâtres  de  la  brume,  nous  apercevons  des  coques  de  bateaux 
et  des  filets  roux  qui  sèchent,  tendus  entre  deux  mâts  comme 
d'énormes  toiles  d'araignées.  —  Nous  sommes  arrivés  à  Rôs-Meur, 
le  port  de  pêche. 

Dans  le  fond  du  port,  le  brouillard  est  moins  dense,  et  de  longs 
rais  de  soleil  caressent  de  leur  lumière  rosée  la  paroi  d'un  mur  de 
roches,  où  serpente  un  sentier  escarpé  que  des  laveuses  remontent 
avec  leurs  baquets  pleins  de  linge.  —  Au  sommet  du  rocher»  la 
blancheur  des  façades  du  hameau  de  Plô-March  éclate  dans  un  am- 
phithéâtre de  pelouses  mamelonnées  et  de  futaies  moutonnantes, 
jusqu'à  un  dernier  massif  verdoyant  d'où  s'élance  le  svelte  clocher 
de  PIoa-Ré. 

J'enimène  vers  ce  hameau  de  Plô-March  mon  ami  Tristan,  qui, 
depuis  un  bon  quart  d'heure,  a  déjà  ravalé  ses  allusions  ironiques 
à  Roscoff.  Je  le  promène  sur  les  pelouses  que  le  soleil  commence 
à  essuyer,  sous  les  hètraies  où  une  lumière  blonde  tombe  en 
pluie  mi  nue;  je  lui  fais  tourner  le  dos  à  la  mer  et  je  l'amuse  avec 
des  explications  sur  la  topographie  du  pays,  puis,  sentant  que  le 
soleil  a  suffisamment  bu  le  brouillard,  je  lui  crie  d'une  voix  triom- 
phante :  —  Maintenant,  retourne-toi! 

Au-dessous  d'un  premier  plan  gazonneux,  dans  l'encadrement  des 
hêtres  et  des  frênes,  la  baie  ruisselante  de  clarté  s'étale  devant 
nous.  Une  délicate  nuance  azurée  commence  à  en  colorer  la  surface 
tranquille,  tandis  qu'au  loin  un  brouillard  argenté  en  masque  encore 


DOUARNENEZ.  347 

la  profondeur.  Des  houles  de  buées  opalines  rampent  au  long  des 
côtes  et  empêchent  d'en  distinguer  la  base,  mais  les  sommets  des 
collines  énergent  en  plein  soleil,  et  à  notre  gauche  le  double 
mamelon  du  Méné-Hom  se  détache  baigné  d'une  tendre  couleur 
lilas.  Des  mouettes  blanches  planent  dans  le  ciel  d'un  bleu  de  tur- 
quoise, et  des  voi'es  blanches  courent  sur  la  mer,  qui  s'azure  à 
chaque  instant  davantage. 

Tristan,  très  ému,  me  saute  au  cou  et  m'embrasse  cordialement. 

—  Bravo!  dit-il,  cette  fois,  nous  ne  sommes  pas  volés!..  Ces  ver- 
dures qui  trempent  presque  dans  la  mer,  cette  ville  qui  sort  de  la 
brume,  cette  baie  immense  qui  bleuit,  ces  montagnes  qui  se  dorent, 
ce  divin  mariage  des  arbres,  du  ciel  et  de  l'eau,  c'est  beau  comme 
le  plus  beau  rêve,  et  cela  mérite  que  je  t'embrasse  une  seconde 
fois  ! 

Nous  avons  rebroussé  chemin  jusqu'au  port  de  commerce  et, 
sautant  dans  le  bac,  nous  avons  gagné  le  petit  port  de  Tréboul  et 
longé  la  falaise  jusqu'au  village  de  Saint-Jean.  A  partir  de  cette 
paroisse,  le  paysage  change  de  caractère.  Tout  à  l'heure  c'était  la 
terre  habitée,  se  couronnant  de  ses  plus  beaux  arbres,  étalant  ses 
plus  épaisses  pelouses,  se  parant  de  sa  plus  verte  fraîcheur  avant 
de  disparaître  dans  la  mer;  maintenant  c'est  la  solitude  silencieuse 
et  giise,  harmonisant  ses  lignes  et  ses  teintes  austères  avec  la 
majesté  de  l'océan. 

Nous  sommes  dans  la  lande;  une  lande  montueuse,  coupée  de 
brusques  ravins  et  d'abrupts  escarpemens,  déroulant  pendant 
des  lieues  ses  ondulations  d'un  vert  violacé,  semées  de  bloos 
de  granit  et  bordées  à  droite  par  des  entassemens  de  rochers 
que  lavent  lies  flots  de  la  baie.  C'est  la  sauvagerie,  mais  la  sau- 
vagerie empreinte  d'une  grâce  mélancolique  qui  vous  prend  le 
cœur.  Panoui  le  sol  est  couvert  d'une  épaisse  vég^ation  de 
bruyères^  d'ajoncs,  de  fougères,  de  rosiers  pimprenelles,  où  des 
ronces  et  des  chèvrefeuilles  mêlent  leurs  floraisons  roses  et  jaune 
pâle.  Dans  les  ravins,  d  s  sources  invisibles  murmurent  sous  les 
broussailles  et  continuent  leur  discrète  chanson  jusqu'à  la  mer. 
Parfois  la  source  devient  ruisseau,  son  eau  claire  s'épanche  dans 
des  réservoirs  bordés  de  pierres  plates,  avec  un  bout  de  prairie  et 
une  ceinture  d'iris  alentour.  PaS:  un.  village;  seulement,  d'espace 
en  espace  un  toit  de  métairie  caché  dans  un  massif  d'arbres  roussis 
et  rasés  par  le  vent  du  large.  Le  chemin  dispaïaît,  ou  plutôr  des 
centaines  de  sentiers  lui  succèdent,  étroits  sentiers  capricieux  ne 
menant  nulle  part,  frayés  au  hasard  parles  petits  pâtres  qui  pous- 
sent leurs  vaches  dans  la  bruyère.  De  loin  en  loin,  un  bouquet  de 
pins  aux  cimes  aplaties  fait  ressortir  mieux  encore  la  nudité  de  cette 


348  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

solitude  aux  lignes  simples  et  grandioses.  —  Nous   voici  dans  le 
pays  des  men-hirs,  dis-je  à  Tristan;  la  lande  en  est  peuplée. 

11  est  tourmenté  du  désir  de  les  voir,  et  je  voudrais  iDien  lui  en 
montrer  au  mo'ns  un.  Autrefois  je  les  ai  visités,  mais  il  y  a  douze 
ans  de  cela,  et  je  ne  sais  plus  au  juste  où  ils  sont  placés.  Nous  inter- 
rogeons successivement  un  petit  paire,  qui  décampe  dès  que  nous 
lui  adressons  la  parole,  et  une  vieille  femme  occupée  à  couper  des 
ajoncs. 

—  Men-liir?  lui  crie  Tristan. 

Elle  nous  regarde  d'un  air  ahuri,  puis  répond  d'une  voix  gut- 
turale : 

—  No  lavaret  galek. 

—  Elle  n'entend  pas  le  français,  dis-je  à  mon  ami;  allons  plus 
loin. 

Yoici  un  Breton  au  chapeau  à  grands  bords  et  à  la  veste  bleue, 
qui  se  profile  sur  le  ciel  au  sommet  d'une  crête.  iNous  nous  diri- 
geons vers  lui,  et  Tristan  recommence  sa  question  :  —  Men-hir?) 

Celui-ci  ne  répond  pas  ;  il  se  contente  d'étendre  le  bras  avec 
une  gravité  majestueuse  et  de  nous  désigner  un  point  de  l'ho- 
rizon. 

—  J'achèterai  une  grammaire  bas-bretonne,  murmure  mon  com- 
pagnon en  maugréant. 

Nous  marchons  dans  la  direction  indiquée  et,  après  bien  des 
détours  à  travers  les  ajoncs  dont  les  piquans  nous  meurtrissent  les 
mollets,  nous  tombons  enfm  sur  le  men-hir  désiré.  li  se  dresse 
sur  un  plateau  en  vue  de  la  baie.  C'est  une  longue  pierre  de  granit, 
haute  de  cinq  mètres,  taillée  en  amande  et  couverte  d'un  lichen 
jaune.  Tristan  ne  se  sent  pas  de  joie,  et  il  embrasse  le  men-hir, 
comme  il  m'a  embrassé  sur  la  pelouse  de  Plô-xMarch. 

Après  avoir  longtemps  tourné  autour  de  ce  mystérieux  contem- 
porain des  âges  préhistoriques,  nous  allons  nous  étendre  sur 
un  rocher  et  nous  nous  absorbons  dans  la  contemplation  de  la 
mer. 

L'immense  nappe  d'eau  d'un  bleu  tendre  et  lustré  s'étale,  moi- 
rée d'argent,  jusqu'à  l'ouverture  de  la  baie,  liinitée  au  nord -est 
par  le  mur  en  biseau  du  cap  de  la  Chèvre.  Au  bord  d  un  ciel 
immaculé,  les  Montagnes  noires  découpent  leurs  rondeurs  velou- 
tées; sur  leurs  flancs,  on  distingue  des  clochers  de  village,  des 
taches  de  verdure  lavées  et  fondues  dans  le  violet-clair  des  landes 
rocheuses  ;  au  bas,  de  longues  bandes  de  grève  ourlent  d'une 
ligne  éblouissante  les  flots  azurés  de  la  baie.  Sur  les  eaux  calmes, 
des  troupes  d'hirondelles  de  mer  s'abattent  comme  une  blanche 
tombée  de  neige;  elles  suivent  les  ébats  des  marsouins  dont  les  dos 


DOUARNENEZ.  3Û9 

énormes  sursautent  parfois  au-dessus  des  vagues,  et  elles  vont  leur 
voler  des  sardines  jusque  sous  le  nez. 

C'est  l'heure  du  flux.  Avec  la  mer  montante,  des  barques  qui  ont 
passé  la  nuit  à  la  pêche  rentrent  au  port.  Nous  les  voyons  débus- 
quer du  cap  de  la  Chèvre,  uae  à  une,  lentement,  leur  voile  trian- 
gulaire d'un  roux  orange  légèrement  gonflée.  Nous  en  comptons 
plus  de  cent  cinquante;  bientôt  elles  s'éparpillent  dans  toute  la 
largeur  de  la  baie  ;  quelques-unes  passent  à  nos  pieds,  et  nous 
entendons  les  voix  de  l'équipage.  Un  vol  de  goélands  les  précède 
vers  Douarnenez,  comme  pour  annoncer  aux  femmes  et  aux  enfans 
le  retour  des  pêcheurs. 

Le  flot  monte  toujours.  II  arrive  en  larges  lames  aux  volutes 
d'un  vert  glauque  frangées  d'écume  et  vient  mouiller  de  nouveau 
les  roches  qn'il  avait  laissées  à  sec  la  nuit  dernière.  Les  vagues 
bondissent  bruyamment  dans  leurs  anfractuosités  accoutumées,  et 
des  milliers  de  gouttelettes  lancées  en  gerbe  avertissent  de  leur 
retour  les  blocs  de  la  pointe.  —  Le  spectacle  de  la  rentrée  des 
barques,  la  confuse  clameur  des  vagues,  ont  échauffé  l'imagination 
de  Tristan  et  il  ne  parle  plus  que  par  métaphores. 

—  Les  flots,  dit-il,  sont  comme  les  marins  ;  ils  reviennent  tumul- 
tueusement et  joyeusement  au  logis;  ils  jettent  leurs  paquets  d'al- 
gues sur  les  pierres  du  rivage,  comme  les  pêcheurs  jettent  leurs 
poissons  sur  les  dalles  du  quai,  et  ils  crient  aux  rochers  dans 
leur  langue  gutturale  et  sauvage  :  —  C'est  moi,  me  revoici;  bon- 
jour!.. 

—  Mon  cher,  si  nous  faisions  comme  les  flots  et  les  pêcheurs?  si 
nous  rentrions  chez  nous?..  Je  meurs  de  faim, 

2  septembre. 

A  l'hôtel,  le  repas  du  soir  n'a  lieu  qu'à  la  nuit  tombante,  cette 
heure  étant  plus  commode  pour  les  peintres  mâles  et  femelles  dont 
notre  table  est  peuplée.  Ils  rentrent  un  à  un  à  la  brune,  après  avoir 
pioché  tout  le  jour  leur  motif  en  plein  air;  les  hommes,  guêtres 
jusqu'au  genou,  arrivent  la  pique  à  la  main,  le  dos  pHé  sous  leur 
attirail;  les  dames,  drapées  dans  des  plaids,  les  cheveux  ébouriffés 
et  les  jupes  mouillées,  sont  généralement  escortées  d'un  gamin  qui 
porte  leur  boîte  à  couleurs.  Après  un  quart  d'heure  consacré  à  un 
brin  de  toilette,  les  convives  apparaissent  à  la  queue  leu-leu  dans 
la  longue  salle  à  manger  où  deux  Bretonnes  en  coiffes  de  mousse- 
line font  le  service.  —  Les  hommes  alertes,  jeunes  et  barbus,  se 
ressemblent  à  peu  près  tous  :  même  toilette  sans  prétention,  même 
air  observateur,  gouailleur  et  bon  enfant,  avec  cesclignemens  d'yeux 
familiers  aux  paysagistes.  —  Les  femmes  ont  des  personnalités  plus 


350  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

diverses  et  plus  tranchées.  —  En  voici  trois  qui  entrent  ensemble  : 
l'une  blonde,  rose,  grande  et  grassouillette,  avec  une  bonne  face 
honnête  et  deux  gros  yeux  limpides;  la  seconde,  jolie,  brune,  de 
grands  yeux  noirs,  une  taille  dégingandée,  les  mouvemens  brusques 
et  la  coiffure  d'un  jeune  garçon.  La  blonde  est  Suédoise,  la  brune 
est  Suissesse.  La  troisième,  qui  est  Belge,  est  franchement  rousse, 
très  blanche  de  peau  malgré  le  hâle,  et  d'allure  un  peu  timide. 
Elle  est  vêtue  d'une  robe  de  mérinos  foncé  avec  un  grand  col  de 
guipure  comme  on  en  voit  dans  les  tableaux  de  Terburg.  Elle  peut 
avoir  vingt-huit  ans,  et,  sans  être  précisément  jolie,  elle  a  dans  le 
geste  et  les  traits  quelque  chose  qui  plaît,  un  je  ne  sais  quoi  trahis- 
sant un  cœur  tendre  et  naïvement  confiant.  Le  front  carré  et  les  os 
saillans  du  bas  de  la  figure  indiquent  une  nature  volontaire,  tra- 
vailleuse et  un  peu  positive:  néanmoins  les  yeux  humides,  grands 
ouverts  et  doucement  interrogateurs,  ne  sont  pas  ceux  d'une  per- 
sonne qui  a  renoncé  à  toute  illusion.  Ils  ont  l'air  de  dire  :  «  Celui 
que  j'attendais  n'est  pas  venu,  mais  je-  suis  si  aimante,  si  dévouée, 
je  le  rendrais  si  heureux  ;  il  n'est  pas  possible  qu'il  ne  vienne  point, 
et  j'espère  encore.  »  Elle  me  rappelle  un  personnage  du  roman 
de  miss  Broughton  :  Adieu  les  amoureux  l  la  brave  Jemima,  que 
personne  n'a  demandée  en  mariage,  et  qui  regarde,  moitié  résignée 
et  moitié  contrite,  les  hommages  s'adresser  à  des  coquettes  qui  ne 
la  valent  pas.  Elle  s'est  assise  à  la  droite  de  Tristan,  et  il  ne  reste 
plus  qu'une  place  inoccupée  à  ma  gauche.  Au  moment  où  nous 
finissons  le  potage,  la  retardataire  fait  enfin  son  apparition. 

Cette  fois,  c'est  une  Française  ;  cela  se  reconnaît  à  quelque  chose 
de  plus  aisé,  de  plus  élégant,  de  moins  excentrique  dans  la  tour- 
nure et  dans  la  toilette.  La  nouvelle  venue  forme  avec  celle  que  j'ai 
baptisée  Jemima  un  piquant  contraste.  Grande,  fraîche,  bien  faite 
et  bien  en  point,  elle  a  de  beaux  yeux  verts,  un  sourire  charmant 
et  une  voix  sympathique.  Ses  cheveux  châtains  crêpelés  encadrent 
d'un  léger  frisottement  l'ovale  distingué  de  sa  figure  spirituelle.  Elle 
est  toute  en  dehors,  très  éveillée  et  très  réveillante.  Bien  que  plus 
vive  et  plus  rieuse  que  la  voisine  de  Tristan,  elle  a  l'air  plus 
lemme,  avec  plus  de  résolution  et  plus  d'en-avant.  On  sent  que  si 
elle  a  eu,  comme  l'autre,  maille  à  partir  avec  la  destinée,  du  moins 
les  désagrémens  de  la  vie  d'artiste  ne  l'ont  pas  prise  sans  vert;  elle 
doit  avoir  bec  et  ongles  pour  se  défendre,  et  savoir  rendre  coup 
pour  coup.  Sa  physionomie  est  très  mobile  et  singulièrement 
expressive.  D'un  clin  d'oeil,  d'un  froncement  de  ses  fins  sourcils 
bruns,  d'un  retroussis  de  ses  lèvres  malicieuses,  elle  mime  ses 
paroles  et  même  ses  pensées.  L'agitation  de  ses  mains  délicates  et 
nerveuses,  le  frissonnement  de  ses  épaules,  les  mouvemens  du  cou, 
du  nez  et  du  menton  accentuent  encore  cette  pantomime  spirituelle^ 


DOOARNENEZ.  351 

Toute  sa  personne  est  un  livre  ouvert  et  original,  oii  je  trouve  pour 
mon  compte  un  plaisir  extrême  à  lire. 

Tristan  la  regarde  avec  une  certaine  surprise  effarouchée.  Son 
goût  et  sa  timidité  l'attirent  davantage  vers  sa  voisine  de  droite,  et 
il  prodigue  â  cette  dernière  ces  menues  attentions  qui  sont  per- 
mises à  table  d'hôte.  Il  lui  passe  les  plats,  remplit  son  verre,  et  tout 
cela  avec  un  zèle  qui  touche  sans  doute  la  jeune  personne,  car  elle 
sort  de  sa  réserve  et  commence  à  causer  avec  son  voisin.  Une  fois  la 
glace  rompue,  Tristan  se  met  en  frais  d'amabilité.  —  Rien  n'est  plus 
curieux  que  de  voir  ce  garçon-là  flirter  avec  une  femme.  11  y  va  de 
tout  cœur.  —  Peu  à  peu  il  est  devenu  fondant  et  a  tiré  de  son 
sac  ses  métaphores  les  plus  lyriques.  Sa  voix  a  pris  des  inflexions 
caressantes  et  enfantines  qu'assaisonne  d'une  pointe  naïve  son 
accent  lorrain-allemand.  Tout  ce  manège  semble  amuser  considé- 
rablement ma  voisine  de  droite.  Elle  nous  examine  d'un  air  moqueur 
et  lance  parfois  un  mot  piquant  qui  passe  comme  une  flèche  à  tra- 
vers les  phrases  imagées  de  mon  compagnon.  A  un  certain  moment, 
Tristan  étant  occupé  à  vanter  son  pays  natal  avec  un  redouble- 
ment de  lyrisme,  elle  s'est  mise  à  parler  de  la  Lorraine  comme 
quelqu'un  qui  la  connaît  bien,  et  a  cité  un  proverbe  local  assez 
curieux  : 

Vin  du  Toulois, 
Femmes  du  Barrois, 
Ne  valent  pas  le  charroi. 

—  Madame,  me  suis-je  écrié,  vous  devez  être  Meusienne,  car 
les  gens  di;  pays  connaissent  seuls  ce  dicton  peu  aimable  pour  mes 
compatriotes. 

—  Effectivement,  monsieur,  a-t-elle  répondu,  je  suis  des  envi- 
rons de  Verdun. 

C'est  une  payse,  et  cela  établit  immédiatement  entre  nous  un 
commencement  d'intimité.  La  conversation  devient  plus  animée,  et, 
longtemps  après  le  départ  des  autres  dîneurs,  nous  restons  autour 
de  la  table  desservie,  la  dame  aux  yeux  verts,  Jemhna,  Tristan  et 
moi,  occupés  à  parler  de  nos  grands  prés  de  la  Meuse,  de  la  terre 
rouge  de  nos  vignes,  de  nos  clos  pleins  de  cerisiers,  et  à  nous  rap- 
peler avec  bonheur  les  mots  patois  qui  ont  résonné  à  nos  oreilles 
d'enfant. 


3  septembre. 

La  Pointe  du  Raz.  —  Nous  avons  loué  un  omnibus,  et  ce  matin 
nous  sommes  partis  toute  une  bande  pour  la  pointe  du  Raz.  Jemima 


352  BlEtce  des  deux  moxdes. 

et  la  Payse  sont  da  royage,  ei  Tristan,  qui  d'habitnde  ne  manque 
pas  de  grimper  à  cô:é  du  condccteur  pour  fmner  à  son  aise,  a  cetie 
fois  consenti  à  s'enfermer  dans  rinlérieor  arec  les  dames.  Le  ciel 
est  très  bleu,  un  Teni  d'est  tempère  l'ardeur  da  soleil;  il  fait 
nesqae  trop  beau  temps,  car  on  prétend  qc,Q  la  pointe  perd  à  être 
me  en  pleine  lumière.  —  La  route  monte  et  gagne  des  plateaux 
couveris  de  landes.  >'o"je  première  starion  est  pour  Gomfort,  ou 
plutôt  yotr£'D:me-de-Comfort.  car  le  hameau  est  pour  ainsi  dire 
une  dépendance  de  la  chapelle.  L'intérieur  de  cette  petite  église 
bien  nommée  a  en  effet  quelque  chose  de  réconfortant.  La  nef  est 
hnnineuse,  peinte  en  bleu  d'outremer,  avec  des  sctilptures  très 
rustiques  ei  de  vieux  vitraux,  dout  les  couleurs  doncent  la  sensa- 
tion d'un  champ  de  coquelicoîs,  de  bleuets  et  de  bouîoas-d'or.  Tan- 
dis que  nous  examinons  les  boiseries  naïvement  ouvragées,  une 
festonne  qui  nous  a  aperçus  par  le  porche  entr'ouvert  s'avance  lente- 
ment itisqu'à  la  grille  du  chœur,  met  en  mouvement  une  mécanique 
corresponcgnt  à  ime  roue  en  bois  ornée  de  clochettes  et  suspendue 
à  la  voûte,  et  tout  à  coup  la  roue  tourne  avec  un  carillon  de  notes 
cristallines.  Cesi  une  de  ces  roues  de  fortune  qu'on  retrouve 
encore  daiK  quelques  églises  du  Finistère  ei  qui  tintent  à  certains 
momens  de  ToEce,  à  l'élévation  ou  pendant  la  bénéliction.  Quand 
lecaiillon  a  cessé,  la  paysanne  ^\^^  notre  offrande  dans  un  tronc 
et  s'en  retourne  aussi  gravement,  aussi  discrètement  qu'eile  es: 

venue. 

yous  remontons  en  voiture,  et,  cinq  kilomètres  plus  loin,  nous 
voyons  la  :oar  de  la  collégiale  de  Poni-Crors  surgir  du  milieu  d'im 
massif  d'arbres;  la  route  co:pe  en  écharpe  un  versant  de  châtai- 
gniers qfji  domine  le  cours  du  Goayen,  et  bientôt  voici  ludierne, 
bâti  aux  flancs  de  collines  pelées,  au  long  d'un  quai  de  granit  oit 
stationnent  des  bateaux  de  pêche.  La  petite  ville,  sombre,  maussade, 
sans  verdure,  exhale  ime  insupportable  odetu*  de  rogue.  Au  moment 
où  nous  v  eaîrons,  la  cloche  du  déjeuner  sonne  à  l'hôtel  du  Com- 
merce, et  nous  nous  précipitons  alÊunés  vcts  la  salle  à  manger.  La 
table  est  présidée  par  l'hôte  lui-même,  tm  colosse  dont  la  mine  et 
le  nom  fd  s'appelle  Batifoulier»  éveillent  des  souvenirs  pantagrué- 
liques. —  Robuste,  pansu,  carré  des  épaules,  la  té'e  ronde,  brtme 
et  rasée,  l'œil  luisant  et  la  motistache  militaire,  il  rappelle  im  peu 
Alexandre  Dumas  père,  vers  la  fin  de  sa  vie,  avec  beaucoup  de 
vulgarité  en  plus,  et  en  nwins,  l'éclair  de  boue  spirituelle  qui  illu- 
minait la  figure  du  fécond  romancier.  Cet  bote  rabelaisien  est 
majestueux  et  solennel  comme  un  homme  pénétré  de  l'importance 
de  sa  fonction,  La  serviette  carrément  nouée  sois  le  menton,  les 
manches  retroossées,  les  coudes  écartés,  il  décoape  une  langouste 
avec  le  sérieux  et  la  pompe  d'an  grâni-r  rétre  pr  jcédaot  à^un  sacri- 


DOUARNENEZ,  Îj53 

fice  antique.  Puis  il  en  distribue  les  fragmens  aux  convives,  et  rem- 
plit leurs  verres  avec  l'air  de  leur  dire  :  «  Prenez,  ceci  est  ma 
chair;  buvez,  ceci  est  mon  sang.  »  Les  convives  affamés  et  pressés 
de  repartir  souhaiteraient  un  peu  moins  de  cérémonie;  le  seul 
Tristan,  qui  marivaude  avec  Jemima,  ne  trouve  pas  le  temps  long. 
Enfin  nous  pouvons  quitter  Audierne,  et  l'omnibus  gravit  pesam- 
ment une  montée  en  plein  soleil.  A  mesure  que  nous  avançons,  la 
route  est  plus  aride,  la  campagne  se  dénude  et  se  dépeuple.  Les 
arbres  deviennent  rares,  rares  aussi  les  habitations.  Du  bout  de 
son  fouet,  le  conducteur  me  montre  la  flèche  d'un  clocher  dans  un 
pli  de  terrain  :  c'est  Saint-Tugean,  dont  le  patron  fut  ermite,  puis 
abbé  à  Primelin.  Le  saint  a  sa  statue  dans  cette  église,  et  il  est 
représenté  tenant  une  clé  pointue.  Le  jour  du  pardon,  le  recteur 
pique  avec  cette  clé  des  centaines  de  petits  pains,  et  le  pain  une 
fois  piqué  peut  se  conserver  des  années  sans  moisir. 

—  J'en  ai  vu  de  ce  pain,  affirme  le  brave  Breton  en  fouaillant  ses 
chevaux  ;  on  l'a  enfermé  dans  un  coffre  à  côté  d'un  michon  que 
n'avait  pas  touché  la  clé;  je  ne  mens  pas,  monsieur!  le  pain  non 
béni  s'est  moisi  du  jour  au  lendemain  ;  l'autre  est  resté  des  années 
sain  comme  l'œil,  et  quand  on  le  présente  à  un  chien  enragé,  le 
chien  se  sauve  ainsi  qu'un  damné...  Voilà  la  vraie  vérité,  mon- 
sieur. Je  ne  mens  pas  ! 

Tout  en  l'écoutant,  je  regarde  vers  la  gauche  :  la  terre  s'est 
soudain  échancrée,  et  voici  un  coin  de  la  baie  d' Audierne  qui  appa- 
raît à  l'horizon.  Sous  le  soleil  qui  tombe  d'aplomb,  les  vagues 
bleues  scintillent  comme  si  des  milliers  de  sardines  y  frétillaient  à 
fleur  d'eau.  Plus  nous  montons,  plus  le  site  devient  désert.  Çà  et  là, 
encore  quelques  champs  pierreux,  ceints  de  murs  bas  en  biocailles, 
puis  le  blé  noir  disparaît  pour  faire  place  aux  ajoncs.  A  Lescoff,  le 
dernier  village  avant  d'arriver  à  la  pointe,  quelques  femmes  filent 
au  fuseau,  accroupies  au  long  des  masures;  nous  les  questionnons; 
elles  lèvent  une  tête  effarée  et  disparaissent  brusquement  sous  les 
porches  noirs  de  leurs  logis  eu  ruine.  Des  bandes  d'enfans  dégue- 
nillés suivent  notre  voiture  au  pas  de  course.  Voici  maintenant 
qu'à  droite  comme  à  gauche  se  montre  la  mer  lumineuse,  et,  debout 
au  milieu  d'une  bruyère  rase  et  roussie,  se  dresse  toute  blanche  la 
tour  d'un  phare.  La  grande  voix  de  l'océan  se  fait  entendre  de 
partout,  et  nous  apercevons  les  formidables  dents  grises  des  rochers 
du  Raz,  devant  lesquels  le  phare  se  tient  comme  une  mystérieuse 
sentinelle  surveillant  les  plaines  de  la  mer. 

Un  des  gardiens  du  sémaphore  s'offre  à  nous  guider,  car  le  che- 
min commence  à  devenir  difficile.  La  terre  se  rétrécit  à  vue  d'œil, 
les  flots  de  la  baie  d' Audierne  et  ceux  de  la  baie  des  Trépassés  l'as- 

TOME  XUII.  —  18    I.  23 


354  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

saillent  de  chaque  côté,  la  compriment  et  font  saillir  ses  ossemens 
de  granit.  Les  grandes  roches  aiguës  s'entassent  obliquement  les 
unes  sur  les  autres,  ne  laissant  qu'une  étroite  bande  de  gazon 
entre  elles  et  l'abîme  qui  mugit  à  deux  cents  pieds  au-dessous.  Le 
long  de  ce  périlleux  sentier,  notre  caravane  s'égrène  en  file  indienne. 
Le  bouillonnement  des  vagues  nous  étourdit,  et,  pour  augmenter 
notre  ahurissement,  des  enfans,  pieds  nus  et  en  haillons,  se  faufi- 
lent entre  nos  jambes,  grimpent  dans  les  rocs  comme  déjeunes 
chats,  puis  nous  rapportent  en  bondissant  des  bouquets  de  fougères 
et  de  scolopendres,  afin  de  nous  arracher  des  sous  en  échange. 

Tout  autour,  un  vaste  espace  de  mer  nous  donne  de  merveilleux 
cblouissemens.  A.  gauche,  dans  un  immense  demi-cercle  borné  par 
les  roches  vaporeuses  de  Pen-March,  la  baie  d'Audierne  étale  ses 
moires  céruléennes;  —  à  droite,  la  baie  des  Trépassés  enfonce  ses 
eaux  d'un  bleu  plombé  dans  une  enceinte  de  récifs  menaçans,  et  la 
pointe  du  Van,  qui  la  sépare  de  la  baie  de  Douarnenez,  découpe 
sur  l'étendue  azurée  la  blanche  arête  de  son  promontoire  ;  —  en 
face,  le  Raz  semé  d'écueils,  puis  la  légendaire  île  de  Sein,  aux 
terres  si  basses  qu'on  dirait  à  chaque  instant  que  le  flot  va  les 
recouvi'ir;  —  au-delà  enfin,  la  mer  radieuse  et  sans  limites,  se 
fondant  au  loin  dans  les  buées  liks  qui  bordent  le  ciel.  —  Plus  de 
traces  humaines;  pas  un  bout  de  voile  au  large,  rien  que  le  con- 
tinuel rugissement  des  lames  et  les  cris  aigus  des  goélands  qui 
tournent  horizontalement  au-dessus  des  roches.  C'est  la  fin  de  la 
vie  terrestre,  le  commencement  de  l'iufini  sauvage  et  solitaire. 

Les  dames,  prises  de  vertige,  renoncent  à  aller  plus  loin  et  s'as- 
soient au  pied  d'un  rocher,  sur  une  plate- forme  étroite  qui  sur- 
plombe au-dessus  de  l'abîme.  Restés  seuls  avec  le  guide,  nous 
continuons  à  côtoyer  les  flancs  de  l'entonnoir  rocheux  au  fond 
duquel  bout  V enfer  de  Plogoff.  C'est  là  seulement  que  commencent 
les  difficultés  sérieuses.  Il  faut  se  glisser  à  plat  ventre  dans  les 
interstices  des  blocs  amoncelés,  poser  le  pied  sur  des  plates-bandes 
larges  comme  la  main,  et  descendre  avec  précaution  les  gradins 
irréguliers  formés  par  les  crevasses  de  la  pierre.  Mais  aussi,  arrivé 
au  milieu  de  ce  puits  de  granit,  on  est  récompensé  de  sa  peine  en 
contemplant  presque  face  à  face  le  formidable  assaut  des  vagues 
contre  les  roches  luisantes  qui  forment  les  parois  du  gouffre.  Elles 
accourent  de  tous  côtés,  verdâtres  et  monstrueuses,  par  des  cou- 
loirs percés  dans  les  entrailles  de  la  pointe  ;  parfois  elles  s'y  ren- 
contrent, s'y  heurtent  furieusement  avec  des  râlemens  sinistres  ou 
des  détonations  éclatantes.  L'eau  noire  tournoie  et  bouillonne 
comme  au  fond  d'une  cuve  miîgique;  de  temps  à  autre,  elle  lance 
de  bas  en  haut  de  sourdes  lames  verticales  qui  retombent  en  épar- 
pilleiiiens  d'écume.  Et  quand  du  fond  de  cette  ombre  pleine  de 


DOUARNENEZ.  355 

hurleraens  et  de  coups  de  tonnerre,  nous  relevons  les  yeux  vers 
le  ciel,  nous  apercevons  tout  là-haut,  en  plein  soleil,  des  taches 
bleu  s  et  roses  qui  semblent  plaquées  à  la  cime  da  rocher  :  ce  sont 
les  dames  que  nous  avons  laissées  en  arrière  et  qui  nous  rappel- 
lent avec  des  gestes  effrayés... 

L'escalade  est  moins  périlleuse  que  la  descente.  Au  bout  d'un 
quart  d'heure,  nous  nous  retrouvons  tous  au  bord  de  la  baie  des 
Trépassés,  à  l'extrémité  de  laquelle  nous  apercevons  l'étang  de 
Laoual,  qu'une  bande  de  terre  sépare  seule  de  la  mer.  Tristan,  qui 
donne  le  bras  à  Jemimn,  lui  conte  de  sa  voix  la  plus  éloquente 
la  légende  de  la  ville  d'is. 

C'est  sur  l'emplacement  de  l'étang  de  Laoual  que  s'étendait  au 
V'  siècle  cette  fabuleuse  cité,  la  Sodome  de  la  vieille  Armorique. 
Les  pêcheurs  qui  poussent  leurs  barques  sur  cette  surface  stag- 
nante croient  encore  en  se  penchant  voir  au  fond  de  l'eau  des 
palais  en  ruine  et  des  tours  effondiées.  Le  roi  Gradlon  régnait  sur 
la  ville,  défendue  contre  l'océan  par  de  hautes  digues  que  fermait 
une  massive  écluse  dont  le  roi  gardait  toujours  la  clé  d'argent 
pendue  à  son  cou.  A  la  cour  de  Grallon  brillait  sa  fille  Dahut,  aux 
cheveux  blonds  comme  l'or.  Elle  régnait  sur  les  cœurs,  comme  le 
roi  régnait  sur  la  mer;  mais  elle  était  elle-même  gouvernée  par  les 
sept  péchés  capitaux,  et  ses  débauches  avaient  fini  par  être  un 
scandale  public.  Le  vieux  monarque  seul  feruiait  les  yeux  sur  les 
crimes  de  sou  unique  enfant.  Dahut,  poussée  par  le  démon  qui 
habitait  en  elle,  profita  du  sommeil  de  Gradlon  pour  lui  enlever  la 
clé  d'argent  de  l'écluse,  et  une  nuit,  le  roi  vit  apparaître  à  son  che- 
vet saint  G'iennolé  qui  lui  cria  :  «  Gradlon,  hâte-toi  de  te  sauver, 
car  Dahut  a  ouvert  l'écluse  et  la  mer  se  précipite  dans  la  ville  !  »  Le 
bon  roi,  touché  d'un  reste  d'amour  paternel,  ne  voulut  point  mon- 
ter à  cheval  sans  prendi-e  sa  fille  en  croupe,  et,  chargé  de  ce  dan- 
gereux fardeau,  il  s'élança  vers  les  portes  de  la  ville.  Au  moment  où 
le  père  et  la  fille  les  franchissaient,  un  long  mugissement  retentit 
derrière  eux  :  c'était  la  grande  cité  d'Is  qui  s'abîmait  sous  les  vagues 
tourbillonnantes.  Effaré,  le  roi  galopa  toute  la  nuit,  portant  tou- 
jours en  croupe  la  damnable  pécheresse,  qui  le  tenait  embrassé. 
Derrière  lui,  toujours,  les  fljts  galopaient  menaçans.  Au  matin, 
arrivé  près  de  Douarnenez  et  constamment  pourchassé  par  la 
marée  écumante,  il  entendit  une  voix  qui  lui  criait  :  «  Gradlon,  si 
tu  ne  veux  pas  périr,  débarrasse-toi  du  démon  que  tu  portes  en 
croupe!  »  Dahut,  terrifiée  par  cette  clameur  mystérieuse,  perdit  la 
tête,  ses  mains  se  dénouèrent  et  elle  roula  dans  les  flots,  qui  s'ar- 
rêtèrent immédiatement  après  l'avoir  engloutie.  L'endroit  où  elle 
tomba  s'appelle  encore  Poul-Baliut  (le  gouffre  de  Dahut),  d'où  on 
a  fait  par  corruption  Poul-Davit. 


356  RETUE    DES    DEUX    MONDES, 

Eu  contant  sa  légende,  Tristan  prend  des  mines  si  tragiques  que 
la  Payse  éclate  de  rire. 

—  Il  n'y  a  pas  de  quoi  plaisanter,  dit-il,  vexé  :  c'est  l'éternelle 
histoire  de  la  sirène  aux  cheveux  d'or,  à  la  voix  charmeresse,  fatale 
à  ceux  qui  la  regardent  et  qui  l'écoutent. 

—  Ob  !  réplique  la  Payse  en  continuant  de  rire,  votre  histoire 
n'est  pas  neuve,  il  y  aune  vieille  chanson  de  chez  nous  qui  raconte 
également  les  méfaits  d'une  charmeuse,  sœur  de  Dahut. 

En  même  temps,  de  sa  voix  métallique  et  mordante,  elle  se  met 
à  fredonner  : 

N'y  a  ni  poisson  ni  carpe, 
Qui  n'en  aient  pas  pleuré; 
N'y  a  que  la  Sirène 
Qui  ait  toujours  chanté. 

—  Croyez-moi,  reprend-elle,  en  dardant  vers  lui  ses  yeux  mo- 
queurs, il  y  a  des  momens  dans  la  vie  où  on  voudrait  pouvoir  chan- 
ter en  dépit  de  tout,  et  où  on  serait  heureux  d'avoir  l'insouciance 
de  la  sirène. 

—  Vous  en  êtes  peut-être  une  vous-même,  avec  vos  yeux  verts, 
riposte  Tristan,  furieux  de  voir  l'elfet  de  sa  légende  complètement 
manqué;  vous  avez  l'air  d'une  ondine  et  je  ne  m'étonnerais  pas  si 
l'ourlet  de  votre  robe  était  mouillé... 

INous  remontons  en  voiture,  et  il  est  près  de  sept  heures  quand 
nous  atteignons  Audierne.  La  rivière  a  de  magnifiques  teintes  vio- 
lettes; le  quai,  désert  ce  matin,  s'anime  et  s'égaie;  les  barques 
des  pêcheurs  rentrent  dans  le  port  ;  des  Anglais  en  veston  court  et 
des  Anglaises  aux  voiles  bleus  descendent  d'un  break.  —  Sur  le 
seuil  de  l'hôtel,  Batifoulier,  grave  et  impassible,  sonne  le  dîner. 
Il  tire  la  corde  lentement,  pompeuseiient,  avec  sa  mine  de  grand 
pontife  convaincu.  Les  tintemens  se  succèdent  à  des  intervalles 
réguliers,  sans  hâte;  puis  viennent  les  trois  coups  d'appel  bien 
détachés,  et,  sans  même  daigner  nous  voir,  l'hôte  s'achemine 
majestueusement  vers  la  salle  à  manger. 


Dimanche,  5  septembre. 

C'est  le  jour  des  régates,  un  jour  de  liesse  pour  cette  petite 
ville  dont  la  population  vit  de  la  mer  et  dont  la  principale  indus- 
trie est  la  pêche.  La  sardine  est  la  richesse  de  Douarnenez;  dans 
l'antiquité,  on  lui  eût  consacré  un  temple;  aujourd'hui  on  se  con- 
tente de  sculpter  l'image  de  ce  poisson  providentiel  au  fronton  des 
églises  locales.    —  La  sardine  arrive  sur  la  côte  aux  environs  du 


DOUARNENEZ.  357 

mois  dd  mai.  De  juin  à  décembre,  près  de  liait  cents  bateaux  s'y 
livrent  à  la  pêche,  et,  quand  la  saison  est  bonne,  y  prennent  chaque 
jour  des  millions  de  poissons.  A  l'heure  du  départ,  le  port  de 
Rôs-Meur  présente  une  animation  curieuse.  Par  les  nombreux 
escaliers  qui  descendent  sur  le  quai,  les  pêcheurs  arrivent  portant 
leurs  paniers  et  leurs  capuchons  de  cotonnade  jaune  huilée.  Les 
femmes,  iiico*uânt  leur  bas  ou  maniant  leur  crochet,  les  accompa- 
gnent jusqu'au  talus.  De  larges  chaloupes,  où  un  homme,  debout 
à  l'arrière,  godille  vigoureusement,  transportent  ch  ique  équipage 
à  son  bateau.  Les  provisions,  les  filets  et  les  appâts  sont  déposés 
au  fond  de  l'embarcation,  et  en  quelques  minutes  chacun  est  à  son 
poste.  L'équipage  se  compose  du  patron,  de  deux  rameurs,  de 
deux  ou  trois  pêcheurs  et  d'un  mousse.  Les  poulies  grincent,  la 
voile  monte  le  long  du  mât;  une  à  une,  les  barques  doublent  rapi- 
dement le  fanal  de  la  jetée,  et  les  voiles  tendues  palpitent  au  vent; 
puis  on  les  voit  s'éparpiller  dans  les  eaux  de  la  baie,  tantôt  incli- 
nées sous  la  brise,  tantôt  coupant  les  vagues  en  droite  ligne;  une 
heure  après,  toute  la  flottille  n'apparaît  plus  au  loin  que  comme 
un  vol  d'hirondelles  de  mer. 

Pendant  la  pêche,  on  rame  doucement  et  on  garde  un  profond 
silence  ;  placé  à  la  barre,  le  pairon  appâte  à  droite  et  à  gauche  du 
long  filet  qui  traîne  à  l'arrière.  L'appât,  connu  sous  le  nom  de 
rogne,  est  composé  d'œufs  de  morue  délayés  avec  de  l'eau  de  mer. 
La  sardine  nageant  à  fleur  d'eau  se  jette  sur  la  rogne,  et  des  bandes 
entières  de  poissons  s'engagent  ainsi  dans  le  filet,  où  l'on  voit 
scintiller  leurs  écailles  d'argent.  Elles  se  maillent  plus  ou  moins 
vite,  selon  qu'elles  sont  plus  ou  moins  troublées  par  les  mar- 
souins qui  leur  donnent  la  chasse.  Quand  le  filet  disparaît  sous 
sa  charge  pesante,  le  patron  fait  virer  la  barque,  deu's:  hommes 
saisissant  la  seine^  l'enlèvent  et  la  secouent  adroitement;  le  poisson 
tombe  ainsi  au  fon  1  du  bateau  sans  qu'il  soit  nécessaire  d'y  tou- 
cher, condition  indispensable  de  la  bonne  conservation  de  la  sar- 
dine. —  Vers  l'heure  de  la  rentrée  des  barques,  les  fritureries^ 
éparses  sur  les  rochers  qui  dominent  la  baie  guettent  le  retour. 
Celles  où  l'on  manque  de  sardines  hissent  un  drapeau  au  sommet 
de  leur  façade;  c'est  un  signal  qui  se  volt  de  loin  et  auquel  les 
patrons  peuvent  répondre  sur-le-champ  par  d'autres  signaux  con- 
nus. L'offre  et  îa  demande  se  transmettent  ainsi  à  travers  la  baie, 
et  avant  qu'on  rentre  au  port,  plus  d'un  marché  est  déjà  conclu. 

Cette  année,  la  sardine  n'a  pas  donné,  et  la  gaîté  de  Douarnenez 
s'en  ressent.  Plusieurs  fritureries  sont  fermées;  tout  le  jour,  de 
nombreux  groupes  de  marins  vaguent  oisifs  sur  les  dalles  du  quai 
ou  au  beau  miheu  de  la  place  de  laFontaine;  les *«r<3Îmîères  passent 
leur  journée  assises  ou  debout  au  creux  des  rochers,  occupant  leurs 


35S  REVUE   DES   DEUX.  MONDES. 

loisirs  à  des  travaux  de  tricot  ou  de  crochet.  —  La  fête  des  régates 
n'en  a  pas  moins  jeté  sur  le  port  une  masse  de  curieux.  Des  groupes 
compacts  d'iiommes  et  de  femmes,  paysans  ou  citadins,  stationnent 
autour  du  mât  de  cocagne,  devant  l'estrade  où  la  fanfare  ioue  ses 
airs  les  plus  ronflans.  Tous  les  costumes  de  la  Gornouaille  y  sont 
leprésentés.  A  côté  des  bérets  et  des  cottes  tannées  des  marins, 
les  vestes  des  gars  de  Ploa-Ré,  de  Pont-Croix  et  de  Loc-Rouan  met- 
tent des  taclies  de  bleu  clair.  Les  chapeaux  ronds  à  larges  bords  et 
à  rubans  de  velours  s'agitent  au  milieu  des  coiffes  de  mousseline 
dés  sardinières,  des  fraises  tuyautées  de  Quimper,  des  cols-capu- 
chons de  Ghâteaulin,  ou  des  collerettes  plissées  et  des  coiffes  aux 
ailes  blanches  des  femmes  de  Concarneau.  Gà  et  1j,  un  homme  de 
Pont- l'Abbé  étale  fièrement  ses  vestes  superposées,  où  se  déta- 
chent des  lisérés  de  laine  aux  couleurs  vives  et  parfois  un  saint 
ciboire  brodé  dans  le  dos.  Les  femmes  de  ce  même  bourg,  dont  la 
figure  étrange  rappelle  le  type  lapon,  portent  les  cheveux  ramenés 
au  sommet  de  la  tête  et  maintenus  par  une  étroite  coiffure  de 
dorelolerie  nommée  bigouden.  Leur  toilette  a  une  vivacité  de  cou- 
leur tout  orientale  :  larges  plastrons  jaunes  ou  écarlates ,  cor- 
sages et  manchettes  soutachées  d'argent,  jupes  vertes  fleuries  de 
broderies  éclatantes.  Au  milieu  de  cette  bigarrure  de  costumes, 
les  enfans  grouillent  et  s'ébaudissent  :  les  filles,  habillées  comme 
de  petites  femmes,  les  garçons  couvrant  d'un  béret  bleu  leur  tête 
blonde  frisée,  et  montrant  leur  peau  hâlée  par  les  trous  de  la  che- 
mise ou  de  la  culotte  en  lambeaux,  —  Ici,  les  enfans  pullulent.  Pas 
une  famille  qui  n'en  ait  huit  ou  dix;  une  fille  ou  un  fils  unique  est 
montré  comme  un  phénomène.  Ils  sont  quasi  amphibies,  vivant  dès 
le  premier  âge  autant  dans  l'eau  que  sur  terre  ;  on  ne  peut  faire  trois 
pas  sans  en  avoir  des  douzaines  dans  les  jambes;  effrontés,  gouail- 
leurs, quémandeurs,  déguenillés,  mais  beaux,  frais,  sourians,-  avec 
des  vivacités  d'écureuils,  de  grands  yeux  bleus  et  des  figures  roses, 
joufllues. 

Parmi  ces  bambins,  les  plus  petits  s'entassent  pêle-mêle  au  bord 
de  l'eau,  contemplant  avec  une  admiration  jalouse  trois  gamins 
plus  aventureux  qui  se  sont  installés  dans  des  baquets  et,  armés 
de  battoirs,  godillent  intrépidement  dans  le  bassin.  Des  adolescens 
nus  jusqu'à  la  ceinture  se  livrent  cà  une  distraction  plus  périlleuse 
et  plus  lucrative.  A  bord  du  Capelan,  on  a  organisé  un  jeu  qui 
consiste  à  aller  décrocher  des  ceintures  rouges,  des  vareuses  et  des 
cravates,  pendues  à  un  bout  de  vergue  à  l'extrémité  d'un  mât  qui 
surplombe  horizontalement  au-dessus  de  l'eau.  Les  uns  à  chevau- 
chons, les  autres  debout  sur  le  mât  savonné,  s'avancent  vers  la 
vergue  avec  une  sage  lenteur.  Leur  torse  grêle  et  grelottant  oscille 
sur  l'étroite  rondeur  du  sapin.  En  voici  ua  qui  pirouette  à  mi-che- 


DOUARNENEZ.  359 

min.  Plouf!  il  est  tombé  à  l'eau;  il  plonge  et  reparaît  ruisselant 
aux  flancs  de  la  goélette.  Un  autre  est  arrivé  à  l'extrémité  du  mât, 
il  choisit  une  belle  ceinture  rouge,  il  l'agite  d'un  air  de  triomphe, 
la  mord  à  belles  dents  et  pique  une  tête  dans  le  bassin.  Au  bout 
d'une  demi-heure,  la  vergue  est  complètement  dégarnie;  mais  les 
gamins,  mis  en  goût  par  cet  exercice,  ne  se  lassent  pas.  Les  voilà 
maintenant  qui  nagent  de  l'autre  côté  de  la  jetée  et  plongent  pour 
cueillir  sous  l'eau  des  sous  qu'on  leur  lance,  enveloppés  de  papier 
blanc.  Ils  apportent  à  ce  jeu  un  entrain  enragé,  se  disputant  entre 
deux  eaux  les  sous  qui  pleuvent  du  haut  du  parapet.  L'un  d'eux  se 
maintient  une  bonne  demi-heure  à  fleur  d'eau,  nageant  comme 
une  grenouille;  il  descend,  remonte  sans  se  reposer;  les  yeux  lui 
sortent  de  la  tête  et,  emmagasinant  son  gain  dans  un  coin  de  sa, 
bouche ,  il  crie  entre  ses  dents  aux  curieux  penchés  vers  lui  : 
«  Strami?  Strami?{  Est-ce  qu'il  n'y  en  a  plus?)  »  Et  il  continue  à  se 
démener  comme  un  possédé,  jouant  des  coudes  et  des  genoux 
dans  l'eau  brune,  jusqu'à  ce  que  les  badauds  se  fatiguent  de  jeter 
des  sous. 

Une  explosion  de  cuivres  de  la  fanfare  pousse  la  foule  à  l'extré- 
mité de  la  jetée;  les  bateaux  qui  ont  couru  reviennent  à  force  de 
rames,  et  ce  sont  des  cris  rauques  d'encouragement,  des  battemens 
de  mains  et  des  altercations  bruyantes  pour  savoir  qui  est  arrivé 
bon  premier. 

Nous  quittons  le  port  et  nous  allons  visiter  le  champ  de  foire  où 
l'on  danse  au  biniou.  Les  deux  joueurs,  en  costume  breton,  longs 
cheveux,  la  mine  goguenarde,  la  trogne  enluminée,  sont  perchés 
sur  une  estrade,  et  soufflent  énergiquement,  l'un  dans  sa  bombarde, 
l'autre  dans  sa  cornemuse.  A  leurs  pieds,  des  marins  et  des  pay- 
sans exécutent  gravement  une  sorte  de  branle  sur  un  rythme  traî- 
nant et  monotone.  Les  filles  font  cercle  à  l'entour,  mais  pas  une 
ne  se  mêle  à  la  danse.  Tristan  s'étonne  du  peu  d'enthousiasme  de 
l'élément  féminin  et  en  demande  la  raison  à  ses  voisines  : 

—  Voyons,  dit-il,  de  sa  voix  chantante,  est-ce  que  vous  n'aimez 
pas  à  danser? 

—  Oh  !  que  si,  monsieur,  mais  nous  ne  danserons  pas. 

—  Pourquoi  ? 

—  C'est  aujourd'hui  dimanche,  réplique  une  jolie  sardinière, 
et  pour  des  filles,  voyez-vous,  ça  n'est  pas  propre  de  danser  le 
dimanche... 

8  septembre. 

Après  déjeuner,  Tristan  est:  allé  à  la  recherche  des  menhirs  épars 
dans  la  lande  Saint-Jean.  Par  ce  grand  soleil,  les  plateaux  de 


360  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

bruyères  sans  arbres  me  séduisent  médiocrement;  je  l'ai  donc 
laissé  partir  seul  et,  décidé  à  prendre  un  bain  de  verdure,  je  suis 
allé  rejoindre  la  Payse  et  Jemima,  qui  travaillent  à  une  étude  aux 
environs  du  hameau  du  Jug. 

J'ai  suivi  le  petit  sentier  en  corniche  qui  côtoie  les  falaises  dans 
la  direction  de  la  plage  du  Riz,  et  qui  est  bordé  de  beaux  arbres  à 
travers  lesquels  on  entrevoit  la  baie  éblouissante.  Ce  sentier  est 
charmant;  à  chaque  détour,  il  vous  offre  une  surprise  et  on  y  fait 
toujours  de  nouvelles  dérouvertes.  —  Ici,  c'est  une  fontaine  ali- 
mentant un  lavoir  en  plein  air,  où  des  paysannes,  la  coiffe  au 
vent,  battent  leur  linge  en  jasant  dans  leur  langue  énergique  et 
gutturale;  là,  une  prairie  à  l'herbe  touffue,  bordée  de  hauts  talus 
sur  lesquels  pous.'^ent  vigoureusement  des  chênes  et  des  platares; 
plus  loin,  des  masures  au  toit  moussu  dorment  éparses  sous  une 
haute  futaie  où  des  rouges-gorges  modulent  délicatement  leur  chant 
d'arrière-saison.  Les  essences  d'arbres  y  sont  aussi  variées  que 
dans  une  forêt:  les  frênes,  les  hêtres  et  les  ormes  y  élancent  leurs 
troncs  droits,  couronnés  d'une  feuillée  épaisse  ;  des  châtaigniers  y 
étalent  largement  leur  frondaison  vernissée,  et,  sur  des  tertres  qui 
dominent  la  baie,  des  bouquets  de  pins  maritimes  étendent  hori- 
zontalement leurs  ramures  d'un  gris  argenté.  —  Ajoutez  à  cela 
l'abondance  des  fleurs  sauvages  qui  restent  plus  longtemps  fleuries 
dans  cette  robuste  fraîcheur.  Les  talus  sont  semés  de  magnifiques 
digitales  rouges  et  de  bruyères  tetralîx  à  fleurs  roses;  les  scahieuses 
et  les  chèvrefeuilles  foisonnent  dans  les  haies;  et  c'est  à  travers 
cette  profusion  de  branches  vertes  et  de  plantes  épanouies  qu'on 
chemine  jusqu'à  la  sinueuse  vallée  du  Riz,  qui  vient  déboucher  au 
fond  de  la  baie. 

Cette  plage  du  Riz  est  certainement  prédestinée  à  devenir  une 
station  balnéaire.  Elle  atout  pour  séduire  un  spéculateur  entrepre- 
nant: la  fraîcheur  attrayante  de  la  verte  vallée  qui  fuit  derrière  elle; 
l'encadrement  décoratif  des  rocheis  qui  la  bordent  à  droite  et  à 
gauche,  et  où  se  creusent  des  grottes  profondes  aux  belles  couleurs 
veinées  de  rouge  et  de  jaune;  l'ample  étendue  de  son  tapis  de 
sable,  et  la  vigueur  des  lames  qui  accourent  directement  du  milieu 
de  la  baie,  hautes,  larges  et  majestueuses.  — Pour  le  moment,  elle 
n'est  hantée  que  par  des  peintres  et  de  rares  baigneurs  qui  font  à 
pied  le  trajet  de  Dou amenez  au  Riz. 

Il  est  deux  heures.  La  mer  est  d'un  bleu  vert.  A  gauche,  les 
falaises  d'un  jaune  d'ocre,  couronnées  de  gazon,  sont  baignées  de 
soleil;  le  Méné-hom  a  une  auréole  de  buée  lilas,  et  tout  au  Icin,  à 
l'entrée  de  la  baie,  on  aperçoit,  à  peine  distincte,  la  pointe  grise 
du  cap  de  la  Chèvre.  —  A  droite,  des  rochers  d'un  nitir  humide 
sortent  de  l'eau  lumineuse;  les  futaies  de  Ploa-Ré,  les  prés  et  les 


DOUARNENEZ.  361 

châtaigneraies  en  gradins  enlèvent  a'i-dessus  leurs  masses  d'un  vert 
foncé.  Au-delà  d'un  bouqu3t  de  pins  penchés  au  sommet  du  che- 
inia  des  contrebandiers,  il  y  a  comme  un  écroulement  de  verdures 
désordonnées,  puis  les  maisons  blanches  de  Douarnenez  vont  presque 
rejoindre  les  rochers  de  l'île  Tristan.  Plus  loin,  on  ne  voit  plus 
qu'une  vaste  nappe  de  mer  verte,  au-dessous  d'un  ciel  d'un  bleu 
très  doux,  qui  finit  par  se  fondre  dans  les  vapeurs  laiteuses  de 
riiorizon. 

Des  promeneurs  flânent  épars  dans  les  rochers  ;  un  peintre  pioche 
son  motif  k  l'ombre  d'un  grand  parasol,-  un  épagneul,  en  arrêt  au 
bord  d'une  flaque  d'eau,  les  jambes  tremblantes,  les  oreilles  en 
crochet,  guette  patiemment  une  crevette  ou  un  crabe  en  traia  de 
prendre  ses  ébats.  Une  petite  servante  bretonne,  jambes  nues,  les 
cottes  troussées  au-dessus  des  genoux,  entraîne  vers  la  vague  deux 
bdbies  en  costume  de  bain,  qui  regimbent,  piaillent  et  ne  veulent 
pas  se  laisser  baigner.  Sur  le  sable,  trois  vaches  rousses  couchées 
ruminent  lentement,  en  contemplant  avec  leurs  grands  yeux  violets 
la  mer  glauque  et  ourlée  d'écume. 

Je  retraverse  la  route  et  je  m'enfonce  dans  la  vallée  du  Riz,  en 
quête  de  la  Payse  et  de  Jetninui,  Après  m' être  souvent  fourvoyé, 
—  les  chemins  bretons  étant  les  plus  illogiques  des  chemins,  et 
les  explications  bretonnes  manq|uant  absolument  de  netteté,  — je 
débouche  sous  une  antique  avenue  de  chênes  moussus  d'un  vert 
noir.  Au  bout  de  l'avenue  est  un  mur  effondré  et  tapissé  de  fou- 
gères; au  milieu,  s'ouvre  un  porche  ogival,  avec  un  écusson  aux 
sculptures  rongées,  un  toit  en  auvent  et  un  pigeonnier  abandonné, 
le  tout  attenant  à  une  cour  de  terme  encombrée  de  fumier  et  bor- 
dée de  masares  croulantes.  C'est  le  manoir  de  Kératry,  ou  plutôt 
Cvi  n'en  est  p'usque  l'ombre.  La  mélancolique  demeure  des  Ravens- 
^\  ood  était  un  palais  a  côté  de  cette  ruine  délabrée,  qui  fut  le  ber- 
ceau des  ancêtres  de  l'auteur  du  Dernier  des  Bcaumanoir.  Je 
pénètre  dans  la  cour  de  la  métairie,  qui  semble  déserte  ou  du  moins 
dont  les  métayers  effarouchés  se  cachent,  selon  l'habitude  des 
p  lysans  cornouaillais;  et  franchissant  une  poterne,  je  tombe  sur 
un  grand  espace  vert,  sauvage,  semé  de  ronces  et  de  noisetiers,  oii 
l'on  reconnaît  l'emplacement  d'un  jardin  défunt.  Quelques  buis- 
sons de  rosiers,  des  lauriers  amandiers  et  des  fuchsias  dans  les- 
quels s'enlacent  des  chèvrefeuilles,  indiquent  seuls  qu'en  cet 
endroit  furent  jadis  des  parterres  où  la  dame  du  logis  venait  cueil- 
lir des  roses  et  prendre  le  frais  aux  heures  chaudes  de  la  journée. 

C'est  là  que  je  retrouve  enfin  la  Payse  et  Jemima^  très  affairées 
à  leur  étude,  sous  la  garde  d'un  gamin  de  dix  ans  aux  cheveux 
roux  embroussaillés,  à  la  mine  effrontée.  Jemima  lève  le  nez  de 
dessus  sa  toile  et  me  lance  un  regard  questionneur,  où  je  crois  lire 


362  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

un  certain  étonnement  causé  par  l'absence  de  Tristan.  Quanta 
la  Payse,  elle  me  tend  la  main,  et  me  montrant  d'un  clignement 
d'yeux  les  entours  de  Kératry  :  — Hein?  me  dit-elle,  est-ce  assez 
désert  ici  ?  On  se  sent  à  la  fois  pénétré  d'humidité  et  de  mélanco- 
lie. Vous  avez  bien  fait  d'arriver,  nous  tournions  au  saule  pleu- 
reur... C'est  d'une  belle  sauvagerie,  mais  c'est  trop  triste,  et  ça 
TOUS  ôte  tout  courage  pour  travailler!.. 

Ce  premier  effet  de  la  nature  cornouaillaise  sur  les  étrangers, 
sur  les  femmes  et  les  Parisiennes  principalement,  est  très  caracté- 
ristiîjue.  C'est  un  peu,  à  rebours,  l'impression  que  doit  faire  notre 
vie  turbulente  et  fiévreuse  sur  les  Bretons  jetés  tout  à  coup  en 
plein  Paris.  Ici,  les  nouveaux  venus  sont  pris  d'une  nostalgie  sourde. 
Ces  grands  espaces  silencieux  sans  culture  et  sans  villages,  cette 
verdure  sombre  et  profonde,  ces  sources  qui  coulent  de  toutes  parts 
avec  un  bruit  de  sanglots,  cette  population  effarouchée  et  grave, 
qui  parle  une  langue  inconnue  et  se  méfie  de  l'étranger  :  tout  cela 
agit  sur  les  organisations  nerveuses,  à  la  façon  d'une  musique  en 
mineur,  lente  et  trop  continuellement  plaintive.  C'est  une  brume 
mélancolique  tombant  goutte  à  goutte  et  qui  finit  pai-  vous  péné- 
trer jusqu'aux  moelles. 

Le  soleil  couchant  allongeait  déjà  les  ombres  des  chênes  sur  lés 
prés,  où  un  ruisseau  bouillonnait  au  sortir  d'une  écluse  rustique, 
et  où  vaguaient  deux  chevaux  à  demi  sauvages.  En  face  de  nous,  au 
revers  d'une  colline,  le  village  du  Jug  s'tstompait  d'une  vapeur 
bleuâtre,  dans  laquelle  des  linges  séchant  sur  des  haies  piquaient 
des  notes  blanches.  La  Payse  etJemima  ont  plié  bagage;  on  a  fixé, 
à  l'aide  d'une  courroie,  les  boîtes  et  les  châssis  sur  le  dos  de  leur 
petit  page  en  haillons,  et  nous  sommes  revenus  vers  Douarnenez  à 
travers  le  plateau. 

Sur  le  plat  de  la  colline,  le  pays  est  très  couvert.  Les  manoirs  s'y 
succèdent  enfouis  dans  las  chênaies  et  les  châtaigneraies  :  —  Kéril- 
lis,  Kerdouarnec,  Goat-an-aer,  —  on  dirait  que,  pareils  aux  pay- 
sans bretons,  ils  cherchent  à  se  dérober  aux  regards  des  étrangers. 
Pour  les  voir,  il  faut  plonger  dans  des  chemins  creux,  s'enfoncer 
sous  des  futaies  d'où  l'on  aperçoit  tout  à  coup  la  tourelle  grise 
d'un  pigeonnier,  et  d'où  l'on  entend  l'aboiement  inhospitalier  des 
chiens  de  garde.  Au  sortir  du  manoir  de  Kerdouarnec,  nous  tom- 
bons sur  une  solennelle  et  sinueuse  allée  de  trembles  qui  aboutit 
à  l'église  de  Ploa-Ré.  Le  gazon,  déjà  semé  du  feuillage  blanchâtre 
des  trembles,  amortit  le  bruit  des  pas  ;  l'allée  prolonge  ainsi  pen- 
dant un  quart  d'heure  ses  files  d'arbres  à  mine  sévère,  et  cette 
avenue  silencieuse,  avec  le  cimetière  de  Ploa-Ré  au  bout,  achève 
de  nous  noyer  de  mélancolie. 

Nous  ne  rentrons  qu'à  la  nuit  close,  au  moment  où  la  cloche  de 


DOUARNENEZ.  36S 

l'hôtel  sonne  le  dîner.  A  peine  sommes-nous  à  nos  places  que  Tris- 
tan se  précipite  comme  un  torrent  dans  la  salle  à  manger.  Il  a  k 
mine  maussade  et  le  geste  nerveux.  Il  avale  sans  mot  dire  son 
potage  avec  une  hâte  d'affamé,  et  à  la  dernière  gorgée,  il  éclate  : 

—  Tu  ne  me  demandes  seulement  pas  ce  que  j'ai  fait  de  mon 
après-midi?  grogne-t-il  à  mon  adresse. 

—  Eli  bien  !  comment  as-tu  passé  ton  temps  ? 

—  J'ai  fait  vingt-huit  kilomètres  dans  la  lande,  et  j'ai  tout  vu. 

—  Alors  tu  dois  être  content? 

—  Non  ;  il  m'est  arrivé  une  aventure  qui  m'a  tout  gâté  et  qui 
m'a  exaspéré  contre  les  gens  de  ce  pays-ci. 

—  Quoi  donc? 

—  Je  voulais  visiter  toutes  les  pierres  druidiques  sans  en  manquer 
une,  et,  armé  de  mon  Colloque  breton^  je  poussais  des  questions  à 
tous  les  paysans...  J'ai  fini  par  trouver  ce  que  je  cherchais,  et  j'en 
ai  vu  (!es  pierres,  je  t'assure!..  Vers  le  soir,  comme  je  me  reposais, 
éreinté,  près  de  la  pointe  de  Leïdé,  j'ai  été  tout  à  coup  environné 
par  une  bande  de  gamins,  et  sais -tu  ce  qu'il  me  criaient  en 
chœur? 

—  Ils  te  demandaient  des  sous? 

—  Non,  ils  criaient  en  me  narguant  :  «  Menhir!  menhir!  »  et  ils 
se  gaussaient  de  moi,  les  affreux  drôles! 

J'éclate  de  rire,  et  je  ne  puis  me  tenir  de  conter  l'histoire  à  la 
Payse,  qui  la  conte  à  Jemima  et  à  la  Suissesse,  de  sorte  que  la 
mésaventure  de  Tristan  fait  le  tour  de  la  table. 

Jemima  me  lance  un  noir  regard  chargé  de  reproches.  Elle  est 
la  seule  qui  n'ait  pas  ri. 

—  Brave  fille!  m'a  répété  Tristan  quand  nous  sommes  rentrés 
chez  nous,  elle  a  bon  cœur,  celle-là!..  Et  vraiment  je  sens  une 
discrète  sympathie  d'âme  qui  me  pousse  doucement  vers  elle... 

9  septembre. 

La  maison  de  notre  hôtesse  contient  une  vaste  salle  de  danse 
qui,  ce  soir,  est  occupée  par  une  noce.  On  se  marie  beaucoup  à 
Douarnenez,  et,  bien  que  dans  chaque  famille  les  filles  soient  nom- 
breuses, elles  ne  coiffent  pas  trop  sainte  Catherine.  Toutes  travail- 
lent. Dès  le  plus  jeune  âge,  on  leur  met  dans  les  mains  un  crochet 
ou  une  paire  d'aiguilles  à  tricoter,  et  on  les  voit  errer  au  bord  de 
la  mer,  la  coiffe  inclinée,  les  doigts  en  mouvement^  tout  aflairées  à 
compter  leurs  mailles.  Yers  quinze  ans,  les  plus  pauvres  entrent 
dans  une  friturerie  et  sont  occupées  aux  conserves  de  sardines. 
Des  maîtresses  filles,  ces  sardinières!  Alertes,  dégourdies,  n'ayant 
froid  ni  aux  yeux  ni  à  la  langue,  peu  timides,  et  promptes  à  la 


364  REVIE    DES    DEUX   MONDES. 

riposte.  Elles  sont  très  amusantes  h  voir,  vers  midi,  dévaler  le  long 
des  rues  par  fi'es  de  cinq  ou  six,  se  tenant  le  bras,  faisant  sonner 
leurs  sabots  sur  le  pavé  inégal,  et  dévisageant  les  étrangers  avec 
d'imperiinens  éclats  de  rire.  —  Les  filles  plus  aisées  travaillent  à  la 
journée  comme  couturières  ou  comme  brodeuses.  Elles  brodent  des 
châles,  des  devans  d'autel,  et  exécutent  sur  la  mousseline  ou  sur 
le  crêpe  des  guirlandes  lleuries  d'une  couleur  étonnante  et  très  ori- 
ginale. —  Tout  ce  monde  se  tire  d'affaire  et  ne  manque  de  rien. 
Notre  hôtesse,  qui  est  encore  verte,  a  eu  dix  enfans,  dont  cinq 
filles  :  trois  sont  déjà  établies;  les  deux  autres,  sveltes,  blondps 
avec  de  grands  yeux  bleus,  font  partie  de  la  noce  de  ce  soir. 

Pour  ces  occasions,  les  filles  vident  le  fond  de  leur  coffre  et  se 
parent  comme  des  châsses.  Dans  cette  salle  oblongue,  aux  murs 
blanchis  à  la  chaux,  il  y  a  un  étalage  de  toilettes  comme  j'en  ai 
rarement  vu  aux  noces  campagnardes  de  nos  provinces  de  l'Est.  Les 
danseuses  sont  en  robes  blanches,  avec  des  châles  de  mousseline 
ou  de  crêpe  de  Chine  brodé.  La  coiffe  de  cérémonie,  légère, 
toute  en  dentelle,  fuit  en  cornet  derrière  la  tête.  Cette  toilette 
blanche  est  relevée  par  des  tabliers  de  soie  à  bavette  aux  couleurs 
terxdres  :  le  bleu  pâle,  le  vert  d'eau,  le  lilas,le  gris  tourterelle  met- 
tent dans  la  neige  de  la  mousseline  ou  du  crêpe  des  notes  douces, 
d'une  grâce  et  d'une  harmonie  charmantes.  Une  jeune  femme  récem- 
ment mariée  nous  a  surtout  frappés  par  le  luxe  tout  oriental  de  sa  toi- 
lette :  robe  de  satin  blanc,  bas  roses,  rubans  du  même  ton  à  la  taille, 
guimpe  brodée  et  fleurie  de  roses,  tablier  et  châle  de  mousseline, 
coiffe  de  dentelles  et  bijoux  d'argent.  —  Jolie  avec  cela;  une  figure 
aux  nuances  délicates  de  fleur  d'églantier,  de  longs  yeux  bruns  aux 
cils  recourbés.  —  Un  moment  elle  s'est  assise,  relevant  avec  co- 
quetterie le  devant  de  sa  jupe  pour  laisser  voir  ses  pieds  finement 
chaussés,  et  dans  cet  assemblage  de  rose  vif  et  de  blanc  éclatant, 
elle  avait  quelque  chose  d'une  de  ces  filles  mauresques  qui  s'épa- 
nouissent comme  des  fleurs  dans  les  aquarelles  de  Fortuny. 

La  toilette  des  hommes  est  beaucoup  plus  modeste.  Peu  de 
redingotes,  beaucoup  de  bérets  et  de  vareuses.  Deux  gars  de 
Ploa-Ré  aux  chapeaux  à  larges  bords,  aux  joues  rasée?,  aux  vestes 
bleues  brodées,  tranchaient  parmi  les  vêtemens  sombres  du  per- 
sonnel mâle.  Les  deux  violons,  debout  sur  l'estrade,  ont  joué 
un  vieil  air  de  branle.  Danseurs  et  danseuses  se  sont  pris  les 
mains,  et,  par  files  d'une  douzaine,  se  sont  mis  à  exécuter  une 
danse  locale  qu'ils  nomment  la  gavotte.  Chaque  file  conduite 
par  un  homme  décrit  gravement  des  demi-cercles  en  forme  de  S. 
Toutes  ces  guirlandes  d'hommes  et  de  femmes  se  meuvent  légère- 
ment, se  croisent,  se  contournent,  serpentent  adroitement  les  unes 
utour  des  autres  sans  jamais  se  heurter,  ni  se  départir  de  leur 


DOUABNENEZ.  365 

cérémonieuse  gravité.  Dans  ce  pays  aux  mœurs  et  aux  habitudes 
profondément  enracinées,  rien  n'a  changé.  Ils  dansent  encore 
comme  au  xvii"  siècle,  et  en  les  regardant  je  retrouvais  les  entre- 
chats et  les  glissades  décrits  par  M'°«  de  Sévigné  :  —  «  Cette  bour- 
rée, écrivait-elle  à  sa  fille,  dansée,  coulée  naturellement  et  dans 
une  justesse  surprenante,  vous  divertirait.  » 

12  septembre. 

Nous  avons  passé  trois  jours  à  visiter  des  églises  de  village,  et 
nous  terminons  aujourd'hui  nos  promenades  édifiantes  en  assistant 
au  pardon  de  la  Clarté.  —  Au  premier  abord,  toutes  ces  églises 
rustiques  ont  de  nombreux  points  de  ressemblance.  Bâties  pour  la 
plupart  au  xv"  ou  au  xvi"  siècle  par  des  maîtres  tailleurs  de  pierre, 
elles  présentent  presque  partout  les  mêmes  caractères  d'élégance 
et  de  hardiesse  :  —  sveltes  clochers  à  jour  aux  fines  arêtes  den- 
telées ;  clochetons  en  poivrière  ou  en  éteignoir,  disposés  symétri- 
quement et  séparés  par  des  galeries  à  pilastres  de  pierre;  vastes 
porches  latéraux,  voûtés  en  arc-de-cloître,  décorés  de  curieux  cha- 
piteaux feuillages  ou  fleuris,  et  faisant  saillie  au  dehors,  de  façon 
à  abriter  sous  leurs  voussures  hospitalières  le  trop  plein  des  fidèles 
qui  dégorge  jusque  dans  la  rue.  —  C'est  quand  on  les  examine  de 
très  près  à  l'intérieur  qu'on  s'aperçoit  des  détails  particuliers  qui 
marquent  la  physionomie  et  la  personnalité  de  chaque  paroisse. 

A  Poul-Davit,  il  y  a  dans  le  chœur  une  frise  couverte  de  peintures 
étranges  d'une  couleur  singulièrement  riche  et  harmonieuse.  U  y  a 
surtout  la  statue  de  bois  peint  de  Saint  Jacques,  le  patron  de  l'é- 
glise; au-dessus  de  la  tête  du  saint,  des  outils  rustiques,  une 
fourche  et  des  chaînes  de  charrette,  sont  pendus  à  la  façon  de 
l'épée  de  Damoclès.  Le  sacristain  nous  explique  la  provenance  de 
ces  bizarres  ex-voto  :  —  un  jour  de  dimanche,  des  paysans  tra- 
vaillaient aux  champs;  leurs  outils  di^^parurent  comme  par  miracle, 
et  on  les  retrouva  suspendus  au-dessus  de  la  statue  de  Saint 
Jacques,  qui  avaU  voulu  punir  ainsi  ses  paroissiens  d'une  coupable 
infraction  au  repos  dominical.  —  A  Loc-Ronan,  une  vaste  église  à 
la  nef  moisie  et  comme  vert-de-grisée  par  l'humidité,  se  trouve  le 
tombeau  de  saint  Ronan,  un  ermite  du  vi^  siècle  :  la  statue  de  l'a- 
pôtre de  la  Montagne-Noire  repose  sur  une  table  massive  soutenue 
par  des  anges;  il  tient  dans  ses  mains  jointes  son  bâton  pastoral  et 
en  appuie  l'extrémité  contre  la  face  grimaçante  d'un  diable  qui 
rampe  à  ses  pieds.  Quand  nous  avons  visité  ce  tombeau,  après  la 
grand'messe,  la  croupe  verdâtre  de  Satan  était  couverte  de  crachats. 
Les  malades  passent  en  se  courbant  sous  la  table  de  granit  afin  de 
se  guérir  de  leurs  infirmités,  et,  pour  compléter  la  cure,  avant  de 


366  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

partir,  ils  crachent  en  signe  de  mépris  sur  la  bête  diabolique.  —  A 
Kerlaz,  il  y  a  un  antique  cénotaphe  en  bois,  orné  de  peintures 
funèbres  :  crânes  aux  trous  béans,  ossemens  entre-croisés  ;  et  à  cha- 
que angle,  des  bras  grossièrement  sculptés  empoignent  avec  ime 
énergie  farouche  les  quatre  flambeaux  ^destinés  à  supporter  les 
cierges  funéraires. 

Dans  toutes  ces  églises,  on  retrouve  symbolisée  de  cent  façons 
la  préoccupation  obsédante  de  l'heure  dernière,  et  la  crainte,  non 
de  la  mort,  mais  de  l'enfer.  Dans  les  sculptures  des  piliers,  les  boîtes 
peintes  des  ossuaires,  les  sombres  teintes  des  vitraux,  les  figures 
austères  des  saints  coloriés,  et  jusque  dans  le  son  de  l'horloge 
antique  du  clocher,  qui  bat  les  secondes  avec  une  lugubre  et  infa- 
tigable monotonie,  tout  concourt  à  imprimer  au  cerveau  de  ces 
populations  rêveuses  et  primitives  la  pensée  de  la  minute  pro- 
chaine où  il  faudra  rendre  ses  comptes.  Les  affres  et  les  menaces  du 
Die  s  îrœ  sont  comme  incarnées  dans  chaque  détail  de  cette  décora- 
tion intérieure. 

Une  foi  intense  et  naïve  est  au  fond  de  cette  race  nerveuse  et 
naturellement  portée  vers  l'idéal  religieux.  Les  explosions  de  piété 
chez  ces  âmes  dévorées  du  besoin  de  croire  sont  profondément  tou- 
chantes, comme  toutes  les  manifestations  d'un  sentiment  sincère. 
Les  pardons  en  renom  attirent  les  fidèles  par  milliers.  Au  pardon 
de  Sainte-Anne-la-Palud,  qui  a  lieu  le  dernier  dimanche  d'août 
dans  les  landes  marécageuses  voisines  de  la  baie,  vingt  mille  pèle- 
rins accourent  de  tous  les  cantons  du  Morbihan  et  du  Finistère.  Des 
paroisses  entières,  conduites  par  leur  recteur,  arrivent  dès  l'aube, 
à  pied  ou  en  barque,  après  avoir  passé  la  nuit  en  route.  Du  plus 
loin  que  ces  troupes  d'hommes,  de  femmes  et  d'enfans  aperçoivent 
le  clocher  de  Sainte -Anne,  elles  s'agenouillent  pieusement  et 
entonnent  des  cantiques.  Des  femmes  font  cinq  ou  six  fois  sur  leurs 
genoux  le  tour  de  l'église  en  égrenant  leur  chapelet;  des  centaines 
de  cierges  s'allument  incessamment  autour  de  la  statue  de  la  sainte, 
et  de  nombreux  pèlerins  se  plongent,  comme  aux  temps  druidiques, 
dans  les  eaux  miraculeuses  de  la  fontaine.  Je  me  souviens  d'un 
paysan  cornouaillais  en  braies  blanches  et  aux  longs  cheveux,  qui 
avait  amené  avec  lui  un  enfant  rachitique  et  paralysé;  prosterné 
dans  l'église,  il  priait  la  sainte  avec  une  ferveur  ardente,  il  s'a- 
bîmait dans  son  adoration,  puis,  son  rosaire  terminé,  il  prenait  le 
petit  enfant  sous  les  bras  et  essayait  de  le  faire  marcher.  Et  il  y 
avait  dans  cet  essai  hélas!  infructueux,  une  telle  expression  de 
confiance  naïve,  une  telle  effusion  de  foi  sincère,  une  telle  illumi- 
nation d'espérance,  qu'on  se  sentait  tout  remué  en  regardant  ce 
groupe  rustique  sur  les  dalles  verdies  de  la  chapelle. 

Le  pardon  auquel  nous  assistons  aujourd'hui  est  beaucoup  plus 


DOUARNENEZ.  367 

calme  et  beaucoup  moins  fréquenté.  C'est  un  pèlerinage  tout 
intime,  où  se  rendent  seulement  les  populations  voisines  de  Kers^ 
laz,  d'où  dépend  la  chapelle  de  la  Clarté.  Il  a  plu  pendant  une  par- 
tie de  la  journée,  ce  qui  a  encore  diminué  l'affliience  des  fidèles. 
Les  chemins  sont  inondés,  les  feuillées  qui  entourent  l'éghse  sont 
toutes  ruisselantes,  et  les  tentes  des  marchands  de  gâteaux,  de 
crêpes  et  de  cidre  sont  détrempées  par  l'humidité.  Pourtant  la 
petite  nef  est  bourrée  de  fidèles,  et  les  dévots  qui  n'ont  pu  entrer 
se  tiennent  agenouillés  autour  des  murailles  :  les  hommes  devant 
le  portail,  les  femmes  au  chevet.  La  chapelle  s'élève  solitaire  au 
milieu  des  champs,  et  elle  est  entourée  d'épais  massifs  d'arbres. 
Les  filles  endimanchées  sont  debout,  accoudées  au  mur  d'enceinte  ; 
des  eofans  aux  bonnets  chargés  de  doreloteries  se  roulent  dans  les 
jupes  de  leurs  mères;  les  gars  en  vestes  brodées  vont  et  viennent 
dans  les  sentiers  mouillés  et  lorgnent  timidement  les  jeunes  filles. 
Des  mendians  :  manchots,  aveugles,  culs-de-jatte,  braillent  des 
complaintes  bretonnes  et  se  traînent  à  travers  la  foule. 

Tout  à  coup  la  cloche  grêle  tinte  dans  l'étroit  clocher,  les  portes 
s'ouvrent,  et  la  procession  sort  de  la  chapelle.  Ce  sont  d'aboid  les 
femmes  aux  collerettes  et  aux  coiffes  empesées,  tenant  chacune  un- 
cierge  allumé;  puis  un  vieux  Breton  aux  longs  cheveux  blancs,  en 
veste  bleue  et  en  braies,  qui  bat  avec  conviction  une  marche  reli- 
gieuse sur  son  tambour;  puis  la  statue  dorée  de  la  Vierge  portée 
par  quatre  filles  en  blanc  et  précédée  de  lourdes  bannières.  Le 
clergé  vient  ensuite,  entonnant  des  litanies,  et  derrière,  sur  deux 
rangs,  djs  files  de  paysans  aux  cheveux  flottans,  aux  mentons  ras, 
aux  figures  austères  et  énergiques.  Tous  les  pèlerins  épars  dans 
les  sentiers  tombent  à  genoux,  et,  aux  roulemens  de  tambour,  aux 
tintemens  de  la  petite  cloche,  l'humble  procession  monte  lentement 
vers  le  calvaire.  Les  silhouettes  des  coiff  s  blanches,  des  têtes  che- 
velues des  chantres  et  des  porteurs  du  dais  j se  découpent  vigou- 
reusement sur  le  ciel  gris.  Un  clair  rayon  de  soleil,  filtrant  entre 
deux  nuées,  fait  scintiller  la  couronne  vacillante  de  la  Vierge  et 
empourpre  brusquement  un  coin  de  bannière...  Et  on  est  tout 
étonné  de  se  sentir  ému,  comme  si  une  dernière  bouffée  de  la  foi 
lointaine  des  saisons  enfantines  vous  remontait  soudain  du  cœur 
jusqu'aux  yeux. 

14  septembre. 

Comme  nous  entrions  dans  le  bac  de  Tréboul,  nous  y  avons 
trouvé,  déjà  installées,  la  Payse  et  Jemimaj  avec  leur  petit  page 
Josic.  Elles  vont  finir  une  étude  à  la  pointe  de  Leïdé  et  nous  leur 
avons  demandé  la  permission  de  les  accompagner.  Le  bac  aborde 


368  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

contre  le  pierre  du  port,  et  à  deux  pas  s'arrondit  une  première 
falaise  gazonneuse  sur  laquelle  sèchent  des  filets.  Des  enfans  y 
jouent  ;  des  femmes  de  pêcheurs,  éparses  sur  la  pelouse,  tricotent 
en  regardant  la  mer.  —  Accroupie  contre  une  roche,  une  vieille 
se  tenait  immobile  et  pleurait  silencieusement.  La  muette  douleur 
profondément  empreinte  clans  les  traits  et  dans  l'attitude  de  cette 
femme  en  deuil  nous  a  saisis  au  passage.  La  Payse  s'est  approchée 
de  la  vieille  et  l'a  interrogée  de  sa  voix  claire  et  sympathique. 
Quand  elle  nous  a  rejoints,  elle  avait  elle-même  les  yeux  humides. 

—  Pauvre  femme!  nous  a-t-elle  dit,  figurez-vous  qu'elle  reste 
seule  au  monde  à  soixante-dix  ans,  avec  deux  petits-enfans,  dont 
l'aîné  n'en  a  pas  dix.  Son  fils  est  mort  en  mer,  et  sa  belle-fiUe  est 
morte  aussi,  à  ce  que  j'ai  pu  comprendre,  car  la  vieille  parle  à  peine 
français,  et  les  larmes  étouffent  sa  voix. 

Un  peu  plus  bas,  nous  nous  sommes  tous  arrêtés  de  nouveau 
pour  regarder  un  garçon  de  cinq  ans,  proprement  vêtu,  assis  à 
l'écart  et  d'une  beauté  remarquable.  Ses  joues  d'un  beau  rose,  ses 
purs  yeux  bleus  bordés  de  longs  cils,  sa  bouche  délicatement  mode- 
lée, faisaient  notre  admiration.  Avec  cela,  il  avait  un  air  si  sage  et 
si  triste!  l'air  d'un  enfant  auquel  personne  n'a  souri.  —  L'expres- 
sion sérieuse  de  ce  mignon  visage  me  rappelait  les  figures  précoce- 
ment graves  des  bambins  que  j'avais  vus  à  Paris,  à  l'hospice  des 
Snfans-Trouvés...  Une  voisine  qui  tricotait  non  loin  de  là  s'est 
approchée  : 

—  N'est-ce  pas  qu'il  est  mignon?  a-t-elle  murmuré,  le  pauvre! 
il  est  orphelin,  et  si  quelqu'un  voulait  le  prendre,  ce  serait  une 
charité  à  faire... 

—  Je  suis  sûre  que  c'est  l'enfant  de  la  vieille  femme  que  j'ai  vue 
là-haut!  s'est  écriée  la  Payse. 

—  Oui,  madame,  justement...  La  vieille  a  bien  des  maux,  à  son 
âge,  avec  deux  créatures  à  nourrir. 

—  Le  père  est  mort  ? 

—  Oui,  il  y  a  un  an...  Sa  barque  s'est  perdue  au  raz  de  Sein. 

—  Et  la  mère? 

La  voisine  a  haussé  les  épaules  : 

—  Après  la  perte  de  son  homme,  elle  a  abandonné  ses  enfans 
et  quitté  le  pays...  c'est  comme  si  elle  était  morte...  Et  plus  bas  : 
—  Elle  est  à  Quimper,..  dans  une  mauvaise  maison. 

Je  regardais  l'enfant.  On  eût  dit  qu'il  comprenait.  Bien  que  nous 
l'eussions  caressé  et  que  nous  lui  eussions  donné  une  pièce  blanche, 
il  ne  se  déridait  pas.  II  serrait  la  pièce  dans  sa  main  et  levait  vers 
nous  d'un  air  effarouché  ses  deux  grands  yeux  bleus  si  tristes. 

—  Tiens,  ai-je  murmuré  à  Tristan,  voilà  une  occasion  unique... 
Toi  qui  es  célibataire  et  qui  rêves  d'adopter  un    enfant,  prends 


DOUARNENEZ.  369 

celui-ci,  qui  est  charmant...  Tu  feras  une  bonne  action  et  tu  auras 
un  compagnon  pour  ta  solitude. 

Mon  ami  a  eu  d'abord  la  mine  embarrassée  de  quelqu'un  qu'on 
met  au  pied  du  mur,  puis,  clignant  de  l'œil  du  côté  de  Jemima 
qui  s'éloignait  : 

—  Mon  cher,  a-t-il  répondu  en  grognant,  on  ne  peut  pas  courir 
deux  lièvres  à  la  fois...  En  ce  moment  mon  cœur  est  occupé  d'un 
autre  côté... 

Il  a  descendu  rapidement  la  falaise  et  s'en  est  allé  rejoindre 
Jemima,  tandis  que  l'enfant,  les  yeux  toujours  fixes  et  les  mains 
immobiles,  regardait  sans  bouger  notre  groupe  décroître  au  bas 
du  coteau... 

Quelle  douce  paix  lumineuse  tombait  sur  la  lande  ce  jour-là,  et 
quelles  bonnes  heures  nous  y  avons  passées  à  errer  le  long  des 
sources,  à  travers  les  vergers  à  demi  sauvages  des  fermes  éparses 
dans  la  solitude  !  Nous  ne  pouvions  assez  ouvrir  les  yeux  pour  admi- 
rer les  délicates  colorations  de  la  terre  et  de  l'eau  :  —  le  bleu 
sombre  et  velouté  de  la  montagne  de  Loc-Ronan,  le  liias  rosé  du 
Méné-hom,  les  nuances  vert  argenté  ou  gris  bleuté  de  la  mer.  La 
baie  était  tantôt  enveloppée  d'une  brume  blanche,  tantôt  ensoleil- 
lée, et  quand  le  brouillard  s'enlevait  un  moment,  nous  apercevions 
entre  deux  buées  les  voiles  des  barques,  les  unes  d'un  blanc  écla- 
tant, les  autres  d'un  roux  orange,  glissant  sur  l'eau  moirée. 

Nous  ne  sommes  rentrés  qu'au  crépuscule.  Au  loin,  devant  nous, 
l'aiguille  du  clocher  de  Ploa-ré  sortait  du  vert  sombre  des  arbres, 
au-dessus  des  façades  blanches  de  Douarnenez  ;  les  trembles  et 
les  pins  de  l'allée  Sainte-Croix  bordaient  l'horizon  d'une  ligne  den- 
telée, descendant  de  l'église  de  Ploa-ré  jusqu'aux  falaises  du  Riz; 
puis  tout  s'évanouissait  dans  une  gaze  brumeuse  à  travers  laquelle  le 
soleil  couchant  transparaissait  comme  une  grosse  lune  empourprée. 

Dans  le  port  de  Tréboul,  les  barques  qui  rentraient  s'enlevaient 
vigoureusement,  avec  leur  mâture  et  les  silhouettes  de  l'équipage, 
sur  la  mer  d'un  violet  foncé;  de  temps  en  temps,  le  choc  d'une 
rame  semait  dans  l'eau  assombrie  et  résonnante  des  éclaboussures 
d'argent  fondu.  A  l'avant  du  bac  plein  de  passagers,  une  jeune 
femme  debout  détachait  le  profil  de  son  buste  et  de  sa  tête  éner- 
gique et  fière,  inconsciemment  posée  dans  une  attitude  sculp- 
turale. 

La  mer  était  déjà  très  basse  et  le  bac  a  dû  s'arrêter  sur  la  plage 
de  l'île  Tristan,  où  le  passeur  nous  a  débarqués,  nous  laissant  le 
soin  de  traverser,  comme  nous  le  pourrions,  la  grève  à  demi  sub- 
mergée qui  nous  séparait  encore  du  pierre  de  Douarnenez. 

Nos  compagnons  du  bac,  sardinières  et  pêcheurs,  retroussant  les 

TOME  XLIII.  —  1881.  24 


370  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

unes  leurs  jupes,  les  autres  leurs  pantalons,  se  sont  mis  en  devoir 
de  passer  à  gué  la  grève  limoneuse,  pleine  de  flaques  miroitantes. 
Force  nous  était  d'en  faire  autant.  Tristan  s'est  déchaussé,  et 
voyant  la  répugnance  de  Jemima  à  patauger  dans  la  vase,  il  lui  a 
héroïquement  proposé  de  la  porter  sur  son  dos,  ce  qu'elle  a  fini 
par  accepter.  Voilà  donc  mon  ami  s'arc-boutant  contre  un  rocher 
et  présentant  ses  robustes  épaules  à  la  jeune  artiste,  qui  s'y  accroche 
en  rougissant  et  le  plus  chastement  qu'elle  peut.  Puis  Tristan  se 
met  en  marche,  clopin-clopant,  tenant  ses  souliers  dans  ses  mains 
et  arrondissant  son  dos  sous  le  poids  de  Jernima.  Dans  la  pénombre 
crépusculaire,  le  groupe  formait  un  ensemble  de  lignes  tellement 
drôles  que  la  Payse  et  moi  nous  éclations  de  rire.  Je  proposai  à 
cette  dernière  de  lui  rendre  le  même  service. 

—  Jamais  de  la  vie!  s'est-elle  écriée,  le  spectacle  que  nous  con- 
templons suffit  pour  m'ôter  le  goût  d'une  pareille  traversée...  Je 
préfère  marcher... 

Elle  s'est  déchaussée,  j'en  ai  fait  autant,  et  quand  Tristan,  après 
avoir  déposé  son  précieux  fardeau  sur  la  jetée,  s'est  retourné  tout 
essoufflé,  il  nous  a  aperçus  sur  ses  talons.  Il  paraît  qu'il  avait  eu 
un  moment  peur  d'être  obligé  de  porter  aussi  la  Payse,  car  en  la 
voyant  barboter  dans  l'eau,  sa  figure  a  eu  une  éloquente  expres- 
sion de  soulagement. 

—  Quoi!  s'est-il  écrié  en  s' épongeant  le  front,  vous  êtes  venue  à 
pied?..  C'est  très  bien,  cela,  mademoiselle,  je  vous  en  fais  compli- 
ment de  tout  mon  cœur  I 

18  septembre. 

Depuis  deux  jours  le  vent  souffle  en  tempête  et  soulève  les  eaux 
de  la  baie.  Les  nuits  surtout  sont  terribles.  Les  rafales  balaient  le 
port  et  les  rues  avec  une  violence  enragée;  on  dirait  qu'elles  pren- 
nent les  maisons  corps  à  corps  et  veulent  les  jeter  bas.  Les  volets 
claquent,  les  fenêtres  s'ouvrent  d'elles-mêmes,  les  ardoises  des 
toits  volent  en  éclat,  et  les  clameurs  lamentables  de  l'ouragan  nous 
empêchent  de  dormir.  Ce  matin,  de  gros  nuages  ventrus  et  plom- 
bés fuient  dans  le  ciel  avec  une  hâte  furibonde  ;  la  mer,  mouton- 
nante et  blanche  d'écume,  bondit  contre  les  rochers  avec  un  bruit 
de  tonnerre.  Sur  le  sentier  qui  domine  la  plage,  les  coups  de  vent 
sont  si  violons  qu'on  a  peine  à  se  tenir  debout.  Les  vagues  sont 
énormes.  A  chaque  instant,  des  paquets  de  mer  sautent  par-dessus 
le  parapet  de  la  jetée  de  Rôs-Meur  et  viennent  s'écraser  bruyam- 
ment sur  les  dalles.  Les  barques  ne  sont  pas  rentrées  depuis  avant- 
hier;  la  baie,  déserte  et  houleuse,  a  un  aspect  tragiquement  sau- 
vage. 

Sous  les  futaies  de  Ploa-Ré,  où  nous  nous  réfugions  pour  trouver 


DOUARNENEZ.  371 

un  peu  de  calme,  le  sol  est  jonché  de  branches  vertes,  de  hérissons 
de  châtaignes  et  d'aiguilles  de  pin,  que  la  tempête  a  fait  pleuvoir 
pendant  la  nuit.  Des  vieilles  femmes  et  des  enfans  remplissent  leurs 
tabliers  de  ces  débris  qui  leur  serviront  de  combustibles.  Nous 
marchons  têtes  baissées  au  milieu  des  feuilles  tourbillonnantes.  La 
Payse  nous  a  quittés  hier  pour  se  rendre  chez  une  amie  qui  demeure 
à  trois  lieues  d'ici,  au  manoir  de  Kervenargan,  où.  nous  irons 
demain  lui  faire  visite.  En  attendant,  le  départ  de  notre  réveillante 
compatriote  nous  a  laissés  un  peu  esseulés  et  mélancoliques. 

—  Si  tu  m'en  crois,  commence  Tristan,  en  poussant  gravement 
du  pied  les  feuilles  mortes,  nous  dînerons  aujourd'hui  au  dîner  de 
six  heures...  Puisque  nous  devons  partir  demain  de  grand  matin, 
j'aime  autant  ne  pas  me  retrouver  en  tête-à-tête  avec  Jemima. 

—  Hein  !  dis-je  stupéfait,  le  vent  a  donc  tourné  encore  une  fois?.. 
Je  te. croyais  en  train  de  devenir  amoureux  et  de  songer  sérieuse- 
ment au  mariage...  Entre  nous,  tu  pourrais  plus  mal  faire. 

—  C'est  possible,  mais  je  suis  une  incarnation  de  l'homme 
chanté  par  le  poète  latin  : 

Video  meliora  proboque, 
Détériora  sequor. 

Certainement  Jemima  ferait  une  excellente  femme,  mais  j'ai 
dans  l'idée  que  je  serais  un  médiocre  mari...  Pauvre  fille!  l'autre 
soir,  tandis  que  je  la  portais  sur  mes  épaules,  je  me  suis  arrêté  un 
moment  à  nous  regarder  tous  deux  dans  une  flaque  d'eau  :  elle 
était  souriante,  elle,  et  moi  j'avais  la  plus  piteuse  figure  du  monde! 
J'ai  cru  voir,  ainsi  que  dans  un  miroir  magique,  la  mine  que  j'au- 
rais une  fois  marié.  Alors  il  m'a  semblé  que,  comme  dans  la  légende 
du  roi  Gradlon,  une  voix  d'en  haut  me  criait  :  «  Lâche  cetie  fille 
d'Eve,  ami  Tristan,  c'est  le  mariage  et  toutes  ses  tablatures  que  tu 
portes  sur  ton  dos  !  »  —  Yrai,  cela  m'a  refroidi. 

—  Tu  aurais  dû  faire  cette  réflexion  un  peu  plus  tôt  !  dis-je  gra- 
vement. 

—  Eh!  oui,  je  suis  un  étourneau,  je  le  sais...  mais  quoi?  Je  suis 
ainsi  bâti...  Je  ressemble  à  une  horloge  où  il  y  a  une  heure  pour 
la  rêverie,  une  heure  pour  le  mariage,  une  heure  pour  la  soli- 
tude... Les  aiguilles  font  le  tour  du  cadran,  se  posant  un  moment 
sur  chaque  heure  et  ne  s'y  arrêtant  jamais...  Je  t'en  prie,  dînons 
à  la  première  table,  j'aurais  le  cœur  trop  gros  et  l'air  trop  sot  en 
présence  de  Jemima.,. 

20  septembre. 

Kervenargan,  où  nous  venons  de  passer  une  journée,  offre  de 
l'intérêt,  même  au  point  de  vue  historique.  —  C'est  dans  ce  ma- 


372  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

noir  perdu  en  pleine  lande  qu'à  la  fin  de  l'été  de  1793,  après  avoir 
fui  le  Calvados  où  leur  tentative  de  résistance  avait  échoué,  Bar- 
baroux,  Pétion,  Guadet,  Buzot  et  Louvet,  proscrits  par  la  con- 
vention, lurent  cachés  pendant  quelque  temps  par  un  ami  dévoué. 
Le  propriétaire  de  Kervenargan  hébergea  courageusement  les  mal- 
heureux députés,  qu'on  traquait  comme  des  bêtes  fauves  et  devant 
lesquels  toutes  les  portes  se  fermaient.  Il  faut  lire  dànsles  3Ié7)wi?rs 
de  Louvet  les  pages  émouvantes  où  l'auteur  de  Fauhlas  raconte 
cette  triste  odyssée.  —  Les  girondins  avaient  passé  aux  environs 
de  Quimper  toute  une  nuit,  tapis  dans  un  bois  et  exposés  à  la 
Diuie  qui  tombait  à  verse.  «  Buzot  paraissait  accablé,  Barbaroux 
même  sentait  sa  grande  âme  affaiblie...  Pétion  seul,  inaltérable, 
bravant  tous  les  besoins,  gardait  un  front  calme  au  milieu  de  ces 
nouveaux  périls  et  souriait  aux  intempéries  d'un  ciel  ennemi.  »  Au 
petit  malin,  ils  rencontrèrent  sur  la  route  un  ami  que  Kervélégan, 
député  de  Quimper,  envoyait  au-devant  d'eux.  On  les  conduisit 
d'abord  chez  un  curé  constitutionnel  qui  les  réchauffa,  les  sécha, 
leur  servit  à  manger  et  les  cacha  jusqu'au  soir.  A  la  nuit  tom- 
bante, ils  se  rendirent  dans  un  petit  bois  où  leurs  nouveaux  hôtes 
les  attendaient  et  où  ils  se  séparèrent.  Salles,  Gussy  et  Girey-Dupré 
s'en  allèrent  chez  le  député  Kervélégan.  Pétion  gagna  une  cam- 
pagne voisine,  où  Guadet  l'attendait  et  où  Barbaroux  et  Louvet 
devaient  le  rejoindre  plus  tard.  Cette  campagne,  que  Louvet  ne 
nomme  pas,  était  le  manoir  de  Kervenargan. 

En  leur  donnant  l'hospitalité,  le  maître  du  logis  exposait  non- 
seulement  sa  vie,  mais  celle  de  sa  femme,  de  ses  sœurs  et  de 
parens  très  âgés,  a  Entouré  d'espions,  dit  un  contemporain  (Cam- 
bry,  auteur  d'un  Voyage  dans  le  Finistère),  il  eut  la  fermeté  de 
leur  montrer  toujours  un  front  serein.  Il  appela  souvent  chez  lui 
la  force  armée,  la  gendarmerie,  les  plus  ardens  dénonciateurs,  dans 
le  moment  où  leurs  victimes  n'étaient  séparées  d'eux  que  par  des 
planches...  Tous  les  moyens  qui  pouvaient  écarter  les  soupçons  se 
présentaient  à  son  esprit;  on  da'nsait  deux  fois  par  semaine  au 
manoir  de  Kervenargan.  Toutes  les  femmes  du  voisinage  de  Douar- 
nenez  étaient  priées  à  ces  fêtes;  l'étourdisseinent,  la  gaîté,  tous  les 
rapports  du  lendemain,  éloignaient  les  soupçons  que  la  vérité,  qui 
ne  se  cache  jamais  bien,  faisait  naître  et  renaître  chez  tous  les  sur- 
veillans  du  district.  » 

La  mère  de  Barbaroux  avait  trouvé  moyen  de  rejoindre  son  fils 
dans  ce  refuge  enfoui  sous  les  châtaigniers  et  les  chênes.  Elle  y 
vivait,  déguisée  en  lingère,  et  avec  sa  tendresse  et  sa  grande  dou- 
ceur, elle  soutenait  le  courage  de  Barbaroux,  qui  s'était  rasséréné 
au  point  de  composer,  pendant  sa  réclusion,  une  ode  sur  l'électri- 
cité. Les  vers  du  député  marseillais  ne  sont  ni  meilleurs  ni  plus 


DOUARNENEZ.  373 

méchans  que  la  généralité  des  productions  poétiques  de  cette  époque 
peu  littéraire.  J'en  cite  une  strophe  à  titre  de  curiosité  : 

Suis-moi  dans  les  plaines  du  \ide, 
Mortel  !  Sur  le  trône  des  airs 
Vois  ce  feu  moteur,  il  préside 
A  la  marche  de  l'univers. 
Astres,  dont  une  main  puissante 
Sema  cette  voûte  éclatante, 
Parlez,  qui  vous  tient  suspendus? 
Ah  !  sans  cette  force  immortelle, 
Roulant  dans  la  nuit  éternelle, 
Les  mondes  seraient  confondus. 

Dans  cette  retraite  de  Kervenargan,  Louvet,  Pétion,  Buzot  et  Bar- 
baroux  attendirent  l'arrivée  de  la  barque,  préparée  pour  les  con- 
duire à  travers  la  baie  de  Douarnenez  jusqu'au  bâtiment  qui  devait 
les  transporter  au  Bec  d'Anibez.  C'est  de  là  qu'ils  partirent  une  nuit 
pour  se  mettre  en  quête  de  cette  barque  si  impatiemment  dési- 
rée. H  II  n'était  pas  n)inuit,  dit  Louvet,  quand  nous  arrivâmes  au 
bord  de  la  mer.  A  l'auberge  où  on  nous  avait  fait  préparer  à  sou- 
per, nous  apprîmes  que  la  chaloupe  n'avait  pas  encore  paru...  Enfin 
on  courut  réveiller  des  pêcheurs  qui,  moyennant  triple  salaire,  con- 
sentirent à  nous  recevoir  dans  leur  barque;  mais  il  fallait  attendre 
que  la  marée  montante  vint  la  mettre  à  flot.  C'était  encore  trois 
quarts  d'heure  à  perdre,  trois  quarts  d'heure  à  passer  dans  le  voi- 
sinage du  commandant  du  petit  fort  qui  dominait  la  plage.  Heu- 
reusement il  avait  déjà  bu  si  raisonnablement  qu'il  ne  songeait 
guère  à  s'inquiéter  quelles  gens  s'impatientaient  à  côté  de  lui.  La 
barque  nous  reçut  sans  accident...  11  fallut  ramer  une  heure  pour 
doubler  une  pointe  (probablement  le  cap  de  la  Chèvre)^  où  le  vais- 
seau, qui  devait  rester  un  peu  en  arrière  du  convoi,  avait  ordre  de 
nous  attendre  (t)...  » 

Kervenargan  est  situé  à  cinquante  minutes  du  petit  village  de 
Poullan,  qui  dépendait  jadis  de  l'ancien  district  de  Pont-Croix.  On 
s'y  rend  par  un  chemin  creux  qui  part  de  Poul-Davit,  et  qui,  tou- 
jours montant,  finit  par  déboucher  au  milieu  de  la  lande.  Quand 
on  approche  du  manoir,  on  s'imagine  tomber  en  plein  dans  un 
roman  de  Walter  Scott.  L'habitation  est  complètement  enfoncée 
dans  les  arbres.  On  y  arrive  par  une  longue  avenue  herbeuse,  en 
pente,  formée  par  une  quadruple  rangée  de  vieux  hêtres.  Au  bout 
de  l'avenue  se  dresse  la  façade  grise  d'un  haut  mur  encadré  dans 
deux  tourelles  aux  toits  en  éteignoir.  Le  mur,  tapissé  de  fougères 
et  de  pariétaires,  est  percé  de  deux  portes  à  ogives  tréflées  :  l'une 

{\)  Louvet,  Mémoires. 


37/i  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

haute  et  large  pour  les  voitures,  l'autre  étroite  et  plus  basse  pour 
les  piétons.  Une  frêle  colonnette  de  pierre,  feuillagée  et  fleurie, 
sépare  les  deux  ouvertures  et  se  termine  elle-même  par  un  trèfle 
flamboyant. 

Au  seuil  de  la  petitejporte,  nous  sommes  accueillis  par  le  sou- 
rire lumineux  de  la  Payse,  qui  nous  présente  à  la  maîtresse  du 
logis.  Celle-ci,  vêtue  de  noir  (elle  est  veuve),  nous  salue  d'un  sou- 
rire grave  et  nous  souhaite  la  bienvenue.  Elle  a  passé  la  cinquan- 
taine, et  voilà  plus  de  vingt  ans  qu'elle  n'a  guère  quitté  Kervenar- 
gan  que  pour  aller  à  Pont-Croix  ou  à  Douarnenez.  Aussi  a-t-elle 
l'allure  timide  et  un  peu  sauvage  des  gens  qui  ont  vécu  dans 
la  solitude;  mais  cette  timidité  est  mêlée  d'une  distinction  natu- 
relle et  d'une  bonne  grâce  charmante.  Ses  yeux  intelligens  et  pleins 
de  feu  ont  dû  être  fort  beaux  ;  elle  a  de  grands  traits  accentués, 
une  bouche  très  fine  et  des  gestes  un  peu  virils. 

La  cour  carrée  où  nous  entrons  est  bordée  de  deux  côtés  par 
deux  corps  de  logis  en  équerre;  l'un  vient  s'appuyer  au  mur  de 
clôture;  l'autre  se  prolonge  jusqu'au  jardin,  dont  la  grille  de 
bois ,  enchevêtrée  de  plantes  grimpantes ,  forme  le  quatrième 
côté  du  carré.  Les  fenêtres  et  les  portes  de  l'habitation  donnent 
toutes  sur  cette  cour,  de  sorte  que,  vu  du  dehors,  le  manoir,  avec 
ses  tourelles  et  de  rares  lucarnes  ouvrant  sur  les  bois,  a  quelque 
chose  d'un  château-fort.  Rien  de  plus  gai  et  de  plus  hospita- 
lier que  l'aspect  de  la  cour,  où  vaguent  des  poules,  et  des  deux 
corps  de  bâtiment,  où  des  rosiers  et  des  pieds  de  vigne  grimpent 
jusqu'au  toit  et  s'entortillent  aux  meneaux  sculptés  des  fenêtres. 
L'intérieur  du  logis  est  simple  et  cordial  comme  la  propriétaire 
.Ile-même  :  un  vestibule  orné  de  larges  armoires  de  chêne,  des 
murs  blanchis  à  la  chaux,  un  salon  sobrement  meublé  de  vieux 
meubles  du  siècle  dernier;  une  salle  à  manger  décorée  de  ces  jolis 
buffets  à  clous  et  à  ferrures  de  cuivre  jaune  qu'on  fabrique  à  Pont- 
Croix;  une  vaste  cuisine  avec  ses  vaisselliers  rustiques  et  sa  che- 
minée profonde,  aux  landiers  trapus.  Un  escalier  de  bois  à  rampe 
de  chêne  conduit  au  premier  étage,  et  tout  en  gravissant  les  mar- 
ches délabrées,  je  songe  au  temps  où  Barbaroux,  avec  sa  haute 
taille  et  sa  fière  tournure,  Pétion  avec  sa  barbe  et  ses  cheveux  blan- 
chis avant  l'âge,  montaient  ou  descendaient  d'un  pas  inquiet  ces 
mêmes  marches  qui  criaient  sous  leurs  pieds.  —  Au  premier,  notre 
hôtesse  nous  montre  une  étroite  pièce  en  contre-bas,  prenant  jour 
sur  les  bois  par  une  étroite  meurtrière,  et  où,  dans  son  enfance,  on 
l'enfermait,  elle  et  sa  sœur,  avec  une  leçon  à  apprendre.  Elles  avaient 
surnommé  cet  obscur  réduit  Venfer^  et  c'est  probablement  dans 
cet  enfer  que  les  girondins  se  cachaient  pendant  de  longues  heures, 
tandis  qu'en  bas,  pour  déjouer  les  soupçons,  leur  protecteur  faisait 


DOUARNENFZ.  Ô 75 

boire  les  gendarmes  du  district,  ou  danser  les  belles  dames  de 
Douarnenez. 

De  la  maison  nous  gagnons  le  jardin,  à  travers  un  clos  planté  de 
pommiers  moussus.  Ce  jardin,  ceint  de  hauts  murs  et  protégé  contre 
les  vents  de  mer  par  les  bâtimens  du  manoir,  n'est  qu'un  fouillis 
à  demi  sauvage,  mais  quel  délicieux  fouillis  !  —  Dessiné  à  l'an- 
cienne mode,  avec  des  allées  droites  qui  le  partagent  en  quatre 
carrés  bordés  de  buis,  un  cadran  solaire  au  centre  et  une  charmille 
centenaire  dans  le  fond,  il  est  plein  de  plantes  de  toutes  prove- 
nances, plantes  rares  ou  communes,  aristocratiques  ou  plébéiennes, 
exotiques  ou  vivaces.  —  Sur  ces  côtes  humides  où  il  ne  neige 
presque  jamais,  l'hiver  est  très  doux  et,  pour  peu  qu'ils  soient  pro- 
tégés contre  le  vent  d'ouest,  les  arbustes  les  plus  délicats  croissent 
en  pleine  terre.  —  Là,  tout  pousse  à  la  bonne  aventure  :  sarriettes 
et  jasmins,  pieds-d'alouette  et  amaryllis,  magnolias  et  lauriers, 
fenouils  et  camélias;  poiriers  en  quenouille  chargés  de  lichen,  et 
vignes  échevelées.  —  La  dame  du  logis  nous  montre  tous  les  tré- 
sors de  son  parterre,  nommant  au  passage  chaque  fleur  rare  ou 
vulga're,  nous  expliquant  leurs  vertus,  et  nous  offrant  gracieuse- 
ment des  échantillons  des  plus  curieuses.  Un  doux  soleil  éclaire  ce 
plantureux  coin  de  terre,  et,  avec  les  odeurs  attiédies  des  roses  et 
des  citronnelles,  une  paix  profonde,  une  quiétude  assoupissante 
monte  vers  nous  et  nous  enveloppe.  Quelle  impression  d'accalmie 
et  d'oubli  cet  enclos  épanoui  devait  produire  sur  les  girondins  qui 
avaient  encore  dans  les  oreilles  le  fracas  des  batailles  de  la  conven- 
tion, la  voix  tonitruante  de  Danton,  les  clameurs  des  tribunes,  quand 
ils  se  promenaient  par  une  après-midi  d'automne  le  long  de  ces 
charmilles  d'où  ils  n'entendaient  plus  que  la  musique  du  vent  dans 
les  pins  et  la  voix  lointaine  de  la  mer! 

La  mer,  nous  désirions  la  revoir,  et,  après  une  rapi  le  collation, 
notre  hôtesse  a  voulu  nous  conduire  elle-même  jusqu'à  la  grève, 
à  travers  des  bois  de  chênes  verts  et  de  pins  maritimes. 

Elle  avait  chaussé  de  fortes  bottes  d'homme,  coiffé  un  chapeau 
de  paille  noire  à  grands  bords,  jeté  sur  ses  épaules  une  pèlerine 
noire,  et,  ainsi  accoutrée,  un  parapluie  sous  le  bras  en  guise  d'om- 
brelle, elle  avait  à  une  certaine  dislance  l'air  d'un  curé  de  cam- 
pagne qui  s'en  va  à  une  conférence.  En  avant,  marchait  un  grand 
Breton  en  veste  bleue  et  en  braies,  la  figure  rasée,  les  cheveux 
flottans.  Il  nous  servait  de  guide  à  travers  la  lande  et  portait  gra- 
vement dans  ses  bras,  avec  de  paternelles  précautions,  l'enfant 
d'une  parente  de  notre  hôtesse. 

—  Cet  homme,  qui  s'appelle  Tan-guy,  nous  murmure  la  Payse, 
est  un  domaniou,  c'est-à-dire  qu'il  possède  à  long  bail  une  métai- 
rie dépendant  du  domaine  de  Kervenargan.  II  était  d'abord  dômes- 


3"6  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

tique  au  manoir  et  avait  pieusement  soigné,  pendant  sa  dernière 
maladie,  la  mère  de  la  propriétaire  actuelle.  Quand  la  vieille  dame 
a  rendu  le  dernier  soupir  :  «  Je  ne  veux  pas,  a  dit  l'héritière,  que 
l'homme  qui  a  porté  ma  mère  dans  ses  bras  soit  traité  comme 
un  domestique;  »  et  elle  lui  a  donné  à  moitié  fruits  une  de  ses 
métairies. 

Effectivement,  elle  le  traite  devant  nous  avec  une  déférence  mar- 
quée, et  il  y  a,  dans  la  tenue  et  les  façons  de  Tan-guy  à  son  égard, 
un  mélange  de  respect  et  de  dignité  très  caractéristique. 

Au  sortir  des  bois,  la  lande  a  un  aspect  grandiose.  Elle  se  déroule 
à  perte  de  vue,  à  droite  et  à  gauche;  à  environ  une  lieue  en  avant 
de  nous,  elle  est  brusquement  coupée  par  la  nappe  bleue  de  la  mer, 
qu'encadrent  les  roches  de  Morgat  et  les  cimes  du  Méné-hom.  Les 
falaises  et  les  flancs  de  la  montagne  ont  de  belles  couleurs  d'un 
rose  doré;  la  mer  est  d'un  bleu  foncé,  le  bleu  d'un  lac  italien;  la 
lande  ondule,  nue  et  violette;  çà  et  là  un  bouquet  de  pins  ou 
quelques  chênes  rasés  par  le  vent  du  large,  rebroussent  leur  feuil- 
lage vers  la  terre.  —  La  Payse  les  compare  à  un  groupe  de  femmes 
dont  les  jupes  et  les  capes  seraient  fouettées  par  la  rafale... 

—  Voilà  bien  une  comparaison  féminine!  s'écrie  Tristan;  non, 
ils  ont  l'air  effaré  de  pauvres  arbres  fuyant  à  toutes  jambes  devant 
l'ouragan  qui  les  pourchasse... 

Aux  approches  de  la  côte,  des  ruisseaux  creusent  soudain  le  sol, 
el  dans  les  ravins  profonds  des  fouillis  d'arbres  se  tordent  convul- 
sivement, abritant  sous  leurs  ramures  noueuses  des  métairies  aux 
toits  de  chaume,  aux  mines  sauvages,  aux  noms  étranges  :  —  Ker- 
gariou,  Kerbargwinn  ;  —  on  se  croirait  à  des  milliers  de  lieues  de 
Paris. 

Après  avoir  longuement  erré  parmi  les  rochers  de  la  pointe  et  de 
la  grève,  et  bu  une  gorgée  d'eau  miraculeuse  à  la  fontaine  de  Saint- 
Ronan,  nous  nous  en  revenons  à  petits  pas,  tandis  que  le  soleil 
s'enfonce  derrière  les  chênes  de  Kervenargan.  Notie  hôtesse  est 
infatigable.  Elle  franchit  les  clôtures  et  les  échahers  avec  une  agi- 
lité toute  masculine  et  elle  refuse  énergiquement  l'aide  de  Tristan, 
qui  s'est  constitué  son  chevalier  servant.  Notre  ami  ne  la  quitte  pas 
d'une  semelle,  buvant  ses  paroles,  écoutant  avec  déférence  la  légende 
de  Saint-Beuzec,  dont  le  clocher  pointe  tout  là-bas.  La  voix  de 
Tristan  a  pris  ces  inflexions  enfantines  et  caressantes  dont  il  use 
quand  il  veut  séduire  son  monde.  Le  voilà  redevenu  galant; 
Jemima  est  complètement  oubliée,  et  on  croirait  maintenant  qu'il 
veut  faire  la  conquête  de  la  propriétaire  de  Kervenargan. 

La  tranquillité  du  soir  tombe  sur  la  lande  solitaire.  Pas  un  bruit. 
Devant  nous,  les  bois  de  pins  et  de  chênes  découpent  vigoureuse- 
ment leurs  masses  bleuâtres.  Notre  hôtesse  nous  parle  de  sa  jeu- 


DOUARNENEZ.  S  77 

nesse,  du  temps  où  elle  parcourait  à  cheval  la  distance  qui  sépare 
Poullan  de  Pen-march,  et  de  sa  vie  silencieuse  dans  son  manoir 
perdu,  où  les  journaux  n'arrivent  que  rarement,  où  l'on  n'a  d'autre 
visite  que  celle  de  a  ces  messieurs  prêtres.  »  Elle  n'a  aucun  besoin 
de  confortable,  et  vit  de  sa  terre,  qui  lui  donne  tout  en  nature.  Quand, 
par  hasard,  il  lui  faut  trouver  de  l'argent  comptant,  elle  vend  quel- 
ques pins  aux  marchands  de  Pont-Groix,  qui  viennent  les  abattre  et 
paient  soixante  francs  un  arbre  bien  portant  et  poussé  à  belle  hau- 
teur. Et  tandis  qu'elle  parle  et  que  nous  retraversons  les  bois,  je 
remarque  trois  squelettes  d'arbres  fraîchement  coupés,  prosternés 
mélancoliquement  dans  la  bruyère... 

Quel  paisible  retour  dans  la  chênaie  déjà  assombrie,  où  les  glands 
mûrs  tombaient  de  temps  en  temps  avec  un  bruit  léger!  Et  quel 
bon  souper  nous  attendait  à  la  rentrée!  Dans  la  salle  à  manger  aux 
murs  blanchis,  la  table  recouverte  d'une  nappe  éblouissante  était 
dressée.  La  servante  apportait  des  a'^siettéps  <h  crêpes,  du  beurre 
battu  dans  l'après-midi,  de  beaux  fruits  qui  n'avaient  certes  pas 
mûri  dans  l'humide  verger  de  Kervenargnn.  L'hôtesse  nous  versait 
du  vin  d'Espagne  dans  de  vieux  verres  de  cristal  à  facettes,  qui 
devaient  être  contemporains  des  ;^irondins.  —  Et  tout  en  levant 
mon  verre  pour  trinquer  à  l'hospitalité  bretonne,  je  me  disais  que 
la  visite  de  la  Payse  et  la  nôtre  avait  dû  fortement  déranger  l'équi- 
libre du  modeste  budget  du  manoir,  et  je  songeais  involontairement 
aux  trois  grands  pins  fraîchement  abattus,  qui  gisaient  là-bas  dans 
l'herbe  du  bois... 

La  nuit  était  venue.  Il  a  fallu  prendre  congé  de  notre  cordiale 
hôtesse.  Tristan  avait  positivement  des  larmes  dans  la  voix.  î  a 
Payse,  toujours  moqueuse,  l'a  tiré  par  la  manche,  au  moment  où 
nous  étions  déjà  dans  la  cour  : 

—  Ah!  çà,  lui  a-t-elle  demandé,  et  Jemima?..  que  lui  dirai-je 
de  votre  part  quand  je  la  reverrai  ? 

Tristan  a  froncé  le  sourcil.  —  Laissez-moi,  a-t-il  répondu,  en 
grognant,  il  y  a  des  momens  où  il  faut  savoir  se  taire  I 

Tout  à  son  émotion  nouvelle,  il  s'est  enfoncé  dans  l'obscurité  de 
l'avenue,  hâtant  le  pas  et  frottant  ses  yeux  mouillés. 

22  septembre. 

Ce  matin,  par  un  temps  gris,  nous  avons  quitté  Douarnenez,  le 
cœur  gros  et  le  regard  mélancolique,  en  compagnie  de  trois  paysa- 
gistes et  de  deux  jeunes  savans  qui  ont  passé  leur  été  à  étudier  les 
annélides  et  les  zoophytes  sur  les  côtes  de  Bretagne.  Nous  rentrons 
tous  à  Paris,  mais  auparavant  nous  comptons  visiter  Quimper,  Con- 
carneau  et  Quimperlé.  Tristan  monte  le  premier  dans  le  break,  la 


378  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

mine  morose  et  le  front  rembruni.  II  rapporte  de  Kervenargan 
deux  branchettes  de  chêne  vert  et  un  galet  ramassés  sur  la  grève 
de  Saint-Ronan.  Il  a  enveloppé  soigneusement  ces  deux  reliques 
dans  sa  chemise  de  nuit,  il  a  ficelé  le  tout  dans  un  vieux  journal 
et  il  ne  quitte  pas  de  l'œil  son  précieux  paquet.  —  A  l'une  des 
fenêtres  de  l'hôtel,  Mariannic,  la  petite  servante  de  la  table  d'hôte, 
penche  son  corsage  bleu,  sa  tête  blonde  souriante  et  nous  souhaite 
bon  vdyage;  le  conducteur  fouette  ses  chevaux,  les  grelots  tintent, 
et  nous  voilà  en  route  pour  Quimper. 

Ces  petites  villes  bretonnes  ont  toutes  un  air  de  famille;  je  me 
borne  à  noter  au  passage  quelques  traits  de  leur  physionomie  qui 
m'ont  particulièrement  frappé.  —  A  Quimper,  une  cathédrale  à 
mine  sévère  où  la  statue  du  roi  Gradlon  chevauche,  haut  dans  l'air, 
entre  deux  sveltes  flèches  jumelles  ;  une  joUe  rivière  encaissée 
^ntre  un  quai  bordé  de  cafés  et  de  boutiques,  et  un  grand  bois  de 
hêtres,  sur  la  gauche.  —  A  Goncarneaii,  la  ville  close,  fortifiée  par 
Yauban,  mirant  silencieusement  dans  l'eau  du  port  ses  tours  mas- 
sives et  ses  noires  fortifications,  tandis  que  la  ville  marchande  se 
répand,  bruyante,  au  bord  d'une  baie  large  et  semée  de  voiles.  — 
A  Pontaven,  la  ville  des  meuniers,  une  vallée  profonde,  semée  de 
blocs  de  granit;  un  bruit  étourdissant  de  roues  de  moulins,  d'é- 
cluses ouvertes  et  d'eaux  bouillonnantes;  puis,  au-delà  des  vieilles 
maisons  perchées  à  chevauchons  sur  le  cours  de  l'Aven,  une  pitto- 
resque auberge  qui  rappelle  Barbizon  et  où  une  quarantaine  de 
paysagistes  anglais  ou  américains  discutent  bruyamment.  —  A 
Quimperlé,  un  aspect  moitié  arcadien,  moitié  monastique  :  des 
prés  et  des  parcs  enclavés  dans  les  maisons;  des  rues  solitaires  où 
l'Ellé  et  l'Isole,  deux  poissonneuses  rivières,  roulent  rapidement 
leurs  eaux  sonores;  de  verdoyantes  éminences,  d'où  une  aiguille 
de  clocher  ou  une  façade  de  couvent  surgit  d'un  massif  d'arbres... 
Notre  dernière  étape  a  été  pour  Landerneau,  auquel  sa  lune  et 
ses  commérages  ont  fait  une  réputation  proverbiale.  Le  train  de 
Quimper  s'y  arrête,  et  comme  nous  devons  attendre  le  passage  du 
train  de  Brest,  nous  avons  une  heure  dejoisir,  juste  le  temps  de 
visiter  sommairement  la  ville. 

Nous  nous  arrêtons  d'abord  devant  une  église  du  xvf  siècle 
adossée  à  un  pâté  de  maisons  de  la  même  époque.  Entre  les  pou- 
tres du  pignon  de  l'un  de  ces  vieux  logis,  des  hirondelles  ont  bâti 
leurs  nids.  Bien  que  nous  soyons  à  la  fin  de  septembre,  le  temps 
est  si  doux  qu'elles  n'ont  pas  encore  songé  à  émigrer.  Elles  vont, 
viennent  et  virent  autour  des  toitures  pointues;  leurs  ailes  en  fer 
de  flèche  se  découpent  sur  le  ciel  bleu,  et  noius  nous  amusons  à 
suivre  les  ébats  de  ces  buveuses  d'air.  Elles  sortent  du  nid,  puis  y 
rentrent  en  poussarït  de  petits  cris  aigus;  on  dirait  que,  comme 


DOUARNENEZ.  379 

nous,  elle?  ont  peine  à  quitter  la  Bretagne,  et  qu'elles  ne  se  las- 
sent pas  de  revisiter  leurs  places  préférées,  de  même  que  nous  nous 
attardons  dans  chaque  petite  ville  bretonne.  —  Nous  descendons 
vers  la  ville  basse  par  une  longue  rue  déserte  et  bordée  de  murs 
de  couvens.  Devant  nous,  inquiet,  la  queue  entre  les  jambes  et  le 
nez  au  vent,  un  épagneul  à  poil  noir  vague  avec  cette  allure  préci- 
pitée et  incertaine  d'un  chien  qui  a  perdu  son  maître.  Il  tourne 
autour  de  nous  et  flaire  surtout  les  mollets  de  Tristan. 

—  Je  voudrais  connaître,  dit  notre  ami,  le  remue-ménage  inté- 
rieur qui  se  fait  en  ce  moment  dans  le  cerveau  de  cet  animal... 
Pauvre  bête!  je  suis  sûr  qu'elle  éprouve  au  sujet  de  son  gîte  de  ce 
soir  les  mêmes  angoisses,  les  mêmes  alternatives  d'espoir  et  de 
crainte  que  je  ressens  moi-même  quand  je  songe  à  l'énigme  de  la 
vie  future... 

Et  Tristan,  devenu  sentimental,  flatte  l' épagneul,  le  caresse,  l'in- 
terpelle d'une  voix  amicale,  tant  et  si  bien  que  le  chien  ne  veut 
plus  le  quitter.  —  Nous  voici  aux  bords  de  l'Éiorn,  en  face  des 
anciens  moulins  de  Rohan  ;  nous  longeons  le  quai  planté  d'arbres, 
où  les  élégantes  de  Landerneau  se  promènent  au  bras  de  leur 
mari.  L'épagneul  ne  lâche  plus  Tristan. 

—  Sais-tu,  soupire  ce  dernier,  que  ce  chien  commence  à  m'in- 
téresser  ? 

—  Elî  bien,  prends-le  avec  toi...  Tu  souhaitais  de  te  donner  au 
moins  la  compagnie  d'un  chien...  En  voilà  un  qui  est  beau,  qui 
n'a  plus  de  maître  et  qui  te  fera  honneur  ;  emmène-le  ! 

Tiiêtan  se  gratte  le  front.  —  Oui,  réplique-t-il,  mais  il  y  a  le 
trajet...  Il  faudra  caser  l'épagneul  dans  le  compartiment  des 
chiens,  et  puis...  il  n'aurait  qu'à  devenir  enragé...  On  ne  sait 
jamais  avec  les  chiens  errans  ! 

—  Tu  es  toujours  le  même  :  prorapt  à  rêver  de  belles  résolu- 
tions, plus  prompt  encore  à  les  abandonner  dès  qu'on  te  pousse  au 
pied  du  mur...  Tu  te  plains  de  ta  solitude,  et  pendant  notre  voyage 
la  destinée  t'a  mis  successivement  sous  la  main  une  femme,  un 
orphelin,  un  chien  perdu...  Prends  au  moins  le  chien  ! 

—  Certainement,  je  le  devrais  ;  mais  je  ne  suis  pas  chez  moi,  et 
puis  cet  épagneul  a  un  regard  luisant  et  méphistophélique,  qui  me 
fait  penser  au  barbet  du  docteur  Faust...  Décidément,  non!..  — 
Allons,  va-t'en!  s'écrie-t-il,  en  agitant  les  bras  pour  éloigner  le 
malheureux  épagneul. 

—  Il  y  a  un  proverbe  breton  qui  dit  : 


Brave  ho.nnii,  faites  à  votre  guise, 
M  lis  c'.evoz  maison  ou  cabane. 


S8v)  BEVUE   DES  DEOI   MONDES. 

Je  t'engage  à  bâtir  au  moins  la  cabane... 

—  Tu  m'ennuies!..  Et  ce  chien  aussi  m'ennuie;  pour  m'en 
débarrasser,  je  vais  visiter  cette  église  qui  est  de  l'autre  côté  du 
pont. 

—  Ne  t'en  avise  pas,  tu  manqueras  le  train. 

—  C'est  bon,  j'ai  encore  une  grande  demi-heure... 

Malgré  nos  remontrances,  Tristan  s'entête  et  part  avec  son  chien 
sur  les  talons.  Nous  autres,  nous  remontons  vers  la  station,  et  à 
peine  sommes-nous  en  vue  de  la  gare  que  la  cloche  sonne  le 
départ. 

—  Pourvu  que  cet  original  retrouve  son  chemin  et  arrive  à 
temps!  me  dis-je  intérieurement. 

Nous  arpentons  le  quai  de  débarquement  avec  un  commence- 
ment d'inquiétude.  Un  long  sifflement,  un  panache  de  fumée,  et 
voici  le  train  de  Brest  qui  glisse  doucement  sur  les  rails  en  lâchant 
sa  vapeur.  — Cinq  minutes  d'arrêt!  —  Quelques  voyageurs  cou- 
rent au  buffet,  un  facteur  charge  nos  bagages  et  les  brouette  vers 
le  fourgon  des  messageries.  Pas  de  Tristan.  —  Deux  gendarmes  à 
l'air  placide  se  promènent  lentement  le  long  du  train;  nos  yeux 
fouillent  la  route  blanche  qui  va  de  la  ville  à  la  station.  Rien.  — 
En  voiture,  messieurs  !  en  voiture!  —  Il  n'y  a  plus  à  dire,  il  faut 
monter.  Nous  nous  installons  dans  un  compartiment  et  nous  met- 
tons le  nez  aux  fenêtres.  TJn  dernier  coup  de  sonnette;  on  ferme 
bruyamment  les  portières...  Au  même  moment,  quelqu'un  apparaît 
au  détour  de  la  route  et  prend  le  galop;  quelqu'un  entre  violem- 
ment dans  l'intérieur  de  la  station,  apparaît  successivement  comme 
une  âme  en  peine  aux  vitres  des  salles  d'attente,  —  c'est  Tristan. 

—  11  secoue  convulsivement  le  bouton  de  chaque  porte,  mais  les 
portes  sont  closes.  Nous  le  voyons  s'élancer  vers  le  buffet,  puis 
surgir  à  côté  du  garçon,  par  la  porte  qui  communique  avec  le  quai. 

—  D'une  main  il  tient  le  précieux  paquet  où  sont  roulés  les 
brins  de  chêne  et  le  galet  de  Kervenargan  ;  de  l'autre,  il  fait  des 
signes  désespérés.  —  Trop  tard  !  —  Le  train  s'est  mis  en  marche, 
le  voilà  qui  file;  les  gendarmes  empêchent  notre  ami  de  se  préci- 
piter à  sa  poursuite... 

Et  toujours  penchés  aux  portières,  nous  voyons  le  retardataire 
secouer  ses  grands  bras  avec  des  gestes  de  télégraphe  aérien  ;  et 
l'infortuné  Tristan,  —  sans  femme,  sans  enfant  et  sans  chien,  — 
ijeste  comme  un  colis  abandonné,  —  à  Landerneau. 

Anoré  Theuriet. 


CORRESPONDANCE 


GEORGE     SAND 


IP. 


A  Monsieur  Jules  Boucoiran,  à  Châteauroux. 

Nohant,  le  22  mars  1830. 

Je  suis  fort  contente  de  votre  lettre,  mon  cher  enfant,  mais  avant 
tout  je  veux  vous  dire  qu'il  faut  que  vous  veniez  me  voir  avant  de 
retourner  à  Paris,  et  même  qu'il  faut  que  vous  vous  arrangiez  de 
manière  à  passer  quelque  temps  chez  nous.  Les  enfans  écrivent 
assez  bien  pour  que  vous  leur  appliquiez  la  méthode  d'orthographe 
dont  vous  m'avez  parlé.  Ne  le  voulez-vous  pas  ?  Vous  savez  le  plaisir 
que  vous  me  ferez  en  acceptant  ma  proposition. 

Vous  convenez  de  si  bonne  grâce  de  tous  vos  torts  que  je  ne  puis 
vous  gronder  bien  haut.  Mais  un  défaut  qu'on  avoue  n'est  qu'à  moi- 
tié corrigé.  Il  faut  mettre  la  main  à  l'œuvre  et  s'en  défaire  de  plus 
en  plus.  Vous  me  disiez,  dans  votre  autre  lettre,  que  vous  doutiez  de 
ma  patience. 

Vous  ne  vous  trompez  guère.  J'en  sa  une  inépuisable  pour  cer- 

(1)  Voyez  h  Reme  da  1"  janvier. 


382  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

taines  contrariétés  et  pour  les  douleurs  physiques,  mais  en  ce  qui 
concerne  Maurice,  je  n'en  ai  pas  du  tout,  et  ce  serait  pourtant  bien 
le  cas  ou  jamais.  Je  prends  tellement  à  cœur  ses  progrès,  que  je 
me  désespère  promptement,  et  j'ai  bien  tort.  Je  dirais  bien  aussi 
comme  vous  que  cela  tient  à  ma  constitution,  au  climat,  à  la  diges- 
tion, etc.,  mais  ce  serait  une  pauvre  défaite,  puisqu'il  est  beaucoup 
d'occasions  ou  je  réussis  à  dompter  l'emportement  de  mon  carac- 
tère. Ce  qu'on  a  pu  une  fois,  on  le  peut  plus  d'une  fois,  et  l'habi- 
tude fait  qu'on  finit  par  le  pouvoir  presque  toujours.  J'espère  que 
j'en  viendrai  là  pour  mes  impatiences  et  vous  pour  votre  apathie. 
La  douceur  m'est  nécessaire  pour  faire  quelque  chose  de  mon  fils; 
un  stimulant  vous  l'est  aussi  pour  faire  quelque  chose  de  vous- 
même.  Car  l'éducation  de  Maurice  commence,  et  la  vôtre  n'est  pas 
finie.  Si  vous  y  consentez,  je  vous  donnerai  votre  tâche  quand  vous 
serez  ici,  et  je  vous  autorise  à  vous  moquer  de  moi  quand  vous  me 
verrez  en  colère.  Mais  déjà  je  me  suis  beaucoup  amendée. 

Le  second  paragraphe  de  votre  réponse  n'est  pas  clair.  Vous  me 
promettez  de  me  l'expliquer  dans  un  an,  à  la  bonne  heure. 

Le  troisième  est  un  raisonnement  si  l'on  veut,  et  il  vous  suffira 
de  le  relire  pour  voir  comme  il  est  solide.  Vous  dites  :  Je  suis  franc 
parce  que  je  laisse  voir  aux  gens  qu'ils  me  déplaisent.  J'abhorre  la 
dissimulation  et  je  serais  hypocrite  si  j'agissais  autrement.  —  Voilà 
qui  est  bien  d'une  tête  de  vingt  ans!  Croyez-vous,  mon  enfant,  que 
je  sois  perfide  et  menteuse?  Vous  seriez  le  premier.  Croyez-vous 
que  je  n'aye  pas  bien  des  fois  en  ma  vie  ressenti  des  mouvemens 
d'éloignement  et  d'indignation  envers  de  certaines  gens!  Sans 
doute  cela  m'est  arrivé,  mais  avant  de  le  leur  témoigner  j'ai  réflé- 
chi. Je  me  suis  demandé  sur  quoi  étaient  fondées  mes  aversions,  et 
j'ai  presque  toujours  reconnu  que  l'amour-propre  m'exagérait  la 
différence  que  j'établissais  entre  moi  et  ces  gens-là  et  la  supériorité 
que  j'usurpais  sur  eux.  Vous  comprenez  bien  que  je  ne  vous  parle 
pas  des  assassins  et  des  voleurs  que  j'ai  eu  l'honneur  de  fréquenter. 
Je  les  mets  à  part  et  je  leur  sais  bien  des  motifs  d'excuse  et  de  com- 
passion qui  sont  inutiles  à  dire  ici.  Je  vous  permets  bien  du  reste 
de  les  considérer  avec  horreur,  pourvu  que  cette  indignation  ne 
vous  rende  pas  inflexible  et  inhumain  envers  ces  hommes  dégradés 
qu'on  doit  encore  secourir  pour  les  empêcher  de  se  dégrader  de 
plus  en  plus.  Il  n'est  question  ici  que  de  ces  travers,  de  ces  vices 
mêmes  qu'on  rencontre  dans  la  société,  dans  toutes  les  sociétés, 
avec  cette  seule  différence  qu'ils  sont  plus  ou  moins  voilés.  Eh  bien, 
si  vous  étiez  un  peu  moins  jeune,  si  vous  aviez  plus  d'habitude  de 
rencontrer  de  ces  gens  à  chaque  pas  (c'est  là  en  quoi  consiste  ce 
qu'on  appelle  expérience),  si  vous  aviez  examiné  tout^  en  les  jugeant, 


CORRESPONDANCE  DE  GEORGE  SAND.  3S3 

VOUS  seriez  beaucoup  moins  sévère  pour  eux  sans   cesser  d'être 
rigidement  vertueux  pour  vous-même. 

Considérez  que  vous  avez  vingt  ans  et  que  la  plupart  des  gens 
dont  les  travers  vous  choquent  ont  vécu  trois  ou  quatre  fois  votre 
âge,  ont  passé  par  mille  épreuves  dont  vous  ne  savez  pas  encore 
comment  vous  sortiriez,  ont  manqué  peut-être  de  tous  les  moyens 
de  salut,  de  tous  les  exemples,  de  tous  les  secours  qui  pouvaient 
les  ramener  ou  les  préserver.  Que  savez-vous  si  vous  n'eussiez 
pas  fait  pis  à  leur  place,  et  voyez  ce  que  c'est  que  l'homme  livré 
à  lui-même?  Observez-vous  avec  sévérité,  avec  attention  pen- 
dant une  journée  seulement,  et  vous  verrez  combien  de  mouve- 
mens  de  vanité  misérable,  d'orgueil  rude  et  fou,  d'injuste  égoïsme, 
de  lâche  envie,  de  stupide  présomption,  etc.,  sont  inhérens  à  notre 
abjecte  nature.  Combien  les  bonnes  inspirations  sont  rares,  et 
comme  les  mauvaises  sont  rapides  et  habituelles  !  C'est  cette  habi- 
tude qui  fait  que  nous  ne  les  apercevons  pas,  et  que  pour  ne  pas 
nous  y  être  livrés,  nous  croyons  ne  les  avoir  pas  ressentis.  Deman- 
dez-vous ensuite  d'où  vous  vient  le  pouvoir  de  les  réprimer,  pou- 
voir qui  vous  est  devenu  aussi  une  habitude  et  dont  le  combat  n'est 
plus  sensible  que  dans  les  grandes  occasions.  C'est  ma  conscience, 
direz-vous.  Ce  sont  mes  principes.  Croyez-vous  que  ces  principes 
vous  fussent  venus  d'eux-mêmes  sans  le  soin  que  votre  mère  et 
tous  ceux  qui  ont  travaillé  à  votre  éducation  ont  pris  à  vous  les 
inculquer?  Et  maintenant  vous  oubliez  que  ce  sont  eux  qu'il  faut 
bénir  et  glorifier,  et  non  pas  vous,  qui  êtes  un  ouvrage  sorti  de 
leurs  mains  !  Ayez  donc  plutôt  compassion  de  ceux  à  qui  le  secours 
a  été  refusé  et  qui,  livrés  à  leur  propre  impulsion,  se  sont  four- 
voyés sans  savoir  où  ils  allaient.  Ne  les  recherchez  pas,  car  leur 
société  est  toujours  déplaisante  et  peut-être  dangereuse  à  votre 
âge,  mais  ne  les  haïssez  pas,  et  vous  verrez  en  y  réfléchissant  que 
la  bienveillance,  qu'on  appelle  communément  amabilité^  ne  con- 
siste pas  à  tromper  les  hommes,  mais  à  leur  pardonner. 

Je  ne  vous  dirai  rien  sur  le  reste  de  votre  lettre.  Je  vous  ai  dit 
tout  ce  que  j'en  pensais  la  première  fois,  et  je  n'ai  rien  à  y  changer. 
Vous  convenez  que  vous  avez  tort  et  vous  me  promettez  de  changer 
cette  bienveillance  outrée  en  une  douceur  plus  noble  et  dont  on 
sentira  le  prix  davantage.  Je  vois  bien  que  les  élémens  sont  bons 
en  vous,  mais  le  raisonnement  est  souvent  faux,  et  c'est  un  grand 
mal  quand  on  s'encourage  soi-même  à  se  tromper. 

Adieu,  mon  cher  enfant,  je  vous  attends,  venez  le  plus  tôt  que 
vous  pourrez.  Mes  yeux  vont  mieux.  Les  enfans  et  moi  vous  em- 
brassons affectueusement.  Comptez  toujours  sur  votre  vieille  amie. 

Avez-vous  reçu  votre  gilet  ? 


38Zi  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


A  Madame  Dupin.  Paris. 

Nohant,  19  avril  1830. 

Ma  chère  maman,  j'ai  été  longtems  empêchée  de  vous  écrire  par 
une  ophtalmie  qui  m'a  fait  beaucoup  souffrir  pendant  plus  d'un 
mois  et  dont  je  ne  suis  pas  encore  tout  à  fait  débarrassée,  car  j'ai 
encore  les  yeux  malades  et  fatigués  le  soir.  Néanmoins  je  suis 
assez  bien  pour  mettre  à  exécution  un  projet  dont  je  n'ai  pas  voulu 
vous  faire  part  avant  qu'il  fût  tout  à  fait  arrêté.  Je  vais  aller  pas- 
ser quelques  jours  auprès  de  vous,  et  de  plus,  je  vous  mène  Mau- 
rice afin  que  vous  fassiez  connaissance  avec  lui.  Il  en  meurt  d'en- 
vie et  me  fait  mille  questions  sur  votre  compte.  Je  profite  d'une 
occasion  agréable  et  commode  pour  le  voyage.  Le  sous-préfet  et  sa 
femme  vont  aussi  prendre  l'air  de  Paris  et  m'offrent  une  place  dans 
leur  calèche-  Une  fois  près  de  vous,  j'espère  bien  vous  décider  à 
revenir  avec  moi;  vous  n'aurez  plus  de  défaites  à  me  donner; 
nous  ferons  le  voyage  aussi  long  que  vous  voudrez,  nous  nous  arrê- 
terons pour  vous  laisser  reposer  où  vous  voudrez;  enfin,  je  vous 
soignerai  si  bien  en  route  que  vous  ne  vous  apercevrez  pas  de  la 
fatigue.  Mais  c'est  de  quoi  nous  aurons  le  loisir  de  parler  ensemble 
la  semaine  prochaine,  c'est-à-dire  le  30  de  ce  mois  ou  le  1"  mai. 
Dites  à  l'ami  Pierrot  qu'il  s'apprête  à  gâter  Maurice  comme  il  m'a 
gâtée  jadis,  ce  qui  ne  nous  rajeunit  ni  les  uns  ni  les  autres.  Si 
j'avais  été  seule,  je  vous  aurais  priée  de  me  donner  un  lit  de  sangle 
au  pied  du  vôtre  ;  mais  Maurice  est  un  camarade  de  lit  assez  désa- 
gréable, et  d'ailleurs  Hippolyte  désire  que  je  donne  un  coup  d'oeil 
à  sa  maison.  J'occuperai  donc  son  appartement,  ce  qui  ne  m'em- 
pêchera pas  de  vous  voir  tous  les  jours  et  de  vous  mener  prome- 
ner. J'espère  bien  vous  redonner  des  jambes.  Je  me  rappelle  qu'à 
mon  dernier  voyage  je  vous  ai  été  enlever,  un  jour  que  vous  étiez 
malade,  et  que  j'ai  réussi  à  vous  égayer  et  à  vous  guérir.  Je  compte 
encore  livrer  l'assaut  à  votre  paresse  et  vous  rendre  plus  jeune 
que  moi.  Ce  ne  sera  pas  beaucoup  dire  quant  au  physique,  car  je 
suis  un  peu  dans  les  pommes  cuites,  comme  vous  verrez,  mais 
le  moral  ne  vieillit  pas  autant,  et  je  suis  encore  assez  folle  quand  je 
m'y  mets. 

Adieu,  ma  chère  maman,  bientôt  je  vous  dirai  bonjour.  J'en  suis 
heureuse  d'avance.  Faites  que  je  vous  trouve  bien  portante,  car 
malgré  l'empressement  que  j'aurais  à  vous  soigner,  j'aime  mieux 
que  vous  n'en  ayez  pas  besoin.  Je  vous  embrasse  mille  fois. 


CORRESPONDANCE   DE   GEORGE   SAND.  385 

Emilie,  Casimir,  Ilippolyte  et  nous  tous,  vous  embrassons  tendre- 
ment. 

A  Monsieur  Jules  Boucoiran.  Paris. 

Nohant,  20  juillet  1830. 

Mon  cher  enfant,  où  êtes-vous?  Je  vous  écris  à  Paris,  ne  sachant 
si  vous  en  êtes  parti.  Je  pense  que  non,  puisque  vous  m'aviez  pro- 
mis de  venir  me  voir  aussitôt  votre  retour  au  pays,  et  je  ne  vous 
vois  point  arriver.  Dernièrement,  M"'*  Saint-x\gnan  me  mandait 
qu'elle  vous  voyait  souvent.  Pourquoi  ne  ra'écrivez-vous  pas?  Je 
sais  que  vous  vous  portez  bien,  que  vous  avez  conservé  l'habitude 
de  cette  gaîté  bruyante  que  je  vous  connais.  Mais  ce  n'est  pas  assez  : 
je  veux  que  vous  bavardiez  un  peu  avec  moi  et  que  vous  me  racon- 
tiez ce  que  vous  faites  et  ce  que  vous  ne  faites  pas.  Moi,  je  ne  vous 
dirai  rien  de  curieux.  Vous  savez  comment  on  vit  à  INohant,  le  mardi 
ressemble  au  mercredi,  le  mercredi  au  jeudi  et  ainsi  de  suite.  L'hy- 
ver  ou  l'été  apportent  seuls  quelque  diversion  à  cet  état  de  stagna- 
tion permanente.  Nous  avons  le  sentiment  ou  mieux  la  sensation  du 
froid  et  du  chaud  pour  nous  avertir  que  le  tems  marche  et  que  la 
vie  couls  comme  l'eau.  C'est  un  cours  tranquille  que  celui  qui  me 
mène,  et  je  ne  demande  pas  à  rouler  plus  vite.  Mais  vous,  dans  ce 
grand  et  fatiguant  Paris,  comment  prenez-vous  \q  fardeau  de  l'exis- 
tence? Âh  Iqu'il  est  lourd  à  porter,  quand  il  fait  un  tems  chaud,  qu'on 
a  des  cors  aux  pieds  et  de  longues  courses  à  faire  !  Je  m'y  suis  amusée 
ou  amusé  (comme  votre  sublime  exactitude  grammaticale  l'enten- 
dra). Mais  je  suis  bien  aise  d'être  de  retour.  Arrangez  cela  comme 
vous  voudrez.  J'en  conclus  que  je  me  trouve  bien  partout,  grâce 
à  ma  haute  philosophie  ou  à  ma  profonde  nullité.  Il  me  semble  que 
vous  aimiez  assez  notre  vie  paisible,  vous  êtes  fait  pour  cela,  et  vous 
avez  une  tournure  faite  exprès  pour  le  grand  canapé  somnifère  de 
mon  silencieux  salon.  Ne  viendrez-vous  pas  bientôt  y  lire  les  jour- 
naux ou  vous  y  enfoncer  dans  une  de  ces  léthargies  demi-médita- 
tives, demi-ronflantes  que  vous  faites  si  bonnes  et  si  longues  ?  Il 
me  tarde  de  vous  embrasser,  mon  cher  enfant,  et  de  vous  morigé- 
ner par-ci  par-là  avec  toute  l'autorité  que  mon  âge  vénérable  et 
mon  caractère  grave  me  donnent  sur  votre  folâtre  jeunesse.  En 
attendant  que  j'aie  ce  plaisir,  écrivez-moi,  sans  quoi  nous  nous 
fâcherons. 

Bonsoir,  mon  cher  fils,  je  suis  toujours  à  moitié  aveugle,  c'est 
pour  qu'il  ne  me  manque  aucune  des  infirmités  dont  l'imbécillité 
se  compose.  Gela  ne  m'empêche  pas  de  vous  aimer  tendrement. 
Quand  vous  viendrez,  demandez,  je  vous  prie,  à  M"'  Saint-Agnan 

TOME    XLIU.    —    1881.  25 


386  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

si  elle  n'a  rien  à  m'envoyer  de  chez  Gondel.  Achetez-moi  aussi 
quelques  cahiers  de  papier  pareil  à  celui  de  cette  lettre.  Quand 
je  dis  quelques^  c'est-à-dire  une  vingtaine.  Je  vous  dois  beau- 
coup de  choses.  Il  me  tarde  de  m' acquitter  envers  vous.  Mais  ce 
que  je  ne  vous  rembourserai  qu'en  amitié,  c'est  l'infatigable  obli- 
geance que  vous  avez  eue  pour  moi  à  Paris  et  à  laquelle  je  sais 
être  sensible,  quoique  bourrue.  Maurice  vous  embrasse,  il  lit  bien, 
mais  je  ne  trouve  pas  qu'il  écrive  assez  couramment  pour  com- 
mencer l'orthographe  ;  d'ailleurs  je  n'ai  encore  examiné  qu'impar- 
faitement votre  méthode.  Je  veux  m'en  pénétrer  un  peu  plus  avant 
de  la  mettre  en  pratique,  et  votre  secours  ne  me  sera  pas  inutile. 

A  Monsieur  Adolphe  Duplomb, 

Notant,  23  juillet  1830. 

Vous  avez  donc  bien  peur  de  moi,  vous  vous  attendez  à  une  belle 
semonce  et  vous  ne  comptez  pas  sans  votre  hôte.  Mais  patience, 
avant  de  vous  laver  la  tête  comme  vous  le  méritez,  je  veux  vous 
dire  que  je  ne  vous  oubhe  pas  et  que  j'ai  été  très  fâchée  en  reve- 
nant de  Paris  de  trouver  mon  grand  nigaud  de  fils  parti.  J'étais 
habituée  à  votre  face  de  carême,  et  la  vérité  est  qu'elle  me  manque 
beaucoup.  Ce  n'est  pas  que  vous  n'ayez  beaucoup  de  défauts,  mais 
après  tout  vous  êtes  un  bon  enfant,  et  avec  le  temps  vous  devien- 
drez raisonnable.  Pensez  quelquefois  que  vous  avez  des  amis. 
Quand  ce  ne  serait  que  moi,  c'est  beaucoup,  parce  que  je  suis 
solide  au  poste  de  l'amitié,  quoique  je  n'aie  pas  l'air  tendre.  Je  ne 
suis  pas  très  polie  non  plus,  je  dis  durement  la  vérité;  c'est  mon 
caractère;  mais  je  tiens  bon,  et  l'on  peut  compter  sur  moi.  Rappe- 
lez-vous ce  que  je  vous  dis  là,  parce  que  je  ne  vous  le  dirai  pas 
souvent.  Rappelez-vous  aussi  que  le  bonheur  en  ce  monde  consiste 
dans  l'intérêt  et  dans  l'estime  qu'on  inspire,  je  ne  dis  pas  à  tout  le 
monde,  c'est  impossible,  mais  du  moins  à  un  certain  nombre 
d'amis.  On  ne  peut  trouver  son  bonheur  en  soi-même  entièrement 
à  moins  d'être  égoïste,  et  je  ne  pense  pas  assez  mal  de  vous  pour 
vous  soupçonner  de  l'être.  L'homme  qui  n'est  aimé  de  personne 
est  misérable,  celui  qui  a  des  amis  craint  de  leur  faire  de  la  peine 
en  se  conduisant  mal.  C'est  donc  pour  vous  dire,  comme  dit  Polyte, 
que  vous  devez  travailler  à  prendre  une  conduite  rangée  si  vous 
voulez  me  prouver  que  vous  n'êtes  point  ingrat  à  l'intérêt  que  je 
vous  porte.  Vous  devriez  vous  défaire  de  ce  mauvais  genre  de  van- 
terie  que  vous  avez  pris  avec  des  écervelés  comme  vous.  Faites  ce 
que  votre  fortune  et  votre  santé  vous  permettent  sans  compro- 
mettre l'honneur  et  la  réputation  d'autrui.  Je  ne  vois  pas  qu'un 
garçon  soit  obligé  à  la  continence  comme  une  religieuse,  mais  tai- 


CORRESPONDANCE  DE  GEORGE  SAND.  387 

sez-vous  sur  vos  bonnes  ou  mauvaises  fortunes.  Ces  sots  discours 
sont  toujours  répétés,  et  le  hazard  les  fait  arriver  aux  oreilles  des 
personnes  de  bon  sens  qui  les  blâment.  Tâchez  donc  aussi  de  ne 
pas  faire  tant  de  projets,  mais  de  vous  en  tenir  à  l'exécution  de 
quelques-uns.  Vous  savez  que  c'est  toujours  ma  querelle  avec 
vous.  Je  voudrais  vous  voir  plus  de  constance;  vous  dites  à  Hippo- 
lyte  que  vous  avez  de  la  bonne  volonté  et  du  courage.  Pour  du  cou- 
rage physique  (celui  qui  consiste  à  supporter  les  maladies  et  à  ne 
pas  craindre  la  mort),  je  ne  vous  refuse  pas  celui-là;  mais  du  cou- 
rage pour  un  travail  soutenu,  j'en  doute  bien,  ou  vous  avez  furieu- 
sement changé.  Tout  ce  qui  est  nouveau  vous  plaît  ;  mais  au  bout 
d'un  peu  de  tem?,  vous  ne  voyez  que  les  inconvéniens  de  votre 
position.  Vous  n'en  trouverez  guère,  mon  pauvre  enfant,  qui  ne 
soient  semées  de  contrariétés  et  d'ennuis;  si  vous  n'apprenez  à  les 
supporter,  vous  ne  serez  jamais  un  homme. 

Ici  finit  mon  sermon.  Je  pense  que  vous  en  avez  assez,  surtout 
n'ayant  pas  l'habitude  de  lire  ma  mauvaise  écriture.  Vous  me  ferez 
plaisir  de  m'écrire,  mais  ne  vous  en  faites  pas  une  affaire  d'état, 
ne  vous  mettez  pas  à  la  torture  pour  me  faire  des  phrases  bien 
limées.  Je  n'y  tiens  pas  du  tout.  On  écrit  toujours  assez  bien  quand 
on  écrit  naturellement  et  qu'on  exprime  ce  qu'on  pense.  Les  belles 
pages  d'écriture  sont  bonnes  pour  les  maîtres  d'école,  et  je  n'en 
fais  pas  le  moindre  cas.  Promettez-moi  de  prendre  un  peu  de  rai- 
son et  de  penser  quelquefois  à  mes  sermons;  c'est  tout  ce  que  je 
vous  demande.  Soyez  bien  sûr  que,  si  je  n'avais  pas  d'amitié  pour 
vous,  je  ne  prendrais  pas  la  peine  de  vous  en  faire.  Je  craindrais 
d'ailleurs  de  vous  ennuyer,  au  lieu  que  je  suis  sûre  qu'ils  ne  vous 
déplairont  pas  et  que  vous  apprécierez  le  sentiment  qui  me  les  dicte. 

Adieu,  écrivez-nous  souvent  et  continuez  à  nous  tenir  au  courant 
de  vos  affaires.  Soignez  votre  santé  et  tâchez  de  continuer  à  vous 
bien  porter.  Mais  si  vous  vous  sentez  malade,  revenez  au  pays. 
Nous  aurons  encore  du  lait  et  du  sirop  de  gomme  pour  vous,  et 
vous  savez  que  je  ne  suis  pas  une  mauvaise  garde-malade.  Tout  le 
monde  ici  se  souvient  de  vous  avec  intérêt.  Pour  moi,  je  vous  donne 
ma  très  sainte  bénédiction.  Aurore. 

A  Monsieur  Jules  Boucoiran,  Paris. 

31  juillet  1830,  11  heures  du  soir. 

Oui,  oui,  mon  enfant,  écrivez-moi.  Je  vous  remercie  d'avoir 
pensé  à  moi  au  milieu  de  ces  horreurs.  0  mon  Dieu,  que  de  sang! 
que  de  larmes!  Votre  lettre  du  28  ne  m'est  arrivée  qu'aujour- 
d'hui 31.  Nous  attendions  des  nouvelles  avec  une  anxiété  !  Cependant 
nous  savions  à  peu  près  tout  ce  qu'elle  contient  par  raille  voies  dif- 


388  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

férentes,  et  les  versions  diffèrent  peu  les  unes  des  autres.  Mais  rien 
d'officiel  !  Nous  espérons  que  ce  sera  demain,  car  nous  avons  besoin 
de  cela  pour  coopérer  aussi  de  tous  nos  faibles  moyens  au  grand 
œuvre  de  la  rénovation.  Ah  !  Dieu  !  l'emporterons-nous?  Le  sang 
de  tant  de  victimes  profitera-t-il  à  leurs  femmes  et  à  leurs  enfans  ? 
Votre  lettre  a  été  lue  par  toute  la  ville,  car  on  est  avide  de  détails 
et  chacun  fournit  son  contingent.  Écrivez  donc,  mais  songez  qu'on 
s'arrachera  les  nouvelles  et  ne  me  parlez  que  des  affaires  publiques. 
Mon  pauvre  enfant  !  en  dépit  de  la  fusillade  et  des  barricades,  vous 
avez  réussi  à  m'informer  de  ce  qui  se  passait.  Croyez  bien  que, 
parmi  tous  ceux  pour  qui  je  frémis,  vous  n'êtes  pas  un  de  ceux  à 
qui  je  m'intéresse  le  moins.  Ne  vous  exposez  pas,  à  moins  que  ce 
ne  soit  pour  sauver  un  ami,  car  alors  je  vous  dirais  ce  que  je  dirais 
à  mon  propre  fils,  faites -vous  tuer  plutôt  que  de  l'abandonner.  Au 
nom  du  ciel,  si  vous  pouvez  circuler  sans  danger,  informez-vous 
du  sort  de  ceux  qui  me  sont  chers.  Les  Saint-Agnan  n'ont-ils  pas 
souffert?  Le  père  était  de  la  garde  nationale.  On  en  est  à  se  dire  : 
un  tel  est-il  mort?  —  Mort  !..  Il  y  a  trois  jours,  la  mort  d'un  ami 
nous  eût  glacés,  aujourd'hui  nous  en  apprendrons  vingt  dans  un 
seul  jour  peut-être  et  nous  ne  pourrons  les  pleurer,  car  dans  de 
tels  momens  la  fièvre  est  dans  le  sang,  et  le  cœur  est  trop  oppressé 
pour  se  livrer  à  la  sensibilité.  Il  faut  qu'il  rompe  ou  qu'il  résiste. 

Je  me  sens  une  énergie  que  je  ne  croyais  pas  avoir.  L'âme  se 
développe  avec  les  événemens.  On  me  prédirait  que  j'aurai  demain 
la  tête  cassée,  je  crois  que  je  dormirais  cette  nuit  ;  mais  on  saigne 
pour  les  autres.  Ah!  que  j'envie  vjotre  sort!  "Vous  n'avez  pas  d' en- 
fans!  Vous  êtes  seul,  moi  je  veille  comme  une  louve  sur  ses  petits, 
et  s'ils  étaient  menacés  je  me  ferais  mettre  en  pièces.  Mais  que 
voulais-je  vous  dire?  mes  pensées  se  ressentent  du  désordre  géné- 
ral. Gourez  à  l'hôtel  d'Elbeuf,  place  du  Carrousel.  Il  est  pillé,  dévasté 
sans  doute.  Sachez  si  ma  tante,  M."'"  Maréchal  et  sa  famille,  ont 
échappé  au  désastre  de  ces  journées  de  meurtre.  Mon  oncle  était 
inspecteur  de  la  maison  du  roi.  Je  me  flatte  qu'il  était  absent.  Mais 
sa  femme  et  sa  fille,  seules  au  centre  de  la  tempête  !  Son  gendre 
est  brigadier  aux  gardes  du  corps,  est-il  mort?  Vivra-t-il  demain 
s'il  ne  l'est  pas?  Je  n'ai  pas  le  courage  de  leur  écrire.  D'ailleurs  où 
sont-ils?  et  puis  peuvent-ils  songer,  s'ils  ont  été  maltraités  comme 
je  le  crains,  à  donner  de  leurs  nouvelles?  Mais  vous,  mon  enfant, 
qui  êtes  actif,  bon  et  dévoué  à  vos  amis,  vous  pouvez  peut-être 
me  tirer  de  cette  horrible  inquiétude.  Faites-le  si  le  combat  a  cessé 
comme  on  le  dit.  Hélas  !  ne  recommencera-t-il  pas  bientôt? 

Que  je  vous  dise  ce  qui  se  passe  chez  nous.  Notre  ville  est  la 
seule  qui  se  montre  vraiment  énergique.  Qui  l'aurait  cru?  Elle  seule 
marche.  Châteauroux  est  moins  déterminée.   Issoudun  ne  l'est  pas 


CORRESPONDANCE    DE    GEORGE    SAND.  3S9 

du  tout.  Néanmoins  les  gardes  nationales  s'organisent,  et  si  l'auto- 
rité (l'autorité  renversée)  lutte  encore,  nous  résisterons  bien.  Dans 
ce  moment,  la  gendarmerie  est  la  seule  force  qu'on  ait  à  nous 
opposer,  et  c'est  si  peu  de  chose  contre  la  masse,  qu'elle  se  tient 
prudemment  en  repos.  Nous  n'avons  qu'un  danger  à  courir,  celui 
d'être  assaillis  par  un  régiment  détaché  de  Bourges  pour  nous  sou- 
mettre, et  alors  on  se  battra.  Les  deux  hommes  d'ici  sont  des  plus 
décidés.  Casimir  est  nommé  lieutenant  de  la  garde  nationale,  et 
cent  vingt  hommes  sont  déjà  inscrits.  Nous  attendons  avec  impa- 
tience la  direction  que  nous  donnera  le  gouvernement  provisoire. 
J'ai  peur,  mais  je  n'en  dis  rien,  car  ce  n'est  pas  pour  moi  que  j'ai 
peur.  En  attendant  on  se  réunit,  on  s'excite  mutuellement.  Kt  vous, 
que  fcrez-vous?  La  famille  Bertrand  reviendra-t-elle  ici  bientôt? 
l'accompagnez- vous  toujours?  Je  désire  bien  vous  revoir. 

Parlez-moi  de  notre  député.  Est-il  arrivé  sans  événement?  Nous 
l'avons  vu  partir  au  plus  rude  moment  et  nous  frémissions  de  ce 
qui  pouvait  lui  arriver.  Nous  espérons  maintenant  qu'il  a  pu  entrer 
sans  danger,  mais  nous  sommes  impatiens  d'en  avoir  la  certitude. 
Tâchez  de  le  voir  et  priez-le,  s'il  a  un  instant  de  loisir,  de  me  don- 
ner de  ses  nouvelles.  Il  est  notre  héros,  et  comme  notre  attache- 
ment est  son  unique  salaire,  il  ne  peut  pas  refuser  celui-là. 

Adieu,  mon  cher  enfant.  Où  sont  nos  paisibles  lectures  et  nos 
jours  de  repos?  quand  reviendront-ils?  La  guerre  n'est  pas  mon 
élément,  mais  pour  vivre  ici-bas,  il  faut  être  amphibie.  S'il  ne 
fallait  que  mon  sang  et  mon  bien  pour  servir  la  liberté!  mais  je  ne 
puis  pas  consentir  à  voir  verser  celui  des  autres,  et  nous  y  nageons! 
Vous  êtes  heureux  d'être  homme,  chez  vous  la  colère  fait  diversion 
à  la  douleur. 

Merci  encore  une  fois  de  votre  lettre.  Ne  vous  lassez  pas  de  nous 
donner  des  détails.  Je  ne  crois  pas  qu'il  ait  pu  rien  arriver  à  ma 
mère,  mais  la  pauvre  femme  a  dû  avoir  bien  peur.  Voyez-la,  je  vous 
en  prie;  elle  demeure  près  de  vous,  n"  6.  Ne  vous  étonnez  pas  si 
son  accueil  est  singulier.  Elle  a  l'étrange  manie  de  prendre  tous  les 
gens  qu'elle  ne  connaît  pas  pour  des  voleurs.  Criez-lui,  en  entrant, 
que  vous  venez  savoir  de  ses  nouvelles  de  ma  part,  et  si  elle  vous 
reçoit  froidement,  ne  vous  en  inquiétez  pas,  c'est  moi  qui  vous  sau- 
rai gré  de  ce  nouveau  service.  Adieu  !  adieu  ! 

A  Madame  Dupin,  à  Charleville. 

7  septembre  1830. 

J'aurais  répondu  plus  tôtà  votre  lettre,  ma  chère  petite  mère,  si 
je  n'eusse  été  fort  malade.  On  a  craint  pour  moi  une  fièvre  céré- 


390  REVUE    DES    DEDX    MONDES. 

brale,  et  pendant  quarante-huit  heures  j'ai  été  je  ne  sais  où.  Mon 
corps  était  bien  au  lit  sous  l'apparence  du  sommeil,  mais  mon  âme 
galoppait  dans  je  ne  sais  quelle  planète.  Pour  parler  tout  simple- 
ment, je  n'y  étais  plus  et  je  ne  me  sentais  plus.  Un  violent  mal  de 
gorge  m'a  tirée  de  là,  et  c'est  à  lui  que  je  dois  d'être  guérie. 

Casimir  est  fort  sensible  à  vos  reproches,  il  assure  qu'il  ne  les 
mérite  pas,  qu'on  lui  a  dit  chez  ma  tante  que  vous  étiez  partie,  et 
en  effet  il  en  était  si  convaincu  qu'il  me  l'a  dit  en  arrivant  ici.  Il 
n'a  point  été  s'en  assurer  par  lui-même,  il  regardait  cela  comme 
une  course  inutile  dans  la  certitude  où  il  était  de  ne  point  vous 
rencontrer,  et  il  était  tellement  pressé,  tellement  occupé  d'af- 
faires politiques  et  des  commissions  dont  la  ville  de  la  Châtre  l'avait 
chargé  pour  les  chambres,  qu'il  regardait  avec  raison  son  tems 
comme  fort  précieux.  11  était  forcé  de  revenir  au  bout  de  huit 
jours,  et  ce  n'est  pas  sans  peine  qu'il  a  rempli  si  vite  sa  mission. 
Ce  que  je  ne  conçois  pas,  c'est  qu'on  l'ait  induit  en  erreur,  lors- 
que, d'après  ce  que  vous  œe  dites,  on  savait  que  vous  étiez  encore 
à  Paris.  J'ai  des  lettres  de  lui,  datées  de  cette  époque,  dans 
lesquelles  il  me  dit  positivement  :  «  Ta  mère  est  partie  pour 
Charleville,  c'est  pourquoi  je  n'ai  pu  la  voir.  » 

Casimir  est  incapable  d'un  mensonge,  et  il  ne  peut  pas  avoir  de 
raison  pour  désirer  de  vous  éviter;  ainsi  tout  cela  est  l'ouvrage 
d'un  malentendu.  Il  était  décidé  à  vous  ramener  ici  avec  lui,  si 
vous  y  eussiez  consenti. 

Vous  avez  été  près  de  Caroline.  Je  suis  loin  d'en  être  jalouse. 
Elle  était  malade,  et  je  n'ai  qu'un  regret,  c'est  que  les  liens  qui  me 
retiennent  ici  m'aient  empêchée  de  vous  y  accompagner.  Je  l'aurais 
soignée  avec  bien  du  zèle,  mais  outre  que  l'arrivée  de  deux  per- 
sonnes de  plus  dans  son  ménage  eût  pu  la  gêner  beaucoup,  il  ne 
m'est  pas  facile  de  quitter  mes  petits  enfans,  encore  moins  de  les 
faire  voyager  souvent  avec  moi.  Voici  l'âge  où  Maurice  a  besoin  de 
leçons  suivies,  et  je  suis  comme  enchaînée  à  la  maison.  J'ai  renoncé 
aux  longues  courses  et  j'ai  été  forcée  de  négliger  celles  de  mes  con- 
naissances qui  demeurent  à  cinq  ou  six  lieues. 

Oscar  doit  être  un  beau  garçon,  bien  avancé.  S'il  était  à  moi, 
avec  les  dispositions  qu'il  a  pour  le  dessin,  j'en  ferais  un  peintre. 
C'est  l'avenir  que  je  rêve  pour  le  mien.  Il  annonce  aussi  du  goût 
pour  cet  art,  et  c'est,  à  mon  gré,  le  plus  beau  de  tous,  celui  qui 
peut  occuper  le  plus  agréablement  la  vie,  soit  qu'il  devienne  un 
état,  soit  qu'il  serve  seulement  à  l'amusement.  Il  me  fait  passer 
tant  d'heures  de  plaisir  et  de  bonheur,  que  je  passerais  peut-être  à 
m' ennuyer!  Si  j'avais  un  talent  véritable,  je  sens  qu'il  n'y  aurait 
pas  de  sort  plus  beau  que  le  mien  et  j'oublierais  bien,  au  fond  de 
mon  cabinet,  les  intrigues  et  les  ambitions  qui  font  les  révolutions. 


CORRESPONDANCE  DE  GEORGE  SAND.  391 

Que  dites-vous  de  celle-ci?  Je  suis  loin  de  la  croire  Unie,  et  j'ai 
peur  même  que  tout  ce  qu'on  a  fait  ne  serve  à  rien.  Mais  vous  en 
avez  par-dessus  la  tête,  vous  qui  avez  vu  tout  cela.  Je  ne  veux  pas 
vous  en  parler. 

Vous  me  rendez  heureuse  en  m'apprenant  que  vous  êtes  plus 
forte  que  vous  ne  pensiez.  Je  le  pensais  bien  que  vous  vous  exagé- 
riez votre  faiblesse.  Je  crois  que  je  tiens  de  vous  sous  le  rapport 
de  la  santé  :  je  suis  sujette  à  de  fréquentes  indispositions,  à  des 
gouflVances  presque  continuelles,  soit  d'une  cause,  soit  d'une  autre; 
mais,  au  fond,  je  suis  extrêmement  forte  et  je  suis,  comme  vous, 
d'étoffe  à  vivre  longtems  et  sans  infirmité,  en  dépit  de  tous  ces 
arias  de  bobos  dont  je  ne  puis  me  défaire.  Soignez-vous  bien, 
mais  ne  vous  figurez  donc  pas  que  vous  avez  cent  ans;  toutes  les 
femmes  de  votre  âge  ont  l'air  d'avoir  vingt  ans  de  plus  que  vous. 
En  ne  vous  affectant  pas,  en  ne  vous  laissant  pas  gagner  par 
l'ennui  et  la  tristesse,  vous  serez  encore  longtems  jeune.  Restez 
près  de  ma  sœur  tant  qu'elle  aura  besoin  de  vous  et  que  vous  vous 
plairez  dans  ce  pays,  mais  dès  que  vous  éprouverez  le  besoin  de 
changer  de  place  et  la  force  de  le  faire,  venez  ici.  Vous  y  resterez 
dix  ans  si  vous  vous  y  trouvez  bien,  huit  jours  si  vous  vous  ennuyez  ; 
vous  serez  libre  comme  chez  vous  :  vous  vous  lèverez,  vous  vous 
coucherez,  vous  serez  seule,  vous  aurez  du  monde,  vous  mangerez 
comme  bon  vous  semblera,  vous  n'aurez  qu'à  parler  pour  être 
obéie.  Si  vous  n'êtes  pas  contente  de  nous,  je  suis  bien  sûre  que 
ce  ne  sera  pas  de  notre  faute. 

Adieu,  ma  chère  maman,  je  vous  embrasse  de  toute  mon  âme, 
ainsi  que  ma  sœur  et  Oscar. 

Donnez-moi  souvent  de  vos  nouvelles  et  des  leurs. 


A  Monsieur  Jules  Boueoiran,  chez  Monsieur  le  comte  Bertrand, 

à  Châteauroux. 

Nohant,  27  octobre  1830. 

Je  vous  remercie,  mon  cher  enfant,  des  deux  billets  que  vous 
m'avez  écrits.  Je  ne  vous  ai  pas  répondu  plus  tôt  parce  que  j'avais 
trop  mal  au  doigt.  Je  me  doutais  bien  de  l'exagération  des  rapports 
sur  Issoudun  qui  nous  étaient  parvenus.  Il  en  est  ainsi  de  toutes 
les  nouvelles,  véritables  cancans  politiques,  qui  se  grossissent  en 
roulant  par  le  monde.  La  vérité  a  toujours  quelque  chose  de  tri- 
vial qui  déplaît  aux  esprits  poétiques,  et  comme  nous  sommes 
dans  le  pays,  dans  la  terre  classique  de  la  poésie,  on  ne  dit  jamais 


392  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

les  choses  comme  elles  sont.  Voit-on  des  cochons,  ce  sont  des  élé- 
phans,  des  oies,  ce  sont  des  princesses,  et  ainsi  du  reste.  Je  suis 
lasse  et  dégoûtée  de  tout  cela;  aussi  je  ne  lis  plus  les  journaux. 
J'y  trouve  l'esprit  de  commérage  des  coteries  provinciales;  c'est 
une  guerre  de  menteries,  un  assaut  d'absurdité  qui  fait  mal  au 
cœur,  pour  peu  qu'on  en  ait.  Je  ne  trouve  rien  au  dehors  de  ma  vie 
qui  mérite  un  sentiment  d'intérêt  véritable.  De  nos  jours,  l'enthou- 
siasme est  la  vertu  des  dupes.  Siècle  de  fer,  d'égoïsme,  de  lâcheté 
et  de  fourberie,  où  il  faut  railler  ou  pleurer  sous  peine  d'être  imbé- 
cile ou  misérable.  Vous  savez  quel  parti  je  prends.  Je  concentre  mon 
existence  aux  objets  de  mes  affections.  Je  m'en  entoure  comme  d'un 
bataillon  sacré  qai  fait  peur  aux  idées  noires  et  décourageantes.  Âb- 
sens  comme  présens,  mes  amis  remplissent  mon  âme  tout  entière, 
leur  souvenir  y  ramène  la  joie,  en  efface  la  pointe  acérée  des  dou- 
leurs souvant  cuisantes,  souvent  répétées,  mais  le  lendemain  amène 
un  rayon  de  soleil  et  d'espérance  et  je  me  moque  des  larmes  de  la 
veille.  Vous  vous  étonnez  souvent  de  mon  humeur  mobile,  de  mon 
caractère  flexible.  Où  en  serais-je  sans  cette  faculté  à  m' étourdir? 
Vous  connaissez  tout  dans  ma  vie,  vous  devez  comprendre  que, 
sans  l'heureuse  disposition  qui  me  fait  oublier  vite  le  chagrin,  je 
serais  maussade  et  sans  cesse  repliée  sur  moi-même,  inutile  aux 
autres,  insensible  à  leur  affection.  Loin  de  là,  elle  m'inspire  tant  de 
reconnaissance,   elle  m'apporte  tant  de  consolations,  que  je  suis 
fière  de  pouvoir  dire  à  ceux  qui  m'aiment  :  «  Vous  me  rendez  le 
bonheur  et  la  gaîté,  vous  me  dédommagez  de  ce  qui  me  manque, 
vous  suffisez  à  toutes  mes  ambitions.  »  Prenez  votre  part  de  ce 
compliment,  mon  enfant,  car  vous  savez  que  je  vous  aime  comme 
un  fils  et  comme  un  frère.  Nous  différons  de  caractère,  mais  nos 
cœurs  sont  honnêtes  et  aimans,   ils  doivent  s'entendre.  Il  me  sera 
doux  de  vous  avoir  pour  longtems  près  de  moi  et  de  vous  confier 
mon  Maurice.  Il  me  tarde  que  ce  moment  soit  arrivé.  Les  cancans 
vont  leur  train  à  la  Châtre  plus  que  jamais.  Ceux  qui  ne  m'aiment 
guère  disent  que  faime  «  Sandot  »  (vous  comprenez  la  portée  du 
mot)  ;  ceux  qui  ne  m'aiment  pas  du  tout  disent  que  faime  Sandot 
et  Fleury  à  la  fois  ;  ceux  qui  me  détestent  disent  que  Duvernet  et 
vous  par-dessus  le  marché  ne  me  font  pas  peur.  Ainsi  j'ai  quatre 
amans  à  la  fois.  Ce  n'est  pas  trop  quand  on  a,  comme  moi,  les  pas- 
sions vives.  Les  méchans  et  les  imbéciles!  que  je  les  plains  d'être 
au  monde!  Bonsoir,   mon  fils,  écrivez-moi.   Et  à  propos,  Sandot 
m'a  chargée  de  le  rappeler  spécialement  à  votre  souvenir.  Il  vous 
aime,  cela  ne  m'étonne  pas.  Aimez-le  aussi,  il  !e  mérite. 


CORRESPONDANCE  DE  GEORGE  SANO.  393 

A  Monsieur  Jules  Boucoiran. 

Nohant,  mercredi  3  décembre  1830. 

J'ai  bien  tardé  à  vous  remercier  de  votre  lettre  et  de  vos  olives, 
mon  cher  enfant.  J'étais  au  lit  quand  j'ai  reçu  tout  cela,  et  depuis 
près  de  quinze  jours  je  suis  sur  le  flanc,  ayant  tous  les  jours  de 
gros  accès  de  fièvre  et  souffrant  des  douleurs  atroces  dans  toutes 
les  entrailles.  J'ai  d'abord  pensé  que  c'était  une  fièvre  inflamma- 
toire ;  Charles  a  décidé  que  c'était  une  affection  rhumatismale. 
Depuis  trois  jours  je  suis  sans  fièvre,  grâce  au  sulfate  de  quinine, 
et  mes  douleurs  commencent  aussi  à  se  calmer.  J'espère  qu'avec 
du  temps,  de  la  patience  et  de  la  flanelle,  j'en  verrai  la  fin. 

Vos  olives  sont  restées  plusieurs  jours  à  La  Châtre;  elles  étaient 
adressées  à  M.  Daudcvert,  que  personne  ne  connaissait.  Enfin  on 
s'est  douté  chez  Brazier  que  ce  pouvait  bien  être  nous  qui  nous 
appelions  de  la  sorte.  Elles  sont  en  très  bon  état,  et  chacun  les 
trouve  excellentes.  J'en  mangerais  bien  si  on  me  laissait  faire; 
mais  j'en  suis  au  bouillon  de  poulet  et  au  sirop  d'orgeat.  Je  vous 
remercie  de  cet  envoi,  mon  cher  enfant.  Qu'avez -vous  fait  de 
votre  colique?  Dans  votre  seconde  lettre  vous  ne  m'en  parliez  pas, 
j'en  conclus  que  vous  étiez  guéri.  Dieu  le  veuille! 

Si  vous  aimiez  les  complimens,  je  vous  dirai  que  vous  m'avez 
écrit  une  lettre  vraiment  remarquable  de  jugement,  d'observation, 
de  raisonnement  et  même  de  style;  mais  vous  m'enverriez  prome- 
ner. Je  vous  dirai  donc  tout  bonnement  que  vos  réflexions  me 
paraissent  justes  et  que  j'ai  assez  de  confiance  dans  le  jugement  que 
vous  me  donnez  en  tremblant  et  sans  y  avoir  confiance  vous-même. 
Comme  vous,  je  pense  que  le  grand  compagnon  de  ce  petit  monsieur 
est  sans  moyens  et  sans  mœurs.  Pour  lui,  c'est  aussi,  je  crois,  un 
être  fort  ordinaire,  qui  n'a  point  de  vices  ni  de  défauts  choquans. 
Sa  physionomie  (car  vous  savez  que  je  tiens  à  cet  indice),  promet 
de  la  fianchise  et  de  la  douceur.  Cependant  les  choses  vont  assez 
mal  en  sa  faveur.  Il  a  fait  déclarations,  protestations,  et  supplica- 
tions à  la  pauvre  enfant,  qui  ne  doute  pas  plus  de  leur  sohdité  que 
de  la  clarté  du  soleil.  Et  pourtant  depuis  son  départ  (au  mois  d'août 
je  crois),  il  n'a  pas  donné  signe  de  vie  à  la  famille  ;  quand  on  ques- 
tionne Vautre  qui  est  resté  à  Paris  et  qui  est  (je  le  crois  bien,  entre 
nous)  l'amant  en  titre  de  la  mère,  il  répond  par  des  balivernes.  Je 
pense  que  le  monsieur  était  sincère  aux  pieds  de  la  jeune  fille. 
Comment  eût-il  pu  ne  pas  l'être?  Elle  est  charmante  de  tous 
points.  Mais  à  peine  éloigné,  la  froide  raison  (des  raisons  d'intérêt, 
sans  doute,  car  on  m'assure  qu'il  a  de  la  fortune,  et  elle  n'a  rien), 


394  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

les  parens,  la  légèreté,  l'absence,  un  parti  plus  avantageux,  que 
sais-je?  La  jolie  et  douce  enfant  est  oubliée  sans  doute,  et  dans  l'i- 
gnorance de  son  cœur  elle  le  pleurera  comme  s'il  en  valait  la  peine. 
Si  jeunesse  savait!  dit  le  proverbe.  Quoiqu'il  arrive,  je  vous  remer- 
cie de  vos  lumières  et  je  vous  tiendrai  au  fait  des  événemens.  J'a- 
brège sur  cet  article,  car  j'ai  bien  des  choses  à  vous  dire.  Sachez 
une  nouvelle  étonnante,  surprenante...  (pour  les  adjectifs,  voyez  la 
lettre  de  M'""  de  Sévigné,  que  je  n'aime  guère,  quoi  qu'on  dise.)  Sachez 
qu'en  dépit  de  mon  inertie,  de  mon  insouciance,  de  ma  légèreté  à 
m'étourdir,  de  ma  facilité  à  pardonner,  à  oublier  les  chagrins  et  les 
injures,  sachez  que  je  viens  de  prendre  un  j^arli  violent.  Ce  n'est 
pas  pour  rire,  malgré  le  ton  de  badinage  que  je  prends.  C'est  tout 
ce  qu'il  y  a  de  plus  sérieux.  Mais  songez  que  c'est  encore  là  un  de 
ces  secrets  qu'on  ne  dit  pas  à  trois  personnes,  et  qu'après  avoir  lu 
ma  lettre,  il  faut  la  jetter  au  feu.  Vous  connaissez  mon  intérieur. 
Vous  savez  s'il  est  tolérable.  Vous  avez  été  étonné  vingt  fois  de  me 
voir  relever  la  tête  le  lendemain,  quand  la  veille  on  me  l'avait 
brisée.  Il  y  a  un  terme  à  tout.  Et  puis,  les  raisons  qui  eussent  pu 
me  porter  plus  tôt  à  la  résolution  que  j'ai  prise  n'étaient  pas  assez 
fortes  pour  me  décider.  Avant  de  nouveaux  événemens  qui  vien- 
nent d'avoir  lieu,  personne  ne  s'est  aperçu  de  rien.  Il  n'y  a  pas  eu 
de  bruit.  J'ai  simplement  trouvé  un  paquet  à  mon  adresse  en  cher- 
chant quelque  chose  dans  le  secrétaire  de  mon  mari.  Ce  paquet  avait 
un  air  solennel  qui  m'a  frappé.  On  y  lisait  :  «  Ne  l'ouvrez  qu'après 
ma  mort.  »  Je  n'ai  pas  eu  la  patience  d'attendre  que  je  fusse  veuve. 
Ce  n'est  pas  avec  une  tournure  de  santé  comme  la  mienne  qu'on 
doit  compter  survivre  à  quelqu'un. 

D'ailleurs  j'ai  supposé  que  mon  mari  était  mort,  et  j'ai  été  bien 
aise  de  voir  ce  qu'il  pensait  de  moi  durant  sa  vie.  Le  paquet  m'é- 
tant  adressé,  j'avais  le  droit  de  l'ouvrir  sans  indiscrétion,  et  mon 
mari  se  portant  fort  bien,  je  pouvais  lire  son  testament  de  sang- 
froid.  Vive  Dieu!  quel  testament!  Des  malédictions  et  c'est  tout!  Il 
avait  rassemblé  là  tous  ses  mouvemens  d'humeur  et  de  colère  contre 
moi,  toutes  ses  réflexions  sur  ma  perversité,  tous  ses  sentimens  de 
mépris  pour  mon  caractère,  et  il  me  laissait  cela  comme  un  gage 
de  sa  tendresse!  Je  croyais  rêver,  moi  qui,  jusqu'ici,  fermais  les 
yeux  et  ne  voulais  pas  voir  que  j'étais  méprisée  ;  cette  lecture  m'a 
enfin  tirée  de  mon  sommeil.  Je  me  suis  dit  que,  vivre  avec  un 
homme  qui  n'avait  pour  sa  femme  ni  estime  ni  confiance,  c'était 
vouloir  rendre  la  vie  aux  morts.  Mon  parti  a  été  promptement  pris 
et,  j'ose  le  dire,  irrévocablement.  Vous  savez  que  je  n'abuse  pas  de 
ce  mot.  Je  ne  l'employé  pas  souvent.  Sans  attendre  un  jour  de 
plus,  faible  et  malade  encore,  j'ai  déclaré  ma  volonté  et  décliné 
mes  motifs  avec  un  aplomb  et  un  sang-froid  qui  l'ont  pétrifié.  Il 


CORRESPONDANCE  DE  GEORGE  SAND.  395 

ne  s'attendait  guère  à  voir  un  être  comme  moi  se  lever  de  toute 
sa  hauteur  pour  lui  faire  tête.  Il  a  grondé,  disputé,  prié,  et  je  suis 
restée  inébranlable.  Je  veux  une  pension,  et  j'irai  à  Paris  pour 
toujours,  mes  en  fans  resteront  à  Nohant.  Voilà  le  résultat  de  notre 
première  explication.  J'ai  paru  intraitable  sur  tous  les  points.  C'é- 
tait une  feinte  comme  vous  pouvez  croire.  Je  n'ai  nulle  envie 
d'abandonner  mes  enfans  entièrement,  mais  je  me  suis  laissé  accu- 
ser d'indifférence.  J'ai  déclaré  être  préparée  à  tout.  Je  voulais  lui 
bien  persuader  que  rien  ne  m'entraverait.  Qaand  il  en  a  été  con- 
vaincu ,  il  est  devenu  doux  comme  un  mouton,  et  aujourd'hui  il 
pleure.  Il  est  venu  me  dire  qu'il  affermerait  Nohant,  qu'il  ferait 
maison  nette,  qu'il  n'y  pourrait  pas  vivre  seul,  qu'il  emmènerait 
Maurice  à  Paris  et  le  mettrait  en  pension.  C'est  ce  que  je  ne  veux  pas 
encore.  L'enfant  est  trop  jeune  et  trop  délicat.  En  outre,  je  ne  veux 
pas  que  ma  maison  soit  vidée  par  mes  domestiques  qui  m'ont  vue 
naître  et  que  j'aime  presque  comme  des  amis.  Je  consens  à  ce  que 
le  train  en  soit  réduit,  parce  que  la  pension  que  je  veux  avoir  pour 
vivre  indépendante  rendra  cette  économie  nécessaire.  Je  veux  gar- 
der Vincent  et  André  avec  leurs  femmes  et  Pierre.  Il  y  aura  assez 
de  deux  chevaux,  de  deux  vaches,  etc.,  etc.,  je  vous  fais  grâce  du 
tripotage.  De  cette  manière,  je  serai  censée  vivre  de  mon  côté,  mais 
en  effet  je  compte  passer  une  partie  de  l'année,  six  mois  au  moins, 
à  Nohant  près  de  mes  enfans,  voire  près  de  mon  mari,  que  cette 
leçon  rendra  plus  circonspect  et  dont  ma  position  d'ailleurs  me 
rendra  indépendante.  Il  m'a  traitée  jusqu'ici  comme  si  je  lui  étais 
odieuse.  Du  moment  que  je  m'en  assure,  je  m'en  vais.  Aujourd'hui 
il  me  pleure.  Tant  pis  pour  lui.  Je  lui  prouve  que  je  ne  veux  pas 
être  supportée  comme  un  fardeau ,  mais  recherchée  et  appelée 
comme  une  compagne  libre,  qui  ne  demeurera  près  de  lui  que 
lorsqu'il  en  sera  digne.  Ne  me  trouvez-vous  pas  impertinente? 
Rappelez-vous  comme  j'ai  été  humiliée,  et  cela  a  duré  huit  ans! 
En  vérité,  vous  me  le  disiez  souvent  :  les  faibles  sont  des  dupes 
de  la  société.  Je  crois  que  ce  sont  vos  réflexions  qui,  à  mon  insu, 
m'ont  donné  un  commencement  de  courage  et  de  fermeté.  Je  ne 
me  suis  radoucie  qu'aujourd'hui.  J'ai  ditque  je  consentirais  à  reve- 
nir si  ces  conditions  étaient  acceptées,  et  elles  le  seront.  Mais  elles 
dépendent  encore  de  quelqu'un,  ne  le  devinez- vous  pas?  C'est  de 
vous,  mon  enfant,  et  j'avoue  que  je  n'ose  pas  vous  prier,  tant  je 
crains  de  ne  pas  réussir.  Cependant  voyez  quelle  est  ma  position. 
Si  vous  êtes  à  Nohant,  je  puis  respirer  et  dormir  tranquille.  Mon 
enfant  sera  en  de  bonnes  mains,  son  éducation  marchera,  sa  santé 
sera  surveillée,  son  caractère  ne  sera  gâté  ni  par  l'abandon,  ni  par 
la  rigueur  outrée.  J'aurais  par  vous  de  ses  nouvelles  tous  les  jours, 


395  REV^UE   DES    DEUX    MONDES. 

de  ces  détails  qu'une  mère  aime  tant  à  lire,  de  ces  entretiens  qui 
m'étaient  si  doux  et  si  consolans  à  Périgueux.  Si  je  laisse  mon  fils 
livré  à  son  père,  il  sera  gâté  aujourd'hui,  battu  demain,  négligé 
toujours,  et  je  ne  retrouverai  en  lui  qu'un  méchant  polisson.  On 
ne  m'écrira  que  pour  me  le  faire  malade  afin  de  me  contrarier  ou 
me  faire  revenir. 

Je  crois  que  si  c'était  là  son  sort,  j'aimerais  mieux  supporter  le 
mien  tel  qu'il  est  et  rester  près  de  lui  pour  adoucir  du  moins  la 
brutalité  de  son  père.  D'un  autre  côté,  mon  mari  n'est  pas  aimable. 
M"*""  Bertrand  ne  l'est  pas  non  plus,  mais  on  supporte  d'une  femme 
ce  qu'on  ne  supporte  pas  d'un  homme,  et  pendant  trois  mois  d'été, 
trois  mois  d'hyver  (c'est  ainsi  que  je  compte  partager  mon  tems), 
ferez-vous  aux  intérêts  de  mon  fils,  c'est-à-dire  à  mon  repos,  à 
mon  bonheur,  le  sacrifice  de  supporter  un  intérieur  triste,  froid  et 
ennuyeux?  Prendrez-vous  sur  vous-même  d'être  sourd  à  des 
paroles  aigres  et  indifférent  à  un  visage  refrogné?  Il  est  vrai  de 
dire  que  mon  mari  a  entièrement  changé  d'opinion  à  votre  égard 
et  qu'il  ne  vous  a  donné  cette  année  aucun  sujet  de  plainte;  mais 
à  l'égard  des  gens  qu'il  aime  le  mieux,  il  est  encore  fort  maus- 
sade parfois.  Hélas!  je  n'ose  pas  vous  prier,  tandis  que,  d'un  autre 
côté,  la  famille  Bertrand,  riche  et  aujourd'hui  dans  une  position 
brillante,  vous  olfre  mille  avantages,  le  séjour  de  Paris  où  peut- 
être  elle  va  se  fixer  par  suite  de  la  nomination  du  général  à  la  tête 
de  l'école  polytechnique,  toutes  les  recherches  du  luxe  et  un  intérieur 
plus  animé.  Que  ferai -je  si  vous  me  refusez?  Et  de  quel  droit  insis- 
terai-je  pour  vous  faire  pencher  en  ma  faveur?  Qu'ai-je  fait  pour 
vous  et  que  suis-je  pour  que  vous  me  rendiez  un  service  que  per- 
sonne ne  me  rendrait?  Non,  je  n'ose  pas  vous  prier,  et  cependant 
je  vous  bénirais  à  genoux  si  vous  m'exauciez;  toute  ma  vie  serait 
consacrée  à  vous  remercier  et  à  vous  chérir  comme  l'être  à  qui  je 
devrai  le  plus  ;  et  si  une  reconnaissance  passionnée,  une  tendresse 
de  mère  peuvent  vous  payer  d'un  tel  bienfait,  vous  ne  regretterez 
point  de  m' avoir  sacrifié  pour  ainsi  dire  deux  ans  de  votre  vie,  car 
mon  cœur  n'est  pas  froid,  vous  le  savez,  et  je  sens  qu'il  ne  restera 
point  au-dessous  de  ses  obligations. 

Adieu,  répondez-moi  courrier  par  courrier,  cela  est  bien  impor- 
tant pour  la  conduite  que  j'ai  à  tenir  vis-à-vis  de  mon  mari.  Si 
vous  m'abandonnez,  il  faudra  que  je  plie  et  me  soumette  encore 
une  fois.  Ah!  comme  on  en  abusera!  Adressez-moi  votre  lettre 
poste  restante.  Ma  correspondance  n'est  plus  en  sûreté.  Mais  grâce 
à  cette  précaution,  vous  pouvez  me  parler  librement.  Adieu,  je 
vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 


CORRESPONDANCE  DE  GEORGE  PAND.  397 

A  Monsieur  Jules  Boucoiraii. 

Nohant,  8  décembre  1830. 

Laissez-moi  vous  bénir,  mon  cher  enfant,  et  n'essayez  point  de 
diminuer  le  prix  de  ce  que  vous  faites  aujourd'hui  pour  moi.  Ne 
dites  pas  que  vous  ne  faites  que  remplir  un  engagement,  tenir  une 
promesse.  Du  moment  que  les  nouveaux  chagrins  que  j'ai  éprouvés 
m'ont  mise  dans  la  nécessité  de  quitter  Nohant  une  partie  de  l'an- 
née, vous  étiez  dégagé  de  tout  lien.  Vous  pouviez  me  dire:  J'ai  fait 
le  sacrifice  de  mes  intérêts  et  de  toute  mon  ambition  à  l'espoir  de 
vivre  près  d'une  amie,  mais  je  ne  me  suis  pas  engagé  à  veiller  sur 
ses  enfans  en  son  absence  et  à  supporter  l'ennui  de  la  solitude 
pendant  l'autre  moitié  de  l'année.  Je  ne  vous  ai  donc  fait  aucune 
injure  en  pensant  que  vous  pourriez  revendiquer  ce  droit.  Quand 
je  vous  ai  offert  près  de  moi  un  sort  moins  brillant,  mais  plus  doux 
peut-être  que  celui  dont  vous  jouissez  actuellement,  je  ne  pré- 
voyais pas  les  circonstances  où  je  me  trouve  aujourd'hui.  Je  me  disais 
que  mon  amitié  vous  dédommagerait  des  avantages  de  la  fortune, 
et  je  vous  connaissais  assez  pour  espérer  que  vous  goûteriez  le 
bonheur  sans  éclat  que  mon  affection  vous  promettait.  Maintenant 
que  je  me  vois  forcée  de  prendre  un  parti  sévère  et  d'assurer  mon 
repos  et  ma  liberté  par  une  résidence  de  six  mois  par  an  à  Paris, 
c'est  en  tremblant  que  je  vous  demande  de  me  consacrer  votre 
tems,  et  bien  loin  de  revendiquer  comme  un  droit  la  promesse 
que  vous  me  fîtes,  je  vous  en  affranchis  entièrement.  Si  c'est  à 
l'honneur  seul  que  je  dois  la  noble  conduite  que  vous  tenez  à  mon 
égard,  je  vous  rends  votre  liberté  et  je  déclare  que  vous  pouvez  en 
user  sans  que  je  vous  ôte  rien  de  mon  estime.  Non,  mon  cher 
enfant,  je  ne  veux  rien  devoir  qu'à  votre  amitié.  Je  ne  veux  point 
me  soustraire  à  la  reconnaissance  en  considérant  votre  sacrifice 
comme  l'accomplissement  d'un  devoir.  Je  le  regarderai  toute  ma 
vie  comme  une  preuve  d'affection  si  grande,  que  je  ne  pourrai  jamais 
assez  la  reconnaître.  Je  me  dirai  toujours  que  c'est  par  dévoûment 
d'amitié  et  non  par  principe  de  conscience  que  vous  avez  accepté 
mes  propositions  modifiées  comme  elles  le  sont  par  les  chagrins  de 
mon  intérieur. 

Je  vous  renvoie  les  deux  lettres  que  vous  m'avez  confiées.  Je  ne 
m'abuse  point  sur  le  désavantage  pécuniaire  qui  résulte  pour  vous 
d'abandonner  la  famille  B.  Personne  ne  comprendra  le  désintéres- 
sement et  la  noblesse  de  votre  conduite.  Votre  mère  seule  en  sera 
un  bon  juge.  Je  souffre,  je  l'avoue,  de  l'idée  que  le  secret  de  mon 
intérieur  sortira  de  vos  mains.  Je  sais  que  votre  mère  gardera  ce 


398  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

secret  comme  vous-même,  mais  la  mort,  qui  est  un  accident  imprévu 
et  inévitable,  peut  changer  étrangement  la  destination  des  écrits,  et 
cela  se  voit  tous  les  jours.  J'ai  pour  principe  de  détruire  sans  tar- 
der tout  papier  contenant  des  particularités  dont  la  découverte 
serait  nuisible  à  la  réputation  ou  au  bonheur  de  quelqu'un.  Voilà 
le  seul  motif  qui  m'engageait  à  vous  prier  de  brûler  ma  lettre.  Si 
vous  la  faites  passer  à  votre  mère,  priez-la  donc  de  le  faire.  Vous 
devez  reconnaître  comme  moi  l'utilité  de  cette  mesure.  Si  quelque 
autre  personne  que  vous  ou  elle  venait  à  découvrir  les  torts  de 
mon  mari,  je  me  ferais  un  reproche  éternel  de  les  avoir  tracés. 

Quant  à  la  lettre  de  M""^  Saint-A.,  je  ne  suis  guère  surprise  de 
ses  intentions  officieuses  à  mon  égard.  Je  n'ai  jamais  fait  la  folie 
de  croire  en  elle,  aussi  je  ne  puis  être  oiîensée  de  sa  conduite 
envers  moi,  quelle  qu'elle  soit.  Si  je  trahissais  la  confiance  qui 
vous  a  porté  à  me  communiquer  cette  lettre,  je  ferais  une  grande 
lâcheté.  Soyez  donc  sans  crainte.  Elle  sera  oubliée  aussitôt  que 
lue.  Je  ne  me  souviendrai  que  de  la  résistance  généreuse  que  vous 
opposez  à  toutes  les  considérations  qu'on  vous  met  sous  les  yeux. 

Je  ne  puis  rien  vous  promettre  pour  le  voyage  à  Nismes.  Je  le 
désire  plus  que  vous,  et  ce  n'est  pas  la  considération  de  l'argent  qui 
m'arrêterait  le  plus.  Je  suppose  que  ce  voyage  serait  peu  dispen- 
dieux. Mais  je  serai  désormais  dans  une  position  qui  me  prescrira 
beaucoup  de  prudence  dans  mes  démarches.  Le  bon  accord  que, 
malgré  ma  séparation  d'avec  mon  mari,  je  veux  conserver  dans  tout 
ce  qui  concernera  mon  fils,  m'obligera  à  le  ménager  de  loin  comme 
de  près.  J'ai  déjà  reconnu  que  ce  projet  ne  lui  souriait  point.  Je 
m'efforcerai  de  le  lui  faire  agréer,  sinon  j'y  renoncerai,  et  vous  en 
m'en  blâmerez  pas.  Désormais  je  ne  dois  laisser  aucune  prise 
contre  moi,  ou  tout  le  fruit  de  mon  énergie  serait  perdu,  et  j'aurais 
fourni  des  armes  contre  moi-même. 

J'éprouve  un  autre  chagrin  très  vif,  c'est  de  n'avoir  pas  une 
obole  dont  je  puisse  disposer  maintenant.  Si  j'étais  à  Paris,  je  vous 
trouverais  de  l'argent  dans  la  journée.  Je  vendrais  mes  effets  plu- 
tôt que  de  ne  pas  vous  rendre  un  service,  mais  ici  que  faire?  Je 
suis  dans  une  position  délicate  envers  mon  mari.  Je  lui  dois,  c'est- 
à-dire  que  je  suis  en  avance  de  la  pension  qu'il  me  fait.  Gela  ne 
m'a  pas  empêchée  de  lui  demander  aussitôt  votre  lettre  reçue.  J'ai 
éprouvé  un  refus  assez  poli,  mais  très  décisif.  Plaignez-moi,  jamais 
je  ne  maudis  mon  défaut  d'ordre  comme  quand  il  m'empêche  de  ser- 
vir l'amitié  !  Cependant,  si  vous  ne  pouvez  en  trouver  ailleurs,  je 
tâcherai  d'en  emprunter  sans  qu'on  le  sache,  quoique  je  sois  déjà 
criblée  de  dettes  que  j'acquitterai  Dieu  sait  comment!  Répondez- 
moi  immédiatement  poste  resiinte  à  La  Châtre. 

Mes  affaires  domestiques  s'éclaircissent.  Mon  frère  me  soutient 


CORRESPONDANCE  DE  GEORGE  SAND,  399 

un  peu  et  m'offre  son  appartement  à  Paris  ju^^qu'au  mois  de  mars. 
Pendant  ce  temps,  il  restera  ici  avec  sa  femme.  A  cette  époque,  je 
reviendrai  et  je  passerai  quelque  tems  à  Nohant  pour  vous  y 
installer,  si  je  ne  fais  pas  avec  vous  le  voyage  projeté.  Je  vais  par- 
tir pour  Paris  quand  je  serai  rétablie.  Je  suis  encore  très  souffrante. 
Si  vous  pouvez  venir  passer  une  journée  à  Châteauroux,  je  vous 
préviendrai  afin  que  nous  puissions  nous  voir  à  mon  passage  en 
cette  ville. 

Adieu,  mon  cher  enfant,  je  suis  encore  assez  faible,  mais  j'ai 
assez  de  tête  et  de  cœur  pour  sentir  vivement  ce  que  vous  faites 
pour  moi.  Vous  aurez  beau  vous  défendre  de  mes  bénédictions 
avec  votre  rudesse  Spartiate,  je  m'en  moque,  et  je  vous  poursuivrai 
jusqu'à  la  mort  de  mes  remercimens  et  de  ma  tendresse.  Prenez-le 
comme  vous  voudrez^  comme  dit  mon  vieux  curé. 

Bonsoir,  donc,  mon  cher  fils,  parlez  de  moi  à  votre  mère.  Dites- 
lui  que  je  la  vénère  sans  la  connaître,  ou  plutôt  que  je  la  connais 
très  bien  sans  l'avoir  vue.  Certes,  je  voudrais  qu'elle  me  connût 
aussi  et  qu'elle  sût  combien  son  enfant  m'est  cher. 

A  Monsieur  Charles  Duvernet,  à  Paris. 

Nohant,  décembre  1830. 
ÉPITRE   ROMANTIQUE   A   MES    TROIS   AMIS. 

De  même  que  ces  enfans  naïfs  et  déguenillés  que  l'on  voit  sur 
les  routes,  armés  de  ces  ingénieux  paniers  que  leurs  petites  mains 
ont  tressés  après  en  avoir  ravi  les  matériaux  à  l'arbuste  flexible 
qui  croît  dans  ces  vignes  que  l'on  voit  ceindre  les  collines  ver- 
doyantes de  l'Indre,  ramassent,  pour  engraisser  le  jardin  paternel, 
les  immondices  nutritives  et  fécondes,  —je  ne  sais  pas  précisément 
si  le  mot  est  masculin  ounon...  je  m'en  moque,  —  que  les  coursiers, 
les  mulets,  les  bœufs,  les  vaches,  les  pourceaux  et  les  ânes,  laissent 
échap;)er  dans  leur  course  vagabonde,  comme  autant  de  bienfaits 
que  l'active  et  ingénieuse  civilisation  met  à  profit  pour  ranimer  la 
santé  débile  du  chou-fleur  et  la  délicate  complexion  de  l'artichaut; 
de  mê(ne  que  ces  hommes  patiens  et  laborieux  qu'un  sot  préjugé 
essayerait  vainement  de  flétrir,  et  qui  munis  de  ces  réceptacles 
portatifs  qu'on  voit  également  servir  à  recueillir  les  dons  de  Bac- 
chus  et  les  infortunés  animaux  que  l'on  trouve  parfois  égarés  et 
languissans  au  coin  des  bornes  jusqu'à  ce  qu'une  main  cruelle  leur 
donne  la  mort  et  les  engloutisse  à  jamais  dans  la  hotte  parricide, 
—  ramassent,  dans  ces  torrens  fangeux  qui  se  brisent  en  mugissant 
dans  les  égouts  de  la  capitale,  divers  objets  abandonnés  à  la  parci- 


AOO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

monieuse  industrie  qui  sait  tirer  parti  de  tout  et  faire  du  papier 
à  lettre  avec  des  vieilles  bottes  et  des  chiens  morts  ; 

De  même,  ô  mes  sensibles  et  romantiques  amis  !  après  une  longue, 
laborieuse  et  pénible  recherche,  j'ai  à  peu  près  compris  la  lettre 
bienfaisante  et  sentimentale  que  vous  m'avez  écrite,  au  milieu  des 
fumées  du  punch  et  dans  le  désordre  de  vos  imaginations  naturel- 
lement fantasques  et  poétiques.  Triomphez,  mes  amis,  enorgueil- 
lissez-vous des  dons  que  le  ciel  prodigue  vous  a  départis,  soyez 
fiers,  car  vous  avez  droit  à  l'être.  Vous  avez  atteint  et  dépassé  les 
limites  du  sublime,  vous  êtes  inintelligibles  pour  les  autres  comme 
pour  vous-mêmes.  Nodier  pâlit,  Rabelais  ne  serait  que  de  la  Saint- 
Jean,  et  Sainte-Beuve  baisse  pavillon  devant  vous.  Immortels  jeunes 
hommes!  mes  mains  vous  tresseront  des  couronnes  de  verdure 
quand  les  arbres  auront  repris  des  feuilles,  le  laurier  sauce  s'arron- 
dira sur  vos  fronts  et  le  chêne  sur  vos  épaules,  si  vous  continuez 
de  la  sorte. 

Heureuse,  trois  fois  heureuse  la  ville  de  La  Châtre,  la  patrie  des 
grands  hommes,  la  terre  classique  du  génie  !  Heureuses  vos  ma- 
mans! heureux  vos  papas!  Enfans  gâtés  des  Muses,  nourris  sur 
l'Olympe  (pas  d'allusions  je  vous  prie),  bercés  sur  les  genoux  de  la 
renommée  !  puissiez-vous  faire  pendant  toute  une  éternité  (comme 
dit  le  forçat  délibéré  Ghampagnette  de  Lille),  la  gloire  et  l'ornement 
de  la  patrie  reconnaissante  !  Puissiez-vous  m'écrire  souvent  pour 
m' endormir...  au  son  de  votre  lyre  pindarique,  et  pour  détendre 
les  muscles  buccinateurs  infiniment  trop  contractés  de  mes  joues 
amaigries  ! 

Depuis  ton  départ,  ô  blond  Charles,  jeune  homme  aux  rêveries 
mélancoliques,  au  caractère  sombre  comme  un  jour  d'orage,  infor- 
tuné misanthrope  qui  fuis  la  frivole  gaîté  d'une  jeunesse  insensée, 
pour  te  livrer  aux  noires  méditations  d'un  cerveau  ascétique  !  les 
arbres  ont  jauni,  ils  se  sont  dépouillés  de  leur  brillante  parure.  Hs 
ne  voulaient  plus  charmer  les  yeux  de  personne,  l'hôte  solitaire  des 
forêts  désertes,  le  promeneur  mélancolique  des  sentiers  écartés  et 
ombreux,  n'étant  plus  là  pour  les  chanter.  Ils  sont  devenus  secs 
comme  des  fagots  et  tristes  comme  la  nature  veuve  de  toi,  ô  jeune 
homme  ! 

Et  toi,  gigantesque  Fleury,  homme  aux  pattes  immenses,  à  la 
barbe  effrayante,  au  regard  terrible,  homme  des  premiers  siècles, 
des  siècles  de  fer  !  homme  au  cœur  de  pierre,  homme  fossile  ! 
homme  primitif,  homme  normal  !  homme  antérieur  à  la  civilisa- 
tion, antérieur  au  déluge!  depuis  que  ta  masse  immense  n'occupe 
plus,  comme  les  dieux  d'Homère,  l'espace  de  sept  stades  dans  la 
contrée,  depuis  que  ta  poitrine  volcanique  n'absorbe  plus  l'air 
vital  nécessaire  aux  habitans  de  la  terre,  le  climat  du  pays  est 


i 


CORRESPONDANCE  DE  GEORGE  SAND.  401 

devenu  plus  froid,  l'air  plus  subtil,  les  vents  qu'emprisonnaient  tes 
poumons,  les  tempêtes  qui  se  brisaient  contre  ton  flanc  comme 
au  pied  d'une  chaîne  de  montagnes,  se  sont  déchaînés  avec  furie 
le  jour  de  ton  départ,  et  toutes  les  maisons  de  La  Châtre  ont  été 
ébranléos  dans  leurs  fondemens,  le  moulin  à  vent  a  tourné  pour  la 
première  fois,  quoique  n'ayant  ni  ailes,  ni  voiles,  ni  pivot.  La  per- 
ruque de  M.  de  la  Genetière  a  été  emportée  par  une  bourrasque  au 
haut  du  clocher,  et  la  jupe  de  M"""  Saint-0...  a  été  relevée  à  une 
hauteur  si  prodigieuse  que  le  grand  Chicot  assure  avoir  vu  sa  jar- 
retière. 

Et  toi,  petit  Sandeau!  aimable  et  léger  comme  le  colibri  des 
savanes  parfumées!  gracieux  et  piquant  comme  l'ortie  qui  se 
balance  au  front  battu  des  vents  des  tours  de  Ghâteaubrua  !  depuis 
que  tu  ne  traverses  plus  avec  la  rapidité  d'un  chamois,  les  mains 
dans  les  poches,  la  petite  place  où  tu  semas  si  généreusement  cette 
plante  pectorale  qu'on  appelle  le  pas-d'âne  et  dont  Féhx  Fauchier 
a  fait,  gUcàce  à  toi,  une  ample  provision  pour  la  confection  du  sirop 
de  quatre  fleurs ,  les  dames  de  la  ville  ne  se  lèvent  plus  que 
comme  les  chauves-souris  et  les  chouettes  au  coucher  du  soleil. 
Elles  ne  quittent  plus  leurs  bonnets  de  nuit  pour  se  mettre  à  la 
fenêtre,  et  les  papillotes  ont  pris  racine  à  leurs  cheveux,  la  coiffure 
languit,  le  cheveu  dépérit,  le  fer  à  friser  dort  inutile  sur  les  tisons 
refroidis;  la  main  de  Laurent,  glacée  par  l'âge  et  le  chagrin,  tombe 
inactive  à  son  côté,  les  touffes  invisibles  et  les  cache-peignes  moi- 
sissent sans  éclat  dans  la  boutique  de  Darnaut,  l'usage  des  peignes 
commence  à  se  perdre,  la  brosse  tombe  en  désuétude,  et  la  garnison 
menace  de  s'emparer  de  la  place.  Ton  départ  nous  a  apporté  une 
plaie  d'Egypte  bien  connue. 

Quant  à  votre  amie  infortunée,  ne  sachant  que  faire  pour  chas- 
ser l'ennui  aux  lourdes  ailes;  fatiguée  de  la  lumière  du  soleil  qui 
n'éclaire  plus  nos  promenades  savantes  et  nos  graves  entretiens  aux 
Couperies,  elle  a  pris  le  parti  d'avoir  la  fièvre  et  un  bon  rhuma- 
tisme seulement  pour  se  distraire  et  passer  le  tems.  Vous  ririez, 
mes  camarades,  si  vous  pouviez  me  voir  sortir  de  ma  chambre,  non 
pas  comme  l'Aurore  aux  ailes  empourprées  attelant  d'une  main 
légère  les  chevaux  du  classique  Phébus  dont  la  perruque  rousse  a 
fait  vivre  les  poètes  pendant  plusieurs  siècles,  mais  comme  la  mar- 
motte engourdie  que  le  savoyard  tire  de  sa  boîte  et  fait  danser  à 
grands  coups  de  bâton  pour  la  mettre  en  train  et  lui  donner  l'air 
enjoué.  C'est  ainsi  que  je  me  traîne,  moi  qui  naguères  aurais  défié 
sur  ma  bonne  Lyska  un  parti  de  miquelets,  maintenant  empaque- 
tée de  flanelles  et  fraîche  comme  une  momie  dans  ses  bandelettes, 
je  voyage  en  un  jour  de  mon  cabinet  au  salon,  et  une  de  mes  jambes 

TOME  XLIH.  —  1881,  26 


402  REVUE    DES    DEUX  MONDES, 

est  auprès  de  la  cheminée  dudit  appartement  que  l'autre  est  encore 
dans  la  salle  à  manger.  Si  cet  état  fâcheux  continue,  je  vous  prie 
de  m'acheter  une  de  ces  brouettes  dans  lesquelles  on  voiture  les 
culs-de-jatte  dans  les  rues  de  Paris;  nous  y  attellerons  Brave,  et 
nous  parcourrons  ainsi  les  villes  et  les  campagnes  pour  attirer  la 
pitié  des  âmes  sensibles.  Sandeau  fera  des  cabrioles,  Fleury  des 
tours  de  force,  et  Charles  avalera  des  épées  comme  les  jongleurs 
indiens  ou  des  souris  comme  Jacques  de  Falaise  ;  on  lui  laissera  le 
choix. 

Et,  à  propos  de  Brave,  je  viens  de  lui  rendre  visite  dans  sa  niche, 
et  après  les  politesses  d'usage,  je  lui  ai  lu  le  paragraphe  de  votre 
lettre  qui  le  concerne.  Il  en  a  été  fort  mécontent,  et  me  suivant 
dans  mon  cabinet  où  il  est  présentement  étendu  devant  le  feu,  il 
m'a  prié  d'écrire  sous  sa  dictée  une  réponse  aux  accusations  dont 
vous  le  chargez.  Je  souscris  à  sa  demande  et  vous  quitte  pour  ser- 
vir d'interprète  à  ce  bon  animal. 

Adieu  donc,  mes  chers  camarades,  écrivez-moi  souvent,  quelque 
bêtes  que  vous  puissiez  être,  je  vous  promets  de  n'être  jamais  en 
reste  avec  vous.  Je  vous  tiens  quittes  des  complimens,  à  moins 
qu'ils  ne  soient  tournés  comme  celui  de  Jules.  Pauvre  Fleury  î 
accouchez  donc  vite  de  ce  fatal  choléra-morbus,  prenez  du  tabac  à 
fortes  doses,  il  partira  dans  les  éternuemens.  Et  vous,  jeune  Char- 
lot,  au  milieu  des  tumultueux  plaisirs  de  cette  ville  de  bruit  et  de 
prestiges,  n'oubliez  pas  la  plus  ancienne  de  vos  amies.  Une  poignée 
de  main  à  tous  les  trois,  quoique  Rochou  Daubert  ?iaime  jjas  cela 
dans  une  femme. 

Aurore  D. 

A  M.  Charles  Duvernet,  à  Paris. 

Nohant,  décembre  1830. 

Réclamation  adressée  par  Brave,  chien  des  Pyrénées,  originaire 
d'Espagne,  garde  de  nuit  de  profession,  décoré  du  collier  à  pointes, 
du  grand  cordon  de  la  chaîne  de  fer  et  de  plusieurs  autres  ordres 
honorables,  à  messieurs  Fleury  dit  le  Germanique  et  Jules  Sandeau 
le  Marchois  pour  offense  à  la  personne  dudit  Brave  et  diffamation 
gratuite  auprès  de  sa  protectrice  dame  Aurore,  châtelaine  de  Nohant 
et  de  beaucoup  de  châteaux  en  Espagne  dont  la  description  serait 
trop  longue  à  mentionner. 

Messieurs, 

Je  ne  viens  point  ici  faire  une  vaine  montre  de  mes  forces  phy- 
siques et  de  mes  vertus  domestiques.  Ce  n'est  point  un  mouvement 


CORRESPONDANCE  DE  GEORGE  SAND,  403 

d'orgueil  assez  justifié  peut-être  par  la  pureté  de  mon  origine,  et  le 
témoignage  d'une  conduite  irréprochable,  qui  m'engage  à  mettre 
la  patte  à  la  plume  pour  réfuter  les  imputations  calomnieuses  qu'il 
vous  a  plû  de  présenter  à  mon  honorée  protectrice  et  amie,  dame 
Aurore,  que  j'ai  fidèlement  accompagnée  et  gardée  jusqu'à  ce  jour, 
à  cette  fm  de  détruire  la  bonne  intelligence  qui  a  toujours  régné 
entre  elle  et  moi,  et  de  lui  inspirer  des  doutes  sur  mes  principes 
politiques.  Il  me  serait  facile  de  mettre  au  jour  des  faits  qui  cou- 
vriraient de  gloire  l'espèce  des  chiens,  au  grand  détriment  de  celle 
des  hommes.  11  me  serait  facile  encore  de  vous  montrer  deux  ran- 
gées de  dents  auprès  desquelles  les  vôtres  ne  brilleraient  guère  et 
de  vous  prouver  que,  quand  on  veut  mordre  et  déchirer,  il  n'est 
pas  prudent  de  s'adresser  à  plus  fort  que  soi.  Mais  je  laisse  ces 
moyens  aux  esprits  rudes  et  grossiers  qui  n'en  ont  point  d'autres. 
Je  dédaigne  des  adversaires  dont  la  défaite  ne  me  rapporterait  point 
de  gloire  et  dont  je  viendrais  aussi  facilement  à  bout  que  des  chats 
que  je  surprends  à  vagabonder  la  nuit  autour  du  poulailler,  au  lieu 
d'être  à  leur  poste  à  l'armée  d'observation  contre  les  souris  et  les 
rats.  Je  ne  veux  employer  avec  vous  que  les  armes  du  raisonne- 
ment, mon  caractère  paisible  préfère  terminer  à  l'amiable  les  dis- 
cussions où  la  rigueur  n'est  pas  absolument  nécessaire  ;  accoutumée 
dès  l'enfance  et  pour  me  servir  de  l'expression  de  M.  Fleury,  dès 
mon  bas  âge,  à  des  études  graves  et  utiles,  j'ai  contracté  le  goût 
des  méditations  approfondies.  J'ai  réussi  à  l'inspirer  au  Chien  bleu 
qui  ne  manque  pas  d'intelligence,  et  je  prends  plaisir  à  m'entre- 
tenir  avec  lui  sur  toute  sorte  de  matières  lorsque,  couchés  au  clair 
de  la  lune  sur  le  fumier  de  la  basse-cour  durant  les  longues  nuits 
d'hyver,  nous  examinons  le  cours  des  astres  et  leurs  rapports  avec 
le  changement  des  saisons  et  le  système  entier  de  la  nature  ;  c'est 
en  vain  que  j'ai  voulu  améliorer  l'éducation  et  réformer  le  jugement 
de  mon  autre  camarade,  l'oncle  Mylord,que  vous  appelez  épilep- 
tique  et  convulsionnaire,  car  dans  la  frivolité  de  vos  railleries  mor- 
dantes, vous  n'épargnez  pas,  messieurs,  les  personnes  les  plus 
dignes  d'intérêt  et  de  compassion  par  leurs  infirmités  et  leurs  dis- 
grâces. Quoi  qu'il  en  soit,  messieurs,  je  ne  m'adjoindrai  pas  dans 
cette  défense  le  susdit  oncle  Mylord,  parce  que,  sa  complexion  ner- 
veuse ne  le  rendant  propre  qu'aux  beaux-arts,  il  fait  société  à  part 
et  passe  la  majeure  partie  de  son  tems  dans  le  salon,  où  on  lui  per- 
met de  se  chauffer  les  pattes  en  écoutant  la  musique,  dont  il  est 
fort  amateur,  pourvu  qu'il  ne  lui  échappe  aucune  impertinence,  ce 
qui  malheureusement,  vous  le  savez,  messieurs,  lui  arrive  quelque- 
fois. Je  dois  en  même  temps  vous  déclarer  que,  dans  le  système 
de  défense  que  j'ai  adopté,  j'ai  été  puissamment  aidé  par  les  lumières 
et  les  réflexions  du  Chien  bleu  ;  la  franchise  m'oblige  à  reconnaître 


404  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  talens  et  le  mérite  de  cette  personne  estimable,  que  vous  n'avez 
pas  craint  d'envelopper  dans  vos  soupçons  injurieux  sur  notre 
patriotisme  et  notre  moralité. 

D'abord,  examinons  les  faits  qu'on  m'attribue.  M.  Fleury,  mon 
principal  accusateur,  prétend  : 

1°  Que  moi.  Brave,  assis  sur  mon  postérieur,  j'ai  été  surpris  par 
lui,  Fleury,  réfléchissant  aux  malheurs  que  des  factieux  ont  attirés 
sur  la  tête  de  l'ex-roi  de  France,  Charles  X. 

M.  Fleury  insiste  sur  l'expression  de  factieux,  dont  il  assure 
que  je  me  suis  servi. 

2"  Il  prétend  m'avoir  surpris  lisant  la  Quotidienne  en  cachette 
et,  d'après  ces  deux  chefs  d'accusation,  il  ne  craint  pas  de  se 
répandre  en  invectives  contre  ma  personne,  de  me  traiter  tour  à 
tour  de  carliste,  de  jésuite,  d'ultramontain,  de  serpent,  de  croco- 
dile, de  boa,  d'hypocrite,  de  chouan,  de  Ravaillac. 

Quelle  âme  honnête  ne  serait  révoltée  à  cette  épouvantable  liste 
d'épithètes  infamantes,  gratuitement  déversées  sur  un  chien  de 
bonne  vie  et  mœurs,  d'après  deux  accusations  aussi  frivoles,  aussi 
peu  avérées  !  mais  je  méprise  ces  outrages  et  n'en  fais  pas  plus  de 
cas  que  d'un  os  sans  viande. 

M.  Fleury  ment  à  sa  conscience  lorsqu'il  rapporte  avoir  entendu 
sortir  de  ma  gueule  le  mot  de  factieux  appliqué  aux  glorieux  libé- 
rateurs de  la  patrie.  Je  vous  le  demande,  ô  vous  qui  ne  craignez 
pas  de  flétrir  la  réputation  d'un  chien  paisible,  ai-je  pu  me  rendre 
coupable  d'une  aussi  absurde  injustice?  Pouvez-vous  supposer  que 
j'aie  le  moindre  intérêt  à  méconnaître  les  bienfaits  de  la  révolu- 
tion? ]N'est-ce  pas  sous  l'abominable  préfecture  d'un  favori  des 
Villèle  et  des  Peyronnet,  que  les  chiens  ont  été  proscrits  comme 
du  tems  d'Hérode  le  furent  d'innocens  martyrs  enveloppés  dans  la 
ruine  d'un  seul! 

iN'est-ce  pas  en  faveur  des  prérogatives  de  la  noblesse  et  de  l'a- 
ristocratie que  l'entrée  des  Tuileries  fut  interdite  aux  chiens  libres 
et  accordée  seulement  comme  un  privilège  à  cette  classe  dégradée 
des  Bichons  et  des  Carlins,  que  les  douairières  du  noble  faubourg 
traînent  en  laisse  comme  des  esclaves  au  collier  doré?  Oui,  j'en  con- 
viens, il  est  une  race  de  chiens  dévouée  de  tout  tems  à  la  cour  et 
avilie  dans  les  antichambres,  ce  sont  les  Carlins,  dont  le  nom  offre 
assez  de  similitude  avec  celui  de  carlistes  pour  qu'on  ne  s'y  mé- 
prenne point.  Mais  nous,  descendans  des  libres  montagnards  des 
Pyrénées,  race  pastorale  et  agreste,  nous  qui,  au  milieu  des  neiges 
et  des  rocs  inaccessibles,  gardons  contre  la  dent  sanglante  des 
loups  et  des  ours,  contre  la  serre  cruelle  des  aigles  et  des  vautours, 
les  jeunes  agneaux  et  les  blanches  brebis  de  la  romantique  vallée 
d'Andorre!..  Ahl  ce  souvenir  de  ma  patrie  et  de  mes  jeunes  ans 


CORRESPONDANCE    DE   GEORGE    S  AND.  405 

m'arrache  des  larmes  involontaires!  je  crois  voir  encore  mon  res- 
pectable père,  le  vaillant  et  redoutable  Pigon,  avec  son  triple  col- 
lier de  pointes  de  fer,  où  la  dépouille  sanglante  des  loups  avait 
laissé  de  glorieuses  empreintes!  Je  le  vois  se  promener  majestueu- 
sement au  milieu  du  troupeau,  tandis  que  les  brebis  se  rangeaient 
en  haie  sur  son  passage  dans  une  attitude  respectueuse  et  que, 
moi,  faible  enfant,  je  jouais  entre  les  blanches  pattes  de  ma  mère 
Tanbelle,  vive  Espagnole  à  l'œil  rouge  et  à  la  dent  aiguë  1  Je  crois 
entendre  la  voix  du  pasteur  chantant  la  ballade  des  montagnes  aux 
échos  sauvages  étonnés  de  répondre  à  une  voix  humaine  dans  cette 
âpre  solitude;  je  retrouve  dans  ma  mémoire  son  costume  étrange, 
son  cothurne  de  laine  rouge  appelé  spardilla,  son  berret  blanc  et 
bleu,  son  manteau  tailladé  et  sa  longue  espingole,  plus  fidèle  gar- 
dienne de  son  troupeau  que  la  houlette  parée  de  rubans  que  les 
bergères  de  Cervantes  portaient  au  temps  de  l'âge  d'or.  Je  revois 
les  pics  menaçans,  embellis  de  toutes  les  couleurs  du  prisme  reflé- 
tées sur  la  glace  séculaire,  les  torrens  écumeux  dont  la  voix  ter- 
rible assourdit  les  simples  mortels,  les  lacs  paisibles  bordés  de 
safran  sauvage  et  de  rochers  blancs  comme  le  marbre  de  Paros,  les 
vieilles  forteresses  maures  abandonnées  aux  lézards  et  aux  chou- 
cas, les  forêts  de  noirs  sapins  et  les  grottes  imposantes  comme 
l'entrée  du  Tartare.  —  Pardonnez  à  ma  faiblesse,  ce  retour  sur  un 
temps  pour  jamais  effacé  de  ma  destinée  a  rempli  mon  cœur  de 
mélancolie;  mais  dites-moi,  Fleury  et  Sandeau,  si  vous  avez  autant 
d'âme  qu'un  chien  comme  moi  peut  en  avoir,  pensez-vous  qu'un 
simple  et  hardi  montagnard  soit  un  digne  courtisan  du  despotisme, 
un  conspirateur  dangereux,  un  affilié  de  Lulworth?  Non,  vous  ne  le 
pensez  pas!  vous  avez  pu  me  voir  lire  la  Quotidienne^  ma  maîtresse 
la  reçoit,  et  je  ne  la  soupçonne  pas  d'être  infectée  de  ces  gothiques 
préjugés,  de  ces  haineux  ressentimens.  Je  la  lis  comme  vous  la 
liriez,  avec  dégoût  et  mépris,  pour  savoir  seulement  jusqu'où  l'a- 
charnement des  partis  peut  porter  des  hommes  égarés,  mais  com- 
bien de  fois,  transporté  d'une  vertueuse  indignation,  j'ai  fait  voler 
d'un  coup  de  patte,  ou  mis  en  pièces  d'un  coup  de  dent,  ces 
feuilles  empreintes  de  mauvaise  foi  et  d'esprit  de  vengeance  ! 

Cessez  de  le  dire,  et  vous,  ma  chère  maîtresse,  mon  estimable 
amie,  gardez-vous  de  le  croire.  Jamais  Brave,  jamais  le  chien 
honoré  de  votre  confiance  et  enchaîné  par  vos  bienfaits,  ne  mé- 
connaîtra ses  devoirs  et  n'oubliera  le  sentiment  de  sa  dignité.  Qu'on 
vienne  au  nom  de  Charles  X  ou  de  Henry  V  attaquer  votre  tran- 
quille demeure,  vous  verrez  si  Brave  ne  vaut  pas  une  armée.  Vous 
reconnaîtrez  la  pureté  de  son  cœur  indignement  méconnue  par  vos 
frivoles  amis,  vous  jugerez  alors  entre  eux  et  moi! 

Et  vous,  jeunes  gens  sans  expérience  et  sans  frein!  j'ai  pitié  de 


406  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

votre  jeunesse  et  de  votre  ignorance,  mon  âme  généreuse,  incapable 
de  ressentiment,  veut  oublier  vos  torts  et  pardonner  à  votre  légè- 
reté ;  soyez  donc  absous  et  revenez  sans  crainte  égayer  les  ennuis 
de  ma  maîtresse  solitaire.  Vous  n'avez  rien  à  redouter  de  ma  ven- 
geance. Brave  vous  pardonne  I  que  tout  soit  oublié,  et  si  vous  êtes 
d'aussi  bonne  foi  que  moi,  qu'un  embrassement  fraternel  soit  le 
sceau  de  notre  réconciliation;  je  vous  offre  ma  patte  avec  franchise 
et  loyauté  et  joins  ici,  pour  votre  sûreté  personnelle,  un  sauf-con- 
duit qui  vous  mettra  à  couvert  des  ressentimens  que  votre  lettre 
aurait  pu  exciter  dans  les  environs. 

Brave,  seigneur  chien,  maître  commandant,  général  en  chef  et 
inspecteur  de  toute  la  chiennerie  du  pays,  à  Mylord,  au  Chien  bleu, 
à  Marchant,  à  Labrie,  à  Charmette,  à  Capitaine,  à  Pistolet,  à  Ca- 
niche, à  Parpluche,  à  Mouche,  à  tous  les  chiens  jeunes  et  vieux, 
nmles  et  femelles,  ras  et  tondus,  grands  et  petits,  galeux  et  enra- 
gés, infirmes  et  podagres,  hargneux  et  arrogans,  domiciliés  dans  le 
bourg  de  Nohant,  dans  celui  de  Montgivray,  dans  la  maison  à 
Rochette,  à  la  Thuillerie,  etc.,  et  tous  autres  lieux  situés  entre 
la  Châtre  et  Nohant. 

Défense  vous  est  faite,  sous  peine  de  mort,  de  mordre,  pour- 
suivre, menacer  ou  insulter  les  trois  individus  ci-dessous  men- 
tionnés : 

Charles  Duvernet,  Jules  Sandeau,  Alphonse  Fleury, 

lesquels  seront  porteurs  du  présent  sauf-conduit  que  nous  leur 
avons  délivré  le  décembre  1830  en  notre  niche,  en  présence  du 
Chien  bleu  et  de  madame  Aurore  D. 

Signé  :  Brave. 


A  Monsieur  Jules  BoucoiraUj  à  Nohant. 

Paris,  12  février  1831. 

Mon  cher  enfant,  je  vous  remercie  de  votre  bonne  lettre;  écrivez-^ 
moi  souvent,  je  vous  en  prie.  Il  n'y  a  que  par  vous  que  je  sais  avec 
exactitude  l'état  de  mes  enfans.  Dites  à  Maurice  de  m'écrire,  mais 
laissez-le  libre  et  d'écriture  et  d'orthographe  et  de  style.  J'aime  ses 
naïvetés  et  ses  barbouillages,  et  je  ne  veux  pas  qu'il  considère  l'heure 
de  m'écrire  comme  une  heure  de  travail.  Une  page  deux  fois  la 
semaine,  ce  ne  sera  pas  assez  pour  l'embrouiller  dans  ses  progrès. 
Je  suis  bien  contente  qu'il  se  rende  à  la  nécessité  de  travailler 
sans  verser  trop  de  larmes.  Une  fois  l'habitude  prise,  il  ne  se  trou- 
vera pas  plus  malheureux  qu'avant. 


CORRESPONDANCE  DE  GEORGE  SAND.  407 

Mon  mari  me  mande  que  vous  êtes  maigre  et  au  régime.  Étes- 
vous  réellement  bien  guéri,  mon  cher  enfant  ?  Soignez-vous,  ne 
couchez  pas  sans  feu  comme  vous  fesiez  par  négligence  l'année 
dernière  et  ayez  toujours  une  tisane  rafraîchissante  dans  votre 
chambre.  Moi,  le  grand  médecin  de  Nohant,  je  vous  traiterais  ex 
professa.  Que  deviennent  donc  tous  les  malades  du  village  depuis 
que  je  ne  suis  plus  là  pour  les  guérir  ou  pour  les  tuer?  Je  vous 
dirai  en  confidence  que  j'ai  eu  ici  l'occasion  d'exercer  mes  talens 
auprès  de  qui?  Je  vous  le  donne  en  centl  Auprès  de  M'^'  P...,  mon 
implacable  ennemie.  La  malheureuse  femme  vient  de  faire  un  triste 
voyage  à  Paris,  pour  enterrer  un  fils  de  vingt  ans.  Elle  était  mourante 
de  douleur  lorsque  le  hasard  m'a  fait  connaître  sa  situation,  j'y  ai 
couru  sur-le-champ,  je  l'ai  trouvée  entourée  de  jeunes  gens  qui  pleu- 
raient leur  camarade  et  s'affligeaient  qu'il  n'y  eût  pas  une  femme 
auprès  de  la  mère  désolée.  J'ai  passé  la  nuit  sur  une  chaise  auprès 
d'elle.  Une  triste  nuit!  mais  lorsqu'elle  m'a  reconnue  et  qu'abjurant 
son  aversion,  elle  m'a  remerciée  avec  élan,  j'ai  éprouvé  combien  la 
vengeance  noble,  celle  qui  consiste  à  rendre  le  bien  pour  le  mal,  est 
un  sentiment  pur  et  doux.  Nous  nous  sommes  quittées  très  récon- 
ciliées. Je  parierais  bien  qu'à  La  Châtre  et  à  Nohant  surtout,  ma 
conduite  passerait  pour  un  trait  de  folie.  N'en  parlez  pas,  mais  si 
on  en  parle  et  qu'on  m'accuse  encore  pour  cela,  laissez  dire.  Je 
m'en  bats  l'œil. 

Je  ne  crois  pas,  mon  cher  enfant,  à  tous  les  chagrins  qu'on  me 
prédit  dans  la  carrière  littéraire  où  j'essaye  d'entrer.  Il  faut  voir  et 
apprécier  quels  motifs  m'y  poussent  et  quel  but  j'y  poursuis.  Mon 
mari  a  fixé  ma  dépense  particulière  à  3,000  francs.  Vous  savez  que 
c'est  peu  pour  moi  qui  aime  à  donner  et  qui  n'aime  pas  à  compter. 
Je  songe  donc  uniquement  à  augmenter  mon  bien-être  par  quel- 
ques profits,  et,  comme  je  n'ai  nulle  ambition  d'être  connue,  je  ne 
le  serai  point.  Je  n'attirerai  l'envie  et  la  haine  de  personne.  La 
plupart  des  écrivains  vivent  d'amertumes  et  de  combats,  je  le  sais, 
mais  ceux  qui  n'ont  d'autre  ambition  que  celle  de  gagner  leur  vie 
vivent  à  l'ombre  et  paisiblement.  Béranger,  le  grand  Béranger  lui- 
même,  malgré  sa  gloire  et  son  éclat,  vit  retiré  et  à  part  de  toutes 
les  coteries.  Ce  serait  bien  le  diable  si  un  pauvre  talent  comme  le 
mien  ne  pouvait  se  dérober  aux  regards.  Le  tems  n'est  plus  où  les 
éditeurs  fesaient  queue  à  la  porte  des  écrivains.  La  chose  est  ren- 
versée, et  de  tous  les  états  le  plus  libre  et  le  plus  obscur  peut-être 
est  celui  d'auteur,  pour  qui  n'a  pas  d'orgueil  et  de  fanfaronnade. 
Quand  on  vient  donc  me  dire  que  la  gloire  est  un  chagrin  de  plus 
que  je  me  prépare,  je  ne  puis  m'empêcher  de  rire  de  ce  mot,  qui 
n  est  pas  heureux  et  de  tous  ces  lieux-communs  qui  ne  sont  appli- 


508  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

cables  qu'au  génie  et  à  la  vanité.  Je  n'ai  ni  l'un  ni  l'autre,  et  j'es- 
père ne  connaître  aucune  de  ces  tracasseries  qu'on  croit  inévita- 
bles. J'ai  été  invitée  chez  Kératry  et  chez  M"*  Récamier.  J'ai  eu  le 
bon  sens  de  refuser.  Je  vais  chez  Kératry  le  matin,  et  nous  causons 
au  coin  du  feu.  Je  lui  ai  raconté  comme  nous  avions  pleuré  en 
lisant  le  Dernier  des  Deaumanoir .  Il  m'a  dit  qu'il  était  plus  sensible 
à  ce  genre  de  triomphe  qu'aux  applaudissemens  des  salons.  C'est 
un  digne  homme.  J'espère  beaucoup  de  sa  protection  pour  vendre 
mon  petit  roman.  Je  vais  paraître  dans  la  Revue  de  Paris;  j'en  ai 
enfin  la  certitude,  ce  sera  un  pas  immense  de  fait  et  la  seule  ma- 
nière de  faire  connaître  mon  nom,  que  je  ne  puis  vous  dire,  vu  que 
je  ne  le  sais  pas  encore. 

Voilà  où  j'en  suis.  Adieu,  mon  cher  enfant,  je  vous  embrasse  de 
tout  mon  cœur.  J'ai  beaucoup  de  courses  et  de  travail,  voilà  le  seul 
côté  pénible  de  l'état  que  j'ai  embrassé,  mais  quand  les  premiers 
obstacles  seront  franchis,  je  me  reposerai. 


A  Monsieur  Jules  Boucoiran,  à  Nohant. 

Paris,  4  mars  1831. 

Je  VOUS  remercie,  mon  cher  enfant,  de  m'avoir  écrit.  Je  ne  vis 
que  de  ce  qui  concerne  Maurice,  et  les  nouvelles  qui  m'arrivent 
par  vous  n'en  sont  que  plus  douces  et  plus  chères.  Aimez-le  donc, 
mon  pauvre  petit,  ne  le  gâtez  pas,  et  pourtant  rendez-le  heureux. 
Vous  avez  ce  qu'il  faut  pour  l'instruire  sans  le  rendre  misérable, 
de  la  fermeté  et  de  la  douceur.  Dites-moi  qu'il  prend  ses  leçons  sans 
chagrin.  Près  de  lui  je  sais  montrer  de  la  sévérité,  mais  de  loin 
toutes  mes  faiblesses  de  mère  se  réveillent  et  la  pensée  de  ses 
larmes  fait  couler  les  miennes.  Oh!  oui,  je  souffre  d'être  séparée 
de  mes  enfans.  J'en  souffre  bien  !  Mais  il  ne  s'agit  pas  de  se  lamen- 
ter; encore  un  mois,  et  je  les  tiendrai  dans  mes  bras.  Jusque-là  il 
faut  que  je  travaille  à  mon  entreprise. 

Je  suis  plus  que  jamais  résolue  à  suivre  la  carrière  littéraire. 
Malgré  les  dégoûts  que  j'y  trouve  parfois,  malgré  les  jours  de 
paresse  et  de  fatigue  qui  viennent  interrompre  mon  travail,  malgré 
la  vie  plus  que  modeste  que  je  mène  ici,  je  sens  que  mon  existence 
est  désormais  remplie.  J'ai  un  but,  une  tâche,  disons  le  mot,  une 
passion.  Le  métier  d'écrire  en  est  une  violente  et  presque  indes- 
tructible ;  quand  elle  s'est  emparée  d'une  pauvre  tête,  elle  ne  peut 
plus  s'arrêter.  Je  n'ai  point  eu  de  succès;  mon  ouvrage  a  été  trouvé 
invraisemblable  par  les  gens  à  qui  j'ai  demandé  conseil.  En  con- 


CORRESPONDANCE  DE  GEORGE  SAND.  409 

science,  ils  m'ont  dit  que  c'était  trop  bien  de  morale  et  de  vertu 
pour  être  trouvé  probable  par  le  public.  C'est  juste,  il  faut  servir 
le  pauvre  public  à  son  goût,  et  je  vais  faire  comme  le  veut  la  mode. 
Ce  sera  mauvais.  Je  m'en  lave  les  mains.  On  m'agrée  dans  la  Revue 
de  Paris,  mais  on  me  fait  languir.  Il  faut  que  les  noms  connus 
passent  avant  moi.  C'est  trop  juste.  Patience  donc.  Je  travaille  à 
me  faire  inscrire  dans  la  Mode  et  dans  V Artiste,  à^nx  journaux  du 
même  genre  que  la  Revue.  C'est  bien  le  diable  si  je  ne  réussis 
dans  aucun.  En  attendant  il  faut  vivre  ;  et  pour  cela  je  fais  le 
dernier  des  métiers,  je  fais  des  articles  pour  le  Figaro.  Si  vous 
saviez  ce  que  c'est  I  Mais  de  Latouche  paye  7  francs  la  colonne,  et 
avec  ça  on  boit,  on  mange,  on  va  même  au  spectacle,  en  suivant 
certain  conseil  que  vous  m'avez  donné.  C'est  pour  moi  l'occasion 
des  observations  les  plus  utiles  et  les  plus  amusantes.  Il  faut, 
quand  on  veut  écrire,  tout  voir,  tout  connaître,  rire  de  tout.  Ah! 
ma  foi,  vive  la  vie  d'artiste  !  Notre  devise  est  liberté. 

Je  me  vante  un  peu  pourtant.  Nous  n'avons  pas  précisément  la 
liberté  au  Figaro.  M.  de  Latouche,  notre  digne  patron  (ah!  si  vous 
connaissiez  cet  homme-là!),  est  sur  nos  épaules,  taillant,  rognant 
à  tort  et  à  travers,  nous  imposant  ses  lubies,  ses  aberrations,  ses 
caprices.  Et  nous  d'écrire  comme  il  l'entend,  car  après  tout,  c'est 
son  alTaire,  et  nous  ne  sommes  que  ses  manœuvres  :  ouvrier  jour- 
naliste, garçon  rédacteur,  je  ne  suis  pas  autre  chose  pour  le 
moment.  Et  quant,  à  mon  réveil,  je  vais  déjeuner  au  café  et  que  je 
vois  les  platitudes  que  j'ai  griffonnées  la  veille  dans  vingt  paires  de 
mains  qui  se  les  arrachent  et  sous  les  yeux  de  ces  bénévoles  lec- 
teurs dont  le  métier  est  d'être  mystifié,  je  me  prends  à  rire  d'eux 
et  de  moi. 

Quelquefois  je  les  vois  cherchant  à  deviner  des  énigmes  sans 
mot  et  je  les  aide  à  s'embrouiller,  J'ai  fait  hier  un  article  pour 
M"'*  Duvernet-,  au  café  aujourd'hui,  on  dit  que  c'est  pour  M.  de 
Quélen.  Voyez  un  peu! 

Adieu,  mon  cher  enfant,  je  vous  charge  d'embrasser  mon  frère 
et  ma  sœur  si  elle  vous  le  permet.  Dites  à  Polyte  de  m'écrire  un 
peu  plus  souvent.  Enfermée  au  bureau  d'esprit  de  mon  digne  maître 
depuis  neuf  heures  du  matin  jusqu'à  cinq  heures,  je  n'ai  guère  le 
tems  d'écrire,  moi,  mais  j'aime  bien  à  recevoir  des  lettres  de  Nohant, 
Elles  me  reposent  le  cœur  et  la  tête. 

Je  vous  embrasse  et  vous  aime  bien.  Dites-moi  donc  ce  que  vous 
faites  faire  à  Maurice. 

J'ai  revu  Kératry  et  j'en  ai  assez.  Hélas  !  Il  ne  faut  pas  voir  les 
célébrités  de  trop  près. 

De  loin  c'est  quelque  chose,  etc. 


ZilO  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

J'aime  toujours  M.  Duris-Dufresne  de  passion.  Je  vous  dirai  que 
j'ai  vu  M""'  Bertrand  à  la  chambre  des  députés.  Elle  était  derrière 
moi  dans  la  tribune  des  dames.  Je  lui  ai  offert  ma  place.  J'ai  été 
honnête,  elle  a  été  gracieuse,  et  l'histoire  finit  là. 


A  Monsieur  Charles  JDuvernet,  à  La  Châtre, 

Paris,  6  mars  1831. 

Vous  êtes  un  fichu  paresseux,  mon  cher  camarade,  et  si  nous 
n'étions  d'anciens  amis,  je  me  lâcherais,  je  crois,  mais  il  faut  bien 
vous  pardonner,  car  on  ne  refait  pas  de  vieux  amis  du  jour  au 
lendemain.  Savez-vous  qu'il  se  passe  de  belles  choses  ici?  C'est 
vraiment  très  drôle  à  voir.  La  révolution  est  en  permanence  comme 
la  chambre.  Et  l'on  vit  aussi  gaîment  au  milieu  des  bayonnettes, 
des  émeutes  et  des  ruines  que  si  l'on  était  en  pleine  paix.  Moi,  ça 
m'amuse,  j'en  suis  fâchée  pour  ceux  à  qui  ça  déplaît,  mais  nous 
sommes  au  monde  pour  rire  ou  pour  pleurer  de  ce  que  nous 
voyons  faire.  Et,  bien  que  je  pleure  quelquefois  tout  comme  une 
autre,  pour  le  plus  souvent  je  ris,  et  je  fais  bien. 

Dites-moi  donc,  mon  camarade,  vous  avez  quelquefois  l'hu- 
meur bien  noire  à  ce  qu'il  paraît?  moi  aussi  ;  le  moyen  de  s'en  dis- 
penser! mais  chez  moi  la  peine  ne  creuse  guères,  et  chez  vous 
l'ennui  se  cramponne,  du  moins  je  crois  le  voir  à  quelques  phrases 
de  votre  lettre.  Gela  ne  me  surprend  point,  l'air  du  pays  n'est  pas 
léger,  la  société  n'est  pas  délicate,  les  cancan  s  ne  sont  pas  spiri- 
tuels, et  les  plaisirs  ne  le  sont  pas  du  tout.  On  vit  en  tous  lieux,  je 
le  sais,  mais  avec  des  intérêts,  un  ménage,  une  occupation  person- 
nelle, des  projets  et  des  profits.  A  votre  âge,  on  n'a  rien  de  tout 
cela,  et  au  mien...  que  vous  dirai  -je?  cela  ne  suffît  pas  encore.  Un 
peu  de  patience,  quand  nous  aurons  quarante  ans,  nous  serons  les 
meilleurs  Berrichons  du  monde.  En  attendant,  il  faut  bien  varier  un 
peu  la  vie,  et  au  lieu  de  vous  faire  des  sermons,  je  vous  engagerai 
à  venir  à  Paris  le  plus  que  vous  pourrez;  je  sais  que  les  parens  ne 
lâchent  guères  leurs  enfans,  mais  vous  qu'on  aime  et  qu'on  gâte 
passablement,  si  vous  montriez  un  désir  bien  prononcé,  je  doute 
qu'on  sût  y  résister.  Si  l'on  voulait  m'écouter,  je  parlerais  bien  pour 
vous,  car  je  suis  pénétrée  de  l'impossibilité  de  vivre  heureuse  à  La 
Châtre,  quand  on  n'est  ni  vieux,  ni  père  de  famille,  ni  raisonnable 
par  force  en  un  mot. 

Je  ne  suis  pas  de  ceux  qui  disent  que  vivre,  c'est  s'amuser,  ou 
plutôt  je  ne  l'entends  pas  comme  eux.  Je  crois  bien  que  ce  n'est  pas 


CORRESPONDANCE  DE  GEORGE  SAND.  411 

rOpéra  qu'il  vous  faut  tous  les  jours  pour  passer  agréablement  la 
soirée.  L'Opéra  est  chose  délicieuse,  mais  on  peut  rire  ailleurs  et 
de  tout  son  cœur.  Odry  même,  le  sublime  Odry,  n'est  pas  indispen- 
sable à  ma  félicité,  quoiqu'il  y  contribue  puissamment.  Mais  je 
m'amuse  partout.  —  Partout  (entendons-nous)  où  je  ne  vois  pas  la 
haine,  le  soupçon,  l'injustice  et  l'aigreur  empester  l'air  que  je  res- 
pire. Si  les  gens  n'étaient  pas  méchans,je  leur  passerais  bien  d'être 
bêtes,  mais  pour  notre  malheur  ils  sont  l'un  et  l'autre,  et  voilà 
pourquoi  la  province  est  odieuse;  il  y  a  un  venin  caché  partout, 
et  l'on  peut  dire  d'elle  ce  que  Victor  Hugo  dit  de  la  prison  :  Vous 
cueillez  une  fleur,  et  elle  pique  ou  elle  pue.  C'est  baroque,  mais 
c'est  vrai. 

Il  me  tarde  pourtant  d'y  retourner,  car  j'ai  des  enfans  que  j'aime 
plus  que  tout  le  reste,  et  sans  l'espoir  de  leur  être  plus  utile  un 
jour  avec  la  plume  du  scribe  qu'avec  l'aiguille  de  la  ménagère, 
je  ne  les  quitterais  pas  si  longtems.  Mais  je  veux,  malgré  les  diffi- 
cultés sans  nombre  que  je  rencontre,  faire  les  premiers  pas  dans 
cette  carrière  épineuse.  Je  me  suis  enfin  décidée  à  écrire  dans  le 
Figaro,  et  je  suis  charmée  que  vous  y  soyez  abonné,  ce  sera  une 
manière  de  causer  avec  vous,  surtout  si  M.  Delatouche  a  souvent 
la  bonne  idée  de  me  faire  faire  des  articles  comme  celui  de  Moli- 
naruy  article  dont  le  cœur  a  fait  les  frais  plus  que  l'esprit.  C'est 
dans  son  cabinet,  à  sa  table,  moitié  avec  lui,  que  j'ai  écrit  cette 
Idylle  dont  le  bon  public  parisien  (public  excellent  d'ailleurs  et 
dont  le  métier  est  d'être  dupe),  cherchait  le  mot  avec  d'incroyables 
efforts  le  lendemain.  Vous  auriez  ri  de  voir  les  bons  bourgeois  du 
café  Gonti...  (vous  connaissez  sûrement  le  café  Gonti  vis-à-vis  le 
Pont  Neuf?  vous  y  avez  déjeuné  plus  d'une  fois,  et  moi  aussi),  vous 
auriez  ri  (que  je  dis)  si  vous  les  aviez  vus,  le  nez  sur  le  Figaro,  et 
se  donnant  à  tous  les  diables  pour  savoir  quelle  énigme  politique 
leur  cachait  cette  Molinara  et  ce  polisson  de  moulin. 

Il  y  en  avait  d'aucuns  qui  disaient  :  C'est  un  emblème  ;  d'aucuns 
qui  répondaient  :  C'est  un  anagramme,  et  d'aucuns  qui  reprenaient: 
C'est  un  logogriphe.  Qui  donc  est  cette  meunière?  C'est  Delphine 
Gayl  — Oh!  non,  c'est  la  duchesse  de  Berry.  —  Bah!  c'est  la  femme 
du  dey  d'Alger.  —  Dans  tous  les  cas,  c'est  bien  savant,  car  on  n'y 
comprend  goutte. 

Moi  je  riais,  non  pas  dans  ma  barbe,  mais  dans  ma  tabatière,  et 
je  leur  disais  d'un  air  mystérieux  :  —  Messieurs,  je  sais  de  bonne 
part  que  c'est  la  femme  du  pape.  —  A  quoi  ils  répondaient  :  — 
Pas  possible?  —  Parole  d'honneur! 

Vous  avez  vu,  depuis,  un  grand  article  intitulé  Vision.  M.  Dela- 
touche l'a  trouvé  très  remarquable  et  m'a  prié  en  quelque  sorte  de 


412  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

le  lui  donner.  Il  est  de  Jules  Sandeau,  qui  me  l'avait  confié  et  qui  n'a 
pas  été  très  content  de  le  voir  mutilé  et  raccourci.  Il  le  destinait 
au  Voleur,  et  moi  je  l'ai  volé  au  profit  du  Figaro.  Dans  le  même 
numéro,  il  y  a  une  bigarrure  (la  première)  qui  fait  grand  scandale. 
Elle  n'a  rien  de  joli,  mais,  comme  elle  tombe  d'aplomb  sur  le  ridi- 
cule de  la  circonstance,  les  rieurs  s'en  sont  emparés  ;  le  roi  citoyen 
s'en  est  olïensé,  et  M.  Nestor  Roqueplan,  le  signataire  du  journal, 
au  moment  de  recevoir  la  croix  (dont  Sa  Majesté  n'est  pas  chiche 
d'ailleurs),  se  l'est  vu  refuser  à  cause  de  l'article  susdit,  dont  il  est 
responsable.  C'est  pourtant  moi  qu'a  fait  ce  coup-là!  J'en  peux 
pas  revenir  et  j'en  ris  à  me  démettre  les  mandibules.  0  auguste 
juste-milieu  de  La  Châtre,  que  dirais-tu  de  mon  impudence  I 
M.  Delatouche,  de  son  côté,  ne  s'était  pas  gêné  d'annoncer  des 
croisées  à  louer  pour  voir  passer  la  première  émeute  que  ferait 
M.  Vivien.  Toutes  ces  gentillesses  ont  indisposé  le  roi  citoyen  et 
papa  Persil,  qui  lui  a  dit  comme  ça  :  —  Tonnerre  de  Dieu,  sire, 
c'est  trop  fort!  —  Vous  croyez?  qu'a  dit  le  roi  citoyen,  faut-il  que 
je  me  fâche?  —  Oui,  sire,  faut  vous  fâcher.  —  Alors  le  roi  citoyen 
s'est  fâché,  et  voilà  qu'on  a  saisi  le  Figaro  et  qu'on  lui  intente  un 
procès  de  tendance.  Si  on  incrimine  les  articles  en  particulier,  le 
mien  le  sera  pour  sûr.  Je  m'en  déclare  l'auteur  et  je  me  fais  mettre 
en  prison.  Vive  Dieu!  quel  scandale  à  La  Châtre!  quelle  horreur  et 
quel  désespoir  dans  ma  famille  !  mais  aussi  ma  réputation  est  faite, 
et  je  trouve  un  éditeur  pour  acheter  mes  platitudes  et  des  sots 
pour  les  lire.  Je  donnerais  9  fr.  50  pour  avoir  le  bonheur  d'être 
condamnée.  Je  ne  vous  dis  rien  de  la  nouvelle  Atala.  Je  l'ai  avalée 
et  il  m'en  souviendra!  J'en  ai  eu  le  choléra-morbus  pendant  trois 
jours.  Vous  en  verrez  l'analyse  un  de  ces  jours  dans  votre  journal, 
ô  Atala!  —  Ote-toi  de  là I 

Bonsoir,  mon  cher  camarade,  je  vous  embrasse  de  tout  mon 
cœur.  Écrivez-moi  plus  souvent  et  quand  même  vous  seriez  de 
mauvaise  humeur.  Est-ce  que  je  n'ai  pas  aussi  mes  jours  nébu- 
leux? Quand  je  serai  cheux  nous,  c'est-à-dire  le  mois  prochain, 
quand  vous  vous  ennuierez,  vous  viendrez  me  voir.  Nous  mettrons 
nos  deux  ennuis  ensemble  et  nous  tâcherons  de  les  jeter  dans 
l'eau  pour  peu  qu'il  y  ait  de  l'eau. 

Je  ne  vous  dis  rien  de  votre  affaire  d'honneur.  Êtes-vous  assez 
bête!  je  me  réserve  de  vous  laver  la  tête,  mais  ne  recommencez 
pas  souvent  ces  sottises-là.  Adieu.  —  Bonsoir.  —  Embrassez  pour 
moi  votre  mère  et  aimez-moi  toujours  un  brin.  Dites  à  M.  Toubeau 
que  je  le  porte  dans  mon  cœur.  Quant  à  Vautre,  je  ne  sais  pas  qui 
vous  voulez  dire.  J'en  adore  tant! 


LA 


RÉFORME  JUDICIAIRE 


III'. 

L'ESPRIT    DE    RÉFORME    ET    L'ESPRIT    RÉVOLUTIONNAIRE. 


Le  tableau  des  épreuves  que  la  magistrature  a  traversées  de- 
puis 1789,  et  la  vue  des  transformations  que  la  démocratie  a  fait 
subir  aux  corps  des  juges  dans  les  deux  républiques  fédérales,  nous 
ont  préparés  à  comprendre  les  attaques  dont  notre  organisation 
judiciaire  est  aujourd'hui  l'objet. 

L'esprit  révolutionnaire  veut  détruire  de  fond  en  comble  l'orga- 
nisation créée  sous  le  consulat  et  faire  naître  d'un  coup  de  baguette 
un  système  où  tout  sera  nouveau,  hommes  et  institutions.  La  rou- 
tine répond  en  déclarant  que  nos  juridictions,  le  mécanisme  de  la 
justice,  l'œuvre  et  le  personnel  sont  au-dessus  de  tout  éloge,  que 
la  haine  et  l'aveuglement  peuvent  seuls  inspirer  des  attaques  contre 
nos  corps  judiciaires.  L'esprit  de  réforme  écoute  toutes  les  critiques, 
les  pèse  à  leur  valeur,  les  rejette  ou  les  admet  suivant  la  force  de 
leurs  preuves,  tient  grand  compte  du  passé,  ne  le  prend  pas  pour 
seul  juge,  ne  méprise  aucune  plainte,  ne  refuse  aucun  conseil,  fait 
l'enquête  la  plus  sincère,  ne  part  pas  d'un  système  préconçu,  mais 
aboutit  à  ce  que  la  raison  suggère;  en  un  mot,  il  veut  le  progrès 
sans  secousse,  le  recherche  en  ne  se  lassant  point,  en  se  préoccupant 
beaucoup  des  besoins  publics,  sans  s'effrayer  des  clameurs,  mais 
en  prêtant  l'oreille  à  toutes  les  doléances  d'où  qu'elles  viennent, 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1"  décembre  1880  et  du  1"  janvier  1881. 


AU  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

Depuis  soixante-dix  ans,  notre  organisation  judiciaire  a  tra- 
versé toutes  nos  révolutions,  sans  que  les  principes  posés  au 
commencement  du  siècle  aient  reçu  quelque  atteinte.  Il  est  évi- 
dent que  les  trois  ordres  de  juridiction,  le  système  de  la  justice 
civile  et  de  la  justice  criminelle,  les  ressorts  et  les  compétences 
conviennent  dans  leur  ensemble  aux  mœurs  et  à  l'état  de  notre 
société.  Il  peut  y  avoir  plus  d'un  détail  à  remanier,  plus  d'une 
retouche  à  faire,  mais  le  dessin  général  est  bon. 

Nous  nous  proposons  d'examiner  rapidement  les  changemens 
qui  ont  été  réclamés,  de  voir  dans  quelle  mesure  ils  seraient 
avantageux,  s'ils  ont  été  inspirés  par  un  esprit  de  réforme  sage  ou 
chimérique.  Nous  indiquerons  ensuite  les  modifications  que  l'expé- 
rience suggère  et  que,  suivant  nous,  la  prudence  impose. 

La  suppression  de  l'appel,  le  juge  unique  à  tous  les  degrés  et  le 
jury  civil,  telles  sont  les  propositions  qui,  jointes  ou  séparées,  ont 
été  mises  en  avant  par  les  adversaires  les  plus  résolus  de  notre 
organisation  judiciaire.  Ce  n'est  pas  ici  la  place  de  discuter  à  fond 
ces  réformes.  Il  y  a  des  heures  où  certaines  utopies  sont  mena- 
çantes; d'autres  où  les  théories  ne  sont  pas  en  faveur.  Le  droit 
d'appel  n'est  guère  attaqué  de  nos  jours  que  pour  servir  de  pré- 
texte à  la  destruction  des  cours,  le  juge  unique  n'est  préconisé  qu'a- 
fin  d'aider  à  la  suppression  des  tribunaux.  Le  jury  civil  trouve  peu 
de  partisans,  mais  ils  essaient  de  remédier  à  leur  rareté  par  une 
ardeur  qui  tient  du  prosélytisme.  Nous  croyons  que,  de  ce  côté,  le 
péril  n'est  pas  sérieux  :  le  peuple  respecte  ses  juges,  mais  les  croit 
faillibles  ;  il  tient  à  l'appel  ;  il  a  confiance  dans  la  délibération,  et  s'il 
s'incline  devant  le  juge  unique  de  son  canton,  c'est  précisément  parce 
qu'il  sait  qu'une  révision  est  possible.  Enfin,  le  jury  civil  aurait  tous 
les  mérites  qu'il  ne  saurait  prévaloir  contre  deux  objections  :  la  preuve, 
facile  à  donner,  de  la  charge  qu'il  imposerait  aux  justiciables,  et  ce 
fait  que  les  peuples  les  plus  attachés  au  jury  criminel  voient  décli- 
ner la  faveur  attribuée  au  jury  civil.  La  nature  de  ces  projets  et 
l'accueil  qu'ils  ont  reçu  sont  la  meilleure  démonstration  de  la  valeur 
de  notre  organisation.  L'opinion  des  jurisconsultes  est  faite  :  le 
barreau  est  partisan  du  système  général  de  notre  justice.  Où  trou- 
ver de  meilleurs  témoins,  des  appréciateurs  plus  compétens  et  plus 
dignes  de  guider  l'opinion  publique?  Il  est  donc  permis  de  dire, 
sans  crainte  de  se  tromper,  que  la  France  est  attachée  à  ses  tribu- 
naux, qu'elle  ne  les  verrait  pas  bouleverser  sans  répugnance, 
qu'elle  veut  les  perfectionner,  non  les  détruire. 

Non-seulement  il  est  facile  de  discerner  ce  qu'elle  ne  veut  pas  ;  mais, 
chose  plus  rare,  il  est  assez  aisé  de  découvrir  ce  qu'elle  souhaite. 
Sous  tous  les  régimes  on  a  demandé  avec  une  singulière  unanimité 
la  réduction  du  nombre  des  juges,  afin  que  leur  situation  fût  relevée. 


LA  REFORME   JUDICIAIRE.  415 

"Ce  n'est  pas  un  fait  insignifiant  que  cet  accord  de  tous  les  partis  en 
un  tel  sujet.  La  démocratie  veut  d'ordinaire,  on  le  sait,  la  multi- 
plication des  fonctions  publiques.  Or  le  mouvement  que  nous  signa- 
lons agit  au  rebours.  Il  est  donc  impossible  de  nier  qu'il  ne  soit 
profond.  L'insuffisance  des  traitemens,  à  tous  les  degrés,  la  rareté 
des  candidats  de  mérite  pour  les  justices  de  paix,  la  médiocrité  de 
certains  juges,  le  besoin  d'avancement  excité  et  justifié  par  la 
parcimonie  du  budget,  ont  fait  naître  chez  tous  ceux  qui  approchent 
de  la  justice  les  mêmes  réflexions  et  les  mêmes  vœux.  En  exami- 
nant successivement  nos  juridictions  et  les  modifications  dont 
elles  sont  susceptibles,  nous  n'aurons  donc  rien  à  demander  à 
l'imagination,  il  nous  suffira  de  combiner  et  d'écrire  ce  qui  est  dans 
l'esprit  des  hommes  les  plus  expérimentés. 

I. 

Il  n'est  personne  qui,  ayant  à  se  prononcer  sur  les  juges  de 
paix,  n'ait  souhaité  des  magistrats  plus  instruits  et  mieux  garantis 
contre  l'invasion  de  la  politique.  Entre  les  écrivains  partis  des 
points  les  plus  opposés,  l'accord  est  absolu  sur  ces  deux  besoins. 
C'est  à  ce  prix  que  l'institution  fondée  par  la  constituante  peut  être 
régénérée. 

INos  lois  administratives  en  se  compHquant,  nos  lois  judiciaires 
en  créant  une  compétence  plus  étendue  ont  rendu  nécessaire  l'at- 
tribution de  ces  fonctions  à  un  homme  spécial.  Thouret  avait  dit 
«  qu'un  homme  de  bien,  pour  peu  qu'il  eût  d'usage  et  d'expérience, 
pouvait  être  juge  de  paix.  »  Depuis  quarante  ans,  nos  lois  ont  donné 
à  cette  affirmation  le  plus  complet  démenti  ;  ce  n'est  pas  l'expé- 
rience qui  suffit  à  démêler  les  difficultés  souvent  inextricables  que 
soulèvent  les  actions  possessoires,  les  exceptions,  l'interprétation 
des  règlemens  administratifs.  11  n'est  pas  un  membre  de  la  cour  de 
cassation  qui  ne  sache  que  la  nature  de  sa  compétence  oblige  sou- 
vent un  juge  de  paix  à  faire  une  œuvre  intellectuelle  plus  délicate 
qu'un  juge  d'un  siège  plus  élevé.  A  cette  difficulté  si  l'on  ajoute 
l'obligation  de  se  décider  seul,  d'écouter  les  parties  en  leurs  expli- 
cations confuses,  de  ne  pas  entendre  des  interprètes  du  droit  éclair- 
cir  devant  lui  la  cause  ou,  s'il  s'en  présente,  de  se  défier  de  leur 
intervention,  le  devoir  de  laisser  entrer  à  toute  heure  en  son  cabi- 
net ceux  que  dans  le  canton  une  difficulté  de  droit  alarme,  la  néces- 
sité de  répondre  à  chacun,  de  dissiper  les  doutes,  de  ne  rien  ignorer 
de  la  loi,  et  tout  cela  sans  autre  secours  que  de  rares  ouvrages  et 
des  collections  incomplètes,  on  se  fera  à  peine  l'idée  de  ce  que 
réclament  ces  fonctions  modestes,  qui  exigeraient,  pour  être  digne- 
ment remplies,  autant  de  science  que  de  vertu. 


Û16  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Nous  connaissons  quelques  exceptions,  dignes  modèles  de  ce 
portrait,  mais  combien  elles  sont  rares  !  Le  mouvement  de  centra- 
lisation qui  a  dépeuplé  les  campagnes  au  profit  des  villes  et  qui 
soulève  les  plaintes  des  agriculteurs  est  bien  plus  sensible  parmi 
les  notables  du  canton,  et  un  département  peut  se  tenir  pour 
favorisé  quand  le  chef- lieu  d'arrondissement  n'a  pas  subi  l'effet 
de  cette  émigration.  Aussi  est-il  impossible  de  trouver  en  certains 
cantons  des  candidats  convenables.  De  là  cette  déplorable  cou- 
tume de  faire  venir  de  loin  le  juge  de  paix  et  de  jeter  ainsi  dans 
un  bourg  rural  un  magistrat  qui  ne  connaît  ni  les  usages  locaux 
qui  éclaireraient  sa  justice,  ni  les  mœurs  d'une  contrée.  Ce  sys- 
tème n'a  pas  seulement  affaibli  l'influence  du  juge,  il  a  altéré 
son  caractère.  Tel  personnage  déclassé,  que  nul  n'aurait  osé  pro- 
poser au  garde  des  sceaux  pour  un  siège  en  son  arrondissement, 
a  pu  briguer,  en  récompense  de  je  ne  sais  quel  service  électo- 
ral une  justice  de  paix  éloignée  de  la  ville  où  il  est  trop  connu. 
Il  serait  profondément  injuste  de  dire  que  tous  les  juges  de  paix 
sont  des  hommes  qui  n'ont  pu  réussir  dans  leur  profession  pre- 
mière, mais  il  serait  également  injuste  de  nier  qu'il  n'est  pas  de 
déclassé  de  la  politique  ou  de  la  basoche  qui  ne  se  soit  cru  propre 
à  être  juge  de  paix,  et  que  malheureusement,  dans  ce  rêve  de  leur 
ambition,  tous  n'ont  pas  échoué. 

Il  ne  suffit  pas  de  choisir,  par  un  des  moyens  dont  nous  parle- 
rons plus  loin,  un  magistrat  capable  ayant  des  racines  dans  le  pays 
et  entouré  de  l'estime  publique  :  il  faut  que  le  nouveau  magistrat 
soit  assuré  contre  les  volontés  d'un  ministre  qui  serait  l'instrument 
trop  docile  des  caprices  ou  des  vengeances  locales.  L'inamovibilité 
a  été  demandée;  mais  le  corps  des  juges  de  paix  est  tel  qu'une  assi- 
milation complète  avec  la  magistrature  est  quant  à  présent  impos- 
sible. Lorsque  leur  niveau  sera  plus  élevé ,  leur  capacité  moins 
contestée,  l'inamovibilité  pourra  leur  être  conférée.  Jusque-là  il  faut 
leur  accorder  une  protection  sérieuse,  non  une  garantie  absolue; 
il  pourrait  être  décidé  que  les  révocations  ou  déplacemens  n'au- 
raient lieu  que  sur  avis  conforme  des  cours  d'appel,  qui  exerceraient 
à  l'égard  des  juges  de  paix  une  sorte  d'action  disciplinaire  (1).  En 
dehors  de  mesures  déUbérées  et  motivées,  le  juge  serait  assuré  de 
demeurer  sur  son  siège.  En  certains  cas,  nous  voudrions  que  l'ina- 
movibilité pût  lui  être  conférée.  Dans  chaque  arrondissement,  un 
certain  nombre  de  juges  de  paix  recevraient  comme  marque  d'hon- 
neur le  titre  et  les  fonctions  de  juge  suppléant  au  tribunal  de  pre- 
mière instance.  Ce  serait  la  récompense  de  leur  mérite  et  le  point 

(1)  La  constitution  belge  a  accordé  aux  juges  de  paix  l'inamovibilité,  mais  en  re- 
vanche elle  a  exigé  d'eux  les  mêmes  garanties  de  capacité  que  pour  les  membres  des 
tribunaux,  c'est-à-dire  le  grade  de  docteur  eu  droit. 


LA   REFORME   JUDICIAIRE,  /ll7 

de  départ  de  nouveaux  travaux  ;  car,  à  partir  de  ce  moment,  ils 
seraient  appelés  à  siéger  aux  audiences  du  tribunal. 

Ce  choix  de  quelques  magistrats  d'élite  par  la  cour,  qui  récom- 
pense)-ait  de  la  sorte  le  mérite  modeste  des  juges  de  paix,  serait 
plus  favorable  à  l'administration  de  la  justice  que  la  fusion  en  une 
grande  compagnie  judiciaire  de  tous  les  juges  de  paix  d'un  can- 
ton (1),  élevés  tout  d'un  coup  au  rang  de  juges  au  tribunal,  sans 
distinction  de  la  valeur  de  chacun.  Dans  l'état  de  notre  magistra- 
ture cantonale,  on  a  vu  pour  quelles  raisons  nous  nous  refusions  à 
demander  dès  à  présent  une  inamovibilité  qui  serait  prématurée. 
Agir  autrement  serait  accorder  à  plusieurs  une  faveur  imméritée 
et  surexciter  des  ambitions  sans  profit  pour  la  justice. 

On  a  proposé  de  leur  donner  des  assesseurs.  L'institution  serait 
utile,  si  elle  était  limitée.  Il  serait  périlleux  de  placer  à  côté  du 
juge  de  paix  des  jurés  permanens.  Inutiles  si  leur  rôle  était  effacé, 
ils  deviendraient  dangereux  s'ils  opprimaient  le  juge.  Quelle  pour- 
rait être  leur  action  dans  les  questions  de  droit,  dans  les  comptes, 
dans  les  débats  variés  que  l'esprit  d'un  seul  magistrat  démêle,  en 
faisant  à  l'audience  une  sorte  d'instruction  rapide  qu'entraverait 
la  présence  de  plusieurs  juges?  Tout  au  contraire  leur  action  serait 
féconde,  quand  un  usage  local  est  invoqué  devant  le  juge  de  paix. 
Le  magistrat  est  souvent  fort  embarrassé.  S'il  n'appartient  pas  à  la 
contrée,  s'il  n'en  connaît  pas  les  coutumes  rurales,  et  qu'une  ques- 
tion de  métayage,  de  culture,  ou  de  bornage  soit  soulevée  par  une 
des  parties  qui  fait  appel  aux  usages  du  canton,  le  juge  de  paix  sent 
le  désir  d'interroger  les  anciens  du  pays  pour  vérifier  la  pratique 
locale.  11  n'est  pas  un  magistrat  rural  qui  n'ait  plus  d'une  fois  dans 
sa  carrière  judiciaire  éprouvé  ce  besoin.  Pourquoi  en  une  catégorie 
spéciale  d'affaires  qui  comportent  des  solutions  diverses  suivant 
l'usage  des  lieux,  deux  ou  quatre  notables  ne  seraient-ils  pas  adjoints 
au  juge? On  aurait  soin  de  prendre  les  anciens  delà  commune.  Le 
tribunal  chargé  de  dresser  la  liste  ne  pourrait  désigner  pour  rem- 
plir ces  fonctions  que  des  citoyens  âgés  de  plus  de  quarante  ans  : 
les  anciens  maires  et  adjoints  seraient  inscrits  de  droit.  Ainsi,  dans 
chaque  canton,  il  y  aurait  un  certain  nombre  d'hommes  associés  à 
l'œuvre  de  la  justice.  Le  fonctionnement  de  la  loi  de  1871  sur  le 
jury  des  loyers  a  donné  aux  juges  de  paix  de  Paris  une  grande 
autorité.  L'irritation  était  des  plus  vives,  beaucoup  de  locataires  se 
refusaient  au  paiement,  des  propriétaires  déniaient  toute  transac- 
tion. Le  juge  de  paix,  appuyé  sur  les  j>urés,  a  accommodé  plusieurs 

(1)  Discours  de  M.  le  procureur-général  Dauphin,  prononcé  le  3  novembre  1880  à 
la  rentrée  de  la  cour  d'appel  de  Paris. 

TOME  \un.  —  1881.  2' 


âl8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

milliers  de  procès,  et  ceux-ci  ont  donné  au  magistrat  une  autorité  que 
sans  eux  il  n'eût  point  possédée.  Les  jurés  ont  emporté  une  opinion 
plus  haute  de  la  justice  :  en  la  voyant  à  l'œuvre,  ils  ont  compris  les 
sentimens  qui  l'inspiraient.  Sous  une  double  forme,  il  y  a  eu  profit 
pour  la  société,  qui  voyait  du  même  coup  la  paix  rétablie  et  le  res- 
pect accru. 

A  l'aide  de  ces  réformes,  la  situation  du  juge  de  paix  serait  déjà 
profondément  modifiée.  L'élévation  de  son  traitement  achèverait 
de  lui  donner  une  autorité  qui  lui  fait  trop  souvent  défaut.  Le 
minimum  de  1,800  francs,  c'est-à-dire  un  peu  moins  de  5  francs 
par  jour,  est  dérisoire  et  ne  peut  être  conservé.  Pour  quelques- 
uns,  nous  le  savons,  c'est  la  misère.  Si  l'on  veut  recruter  la  magis- 
trature cantonale  parmi  des  hommes  capables,  il  faut  olîrir  aux  can- 
didats un  traitement  qui  leur  permette  de  vivre  et  donner  au  juge 
les  moyens  de  se  faire  respecter.  Le  minimum  devrait  être  porté  à 
3,000  francs.  La  nécessité  de  payer  convenablement  les  juges  pour 
assurer  leur  indépendance  est  tellement  impérieuse  que  nous  ne 
craignons  pas  d'accroître  sensiblement  le  budget  de  la  justice.  Pour 
réaliser  des  économies,  on  propose  l'union  de  deux  cantons  :  ce  sys- 
tème troublera  les  coutumes  sans  profit  sérieux.  C'est  d'ailleurs  une 
réforme  toute  locale  qui  ne  peut  dépendre  de  la  statistique  et  qui 
doit  être  subordonnée  à  l'avis  des  compagnies  judiciaires. 

«  Mais,  nous  dit-on,  le  juge  de  paix  est  inoccupé,  et  la  réforme 
nécessaire  est  l'élévation  de  sa  compétence.  »  Si  le  législateur 
accordait  aux  juges  de  paix  ce  funeste  présent,  ils  seraient 
perdus.  Lorsque  leur  capacité  se  sera  élevée,  il  pourra  être  ques- 
tion d'étendre  leurs  attributions.  Jusque-là,  il  n'en  faut  pas  par- 
ler. La  confiance  publique  doit  précéder  l'extension  des  compé- 
tences. Lorsque  les  incapables  auront  été  exclus,  lorsque  la  sécurité 
sera  rentrée  dans  le  cœur  des  juges,  qu'ils  auront  perdu  ce  senti- 
ment d'instabilité  qui  les  paralyse,  on  pourra  songer  à  leur  remettre 
de  nouveaux  pouvoirs. 

On  a  raison  de  parler  des  juges  de  paix  italiens  qui,  sous  le  nom 
de  préteurs,  exercent  au  premier  degré  une  juridiction  considé- 
rable ;  on  peut  citer  l'exemple  des  juges  de  paix  français  en  Algé- 
rie, dont  la  compétence  étendue  rend  les  plus  grands  services.  En 
Italie  comme  dans  nos  possessions  d'Afrique,  ces  magistrats  infé- 
rieurs sont  recrutés  parmi  les  jeunes  gens  les  plus  capables.  En 
donnant  pour  juges  au  peuple  les  hommes  les  plus  distingués,  on 
lui  apprend  à  honorer  la  justice. 

Toutes  les  réformes  que  nous  venons  d'indiquer  seraient  impuis- 
santes si  elles  n'avaient  pas  pour  résultat  de  mettre  le  juge  de  paix 
à  l'abri  des  préoccupations  politiques.  C'est  là  l'écueil  sur  lequel 
est  venue  se  briser  son  influence.  Lorsque,  pendant  près  de  vingt 


I 


LA.  RÉFORME  JUDICIAIRE.  419- 

ans,  un  fonctionnaire  révocable  a  été  chargé  de  recueillir  des  ren- 
seignemens  politiques  sur  les  habitansde  son  canton,  les  habitudes 
de  respect  sont  perdues.  Il  faut  de  longs  et  persévérans  efforts 
pour  faire  sortir  les  juges  de  paix  de  l'arène  où  ils  sont  descen- 
dus; malheureusement,  les  coutumes  mauvaises  sont  difficiles  à 
détruire.  En  février  1870,  le  ministre  de  la  justice  faisait  une  ten- 
tative honorable  ;  trois  mois  plus  tard,  dans  la  mêlée  du  plébiscite, 
les  procureurs-généraux  trouvaient  commode  de  se  servir  des  juges 
de  paix.  M.  Dufaure  adressa  les  circulaires  les  plus  fermes,  et  il  en 
maintint  avec  rigueur  l'exécution  ;  le  succès  commençait  à  couron- 
ner ses  efforts,  quand  un  changement  de  cabinet  a  précipité  de 
nouveau  les  juges  de  paix  dans  les  périls  de  la  politique.  Sous  pré- 
texte d'exclure  les  juges  appartenant  aux  partis  hostiles,  le  garde 
des  sceaux  est  sommé  de  remplacer  tous  ceux  qui  n'ont  pas  prêté 
foi  et  hommage  à  l'influence  qui  domine  dans  l'arrondissement.  Le 
juge  de  paix  qui  ne  veut  pas  obéir  aux  injonctions  des  meneurs 
du  comité  électoral  est  dénoncé  au  député,  qui  met  en  demeure  le 
ministre  d'en  débarrasser  sa  circonscription.  Aux  époques  troublées, 
la  plus  implacable  haine  est  celle  que  les  hommes  de  parti  portent 
à  l'homme  qui  ne  veut  être  l'esclave  d'aucun  parti. 

Plus  l'indépendance  du  juge  de  paix  est  compromise,  et  plus  sont 
urgentes  les  réformes  dont  nous  réclamons  l'accomplissement  : 
nomination  sur  la  présentation  du  tribunal  et  des  personnes  les 
plus  compétentes  de  l'arrondissement,  traitemens  accrus,  institution 
des  assesseurs  en  certaines  matières,  certitude  de  n'être  plus  dé- 
placés ou  destitués  suivant  les  caprices  ou  les  délations  politiques, 
participation  aux  travaux  du  tribunal  comme  une  récompense  de 
leur  dévoûment  à  l'œuvre  de  la  justice,  tels  sont  les  progrès  qui 
feraient  de  nos  magistrats  cantonaux,  sans  bouleverser  nos  lois  ni 
nos  mœurs,  le  fondement  le  plus  solide  de  tout  l'édifice  judiciaire. 

II. 

L'établissement  d'un  tribunal  au  centre  de  l'arrondissement  n'était 
pas  seulement  un  acte  de  sagesse  politique,  c'était  une  proportion 
heureusement  trouvée  et  en  complète  harmonie  avec  les  besoins 
des  populations.  Aussi  la  réaction  contre  ce  qu'avaient  fait  la  révo- 
lution et  l'empire  n'essaya-t-elle  pas  sérieusement  de  renverser 
les  bases  posées  sous  le  consulat.  Des  critiques  dirigées  en  1815 
contre  la  multiplicité  des  tribunaux  il  ne  resta  rien  ;  c'était  un  pré- 
texte habilement  choisi  pour  obtenir  le  remaniement  du  personnel 
et  la  restauration  s'écoula  sans  que  la  question  fût  de  nouveau 
agitée. 

Ceux  qui  résistent  par  habitude  d'esprit  à  toute  réforme  seraient 


h20  RETUE  DES   DEUX   MONDES. 

bien  tentés  d'attribuer  aux  mêmes  causes  la  carapagne  ouverte 
pour  obtenir  la  suppression  des  petits  tribunaux.  Ce  serait  une  pro- 
fonde erreur.  Parmi  les  adversaires  des  petits  tribunaux,  il  y  a  des 
ennemis  de  la  magistrature,  nous  ne  cherchons  pas  à  le  nier,  et  de 
ceux-là  on  sait  ce  que  nous  pensons  ;  mais,  depuis  trente  ans,  il  s'est 
produit  des  faits  nouveaux  qui  ont  changé  dans  notre  pays  les  rela- 
tions sociales,  en  rapprochant  les  distances.  Au  moyen  des  chemins 
de  fer,  les  chefs-lieux  d'arrondissement  se  sont  trouvés  en  contact 
avec  le  chef-lieu  du  département.  Cette  transformation  a  été  accom- 
pagnée d'un  déplacement  des  populations.  Le  courant  qui  portait 
l'habitant  des  campagnes  vers  les  villes  s'est  accru  dans  une  pro- 
portion qui  déroutait  les  calculs.  En  même  temps  le  développement 
de  l'industrie  a  créé  des  agglomérations  immenses.  La  propriété 
foncière,  jadis  la  seule,  a  été  éclipsée  par  l'éclat  des  fortunes  mobi- 
lières; les  intérêts  qui  sont  la  source  des  procès  se  sont  transformés 
comme  la  richesse  publique.  Aux  contestations  nées  de  la  posses- 
sion du  sol  ont  succédé  les  litiges  soulevés  par  les  sociétés  formées 
à  Paris  pour  les  exploitations  les  plus  diverses.  Les  capitaux  ont 
pris  la  place  de  la  terre.  Cette  métamorphose  a  diminué  le  nombre 
des  procès.  D'autres  causes  agirent  dans  le  même  sens  :  l'inter- 
prétation des  lois  de  plus  en  plus  claire,  la  fixité  du  cadastre,  l'état 
civil  mieux  tenu,  le  progrès  des  lumières,  exerçaient  une  action 
lente.  Depuis  huit  ans,  à  la  suite  de  nos  désastres,  l'élévation  des 
droits  d'enregistrement  a  contribué  à  calmer  le  zèle  des  plaideurs. 
De  cette  décroissance  provenant  de  tant  d'élémens  divers  sont 
nés  les  projets  de  réduction  des  tribunaux.  En  1848,  quelques- 
unes  de  ces  causes  commençaient  à  peine  à  se  faire  sentir  ;  les 
propositions  furent  écartées  sans  que  l'assemblée  y  prêtât  attention. 
Depuis  dix  ans,  il  n'est  pas  une  année  qui  n'en  ait  vu  éclore  une 
nouvelle,  pas  un  parti  politque  qui  n'ait,  sous  une  forme  plus  ou 
moins  voilée,  reconnu  la  nécessité  de  la  réduction  des  tribunaux. 

Ainsi  il  est  généralement  admis  que  le  personnel  des  juges  est 
trop  considérable  en  France;  que  beaucoup  de  tribunaux  manquent 
d'occupation  et  ne  trouvent  point  dans  la  besogne  qu'ils  accom- 
plissent la  justification  de  leur  existence.  Si  nous  interrogeons  la 
statistique,  nous  trouvons  plus  de  douze  tribunaux  qui  ne  jugent 
pas  100  affaires  par  an  (1),  trente-huit  qui  en  jugent  de  100  à  150, 
cinquante-huit  de  150  à  200;  en  résumé,  plus  de  cent  qui  n'ont  pas 
à  leurs  audiences  la  valeur  de  200  affaires  dans  toute  l'année.  Se 
rend-on  compte  de  pareils  chiffres?  Sans  les  rapprocher  de  ceux 
de  Paris,  oii  le  même  mode  de  calcul  donne  environ  1,500  affaires 

(1)  Encore,  pour  arriver  à  ce  chiffre,  devons-nous  ajouter  aux  affaires  civiles  jugées 
contradictoirement  et  comptées  pour  une  unité,  les  affaires  correctionnelles  et  les 
affaires  commerciales  évaluées  pour  un  tiers. 


LA    RÉFORME  JUDICIAIRE.  421 

par  chambre,  —  des  grandes  villes  qui  dépassent  b  à  500,  —  si 
nous  les  comparons  à  des  chefs-lieux  où  ne  siège  qu'une  chambre, 
nous  trouvons  soixante-six  tribunaux  réellement  occupés,  c'est-à- 
dire  où  plus  de  300  affaires  sont  expédiées  par  trois  ou  quatre  ma- 
gistrats. Pour  une  chambre,  ÙOO  affaires  étant  la  moyenne  conve- 
nable, on  peut  assurer  que  les  cent  tribunaux  qui  jugent  la  moitié 
de  ce  chifFre  n'ont  pas  une  occupation  suffisante. 

La  statistique,  loin  d'inspirer  la  défiance  qui  accueille  souvent 
ses  données  lorsqu'elles  semblent  favoriser  une  thèse,  doit  être 
ici  crue  sur  parole  ;  chez  les  magistrats  qui  en  adressent  à  la  chan- 
cellerie les  élémens  et  qui  en  contrôlent,  lors  de  la  publication,  la 
rigoureuse  exactitude,  existe  un  désir  ardent  de  sauver  le  tribu- 
nal. Le  substitut,  tout  en  maudissant  le  siège  auquel  il  est  atta- 
ché et  en  cherchant  tous  les  moyens  d'en  sortir,  n'hésite  pas  plus 
que  le  greffier  à  compter  par  amour-propre,  dans  les  cas  douteux, 
un  incident  pour  une  affaire. 

Le  fait  est  donc  incontestable  ;  il  y  a  plus  d'une  juridiction  où  les 
audiences  ne  demandent  au  magistrat  que  peu  de  jours  dans  la 
semaine  et  peu  d'heures  dans  la  journée,  où  le  tribunal  est  inoc- 
cupé en  fait,  où  le  président  et  l'un  des  juges  passent  une  partie 
de  l'année  dans  une  propriété  voisine,  où  le  procureur  de  la  répu- 
blique et  son  substitut  sont  alternativement  absens,  le  parquet  ne 
pouvant  raisonnablement  occuper  deux  magistrats,  de  telle  sorte 
qu'à  part  le  rendez- vous  hebdomadaire  pour  une  ou  deux  audiences, 
tenues  coup  sur  coup,  le  tribunal  n'est  représenté  sous  une  forme 
permanente  que  par  un  membre  du  parquet  et  le  juge  d'instruction. 

Dans  cette  existence  vide  que  mènent  des  hommes  instruits,  ce 
qui  nous  inquiète,  c'est  le  marasme  de  l'esprit  dans  lequel  risque 
de  s'atrophier  leur  intelligence.  Nous  ne  sommes  pas  là  en  présence 
de  vieillards  parvenus  à  l'âge  du  repos,  mais  d'hommes  jeunes, 
ayant  accepté  des  postes  de  début  et  tout  animés  du  désir  de  mon- 
trer leur  valeur.  Ils  avaient  rêvé,  en  arrivant,  de  trouver  un  champ 
ouvert  à  leur  activité;  ils  sont  dans  l'âge  où  le  caractère  et  les 
habitudes  se  forment,  à  l'époque  de  la  vie  où  s'amassent  la  science 
et  l'expérience  qui  feront  le  jurisconsulte.  Et  cependant  ils  ne 
voient  venir  ni  affaires  civiles  ni  affaires  correctionnelles  !  Si  le  pro- 
cureur de  la  république  ne  s'absente  pas,  le  nouveau  substitut 
n'aura  pas  même  une  audience.  Il  se  débat  dans  l'inaction  contre 
l'invasion  d'une  paresse  qu'il  ne  connaissait  pas;  s'il  n'a  pas  en 
lui-même  l'énergie  de  se  créer  un  aliment  suffisant,  s'il  ne  possède 
pas  les  moyens  de  faire  parvenir  en  une  ville  où  ne  se  rencontre 
aucune  ressource  les  instrumens  de  travail,  il  est  condamné  à  se 
déshabituer  du  labeur  et  de  l'étude.  Que  de  plaintes  nous  avons 
entendues!  quelles  amères  déceptions  chez  ces  jeunes  gens  si  heu- 


422  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

reux  la  veille  de  leur  nouveau  titre,  nous  parlaat  avec  effroi  du 
vide  absolu  de  leurs  fonctions,  et  des  collègues  dont  le  précoce 
engourdissement  était  l'image  de  ce  qu'eux-mêmes,  après  quelques 
années  de  vie  semblable,  étaient  condamnés  à  devenir  !  —  Quand 
on  songe  que,  dans  ces  postes  de  début,  où  presque  tous  les  magis- 
trats passent,  une  élite  seulement  échappe  à  cette  consomption 
intellectuelle,  on  ne  s'étonne  plus  que  la  chancellerie,  dans  l'in- 
térêt même  de  la  magistrature,  ait  poursuivi  pendant  dix  ans  sous 
tous  les  ministères  la  recherche  d'une  solution. 

La  première  pensée  qui  se  présente  à  l'esprit  est  la  suppression 
des  tribunaux  les  moins  occupés.  On  montre  la  statistique  de  tel 
siège  où  vingt  affaires  civiles  sont  inscrites  au  rôle  annuel;  on 
demande  s'il  est  possible  de  conserver  un  personnel  complet  pour 
une  telle  juridiction  et  on  attend  avec  confiance  la  réponse  du  légis- 
lateur. —  A  quelles  limites  faut-il  s'arrêter?  supprimera-t-on  les 
douze,  les  cinquante,  les  cent  tribunaux  les  moins  chargés?  Ici 
commence  l'hésitation.  Les  plus  hardis  n'ont  pas  ces  scrupules  :  ils 
proposent  l'organisation  d'un  tribunal  par  département,  et  sup- 
priment sans  pitié  tous  les  tribunaux  d'arrondissement. 

Nous  n'admettons  aucun  de  ces  projets.  Assurément  le  plai- 
deur ayant  quelque  aisance  n'aurait  pas  de  peine  à  se  rendre  au 
chef-lieu  du  département;  mais  lorsqu'une  modification  législa- 
tive rend  les  frais  plus  lourds,  ce  n'est  pas  aux  contribuables  aisés 
qu'il  convient  de  penser,  c'est  à  la  masse  des  justiciables,  à  celle 
qui  se  rend  en  carriole,  le  plus  souvent  à  pied,  trouver  le  juge  et  qui 
a  besoin  de  ne  gaspiller  inutilement  ni  une  journée  de  son  travail, 
m  une  heure  de  son  temps.  Pour  ceux-là,  une  suppression  du  tri- 
bunal est  le  plus  pesant  des  impôts  ou,  pour  mieux  dire,  c'est  la  jus- 
tice mise  hors  de  portée,  ce  sont  des  transactions  onéreuses  qu'ils 
préféreront  souscrire  plutôt  que  faire  un  voyage  de  deux  jours. 

Eu  vain,  nous  montrera-t-on  la  ligne  de  fer  qui  relie  le  chef-lieu 
d'arrondissement  au  chef-lieu  du  département.  Entre  ces  deux 
points,  nous  dit-on,  il  ne  faut  pas  plus  de  temps  aujourd'hui  que 
le  paysan  n'en  consacrait,  il  y  a  trente  ans,  à  aller  au  chef-lieu  de 
son  canton.  —  Ce  raisonnement  ne  s'applique  qu'aux  habitans  de  la 
ville.  Pour  eux  seuls,  la  distance  sera  courte  et  ils  ne  perdront  qu'une 
journée,  mais  il  faut  songer  aux  autres  extrémités  de  l'arrondisse- 
ment, aux  cantons  éloignés  du  chemin  de  fer,  à  toutes  ces  com- 
munes dont  les  maires,  les  gardes  champêtres,  les  autorités  de 
toute  sorte  ont  sans  cesse  affaire  à  la  sous-préfecture,  qui  ont  pris 
depuis  trois  générations  l'habitude  d'y  trouver  la  justice  dans  ses 
élémens-  complets,  l'action  pubUque  aussi  bien  que  le  juge,  la  solu- 
tion d'une  affaire  civile  comme  la  répression  pénale.  Aller  au  chef- 
Ueu  d'arrondissement,  ce  n'est  pas  se  déplacer,  c'est  encore  être 


LA   RÉFORME   JUDICIAIRE.  A23 

chez  soi  :  le  paysan  y  est  connu  et  y  connaît  tout  le  monde.  Au  chef- 
lieu  de  département,  il  est  perdu.  L'obliger  à  s'y  rendre,  c'est  lui 
imposer  un  sacrifice,  c'est  altérer  la  pensée  de  la  constituante  lors- 
qu'elle voulut  si  sagement  que  la  justice  fût  portée  aux  pauvres. 

A-t-on  calculé  exactement  les  frais  de  transport  à  la  charge  des 
plaideurs?  les  indemnités  aux  témoins?  aux  experts?  C'est  se  tenir 
au-despous  de  la  vérité  que  de  prédire  un  accroissement  du  tarif 
s' élevant  au  triple  et  au  quadruple. 

Les  justiciables  souffriraient  donc  d'une  réforme  qui  serait  tout 
au  profit  des  magistrats  ;  les  plaideurs  seraient  contraints  de  se 
déplacer  pour  que  quelques  juges,  rehaussés  par  la  constitution  de 
plus  nombreuses  compagnies,  siégeassent  commodément  dans  les 
grandes  villes.  L'avantage  du  plus  grand  nombre  n'est  pas  douteux. 
Voyons  si,  à  d'autres  points  de  vue,  l'intérêt  public  commande  une 
modification. 

Quel  sera  le  premier  effet  de  la  suppression  du  tribunal  dans 
l'arrondissement  qui  en  sera  l'objet?  Le  mécontentement  sera  uni- 
versel: nous  venons  d'en  dire  les  raisons  pour  les  justiciables.  Les 
habitans  de  la  ville  seront  bien  plus  irrités.  Pour  elle,  c'est  une 
déchéance.  En  perdant  le  tribunal,  elle  tombe  au  rang  de  chef-lieu 
de  canton.  Ce  n'est  pas  le  sous-préfet,  personnage  mobile  et  soli- 
taire, sorte  de  délégué  voyageur  qu'envoie  le  gouvernement  central 
et  qui  n'a  pas  le  temps  de  prendre  racine,  qui  communique  à  la 
ville  le  mouvement  et  la  vie  ;  c'est  le  tribunal,  son  président,  ses 
trois  juges,  ses  deux  magistrats  du  parquet  et  autour  d'eux  les  offi- 
ciers ministériels ,  avoués  et  avocats,  appartenant  aux  anciennes 
familles  du  pays,  propriétaires  de  pères  en  fils.  Qu'on  songe  à  tout 
ce  qui  vit  autour  des  quinze  familles  atteintes  et  qu'on  se  demande 
ce  que  deviendra  la  petite  ville  ainsi  décapitée.  «  Les  Parisiens, 
disait  en  18/i9  un  député  de  la  gauche,  peuvent  perdre  quelques-uns 
des  mac^istrats  de  leurs  cours  souveraines,  à  peine  ils  s'en  aperce- 
vront en  traversant  leurs  écoles,  leurs  musées,  leurs  bibliothèques; 
mais,  dans  une  pauvre  ville  de  province,  mutilez  la  magistrature, 
éteignez  tous  ces  modestes  foyers  d'où  rayonne  quelque  lueur  de 
science  et  de  poésie,  et  dites-moi  ce  qui  restera  :  des  rues  silen- 
cieuses, des  places  désertes,  une  population  dont  l'âme  s'étiole  et  s'é- 
teint (1).  »  Ainsi  s'exprimeraient  les  habitans  des  chefs-lieux  privés 
de  leurs  tribunaux.  Ils  prédiraient  à  coup  sûr  la  chute  des  petites 
villes,  dont  cette  mesure  déterminerait  l'inévitable  et  fort  prompte 
décadence.  Et  quel  moment  choisiraient  les  pouvoirs  publics  pour 
une  telle  transformation?  Celui  où  l'on  s'effraie,  non  sans  raison,  du 
courant  qui  emporte  de  plus  en  plus  vers  les  grandes  villes  la  popu- 

(1)  Discours  d'Antony  Thouret  1849,  Moniteur,  p.  436. 


h2ll  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

lation  et  la  vie.  C'est  au  milieu  des  inquiétudes  que  cause  une 
centralisation  excessive  que  le  gouvernement  accélérerait  ce  mou- 
vement, en  dépouillant  les  petits  centres  d'un  des  élémens  de  leur 
activité.  Au  point  de  vue  social,  ce  serait  une  faute  grave  dont  le 
contre-coup  politique  ne  manquerait  pas  d'être  funeste  au  gouver- 
nement qui  l'aurait  commise. 

Dans  quels  arrondissemens  la  suppression  serait-elle  opérée?  Si 
nous  consultons  la  statistique,  les  tribunaux  les  moins  occupés  sont 
situés  dans  les  pays  de  montagnes,  dans  des  régions  où  la  nature 
du  terrain  a  empêché  le  développement  rapide  des  voies  de  com- 
munication. Si  on  recule  devant  tant  d'obstacles  et  qu'on  propose  de 
réduire  les  suppressions  aux  tribunaux  des  arrondissemens  dont  la 
viabilité  est  satisfaisante,  on  se  trouvera  amené  à  cette  bizarre  ano- 
malie de  maintenir  les  tribunaux  les  moins  importans  et  dannexer 
des  sièges  plus  occupés,  au  risque  d'exciter  des  jalousies  légitimes 
et  de  blesser  l'équité. 

A  côté  des  intérêts  en  souffrance,  il  y  a  des  droits  qui  ne  peuvent 
être  impunément  méconnus.  Les  avoués,  les  greffiers  sont  proprié- 
taires de  leurs  charges.  La  suppression  du  tribunal  entraine  une 
dépossession  immédiate,  une  véritable  expropriation.  Il  est  impos- 
sible de  leur  enlever  leurs  charges  sans  indemnité  préalable.  II 
faut  donc  rembourser  les  offices.  Quel  que  soit  le  sacrifice  budgé- 
taire, que  les  chambres  soient  prodigues  et  votent  des  millions,  le 
froissement  des  intérêts  sera  tel  qu'il  faudra  laisser  passer  une 
génération  avant  de  voir  la  plaie  se  guérir.  Mais  qu'on  y  prenne 
garde  :  aucun  des  projets  de  remboursement  ne  met  la  dépense  à 
la  charge  exclusive  de  l'état.  Par  un  calcul  dont  le  point  de  départ 
est  très  équitable,  on  tient  compte  de  l'augmentation  du  nombre 
des  alîaires  au  profit  des  avoués  du  tribunal  du  chef-lieu  et  on  leur 
demande  de  contribuer  à  l'extinction  des  offices.  Le  principe  est 
excellent,  mais  la  mesure  de  cette  contribution,  qui  osera  la  fixer? 
Qui  nous  dira  le  nombre  des  affaires  qui  iront  du  tribunal  supprimé 
au  tribunal  conservé?  Qui  nous  dira  celles  qui  se  perdront  en  route? 
Qui  pourra  fonder  sur  une  hypothèse  aussi  vague  l'établissement 
d'un  droit?  Et  quelles  que  soient  les  bases  du  calcul,  n'est-on  pas 
certain  d'ajouter  au  mauvais  effet  de  la  loi  en  excitant  le  mécon- 
tentement des  officiers  ministériels  aussi  bien  dans  le  chef-lieu  du 
département  que  dans  la  ville  où  ils  sont  supprimés? 

Admettons  que,  pour  un  instant,  les  chamlDres  soient  d'humeur 
à  payer  largement  la  réforme,  que  les  indemnités  apaisent,  ces  irri- 
tations légitimes,  il  y  a  des  nécessités  que  l'argent  ne  pourra  pas 
satisfaire.  Que  deviendraient  les  intérêts  supérieurs  d'ordre  pubUc 
qui  sont  confiés  aux  magistrats?  Nous  avons  dit  que  les  justiciables 
iraient  à  grands  frais  porter  leurs  procès  civils  au  chef-lieu  du 


LA   RÉFORME   JUDICIAIRE.  425 

département;  maïs  la  justice  criminelle  ne  souffre  pas  de  telles 
lenteurs.  Le  procureur  de  la  république  et  le  juge  d'instruction,  qui 
doivent  l'un  et  l'autre  se  transporter  sans  retard  sur  le  lieu  du  crime, 
pourront-ils  arriver  à  temps?  Ne  parlez  pas  ici  de  déplacer  le  justi- 
ciable. INi  l'incendiaire  ni  l'assassin  n'ont  l'habitude  d'aller  chercher 
la  justice.  11  faut  de  toute  nécessité  qu'elle  apparaisse  promptement 
au  milieu  de  populations  terrifiées  par  le  crime  et  qu'un  magistrat 
dirige  les  recherches.  C'est  une  première  satisfaction  accordée  à  la 
vindicte  publique  :  ce  n'est  pas  la  moins  vive.  Un  juge  de  paix 
n'aurait  pas,  dans  l'état  de  nos  mœurs,  la  même  action.  Il  faut  la 
double  impulsion  du  chef  du  parquet  et  du  juge.  En  l'éloignant, 
n'en  doutez  pas,  vous  affaiblissez  la  répression  pénale. 

Ainsi  les  obstacles  s'accumulent  devant  la  réforme  :  embarras 
politiques  et  sociaux,  difficultés  judiciaires,  tout  se  mêle,  tout  s'unit 
pour  rendre  impossible  la  suppression  des  tribunaux.  Et  pourtant 
leur  utilité  ne  répond  pas  au  nombre  des  magistrats  qu'ils  retien- 
nent dans  la  petite  ville.  Il  faut  donc  à  la  fois  les  conserver  pour 
les  besoins  des  justiciables,  les  supprimer  dans  l'intérêt  des  juges. 
Gomment  concilier  ces  deux  nécessités  qui  s'imposent  à  titre  égal 
au  législateur?  Ce  problème  n'est  pas  insoluble.  Il  existe  un  moyen 
de  maintenir  le  tribunal  d'arrondissement  en  lui  enlevant  le  per- 
sonnel oisif. 

En  examinant  la  constitution  d'un  tribunal,  on  distingue  les 
magistrats  dont  les  fonctions  sont  pour  ainsi  dire  intermittentes  et 
ceux  dont  la  présence  permanente  est  indispensable.  Le  procu- 
reur de  la  république  doit  être  présent  pour  recevoir  les  plaintes, 
le  juge  d'instruction  pour  les  instruire,  le  président  pour  le  service 
des  référés  et  des  ordonnances.  En  dehors  de  ces  trois  magistrats, 
les  autres  juges  sont  libres  de  travailler  dans  leur  cabinet  ou  de 
vaquer  à  leurs  affaires  privées,  quand  l'audience  ne  les  réclame 
pas,  c'est-à-dire  cinq  jours  sur  sept  dans  les  tribunaux  peu  occu- 
pés. Or  les  trois  magistrats  nécessaires  peuvent  être  réduits  à  deux. 
Rien  ne  serait  plus  simple  que  de  donner  au  juge  d'instruction 
le  droit  de  rendre  les  ordonnances  sur  requête  et  sur  référé.  Qui 
ne  sait  que  dès  à  présent  le  président  qui  s'absente  lui  délègue 
sans  inconvénient  ce  pouvoir?  Ainsi  chaque  arrondissement  conser- 
verait, avec  deux  magistrats  résidens,  toutes  les  fonctions  indis- 
pensables aux  parties  en  cas  d'urgence  ;  rien  ne  serait  changé  à  la 
police  judiciaire,  à  l'instruction  criminelle;  aucun  intérêt  civil  ne 
serait  atteint. 

Comment  le  tribunal  ainsi  mutilé  pourrait-il  tenir  ses  audiences? 
On  sait  que  les  audiences  des  petits  tribunaux  sont  aussi  courtes 
que  rares.  Deux  ou  trois  par  semaine  figurent  sur  les  registres  des 
greffiers.  Une  audience,  deux  tout  au  plus,  si  elles  étaient  bien 


h'2Q  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

remplies,  suffiraient  amplement  à  l'expédition  des  affaires  ;  les  dates 
des  audiences,  plus  ou  moins  rapprochées,  suivant  les  besoins, 
seraient  fixées  à  l'avance.  Au  jour  indiqué,  les  deux  juges  néces- 
saires au  complément  du  tribunal  viendraient  du  chef-lieu  du 
département  (1).  Ils  séjourneraient  le  temps  indispensable  pour 
épuiser  le  rôle,  et  ainsi,  dans  ces  audiences,  les  affaires  s'expé- 
dieraient sans  retard  comme  sans  dérogation  aux  usages  consacrés. 

Aucun  centre  judiciaire  n'est  détruit;  les  relations  entre  les  tri- 
bunaux ,  les  compétences  sont  les  mêmes.  Les  plaideurs  qui  ont 
l'habitude  de  se  rendre,  pour  entendre  plaider  leur  affaire,  chaque 
semaine  à  l'audience  la  verront  s'ouvrir  à  la  même  heure.  Que  leur 
importe  dès  lors  que  les  trois  magistrats  ne  soient  pas  habitans 
de  la  même  ville?  Ont- ils  à  s'occuper  du  domicile  de  leurs  juges? 
Du  moment  où  les  magistrats  sont  entourés  des  garanties  de  capa- 
cité, que  le  personnel  du  tribunal  est  connu,  que  ses  élémens  sont 
fixes,  le  voyage  qui  les  amène  est  étranger  au  justiciable,  qui  n'a 
ni  raison  de  s'en  alarmer  ni  le  droit  de  s'en  plaindre. 

Les  conditions  dans  lesquelles  s'accomplirait  la  réforme  sont  tout 
indiquées  :  prenons  pour  type  le  département  d'Eure-et-Loir,  que 
sillonne  le  réseau  de  chemin  de  fer  le  plus  complet.  Le  personnel 
des  tribunaux  de  Dreux,  de  Nogent-le-Rotrou  et  de  Ghâteaudun 
serait  réuni  à  celui  de  Chartres.  De  sept,  le  tribunal  de  Chartres 
verrait  s'élever  le  nombre  de  ses  juges  à  seize.  De  ce  chiffre,  il 
faut  déduire  les  trois  juges  qui  devront  présider  aux  sièges  des 
tribunaux  d'arrondissement  et  que  le  garde  des  sceaux  désignera 
pour  trois  ans  sur  la  présentation  du  premier  président.  Le  tribu- 
nal de  Chartres,  composé  de  treize  membres  résidons,  sera  trop 
nombreux,  il  devra  être  réduit  par  voie  d'extinction,  et  comme  ce 
mode  de  réduction,  le  seul  respectueux  des  droits  acquis,  serait 
fort  long,  il  conviendrait  de  chercher  un  expédient,  tel  que  le  droit 
donné  au  garde  des  sceaux,  non  certes  de  choisir  ses  victimes, 
mais  de  conférer  aux  magistrats,  sur  leur  demande,  la  pension  de 
retraite  avant  l'âge  légal.  Ce  travail  achevé,  le  nombre  des  magis- 
trats du  parquet  dans  le  département  serait  réduit  de  trois,  celui 
des  juges  de  six.  Le  tribunal  de  département  serait  pourvu  avec  les 
sept  magistrats  conservés.  Ce  chiffre  est  largement  suffisant  pour 
assurer  le  service  de  douze  heures  d'audience  que  tiennent  par 
semaine  les  juges  du  tribunal  et  pour  trouver  le  temps  dans  les 
cinq  jours  libres  d'aller  présider  l'audience  d'arrondissement. 

Si,  en  France,  les  conditions  de  viabilité  permettent  de  réunir 


(1)  Dès  que  la  capacité  des  juges  de  paix  le  permettrait,  nous  voudrions  que  l'un  de 
ceux  qui  auraient  été  pourvus  du  titre  de  juge  suppléant  au  tribunal  fût  convoqué 
pour  ces  audiences  ;  un  seul  juge  viendrait  de  la  sorte  du  chef-lieu  du  département. 


LA   RÉFORME   JUDICIAIRE.  427 

actuellement  le  personnel  de  cent  cinquante  sièges ,  quatre  cent 
cinquante  magistrats  de  tribunaux  seraient  supprimés  (1). 

Lorsque  ce  système  a  été  proposé,  le  15  novembre  1876,  par 
M.  Dufaure,  alors  garde  des  sceaux,  dans  le  projet  présenté  au 
sénat,  l'attention  publique  était  distraite.  Beaucoup  de  magistrats 
niaient  encore  la  nécessité  d'une  réforme  ;  on  pensait  que  les  tribu- 
naux d'arrondissement,  sous  leur  forme  actuelle,  pouvaient  être  sau- 
vés; on  ne  parut  frappé  que  de  la  nécessité  imposée  aux  magis- 
trats de  se  rendre  du  chef-lieu  du  département  au  chef-lieu  d'ar- 
rondissement. Il  semblait  que  le  juge  ne  pût,  sans  déroger,  se 
déplacer  pour  aller  tenir  une  audience. 

Ce  sont  là  des  exagérations  qui  compromettent  la  magistrature 
en  voulant  la  mettre  dans  une  sphère  à  part.  Nous  avons  vu  dans 
d'autres  pays  des  juges  voyager  pendant  des  mois  entiers  pour 
rendre  la  justice  dans  de  longs  circuits,  passer  par  tous  les  wagons 
et  toutes  les  voitures  publiques  sans  que  le  respect  cessât  de  les 
entourer.  A  ces  singuliers  scrupules  quel  démenti  ne  donnent  pas 
nos  conseillers  de  cour  d'appel  trouvant  à  leur  arrivée  dans  les 
villes  d'assises  un  prestige  qu'ils  doivent  à  la  distance  autant  qu'à 
leur  rang  !  quand  le  juge  venu  pour  présider  arrivera  du  chef-lieu 
du  département,  qu'on  se  rassure,  nul  ne  songera  à  récuser  son 
autorité,  Est-ce  donc  la  fatigue  imposée  aux  magistrats  qui  doit 
nous  empêcher  de  soutenir  la  réforme?  En  vérité,  pour  un  certain 
nombre  de  tribunaux,  cet  argument  ne  semble  pas  sérieux.  A-t-on 
calculé  les  difficultés  que  le  juge  de  Versailles  rencontrerait  s'il  lui 
fallait  aller  à  Rambouillet  pour  y  tenir  chaque  semaine  une  au- 
dience? En  trente-huit  minutes  par  l'express,  en  une  heure  parles 
trains  lents,  il  se  rendrait  à  Rambouillet  et  reviendrait  chaque  soir. 
Il  est  vrai  que  nous  choisissons  un  des  voyages  les  plus  simples  ; 
mais  sait-on  qu'il  y  a  plus  de  cinquante  tribunaux  qui  sont  sépa- 
rés par  des  distances  aussi  courtes?  Pour  de  tels  déplacemens, 
quelle  objection  peut-on  découvrir?  Dans  le  tribunal  le  plus  occupé 
de  France,  combien  de  magistrats,  combien  de  membres  du  bar- 
reau qui  chaque  jour  se  rendent  dans  le  chef-lieu  du  département 
voisin  où  est  fixée  leur  résidence  !  Or  nous  ne  songeons  pas  à  appli- 
quer la  réforme  à  des  tribunaux  exigeant  comme  celui  de  Paris 
cinq  audiences  par  semaine.  —  Il  y  a  mieux  :  les  mœurs  semblent 
avoir  précédé  la  loi.  En  certains  sièges,  les  magistrats  habitent 
presque  tous  le  chef-lieu  du  département  et  viennent  au  tribunal 
pour  les  audiences.  L'impossibilité  alléguée  par  les  adversaires  du 

(1)  Le  projet  déposé  par  M.  Vente  le  18  novembre  1875  concluait  à  la  suppression  de 
218  magistrats  de  tribunaux.  Rédigé  par  des  magistrats  après  examen  des  travaux  de 
chaque  siège,  il  donnait  les  résultats  les  plus  précis.  Il  y  aurait  à  examiner  quelles 
réductions  pourraient  être  faites  de  ce  chef. 


428  REVUE   DES   DEUX   MONDES, 

projet  ne  repose  sur  aucune  base;  ni  la  dignité  ni  la  fatigue  ne 
peuvent  faire  repousser  ce  système. 

Il  faudrait,  en  vérité,  s'entendre  et  pour  cela  discuter  sans  réti- 
cences. Que  veulent  les  adversaires  du  projet?  qu'espèrent -ils? 
Conserver  indéfiniment  sous  leur  forme  actuelle  les  tribunaux  d'ar- 
rondissement. Il  n'y  faut  plus  songer.  De  tous  côtés,  les  critiques 
s'accumulent.  Parmi  les  magistrats,  comptez  ceux  qui  défendent 
l'état  actuel  sans  changemens  d'aucune  sorte  ;  vous  serez  frappés  de 
leur  isolement.  La  plupart  se  moquent  «  des  juges  ambulans  »  et 
cherchent  par  une  plaisanterie  à  esquiver  la  discussion.  Il  faut  cesser 
ce  piétinement  dans  lequel  les  forces  s'usent,  et  se  mettre  en  marche. 
Prendre  un  parti,  le  prendre  vite,  montrer  aux  intérêts  menacés 
qu'on  entend  les  épargner,  qu'on  est  aussi  résolu  à  leur  donner  des 
garanties  qu'à  rendre  aux  magistrats,  avec  un  labeur  convenable, 
une  dignité  que  l'oisiveté  compromet,  voilà  la  seule  conduite  à  tenir. 

Nous  avons  montré  qu'on  ne  pouvait  songer  à  détruire  le  centre 
judiciaire  de  l'arrondissemeni,  que  le  juge  de  paix  isolé  était 
insuffisant,  que  les  assises  des  juges  de  paix  n'étaient  pas  encore 
entrées  dans  nos  mœurs,  qu'un  système  mixte  rapprochant  sur 
l'ancien  siège  les  élémens  irréductibles  du  tribunal,  et  un  juge 
de  paix  voisin  sous  la  présidence  d'un  juge  de  département  pré- 
sentait toutes  les  garanties,  qu'il  avait  ce  rare  mérite  de  pouvoir 
être  établi  sur-le-champ  sans  que  les  populations,  si  intéressées 
à  la  solution  pacifique  d'un  tel  problème,  ressentissent,  le  jour 
de  la  mise  en  marche  des  nouveaux  rouages,  le  moindre  trouble 
dans  leurs  habitudes;  avocat,  avoué,  juge,  parquet,  le  justiciable 
trouve  tout,  auprès  de  lui,  comme  par  le  passé.  Les  villes  continuent 
à  être  le  chef-lieu  d'une  circonscription  judiciaire  :  elles  perdent 
trois  magistrats  ;  mais  la  situation  de  ceux  qui  restent  est  accrue, 
et  le  mouvement  des  affaires  reste  le  même.  L'état  réalise  une  éco- 
nomie qui  lui  permet  de  rémunérer  plus  dignement  les  services  et, 
tandis  que  la  réforme  judiciaire,  menaçant  d'alourdir  les  frais,  devait 
lui  coûter,  en  diminuant  les  procès  et  les  produits  de  l'enregistre- 
ment, il  se  trouve  en  mesure  de  faire  mieux  sans  grever  le  budget. 
La  magistrature  en  recueillera  des  avantages  considérables;  elle 
verra  les  compagnies  nouvelles  jouir  d'une  situation  que  n'ont 
jamais  connue  les  tribunaux  d'arrondissement.  Enfin  les  divisions 
judiciaires,  entrées  dans  les  mœurs,  ne  seront  pas  bouleversées. 

Ainsi  les  abus  sont  corrigés  sans  que  rien  dans  nos  lois,  rien 
dans  nos  usages  soit  changé.  Nous  nous  souvenons  de  bien  des 
réformes  accomplies  dans  le  passé.  Nous  n'en  connaissons  aucune 
qui  ait  pu  se  faire,  comme  celle-ci,  en  satisfaisant  tous  les  intérêts. 

Faut-il  réduire  le  nombre  des  cours  d'appel?  Beaucoup  de  gens 
le  pensent.  Nous  ne  souhaitons  pas  actuellement  une  telle  réforme. 


LA   RÉFORME  JUDICIAIRE.  429 

Elle  ne  nous  semble  pas  déraisonnable,  mais  inutile.  Nous  sui- 
vons avec  intérêt  les  calculs  des  partisans  de  la  réduction  ;  nous 
approuvons  les  nouveaux  ressorts  habilement  découpés,  les  dépar- 
temens  groupés  suivant  leurs  affinités  naturelles,  mais  tous  ces 
projets  s'écroulent  quand  nous  nous  demandons  le  profit  positif 
que  la  magistrature  en  tirera.  S'il  y  avait  des  cours  ne  comprenant 
que  dix  membres,  certes  il  serait  nécessaire  de  réunir  deux  d'entre 
elles  pour  constituer  des  compagnies  solides,  mais  elles  dépassent 
vingt.  Bien  avant  ce  chiffre,  l'esprit  de  corps  se  développe  et  l'au- 
torité de  la  compagnie  s'exerce.  Elles  sont  trop  peu  occupées, 
dit-on  ;  nous  en  tombons  d'accord,  mais  est-ce  une  raison  de  les 
détruire,  et  ne  peut-on  commencer  du  moins  par  diminuer  le  per- 
sonnel? 

C'est  la  seule  mesure  qui  nous  paraisse  opportune.  Nous  sommes 
touchés,  nous  l'avouons,  du  désir  de  ne  rien  bouleverser  dans  les 
lignes  générales  de  notre  organisation  judiciaire.  Ce  qui  a  duré 
quatre-vingts  ans,  en  un  pays  mobile  comme  le  nôtre,  est  sacré. 
Au  centre  des  ressorts  se  sont  formées  des  habitudes,  sont  nées 
des  traditions,  ont  grandi  des  barreaux  qu'il  serait  impolitique  de 
briser  à  la  légère.  A  coup  sûr,  on  pourrait  faire  mieux,  il  serait 
facile  de  tracer  des  ressorts  d'une  main  plus  large,  mais  à  ces 
créations  artificielles  combien  faudrait-il  d'années  pour  donner  la 
vie?  Là  est  la  question  que  le  temps  seul,  et  non  le  caprice  des 
hommes,  peut  résoudre.  D'ailleurs,  quelle  étrange  contradiction 
que  d'avoir  sans  cesse  à  la  bouche  le  mot  de  décentralisation  et  de 
porter  à  certaines  villes  un  coup  mortel,  qui  augmentera  le  cou- 
rant d'émigration  vers  les  grands  centres!  Laissons  debout  ce  qui 
existe,  profitons  de  ce  qui  est  bien,  et  ne  touchons  qu'aux  abus 
démontrés  par  l'expérience. 

Il  en  est  un  que  signalent  presque^tous  les  magistrats.  Pour- 
quoi juger  à  sept  les  affaires  civiles?  comment  la  loi  ne  fixe-t-elle 
pas  à  cinq  le  nombre  des  conseillers  nécessaires  à  la  validité  d'un 
arrêt?  En  matière  d'appel  correctionnel,  c'est  le  chiffre  voulu  par 
la  loi.  Pourquoi  ne  pas  le  rendre  général?  Cette  observation  est 
d'autant  plus  juste  que  les  nécessités  du  service  augmentent  le 
plus  souvent  le  nombre  des  magistrats  qui  siègent.  Dans  les  inter- 
valles des  sessions  d'assises,  dans  les  temps  où  la  cour  est  au  com- 
plet, les  arrêts  sont  rendus  par  neuf  et  dix  conseillers.  En  rame- 
nant le  minimum  de  sept  à  cinq,  les  conseillers  seront  en  réalité 
plus  souvent  sept  que  cinq.  On  s'alarme  des  non-valeurs,  dont  l'in- 
fluence serait  accrue.  Il  faut  bien  se  convaincre  que  les  juges  médio- 
cres sont  plus  dangereux  dans  des  délibérés  où  le  nombre  excessif 
des  magistrats  permet  à  des  courans  subits  de  déplacer  une  majo- 
rité que  dans  des  réunions  de  cinq,  six  ou  sept  conseillers,  où  la 


^30  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

discussion  se  prolonge  davantage,  où  la  voix  de  chacun  a  un  poids 
plus  considérable,  où  nul  n'abdique  s'il  a  une  conviction,  où  enfin 
la  discussion  n'est  jamais  close  par  l'intolérance.  Un  minimum  de 
trois  au  tribunal,  de  cinq  à  la  cour,  nous  paraît  en  proportion.  Des 
magistrats  fort  expérimentés  le  souhaitent,  ceux  qui  hésitent  encore 
reconnaissent  qu'avec  des  garanties  d'aptitude  plus  sérieuses,  la 
justice  ne  courra  aucun  risque, 

A  cette  réforme,  qui  supprimerait  deux  magistrats  par  chambre 
civile,  soit  environ  cent  sièges  de  conseillers,  il  faut  ajouter  la 
diminution  que  pourrait  produire  la  comparaison  entre  le  person- 
nel et  le  nombre  des  appels.  La  commission  réunie  à  la  chancelle- 
rie en  1874  était  composée  de  magistrats,  adversaires  déterminés  des 
suppressions  de  juridictions  :  elle  ne  peut  être  suspecte,  quand  elle 
déclare  que  les  cours  doivent  être  réduites  de  quatre-vingt-onze 
conseillers  et  de  trois  avocats-généraux.  La  commission  fit  observer 
que  ces  chiffres  étaient  un  minimum  et  que  le  travail  imposé  à  tous 
les  magistrats  par  ces  réductions  serait  loin  d'atteindre  celui  des 
cours  les  plus  chargées. 

Ainsi  la  suppression  de  deux  cents  sièges  et  une  économie  d'un 
million  peuvent  permettre  aux  chambres  de  commencer  peu  à  peu 
à  relever  les  traitemens.  Ce  sera  là  une  première  et  légitime  satis- 
faction donnée  au  sentiment  public.  Assurément  un  jour,  si  le 
nombre  des  procès  décroît,  si  certaines  cours  semblent  abandon- 
nées par  le  courant  des  affaires,  il  y  aura  peut-être  des  ressorts  à 
fondre.  Ce  sera  l'œuvre  de  l'avenir.  Dans  cette  étude  nous  sommes 
résolus  à  ne  songer  qu'au  présent  (1). 

IV. 

Si  nous  nous  sommes  fait  comprendre  dans  les  pages  qui 
précèdent,  il  sera  devenu  évident  pour  le  lecteur  que  le  problème 
de  l'organisation  judiciaire  se  concentre  presque  entièrement  sur  le 
choix  des  magistrats.  De  la  valeur  du  juge  dépendent  la  bonté  de 
la  justice  et  l'effet  salutaire  des  lois.  Il  faut  que  le  juge  connaisse 
également  les  textes  et  les  hommes,  qu'il  ait  étudié  et  réfléchi,  que 
son  instruction  soit  profonde  et  son  esprit  droit  :  en  un  mot,  qu'il 
soit  capable  de  discerner  le  vrai.  Mais  ce  premier  mérite  serait 
insuffisant  si  le  juge  n'avait  pas  autant  de  courage  que  de  science. 
Toute  sentence  porte  aux  parties  la  satisfaction  ou  la  tristesse  :  celui 
qui  rend  la  justice  ne  doit  pas  être  plus  ébranlé  par  le  désir  de  plaire 

(1)  La  cour  de  cassation  n'a  soulevé  de  critiques  que  sur  un  point.  La  chambre  des 
requêtes  a  été  vivement  attaquée  au  profit  d'une  seconde  chambre  civile.  Cette  trans- 
formation briserait  la  jurisprudence.  Son  unité  tient  à  l'existence  d'une  seule  chambre 
civile.  Nous  insisterons  ailleurs  sur  la  nécessité  de  conserver  l'organisation  actuelle. 


LA   RÉFORME   JUDICIAIRE.  431 

que  par  la  crainte  de  déplaire.  S'il  n'a  en  vue  que  la  poursuite  du 
juste,  en  faisant  abstraction  des  personnes,  il  est  véritablement 
indépendant. 

L'intelligence  et  l'indépendance  sont  les  deux  qualités  indispen- 
sables au  magistrat.  En  recherchant  le  meilleur  mode  de  nomina- 
tion, nous  ne  ferons  que  mesurer  les  moyens  les  plus  efficaces  pour 
découvrir  ces  qualités  et  en  respecter  l'exercice  chez  les  hommes 
qui  prétendent  juger  leurs  semblables. 

Parmi  ceux  qui  ont  approfondi  cette  matière,  il  y  a  deux  opi- 
nions :  les  uns  estiment  que  la  magistrature  doit  être  la  profession 
de  toute  une  vie,  qu'on  ne  saurait  s'y  préparer  trop  tôt,  ni  s'y  con- 
sacrer avec  trop  de  som;  les  autres  y  voient  le  couronnement  d'une 
carrière  poursuivie  au  barreau  ou  dans  la  pratique  des  affaires. 
Cette  divergence  tient  à  ce  que  chacun  considère  le  juge  sous  un 
aspect  particulier.  Les  premiers  s'occupent  du  caractère,  les  seconds 
s'attachent  aux  lumières  de  l'esprit.  Les  premiers  ont  pour  idéal 
un  magistrat  modeste  ayant  hérité  des  mœurs  et  des  vertus  pater- 
nelles ;  les  seconds  voient  un  avocat  à  la  tête  de  son  ordre,  mettant 
au  service  de  la  justice  l'expérience  et  la  renommée  de  sa  vie. 

Nous  pensons  que  tous  deux  ont  raison  et  notre  souhait  serait 
de  faire  servir  à  l'autorité  de  la  magistrature  ces  élémens  divers, 
également  utiles  à  sa  constitution.  Pour  indiquer  comment  nous 
pourrons  les  faire  entrer  dans  la  composition  des  corps  judiciaires, 
il  faut  examiner  successivement  les  conditions  cVadmission  dans  la 
magistrature,  ce  qui  nous  mettra  en  présence  des  jeunes  gens,  et 
les  conditions  à' avancement  et  de  nomination,  dans  lesquelles  nous 
comprendrons  l'entrée  des  jurisconsultes  éprouvés. 

Dans  nos  corps  judiciaires  tels  qu'ils  existent,  le  recrutement  ne 
peut  se  faire  exclusivement  à  l'aide  d'avocats  ayant  conquis  une 
situation  personnelle.  En  Angleterre,  il  n'y  a  pas  chaque  année 
plus  de  trois  ou  quatre  grands  sièges  à  pourvoir;  en  France,  cent 
cinquante  places  au  moins  viennent  à  vaquer  annuellement.  Il  est 
donc  impossible  de  se  contenter  de  choisir  ceux  que  met  en  pre- 
mière hgne  l'émulation  du  barreau.  Pour  les  postes  de  début,  il 
faut  trouver  des  hommes  qui,  à  l'entrée  de  la  vie,  se  dévouent  à 
la  carrière  judiciaire. 

Les  auditeurs  nommés  auprès  des  cours  et  des  tribunaux  ont 
formé  jusqu'en  1830  une  pépinière  abondante.  Au  point  de  vue 
strictement  professionnel,  cette  institution  fut  très  utile,  mais  le 
mode  de  recrutement  assurait  ces  places  à  la  faveur.  A  ce  noviciat 
judiciaire  succéda  la  suppléance,  tour  à  tour  supprimée,  parce 
qu'elle  arrêtait  tout  avancement,  et  rétabUepar  la  force  des  choses. 
La  chancellerie  et  les  parquets  s'adjoigoirent  des  attachés,  jeunes 
stagiaires  qui  devenaient  peu  à  peu  des  rédacteurs  habiles  et  soi- 


432  BETUE   DES   DEUX   MONDES. 

gneux  dans  l'art  d'administrer  un  parquet.  Trop  éloignés  des  tra- 
vaux de  l'audience,  ne  sortant  des  bureaux  que  pour  essayer  à 
la  cour  d'assises  la  défense  de  quelque  accusé,  ils  négligeaient 
presque  entièrement  le  droit  civil,  à  moins  que  le  dévoûment  de 
quelque  magistrat  d'élite  n'ouvrît  pour  ces  futurs  substituts  une 
conférence,  mais  cet  effort  était  exceptionnel,  et  les  attachés  ont 
fourni  plus  d'administrateurs  que  de  magistrats  d'audience. 

Auditeurs,  juges  suppléans,  attachés,  telles  ont  été  les  formes 
successives  et  imparfaites  d'une  même  pensée,  souvent  poursuivie 
et  jamais  réahsée.  La  constitution  d'un  noviciat  jitdiciaire  a  été 
souhaitée  à  diverses  reprises  par  les  magistrats.  —  Un  stage  à  l'en- 
trée delà  magistrature  est  nécessaire. —  Ce  stage  doit  être  acrordé 
au  mérite  et  non  à  la  faveur.  Les  conséquences  se  dégagent  natu- 
rellement de  ces  principes.  Ne  serait-il  pas  aisé  d'instituer  auprès 
des  tribunaux  une  école  de  magistrats  où  ne  seraient  admis  que  les 
plus  dignes?  Le  concours  leur  en  ouvrirait  les  portes,  et  chaque 
année  les  jeunes  gens  les  plus  distingués  s'offriraient  aux  magis- 
trats pour  les  seconder  et  s'instruire  à  leur  exemple.  Entrons  dans 
quelques  détails,  et  voyons  si  ce  projet  est  chimérique. 

Le  concours  n'a  rien  qui  doive  effrayer;  chaque  jour,  il  entre 
davantage  dans  les  mœurs.  Peu  à  peu  toutes  les  carrières  sérieuses 
l'ont  exigé  :  l'instruction  publique,  l'inspection  des  finances,  les 
ponts  et  chaussées  et  les  mines,  le  génie  et  l'artillerie,  l'auditorat 
au  conseil  d'état  et  à  la  cour  des  comptes,  se  recrutent  de  la  sorte; 
depuis  peu  d'années,  les  secrétaires  d'ambassade  eux-mêmes  y  sont 
soumis.  Pourquoi  la  magistrature  y  échapperait-elle?  En  1875, 
M.  Dufaure  avait  établi  un  concours  périodique  dont  il  est  bon  de 
rappeler  les  formes,  car  cette  institution,  détruite  par  ses  succes- 
seurs, sera  certainement  rétablie  par  un  garde  des  sceaux  sou- 
cieux de  la  dignité  judiciaire. 

Ce  concours  ne  donnait  pas  droit  à  un  poste  de  substitut.  Les 
candidats  reçus  entraient  dans  un  corps  d'attachés,  répartis  entre 
la  chancellerie  et  les  parquets  des  cours  et  des  tribunaux.  A  la  suite 
d'un  premier  concours,  le  conseil  d'état  fut  saisi  d'un  projet  de 
règlement  d'administration  publique  et,  en  1876,  la  réforme  parais- 
sait consacrée.  Plus  de  quatre-vingts  candidats,  docteurs  en  droit, 
s'inscrivirent  au  concours  de  décembre  1876  ;  le  jury,  présidé  par 
un  membre  de  la  cour  de  cassation,  comprenait  des  professeurs  de 
la  faculté,  des  magistrats  et  des  membres  du  barreau.  Les  épreuves 
donnèrent  les  résultats  les  plus  remarquables.  Un  tiers  seulement 
des  admissibles  fut  repoussé.  La  moyenne  des  épreuves  fut  telle 
que  le  jury,  après  avoir  classé  par  ordre  de  mérite  les  seize  pre- 
miers candidats  qui  allaient  être  nommés  attachés,  n'hésita  pas  à  en 
recommander  seize  autres  à  l'attention  du  garde  des  sceaux. 


LA   RÉFORME   JUDICIAIRE.  A 33 

L'expérience  avait  dépassé  toutes  les  prévisions,  et,  en  déGcmbre 
1876,  les  juges  du  concours,  en  voyant  comment  étaient  sortis  de 
l'obscurité  des  hommes  de  savoir  et  de  mérite  pour  lesquels  la 
magistrature  ne  se  serait  ouverte  que  très  tard  et  très  difficilement, 
auraient  été  bien  étonnés  si  on  leur  eût  dit  que  cette  réforme  serait 
abandonnée  par  des  politiques  se  disant  partisans  de  l'égalité  des 
droits.  La  cause  des  concours  semblait  gagnée.  Elle  l'était  en  effet 
pour  tous  les  esprits  sérieux.  Les  concours  qui  eurent  lieu  à  Paris 
en  1877  et  en  décembre  1878,  ceux  de  Caen  et  de  Toulouse  en 
1878,  furent  marqués  par  les  découvertes  les  plus  heureuses  d'in- 
telligences mûries  par  le  travail  et  dignes  d'honorer  la  justice. 
Les  rapports  s'accordaient  à  louer  la  valeur  des  concurrens,  et 
ceux  qui  se  sont  trouvés  en  contact  avec  ces  jeunes  esprits  savent 
quelles  espérances  ils  permettaient  de  con:evoir.  Aujourd'hui,  le 
règlement  d'administration  publique  est  délaissé,  et  la  plupart  des 
substituts  sortis  des  concours  sont  révoqués.  Au  mode  de  recrute- 
ment le  plus  démocratique  les  derniers  ministres  ont  préféré  celui 
qui  nourrit  de  faveurs  l'avidité  des  partis.  Quand  le  tourbillon 
des  appétits  et  des  haines  aura  passé  sur  nos  têtes,  le  concours 
reprendra  la  place  qu'il  a  conquise  et  que  magistrats,  professeurs  de 
faculté  et  avocats  s'accordent  désormais  à  réclamer  pour  lui. 

Seulement  il  faudra  surveiller  strictement  les  épreuves  pour  que 
la  capacité  des  concurrens  n'en  hausse  pas  indéfiniment  le  niveau. 
Le  concours  tel  que  nous  le  comprenons  à  l'entrée  de  la  magistra- 
ture n'est  pas  destiné  à  vérifier  uniquement  la  science  des  candidats. 
Docteurs  en  droit,  ils  savent  assurément  ce  que  la  chancellerie  doit 
exiger  d'un  jeune  magistrat.  Ce  qu'il  s'agit  d'apprécier,  c'est  la 
valeur  de  leur  esprit,  la  sûreté  de  leur  jugement,  ce  que  vaut  leur 
style,  en  d'autres  termes,  comment  ils  sauraient  exprimer  leur 
pensée  à  l'aide  de  la  plume  ou  de  la  parole.  Voilà  le  vrai  sens  de 
l'épreuve,  il  serait  périlleux  d'en  faire  un  examen  de  mémoire.  Au 
lieu  de  refuser  les  livres,  nous  voudrions  en  multiplier  le  nombre, 
afin  de  mieux  juger  ce  que  le  discernement  des  candidats  saura 
tirer  de  l'abondance  même  des  matériaux.  De  l'examen  sortiraient 
vainqueurs  non  les  candidats  les  plus  brillans,  mais  ceux  qui 
auraient  montré  l'esprit  le  plus  juste,  le  sens  le  plus  droit,  la  meil- 
leure méthode  et  cet  ensemble  de  qualités  qui  font  le  vrai  magis- 
trat. 

C'est  ici  que  commence  pour  le  jeune  docteur  en  droit  le  novi- 
ciat judiciaire.  Nommé  auditeur  près  d'un  tribunal  important,  il 
serait  appelé  à  participer  avec  ce  titre,  pendant  trois  ou  quatre 
années,  aux  travaux  des  juges  et  du  parquet.  Il  assisterait  aux 
audiences  et  aux  délibérations  de  la  chambre  du  conseil,  mais  il 

TOME  XLIII.  —  1881,  28 


434  BEVUE   DBS   DEUX  MONDES. 

n'aurait  en  aucun  cas  voix  délJbérative.  S'il  était  chargé  de  cer- 
taines enquêt  s  sommaires,  de  rapports  sur  pièces  ou  de  comptes, 
il  ne  pourrait  agir  que  sous  la  responsabilité  d'un  juge  titu- 
laire, dont  il  serait  en  quelque  sorte  l'auxiliaire.  Dans  les  travaux 
du  parquet,  il  pourrait,  sur  la  délégation  du  procureur  de  la  répu- 
blique, montrer  plus  d'initiative,  soit  qu'il  fût  envoyé  à  l'audience 
pour  tenir  le  siège  d'un;  substitut,,  soit  que,  dans  les  missians  diverses 
du  parquet,  il  remplaçât  l'un  des  membres  du  ministère  public.  Les 
auditeurs  ne  jouiraient  pas  du  privilège  de  rinamovibilité,  mais  ils 
ne  pourraient  être  déplacés  que  de  l'avis  du  tribunal.  Ils  recevraient 
une  indemnité  égale  au  quart  du  traitement  du  juge.  Les  années 
qui  s'écouleraient  de  la  sorte  seraient  bien  employées.  Elles  per- 
mettraient aux  stagiaires  d'amasser  quelque  expérience,  aux  chefe 
et  aux  anciens  du  tribunal  de  voir  s'ils  ont  les  qualités  naùves  qui 
font  le  magistrat.  De  plein  droit,  le  terme  expiré,  ils  quitteraient 
le  tribunal,  reprenant  leur  robe  d'avocat  et  lentrant  au  barreau,  non 
sans  avoir  acquis  quelque  profit  et  avec  l'espérance  d'une  présen- 
tation par  le  procureur-général  pour  un  poste  de  substitut  ou  par 
un  tribunal  pour  un  siège  de  juge. 

Avec  cet  ensemble  de  garanties,  les  procureurs-généraux  et  les 
tribunaux  auraient  sans  cesse  devant  eux  un  nombre  suffisant  de 
jeunes  gens  d'une  capacité  reconnue,  dont  ils  suivraient  les  tra- 
vaux, dont  ils  connaîtraient  la  valeur  et  dont  ils  verraient  peu  àpeu 
se  former  les  mœurs  et  l'esprit  judiciaire;  la  tradition  se  trouve- 
rait représentée  par  ces  jeunes  gens  dans  le  sein  d'une  compagnie 
qui  les  aurait  en  quelquescrte  adoptés.  Sans  aucun  des  inconvé- 
niens  des  anciens  auditeurs,' sans  le  péril  d'une  inamovibilité  pré- 
maturément accordée,  on  verrait  renaître  tous  les  avantages  de  ces 
recrues  ardentes  lau  travail,  apportant  un  sang  nouveau  et  rajeu- 
nissant de  leur  énergie  les  magistrats  dont  l'âge  ralentit  quelque- 
fois l'activité,  bien  avant  d'afïaiblir  l'intelligence. 

Appuyée  sur  k  concours  et  sur  l'auditorat,  la  magistrature  retrou- 
verait ses  forces.  «  Nous  vivons  à  une  époque,  —  disait  en  1876, 
avec  une  profonde  perspicacité,  le  garde  des  sceaux  qui. a  institué 
le  concours  sans  avoir  eu  le  temps  de  le  compléter  par  l'auditorat, 
—  nous  vivons  à  une  époque  où  toutes  les  fonctions  publiques  qui 
ne  sont  pas  données  à  l'élection  doivent  se  défendre  parlemente  de 
ceux  qui  les  occupent.  Nous  n'échapperons  à  l'application  des  théo- 
ries fausses  qui  se  sont  fait  jour  dans  ces  derniers  temps  relative- 
ment à  l'électioTi  des  magistrats  qu'à  la  condition  de  ne  laissser 
entrer  dans  la  magistrature  que  des  jeunes  gens  capables,  instruits, 
ayant  déjà  fait  leurs  preuves  et  conquis  l'estime  de  ceux  qui  ont 
assisté  à  leurs  débuts  (1).  » 

(1)  Circulaire  de  M.  le  garde  dos  sceaux  Dufaure,  4  juia  1876, 


LA   RÉFORME  JUDICIAIRE.  A3 5 


V. 


L'inamovibilité,  dont  nous  avons  si  souvent  parlé,  ne  sert  qu'à 
rassurer  le  magistrat  contre  la  haine  du  plaideur  ou  contre  le  mé^ 
contentement  du  pouvoir  qui  le  ferait  descendre  de  son  siège  pour 
le  punir  d'un  jugement.  Elle  ne  crée  pas  à  elle  seule  l'indépen- 
dance et  ne  protège  le  juge  que  contre  un  seul  danger  :  la  perte 
de  sa  charge.  Il  est  d'autres  écueils  contre  lesquels  peut  sombrer 
la  liberté  d'esprit  du  magistrat.  Notre  hiérarchie  judiciaire  contient 
des  degrés  qu'il  est  dans  la  nature  de  l'homme  de  vouloir  franchir  : 
le  juge  suppléant  privé  de  traitement  veut  devenir  juge,  le  juge 
aspire  à  une  présidence,  le  président  rêve  la  robe  rouge,  le  con- 
seiller calcule  à  quelle  époque  les  mises  à  la  retraite  lui  permet- 
tront de  présider  une  chambre^  et  la.  cour  de  cassation  brille  au 
sommet  comme  le  but  réservé  dans  cette  course  de  la  vie  aux  plus 
heureux.  Ces  degrés  d'honneur  offrent,  par  la  différence  des  trai- 
temens  insuffisans  aux  premiers  échelons,  un  attrait  de  plus  aux 
magistrats,  en  leur  faisant  entrevoir  les  sollicitations  comme  un 
devoir  de  père  de  famille.  Ceci  est  un  grand  danger  pour  la  justice;, 
car  les  juges,  pouvant  sans  cesse  aspirer  à:  s'élever,  tournent 
trop  souvent  leurs  regards  vers  celui  qui  distribue  lavancement. 
«  On  avance  dans  les  tribunaux,  disait  M.  de  Tocqueville,  comme 
on  gagne  des  grades  dans  une  armée.  On  veut  que  les  juges  soient 
inamovibles  pour  qu'ils  restent  libres  ;  mais  qu'importa  que  nul  ne 
puisse  leur  ravir  leur  indépendance,  si  eux-mêmes  en  font  volour 
tairement  le  sacrifice  (1)?  » 

Ce  désordre,  tout  grand  qu'il  soit,  n'est  pas  le  seul.  Le  garde 
des  sceaux,  à  qui  appartient  le  pouvoir  exorbitant  de  récompenser 
les  juges  en  leur  accordant  la  promotion  en  un  rang  supérieur,  peut 
bien  plus.  Il  peut  nommer  parmi  les  magistrats  qui  brjn  lui  semble 
aux  hautes  charges  de  la  magistrature,  d'un  trait  de  plume,  par 
une  libre  et  solitaire  décision  :  il  est  maître  de  ne  pas  respecter  la 
hiérarchie;  si  le  juge  objet  de  sa  faveur  est  âgé  de  trente  ans^  il 
peut  en  faire  un  président  à  la  cour  de  cassation,  il  peut  le  mettre 
à  la  tête  d'une  cour  d'appel,  et  ce  que  son  caprice  aura  décidé,  l'ina- 
movibilité le  couvrira  de  sa  garantie  tant  que  vivra  le  magistrat. 
Il  peut  aussi  bien  prendre  un  avocat  obscur,  mal  famé,  sans  cause, 
inscrit  d'hier  en  quelque  tableau  de  petit  tribunal  et  jeter  sur  ses 
épaules  un  manteau  d'hermine,  sans  que  nul  ait  le  droit  de  protes- 
ter efficacement,  sans  qu'une  compagnie  puisse  refuser  ni  même 
ajourner  l'investiture. 

(1)  De  la  Démocratie  en  Amérique,  t.  ii,  p.  178;  note  2. 


2136  BEVUE   DES    DEUX   MONDES, 

Et  cet  acte  dont  dépendent  la  vie,  l'honneur,  les  intérêts  les  plus 
sacrés  des  citoyens  sera  irrévocable,  et  celui  qui  l'aura  accompli 
ne  sera  l'objet  d'aucune  responsabilité  effective.  «  Il  est  hors 
d'exemple,  dit  le  duc  de  Broglie  (1),  qu'un  ministre  de  la  justice  ait 
été  poursuivi  pour  avoir  fait  un  mauvais  choix;  il  n'est  même  guère 
concevable  qu'il  puisse  l'être.  Lorsque  le  mauvais  choix  est  fait, 
les  convenances  ne  permettent  pas  d'en  faire  un  sujet  de  discussion 
à  la  tribune  ou  dans  les  journaux.  »  Et  l'ancien  président  du  con- 
seil déclare  qu'il  a  vu,  dans  sa  carrière  politique,  «  des  choix 
répréhensibles,  des  choix  de  parti,  des  choix  très  révoltans,  »  sans 
que  personne  ait  pu  s'en  plaindre  publiquement.  Il  nous  montre 
le  ministre  assailli  de  demandes,  ne  connaissant  pas  la  centième 
partie  des  juges  lorsqu'il  arrive  à  la  chancellerie,  excité  par  des 
amis  politiques,  poussé  par  tout  le  monde,  retenu  par  personne, 
«  maître  d'en  faire  à  sa  tête  et  d'agir  comme  bon  lui  semble,  sans 
contrôle  de  la  part  de  qui  que  ce  soit  ;  »  il  se  demande  enfin  s'il 
est  possible  de  croire  que  le  ministre  soit  suffisamment  éclairé,  libre 
de  résister  aux  sollicitations,  aux  importunités  qui  l'accablent. 

Quelle  vérité  dans  ce  tableau!  Et  combien  il  est  devenu  plus 
frappant  encore  depuis  quelques  années!  Une  révolution  avait 
changé  tous  les  parquets,  un  gouvernement  régulier  a  fait  rentrer  la 
plupart  des  magistrats  et,  selon  le  vent  des  majorités,  quatre  fois 
en  dix  ans,  des  orages  ont  passé  sur  les  corps  judiciaires  en  renou- 
velant les  parquets  à  ce  point  que  la  politique  semblait  avoir  créé 
un  roulement  dans  le  personnel  amovible.  Jamais  l'esprit  de  solli- 
citation ne  s'est  donné  telle  carrière  :  il  en  est  arrivé  à  inventer  de 
nouveaux  moyens  d'assiéger  la  chancellerie.  On  a  vu  des  députa- 
tions  entières  s'assembler  pour  se  rendre  auprès  du  ministre,  afin 
d'obtenir  une  nomination  ou  d'arracher  avec  non  moins  d'ardeur 
une  destitution.  Lorsque  les  députés  étaient  à  bout  d'efforts,  l'un 
des  groupes  politiques  se  mettait  en  mouvement;  dans  les  grandes 
circonstances,  les  trois  groupes  de  la  majorité  déléguaient  leurs 
présidons  pour  signifier  au  cabinet  que  toute  hésitation  hâtait  sa 
chute.  Quelle  obstination  ou  plutôt  quelle  fermeté  de  conscience 
ne  fallait-il  pas  déployer  pour  résister  à  tant  de  manœuvres!  Avec 
un  garde  des  sceaux  prêt  à  obéir  aux  menaces,  il  n'était  plus  besoin 
de  tant  de  façons:  les  vœux  étaient  exaucés  aussitôt  que  formés; 
les  députés  se  faisaient  comprendre  d'un  signe;  ils  n'avaient  plus 
à  se  déranger,  et  leurs  souhaits  étaient  accueillis  dans  les  couloirs 
mêmes  du  Palais-Bourbon.  Ainsi  se  perfectionnait  le  système  décrit 
jadis  par  le  duc  de  Broglie;  il  avait  peint  un  ministre  de  la  justice 
disposant,  dans  son  omnipotence,  du  sort  de  la  magistrature  :  les 


(1)  Vues  sur  le  gouvernement  de  la  France,  p.  148. 


LA    RÉFORME    JUDICIAIRE.  437 

partis  ont  fait  des  gardes  des  sceaux  sortis  de  leurs  rangs  les  instru- 
mens  dociles  des  caprices  de  quelques  députés  usant  de  leur  toute- 
puissance  pour  la  satisfaction  de  leurs  rancunes.  Nous  avions  pro- 
testé sous  les  ministères  de  droite.  Que  dirons-nous  aujourd'hui  que 
le  scandale  est  tout  autre?  Il  n'est  pas  admissible  qu'un  membre  de 
l'une  des  chambres,  porté  tout  d'un  coup  à  la  chancellerie  par  le  flot 
de  la  politique,  devienne  à  la  fois  le  chef  et  le  maître  de  la  magis- 
trature, que  dans  son  passage  de  quelques  semaines  ou  de  quelques 
mois  en  l'hôtel  de  la  place  Vendôme,  sans  conseil,  sans  appui,  sans 
contrôle,  sans  autres  lumières  que  ses  propres  passions,  il  puisse, 
selon  les  hasards  de  la  mort  ou  de  la  limite  d'âge,  disposer  des  plus 
grandes  charges  de  l'état,  et  en  investir  à  jamais  ses  amis  et  ses 
créatures. 

Nul  ne  peut  méconnaître  ce  mal.  Nous  ne  faisons  aujourd'hui 
qu'en  ressentir  les  premières  atteintes  sans  en  mesurer  encore 
toute  l'étendue.  Les  désordres  du  «  service  civil  »  aux  États-Unis 
pourraient  seuls  en  donner  l'idée.  Des  centaines  de  fonctionnaires 
arrivant  avec  un  ministre  et  tombant  avec  lui,  un  continuel  travail 
d'épuration  fondé  sur  la  défiance  et  la  délation,  et  dans  cet  inces- 
sant va-et-vient  d'un  personnel  mobile,  chaque  parti,  chaque 
groupe,  chaque  fraction  offrant  des  cadres  tout  prêts  qui  cherchent 
les  moyens  de  supplanter  les  titulaires  au  profit  de  leurs  ambi- 
tions :  telle  est  l'image  que  nous  offre  l'Amérique.  Ses  plus  vifs 
admirateurs  l'avouent  et  en  gémissent.  Nous  n'éviierons  ces  abus 
qu'en  dressant  autour  des  fonctionnaires  de  tous  ordres  les  con- 
ditions techniques  les  plus  propres  à  les  défendre.  Si  nous  n'y 
prenons  garde,  un  changement  de  cabinet  et  de  poUtique  atteindra 
bientôt  dans  le  fond  des  provinces,  après  le  juge  de  paix,  l'agent- 
voyer  et  le  facteur  rural.  N'hésitons  pas  du  moins  à  sauver  de  cette 
anarchie  les  corps  judiciaires. 

Trois  moyens  se  présentent  d'arracher  la  magistrature  à  l'ac- 
tion excessive  du  pouvoir  exécutif:  l'élection,  la  cooptation,  les 
présentations.  L'école  radicale  propose  l'élection  populaire;  bien 
plus,  elle  l'impose  au  nom  des  principes;  à  l'entendre,  le  peuple 
est  l'unique  source  des  pouvoirs;  il  faut  aller  puiser  dans  son 
sein  l'autorité  nécessaire  aux  jugemens;  si  on  hésite,  elle  rappelle 
les  délibérations  de  la  constituante  et  ferme  la  bouche  à  ceux  qui 
hasardent  des  objections  en  déclarant  que  la  démocratie  veut  des 
juges  élus  et  que  les  esprits  timorés  qui  le  contestent  mécon- 
naissent la  condition  essentielle  des  gouvernemens  populaires. 
Nous  avons  eu  occasion  de  dire  pourquoi  l'idée  de  justice  nous 
paraissait  exclusive  de  l'idée  d'élection.  L'indépendance  du  juge 
nous  semble  aussi  incompatible  avec  le  rôle  précaire  du  candidat 
qu'avec  les  inquiétudes  du  titulaire  qui  voit  approcher  la  date  de 


/i38  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

sa  réélection.  Établir  le  suffrage  à  l'entrée  du  prétoire,  c'est  mettre 
le  magistrat  à  la  merci  du  justiciable.  Pourquoi  aurait-on  détruit 
les  épices,  s'il  fallait  que  le  plaideur  offiit  désormais  au  juge  un 
bulletin  de  vote  qui  en  tiendrait  lieu?  L'exemple  de  l'Amérique 
nous  sert  d'enseignement  et  de  leçon  ;  celui  de  la  Suisse  ne  nous 
touche  pas.  Si  les  juges  ne  sont  pas  corrompus,  leur  médiocrité 
n'est  pas  douteuse.  D'ailleurs,  qui  ne  sait  ce  que  parmi  nous  l'ar- 
deur des  partis  allumerait  de  brigues  ?  Laissons  donc  de  côté  un 
système  absolu  que  condamnent  à  la  fois,  le,  bon  sens, .  l'expérience 
et  l'histoire. 

Aussi  les. plus  avisés  proposent-ils ■  des  élections  mitigées, , en 
recourant  à  des  collèges  spéciaux^  dont  le  trait  commun  serait  de 
faire  pénétrer  dans  la  nomination  des  juges  l'élément  populaire. 
Nous; avons  dit  ce  que  nous  pensions  du  mélange  de  la  justice  et 
de  la  politique.  Le  choix  par  les  compagnies  ne  doit  pas  être  moins 
sévèrement  condamné.  Excellente;  pour  assurer  le  recrutement  d'une 
compagnie  savante,  la  cooptation  ne  saurait  convenir  en  une  démo- 
cratie pour  la  constitution  d'un  des  corps  de  l'état.  En  prenant  de 
la,  sorte  les  défauts  d'une  caste  étrangère  aux  besoins  et  aux  sen- 
timens  du  dt^hors,  la,  magistrature  périrait  sans  trouver  un  défen- 
seur, comme  les  anciens  parlemens. 

Ainsi  nous  avons  écarté  l'élection  par  le,  peuple,, qui  asservit  et 
corrompt  le  juge,  l'élection  par  les  magistrats  eux-mêmes,  qui 
rétrécit  l'esprit, et  surexcite  l'intérêt  personnel.  Entre  ces  deux  ori- 
gines, l'une  trop  étendue,  l'autre  trop  restreinte,  nous  trouvons  le 
système  des  présentations.  De  nos  jours,  la  Belgique  nous  en  a 
donné  l'exemple  :  les  conseillers  à  la  cour  de  cassation  sont  nom- 
més sur  deux  listes  présentées  l'une  par  le  sénat,  l'autre  par  la 
cour.  Les  conseillers  des  cours  d'appel,  les  présidens  et  vice-pré- 
sidens  des  tribunaux  sont  choisis  sur  deux  listes  présentées  l'une 
par  la  cour,  l'autre  par  les  conseils  provinciaux.  Les  listes  sont 
publiées  au  Moniteur,  et,  quinze  joui's  après,  la  nomination  est 
faite  par  le  roi.  Les,  commissions  de  ISAS  et  de  1870  confièrent 
l'une,  et  l'autre  les  présentations  à  des  élémens  divers  tirés  de  la 
magistrature  et  des  corps  électifs  préparant  en  commun  des  tableaux 
de  candidatures.  Mais  ce  système  n'eût-il  pas  provoqué  des  tiraille- 
mens  et  les^froissemens,  suites  inévitables  delà  réunion,  en  une 
même  assemblée,  des  barreaux  et  des  magistrats  rencontrant  les 
élus  du  suffrage  politique? 

Et  cependant  il. faut  éclairer  le  garde  des  sceaux,  il  faut  trouver 
un  moyen  de  le  délivrer  desoUicitations  effrontées  qui  deviennent 
la  plaie  de  nos  corps  judiciaires.  M.,  le  duc  Victor  de  Broglie  a  pro,- 
posé  un  procédé  qu'il  convient  de  rappeler.  Il  voudrait  que  toute 
vacance  S3  prolongeât  durant  six  mois  et  que,  pendant, cet  inter- 


LA   REFORJklE   JUDICIAIRE.  039 

valle,  les  parties  en  toute  affaire  fussent  teïiues  de  désigner,  pour 
exercer  les  fonctions  de  juge  suppléant,  l'avoué  ou  l'avocat  qui 
leur  inspirerait  le  plus  de  confiance.  A  l'expiration  des  six  mois, 
cette  espèce  de  scrutin  serait  présentée  au  garde  des  sceaux,  qui 
trouverait  dans  les  préférences  des  justiciables  la  preuve  des 
lumières  et  de  l'autorité  du  candidat  (1).  Ce  procédé,  à  coup  sûr 
un  des  plus  ingénieux,  ne  répond  qu'à  certains  besoins.  Il  néglige 
les  meilleurs  juges  de  paix,  il  exclut  le  parquet;  pour  les  cours, 
il  écarte  les  présidens  et  les  membres  les  plus  distingués  des  tri- 
bunaux. Enfin  on  peut  craindre  que  le  choix  ne  tombât  tantôt 
sur  les  avocats  les  plus  connus  qui  refuseraient  un  siège,  tantôt 
sur  les  juriscoTisultes  que  désigneraient  les  avoués  devenus  les 
maîtres  absolus  du  recrutement. 

Écartons  le  vote  des  justiciables,  comme  l'assemblée  mixte, 
comme  le  tableau  annuel  des  candidatures,  n'hésitons  pas  davan- 
tage à  repousser  la  présentation  par  lesconseils^énéraux,  qui  intro- 
duirait les  passions  politiques  en  un  domaine  d'où  elles  doivent  être 
bannies.  Comment  donc  établir  un  contrôle  et  un  frein?  Les  autres 
ministres  n'ont  pas  ce  pouvoir  absolu.  Est-ce  que  le  ministre  de  la 
guerre  ou  de  la  marine  peut  accorder  une  promotion  de  choix  à  un 
officier  si  celui-ci  n'est  pas  porté  au  tableau  d'avancement?  Pour 
les  chaires -de  l'ordre  le  plus  élevé,  est-ce  que  le  ministre  de  l'in- 
struction publique  peut  sortir  du  cercle  tracé  par  les  présentations 
des  compagnies  savantes  ?  La  politique  pure  échappe  seule  à  ces 
sévères  garanties,  et  il  ne  peut  en  être  autrement  :  partout  où  les 
qualités  de  tact  et  de  mesure,  partout  où  l'action,  le  dévoûment 
et  le  zèle  sont  plus  nécessaires  que  la  science  acquise,  le  ministre 
peut  décider  seul.  Ce  n'est  pas  par  un  examen  qu'un  candidat  montre 
qu'il  sait  le  secret  de  manier  les  hommes.  Les  ministres  de  l'inté- 
rieur ou  df  s  affaires  étrangères  doivent  donc  demeurer  libres,  tandis 
que  nul  de  leurs  collègues,  quelle  que  soit  sa  perspicacité,  ne  peut 
en  dehors  de  toute  vérification  spéciale,  découvrir  un  ingénieur, 
inventer  un  savant  ou  créer  un  joge.  Faut-il,  à  l'imitation  des 
autres  départemens  ministériels  instituer  auprès  du  garde  des 
sceaux  un  comité  d'avancement,  un  conseil  supérieur  de  la  justice 
qui  dresserait  chaque  année,  sur  les  rapports  des  chefs  de  cours, 
une  liste  dans  les  limites  de  laquelle  serait  enfermé  le  ministre?  Ce 
système  substituerait  dix  électeurs  à  un  électeur  unique.  11  mettrait 
le  ministre  de  la  justice  en  tutelle  sans  lui  fournir  de  véritables 
lumières.  Cherchons  donc  les  garanties  qui  l'éclaireraient  sans 
nuire  à  sa  dignité. 
Dans  les  usages  actuels,  le  premier  président  et  le  procureur- 
Ci)  Vues  sur  le  gouvernement  de  la  France,  p.  151. 


^llO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

général  sont  censés  désigner  chacun  trois  candidats  au  ministre. 
Kous  voudrions  que  les  compagnies  où  se  produit  la  vacance  fussent 
investies  du  droit  de  présenter  des  candidats.  De  leur  côté,  les 
jurisconsLiltes  exerçant  dans  le  ressort  se  réuniraient,  en  une  assem- 
blée séparée,  pour  dresser  une  liste.  Le  garde  des  sceaux  serait 
placé  de  la  sorte  entre  deux  listes  exprimant  des  besoins  et  conte- 
nant des  aptitudes  diverses;  l'une  répondant  à  la  tradition  des  corps 
judiciaires,  l'autre  apportant  dans  ces  compagnies  un  peu  renfer- 
mées l'air  du  dehors,  grâce  au  mouvement  du  barreau,  à  la  pra- 
tique des  affaires  et  à  la  science  de  l'école. 

La  cour  de  cassation  serait  assurément  fort  compétente  pour 
dresser  sa  liste.  Avant  de  la  faire,  elle  pourrait  demander  à  chaque 
cour  d'appel  de  lui  désigner  un  candidat.  Mise  en  possession  de 
ces  divers  noms,  elle  aurait  en  main  les  élémens  les  plus  sûrs  de 
son  choix.  Auprès  d'elle  et  en  dehors  de  son  action  directe,  s'assem- 
bleraient les  jurisconsultes  :  les  plus  anciens  avocats  à  la  cour  de 
cassation,  le  bâtonnier  et  les  anciens  bâtonniers  de  Paris,  le  doyen 
et  une  délégation  de  la  faculté  de  droit  de  Paris.  Si  on  ne  jugeait 
pas  possible  de  déplacer  les  bâtonniers  de  l'ordre  près  chaque  cour 
d'appel  et  le  doyen  de  chaque  faculté  de  droit,  dont  la  présence 
assurerait  à  l'assemblée  une  hauts  compétence,  le  bâtonnier  et 
le  doyen  de  la  faculté  de  Paris  devraient  recueilUr  avant  la  réunion 
les  avis  de  leurs  confrères.  Qu'on  se  figure  ces  deux  assemblées 
rédigeant  leurs  présentations,  et  qu'on  cherche  quel  est  l'homme 
éminent  qui  n'aurait  pas  été  assuré  d'y  figurer.  Oui,  nous  en  tom- 
bons d'accord,  le  magistrat  sans  notoriété  dans  sa  province,  l'avocat 
privé  de  toute  autorité  en  son  barreau  ne  pourra  plus  rêver  de 
parvenir  à  la  cour  suprême  par  un  coup  de  faveur  politique  ;  mais 
en  revanche  que  d'hommes  distingués  dont  l'influence  locale  est 
puissante  et  dont  le  nom  sera  présenté  dans  cette  assemblée  assez 
nombreuse  pour  connaître  tous  les  mérites,  assez  restreinte  pour 
échapper  aux  courans  politiques  !  Par  la  force  des  choses,  il  se 
fera  une  sorte  de  roulement  en  vertu  duquel  la  cour  de  cassation 
présentera  tour  à  tour  des  magistrats  de  Paris  et  de  province, 
tantôt  des  magistrats  inamovibles,  tantôt  des  membres  du  minis- 
tère pubhc.  L'assemblée  des  jurisconsultes  agira  de  même  :  à  une 
présentation  portant  sur  un  professeur  de  droit  succédera  la  pré- 
sentation d'un  avocat,  et  ainsi  le  ministre  de  la  justice  verra  succes- 
sivement passer  devant  lui  tous  ceux  qu'entoure  un  crédit  légitime. 

Si  cette  méthode  tient  compte  des  trois  élémens  que  nous  vou- 
lons pondérer,  si  elle  respecte  la  tradition  des  corps  judiciaires, 
l'opinion  extérieure  des  jurisconsultes  compétens  et  l'autorité  gou- 
vernementale, pourquoi  ne  pas  l'appliquer  au  recrutement  des  cours 
d'appel?  La  cour,  à  chaque  vacance,  présentera  ses  candidats.  L'as- 


LA    RÉFORME   JUDICIAIRE.  A 41 

semblée  comprendra  le  conseil  de  l'ordre  des  avocats  à  la  cour,  la 
chambre  de  discipline  des  avoués  à  la  cour  et  les  membres  de  la 
faculté  de  droit,  s'il  en  existe  dans  le  ressort.  Pour  les  tribunaux, 
la  cour  dresserait  la  liste,  mais  en  appelant  dans  son  sein  les  pré- 
sidens  de  tribunaux,  tandis  que  les  jurisconsultes  convoqueraient 
le  conseil  de  chaque  barreau,  les  pré.sidens  des  chambres  des  avoués 
et  des  chambres  des  notaires  du  ressort.  Pour  le  choix  des  magis- 
trats cantonaux,  le  tribunal  du  département,  auquel  s'adjoindraient 
les  juges  de  paix,  dresserait  ur^e  liste  que  la  cour  examinerait  et 
compléterait,  s'il  y  avait  lieu. 

Dans  chaque  compagnie  comment  seraient  choisis  les  présidens  ? 
L'élection  a  été  souvent  proposée;  néanmoins,  nous  pensons  qu'elle 
offre  des  périls  graves,  il  ne  s'agit  pas  seulement  pour  le  président 
d'une  cour  de  diriger  matériellement  un  débat,  mais  d'exercer  sur 
les  mœurs  et  la  discipline  des  magistrats  une  action  durable.  C'est 
à  la  juridiction  supérieure  que  nous  voudrions  déléguer  la  mission 
de  choisir  les  présidens  de  chambre.  La  cour  de  cassation  choi- 
sirait les  présidens  à  la  cour  d'appel ,  la  cour  d'appel  les  vice- 
présidens  des  tribunaux.  Reste  le  choix  du  premier  président.  11 
est  dangereux  de  l'abandonner  au  vote  de  ses  pairs ,  ou  à  la 
désignation  de  la  juridiction  supérieure.  Du  choix  du  chef  de  la 
compagnie  peut  dépendre  pour  l'avenir  la  direction  de  ses  travaux, 
l'autorité  de  sa  jurisprudence,  la  dignité  des  mœurs  et  l'influence 
de  la  justice  en  un  ressort.  Aux  devoirs  austères  du  magistrat  se 
joignent  pour  le  président  de  tribunal  ou  [jour  le  premier  président 
delà  cour,  chef  delà  justice  en  une  juridiction,  des  devoirs  publics: 
ils  représentent  au  dehors  les  corps  judiciaires,  peuvent  soutenir 
leur  dignité  ou  la  compromettre  suivant  le  tact  de  leur  conduite. 
Il  nous  semble  que  le  conseil  des  ministi-es,  sur  le  rapport  du  garde 
des  sceaux,  devrait  être  chargé  de  choisir  le  président  du  tribunal 
ou  le  premier  président  de  la  cour  parmi  les  vice- présidens  et  pré- 
sidens promus  par  la  juridiction  supérieure,  sans  que  les  choix 
fussent  limités  à  la  compagnie,  ni  au  ressort  qu'il  s'agirait  de 
pourvoir. 

Tels  seraient,  dans  leurs  traits  principaux,  les  moyens  emplovés 
pour  éclairer  et  contenir  le  ministre.  Nous  sommes  persuadés  que, 
sans  altérer  les  mœurs  judiciaires,  ils  relèveraient  le  niveau  des 
capacités  et  ne  mettraient  obstacle  qu'aux  choix  dictés  par  la 
faveur.  A  ce  système  nous  ne  connaissons  qu'un  défaut  :  l'esprit 
local  développé  avec  excès  peut  devenir  un  péril  pour  la  justice,  un 
écueil  pour  la  jurisprudence,  dont  il  risque  d'altérer  l'unité.  Afin 
d'y  porter  remède,  pourquoi  ne  pas  autoriser  le  ministre  à  prendre 
une  fois  sur  quatre  le  magistrat  sur  une  liste  présentée  dans  un 
autre  ressort?   Ces  roulernens  consacrés  par  l'usage  sont  moins 


AA2  REVUE  DES  DEUX,  MONDES. 

difficiles  qu'on  ne  le  pense  à  établir.  Lai  cour  des  comptes  en  offre 
actuellement  l'exemple  en  ne  donnant  au  ministre  qu'un  choix 
limité. 

«  Vous  voulez  fortifier^  diïa-t-on,  les  mœurs  judiciaires?  Ces  pré-' 
sentations  vont  les  troubler,  :, elles  créeront  les  brigues  et  altéreront 
les  relations  mutuelles.  »  Si  la  prévision  était  fvmdée,  quel  spectacle 
de  divisions  ne  fourniraient  pas  les  corps  qui  se  recrutent  eux- 
mêmes!  Où  cependant  la  confraternité  est-elie  plus  simple,  plus 
dénuée  d'aigreur  que  dans  le  sein  des  académies?  Le  nouveau  venu 
peut-il  deviner  à  l'accueil  de  ses  anciens  quel  a  été  le  vote  hostile 
à  son  entrée?  Le  scrutin  proclamé,  c'est  le  propre  de  l'esprit  de 
corps  de  prévaloir  sur  les  préférences  individuelles.  Sous  l'influence 
de  la  politique,  la  cooptation  peut  amener  la  formation  de  partis; 
mais  si  elle  est  tempérée  par  le  choix  du  ministre  s' exerçant  sur 
deux  listes,  l'esprit  de  coterie  et  de  compétition  ne  pourra  pas  naître 
ni  se  développer. 

M.  Portails  disait  en  18ZiO  ;  «  C'est. surtout  dans  un  état  où  règne 
l'égalité  civile,  oiî  triomphe  l'égalité  politique,  où  tous  sont  égale- 
ment admissibles  à  tous  les  emplois,  lorsqu'il  n'y  a  plus  de  pré- 
somption légale  d'aptitude,  ni  de  capacité,  qu'il  doit  exister  en  avant 
de  toutes  les  carrières  publiques  des  stages,  des  noviciats,  des  can- 
didatures (1).  »  Les  garanties  que  nous  venons  d'examiner  ont  toutes 
en  vue  la  magistrature  dans  un  état  démocratique,  l'abohtion  de 
toute  faveur,  la  substitution  du  mérite  reconnu  à  l'intrigue  et  aux 
sollicitations  inavouables,  l'établissement  enfm  d'un  perpétuel  con- 
cours entre  les  magistrats,  concours  créé  par  l'émulation,  entretenu 
par  une  ambition  légitime  et  constamment  surveillé  par  tous  ceux 
qui  entourent  le  tribunal  et  dont  l'opinion,  bien  avantd'être  officiel- 
lement consultée,  était  décisive  sur  la  valeur  des  magistrats. 

VI. 

Nous  n'avons  eu  en  vue  qu'un  seul  but  :  améliorer,  sans  bou- 
leverser. Notre  organisation  judiciaire  nous  semble  bonn?.  Avec  très 
peu  d'efforts,  elle  peut  devenir  meilleure.  Lorsque  les  jeunes  recrues 
de  la  magistrature  n'y  entreront  que  la  tête  hauty  par  la  porte  du 
concours  et  par  la  libre  présentation  des  tribunaux,  juges  du  mérite 
des  auditeurs,  lorsque  le  garde  des  sceaux  ne  pourra,  nommer  que 
les  candidats  appelés  parles  vœux  des  magistrats  ou  des  juriscon- 
sultes, quand  les  juges  attachés  à.  de  grands  tribunaux  auront  été 
délivrés  de  la  fièvre  d'avancement  qui  les  dévore,  lorsqu'ils  auront 
cessé  de  tourner  leurs  regards  et  leurs  sollicitations  vers  !a  chan- 

(1)  Rapport  à  la  chambre  des  pairs  sur  les  juges  siippléans,  1840.  Monit.,  p.  IGiC. 


LA    RÉF<!RME   JUDICIAIRE.  443 

cellerie,  nous  pensons  que  nous  aurons  fait  un  grand  pas  vers 
l'indépendance  du  pouvoir  judiciaire.  Tout  ce  qui  doit  appartenir  à 
l'état  lui  demeurera  sans  conteste:  non-seulement  le  choix  entre  les 
candidats  présentés  et  l'investiture  du  magistrat,  mais  la  discipline 
exercée  à  tous  les  degrés  sur  l'initiative  du  chef  de  la  justice,  la 
nomination  et  l'avancement  des  membres  du  parquet,  la  suprême 
impulsion  de  l'action  publique,  seront  le  domaine  exclusif  du  garde 
des  sceaux,  lll  conservera  de  la  sorte,  dans  une  mesure  restreinte 
mais  nécessaire,  l'action  qui  doit  appartenir  au  gouvernement  sur 
les  corps  judiciaires. 

A  ces  réformes  qui  doivent  fortifier  le  caractère  du  juge,  lui  don- 
ner à  la  fois  la  dignité  et  la  fermeté,  d'autres  qui  en  seraient  le 
complément  viendraient  tout  naturellement  se  joindre;  les  traite- 
mens  seraient  relevés  dans  une  proportion  suffisante  pour  mettre  le 
juge  au-dessus  de  la  gêne,  ils  seraient  augmentés  d'un  cinquième 
après  dix  années  de  résidence  hors  de  Paris  en  un  même  siège, 
le  montant  des  pensions  de  retraite  serait  égal  à  la  moitié  du  trai- 
tement, les  retraites  forcées  seraient  abolies,  ce  ne  serait  plus  la 
compagnie  aui  obligerait  ses  membres  infirmes  à  se  démettre,  mais 
la  juridiction  supérieure  qui  exercerait  à  ce  point  de  vue  un  pou- 
voir disciplinaire;  les  adresses  seraient  interdites  aux  magistrats, 
ils  ne  se  déplaceraient  jamais  en  corps  pour  rendre  hommage  à 
aucun  fonctionnaire,  pas  plus  au  garde  des  sceaux  qu'au  général 
commandant  un  corps  d'armée  ;  afin  d'empêcher  que  le  soupçon 
entrât  dans  l'esprit  d'un  plaideur,  le  fils  ou  le  gendre  d'un  juge 
ne  pourrait  être  admis  à  plaider  devant  lui.  En  une  telle  matière, 
il  n'y  a  pas  de  réfoiTne  inutile  ou  indifférente  ;  toutes  ont  une  portée, 
et  ^e  législateur  qui  en  prendrait  l'initiative  serait  assuré  d'entourer 
la  juî-tice  de  ce  respect  qui  est  sa  force. 

Mais  à  l'heure  où  nous  sommes,  la  majorité  de  la  chambre  ne 
demande  qu'une  seule  modification  :  le  changement  du  personnel. 
Elle  ne  veut  pas,  dit-elle,  supprimer  l'inamovibilité,  mais  la  sus- 
pendre parce  que  celle-ci  forme  un  obstacle.  Avec  des  hommes  nou- 
veaux, elle  admet  le  principe.  — Que  nul  ne  s'y  trompe  :  l'inamovi- 
bilité suspendue,  c'est  l'inamovibihté  supprimée.  11  y  a  des  règles 
qu'on  ne  peut  violer  une  seule  fois  sans  qu'aussitôt  d'entraînemens 
en  entraînemens,  d'exceptions  en  exceptions,  elles  ne  soient  à 
jamais  méconnues.  Quand,  en  un  siècle  où  tout  a  changé,  une  insti- 
tution a  duré  soixante-six  années,  ne  croyez  pas  qu'il  sera  aisé  de 
l'abattre  un  instant,  puis  de  la  relever.  Après  l'avoir  frappée,  regar- 
dez-y bien,  et  vous  verrez  qu'elle  est  à  jamais  privée  de  vie.  Si, 
par  malheur,  la  chambre  des  pairs,  en  1815,  avait  eu  la  faiblesse 
de  voter  la  proposition  Hyde  de  Neuville,  il  est  de  toute  certitude 
que  la  magistrature  eut  été  livrée  en  ce  siècle  à  tous  les  vents  de 


44â  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

la  politique  et  que  le  personnel  en  eût  changé  six  fois.  Suivons  les 
événemens  qui  seraient  issus  de  ce  point  de  départ.  L'inamovibilité 
suspendue  par  les  deux  chambres,  le  gouvernement  forcé  d'obéir  à 
leur  vœu,  renouvelant  de  fond  en  comble  le  personnel,  et  une 
magistrature  de  parti  rendant  pendant  toute  la  restauration  une 
justice  mise  en  suspicion  par  la  grande  majorité  du  pays,  voilà  les 
suites  immédiates  de  cette  première  faute.  Les  autres  conséquences 
n'eussent  pas  été  moins  graves.  Le  gouvernement  de  juillet  n'eût 
pas  hésité  à  suspendre  l'inamovibilité.  C'eût  été  son  devoir  envers 
le  pays.  Il  ne  se  serait  pas  élevé  une  voix  parmi  les  libéraux  pour  la 
défendre.  Aussi,  pendant  dix-huit  ans,  légitimistes  et  républicains 
se  seraient  réunis  pour  récuser  la  justice  tout  entière,  et,  en  18/i8, 
les  premiers  décrets,  franchissant  de  nouveau  cet  obstacle,  auraient 
élevé  sur  les  débris  des  barricades  la  magistrature  révolutionnaire. 
Aurait-on  attendu  quatre  ans  pour  chasser  les  produits  de  l'é- 
meute? Nous  en  doutons  fort  et,  dès  1849,  nous  sommes  persuadé 
qu'ils  auraient  fait  pi ac^- à  une  magistrature  composée  à  l'image  de 
la  majorité  monarchique  de  rassemblée  législative.  Qui  peut  croire 
un  seul  moment  que  l'auteur  du  coup  d'état  l'eût  trouvée  à  sa  con- 
venance? un  flot  dti  juges  bonapartistes  l' eût  remplacée,  et,  en  1871, 
l'assemblée  nationale  aurait  été  rechercher  les  survivans  de  18A9 
pour  les  faire  remonter  sur  leurs  sièges.  A  l'heure  présente,  les 
partisans  de  la  loi  votée  par  la  chambre  des  députés  auraient  beau 
jeu  pour  dénoncer  les  hôtes  changea  ns  de  nos  cours.  Une  seule 
faute,  la  faiblesse  de  la  chambre  des  pairs  en  1815,  aurait  donc 
changé  la  destinée  de  la  magistrature  et  rendu  irréalisable  en  notre 
siècle  le  principe  de  l'inamovibilité;  tant  il  est  vrai  qu'en  politique 
toutes  les  fautes  se  tiennent,  que  les  partis  sont  solidaires  les  uns 
des  autres,  et  que  tous  vivent,  conanae  l'a  dit  un  jour  M.  Thiers, 
sous  l'inexorable  loi  du  talion  ! 

Qu'on  le  veuille  ou  non,  si  l'épuration  a  lieu  d'ici  à  quelques 
années  en  notre  pays,  rien  n'empêchera  la  magistrature  d'être 
vouée  pour  une  longue  période  à  l'instabilité  qui  atteint  en  France 
tout  ce  que  fonde  l'esprit  de  parti.  C'est  l'admirable  vertu  de  l'ina- 
movibilité de  couvrir  le  juge,  de  l'empêcher  de  tomber  aux  mains 
des  factions.  Telle  est  la  force  de  cette  garantie  qui  est  l'axe  de  la 
justice,  qu'il  suffit  de  la  menacer  pour  ébranler  tout  l'édifice  de  nos 
corps  judiciaires.  Depuis  un  an,  elle  est  en  péril.  Voyez  ce  qui  se 
passe.  La  justice,  ce  qui  est  contraire  à  sa  nature  et  à  son  devoir, 
s'émeut;  il  est  des  juges  dont  l'impassibilité  se  trouble.  Ce  qui  est 
inévitable  chez  les  natures  généreuses,  la  crainte  d'être  soupçonnés 
de  complaisances  envers  le  pouvoir  qui  prétend  être  maître  demain 
de  les  proscrire,  leur  a  inspiré  une  susceptibilité  farouche.  Des  âmes 
viles  multiplieraient  les  bassesses  envers  le  gouvernement  ;  elles 


LA   RÉFORME   JUDICIAIRE.  llllb 

auraient  acheté  à  coups  d'arrêts  la  faveur  de  continuer  à  rendre  la 
justice.  Tout  au  contraire,  plus  le  danger  devient  pressant  et  plus 
le  langage  est  hardi;  nulle  trace  de  défaillance,  les  cœurs  sont 
fermes,  les  allures  fières.  Le  défi  jeté  à  la  magistrature  qu'on 
insulte,  à  l'inamovibilité  qu'on  menace  est  relevé  de  telle  sorte  que 
les  juges,  loin  de  s'abaisser,  semblent  prendre  plaisir  à  se  com- 
promettre. A  l'inamovibilité  suspendue  par  l'une  des  chambres  les 
magistrats  ont  répondu  en  attestant  leur  indépendance.  Le  premier 
éclat  est  passé;  ils  ont  bondi  sous  Tinjure;  nous  le  comprenons; 
mais  ils  ne  seraient  pas  pardonnables  de  ne  pas  reprendre  posses- 
sion d'eux-mêmes.  En  nommant  sa  commission,  le  sénat  a  montré 
qu'il  tenait  l'inamovibilité  pour  un  principe  fondamental  de  nos 
lois;  comme  en  1815,  la  chambre  haute  va  répondre  à  la  chambre 
introuvable.  La  réponse  sera  la  même.  Les  réductions  de  person- 
nel, si  elles  sont  prononcées,  ne  donneront  pas  au  garde  des 
sceaux  un  choix  arbitraire.  Tout  est  là,  c'est  le  nœud  de  la  dis- 
cussion. Par  leur  tenue,  par  leur  impartialité  et  leur  calme,  les 
magistrats  peuvent  rendre  le  succès  plus  prompt,  l'issue  de  la 
campagne  plus  décisive.  Qu'ils  se  tiennent  à  l'écart  des  luttes  de 
partis,  qu'ils  continuent  à  juger  suivant  leur  conscience  tous  ces 
déclinaioires  qui  altèrent  les  compétences  et  qui  blessent  la  justice, 
mais  qu'en  dehors  de  ce  qui  leur  est  strictement  demandé,  ils  ne 
mêlent  aux  motifs  de  leurs  arrêts  ni  un  cri  de  colère  ni  un  accent 
de  rancune. 

Aux  manœuvres  d'un  parti  qui  veut  prendre  possession  de  la 
magistrature  pour  la  précipiter  dans  les  luttes  politiques  et  l'asser- 
vir à  ses  passions,  qu'elle  réponde  en  se  dégageant  de  toute  pas- 
sion pour  obéir  à  la  seule  voix  de  la  justice.  «  Dès  que  la  politique, 
a  dit  un  jour  M.  Guizot,  pénètre  dans  l'enceinte  des  tribunaux,  peu 
importent  la  main  et  l'intention  qui  lui  en  ont  fait  franchir  le  seuil, 
il  faut  que  la  justice  s'enfuie.  Entre  la  politique  et  la  justice,  toute 
intelligence  est  corruptrice,  tout  contact  est  pestilentiel.  En  la 
recherchant,  la  politique  s'accuse;  en  s'y  prêtant,  la  justice  se 
perd.  Que  la  société  regarde  donc  bien  aux  moindres  symptômes 
de  rapprochement,  qu'elle  s'en  inquiète  dès  le  premier  jour  et  ne 
se  laisse  imposer  par  aucune  excuse.  Ni  les  circonstances  ni  les 
hommes,  rien  ne  doit  rassurer  contre  le  fait  même.  Si  les  circon- 
stances sont  graves,  elles  s'aggraveront  ;  si  les  hommes  sont  hon- 
nêtes, ils  se  pervertiront.  »  {Moniteur  18^6,  p.  l/ill.) 

Ce  langage  est  vrai  sous  une  répubhque  comme  sous  une  monar- 
chie. Plus  le  gouvernement  est  démocratique,  et  plus  les  institutions 
judiciaires  sont  appelées  à  jouer  un  rôle  important.  Nous  avons 
appris,  à  l'exemple  de  l'Amérique,  dans  quelle  sphère  inaccessible 


446  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

il  importe  de  maintenir  les  juges  au  sein  d'une  démocratie.  Quelle 
que  soit  la  rapidité  du  mouvement  qui  entraine  les  hommes  dans  les 
sociétés  les  plus  turbulentes,  il  y  a  une  force  qui  doit  former  le 
centre  et  le  pivot:  le  pouvoir  du  juge  doit  demeurer  immobile  au 
milieu  de  ce  mouvement  universel;  il  faut  le  constituer,  l'armer 
fortement  et  faire  de  son  rôle  une  mission  dont  les  factions  seront 
impuissantes  à  le  détourner.  Plus  cette  mission  est  haute  et  difficile, 
et  plus  est  important  le  choix  de  ceux  qui  la  rempliront.  Relever  les 
magistrats,  les  choisir  sans  faiblesse,  à  la  mesure  de  leur  science 
et  de  leur  caractère,  les  entourer  de  considéralioB  et  de  respect, 
étouffer  l'ambition,  récompenser  le  tmvail,  voilà  le  devoir  urgent. 
.Pour  le  remplir,  le  législateur  doit  se  mettre  au-dessus  de  l'esprit 
départi,  ne  voir  que  l'intérêt  supérieur  d'une  société  qu'il  s'agit 
d'arracher  aux  secousses  périodiques  des  révolutions  et  fermer 
l'oreille  aux  somnialions  des  jacobins  comme  aux  ordres  du  des- 
potisme. 

La  .démagogie  exige  une  organisation  toute  nouvelle.  —  Il  faut 
répondre  que  nous  voulons  fonder  nos  tribunaux  sur  la  tradition 
attestée  par  une  expérience  de  trois  quarts  de  siècle. 

Elle  veut  confier  des  pouvoirs  arbitraires  au  chef  politique  de  la 
justice.  —  Nous  voulons  restreindre  les  pouvoirs  du  ministre,  lui 
laisser  la  direction  de  l'action  publique,  la  libre  nomination  des  par- 
quets, la  discipline,  mais  limiter  le  droit  qui  lui  appartient,  de  choi- 
sir les  juges  au  gré  d'un  parti. 

La  démagogie  veut  des  juges  amovibles,  les  partisans  de  l'ab- 
solu cherchent  des  magistrats  prêts  à  servir  ;  le  césarisme  les  jette 
aux  pieds  d'un  maître;  les  jacobins  les  livrent  à  la  toute-puissance 
populaire. —  Nous  voulons  des  juges  permanensqui  puissent  regar- 
der en  face  l'arbitraire,  de  quelque  point  de  l'horizon  qu'il  se  lève; 
nous  voulons  pour  juge  le  plus  savant  parce  qu'il  aura  le  respect 
des  lois,  le  plus  digne  parce  qu'il  défiera  ;la  corruption,  et  le  plus 
libre  parce  qu'il  n'obéira  à. personne. 

La  démagogie  veut  en  un  mot  une  justice  asservie  sous  unipou- 
voir  judiciaire  esclave  d«  l'exécutif.  —  Nous  voulons  une  justice 
indépendante,  avec  un  pouvoir  judiciaire  placé  assez  haut  pour  nous 
servir  de  guide  dans  notre  marche  et  d'arbitre  dans  les  débats  incon- 
nus qui  sont  le  secret  de  l'avenir. 

Le  désaccord  est  complet.  C'est  au  pays  qu'est  réservé  le  soin  de 
dire  s'il  se  résigne  à  vivresous  le  pouvoir  absolu  également  détes- 
table du  peuple  ou  d'un  seul,  ou  s'il  est  résolu  à  fonder  un  jour  la 
liberté  sur  le  respect  des  consciences  et  des  lois. 

GEORi&ES  Picot. 


LA 


SITUATION    ÉGONOMIOUE 


DE   L'ITALIE 


Il  est  peu  d'utopies  aussi  séduisantes  que  celle  du  papier-mon- 
naie, et  l'on  s'explique  aisément  l'attrait  irrésistible  qu'elle  a  tou- 
jours eu,  non-seulement  pour  des  théoriciens,  mais  pour  des 
hommes  familiers  avec  les  questions  économiques  et  qui  passaient, 
à  bon  droit,  pour  des  esprits  pratiques.  Elle  semble  fondée  sur  la 
logi  jue,  et  son  application,  si  elle  devenait  possible,  serait  tout  à 
fait  favorable  à  l'intérêt  général.  Lorsqu'on  trouve  naturel  qu'un 
simple  citoyen  obtienne  crédit  sur  sa  seule  signature,  et  que  le 
chiffon  de  papier  au  bas  duquel  il  a  mis  son  nom  soit  accepté  et 
se  transmette  de  main  en  main  comme  de  l'argent,  quelles  raisons 
peut-on  invoquer  pour  ne  pas  accepter  la  signature  de  l'état,  qui 
est  infiniment  plus  riche  et  doit  inspirer  plus  de  confiance?  Les 
motifs  d'honneur  et  d'intérêt  bien  entendu  qui  commandent  aux 
particuliers  d'être  fidèles  à  leurs  engagemens  ne  s'imposent-ils'pas 
avec  bien  plus  de  force  à  la  collectivité  des  citoyens?  C'est  donc  par 
l'effet  d'un  pur  préjugé  que  l'oti  refuserait  au  papier  de  l'état  la 
confiance  qu'on  accorde  au  papier  d'una  banque  ou  même  d'un 
simple  commerçant.  Quels  avantages  n'offrirait  pas  l'usage  exclusif 
de  ce  signe  monétaire!  L'emploi  des  espèces  d'or  et  d'argent, 
comme  celui  des  billets  de  banque  et  des  effets  de  commerce, 
n'a  pour  résultat  qu'un  règlement  provisoire  des  opérations  d'é- 


/l48  REVDE   DES   DEUX  MONDES. 

change,  car  en  fin  de  compte  les  produits  ne  se  paient  qu'avec 
d'autres  produits  ou  avec  du  travail  :  il  est  donc  de  l'intérêt  géné- 
ral d'adopter,  pour  ce  rôle  temporaire,  l'instrument  d'échange, 
le  signe  conventionnel  le  moins  coûteux  possible.  On  n'estime  pas 
à  moins  de  80  milliards  la  valeur  des  espèces  d'or  et  d'argent 
que  les  nations  civilisées  maintiennent  actuellement  en  circula- 
tion pour  le  règlement  des  échanges  de  particulier  à  particu- 
lier et  de  peuple  à  peuple.  Si  la  moitié  seulement  dé  cet  énorme 
capital,  aujourd'hui  complètement  improductif,  était  remplacée  par 
du  papier  qui  ne  coûterait  presque  rien,  si  liO  milliards  de  métaux 
précieux  étaient  restitués  aux  usages  industriels  qu'ils  peuvent 
recevoir,  ne  serait-ce  pas  une  addition  immédiate  à  la  richesse 
universelle,  ne  serait-ce  pas  un  bienfait  pour  l'humanité? 

Telle  est  la  thèse  que  soutenait  avec  une  grande  abondance  d'ar- 
gumens  un  financier  en  renom  que  la  mort  vient  d'enlever,  et  qui 
a  beaucoup  fait  pour  populariser  en  France  l'usage  de  la  monnaie 
fiduciaire  et  de  tous  les  instrumens  de  crédit,  il  est  superflu  d'en 
faire  ressortir  le  côté  erroné.  Si  les  particuliers  ou  les  établissemens 
de  crédit  négligent  de  tenir  leurs  engagemens,  l'état  est  là  pour  les 
leur  rappeler  et,  au  besoin,  leur  en  imposer  l'exécution  ;  mais  qui 
exercera  le  même  contrôle  sur  l'état,  si  celui-ci  n'a  point  ou  la 
volonté  ou  les  moyens  d'être  fidèle  à  ses  promesses,  et  les  exemples 
sont-ils  si  rares  de  gouvernemens  qui  manquent  à  leurs  engage- 
mens? Les  affaires  ont  pris  en  France,  depuis  un  demi-siècle, 
un  développement  véritablement  prodigieux  sans  que  la  somme  des 
espèces  métalliques  se  soit  accrue,  l'or  s'étant  seulement  substitué 
à  l'argent  dans  la  circulation  :  il  n'y  a  aucune  comparaison  à  établir 
entre  le  nombre  et  l'étendue  des  opérations  qui  se  soldent  par  les 
diverses  voies  du  crédit  et  celles  dans  le  règlement  desquelles  inter- 
vient un  paiement  en  numéraire.  L'emploi  des  espèces  métalliques 
se  réduit  donc  de  jour  en  jour  et  dans  une  proportion  sensible,  mais 
sans  que  l'importance  de  leur  rôle  en  soit  en  rien  diminuée.  Nos 
membres  ne  gardent  leur  force  et  leur  agilité  qu'à  la  condition  que 
l'estomac  continuera  ses  fonctions  ;  de  même  la  monnaie  fiduciaire  et 
les  autres  instrumens  perfectionnés  du  crédit  ne  peuvent  rendre  tous 
les  services  qu'on  attend  d'eux  qu'à  la  condition  indispensable  d'a- 
voir pour  point  d'appui  une  circulation  métallique  à  laquelle  il  soit 
possible  de  recourir  pour  le  règlement  définitif  des  transactions. 

Cette  nécessité  est  surtout  impérieuse  en  ce  qui  concerne  les  rap- 
ports internationaux.  Un  état,  si  puissant  qu'il  soit,  ne  saurait 
astreindre  les  sujets  d'un  autre  état  aux  règlemens  et  aux  obliga- 
tions qu'il  impose  à  ses  propres  nationaux  :  son  autorité  expire  à  ses 
frontières.  11  faut  donc,  pour  les  transactions  internationales,  dispo- 
ser d'un  instrument  d'échange  qui,  non-seulement,  soit  d'un  usage 


LA   SITUATION  ÉCONOMIQUE   DE   l'iTALIE.  449 

universel,  mais  qui  ait  aussi  une  valeur  intrinsèque  universellement 
reconnue.  Si  inutile  et  si  dispendieux  que  puisse  paraître  au  théo- 
ricien le  continuel  va-et-vient  des  espèces  métalliques,  ces  voyages 
des  métaux  précieux  sont  indispensables  à  la  sécurité  et  à  la  régu- 
larité des  opérations  commerciales,  qui  ne  peuvent  demeurer  en 
suspens,  et  qui  ne  se  multiplient  qu'autant  qu'elles  sont  rapidement 
réglées.  L'état  du  territoire  duquel  le  papier-monnaie  a  banni  le 
numéraire  et  dont  les  nationaux  ne  disposent  plus,  pour  régler 
leurs  opérations  avec  l'étranger,  de  ces  métaux  précieux  dont  la 
valeur  est  indiscutable  parce  que  l'usage  et  le  besoin  en  sont  uni- 
versels, ne  tarde  pas  à  se  trouver  frappé  d'un  véritable  blocus  com- 
mercial. Si  haut  que  le  taux  de  l'escompte  puisse  monter  sur  ses 
places  de  commerce,  aucun  banquier,  aucun  établissement  de  crédit 
des  états  vcisins  ne  songe  à  mettre  et  à  garder  en  portefeuille 
des  eiïets  payables  en  un  papier  d'une  valeur  mobile  et  douteuse  : 
son  commerce  et  son  industrie  ne  trouveront  donc  ni  crédit  ni 
assistance  financière,  même  dans  les  pays  où  les  capitaux  pourront 
surabonder.  En  outre,  ses  nationaux  devront  subir  sur  toutes  les 
matières  et  tous  les  produits  qu'ils  acquerront  à  l'étranger  un  ren- 
chérissement sensible,  parce  que  le  négociant  qui  vend  à  un  pays 
soumis  au  régime  du  papier-monnaie  est  contraint  de  faire  entrer 
dans  ses  calculs,  outre  les  variations  possibles  dans  le  prix  des  mar- 
chandises, les  oscillations  continuelles  de  l'agio  :  l'augmentation 
qu'il  fait  subir  à  ses  prix  de  vente  n'est  qu'une  assurance  contre 
la  dépréciation  probable  du  papier  qu'il  devra  recevoir  en  paiement. 

L'emploi  du  papier-monnaie  avec  cours  forcé  peut  donc  s'impo- 
ser à  un  gouvernement  dans  une  heure  de  crise,  mais  c'est  le  plus 
dispendieux  des  expédiens  auxquels  un  état  puisse  recourir.  Cette 
attribution  d'une  valeur  nominale  à  de  simples  morceaux  de  papier 
n'est,  tout  au  plus,  qu'un  emprunt  différé;  car  c'est  par  un  em- 
prunt qu'il  faudra,  tôt  ou  tard,  se  procurer  les  métaux  précieux 
nécessaires  au  retrait  de  ce  papier  et  à  son  remplacement  par  la 
monnaie  métallique.  Qu'on  ne  dise  pas  qu'au  moins  c'est  un  em- 
prunt dont  l'état  n'a  pas  à  servir  l'intérêt,  ce  n'est  là  qu'une  illu- 
sion: si  l'état,  momentanément,  n'a  point  à  inscrire  au  budget  les 
arrérages  de  cet  emprunt,  la  nation,  à  défaut  du  trésor  public,  en 
acquitte  directement  la  lourde  charge  par  la  dépréciation  de  son 
crédit,  par  l'avilissement  de  ses  produits  et  par  le  renchérissement 
de  tous  les  achats  qu'elle  fait  au  dehors. 

Ces  raisons  suffisent  à  expliquer  pourquoi  les  états  que  les  cir- 
constances ont  contraints  de  recourir  au  papier-monnaie  et  au  cours 
forcé  n'hésitent  pas,  dès  que  des  jours  meilleurs  viennent  à  luire, 
à  s'imposer  de  lourds  sacrifices  pour  faire  cesser  la  situation  d'iné- 

TOJiE  xLui.  —  1881.  ^  29 


^50  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

galité  dans  laquelle  ils  se  trouvent  vis-à-vis  des  autres  nations. 
La  France,  où  chaque  génération  nouvelle  se  complaît  à  faire  dévo- 
rer par  une  révolution  les  épargnes  de  la  génération  précédente,  a 
traversé  deux  fois  cette  épreuve;  mais  grâce  à.  sa  merveilleuse 
richesse,  elle  n'a  pas  eu  besoin  de  recourir  au  papier-monnaie  pro^- 
prement  dit.  En  1870  comme  en  IShS,  il  a  suffi  d'attribuer  le  cours 
forcé  aux  billets  de  la  Banque  de  France,  sans  retirer  à;  ce  grand 
établissement  ni  sa  responsabilité  ni  son  indépendance. .  En  18Ù8', 
la  circulation  métallique  de  la  France  et  l'encaisse  de  la  Banque 
se  composaient  presque  exclusivement  d'espèces  d'argent,  et  il  y 
avait  à  pnne  quelques  années  que  la  Banque  avait  consenti  à 
abaisser  de  500  francs  à  200  la  plus  faible  coupure  de  ses  billets\. 
Il  n'y  avait  donc  pas  d'instrument  d'échange  intermédiaire  entre 
la  pièce  de  5  francs  et  le  billet  de  2.00  francs,  et  force  était 
bien  au  commerce  et  à  l'industrie  d'aller  puiser  au  réservoir 
commun,  c'est-à-dire  à  la  Banque  de  France,  par  l'échange  des 
billets,  les  espèces  nécessaires  à  tous  les  petits  paiemens.  L'en- 
caisse de  la  Banque  menaçait  donc  de  s'épuiser  rapidement,  parce 
que  les  besoins  imaginaires  créés  par  la  panique  venaient  s'ajoa- 
ter  aux  besoins  réels  et  les  dépassaient  de  beaucoup;  la  Banque 
se  fût  trouvée  impuissante  à  continuer  ses  services  au  public.  En 
comblant,  par  la  création  des  billets  de  100  francs,  la  lacune 
qui  existait  dans  notre  circulation  et  en  attribuant  le  cours  forcé 
aux  billets  de  la  Banque,  le  gouvernement  français  conjura  la  crise 
qui  devenait  imminente.  Les  espèces  d'argent,  que  leur  poids  ren- 
dait d'un  usage  incommode,  ne  tardèrent  pas  à  retourner  dans  les 
caveaux  de  la  Banque  ;  en  quelques  mois,  l'encaisse  de  ce  grand 
établissement  atteignit  et  dépassa  les  proportions  qu'elle  avait  avant 
la  révolution;  et  lorsque  le  cours  forcé  fut  abali  légalement  en  1850, 
il  y  avait  longtemps  qu'il  avait  cessé  d'exister  en  fait.  Le  gouverne- 
ment avait  pourvu  courageusement  à  ses  besoins  par  l'imposition  des 
45  centimes  :  ce  n'était  donc  point  pour  satisfaire  à  des  nécessités  bud- 
gétaires qu'il  avait  décrélé  le  cours  forcé.  Il  n'en  a  pas  été  ainsi  en 
1870,  où  le  gouvernement  s'est  trouvé  impuissant  à  faire  face  aux 
dépenses  de  la  guerre  avec  les  ressources  ordiiaires;  mais  cette  fois 
encore,  il  n'apas  eu  besoin  de  créer  un  papier-monnaie  olTiciel  :  il  a 
pu  se  borner  à  obtenir  de  la  Banque  de  France  un  prêt  qu'il  a^rein-^- 
boui'sé  sur  le  produit  des  taxes  nouvelles.  L'attribution  du  cours  forcé 
aux  billets  dj  banque  était  la  conséquence  inévitable  de  la  muliipli- 
cation  rapide  de  ces  billets,  devenus  momentanément  le  seul  moyen 
de  paiement  à  la  disposition  de  l'état;  mais  on  peut  dire  qu'en  fait 
le  cours  forcé  n'a  existé  que  pendant  la  durée  des  hostiUtés.  En  effet, 
dès  1873,  l'encaisse  métallique  de  la  Banque  approchait  de  900  mil- 
lions ;  elle  était  arrivée,  à  la  fm  de  décembre  187/1,  à  1,331  millions, 


LA    SITUATION   ECONOMIQUE    DE    L' ITALIE.  451 

et  le  1*^''  avril  1875  elle  atteignit  le  chiffre,  alors  sans  précédent,  de 
1,525  millions.  Or,  bien  que  la  Banque  eût  été  autorisée  par  une 
loi  à  porter  ses  émissions  jusqu'à  3,200  millions,  le  chiiïre  maxi- 
mum des  billets  en  circulation  a  été  seulement  de  2,916  millions. 
On  pourrait  donc  dii-e  que  la  Banque  de  France  n'a  jamais  cessé 
d'être  dans  les  conditions  normales  d'un  établissement  de  crédit, 
puisque  son  encaisse  n'est  jamais  descendue  au-dessous  du  tiers 
de  sa  circulation,  et  que  le  cours  forcé  attribué  à  ses  billets  ^a  été 
une  précaution  surérogatoire.  On  serait  d'autant  plus  fondé  à  le 
penser,  que  le  maximum  des  émissions  a  été  atteint  le  15  janvier 
187/i,  date  à  laquelle  les  besoins  extraordinaires  avaient  depuis 
longtemps  cessé,  puisqu'on  1873  la  Banque  avait  pu  faire  face,  sans 
difficulté  aucune,  à  un  chiffre  d'escompte  qui,  pour  les  seuls  effets 
de  commerce,  en  laissant  en  dehors  les  effets  publics^,  atteignait 
près  de  9  milliards.  A  celte  époque,  la  Banque  faisait  déjà  des  efforts 
impuissans  pour  remettre  en  circulation  une  partie  de  cette  vaste 
accumulation  de  numéraire  et  pour  réduire  l'importance  de  son 
émission  ;  chaque  fin  de  mois  ramenait  dans  ses  caves,  avec  une 
augmentation  nouvelle,  les  espèces  qui  en  étaient  sorties.  Si  la  sup- 
pression légale  du  cours  forcé  passa  inaperçue,  c'est  qu'elle  était 
depuis  longtemps  accomplie  en  fait.  Le  commerce  français  n'avait 
jamais  eu  ni  de  difficultés  à  surmonter  ni  de  sacrifices  à  faire  pour 
se  procurer  les  espèces  métalliques  nécessaires  au  règlement  de 
ses  opérations  avec  l'étranger. 

Les  États-Unis  (t  le  royaume  d'Italie,  indépendamment  des  em- 
prunts qu'ils  ont  dû  contracter,  se  sont  vus  dans  la  nécessité  de 
créer  et  de  mettre  en  circulation  un  papier-monnaie,  de  véritables 
assignats  sans  autre  valeur  et  n'ayant  d'autre  garantie  que  la.  bonne 
foi  nationale.  La  cause  de  ces  embarras  financiers  a  été,  pour  tous 
les  deux,  la  nécessité  de  faire  face  à  des  dépenses  militaires  exces- 
sives. La  guerre  de  la  rébellion  a  imposé  aux  États-Unis  une  dette 
d'environ  16  milliards,  dont  près  de  5  milliards  en  assignats  ou 
greenbacks.  L'Italie,  avec  un  budget  dont  elle  n'éteignait  les  défi- 
cits que  par  des  emprunts  périodiques,  s'est  trouvée  absolument 
hors  d'état  d'acquitter  avec  ses  ressources  ordinaires  les  dépenses 
de  la  guerre  de  1866  contre  l'Autriche.  Les  seuls  préparatifs  de 
cette  guerre  ont  suffi  à  l'épuiser,  et  dès  le  mois  de  mai  1866,  elle 
a  dû  recourir  au  cours  forcé  pour  maintenir  dans  la  circulation  les 
billets  des  établissemens  de  crédit  dont  le  gouvernement  avait 
absorbé  les  encaisse.^.  Il  a  fallu  ensuite  émettre,  par  l'intermédiaire 
de  ces  mêmes  établissemens  de  crédit,  pour  plus  d'un  milliard  de 
papier-monnaie.  Aux  Etats-Unis  comme  en  Italie,  l'émission  d'un 
papier-monnaie  avec  cours  forcé  a  eu  pour  conséquence  immédiate 
la  disparition  rapide  et  complète  des  métaux  précieux,  l'établisse- 


452  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

ment  d'un  agio  croissant  sur  l'or,   la  dépréciation    des  produits 
nationaux,  renchérissement  des  produits  étrangers. 

Dès  1868,  une  enquête  parlementaire  constatait  le  préjudice  que 
l'établissement  du  cours  forcé,  qui  durait  depuis  trois  années,  avait 
porté  au  commerce  et  à  l'industrie  de  l'Italie;  mais  ce  n'était  pas 
lorsqu'on  pouvait  malaisément  couvrir,  au  moyen  d'emprunts  oné- 
reux, les  déficits  annuels  du  budget  qu'il  pouvait  être  question  de 
retirer  de  la  circulation  le  papier-monnaie  qu'on  y  avait  jeté  à 
profusion.  Ministres  des  finances,  commissions  du  budget,  orateurs 
parlementaires  durent  donc  se  borner  à  constater  et  à  déplorer 
annuellement  l'existence  du  mal.  Tout  au  plus,  le  gouvernement 
italien  s'elforça-t-il,  par  les  mesures  législatives  de  187Zi,  d'appor- 
ter quelque  régularité  et  quelque  contrôle  dans  les  émissions  da 
papier-monnaie.  C'est  en  1877  seulement  qu'un  projet  de  loi  pré- 
senté par  MM.  Depretis  et  Maiorana-Galatabianco,  et  le  rapport  qui 
était  joint  à  ce  projet,  appelèrent  l'attention  la  plus  sérieuse  du 
parlement  sur  la  nécessité  de  mettre  fin  au  cours  forcé.  Aucune 
suite  n'avait  pu  être  donnée  à  ces  excellentes  intentions  :  il  était 
réservé  au  ministère  actuel  de  faire  sortir  l'abolition  du  cours  forcé 
du  domaine  des  simples  espérances.  Un  projet  de  loi  dont  la  dis- 
cussion va  commencer  au  sein  du  parlement  italien  propose  de 
faire  cesser  le  cours  forcé  à  partir  du  l"""  juillet  1881. 

C'est  là  un  pas  décisif,  et  il  est  à  espérer^que  le  parlement  ita- 
lien n'hésitera  pas  à  suivre  le  gouvernement  dans  cette  voie.  Si  la 
présentation  du  projet  de  loi  accuse  chez  le  ministre  des  finances, 
M.  Magliani,  une  décision,  une  fermeté  de  vues  et  un  sens  poli- 
tique auxquels  il  est  impossible  de  ne  pas  rendre  hommage,  l'ex- 
posé des  motifs  ne  fait  pas  moins  d'honneur  à  ses  connaissances 
économiques  et  à  son  esprit  pratique.  Ce  travail  remarquable 
demeurera  comme  un  tableau  fidèle  et  lumineux  de  la  situation 
financière  et  économique  de  l'Italie. 

M.  Magliani  commence  par  exposer  les  inconvéniens  que  le 
cours  forcé  a  eus  pour  l'Italie  :  l'élévation  du  taux  de  l'escompte, 
la  dépréciation  du  papier-monnaie,  l'incertitude  que  les  perpé- 
tuelles variations  dans  la  valeur  de  ce  papier  entretiennent  dans 
les  opérations  commerciales,  l'avilissement  des  produits  nationaux. 
11  semble  même,  à  première  vue,  que  le  ministre  apporte  dans  la 
démonstration  d'une  thèse  qui  ne  saurait  être  sérieusement  con- 
testée, une  surabondance  d'argumens.  M.  Magliani  prend,  en  effet, 
l'une  après  l'autre,  toutes  les  branches  de  l'industrie  et  du  com- 
merce, et  il  établit  par  le  chiffre  des  importations  et  des  exporta- 
tions le  tribut  que  chacune  d'elles  a  payé  au  cours  forcé  par  suite 
de  l'escompte,  qui  a  toujours  été  de  2  et  de  3  pour  100  plus  élevé 
en  ItaUe  qu'en  Angleterre,  en  France  et  en  Allemagne,  et,  surtout 


LA.   SITUATION   ÉCONOMIQUE   DE  L'iTALIE.  453 

par  suite  de  l'agio,  qui  a  été,  en  moyenne,  de  10  pour  100  et  a 
monté  par  momens  à  16  et  17  pour  100, 

Une  série  de  tableaux  intéressans  et  très  clairs  constate,  d'an- 
née en  année,  depuis  l'établissement  du  cours  forcé,  ce  que  l'Italie 
a  acheté  à  l'étranger  en  fait  de  matières  premières,  de  machines  et 
d'outillage  industriel,  de  produits  à  demi  ou  complètement  manu- 
facturés, et  un  calcul  très  simple  permet  à  M.  Magliani  de  déter- 
miner en  chiffres  la  surcharge  que  l'élévation  de  l'escompte  et 
l'agio  ont  imposée  aux  acquéreurs  italiens.  Le  même  travail  a  été 
fait  pour  les  exportations,  et  le  compte  de  chacun  est  établi  avec 
précision.  On  ne  tarde  point  d'ailleurs  à  démêler  le  motif  auquel 
le  ministre  a  obéi  :  en  passant  successivement  en  revue  toutes  les 
branches  de  l'activité  nationale,  il  s'est  proposé  de  démontrer  à 
toutes  les  classes  de  la  société  qu'elles  avaient  un  égal  intérêt  à 
l'abolition  du  cours  forcé  ;  de  plus,  il  a  voulu  faire  partager  à  toutes 
la  conviction  que  cette  abolition  devait  être  immédiate. 

Le  projet  du  gouvernement  rencontre,  en  effet,  trois  catégories 
d'adversaires  :  les  gens  qui  se  font  illusion  sur  les  inconvéniens 
du  cours  forcé,  ceux  qui  s'imaginent  avoir  intérêt  à  prolonger  la 
situation  actuelle,  enfin  ceux  qui,  d'accord  avec  le  ministre  sur  la 
nécessité  de  la  reprise  des  paiemens  en  espèces,  appréhendent  que 
les  circonstances  ne  soient  pas  suffisamment  favorables  et  qu'une 
tentative  prématurée  n'aboutisse  qu'à  jeter  la  perturbation  dans 
les  alFaires  et  qu'à  retarder  un  résultat  éminemment  désirable. 
M.  Magliani  a  dû  s'efforcer  de  répondre  par  avance  aux  objections 
qui  ne  peuvent  manquer  de  se  produire  à  ces  divers  points  de  vue. 

La  dépréciation  du  papier-monnaie  a  pour  conséquence  inévitable 
d'amener  dans  le  prix  des  marchandises  déjà  fabriquées  et  payables 
en  papier  une  hausse  proportionnelle  à  l'élévation  de  l'agio  sur  les 
métaux  précieux.  Cet  agio  agit  donc  sur  le  prix  des  marchandises 
absolument  comme  le  ferait  l'établissement  soudain  d'un  droit  pro- 
tecteur. L'industriel  et  le  commerçant  reçoivent  pour  les  articles 
qu'ils  livrent  à  leurs  cliens  une  somme  en  papier  supérieure  à 
celle  qu'ils  auraient  exigée  auparavant,  et,  comme  les  salaires,  les 
loyers,  le  taux  des  emprunts  déjà  contractés  n'éprouvent  aucun 
changement,  il  en  résulte  pour  quelques  personnes  un  bénéfice  pas- 
sager. Les  gens  qui  ne  jugent  que  sur  les  apparences  se  hâtent  de 
conclure  de  ces  faits  accidentels  que  le  cours  forcé  ne  porte  préju- 
dice ni  à  l'industrie  ni  au  commerce  du  pays  et  que,  s'il  met  entrave 
aux  transactions  avec  l'étranger,  il  oblige  les  acheteurs  à  s'adresser 
à  la  production  nationale  :  M.  Magliani  répond  avec  raison  que  ce 
n'est  point  la  valeur  de  la  marchandise  qui  a  augmenté,  que  c'est 
celle  du  papier-monnaie  qui  a  décru,  et  qu'au  surplus  les  salaires, 
les  loyers,  le  taux  des  prêts  et  des  avances  ne  tardent  pas  à  subir 


454  PREVUE  DES    DEUX   MONDES. 

une  augmentation  égale  à  l'augmentation  apparente  qui  s'est  pro- 
duite dans  le  prix  de  toutes  choses.  Non- seulement  le  bénéfice 
obtenu  s'évanouit;  mais  tout,  salaires,  loyers ,  produits  naturels 
ou  produits  fabriqués,  demeure  assujetti  à  suivre  toutes  les  varia- 
tions de  l'agio,  à  monter  et  à  baisser  capricieusement,  en  sorte  que 
le  bénéfice  de  la  veille  peut  devenir  une  perte  dès  le  lendemain.  La 
pertubaiion  que  cette  perpétuelle  incertitude  jette  dans  les  condi- 
tions de  la  production  nationale  fait  plus  que  compenser  les  avan- 
tages précaires  que  quelques  particuliers  peuvent  retirer  accidentel- 
lement du  renchérissement  des  marchandises  qu'ils  ont  en  magasin. 
L'aholition  du  cours  forcé  rencontre  peu  de  faveur  parmi  les 
industriels.  Ceux-ci  appréhendent  que,  la  substitution  des  espèces 
siu  papier  étant,  par  le  fait,  une  véritable  augmentation  des  salaires, 
elle  ait  pour  conséquence  une  augmentation  dans  les  frais  de  pro- 
duction et  que  la  concurrence  étrangère  en  soit  d'autant  plus  diffi- 
cile à  soutenir.  On  a  peine  à  comprendre  ce  raisonnement.  11  est 
certain  que  l'ouvrier  italien  qui  recevra  pour  sa  journée  trente 
sous  en  argent,  au  lieu  de  trente  sous  en  papier  qu'il  reçoit  aujour- 
d'hui, pourra  avec  le  prix  d'une  journée  de  travail  acheter  plus  de 
pain  ou  de  vin  qu'ilne  le  peut  faire  aujourd'hui.  Son  salaire  n'aura 
pas  éprouvé  d'augmentation  ,  mais  la  puissance  d'acquisition ,  la 
valeur  effective  de  ce  salaire  se  sera  accrue.  Si  toutes  autres  choses 
demeuraient  en  l'état  présent,  si  le  fabricant,  par  conséquent,  était 
contraint  de  se  pi«.ocurer  par  im  sacrifice,  par  un  agio,  les  espèces 
d'argent  de;  tinées  au  salaire  de  ses  ouvriers,  il  pourrait  se  plaindre 
d'avoir  à  subir  une  augmentation  de  ses  frais  de  production  ;  njais 
il  n'aura  rienàptayer  pour  se  procurer  ces  espèces  métalliques  :  il 
les  recevra  des  commerçans,  ses  cliens,  qui  eux-mêmes  les  auront 
reçues  du  public.  Et  le  public,  de  qui  les  ttendra-t-il?  Du  gouver- 
nement, qui  se  les  sera  procurées  par  un  emprunt  à  l'étranger.  Quel 
est  en  effet  le  caractère  essentiel  de  toute  opération  financière  ayant 
pour  objet  l'abolition  du  cours  forcé,  sinon  d'être  un  sacrifice  consi- 
dérable que  l'état,  c'e.st-à-d're  la  communauté  des  citoyens,  s'impose 
en  vue  d'affranéhir  simultanément  toutes  les  classes  de  la  nation  du 
préjudice  direct  ou  indirect  que  le  cours  forcé  porte  à  leurs  inté- 
rêts, et  de  replacer  d'un  seul  coup  le  pays  dans  les  conditions  nor- 
males de  l'existence  internationale?  C'est  pour  arriver  à  ce  résultat 
que  l'état  grève  son  budget  de  charges  permanentes,  etqu'il  livre  à 
tout  venant  des  espèces  sonnantes  en  échange  d'un  papier  qu'il 
s'empresse  de  détruire.  Or  il  arrivera,  ou  que  les  valeurs  de'toutes 
choses  se  trouveront  convenablement  équilibrée?,  et  les  ^espèces 
prendn  nt  la  place  du  papier  dans  tous  les  paiemens  sans  que  les 
prix  changent  et  sans  que  personne  gagne  ou  perde  :  ou  les 
produits  du  sol  se  trouveront  avoir,  par  rapport  aux  espèces  métal- 


LA   SITUATION   ECONOMIQUE   DE   L' ITALIE.  455 

liques,  une  valeur  inférieure  à  celle  qu'ils  avaient  par  rapport  au. 
papier-monnaie  :  ils  baisseront  et,  par  une  conséquence  inéluctable, 
It'S  salaires,  les  fermages,  les  loyers  ne  tarderont  pas  à  se  régler  d'après 
le  niveau  des  nouveaux  prix.  Il  ne  semble  point  que,  dans  aucun 
cas,  les  fabricans  italiens  puissent  être  sérieusement  atteints  dans 
leurs  intérêts. 

La  partie  la  plus  importante  de  l'exposé  de  M.  Magliani  s'adresse 
aux  hommes  politiques   qui,  tout   en  se  déclarant  favorables  en. 
principe  à  l'abolition  du  cours  forcj,  expriment  la  crainte  que   les: 
circonstances  ne  soient  pas  encore  assez  favorables  pour  la  tenter. 
La  première  question   qui  se  présente  à  l'esprit   est  assurément 
celle  de  l'équilibre  financier,  il  est  bien,  évident,  en  effet,   que 
si  le  gouvernement  italien  ne  pouvait  aligner  ses  recettes   et  ses 
dépenses  que  par  des  emprunts  déguisés,   il  lui  serait   interdit  de 
songer  à  aucune  opération  d.^  finance  importante.  Pour  tenter  avec, 
succès  l'abolition  du  cours  forcé,  la  condition  la  plus  indispensable.' 
est  que  le  public  ait  une  confiance  entière  dans  les  moyens  dont  Ic: 
gouvernement  dispose.  On  doit  reconnaître  que,  sur  ce  point  essen-' 
tiel,  les  explications  de  M.  Magliani  sont  tout  à  fait  satisfaisantes. 
Les  quinze  dernières  années  ont  complètement  changé  la   face  des 
finances  italiennes.  En  1866,  un  an  après  l'établissement  du  cours 
forcé,  les  recettes  du  budget  italien  ne  s'élevaient  qu'à  617    mil- 
lions, tandis  que  les  dépenses  atteignirent  1,338  millions  et  demi; 
mais  c'était  là  la  conséquence  de  la  guerre  contre  l'Autriche,  et  dès 
l'année  suivante,  les  dépenses  furent  réJuites  dans  une  proportion 
sensible.  Néanmoins  les  dépenses  atieignirent  encore  1  milliard, 
lli  millions  en  1868,  tandis  que  les  recettes,  malgré  l'annexion  de 
la  Vénétie  et  des  provinces  pontificales,  n'arrivèrent  à  1  milliard 
qu'en  1871.  Mais  depuis  1868  jus  ju'en  1880, les  dépenses  ne  se  sont- 
élevées  que  de  1,0U  millions  à  1185,  soit  de  170  milUons,  tandis 
que  les  recettes  ont  suivi   une    marche  ascensionnelle  beaucoup, 
plus  rapide  et  sont  montées  dans  la  même  p'riode  de  769  millions) 
à  1,228.  De  cette  progression  des  recettes  est  résulté  non-seule- 
mc;nt  pour  un  exercice  isulé,  mais  pour  chacun  des  cinq   derniers 
exercices,  un  excédent  de  ressources  assez  notable,   ainsi  que  le 
prouvent  les  chiffres  suivans. 

1875 13,870,400 

1876 20,440,073 

1877 2'2,P22,917 

1H78 14,.546,200' 

1879 42,201,f46' 

Pour  êtie   complètement  juste,  il  faut  encore  faire  remarquer 
que  le  budget  de  ces  dernier^  exercices  comprend  des  dépenses 


556  REVDE   DES   DEUX  MONDES, 

qu'on  peut  appeler  reproductives,  telles  que  le  rachat  de  certains 
chemins  de  fer  et  la  construction  de  nouvelles  voies  ferrées,  et  des 
dépenses  qui  ne  se  reproduiront  plus,  telles  que  la  contribution  du 
royaume  d'Italie  aux  frais  du  percement  du  Saint-Gothard.  L'équi- 
libre budgétaire  peut  donc  être  considéré  comme  couiplètement 
assuré,  et  ce  progrès  continu  des  recettes  du  Trésor  explique  et 
justifie  la  marche  ascensionnelle  des  fonds  italiens,  dont  le  prix 
moyen,  de  1865  à  octobre  1880,  s'est  élevé  de  65. /i6  k  Sli.h'2  à  la 
bourse  de  Paris,  et  de  65.22  à  90.55  s-ur  les  places  d'Italie.  Cette  élé- 
vation constatée  dans  les  prix  du  5  p.  0/0  italien  est  la  conséquence 
légitime  du  surcroît  de  sécurité  que  le  rétablissement  de  l'équi- 
libre budgétaire  est  venu  apporter  aux  rentiers. 

On  vient  de  voir  que  l'exercice  1879  a  donné  un  excédent  de 
recettes  de  plus  de  li2  millions.  Si  l'on  pouvait  compter  sur  la  per- 
manence de  cet  excédent,  il  suffirait  à  lui  seul  à  assurer  le  ser- 
vice de  l'emprunt  que  le  gouvernement  italien  projette  ;  mais  il 
ne  faut  pas  perdre  de  vue  que  l'exercice  1878  n'avait  donné  qu'un 
excédent  de  IZi  millions  et  demi,  et  il  y  aurait  imprudence  à  asseoir 
une  opération  financière  sur  des  ressources  éventuelles,  le  produit 
des  impôts  étant  sujet  à  d'inévitables  oscillations.  Le  gouvernement 
italien  se  propose  d'ailleurs  d'abolir  l'impopulaire  impôt  sur  la  mou- 
ture qui  pèse  sur  les  classes  inférieures,  et  de  modifier  l'assiette  de 
diverses  petites  taxes.  M.  Magliani  réserve  donc  pour  ces  utiles 
réformes  la  plus-value  des  recettes.  C'est  l'abolition  môme  du  cours 
forcé  qui  lui  fournira  les  ressources  spéciales  dont  il  a  besoin  ; 
l'opération  couvrira  les  frais  qu'elle  entraînera.  Ceci  semble  un 
paradoxe  ;  rien  n'est  plus  exact. 

Le  gouvernement  italien  subit,  en  effet,  comme  les  simples  parti- 
culiers, les  conséquences  de  l'existence  de  l'agio.  11  a  des  paiemens 
à  faire  à  l'étranger,  soit  pour  les  arrérages  des  emprunts  qu'il  a 
contractés,  soit  pour  les  acquisitions  nécessaires  à  certains  services 
publics.  Ces  paiemens  doivent  être  faits  en  or,  et  cet  or,  le 
gouvernement  ne  peut  se  le  procurer  qu'au  prix  du  marché.  11 
faut  donc  inscrire  tous  les  ans  au  budget  du  ministère  des  finances 
un  crédit  spécial  destiné  à  couvrir  la  dépense  supplémentaire  pro- 
venant de  l'agio  sur  l'or.  Pour  les  trois  exercices  1877,  1878, 1879, 
cette  dépense  a  été  de  12  à  13  millions;  elle  deviendrait  plus  forte 
si  l'agio  remontait  à  15  pour  100,  comme  en  1873,  et  surtout  s'il 
dépassait  ce  chiffre,  comme  cela  s'est  vu  récemment  en  Autriche- 
Hongrie.  L'abolition  du  cours  forcé  et  le  retour  d'une  circulation 
métallique  feront  disparaître  immédiatement  cette  dépense.  A  une 
économie  qu'on  peut  évaluer  sans  exagération  à  12  millions  s'ajou- 
tera la  suppression  du  forfait  de  3  millions  et  demi  que  le  gouver- 
nement paie  au  syndicat  des  six  banques  d'émission  pour  la  fabri- 


LA.   SITUATION  ÉCONOMIQUE   DE   l'iTALIE.  457 

cation  et  le  renouvellement  de  la  monnaie  de  papier.  Voici  donc 
15  millions  d'économies.  M.  Magliani  présente,  en  même  temps,  un 
projet  de  loi  destiné  à  régler  les  pensions  à  la  charge  de  l'état,  et 
comme  il  sera  tenu  compte,  ajuste  titre,  dans  la  fixation  du  taux  de 
ces  pensions,  de  la  plus-value  résultant  du  paiement  en  espèces,  le 
ministre  attend  de  cette  mesure  une  nouvelle  réduction  de  dépenses 
qu'il  évalue  à  19  millions.  Il  disposera  donc  de  34  millions  appli- 
cables à  l'emprunt  de  650  millions,  qu'il  compte  contracter  à  5  pour 
JOO  :  le  service  s'en  trouvera  donc  assuré  sans  qu'il  soit  nécessaire 
de  rien  prélever  sur  l'excédent  déjà  réalisé  des  recettes  sur  les  dé- 
penses budgétaires, et  surtout  sans  qu'on  ait  à  faire  entrer  en  ligne 
de  compte  les  plus-values  nouvelles  qu'on  est  en  droit  d'espérer, 
puisqu'elles  n'ont  jamais  manqué  de  se  produire  depuis  douze  ans. 

M.  Magliani  estime  donc  que  les  charges  nouvelles  résultant 
de  l'emprunt  à  contracter  seront  compensées  par  les  dépenses 
auxquelles  l'abolition  du  cours  forcé  mettra  fin.  Admettons  que 
ces  espérances  soient  trop  optimistes,  les  34  millions  sur  les- 
quels M.  Magliani  compte  vinssent-ils  à  se  réduire  à  25  ou 
même  à  20,  le  sf^-vice  de  l'emprunt  n'en  sera  pas  moins  largement 
assuré  sans  aucune  atteinte  à  l'équilibre  budgétaire;  il  suffirait 
d'ajourner  quelques  dégrèvemens  d'impôts.  Il  y  a  donc  un  point 
hors  de  discussion,  c'est  que  le  gouvernement  italien  est  en 
mesure  d'aborder  cette  délicate  opération  de  la  suppression  du 
cours  forcé;  l'état  de  ses  finances  et  celui  de  son  crédit  lui  assu- 
rent les  moyens  d'action  nécessaires.  Mais  l'Italie  est-elle  aussi 
bien  préparée  que  le  gouvernement  pour  cette  transformation  de 
la  circulation?  Il  ne  suffit  pas  en  effet  de  ramener  dans  le  pays,  au 
moyen  d'un  emprunt  contracté  à  l'étranger,  une  certaine  quantité 
de  métaux  précieux:  il  faut  que  ces  métaux  y  restent;  si  les  besoins 
du  pays  sont,  ne  fût-ce  que  momentanément,  supérieurs  à  sa  pro- 
duction,  s'il  lui  faut  faire  de  continuels  achats  à  l'étranger  et  les 
payer  autrement  que  par  ses  propres  produits,  les  métaux  pré- 
cieux, à  peine  de  retour,  s'écouleront  de  nouveau  par  toutes  les 
frontières  comme  l'eau  à  travers  un  crible  :  le  numéraire  épuisé,  le 
pays  sera  contraint  de  revenir  au  papier-monnaie.  Si  telle  était  la 
situation  de  l'Italie,  il  serait  inutile  de  tenter  l'abolition  du  cours 
forcé.  Sur  cette  seconde  question,  qui  est  le  point  décisif,  l'exposé 
paraît  ne  rien  laisser  à  désirer. 

Il  est  cependant  un  fait  qui  embarrasse  M.  Magliani  et  qu'il  faut 
tout  d'abord  éclaircir.  Depuis  1865,  ce  qu'on  est  convenu  d'appeler 
la  balance  du  commerce  a  été  presque  constamment  contre  l'Italie, 
c'est-à-dire  que  les  importations  ont  presque  toujours  été  supé- 
rieures aux  exportations.  Si  l'Italie  n'a  cessé  d'acheter  aux  autres 
nations  plus  qu'elle  ne  leur  a  vendu,  elle  a  dû  s'appauvrir  et  s'en- 


^58  BEVUE   DES    DEUX  ;MONDES. 

detter  vis-à-vis  de  l'étranger;  et  si  cet  état  de  choses  doit  continuer, 
l'or  et  l'argent  qu'on  se  sera  procurés  à  grands  frais  auront  bien- 
tôt repassé  la  frontière.  Cette  conclusion  semble  irréfragable,  et 
M.  Magliani  se  débat  péniblement  contre  elle.  Il  s'ingénie  à  décou- 
vrir et  à  indiquer  des  compensations  aux  paiemens  que  le  gouver- 
nement italien  fait  au  dehors,  par  exemple  les  traitemens  des  agens 
diplomatifpies  qui  trouvent  un  équivalent  dans  les  dépenses  des 
diplomates  et  des  consuls  étrangers  dans  les  villes  dlltalie.  Il  a 
quelque  mauvaise  grâce,    lui,  ministre  des    finances,  chargé  de  la 
perception  des  impôts,  à  ne  pas  admettre  l'exactitude  des  états  de 
douanes  dressés  par  son  propre  département,  et  cependant  il  est 
amené  à  la  contester.  A  notre  avis,  il  ne  le  fait  pas  assez  résolument. 
Un  tableau  qu'il  publie  constate  que,  pour  l'Angleterre,  la  France, 
la  Belgique,  la  Hollande,  l'Allemagne,  c'est-à-dire  pour  presque  tout 
le  continent  comme  pour  l'Italie,  les  importations  l'emportent  sur 
les  exportations,  et  pour  certains  pays,  l'Angleterre  et  la  France, 
la  différence  se  chiffre  annuellement  par  milliards.  Or,  si  tout  le 
monde  achète  plus  qu'il  ne  vend,  d'où  proviennent  donc,  chaque 
année,  ces  milliards  de  marchandises   que  personne  ne  se  trouve 
avoir  vendues?Lavérité  est  que.si  les  «tats  de  douanes  fournissent 
des  renseignemens  dignes  de  foi  en  ce  qui  concerne  les  quan- 
tités, que  ces  quantités  se  traduisent  en  nombres,  en  longueurs  ou 
en  poids,  les  évaluations  qui  sont  jointes  à  ces  indications  matérielles 
etvérifiables  sont  fort  sujettes  à  caution.  D'unepart,  les  exportateurs 
ont  l'habitude  invariable  d'atténuer  la  valeur  de  leurs  expéditions, 
afin  que  celles-ci,  à  leur  arrivée  en  pays  étranger,   soient  grevées 
ile  moins  lourdement  possible;  la  douane  de  sortie  n'aaucun  moyen 
de  vérifier  la  sincérité  de  ces  déclarations,  et  elle  n'a  aucun  intérêt 
à  l'entreprendre  ;  elle  se  contente  donc  d'enregistrer  les  déclara- 
tions telles  ffu'eJles  lui  sont  faites.  D'autre  part,  pour  évaluer  les 
marchandises  qui  entrent,  la  douane  n'a  d'autres   élémens  que  des 
moyennes  établies  pour  toute  une  période  et  révisées  à  des  inter- 
valles assez  éloignés.  Or,  personne  n'ignore  qu'un  fabricant  peut 
abaisser  notablement  le  prix  d'un  article,  sans  diminuer  son  béné- 
fice annuel,  s'il  en  a  perfectionné  la  fabrication,  ou  simplement 
s'il  le  fabrique  en  plus  grande  quantité;  c'est  ainsi  que  les  fils,  les 
fers,  les  aciers  ont  baissé  de  prix  dans  des  proportions  presque 
incroyables.  Il  pourra  donc  arriver  que  l'importation  d'un  article 
double  ou  triple  et  que  la  somme  à  payer  aupays  producteur  demeure 
la  même  :    cependant  la  douane,  appliquant  sa  moyenne,  inscrira 
aux  importations  une   valeur  double  ou  triple  de  la  valeur  réelle. 
Les  évaluations   consignées  dans  les  états  de  douane  doivent 
^.donc  être  considérées  tout  au  plus  comme  des  approximations  : 
elles  sont  toujours  au-dessous  de  la  vérité  en  ce  qui  concerne  les 


LA   SITUATION   ÉCONOMIQUE   DE   l'iTALIE,  ^59 

exportations,  et  toujours  au-dessus  en  ce  qui  concerne  les  impor- 
tations :  on  pourrait  hardiment  retraachjr  de  celles-ci  30  pour  100, 
et  ajouter  30  pour  100  à  celles-là,  et  on  serait  plus  près  de  la 
vérité.  Nous  sommes  surpris  que  M.  Magliani  n'ait  pas  eu  l'idée  de 
contrôler  les  états  des  douanes  italiennes  àl'aide  des  états  si.  dé  tail- 
lés et  si  minutieux  qui  sont  publiés  à  Londres  et  à  Paris.  Il  eût  été 
cependant  curieux  de  voir  à  quelles  sommes  l'Angleterre  et  la  France 
ont.  évalué,  chaque  année,  ce  qu'elles  ont  acheté  à  l'Italie  et  ce 
qu'elles  lui  ont  vendu.  Cette  étude  eût  sans  doute  conduit  à  des 
rectifications  instructives.  Prenons  cependant  les  états  de  douanes 
italiens  tels  qu'ils  sont,  et  voyons  quels  résultats  ils  accusent.  Sur 
quinze  années,, il  en  est  deux^l871.et  1872.,  pendant  lesquelles  l'Italie 
a  vendu  en  France  beaucoup  de  blé,  de  viande,  de  denrées  de 
toute  nature,  et  par  suite  de  ces  ventes,, les  exportations  ont  égalé 
et  même  dépassé  les  importations.  En  revanche,  en  1879,  l'It^ie, 
pour  combler  le  déficit  d'une  mauvaise  récolte,  a  dû  acheter  beau- 
coup de  grains  à  l'élranger.  Ecartons  ces  trois  années,  à  cause  des 
circonstances  exceptionnelles  qui  doivent  les  exclure,  de  toute  com- 
paraison ;  que  voyons-nous  pour  les  douze  autres  années?  L'excédent 
présumé  des  importations  sur  les  exportations  aurait  élé  en  moyenne 
de  12  ou  15  pour  100.  Ce  n'est  point  là  un  chiffre  de  nature  à 
alarmer  ceux,  qui  partagent  notre  opinion  sur  l'exactitude  des  éva- 
luations de  la  douane.  Mous  sommes  loin  de  l'écart  de  3  milliards 
qu'on  prétend  exister  entre  les  importations  et  les  exportations*  de 
l'Angleterre.  Il  est  encore  une  autre  remarque  qui  n'aurait  point  dû 
échappera  M.  Magliani.  Parties  de  9ô5  milli msen  1865,  les  iinpor- 
tations  ont  atteint  leur  chiffre  maximum  1,3*27  millions  en  1876  : 
depuis  lors,  elles  sont  toujom's  demeurées  au-dessous  de  ce 
chiffre  d'au  moins  100  millions,  même  en  1879,  malgré  les 
achats  de  grains  à  l'étrangler.  Les  importations:  de  Htalie  ne  se  sont 
donc  accrues  que  de  25  pour  100  pendant  cette  période  de  quinze 
années.  Les  exportations,  au  contraire,  parties  du  chiffre  modeste 
de  558  millions  en  1865,  ont  atteint  le  milliard  en  1871,  sont 
arrivées  à  une  moyenne  de  1,100  millions  dans  les  cinq  années 
suivantes,  et  tendent  à  se  rapprocher  de  1,200  miUions,  chiffre 
qu'elles  ont  atteint  et  même  dépassé  en  1876.  Ainsi,  tandis  que  la 
progression  des  importations  n'a  été  que  de  25  pom- 100,  la  pro- 
gression deS;  exportations:  a  été  de  50  pour  100  pendant  la^même 
période.  Pour  peu  que  les  unes  et  les  autres  continuent  à  marcher 
du  même  pas,  les  exportations  ne  tarderont  pas  à  l'emporter  sen- 
siblement sur  les  importations. 

Nous  sommes  donc  convaincus  qu'en  dépit  des  états  de  douane,la 
balance  du  commerce  extérieur  n'estpoint  défavorable  àl'Italie.  Nous 
n  attachons  qu'une  médiocre  importance  aux  calculs  longs  et  com- 


^60  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

pliqués  auxquels  M.  Magliani  s'est  livré  pour  établir  que,  si  l'on 
déduit  du  change  la  prime  de  l'or  sur  le  papier,  le  change  à  vue 
sur  Paris  aurait  été,  depuis  quelques  années,  presque  constamment 
en  faveur  des  places  italiennes.  Le  ministre  reconnaît  lui-même 
que  les  résultats  qu'il  obtient  par  ce  procédé  artificiel  laissent  prise 
au  doute  ;  ils  ne  sauraient  par  conséquent  peser  d'un  poids  décisif 
dans  la  discussion.  En  revanche,  il  est  impossible,  daus  l'appré- 
ciation des  rapports  de  l'Italie  avec  l'étranger,  de  ne  pas  tenir 
compte  des  valeurs  étrangères,  notamment  des  valeurs  autrichiennes 
et  suisses  qui  sont  possédées  par  des  sujets  itaHens,  surtout  dans 
la  Yénétie,  et  du  papier  sur  la  France  et  l'Angleterre,  qui  tient 
une  place  notable  dans  le  portefeuille  des  banquiers  italiens.  En 
outre,  les  économies  que  rapportent  annuellement  les  sujets  italiens 
qui  vont  exercer  pendant  quelques  mois  leur  industrie  dans  les 
pays  voisins,  et  les  dépenses  auxquelles  se  livrent  les  visiteurs 
étrangers  qui  viennent  hiverner  en  Italie,  doivent  être  considé- 
rées comme  de  véritables  recettes,  se  traduisant  par  des  millions. 
Enfin  nous  remarquons  qu'il  résulte  d'un  des  tableaux  publiés 
par  M.  Magliani  que  les  paiemens  en  or,  effectués  à  Paris  pour 
le  service  de  la  rente  italienne,  se  sont  accrus  de  20  millions, 
c'est-à-dire  de  50  pour  100  depuis  trois  ou  quatre  ans.  Si,  comme 
nous  sommes  disposés  à  le  croire,  à  raison  de  la  coïncidence  de 
ce  fait  avec  la  hausse  excessive  qui  s'est  produite  sur  toutes  les 
valeurs  françaises,  cet  accroissement  provient  de  placemens  faits 
par  nos  nationaux  en  rentes  italiennes,  ces  20  millions  représen- 
tent un  capital  considérable  qui  a  passé  les  monts.  Si,  comme 
semble  le  penser  M.  Magliani,  la  plus  grande  partie  de  ces  rentes 
sont  à  l'état  flottant  sur  notre  marché,  et,  bien  que  dénationalisées 
en  apparence  par  l'artifice  du  report,  n'ont  pas  cessé  d'être  possé- 
dées par  des  capitalistes  italiens,  toujours  est-il  qu'il  y  a  20  mil- 
lions d'or  qui,  de  façon  ou  d'autre,  par  les  diverses  voies  du 
commerce,  doivent  reprendre  annuellement  le  chemin  de  l'Italie. 
Tout  cet  ensemble  de  faits  concourt  à  fortifier  la  présomption  que 
les  espèces  métalliques,  une  fois  ramenées  en  Italie,  n'eu  seront 
pas  retirées  par  l'importance  des  paiemens  à  faire  à  l'étranger. 
Tous  ces  points,  au  surplus,  nous  paraissent  secondaires  :  la 
question  capitale,  h  nos  yeux,  est  celle-ci  :  l'Italie  mène-t-elle, 
comme  a  fait  l'Allemagne  après  l'encaissement  de  notre  rançon, 
l'existence  d'un  prodigue?  S'est-elle  jetée  dans  de  folles  spécula- 
tions? A-t-elle  multiplié  les  dépenses  inutiles  et  improductives? 
S'est-elle  appauvrie  ou  suit-elle  les  autres  nations  dans  la  voie  du 
progrès?  On  admet  généralement  que  le  rendement  des  impôts  est 
un  sûr  thermomètre  des  progrès  de  la  richesse  générale;  or,  si 
l'on  excepte  l'impôt  sur  la  mouture  et  l'impôt  sur  la  fortune  mo- 


LA    SITUATION   ÉCONOMIQUE   DE   l'iTALIE.  hQi 

biiière  qui  ont  été  l'objet  de  dégvèvemens  notables  et  qui  doivent 
être  laissés  de  côté,  nous  voyons  que  les  diverses  sources  du  revenu 
public,  le  timbra,  l'enregistrement,  les  droits  sur  les  successions, 
les  patentes,  les  postes,  la  vente  des  sels  et  des  tabacs,  présen- 
tent un  accroissement  de  hî>  pour  100  sur  les  produits  de  1866. 
La  richesse  nationale  va  donc  en  augmentant  d'année  en  année.  La 
productivité  de  l'impôt  a  ramené  l'équilibre  dans  le  budget;  une 
politique  imprudente  et  coupable,  en  jetant  la  nation  italienne  dans 
les  aventures,  pourrait  seule  arrêter  cette  marche  ascensionnelle 
du  revenu. 

La  conclusion  que  l'on  peut  tirer  de  l'augmentation  dans  le  pro- 
duit des  impôts  se  trouve  corroborée  par  le  développement  pro- 
portionnel qu'ont  pris  pendant  la  même  période  les  recettes  des 
chemins  de  fer  et  par  le  nombre  de  plus  en  plus  considérable  des 
lettres  et  des  dépêches  confiées  à  la  poste  et  au  télégraphe.  Il  y  a 
dans  tous  les  chiffres  réunis  par  M.  Magliani  la  preuve  d'un  accrois- 
sement continuel  et  rapide  de  l'activité  nationale  sous  toutes  les 
formes  ;  les  progrès  de  l'agriculture  italienne  surtout  sont  dignes 
d'attention  par  les  résultats  qu'ils  ont  déjà  produits  et  par  ceux 
plus  grands  encore  qu'on  est  en  droit  d'attendre.  La  culture  des 
céréales  s'est  tellement  améliorée  que,  malgré  l'accroissement 
de  sa  population,  l'Italie  a  diminué  les  achats  considérables  de 
grains  qu'elle  était  contrainte  de  faireàl'étranger  :  pour  la  période 
quinquennale  de  1875  à  1879,  les  importations  en  céréales  sont 
demeurées  de  115,000  tonnes  au-dessous  de  ce  qu'elles  avaient 
été  de  1861  à  1865.  L'exportation  des  huiles  qui,  il  y  a  quinze 
ans,  ne  dépassait  pas  en  moyenne  3/i],000  quintaux,  a  atteint 
depuis  plusieurs  années  une  moyenne  de  7/18,000  quintaux;  elle 
a  donc  plus  que  doublé.  Autrefois  l'exportation  des  vins  italiens  ne 
dépassait  pas  sensiblement  l'importation  des  vins  étrangers, 
293,000  hectolitres  contre  250,000.  En  1879,  l'importation  n'a  pas 
atteint  30,000  hectolitres  et  l'exportation  s'est  élevée  à  1,063,11a; 
M.  Magliani  estime  que,  pour  1880,  elle  dépassera  2  millions 
d'hectolitres.  La  destruction  des  vignobles  français  par  le  phylloxéra 
a  dû  contribuer  pour  beaucoup  à  ce  développement  véritablement 
surprenant  de  la  production  vinicole  en  Italie  ;  mais  le  fait,  quelle 
qu'en  soit  l'explication,  n'en  subsiste  pas  moins  avec  toutes  ses 
conséquences  ;  si  les  viticulteurs  italiens  savent  améliorer  la 
fabrication  de  leurs  vins  en  même  temps  qu'ils  en  développent  la 
production,  ils  conserveront  une  place  considérable  dans  la  con- 
sommation générale.  La  production  de  la  soie  grège,  qui  avait 
presque  cessé  d'exister,  s'est  relevée  d'année  en  année,  et  la  valeur 
des  exportations  dépasse  actuellement  de  60  millions  de  francs 
celle   des  importations.  Les  cultures   industrielles  et  l'élève  du 


i62  BEVUE   DES   DEUX  MONDESi 

bétail,  en  vue  de  l'exportation,  ont  pris  un  grand  développement 
dans  la  haute  Italie  et  y  ont  produit  une  révolution  agricole  comme 
autrefois  l'introduction  de  la  betterave  dans  nos  départemens  du 
Nord>;  mais  c'est  la  culture  maraîchère  qui  paraît  devoir  être  pour 
les  agriculteurs  italiens  une  source  d'énormes  profits.  Les  chemins 
de  fer  permettent  maintenant  à  l'Italie  d'expédier  aisément  dans 
les  régions  froides  et  brumeuses  de  la  Suisse  ^t  de  l'Allemagne  les 
fruits,  les  prijneurs  et  les  légumes  que  le  soleil  fait  croître  et  mûrir 
sans  effort  sur  son  sol.  A  la  lin  de  l'été,  c'est  par  trains  complets 
que  les  raisins  di  table  s'acheminent  vers  le  Nord  pour  occuper  la 
place  d'honneur  dans  les  agapes  des  cours  et  des  casinos  germa- 
niques. Les  profits  qu'on  retire  de  certaines-  cultures  ont  accru 
dans  une  proportion  presque  invraisemblable  la  valeur  de  la  pro- 
priété foncière,  et  M.  Magliani  cite,  aux  environs  de  Sorrente,  des 
terrains  consacrés  à  la  production  des  câpres  qui  se  vendent 
2ii,000  francs  l'hectare. 

Ce  sont  là  des  faits  et  des  chiffres  éloquens  ;  mais  voulons-nous 
vérifier,,  par  une  contre-épreuve  sérieuse,  l'étendue  des  progrès  réa'- 
lisé.par  l'Italie?  Nous  avons  deux  élémensde  contrôle  :  la  situation 
des  caisses  d'épargne  et  le  cours  des  fonds  publics.  Les  dépôts  des 
caisses  d'épargne  s'élevaient  en  1865  à  225  millions;  en  juillet  1880, 
ils  avaient  dépassé  891  millions  :  ils  ont  donc  quadruplé  en  quinze 
années.  Quant  aux  dépôts  en  comptes  courans,  avec  ou  sans  inté- 
rêts, effectués  dans  les  banques  d'émission,  les  banques  populaires 
et  les  institutionsde  crédit,  le  chiffre  s'en  est  accru,  en  moyenne, 
de  100  millions. par  année.  Une  partie  des  capitaux  produits  par 
le  travail  national  se  place  dans  les  rentes  italiennes,  puisque  ces 
rentes,  émises  à  l'étranger,  repassent  peu  à  peu  les  Alpes  :  or  le 
prix. s'en  est  élevé  sans  interruption  auxbourses'de  Florence  et  de 
R>me,  du  cours  moyen  de  65.ZiO,  en  1865,  à  8ù./i2,  qui  est  le 
cours  moyen  d'octobre  1880.  Ne  soyons  point  surpris  de  ce  rapide 
développement  de  l'épargne  italienne  :  nous  avons  vu. le  nrêine  fait 
se  produire  en  France,  su.r  de  bien  autres  proportions,  après  nos 
derniers  malheurs.  Les  nationsagricoles  sont  plus  économes  et  plus 
soucieuses  d'épargner  que  les  nations  industrielles.  Les  bénéfices  de 
l'industrie  sont  bien  plus  considérables  que  ceux  de  l'agriculture  ; 
niais  quelle  est  la, première  pensée  qui  vienne  à  l'esprit  d'un  ma-r 
nufacturier  lorsqu'il  dresse  son  inventaire  à.  la  fin  d'une  année 
fructueuse?  C'est  qu'avec  un -nombre  double  de  broches  ou  de  mé- 
tiers, il  aurait  réalisé;  un  bénéfice  double,  et  par  un  entraînement 
presque  irrésistible,  il  consacre  ses  gains,  et  souvent  le  produit 
d'emprunts,  à  accroître  son  outillage,  que  le  ralentissement  des 
afftiires  peut  condamner  brusquement  à  l'inaction.  Des  capitaux 
considérables  s'immobilisent  en  constructions  et. en  matériel  :  les 


LA   SITUATION   ÉCONOMIQUE   DE   l'iTALIE.  ^63 

moyens  de  production  di'^passent  momentanément  les  besoins  de  la 
consommation,,  et  une  crise  dévore  les  fruits  d'une  période  prospère. 
Quant  aux  ouvriers  de  l'industrie,  l'élévalion  rapide  des  salaires 
aux  époques  d'activité  commerciale,  et  la  facilité  avec  laquelle  ils 
trouvent  à  s'employer,  en  passant  d'un  atelier  à  un  autre,  leur  ôtent 
toute  inquiétude  pour  le  lendemain,  toute  appréhension  d'un  chô- 
mage à  venir.  11  n'eu  est  pas  ainsi  de  l'agriculteur,  à  qui  l'alter- 
nance des  saisons  rappelle  constamment  la  nécessité  de  la  pré- 
voyance, et  qui,  au  milieu  de  l'abondance  de  l'été,  doit  faire  la  part 
des  besoins  de  l'hiver.  L'épargne,  qui  exige  un  effort  de  volonté  de 
la  part  de  l'industriel,  est  une  habitude  et  s'impose  comme  une 
nécessité, au  cultivateur.  Le  peuple  italien  est  laborieux  et  économe 
comme  tous  les  peuples  attachés  au  sol  pour  qui  la  terre  est  la 
principale  richesse.  Les  cliilTres  que  nous  avons  cités  montrent  les 
effets  de  ces  sages  habitudes  contractées  à  l'école  delà  nature.  Ainsi 
l'Italie  travaille,  elle  développe  les  ressources  de  son  sol  fécond, 
elle  économise  et  elle  accumule  ses  épargnes.  On  en  peut  conclure 
en  toute  sûreté  que,  si  le  gouvernement  italien  est  en  mesure  d'en- 
treprendre l'abolition  du  cours  forcé,  la  situation  économique  de 
l'Italie  est  favorable  au  succès  de  cette  importante  opération. 

Par  quelle  voie  et  dans  quelle  maesure  se  procurera-t-on  ;lcs  mé- 
taux précieux  nécessaires  ? 

La  circulation  fiduciaire  de  l'Italie  s'élevait,  en  1879,  à  1,672 
millions  ;  mais,  bien  qu'elle  jouisse  tout  entière  du  privilège  de 
l'inconvertibilité,  il  est  indispensable  d'en  faire  deux  parts  dis- 
tinctes. La  première  se  compose  des  billets  émis  par  la  Banque 
nationale  du  royaume,  la  Banque  nationale  de  Toscane,  la  Banque 
toscane  de  crédit,  la  Banque  romaine,  la  Banque  de  Naples  et 
la  Banque  de  Sicile,  pour  leur  compte  particulier  et  sous  leur  res- 
ponsabilité propre,  par  suite  des  escomptes,  des  avances  sur  valeurs 
et  des  autres  opérations  qu'elles  peuvent  faire  en  leur  qualité  d'éta- 
■blissemens  de  crédit.  La  seconde  part  comprend  uniquement  les  bil- 
lets émis  parles  six  banques  syndiquées  sur  la  réquisition  et  pour  le 
compte  du  gouvernement.  Ces  derniers  billets  constituent  seuls  une 
dette  de  l'état  envers  le  public,  ils  sont  seuls  un  papier-monnaie. 
Les  émissions  propres  aux  six  banques  sont  éminemment  variables, 
puisqu'elles  sont  subordonnées  à  l'importance  des  opérations  de 
ces  établissemens  :  l'émission  pour  lecompte  de  l'état  est  demeurc'e 
'Stationnaire  depuis  plusieurs i-années  ;  i elle  se  maintient  aux  envi- 
rons de  900  millions. 

M.  Magliani  propose  lau  parlement  italien  de  contracter  à  l'étran- 
ger,—  et  ici  l'étranger  ne  peut  être  que  la  place  de  Paris,  principal 
marché  des  fonds  italiens,  —  un  emprunt  de  650  millions.  11  se  tient 
pour  assuré,  et  il  a  dû  puiser  cette  confiance  dans. des  pourparlers 


llQll  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

avec  des  capitalistes  français,  de  parvenir  à  réaliser  cet  emprunt  à 
5  pour  100,  net  de  l'impôt  sur  le  revenu,  c'est-à-dire  aux  environs 
de  86  fr.,  plus  1  pour  100  de  commission  pour  frais  de  négociation 
et  frais  de  transport  des  espèces.  Il  n'y  a  rien  à  reprendre  à  ces 
conditions,  qui  sont  les  plus  avantageuses  que  l'Italie  ait  encore 
obtenues  lorsqu'elle  a  fait  appel  au  crédit.  Sur  les  650  millions  nets, 
fournis  par  l'emprunt,  lih  millions  en  or  seraient  immédiatement 
versé-;  à  la  Banque  nationale  du  royaume  en  remboursement  d'un 
prêt  en  même  métal  qu'elle  a  fait  au  trésor  et  pour  lequel  il  lui 
çst  servi  un  intérêt.  Il  restera  donc  600  millions,  c'est-à-dire 
une  somme  équivalente  aux  deux  tiers  du  papier-monnaie  gou- 
Vf?rnemental  en  circulation.  Cette  proportion  serait  suffisante,  si 
M.  Magliani  ne  proposait  de  prolonger  jusqu'au  31  décembre  1883, 
c'est-à-dire  pendant  deux  années,  le  cours  légal  des  600  millions 
auxquels  il  compte  ramener  l'émission  moyenne  des  six  banques. 
Du  coup,  la  proportion  descend  desdeuxtiers  aux  deux  cinquièmes 
de  la  circulation  en  papier. 

A  mesure  que  les  versemens  lui  seront  faits  par  les  contractans 
de  l'emprunt,  le  trésor  italien  retirera  de  la  circulation  les  billets 
de  50  centimes,  de  1  franc,  de  2  francs  et  de  5  francs  qu'il  a  émis 
pour  une  somme  de  315  millions.  Le  surplus  du  produit  de  l'em- 
prunt sera  appliqué  exclusivement  au  retrait  des  billets  de  100, 
250  et  1,000  francs,  dont  la  valeur  s'élevait,  au  1"  octobre  dernier, 
à  330  millions  :  ils  ne  pourront  être  tous  retirés  à  cause  du  pré- 
lèvement qui  devra  être  fait  sur  l'emprunt  pour  rembourser  la 
Banque  nationale  ;  il  en  demeurera  donc,  après  l'épuisement  de 
l'emprunt,  pour  une  valeur  d'environ  liQ  millions.  En  se  fondant 
sur  le  chiffre  des  billets  émis  jusqu'à  la  date  du  l^""  octobre  1879, 
M.  Magliani  estime  qu'il  restera  encore  en  circulation,  pour  le 
compte  de  l'état,  3ZiO  millions  de  papier-monnaie  se  décomposant 
ainsi  :  billets  de  10  lires,  2ZiO  millions  et  demi  ;  billets  de  20  lires, 
50  millions  et  demi  ;  billets  de  100,  250  et  1,000  lires,  hQ  millions. 
Comme  il  est  à  croire,  d'après  l'exemple  de  ce  qui  s'est  passé  dans 
d'autres  pays,  qu'un  certain  nombre  de  petites  coupures  ne  se 
présenteront  pas  au  remboursement  parce  qu'elles  auront  été  per- 
dues ou  détruites,  les  quelques  millions  qui  pourront  devenir  dis- 
ponibles seront  appliqués  au  retrait  des  grosses  coupures. 

Ainsi  M.  Magliani  ne  se  propose  de  retirer  que  les  deux  tiers  du 
papier-monnaie  du  gouvernement;  et  il  laissera  dans  la  circulation 
le  dernier  tiers  sous  la  forme  exclusive  des  coupures  intermé- 
diaires, après  le  retrait  des  plus  faibles  et  des  plus  fortes. 

Sur  les  650  millions,  ÛOO  devront  être  fournis  en  or,  et  M.  Magliani 
se  donne  une  peine  superflue  pour  démontrer  que  cette  quantité 
d'or  pourra  être  réunie  sans  jeter  la  perturbation  sur  les  marchés 


LA    PITrATION   ÉCONOMIQUE   DE   l'iTALIE.  465 

européens.  250  millions  devront  être  fournis  en  argent,  et  dans  cette 
somme  seront  compris  79  millions  de  monnaies  divisionnaires  ita- 
liennes que  les  états  de  l'union  latine  ont  retirés  de  la  circula- 
tion et  ont  remis  au  gouvernement  français.  Le  gouvernement  ita- 
lien s'est  engagé  à  nous  les  reprendre  au  moyen  de  paiemens 
échelonnés,  et  il  nous  sert  un  intérêt  dont  il  se  trouvera  affranchi, 
en  même  temps  qu'il  évitera  la  dépense  que  lui  occasionnerait  la 
frappe  de  nouvelles  pièces.  Les  embarras  dans  lesquels  l'empire 
d'Allemagne  s'est  jeté  gratuitement  en  voulant  passer  sans  transi- 
tion de  l'étalon  d'argent  à  l'étalon  d'or  ont  été  un  avertissement 
pour  M.  Magliani.  Il  veut  sagement  conserver  pour  son  pays  le 
double  étalon  avec  la  sauvegarde  que  les  règlemens  de  l'union 
latine  assurent  contre  un  monnayage  excessif  de  l'argent.  Non-seu- 
lement l'Italie  est  absolument  dépourvue  de  monnaies  division- 
naires, qui  ne  peuvent  être  frappées  qu'en  argent,  mais  les  états 
avec  lesquels  ses  rapports  commerciaux  sont  les  plus  constans  et 
les  plus  actifs  n'ont  que  l'étalon  d'argent,  comme  l' Autriche-Hon- 
grie, ou  ont  le  double  étalon,  comme  les  nations  qui  composent 
l'union  latine.  Elle  agit  donc  sagement  en  se  réglant  sur  ses  plus 
proches  voisins. 

La  grande  préoccupation  du  ministre  paraît  avoir  été  de  ne  point 
changer  les  conditions  actuelles  du  marché  italien  par  une  diminu- 
tion dans  le  nombre  des  instiumens  d'échange.  L'approvisionne- 
ment monétaire  de  l'Italie  s'élève  en  ce  moment  à  2  milliards 
200  millions,  dans  lesquels  le  papier -monnaie  entre  pour  16  à 
1,700  millions  et  les  espèces  métalliques  qui  forment  les  encaisses 
du  trésor  et  des  banques  d'émission  pour  un  peu  plus  de  200  mil- 
lions. Le  ministre  évalue  à  300  millions  les  espèces  métalliques  qui 
circulent  encore  dans  les  provinces  frontières,  où  elles  sont  main- 
tenues ou  ramenées  par  les  rapports  quotidiens  avec  l'étranger,  et 
celles  que  les  particuliers  conservent  et  cachent  par  précaution. 
Cette  évaluation  ne  paraîtra  point  exagérée  à  ceux  qui  savent  quelles 
quantités  d'espèces  d'or  et  d'argent  avaient  été  mises  en  réserve 
après  1870,  par  les  particuliers  un  peu  aisés,  désireux  de  s'assurer 
une  ressource  pour  les  cas  d'urgence.  Ces  pièces  d'or  et  d'argent 
sortirent  de  leurs  cachettes  dès  que  la  Banque  de  France  eut  recom- 
mencé à  donner  indifféremment  des  espèces  ou  des  billets.  De 
même,  les  monnaies  pontificales  et  napolitaines,  qui  doivent  exister 
encore  en  quantités  notables,  reverront  la  lumière  du  jour  dès  que 
le  cours  forcé  aura  été  supprimé.  On  avait  estimé,  d'après  les  frappes 
officielles,  à  100  millions  la  valeur  des  monnaies  italiennes  qui  avaient 
dû  émigrer  à  l'étranger  :  cependant  les  états  de  l'union  latine  n'en 
ont  pu  retirer  que  pour  79  millions.  Il  n'est  pas  à  supposer  que 

TOME   XLtlI.    —  1881.  30 


466  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  21  millions  qui  manquent  aient  été  détruits  ou  perdus.  S'ils  ont 
disparu  de  la  circulation,  c'est  qu'ils  sont  devenus  les  élémens 
d'une  foule  de  petits  pécules.  A  plus  forte  raison,  les  pièces  d'or 
ont-elles  dû  jouer  ce  rôle.  M,  Magliani  n'est  donc  pas  au-dessous 
de  la  vérité  lorsqu'il  calcule  que  les  650  millions  de  l'emprunt,  en 
s' ajoutant  aux  espèces  d'or,  d'argent  et  de  bronze  déjà  existantes, 
porteront  à  1  milliard  200  millions  les  espèces  métalliques  dont 
l'Italie  disposera.  En  ajoutant  à  ces  1,200  millions  les  350  millions 
de  papier-monnaie  qu'il  conserve  et  6  ou  700  millions  de  billets 
émis  par  les  banques,  il  retrouve  le  chiffre  de  2  milliards  200  mil- 
lions, qui  représente  l'approvisionnement  monétaire  actuel. 

C'est  par  peur  de  trop  affaiblir  cet  approvisionnement  que 
M.  Magliani  se  croit  obligé  de  maintenir  en  circulation  pour 
350  millions  de  papier-monnaie  gouvernemental.  Une  autre  crainte 
le  saisit  aussitôt,  c'est  qu'après  l'abolition  du  cours  forcé  une  cir- 
culation fiduciaire  d'un  milliard  ne  soit  trop  étendue  pour  l'Italie  et 
ne  devienne  une  source  d'embarras  financiers.  Il  se  rassure  par 
l'exemple  de  ce  qui  s'est  passé  dans  tous  les  pays  qui  ont  traversé 
le  régime  du  cours  forcé  et  où  la  circulation  fiduciaire  est  demeurée 
plus  considérable  après  la  reprise  des  paiemens  en  espèces  qu'elle 
n'avait  été  avant  leur  suspension.  Le  fait  est  exact,  et  il  s'explique 
aisément.  Les  classes  illettrées,  que  l'ignorance  rend  méfiantes,  ont 
besoin  d'être  familiarisées  par  l'usage  avec  la  monnaie  fiduciaire, 
et  c'est  une  expérience  journalière  qui  seule  les  convainc  qu'un 
chiffon  de  papier  peut  avoir  une  valeur  effective.  Leurs  préventions 
tombent  alors,  et  elles  acceptent  sans  hésitation  les  billets  qu'elles 
regardaient  autrefois  d'un  œil  soupçonneux.  Il  n'en  demeure  pas 
moins  vrai  que  ce  qui  assure  la  circulation  de  la  monnaie  fiduciaire, 
c'est  la  confiance  en  sa  convertibilité  immédiate.  Que  M.  Magliani 
n'appréhende  donc  point  de  voir  l'Italie  souffrir  d'un  excès  de  mon- 
naie fiduciaire  s'il  peut  faire  pénétrer  dans  tous  les  esprits  la  con- 
viction que  tout  billet  est  convertible  à  présentation. 

C'est  au  point  de  vue  de  la  confiance  à  inspirer  à  l'opinion 
publique  que  nous  considérons  comme  une  imprudence  le  maintien 
dans  la  circulation  d'une  partie  du  papier-monnaie  de  l'état.  Deux 
papiers-monnaie  vont  se  trouver  en  présence  :  d'une  part,  les  bil- 
lets du  gouvernement  ;  de  l'autre,  les  billets  des  six  banques  d'é- 
mission. L'acceptation  des  premiers  sera  obligatoire  partout  et  pour 
toute  espèce  de  paiement;  seulement  on  aura  le  droit  de  les  échan- 
ger contre  des  espèces  métalliques  à  certaines  caisses  publiques. 
Les  seconds  conserveront  cours  légal  et,  partant,  valeur  libératoire 
jusqu'au  31  décembre  1883.  A  part  la  dualité  du  papier-monnaie, 
à  laquelle  l'établissement  du  syndicat  de  1874  avait  eu  pour  objet 
de  mettre  fin  et  qui  va  reparaître,  quelle  différence  la  masse  du 


LA   SUDATION  ÉCONO^IQUJE  DE  l'iTALIE.  467 

public  apercevra-t-elle  entre  l'étal  de  choses  actuel  et  celui  qui 
suivra  la  réalisation  de  l'empruut?  Où  seront  les  élémens  de  l'effet 
moral  qu'on  se  flatte  et  qu'il  est  si  essentiel  de  produire? 

Les  apparences  seront  d'autant  moins  favorables  que  ce  sont  les 
coupures  de  dix  francs  que  M.  Magliaui  se  propose  de  maintenir 
tout  particulièrement  dans  la  circulation,  c'est-à-dire  des  cou|;ures 
dont  l'usage  est  de  tous  les  instans.  11  semble  avoir  des  grosses 
coupures,  si  l'on  peut  donner  ce  nom  aux  billets  de  cent  francs, 
une  appréhension  qu'on  a  peine  à  s'expliquer.  Il  paraît  les  consi- 
dérer comme  une  menace  permanente  pour  le  trésor  public.  JNous 
croyons  que  cette  opinion  n'est  pas  fondée.  Les  grosses  coupures 
ne  se  trouvent  qu'aux  mains  des  classes  aisées,  qui  sont  moins 
sujettes  que  les  autres  aux  paniques  et  aux  besoins  urgens  et  qui 
sont  mieux  en  situation  d'apprécier  les  avantages  de  la  monnaie 
fiduciaire.  Pour  les  petites  sommes,  le  papier  ne  peut  soutenir  la 
comparaison  avec  la  monnaie  métallique  :  une  pièce  de  5  francs 
ou  de  10  francs  sera  toujours  préférée  à  un  billet  de  même  valeur  : 
c'est  quand  il  s'agit  de  paiemens  d'une  certaine  importance  que  la 
commodité  de  la  monnaie  fiduciaire  apparaît  :  si  belle  et  si  maniable 
que  soit  la  monnaie  d'or,  cinq  pièces  de  20  francs  sont  plus  embar- 
rassantes qu'un  billet  de  100  francs;  plus  le  chiffre  du  paiement  à 
/aire  ou  de  la  somme  à  transporter  s'élève,  et  plus  s'accroît  la  supé- 
riorité du  billet  de  banque,  qui  ne  tient  point  de  place  et  qui  peut 
être  envoyé  dans  une  lettre.  Si  le  commerce  fj'ançais  a  réclamé  conire 
le  rttrait  des  billets  de  50  et  de  100  francs,  c'est  que  les  billets  de 
200  fr.  ayant  toujours  éié  en  très  petite  quantité,  il  ne  serait  plus 
resté,  par  le  fait,  aucun  instrument  d'échange  intermédiaire  entre  la 
pièce  de  20  fr.  et  le  billet  de  500  fr.,  et  qu'il  était  impossible  de 
recourir  à  l'emploi  des  lettres  chargées  poui'  une  multitude  innom- 
brable de  paieaiens.  La  Banque  de  France  n'émet  plus  de  billets 
d'une  valeur  supérieure  à  1,000  francs,  et  cela  n'a  point  d'incon- 
vénient, parce  que  les  paiemens  considérables  s'effectuent  à  l'aide 
de  viremens  d'un  compte  à  un  autre,  ou  de  chèques,  ou  des  autres 
moyens  perfectionnés  d'échange  dont  les  institutions  de  crédit  nous 
ont  dotés  :  cependant  les  notaires  de  province,  qui  ont  souvent  des 
sommes  importantes  à  payer  ou  à  expédier,  regrettent  parfois  la  dis- 
parition des  coupures  de  5,000 et  de  10,000  francs.  Ce  ne  sont  donc 
pas  les  billets  de  100  francs  et  au-dessus  qui  auraient  pu  être  une 
cause  d'embarras  pour  le  trésor  italien  :  ces  billets  sont  trop  néces- 
saires aux  transactions  commerciales  pour  sortir  aisément  de  la 
circulation,  et  ce  sont  ceux-là  surtout  dont  le  rôle  grandit  et  dont 
le  nombre  doit  être  accru  quand  l'activité  commerciale  se  déve- 
loppe. 


468  REVUE   DES    DEUX  MOiSDES. 

On  s'explique  d'autant  moins  la  prédilection  de  M.  Magliani  poul- 
ies petites  coupures  que  les  exemples  qu'il  invoque  tournent  contre 
lui.  Il  y  a  longtemps  que  les  billets  de  cinq  francs  de  la  Banque  de 
France  ne  se  trouvent  plus  que  dans  les  tiroirs  des  collectionneurs; 
quant  aux  billets  de  20  francs,  il  n'y  a  que  les  caisses  où  s'o- 
père un  grand  mouvement  de  fonds,  comme  les  caisses  du  trésor  et 
celles  des  grandes  institutions  de  crédit,  qui  en  reçoivent  encore 
quelques-uns  de  loin  en  loin.  L'Angleterre  a  renoncé,  pour  son 
propre  compte,  au  billet  d'une  livre  sterling,  qui  ne  subsiste  plus 
qu'en  Ecosse  et  pour  une  somme  peu  élevée.  En  Allemagne  et  en 
Hollande,  comme  en  France,  les  billets  d'une  valeur  inférieure 
à  100  fr.  ne  représentent  pas  1  pour  100  de  la  circulation  fiduciaire; 
en  Belgique,  où  l'or  n'a  jamais  été  abondant,  les  billets  de  20  francs 
atteignent  à  4  et  demi  pour  100  de  la  circulation  générale,  et  il  n'en 
existe  pas  au-dessous  de  20  fr.  Quant  aux  États-Unis,  le  gouvernement 
américain,  contrairement  à  ce  que  compte  faire  M.  Magliani,  a  retiré 
toutes  les  petites  coupures  du  papier  fédéral;  et  il  se  propose  de 
retirer  le  reste  des  greenbacks  dès  qu'il  aura  terminé  la  conversion 
des  renies  5  et  (5  pour  100.  Il  ne  reste  donc  en  circulation  que  les 
petites  coupures  des  banques  dites  nationales  :  or,  si  les  billets  de  5 
dollars  représentent  un  peu  plus  de  29  pour  100  de  leur  émission, 
les  billets  de  1  et  de  2  dollars  ne  dépassent  guère  1 1/2  pour  100. 

On  ne  saurait  invoquer  en  faveur  des  petites  coupures  la  difficulté 
que  le  gouvernement  américain  éprouve  à  maintenir  en  circulation 
les  dollars  d'argent  dont  le  congrès  lui  a  imposé  la  fabrication  et 
l'émission.  Le  tort  du  congrès,  lorsqu'il  a  voté  le  bill  de  M.  Bland, 
a  été  de  vouloir  faire  du  dollar  d'argent  une  arme  de  guerre  contre 
la  monnaie  d'or  et  contre  la  suppression  du  cours  forcé.  Il  en  est 
résulté  qu'immédiatement  tous  les  établissemens  de  crédit,  toutes 
les  banques  et  toutes  les  grandes  maisons  de  commission,  par  les 
mains  desquelles  passe  la  presque  totalité  du  commerce  améri- 
cain, se  sont  coalisés  et  ont  introduit  dans  leurs  contrats  avec  leurs 
cliens  de  i'Ouest  l'obligation  du  paiement  en  or.  Un  tort  plus  grave 
encore  du  congrès  a  été  de  donner  au  dollar  d'argent  un  titre  trop 
faible  qui  ne  permettait  pas  de  l'accepter,  même  comme  marchan- 
dise, pour  sa  valeur  nominale.  Ce  qui  chasse  le  dollar  d'argent  de 
la  circulation,  ce  n'est  donc  pas  la  concurrence  des  petites  coupures 
du  papier-monnaie,  c'est  l'exclusion  dont  il  est  frappé  pour  tous  les 
paiemens,  hormis  ceux  du  petit  commerce  de  détail,  et  la  concur- 
rence du  dollar  d'or,  de  Vaigle,  qui  a  une  valeur  intrinsèque  supé- 
rieure de  8  à  10  pour  100.  Gomme  les  caisses  publiques  sont 
astreintes  à  recevoir  ces  pièces  de  bas  aloi  pour  leur  valeur  nomi- 
nale, c'est  avec  les  dollars  d'argent  qu'on  paie  surtout  les  impôts, 


LA   SITUATION  ÉCONOMIQUE   DE  l'iTALIE.  A69 

et  c'est  le  trésor  fédéral  qui  supporte  la  perte.  Si  le  gouvernement 
américain  ne  relève  le  titre  de  ses  pièces  d'argent,  il  ne  pourra  en 
accroître  l'émission  sans  les  déprécier,  et  il  les  verra  toujours  reve- 
nir dans  ses  caisses  par  l'acquittement  des  droits  de  douane  et  des 
autres  taxes. 

Nous  craignons  que  les  billets  de  10  francs,  dont  le  montant  actuel 
est  de  2/iO  millions  et  qui  tiendront  par  conséquent  une  place 
considérable  dans  l'approvisionnement  monétaire  de  nos  voisins, 
ne  causent  au  trésor  italien  les  mêmes   embarras  que  le  dollar 
d'argent  au  gouvernement  américain.  L'emploi  des  petites  coupures 
est  très  onéreux  à  cause  de  leur  détérioration  rapide,  qui  oblige  à 
les  renouveler  constamment,  et,  quelques  soins  que  l'on  prenne  à 
cet  effet,  on  ne  saurait  réussir  à  les  rendre  d'un  usage  commode  et 
agréable.    M.   Magliani  peut-il  se  faire  l'illusion  de   croire  que, 
lorsque  les  monnaies  d'or  auront  reparu  dans  la  circulation,   il 
pourra  être  indifférent  aux  gens  aisés,  et  surtout  aux  femmes,  d'a- 
voir dans  leur  bourse  une  pièce  de  vingt  francs  ou  deux  chiffons 
maculés  et  graisseux,  quelquefois  répugnans?  Il  adviendra  ce  qui 
est  arrivé  en  France,  c'est  que  tout  le  monde  s'empressera  d'em- 
ployer les  petits  billets  aux  emplettes  de  détail.  Le  commerce,  ne 
pouvant  qu'avec   difficulté   les   faire   accepter  par    ses  meilleurs 
cliens  lorsqu'il  aura  des  appoints  à  rendre,   s'en  débarrassera  à 
son  tour  en  les  portant  aux  caisses   publiques.  Le  trésor  italien 
verra  donc  les  billets  de  10  francs  lui  revenir  sans  cesse  :  il  les 
remettra  en  circulation  pour  ses  propres  paiemens,  mais,  comme 
il  ne  les  a  pas  exclus  du  droit  à  la  conversion  en  or  et  en  argent, 
comment  empêchera-t-il  qu'aussitôt  après  les  avoir  reçus  au  gui- 
chet des  paiemens,  on  les  présente  au  guichet  des  échanges  pour 
demander  des  espèces  métalliques?  Le  ministre  des  finances  doit 
donc  s'attendre  à  ce  que  l'échange  des  billets  de  10  francs  absorbe 
une  portion  de  sa  réserve  métallique  assez  forte  pour  lui  causer  de 
graves  embarras,  sinon  pour  compromettre  le  succès  de  son  opéra- 
tion. Si,  en  maintenant  en  circulation  une  partie  du  papier  mon- 
naie gouvernemental,  il  a  eu  en  vue  de  ménager  son  approvision- 
nement de  métaux  précieux,  il  aurait  atteint  plus  sûrement  son 
but  en  conservant  les  coupures  élevées,  indispensables  aux  opéra- 
lions  commerciales  sérieuses,  et  qui  se  seraient  présentées  rarement 
à  la  conversion,  plutôt  que  les  billets  de  10  francs,  dont  l'échange 
sera  continuellement  demandé. 

L'exposé  de  motifs  n'invoque  qu'une  seule  raison  pour  justifier 
la  préférence  donnée  par  le  gouvernement  italien  au  maintien 
de  ces  petites  coupures  :  ce  serait  la  crainte  que  les  billets 
de  l'état,  dont  la  convertibilité  immédiate  sera  garantie  par  la 


Il70  REVOE   DES  DEUX  MONDfiS. 

loi,  ne  fissent  une;  concurrence  trop  redoutable  aux  billets  des  six 
banques  d'émissian.  Nous  ne  saurions  imaginer  d'argument  plus 
fort  contre  la  coexistence  de  deux  papiers-monnaie  d'origine  dif- 
férente. Ce  serait  un  inconvénient  grave  que  le  discrédit  relatif  qui 
viendrait  à  frapper  la  circulation  des  banques  italiennes  et  qui 
paralyserait  entre  leurs  mains  une  force  auxiliaire  indispensable 
au  commerce  national;  mais  il  y  avait  un  moyen  bien  simple 
de  couper  court  à  ce  danger,  c'était  de  s'inspirer  des  exemples  des 
pays  qui  ont  passé  parle  régime  du  cours  forcé.  Instruits  par  le 
souvenir  des  assignats  français,  les  gouvernemens  de  Franjce  et 
d'Angleterre  se  sont  gardés  de  créer  un  papier-monnaie  de  l'état  : 
ils  ont  intei-posé  entre  eux  et  le  public  comme  un  contrôle  et  une 
garantie,  l'un  la  Banque  d'Angleterre  et  l'autre  la  Banque  de 
France.  Le  gouvernement  américain,  en  proâe  à  d'inexorables 
nécessités,  a  dû  créer  un  papier  d'état  ;  mais  il  a  annoncé  et  il 
exécute  la  résolution  de  le  faire  disparaître  absolument.  Pourquoi 
ne  pas  profiter  de  ces  leçons?  pourquoi  ne  pas  faire  rentrer  l'Italie 
dans  les  conditions  où  se  trouvent  les  pays  à  gi'and  crédit,  et  ne 
pas  donner  à  sa  situation  économique  une  assiette  solide  et  indis- 
cutable en  retirant  la  totalité  du  papier-monnaie?  Il  ne  s'agit  que 
de  300  millions.  M.  Magliani  a  préva  lui-même  que  son  emprunt 
de  650  millions  pourrait  se  trouver  insuffisant  si  les  circonstances 
venaient  à  déranger  ses  calculs  sur  la  marche  de  l'opéraûon  :  il  se 
fait  donner  par  un  article  du  projet  de  loi  l'autorisation  d'élever 
le  chiffre  de  l'emprunt.  N'était-il  pas  plus  simple  et  plus  logique 
de  porter  d'ores  et  déjà,  sans  hésitation  et  sans  dissimulation,  le 
chiffre  de  l'emprunt  à  950  millions,  payables  ZiOO  millions  en  or, 
250  millions  en  argent  et  300  millions  en  billets  du  consorzio  ?  Ce 
n'est  pas  12  ou  15  millions  de  plus  à  assigner  au  service  de  l'em- 
prunt qui  auraient  fait  disparaître  les  excédens  budgétaires  dont 
M.  Magliani  s'applaudit  avec  juste  raison;  tout  au  plus  aurait-il 
fallu  ajourner  quelques  dégrèvemens  d'impôts,  et  on  aurait  eu 
l'avantage  immense  d'en  finir  d'un  seul  coup  avec  l'existence  d'un 
papier-monnaie  gouvernemental.  Gomme  tous  les  états  dont  le 
crédit  est  indiscutable,  l'Italie  n'aurait  plus  connu  d'autre  monnaie 
fiduciaire  que  le  billet  de  banque. 

M.  Msgliani  objecterait  sans  doute  qu'à  faire  disparaître  les 
300  millions  de  papier-monnaie  qu'il  veut  conserver,  il  créerait  un 
vide  dans  l'approvisionnement  monétaire  de  l'Italie.  Nous  lui 
répondrons  par  l'observation  très  sensée  qu'il  fait  lui-mêœ.e  dans 
un  passage  de  son  exposé,  «  qu'un  pays  a  toujours  ou  peut  toujours 
se  procurer  la  monnaie  dont  il  a  besoin.  »  Ce  n'est  jamais  la  pénu- 
rie des  signes  monétaires  qui  empêchera  une  bonne  affaire  de  se 


LA   SITUATION  ÉCONOMIQUE   DE   l'iTALIE.  471 

conclure  dans  un  pays  civilisé.  A  supposer  que  ces  300  millions 
fissent  en  effet  un  vide  dans  la  circulation,  ce  vide  serait  bientôt 
et  avantageusement  comblé  par  les  billets  des  banques.  Ici  se  place 
la  seconde  observation  que  nous  nous  permettrons  d'adresser  à 
M.  Magliani.  Il  entoure  les  banques  italiennes  des  soins  d'une  ten- 
dresse inquiète  et  quelque  peu  oppressive.  Il  redoute  pour  leurs 
billets  la  concurrence  du  papier  d'état  :  il  leur  continue  plus  long- 
temps que  de  raison  le  cours  forcé  sous  le  déguisement  du  cours 
légal;  enfin,  il  se  préoccupe  de  diminuer  d'une  centaine  de  mil- 
lions l'importance  de  leurs  émissions  actuelles.  Le  principal  avan- 
tage qu'il  aperçoive  au  remboursement  de  lii  millions  à  faire  à  la 
Banque  nationale,  ce  n'est  pas  de  fortifier  l'encaisse  de  cette  banque 
et  de  lui  donner  la  faculté  d'étendre  sans  péril  son  émission,  c'est 
au  contraire  de  lui  permettre  de  retirer  de  ses  billets  pour  une 
valeur  correspondante.  Est-ce  ainsi  que  M.  Magliani  compte  accli- 
mater en  Italie  la  monnaie  fiduciaire? 

La  situation  des  banques  italiennes  est  excellente,  puisque 
d'après  les  tableaux  publiés  par  le  ministre,  elles  possèdent  toutes 
une  encaisse  égale  à  33  ou  35  pour  100  de  leur  émission.  Il  leur  est 
loisible  de  fortifier  encore  cette  situation  en  aliénant  les  rentes 
publiques,  les  fonds  provinciaux  et  communaux  et  les  valeurs 
diverses  qu'elles  ont  acquises  pour  donner  un  emploi  aux  capitaux 
inactifs.  La  suppression  du  cours  forcé  et  la  disparition  de  la  plus 
grande  partie  du  papier  de  l'état  auront  pour  conséquence  inévi- 
table d'accroître  l'importance  des  espèces  métalliques  qui  leui 
seront  versées.  Enfin,  la  liberté  qui  va  leur  être  rendue  de  modi- 
fier le  taux  de  fescompte,  sans  avoir  besoin  de  l'approbation  préa- 
lable du  gouvernement,  leur  permettrait  de  défenire  leur  encaisse, 
comme  le  font  les  banques  de  tous  les  pays,  en  mettant  un  prix 
plus  élevé  à  leur  concours.  Il  nous  parait  incontestable  que,  si  le 
papier  de  l'état  disparaissait  complètement  et  si  le  commerce  et 
l'industrie  n'avaient  plus  pour  le  règlement  des  opérations  de 
quelque  importance  d'autre  instrument  que  les  billets  des  banques 
italiennes,  celles-ci  pourraient,  sans  inconvénient  et  sans  péril,  éle- 
ver leur  émission  du  chiffre  actuel  de  750  millions  à  1  milliard. 

Ces  critiques  de  détail  ne  retirent  rien  de  son  mérite  au  projet 
de  M.  Magliani.  11  faut  louer  saQs  réserve  l  esprit  d'initiative  et 
la  résolution  dont  le  ministre  a  fait  preuve,  les  études  conscien- 
cieuses auxquelles  il  s'est  livré  et  la  lumière  qu'il  a  su  répandre 
sur  ce  grave  sujet.  Nous  nous  permettrons  même  d'adresser  au 
parlement  italien  le  conseil  d'en  terminer  promptement  avec  cette 
question,  puisque  le  gouvernement  le  met  en  demeure  de  prendre 
un  parti.  Lorsque  des  problèmes  aussi  graves  pour  l'avenir  d'un 


^72  RETUE   DES    DEUX   MONDES. 

pays  sont  soulevés,  la  véritable  prudence  est  de  les  résoudre 
immédiatement,  non  de  les  ajourner.  11  serait  oiseux  de  s'arrêter 
à  des  points  secondaires  et  de  guerroyer  sur  des  détails;  il  faut 
faire  œuvre  d'hommes  politiques,  marcher  résolument  vers  un 
but  désirable.  11  n'y  a  plus  d'études  à  faire  :  les  débats  du  par- 
lement, des  enquêtes  spéciales,  des  projets  de  loi  antérieurs  ont 
éclairé  tous  les  côtés  de  la  question,  et  il  serait  impossible  de  réunir 
des  documens  plus  complets,  plus  clairs  et  plus  péremptoires  que 
ceux  qui  accompagnent  le  rapport  de  M.  Magliani.  Le  moment  est 
venu  de  conclure.  Aucun  homme  sérieux  ne  mettra  en  avant  l'idée 
de  supprimer  graduellement  le  cours  forcé  en  appliquant  les  excé- 
dens  budgétaires  de  chaque  année  au  retrait  du  papier-monnaie. 
La  France  a  consacré  200  millions  par  an  au  remboursement  de  sa 
dette  envers  la  Banque,  les  Etats-Unis  appliquent  exclusivement  au 
retrait  de  leur  papier-monnaie  des  excédens  budg 'taires  de  plus  de 
250  millions.  Sont  ce  là  les  exemples  dont  on  voudrait  s'inspirer? 
Quel  est  l'homme  d'état  italien  qui  viendra  proposer  au  parlement 
l'établissement  de  100  millions  d'impôts  nouveaux  applicables  au 
rachat  du  papier-monnaie?  Pourtant,  si  l'on  ne  prend  ce  parti,  si 
l'on  s'en  tient  aux  excédens  actuels,  combien  mettra- t-on  d'années 
à  en  finir  avec  le  cours  forcé,  même  en  ajournant  tout  dégrève- 
ment, toute  dépense  utile  et  en  comptant  sur  une  série  ininter- 
rompue d'années  paisibles  et  prospères?  L'abolition  prétendue  gra- 
duelle du  cours  forcé  n'en  serait  que  la  prolongation  indéfinie, 
avec  son  corti^ge  de  charges  publiques  et  privées. 

Plus  on  est  convaincu  de  la  gravité  des  inconvéniens  insépara- 
bles de  ce  régime,  plus  on  doit  être  pénétré  de  la  nécessité  d'y 
mettre  un  terme  immédiat.  C'est  une  mesure  qui  veut  être  prise 
avec  résolution,  qui  doit  être  exécutée  avec  énergie  et  rapidité  :  si 
elle  est  accompagnée  de  quelques  embarras,  si  elle  entraîne  quel- 
ques sacrifices,  il  faut  accepter  les  uns  et  les  autres  en  vue  des 
maux  plus  grands  encore  auxquels  elle  portera  remède,  et  des 
avantages  certains  qu'elle  procurera  à  la  nation  tout  entière.  Le 
relèvement  du  crédit  national  doit  avoir  pour  conséquence  la  hausse 
des  fonds  de  l'état  :  cette  hausse  amène  à  son  tour  la  baisse  du 
loyer  de  l'argent  et  l'affluence  des  capitaux,  conditions  indispen- 
sables au  développement  de  l'activité  nationale.  De  si  grands  et  si 
solides  avantages  peuvent-ils  être  achetés  trop  cher?  11  est  une 
autre  considération  qui  nous  paraît  devoir  exercer  une  influence 
décisive  sur  les  déterminations  du  parlement  italien:  c'est  la  ques- 
tion d'opportunité.  La  situation  du  marché  européen  est  favorable 
pour  le  succès  de  l'opération  que  le  gouvernement  italien  veut 
entreprendre  :  les  capitaux  sont  abondans  et  à  bon  marché ,  ils 


LA   SITUATION  ÉCONOMIQUE   DE   l'iTALIE.  473 

sont  en  quête  d'emplois  sûrs  et  fructueux;  un  emprunt  dans  les 
conditions  où  se  trouve  l'Italie  et  avec  la  destination  qu'elle  compte 
lui  donner,  se  négocierait  à  des  conditions  avantageuses  et  serait 
souscrit  en  quelques  jours.  Combien  de  temps  durera  cette  afiluence 
des  capitaux,  et  l'Italie  est-elle  certaine  de  toujours  trouver  les  mêmes 
conditions  et  les  mêmes  facilités  ? 

tn  mot  encore.  Nous  applaudissons  à  l'œuvre  que  veut  entre- 
prendre le  gouvernement  italien,  parce  que  c'est  une  œuvre  de  paix 
qui  ne  peut  s'accomplir  et  porter  fruit  qu'à  la  condition  du  main- 
tien de  la  paix.  Les  hommes  d'état  italiens  le  savent,  ils  sont  trop 
éclairés,  trop  soucieux  de  l'avenir  et  de  la  prospérité  de  leur  pays 
pour  incliner  vers  une  politique  d'aventures,  qui  alarmerait  l'Eu- 
rope et  ruinerait  tous  leurs  projets.  Qu'ils  ne  craignent  point  de 
mettre  leur  langage  d'accord  avec  leurs  intentions.  Qu'ils  n'hési- 
tent pas  à  rompre  avec  les  hommes  à  chimères,  qui  rêvent  de 
guerres  nouvelles,  et  avec  les  esprits  tracassiers,  qui  ne  voient 
pour  l'Italie  d'autres  moyens  de  manifester  son  indépendance  et  sa 
vitalité  que  par  des  taquineries  à  l'adresse  de  ses  voisins.  M.  de 
Bismarck  s'est  prêté  à  certaines  coquetteries  diplomatiques  afni' 
de  ramener  l'Autriche  dans  les  bras  de  l'Allemagne  et  de  resserrer 
une  alliance  dont  les  liens  se  relâchaient.  Un  tel  résultat  est-il  bien 
avantageux  pour  l'Italie?  Quels  fruits  meilleurs  pourrait-elle  attendre 
en  créant  des  embarras  à  l'Angleterre  et  à  la  France  en  Egypte,  en 
nous  suscitant  des  difficultés  en  Tunisie?  L'Italie  ne  rencontre  ni 
jalousie  ni  mauvais  vouloir  chez  aucun  de  ses  voisins;  elle  n'a 
aucun  intérêt  à  changer  leurs  sentimens.  La  prospérité  de  l'Italie 
ne  saurait  nous  porter  ombrage,  puisque  les  deux  pays  ne  se  font 
concurrence  sur  aucun  marché.  L'exposé  de  M.  Magliani  constate  en 
maint  endroit  l'assistance  utile  que  les  entreprises  italiennes,  publi- 
ques et  privées,  ont  trouvée  sur  le  marché  français.  La  France  a  aidé 
à  l'affranchissement  de  l'Italie  par  ses  capitaux  autant  que  par  ses 
armes.  Si  notre  ministre  des  finances,  cédant  tout  à  coup  aux  récla- 
mations qui  se  sont  souvent  élevées  aux  sein  des  chambres  et  dans 
la  presse  contre  la  facihté  avec  laquelle  notre  marché  s'ouvre  aux 
valeurs  étrangères,  venait  à  faire  supprimer  de  la  cote  de  la  Bourse 
tous  les  emprunts  étrangers,  son  collègue  de  Borne  ne  considére- 
rait-il pas  cette  mesure  comme  un  obstacle  au  succès  de  ses  pro- 
jets? Lorsque  les  intérêts  de  deux  nations  sont  si  intimement  unis,  la 
pohtique,  qui  n'est  que  la  mise  en  pratique  des  conseils  de  la  sagesse 
et  de  la  prudence,  ne  commande-t-elle  pas  de  fortifier  ces  Hens 
déjà  étroits  par  les  preuves  d'une  mutuelle  et  sincère  sympathie? 

GucHEViï  l-Clarigny. 


REVUE     LITTERAIRE 


Le  Théâtre  de  la  révolution,  1189-1799,  avec  documens  inédits,  par  M.  Henri 
WelscMnger;  Paris;  1881.  Charavay  frères. 


i"    COUPLET. 

Prouver  qu'autrefois,  pendant  quatre  cents  ans, 
Fiers  de  leur  pouvoir,  nos  aïeux  ignorans 
Avaient  opprime  des  vassaux  endurans, 

C'était  là  l'état  monarchique... 
Citer  pour  purens  des  gens  laborieux. 
De  braves  ai'tisans,  actif»,  industrieux, 
Qui  tous  ont  vécu  pauvres,  mais  vertueux. 

Voilà  quelle  est  la  République. 

2®    COUPLET. 

Au  théâtre  offrir  sous  des  traits  séduisans, 
Des  rois  orgueilleux,  de  lâches  courtisans, 
Des  pères  trompés,  dns  valets  complaisaos, 

C'était  là  l'état  monarchique... 
Peindre  tels  qu'ils  sont  les  tyrans  oppresseurs. 
Chanter  les  exploits  de  nos  fiers  défenseurs, 
Faire  du  théâtre  une  école  de  moeurs, 

Voilà  quelle  est  la  République. 

3*    COUPLET. 


Je  m'arrôterai  là.  Mais  comme  des  gens  malintentionnés  pourraient 
croire  que  ce  vaudeville  est  de  M.  Tiirquet,  notre  sous-secrétaire  d'état 
au  département  des  beaux-arts,  je  m'empresse  de  leur  apprendre  qu'il 
est  de  J.-B.  Radet,  lecteur  et  bibliothécaire,  avaot  la  révolution,  de  je  ne 
sais  plus  quelle  marquise  ou  duchesse,  —  que  par  conséquent  il  n'a 
pas  moins  de  tantôt  quatre-vingt-dix  ans  d'âge,  —  et  que  je  l'emprunte 


KETUE  urrisAiRE.  .475 

au  très  curieux  ouvrage  que  M.  Welsohiag^r  vient  de  publier  sous  la 
titre  de  :  Tliéâtn  de  ùa  pévoiution. 

11  existe  donc  un  théâtre  de  la  révolution?  Sans  douift;  et  dont  riùs- 
tfiire  est  singulièreTiient  instructive,  si  la  valeur  littéraire  «n  est  nulle, 
Un^  tbëâtre  qui  ne  compte  pas  moiim  de  jiiiile  ou  dooze  cents  pièces, 
et  de  toute  sorte,  pour  dix  ans  seulement  de  temps;  un  théâtre  à  qiui 
■m  les  auteurs,  ni  le  public  n'ont  manqué,  —  je  dis  p;is  un  seul  jour  ; 
un  théâtre  unique  eofin  dans  l'histoire  du  théâtre  pour  la  fidélité  lamenr 
tableavec  laquelle  il  a  reflété,  du  Ujuillet  1789  au  18  brumaire  an  viii, 
le  langage,  les  mœurs,  les  passions  du  temps.  C'est  qu  à  vrai  dire, 
l'homme  est  un  étrange  animal,  et  le  Français  surtout,  pour  la  facilité 
qu'il  a  de  s'accommoder  aux  circonstances,  ou  plutôt  d'adapter  ces 
circonstances  elles-mêmes,  si  tristes  qu'elles  soient,  à  son  éternel 
besoin  de  jouir.  Nous  nous  construisons,  à  distance  de  per.-^pective, 
uiie  histoire  idéale  de  la  période  révolutionnaire;  et,  parce  que  de 
grands  événemens  en  occupent  le  premier  plan,  parce  que  le  drame 
est  dans  les  assemblées  et  la  tragédie  sur  l'a  place  publique,  parce 
que  l'émeute  est  dans  les  rues  de  la  grande  ville,  la  guerre  intestine 
dans  les  provinces,  la  guerre  étrangère  presque  sur  toutes  les  fron- 
tières à  la  fois,  involontairement,  nous  sommes  tentés  de  hausser  le 
ton,  et  nous  voilà  tous,  comme  l'historien  latin,  écrivant  à  la  manière 
noire:  Opus  aggredior  opimum  casibus,ntrox  prxliis,  discors  seditionîbus, 
ipsa  etiam  in p ace  sœvum.  Et  comment  croire  en  effet  que,  sous  la  menace 
perpétuelle,  hier  de  la  violence  populaire,  aujourd'hui  ('e  la  guillotine 
olfîc  ('  le,  demain  de  l'invasion  ennemie,  la  vie  ne  fût  pas  comme  inter- 
rompue? Gependaatil  n'en  est  rien,  et  non-seulement  la  vie  suit  son  cours 
ordinaire,  mais  peut-être  qu'on  ne  s'est  jamais  rué  plus  étourdiment 
au  plaisir  que  dans  quelqu'^s-unes  des  années  qui  se  sont  écoulées  de 
1789  à  1800.  Si  de  certains  historiens  en  étaient  crus,  jamais  peut-être 
le  commerce  de  la  gueule,  comme  disaient  énergiquement  nos  pères, 
n'aurait  connu  de  plus  heureux  jours,  ni  réalisé  de  plus  copieux  béné- 
fices que  dans  les  premiers  jours  de  la  révolution  (1)  ;  la  galanterie 
n'aurait  jamais  tendu  ses  filets  plus  nombreux  ou  plus  dorés  qu'au 
temps  de  la  constituante,  si  ce  n'est  au  temps  du  directoire;  et  pour  la 
conveution,  savez-vous  en  quelles  années  les  ihéàtres  ont  donné  le 
plus  de  nouveautés  ?  Je  viens  de  relever  les  chiffres  dans  le  livre  de 
M.  Welschinger  :  c'est  en  pleine  Terreur,  c'est  en  1793  et  1794.  Je  trouve 
pour  l'année  1790  une  vingtaine  de  pièces  :  mais  j'en  co  r.pte  pour  1793 
une  quarantaine,  une  cinquantaine  en  1794  :  et  quand  j'arrive  à  1799, 
le  total  tombe  à  la  douzaine.  Là-dessus,  n'allez  pas  croire  que  ce  soient 
loutes  pièces  d'actualité,  comme  nous  disons.  11  y  en  a  quelques-unes, 
et  Li  moyen  qu'il  en  fût  autrement?  Mais  après  Buzol,  roi  du  Calvados, 

(1)  E.  et  J.  de  Concourt,  la  Soctélé  française  pendant  la  révolution. 


ll7Q  REVDE   DES   DEDX   MONDES. 

OU  la  Mort  de  Robespierre,  voulez-vous  des  tragédies,  ornées  de  quelques 
allusions,  sans  doute,  mais  enfin  selon  la  formule?  Voici  le  Mucius 
Scœvola  de  LucedeLancival,  ou  le  Cincinnatus  d'Arnault,  ou  VEpicharis 
et  Néron  de  Gabriel  Legouvé?  Aimez-vous  mieux  la  farce?  Voici  les  Arle- 
quins, —  Arlequin  tailleur,  Arlequin  sculpteur,  Arlequin  perruquier,  — 
et  voici  le  joyeux  Pigauli-Lebrun  avec  les  Dragons  et  les  Bénédictines, 
Ajoutez,  pour  que  rien  n'y  manque  :  le  ballet  «  anacréoutique,  »  l'opé- 
rette égrillarde,  où  l'on  chante  la  chanson  fameuse  : 

J'ous  un  curé  patriote... 

l'idylle  villageoise,  et  la  niaiserie  sentimentale  :  Saint-Far,  ou  la  Délica- 
tesse de  V  amour. 

A  la  vérité,  quelques  omissions  que  nous  avons  remarquées  dans  le 
livre  de  M.  Welschinger  ne  nous  permettent  pas  de  garantir  les  chiffres 
pour  exicts.  C'est  ainsi  que,  dans  les  derniers  jours  de  1791  et  les  pre- 
miers de  1792,  on  n'a  pas  représenté  moins  d'une  demi-douzaine  de 
pièces  dont  les  héros  étaient  les  Suisses  du  régiment  de  Châteauvieux. 
M.  Welschinger  n'en  cite,  je  crois,  pas  une.  Cependant  l'épisode  a  son 
importance,  puisque  toutes  les  fêtes  révolutionnaires  depuis  se  sont 
plus  ou  moins  inspirées  du  programme  que  traça  Tallien  pour  l'entrée 
triomphale  à  Paris  de  ces  forçats  libérés.  C'est  le  programme  qui  finis- 
sait par  ce  paragraphe  :  «  Alors  les  soldats  de  Châteauvieux  se  mêle- 
ront avec  leurs  frères  dans  des  festins  civiques,  pour  lesquels  les 
citoyens  s'empresseront  de  réunir  leur  repas  de  famille  aux  vivres  que 
le  commerce  y  apportera  abondamment  ;  des  danses  signaleront  l'allé- 
gresse publique,  et  la  fête  durera  autant  que  le  jour,  trop, prompt  à 
fuir,  le  permettra  (1).  »  Je  ne  sais  ce  qu'en  pensera  le  1(  cteur,  mais 
moi,  pour  un  million,  comme  dit  Bélise,  je  ne  donnerais  pas  ce  :  trop 
prompt  à  fuir.  Quoi  qu'il  en  soit  et  même  en  supposant  qu'il  y  ait  d'au- 
tres omissions  encore  dans  le  livre  de  M.  Welschinger,  involontaires 
ou  voulues,  et  nous  pourrions  en  signaler  plusieurs,  la  vraie  physio- 
nomie des  choses  n'en  est  pas  altérée.  Ce  qui  demeure  certain,  c'est 
qu'au  jour  de  l'exécution  des  girondins,  comme  de  l'exécution  des  daa- 
tonistes,  comme  de  l'exécution  de  Robespierre  et  de  Saint-Just,  les 
théâtres  ont  joué  et  même  donné  des  premières.  On  peut  donc  se  fier, 
sauf  pour  quelques  détails,  au  livre  de  M.  Welschinger.  C'est  seulement 
dommage  qu'il  ne  soit  pas  mieux  composé. 

Il  eût  convenu  d'abord  de  remonter  un  peu  plus  haut  dans  l'histoire, 
de  quelques  années  à  peine,  et  de  montrer,  brièvement,  dans  le  théâtre 
de  Voltaire  et  dans  les  théories  dramatiques  de  Diderot  les  origines  du 
théâtre  de  la  révolution.  Car,  cette  idée  de  faire  du  théâtre  «  uue  école 
de  mœurs,  »  comme  dit  J.-B.  Radel,  elie  vient  de  Diderot  en  droite  ligne. 

(1)  Mortimer-Tcrnaux,  Histoire  de  la  Terreur,  i. 


REVUE   LITTÉRAIRE,  477 

«  Quel  moyen  que  le  théâtra  si  le  gouvernement  sait  en  user  et  qu'il 
soit  question  de  préparer  le  changement  d'une  loi  ou  l'abrogation  d'un 
usage!»  Mais,  en  outre,  cette  affectation  de  sensibilité  que  M.  Welschin- 
ger  a  notée  dés  les  premières  pages  de  son  livre,  et  ailleurs,  très 
justement,  co:nme  un  trait  caractéristique  du  théâtre  révolutionnaire, 
n'est-ce  pas  encore  Diderot  qui  l'a  introduite  au  théâtre,  avec  son 
Fils  Naturel  et  son  Pire  de  famille'^  Et  le  dialogue  décousu,  le  mono- 
logU'.^  entrecoupé,  les  intervalles  du  geste  remplis  «par  q!ielq!ie=!  mono- 
sylla!)es,  »  tantôt  par  une  «  exclamation,  taatôt  par  ((  un  commence- 
ment de  phrase,  »  mais  rarement  par  «  un  discours  suivi,  quelque  court 
qu'il  .oit,  »  est-ce  que  tout  cela  n'est  pas  toujours  de  l'héritage  de  Dide- 
rot? »  Où  courir?.,  où  le  trouver?.,  un  nuage...  obscurcit  mes  yeux... 
mes  pas  sont  enchaînés...  le  désespoir...  la  rage...  Guide-moi,  Dieu  de 
vengeance!..  Dieu  de  fureur!  ne  m'abandonne  pas...  rends-moi  la  force... 
livre  à  mes  coups...  mes  genoux  fléchissent...  je  chancelle...  je  tombe... 
je  me  meurs  (1)...  »  Quant  à  l'influence  de  Voltaire,  la  voici,  dès  les 
premiers  jours,  aisément  reconnaissable  dans  la  déclamation  rimée  de 
Marie-Joseph  Chénier  :  Charles  IX,  ou  r École  des  rois.  Ici  commence,  à  la 
date  précise  du  k  novembre  1789,  l'histoire  du  théâtre  de  la  révoluiion. 

Quelques  iraiis  méritent  qu'on  les  signale  dès  à  présent.  C'est  d'a- 
bord la  réapparition  au  grand  jour  de  la  scène  de  toutes  les  tragé- 
dies arrêtées  par  la  censure  monarchique-,  le  Charles  IX  lui-même  de 
Chénier,  le  Comte  de  Comminges  de  d'Arnaud,  l'Honnête  criminel  de 
Feuouillotde  Faibaire,  combien  d'autres  encore?  Et  je  m'étonne  un  peu 
que,  dans  les  premières  pnges  du  chapitre  qu'il  consacre  à  la  censure, 
M.  Welschinger  se  soit  contenté,  sans  plus,  de  résumer  sur  ce  point  les 
indications  données  jadis  par  M.  Hallays-Dabot  (2),  tandis  qu'au  contraire 
nous  croyons  qu'il  eût  été  bon  de  les  développer.  Ce  sont  en  effet,  de 
1789  à  1792  au  moins,  les  restes  de  l'ancien  régime  qui  défraient  le 
théâtre  de  la  révolution.  Ce  théâtre  ne  vit  pas  encore,  pour  ainsi  dire, 
de  sa  propre  substance,  mais  bien  des  reliefs  du  théâtre  classique.  La 
première  tragédie  d'Araault,  Marins  a  Mlnturnes,  est  de  1791,  et  de  1792 
l'une  des  dernières  comédies  de  Collin  d'Harlevilie,  le  Vieux  Célibataire. 
En  1793  même,  un  des  grands  succès  sera  celui  du  médiocre  Guillaume 
Tell  de  Lemierre,  donné  jadis  pour  la  première  fois  en  1766.  Pour  en 
tirer  un  chef-d'œuvre  au  goût  nouveau  du  jour,  on  se  contentera 
d'en  allonger  le  titre  :  Guillaume  Tell,  ou  les  Sans-Culottes  suisses.  0 
Melchthal  et  Stouffacher!  qu'en  avez  vous  bien  pu  penser? 

Un  autre  trait,  c'est  la  division  et  bientôt  la  désorganisation  de  la 
Comédie-Française.  Marie-Joseph,  avec  son  Charles  IX,  a  partagé  les 
comédiens  en  deux  camps.  Depuis  lors,  dans  les  coulisses  et  jusque  sur 

(1)  Les  Victimes  cloitrées,  act.  m,  se.  x. 

(2)  Voy.  Hallays-D»bot.  Histoire  de  la  censure  théâtrale  en  France,  1862. 


5 78'  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

la  scène,  on  s'iajurie,  on  se  provoque,  on  se  soufflette,  Naudet  contre' 
Talma,  Dugazon  contre  Fleury.  Grâce  à  ces  dissensions,  une  brèche  est 
ouverte  par  où  va  passer  la  coalition  des  petits  acteurs,  des  entrepre- 
neurs de  spectacles  et  des  petits  auteurs.  Car  c'est  bien  contre  la 
Comédie-Française  que  la  constituante,  le  13  janvier  1791,  a  voté  la 
liberté  des  théâtres,  pour  frapper  l'institution  dans  ce  qu'elle  conser- 
vait de  trop  aristocratique.  Tahna,  suivi  de  quelques  transfuges,  quitte 
aussitôt  ses  anciens  camarades,  et  va  jouer  au  théâtre  de  la  rue  de 
Richelieu.  Le  reste  de  la  troupe  continue  de  donner  ses  représen- 
tations dans  la  salle  du  faubourg  Saint-Germain.  Elle  ne  tarde  pas 
à  y  devenir  suspecte  de  modér autisme.  Le  2  janvier  1793,  elle  a  le 
courage  de  donner  la  pièce  de  Jean-Louis  Laya,  l'Ami  des  lois,  où  les 
jacobins  croient  reconnaître  Robespierre  dans  Nomophage  et  Marat 
dans  Duricràne.  C'en  est  assez  pour  que  la  commune  prétende  inter- 
dire la  pièce.  Les  acteurs  et  l'auteur  en  appellent  à  la  convention,  qui 
déclare  «  qu'il  n'y  a  point  de  loi  qui  autorise  les  corps  municipaux 
à  censurer  les  pièces  de  théâtre;  »  mais  la  commune,  soutenue  par  les 
clubs,  est  la  plus  forte.  La  ComédJe  renonce  à  jouer  VAmi  des  lots. 
La  voilà  notée  désormais  et  devenue,  comme  on  dit  dans  la  langue 
qui  se  parle  aux  Jacobins,  «  le  repaire  dégoûtant  de  l'aristocratie  de 
tout  genre.  »  Il  suffira  d'un  incident,  maintenant,  pour  qu'on  ferme  le 
théâtre.  Ce  sera  la  pièce  la  plus  innocente;  la  Paméla  du  citoyen  Fran- 
çois de  Neufchâteau.  Barère  le  perspicace  découvre  que  cette  pièce 
«  fait  époque  sur  la  tranquillité  publique,  »  qu'on  y  voit  «  non  la  vertu 
récompensée,  mais  la  noblesse,  »  que  les  «  aristocrates,  les  modérés, 
les  feuillants  s'y  réunissent  pour  applaudir  des  maximes  proférées  par 
des  milords,  »  qu'on  y  entend  enQn  «  l'éloge  du  gouvernement  anglais,  » 
en  conséquence  de  quoi,  dans  la  nuit  du  2  au  3  septembre  1793,  le 
comité  de  salut  public  fait  incarcérer  la  Comédie-Française  en  masse, 
hommes  et  femmes,  au  nombre  de  vingt-huit,  «  mâles  et  femelles,  » 
selon  le  style  de  l'époque.  J^estime  que  parmi  les  causes  de  la  nullité 
littéraire  du  théâtre  de  la  révolution,  cette  désorganisation  de  la  Comé- 
die-Française ne  doit  pas  compter  entre  les  moins  efficaces. 

Un  autre  trait  plus  profondément  caractéristique  encore  de  cette 
première  période  et  qu'on  vient  déjà  de  voir  apparaître,  c'est  l'envahis- 
sement du  populaire  sur  les  droits  de  l'ancienne  censure.  Et  comment 
les  auteurs  ou  les  directeurs  y  résisteraient-ils,  quand  les  assemblées 
elles-mêmes  se  soumettent  à  cette  redoutable  tyrannie  des  foules^ 
Tout  de  même  au  théâtre,  c'est  l'e  parterre  qui  fait  la  loi,  qui  refuie  d'en- 
tendre le  spectacle  du  jour,  et  qui  dicte  aux  acteurs  l'affiche  du  lende- 
main. On  entreprend  sur  la  liberté  des  directeurs  :  le  directeurdu  Vaude- 
ville est  obligé  de  venir  en  personne,  sur  la  scène,  demander  pardon  et 
brûler  en  publicune  pièce  dont  l'auteur  s'est  permis  de  railler  Ghéuier  (1). 

(l)  Hallays-Dabot,  Histoire  de  la  censure. 


REVUE  XITlÉRAlRa.  479 

On  entreprend  sur  la  liberté  des  acteurs  :  au  Théâtre -Français,  c'est 
Naudet  et  Talma  que  Ton  oblige  à  s'embrasser  (1);  à  rOpéra-Camique, 
c'est  ftt^^  Sai  nt-Aubiû  que  l'on  force  à  déchirer  un  journalqui  avait  mal 
parlé  d'un  auteur  connu  pour  ses  sentimens  patriotiques  (2).  On 
entreprend  sur  la  liberté  des  spectateurs  ;  si  quelques  arisiocrates 
ont  applaudi  trop  bruyamment  une  pièce  qui  déplaît  an  peuple  souve- 
rain, a  citoyens  et  citoyennes  ramassent  de  la  boue  et  de  la  neige,  foat 
la  haie  à  la  sortie,  et  forcent  chacun  de  crier  :  Vive  la  nation  (3)  !  »  Le 
grotesque  se  mêle  à  l'odieux.  Le  conventionnel  Genissieux  va  par 
hasard  voir  jouer  Mcwpe;  il  y  trouve  une  reine  en  deail  qui  pleure 
son  mari;  pas  de  doute,  c'est  Marie- Antoinette  pleurant  sur  la  mort 
de  Louis  XVI;  et  Mèrope  est  interdite.  La  commune  fait  comparaître 
par-devant  elle  les  cotîiédiens  français  coupables  d'avoir  joué  le  Cid; 
étant  inadmissible  qu'un  roi  paraisse  sur  la  scène,  et  don  Fernand 
devient  un  général  républicain.  Le  Théâtre  de  la  République  affiche  un 
Jean  sans  Terre  :  les  clubs  s'imaginent  que  c'est  leur  brasseur  que  l'on 
met  en  sct"'ne  :  il  faut  renoncer  à  jouer  la  pièce.  On  arrête  jusqu'à  un 
opéra  d'H(iffmann  etMébul,  Adrien,  empereur  de  Rome,  parce  qu'Adrien 
y  paraît  sur  un  char  de  triomphe  traîné  par  deux  chevaux  blancs  qui 
viennent  des  écuries  de  la  reine  (/i)! 

A  tous  ces  symptômes  d'intolérance  brutale,  la  convention  commence 
à  s'émouvoir,  non  pas,  comme  on  pense,  pour  rien  réprimer,  mais  pour 
s'aviser  qu'au  fait  le  théâtre  peut  devenir  entre  les  mains  de  ses 
comités  un  nioyen  de  gouvernement.  Le  2  août  1793,  Conthon  monte 
à  la  tribune  et  prend  la  parole  en  ces  termes  :  «  Citoyens,  la  jour- 
née du  10  août  approche;  des  républicains  sont  envoyés  par  le 
peuple  pour  déposer  aux  archives  nationales  les  procès  verbaux  de 
l'acceptation  de  la  constitution.  Vous  blesseriez,  vous  outrageriez  ces 
républicains  si  vous  souffriez  qu'on  continuât  de  jouer  en  leur  pré- 
se  nce  une  infinité  de  pièces  remplies  d'alhisions  injurieuses  à  la  liberté, 
si  même  vous  n'ordonniez  qu'il  ne  sera  représenté  que  des  pièces 
dignes  d'être  (nte^  dues  et  applaudies  par  des  républicains.  Le  comité 
chargé  spécialement  d'éclairer  et  de  former  l'opinion  a  pensé  que  les 
tl)éâtres  n'étaient  point  à  négliger  dans  les  circonstances  présentes. 
Ils  ont  trop  souvent  servi  la  tyrannie;  il  faut  enfin  qu'ils  servent  la 
liberté.  »  Sur  quoi  l'on  décrète  que  Brutus,  Guillaume  Tell,  Caius  Grac- 
chus  et  autres  pièces  patriotiques  seront  jouées  au  moiias  trois  fois  la 
semaine.  Le  20  avril  179/j,  Billaud-Varennes  trace  aux  auteurs  drama- 
tiques le  programn;e  qu'ils  suivront  désormais:  «  Saisissez  l'homme  dès 

(1)  E.  et  J.  de  Concourt,  la  Société  française  pendant  la  révolution. 

(2)  Hallays-Dabot,  Histoire  de  la  censure. 

(3)  Mallel  du  Pan,  Mémoires  et  Correspondance. 

(4)  Hallays-Dabot,  Histoire  de  la  censure.  „^ 


480  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

sa  naissance,  pour  le  conduire  à  la  vertu  par  l'admiration  des  grandes 
choses  et  l'enthousiasme  qu'elles  inspirent...  Ce  sont  ces  tableaux  ani- 
més et  touchans  qui  laissent  des  impressions  profondes,  qui  élèvent 
l'âuie,  qui  agrandissent  le  génie,  qui  électrisent  le  civisiue  et  la  sensi- 
bilité :  le  civisme,  principe  sublime  de  l'abnégation  de  soi-même! 
l'abnégation,  source  inépuisable  de  tous  les  penchans  affectueux  et 
sociables  !  »  Le  Z;  août,  un  conventionnel  en  mission  réorganise  sur  ces 
bases  les  théâtres  de  Marseille  :  «  Il  est  temps  de  les  rappeler  enfin  à 
un  but  utile,  à  une  institution  populaire,  de  les  républicaniser  et  d'en 
faire  une  école  nationale  qui,  par  les  mœurs  privées,  produise  les 
vertus  civiques.  »  Il  signe  et,  après  lui,  deux  «  commissaires  du  comité 
de  salut  public  pour  la  régénération  des  théâtres  (1).  » 

C'est  alors  que  la  fièvre  chaude  s'empare  du  peuple  français.  Et  je  ne 
crois  pas  que  l'on  ait  jamais  vu  dans  l'histoire  du  théâtre  pareil  débor- 
dement d'inepties  de  toute  sorte.  Les  représentans  du  peuple  eux- 
mêmes  donnent  l'exemple.  Un  membre  de  la  convention  fait  jouer  la 
Réunion  du  iO  août.,  sans-culottide  dramatique,  dédiée  au  peuple  souve- 
rain. Tout  est  à  la  république.  On  joue  la  Vraie  républicaine,  où  l'on 
chante  le  couplet  suivant  : 

Puisse  bientôt  la  France  entière, 
Se  soumettre  aux  lois  de  l'hymert, 
On  est  toujours  mauvais  républicain 
Quand  on  reste  célibataire  {bis). 

On  joue  V Intérieur  d'un  ménage  républicain,  la  Suite  de  f  intérieur  d'un 
ménage  républicain,  V Epoux  républicain,  la  Nourrice  Républicaine,  l'Hos- 
pitalité républicaine,  le  Fermier  républicain,  les  Salpétriers  républicains, 
par  un  chef  du  bureau  des  poudres.  C'est  daus  l'Époux  républicain  que 
le  serrurier  Frauklin  définit  le  vrai  républicain.  «  Qu'est-ce  qu'un  répu- 
blicain? C'est  le  défenseur  des  lois  sans  lesquelles  nulle  société  ne  peut 
subsister!  l'ami  des  mœurs,  sans  lesquelles  l'impudent  cynique  déprave- 
rait toute  société;  le  protecteur  de  l'égalité,  sans  laquelle  les  titres  usur- 
pés, les  grandeurs  factices  et  quelques  individus  écraseraient  le  reste  de 
la  société.  »  C'est  tout  simplement  le  portrait  de  «  l'homme  révolution- 
naire, »  tel  que  l'a  tracé  le  vertueux  Saint-Just  dans  un  discours  triste- 
ment célèbre  (26  germinal  an  ii)  sur  la  police  générale.  Là-dessus,  le  ser- 
rurier Franklin  fait  appeler  un  commissaire  et  quatre  gendarmes  pour 
empoigner  sa  femme  Mélisse,  qui  conspire  avec  les  émigrés.  Et  voilà  ce 
que  c'est  qu'un  époux  républicain!  Pompigny,  «  citoyen-soldat  de  la 
section  l'Indivisibilité,  »  a  trouvé  cette  belle  invention.  D'autres  l'ont 
égalé.  Dans  nne  Reprise  de  Toulon ,  donnée  en  jauvier  1794,  un  représen- 
tant du  peuple  s'adresse  en  ces  termes  aux  soldats  français  :  :  Couiage! 

(1)  Ce  grand  régénérateur  est  l'un  des  pires  gredins  de  la  révol  tien,  Maignet,  le 
proconsul  d'Avignon. 


REVOE  LITTÉRAIRE.  481 

mes  amisl  il  pleut,  il  vente,  nous  sommes  trempés!  quel  temps  superbe 
pour  se  battre!  Les  élémens  se  déchaînent  en  vain  pour  troubler  nos 
fêtes  ou  nous  arracher  au  combat.  Le  ciel  est  toujours  beau  pour  des  répu- 
blicains. »  Dans  une  autre  pièce,  Au  plus  brave  la  plus  belle,  le  volon- 
taire Victor  annonce  à  sa  fille  Victoire  qu'il  l'a  promise  par  avance  au 
plus  brave! —  0  mon  père!  dit  Victoire,  «  pourquoi  m'exposer  à  épou- 
ser un  inconnu?  »  mais  Victor  de  lui  répondre  :  «  Un  inconnu!  ma  fille! 
le  bon  républicain  n'est  un  inconnu  pour  personne!  »  Si  maintenant  vous 
voulez  connaître  la  recette  pour  former  cet  être  privilégié  de  la  nature 
que  l'on  appelle  un  bon  républicain,  la  voici  : 

A  bien  comprendre  tout  ce  qu'elle  dit, 

Il  faut  appliquer  la  jeunesse  : 
Les  livres  saints  remplis  d'obscurités 

Troublent  la  raison  de  Tenfance, 
En  lui  disant  qu'il  est  des  vérités 

Au-dessus  de  l'intelligence  {bis). 

Par  quel  inconcevable  oubli,  dans  une  discussion  récente  sur  l'ensei- 
gnement primaire,  n'a-t-on  pas  fait  intervenir  ce  couplet? 

A  côté  de  cet  enseignement  civique,  le  théâtre  de  la  révolution  donne 
l'enseignement  moral.  «  Approchez-vous,  ô  vaus,  les  plu  s  honnêtes  gens 
que  nous  ayons  trouvés  dans  Toulon!...  Tremblez,  tyrans,  avec  de  tels 
hommes  on  n'est  jamais  vaincu.  »  Ce  petit  discours  d'un  représentant 
du  peuple,  dans  cette  même  pièce  de  la  Reprise  de  Toulon,  s'adresse  aux 
intrépides  galériens,  «  âmes  pures  et  sensibles,  »  et  sans  doute  «  plus 
malheureux  que  coupables.  »  En  revanche,  dans  les  Victimes  cloîtrées, 
de  Mouvel,  on  apprend  qu'un  couvent  est  le  séjour  «  de  tout  ce  que 
l'hypocrisie,  l'audace  et  la  scélératesse  peuvent  combiner  de  crimes  et 
d'atrocités,  »  et  dans  l'Esprit  des  prêtres,  du  citoyen  Prévost-Montfort, 
officier  d'administration,  l'acteur  prononce  le  distique  suivant  : 

Ici  la  liberté  s'apprête  à  reparaître, 

Oui,  mais  ce  n'est  qu'avec  la  mort  du  dernier  prêtre. 

Mêmes  gentillesses  dans  la  comédie  de  Monsieur  le  marquis  : 

Ab  !  s'il  ne  consultait  que  son  juste  courroux, 
Le  peuple,  ivre  de  joie,  à  sa  prompte  vengeance, 
Immolerait  bientôt  la  noblesse  de  France. 

Et  la  tirade  est  mise  dans  la  bouche  du  député  Dorante,  «  homme  très 
réfléchi,  ne  s' échauffant  que  quand  les  circonstances  le  commandent.  » 
On  connaît  enfin  la  pièce  ignoble  de  Silvain  Maréchal  :  le  Jugement  der- 
nier des  rois.  La  toile  se  lève  sur  un  décor  «  représentant  l'intérieur 
d'une  île  volcanisée.  »  Sur  un  rocher  blanc  on  lit  celte  inscription  tra- 
cê'e  avec  du  charbon  : 

xoME  XI.III.  —  1881.  31 


A®2  REVUE  B£S  DEUX  MONDES. 

Il  vaut  miûux  avoir  paur  voisin, 
'Un  volcan  qu'ùa  roi, 
Liberté.....  ég^itÔ- (ï)!. 

Un  vieillard  français,  banni  par  un  a.  d-eapote,  »  décl-are  «  qu'il  mourira 
sur  cette  île  valcanisée  »  plutôt  que  de  retourner  siw  ie  continent.  Mais 
UH'  sans-culotte,  deux,  trois,  quatre,  quinze  sans-culottes  paraissent. 
Rs  sont  en  tradin  de  visiter  des  iles  pour  y  déposeï  des  rois,  a  Cette 
île,  dit  le  sans-culotte  français,  paraît  avoir  été  volca-rasée  et  l'être 
encore.  »  On  consulte  le  vieillard),  «  bon  vieillard!.,  vénérable  vieil- 
lard! »  on  apprend  de  lui  que  «  le  cratère  du  volcan  s'élargit  beaucoup 
et  semble  menacer  d'une  éruption  prochaine;  «pour  le  payer  de  ce 
renseignement,  on  lui  doûae  une  définition  du  saus-culotte,  et,  tous 
ensemble,  on  repart  pour  chercher  les  rois.  Les  voici  qui  débarquent. 
Chacun  d'eux  a  la  chaîne  au.  cou.  Les  sans-culottes  les  insultent,  d'abord 
et  les  abandonnent  dans  l'île  vulcanisée.  Ils  ne  se  retirent  pas  cepen- 
dant, «  ils  veulent  jouir  de  loin  de  l'embarras  des  rois  réduits  à  la 
famine.  »  Mais  m  serait  trop  peu.  Qtsajad  k&  rois  donc  se  sont  sufTisam- 
ment  disputé  un  morceau  de  pain  noir,  ©n  roule  au  milieu  d'eux  une  bar- 
rique de  biscuits  de  mer.  «  Tenez,  faquins  !  voilà  de  la  pâture.  Bouffez  !  » 
Cependant  ((  une  lave  brûlattte  descend  du  volcan  et  s'avance  vers  les 
rois.  »  La  j^  ièce  finit,  par  un  enrbrasement  général  et  les  rois  «  tombent 
consumés  dans  les  entr.iilles  de  la  terre  entr' ouverte.  »  En  vérité,  je 
vous  le  âemaade,  croyez-voas  qu'il  eût  tort,  quelques  années  plus 
ta<rd,  ringr'nis^i'jx  industriel  qui  s'avisa  de  joinilre  à  ses  baius  ordinaires 
des  bains  médicinaux  «  pour  remédier  à  l'état  d'égarement  d'esprit  dans 
lequel  sont  tombés  une  quantiité  d'individus  des  deux  sexes  depuis  la 
révolution  (2)?  » 

Presque  toutes  les  pièces  que  noas  venons  de  citer  sont  datées  de 
1793  ou  de  179Zi.  Et  dans  l'histoire  du  théâtre  de  la  révolution  comme 
dans  l'histoire  de  la  révolution  elle-même,  la  fin  de  la  Terreur  marque 
une  époque.  Quelques  pièces,  dont  la  plus  célèbre  est  intitulée  Vlnté- 
rieur  des  comnès  révolutionnaires.,  signalèrent  les  quelques  mois  que 
dura  la  réaction  thermidorienne.  Mais  comme  la  Convention  n'en 
demeurait  pas  moins  toute  puissante,  la  maladie  reprit  bientôt  son 
cours. 

Je  pourrais  rappeler,  à  ce  propos,  que  la  cérémonie  de  la  translation 
des  cendres  de  Marat  au  Panthéon  est  postérieure  à  l'exécution  de  Robes- 
pierre. J'aime  mieux  citer  un  fait  qui  rentre  plus  ûartiu.rellement  dans  le 

(1  )  La  pièce  de  Silvain  Maréchal  ainsi  que  celle  de  Monvel.;  VAmi  des   Lois, 
Charles  IX;    l'Intérieur  des  Comités  révolutionnaires,  Gi  Madame  Angot;  ont  été 
rééditées  dernièrement  par  les  soins  de  M.  Louis  Moland,  Théâtre  de  la  révolution^ 
Garnier  frères.  1  vol.  in-i8. 
(2)  E.  et  J.  de  Concourt,  Histoire  de  la  société  française  pendant  le  directoire. 


M  VUE  IIT^ÉKAIRE.  A85 

sujet.  Le  21  janvier  1795,  la  convention  célébrant  raoniversaire  de 
Fexécution  de  Louis  XVI,  des  murmures  vinrent  troubler  l'orchestre; 
un  député  prit  la  parole,  demanda  aux  musiciens  s'ils  se  réjouissaient 
de  la  mort  du  tyran  ou  s'ils  la  déploraient,  et  Gossec,  auteur  de  La  mu- 
sique, dut  descendre  à  la  barre  pour  expliquer  ainsi  ses  iatantioms  : 
«  Est-il  possible  qu'un  dbute  aussi  injurieux  se  soit  élevé  sur  les  inten- 
tions des  artistes  qai  sont  réunis  dans  cette  enceinte?  On  se  livrait  aux 
douces  émotions  qu'inspire  aux  âmes  sensibles  le  bonheur  d'être  déli- 
vré d'un  tyran,  et  de  ces  chants  mélodieux  on  eût  passé  aux  chants 
mâles  de  la  musique  guerrière...  Citoyens  représenlans,  nous  marche- 
rons constamment  pour  culbuter  les  tyrans  et  jamais  pour  les  plaindre.  » 
Les  explications  de  Gossec  donnent  la  note  vraie.  Et  si  pendant  quelques 
mois  la  convention,  sur  qui  pèse  le  lourd  souvenir  de  tout  ce  qu'elle 
a  commis  ou  laissé  commettre  de  crimes,  est  obligée  de  subir  le.  mou- 
vement de  l'opinion,  de  laisser  chanter  le  Réveil  da  peuple  et  siiïler  la 
Marseillnise,  de  laisser  crier  :  A  bas  les  terroristes!  a  bas  les  jacobins!  et 
de  souffrir  qu'on  traîne  à  l'égout  les  bustes  de  Marat,  installés  au  foyer 
des  théâtres,  le  directoire  va  faire  revivre  les  procédés  tyranniques  de 
la  terreur  elle-même. 

Le  h  janvier  1796,  le  directoire  rend  l'arrêté  suivant  :  a  Tous  Les 
directeurs,  entrepreneurs  et  propri'étfvires  des  spectacles  de  Paris,  sont 
tenus,  sous  leur  responsabilité  individuelle,  de  faire  jouer  chaque 
jour,  par  leur  orchestre,  avant  la  levée  de  la  toile,  les  airs  chéris  des 
républicains,  tels  que  :  la  Marseillaise,  Ça  ira,  Veillons  au  salut  de  l'em- 
pire, le  Chant  du  départ.  Dans  l'intervalle  des  deux  pièces  on  chantera 
toujours  V Hymne  des-  Marseillais  ou  quelque  autre  chant  patriotique.  » 
Merlin,  minisire  de  la  pelice,  tient  la  main  à  l'exécution  de  l'arrêté.  Un 
soir,  au  théâtre  Feydeau,  le  chant  patriotique  est  chanté  par  un  acteur 
«  doQt  l'air  gauche  et  embarrassé  ne  pouvait  manquer  d'exciter  le  rire 
des  spectateurs.  »  Le  ministre  de  prendre  aussitôt  la  plume  et  d'écrire  au 
bureau  central  :  «  Je  vous  invite  à  veiller  sévèrement  à  ce  que  de  pareils 
abus  ne  se  renouvellent!  pas.  »  Malheureusement  le  théâtre  Feydeau, 
comme  disent  les  rapports  de  police,  ayant  «  l'esprit  très  chouanisé,  »  il 
faut  recourir  aux  mesures  de  force,  et  Merlin  écrit  à  Bonaparte,  le  21  fé- 
vrier: «Je  vous  invite,  citoyen  général,  à  faire  placer,verslessix  ou  sept 
heures  du  soir,  un  piquet  de  dragons  dans  les  avenues  de  ce  théâtre. 
Je  ne  doute  pas  que  le  seul  aspect  de  ces  défenseurs  de  la  liberté  ne 
réduise  le  royalisme  au  silence.  »  Cependant  on  refuse  l'entrée  des 
théâtres  aux  femme«  qui  ne  portent  pas  la  cocarde  nationale;  on  ferme 
le  théâtre  de  la  rue  de  Louvois,  dont  la  directrice.  M""  Raucourt,  est 
aceusêe  de  «  roplisme  ;  »  on  décrète  la  suppression  des  mots  de 
madame  et  de  monsieiir  dans  toutes  les  pièces  dont  le  sujet  n'est  pas 
antérieur  à  1792;  on  interdit  la  représentation  de  Zaïre,\e  12  frimaire, 
parce  que  «  cette  date  correspond  à  un  jour  férié  dans  le  culte  catlio- 


llSll  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

lique;  »  en  revanche,  on  ne  la  permet  pas  davantage  le  h  brumaire,  » 
«  à  raison  des  sentimeas  et  des  principes  religieux  que  cette  pièce 
renferme  (1).  » 

Quant  à  la  censure,  elle  a  repris  tout  son  empire.Tantôt  elle  empêche 
déjouer  une  pièce  intitulée  Minuit, ^i  parce  qu'il  ne  s'agit  guère  que  de 
savoir  dans  cette  pièce  qui  souhaitera  le  premier  la  bonne  année  «et  qu'il 
serait  u  au  moins  inconvenant  de  reproduire  sur  la  scène  un  usage  aboli 
par  le  calendrier  républicain.  »  Une  autre  fois,  à  propos  d'une  pièce 
d'Hoffmann,  Léo7i,  ou  le  Château  de  Monlenero,  le  censeur  fait  la  réflexion 
suivante  :  «  Pourquoi  l'amant  de  Laure  s'appelle-t-il  Louis?  Ce  nom  ne 
peut  être  donné  dans  nos  théâtres,  surtout  à  un  personnage  vertueux.» 
Vous  croyez  peut-être  qu'on  ne  saurait  être  plus  niais?  Vous  vous  trom- 
pez. On  présente  au  censeur  un  opéra  qui  porte  le  litre  de  Henri  de 
Bavière.  Le  censeur  ne  voit  pas  d'inconvénient  à  permettre  la  représen- 
tation, car  «  Frédéric  II  (empereur)  n'y  paraissant  avec  aucune  marque 
distinctive,  ce  n'est  plus  qu'un  père  civil  qui  veut  d'abord  punir  son 
fils  et  finit  par  lui  pardonner,  »  mais  ce  n'est  pas  l'avis  du  ministre.  Le 
ministre  n'et-t  pas  pour  la  clémence.  On  ne  jouera  pas  Henri  de  Bavière 
parce  que  son  père  lui  pardonne  et  que  «  trop  de  gens  pourraient  croire 
que  l'auteur  a  voulu  persuader  d'en  agir  ainsi  à  l'égard  des  émigrés!  » 
On  voit  qu'au  moins  le  directoire  ne  renonçait  pas  à  républicaniser  bon 
gré  mal  gré  le  théâtre,  et  par  le  théâtre  l'esprit  public.  Seulement  les 
auteurs  commençaient  à  ne  plus  s'y  prêter  avec  autant  de  complai- 
sance. Les  u  observateurs  »  de  la  police  s'en  plaignaient.  «  Les  directions 
de  théâtre  sont  assez  favorableme;it  disposées  à  entrer  dans  les  vues  du 
gouvernement  et  à  donner  un  caractère  républicain  à  leurs  représenta- 
ions,  mais  on  a  à  reprocher  aux  auteurs  de  n'être  pas  dans  les  mêmes 
principes  et  de  ne  rien  faire  poun  l'amélioration  de  l'esprit  public.  Le 
déparlement  vient  de  prendre  un  arrêté  qui  les  contrciiudra,  par  leur 
propre  intérêt,  à  suivre  une  marche  républicaine.  »  Un  autre  disait  : 
«Le  calme  et  la  tranquillité  régnent  dans  les  différons  théâtres,  mais  les 
spectacles  qu'on  y  donne  n'offrent  à  l'esprit  républicain  aucune  occa- 
sion de  se  prononcer,  de  sorte  qu'ils  ne  contribuent  en  rien  à  entre- 
tenir ce  feu  sacré  et  à  lui  donner  de  l'éclat.  » 

En  effet,  il  avait  raison  de  le  dire,  le  feu  sacré  s'éteignait. 

On  représentait  bien  encore  de  loin  en  loin  quelques  à-propos  patrio- 
tiques, les  Prisonniers  français  à  Liège,  ou  le  Triomphe  de  la  république 
française,  mais  la  foule  ne  s'y  pressait  guère,  non  plus  qu'aux  opéras  où 
l'on  enveloppait  d'une  fable  prétendue  grecque  ou  latine  les  allusions 
civiques.  C'étaient  la  farce  et  la  tragédie  qui  semblaient  redevenir  à  la 
mode.  Nicodème  à  Paris,  Madame  Angol,  ou  la  Poissarde  parvenue,  les 
Modernes  Enrichis,  voilà  les  pièces  qui  faisaient  courir.  Et  subrepticement 

(1)  Nous  avons  à  peine  besoin  de  dire  que  les  citations  dont  le  lieu  n'est  pas  autre- 
ment indiqué  sont  tirées  du  livre  de  M.  Welschinger. 


REVDE   LITTÉRAIRE.  A85 

celui-ci  donnait  un  Thcraméne,  celui-là  un  Coriolan,  cet  autre  un  Ètèocle, 
et  c'était  l'éternel  Gabriel  Legouvé.  Ducis  reparaissait  avec  son  Ahufar; 
un  peu  plus  tard  Arnault  avec  ses  Vénitiens.  La  tradition  reprenait  son  em- 
pire. Et  même  il  est  curieux  devoir  comme  la  jeune  génération,  aussitôt 
passée  la  tempête,  n'imagine  pas  qu'il  y  ait  à  faire  autre  chose  que  de 
continuer  Voltaire  tant  bien  que  mal,  et  plutôt  mal  que  bien.  Le  mélo- 
drame enfin  commençait  d'apparaîire,  ce  mélodrame  dont  Pixérécourt 
devait  bientôt  devenir  le  roi.  La  commune,  ou  plulôt,  à  cette  date,  le 
département,  le  déplorait  dans  ce  même  arrêté,  précisément,  dont  l'ob- 
servateur de  tout  à  l'heure  attendait  de  si  beaux  effets,  «  Le  grand  prin- 
cipe de  ne  pas  ensanglanter  la  scène,  disait-il  en  vrai  classique,  est 
absolument  mis  en  oubli,  et  elle,  —  la  scène  probablement,  —  ne 
cesse  pas  d'offrir  le  tableau  hideux  du  vol  et  de  l'assassinat;  il  est  à 
craindre  que  la  jeunesse,  habituée  à  de  telles  représentations,  ne 
s'enhardisse  à  les  réaliser  et  ne  se  livre  à  des  désordres  qui  causeraient 
et  sa  perte  et  le  désespoir  des  familles.  »  Le  style  est  encore  quelque 
peu  emphatique,  si  vous  le  voulez,  mais  voilà  pourtant  des  gens  qui 
redevieunent  raisonnables:  on  sent  que  le  18  brumaire  approche. 

Nou:!  pourrioQS  maintenant  reprocher  à  M.  Welschinger  de  ne  pas 
plus  conclure  qu'il  n'avait,  à  vrai  dire,  commencé.  Mais  si  son  livre  n'est 
qu'un  recueil  de  notes,  nous  y  avons  puisé  trop  abondamment  pour 
qu'il  n'y  eût  pas  quelque  ingratitude  à  lui  chercher  chicane.  Son  livre 
n'est  pas  une  histoire  du  théâtre  de  la  révoluli  )n;  aussi  bien  ne  lui  en 
a-t-il  pas  donné  le  titre;  mais  on  ne  pourra  pas  désormais  écrire  l'his- 
toire du  théâtre  de  la  révolution  sans  recourir  à  Fon  livre.  Revenons 
donc  à  notre  point  de  départ  et  contentons-no;is  de  citer  un  dernier 
couplet  où  le  18  brumaire  est  célébré  par  les  auteurs  avec  le  même 
entrain  que  jadis  le  Ik  juillet  lui-même  : 

Allez-vous- en,  vile  cohorte. 

Honni  qui  vous  regrettera  : 

Que  tous  nos  maux  soient  votre  escorte, 

Le  bonheur  seul  nous  restera. 

Allez-vous-en  ! 

Allez-vous-en! 

Allez-vous-en  ! 

Allez-vous-en  ! 
Et  que  le  diable  vous  remporte. 
Car  c'est  lui  qui  vous  apporta! 

Ils  s'étaient  mis  cinq  pour  composer  cet  impromptu  en  un  acte,  cinq! 
dont  J.-B.  Radet,  le  même  qui  tout  à  l'heure  chantait  si  gaillardement, 
comme  on  l'a  vu  : 

Voilà  quelle  est  la  République. 

F.  Brunetière. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


lijanyier  1881. 


L'anoée  qui  commence  à  peine  est  appelée  à  être  l'année  des  scru- 
tins, l'année  des  épreuves,  et  peut-être  des  surprises  électorales.  La 
session  des  chambres  qui  vient  de  s'ouvrir,  qui  ne  s'est  ouverte  d'ail- 
leurs que  pour  la  forme,  pour  Thonneur  des  règles  constitutionnelles, 
et  qui  ne  commencera  réellement  que  dans  quelques  jours,  cette  session 
elle-même  va  être  le  préliminaire  des  élections  législatives,  qui  se  feront 
à  l'automne  oa  au  printemps,  suivant  que  l'imprévu,  les  incidens  ou  la 
volojité  des  puissans  du  jour  en  décideront.  Après  la  chambre  des 
députés,  née  dans  les  orages  de  1877,  déjà  arrivée  au  terme  légal  de  sa 
carrière,  le  sénat,  lui  aussi,  aura  son  tour;  il  aura  le  renouvellement 
partiel  qui  revient  tous  les  trois  ans.  Aujourd'hui  ce  sont  les  élections 
de  toutes  les  assemblées  municipales  de  France  qui  viennent  d'inaugu- 
rer le  défilé  des  scrutins  de  l'anoée,  et  ce  renouTellement  des  conseils 
locaux  n'est  point  sans  importance,  puisque  les  municipalités  contri- 
buent pour  leur  part  à  la  formation  de  ce  que  M.  Gambetta  a  appelé 
un  jour  le  «  grand  conseil  des  communes,  »  —  le  sénat.  Ainsi  toutes 
ces  élections  qui  se  font  ou  se  feront  à  d'assez  courts  intervalles,  se 
tiennent,  se  complètent  en  se  succédant,  et  elles  offriront  au  pays  autant 
d'occasions  de  laisser  voir  ses  impressions,,  ses  vœux,  ses  tendances, 
ses  craintes  ou  ses  mobilités.  Ellles  seront  comme  une  révélation  mul- 
tiple de  l'état  moral  et  politique  de  la  France.  Voilà  une  année  qui  pro- 
met! Si  le  pays  a  une  idée  nette  et  d-écidée,  il  aura  plus  d'un  moyen 
de  l'exprimer  sous  une  forme  ou  sous  l'autre,  de  même  que  ceux  qui 
ont  à  chercher  une  direction  dans  ces  grandes  manifestations  publiques 
auront  de  quoi  s'instruire.  Pour  le  moment,  on  n'a  pas  dépassé  la  pre- 
mière étape,  celle  des  élections  municipales  du  9  janvier,  qui  n'ont  pré- 
cédé que  d'un  jour  l'ouverture  de  la  session  parlementaire,  et  de  ces 


REVUE.    CHRONIQUE.  487 

premières  élections,  régulièrement,  tranquillement  aceoraplies,  que 
faut-il  peuser? 

Ce  qu'a  produit  réellement  ce  scrutin  du  9  janvier,  ouvert  à  k  fois 
dans  plus  de  trente  mille  communes  de  France,  grandes  ou  petites,  il 
serait  certes  difficile  de  le  dii'e,  et  ceux  qui  ont  des  statistiques  toutes 
prêtes,  même  des  statistiques  officielle,  n'en  savent  guère  plus  que  les 
autres.  Nous  admirons  toujours  les  profonds  scrutateurs  qui  jettent  la 
sonde  dans  cet  inconnu  provincial  et  rural  pour  la  retirer  aussitôt  avec 
un  certain  nombre  de  milliers  de  noms,  auxquels  ils  s'empressent  d'a- 
jouter les  étiquettes  de  républicains  ou  de  réactionnaires,  de  conserva- 
teurs ou  de  radicaux,  «  d'opportunistes  «  ou  «  d'intransigeans.  «  Ils 
peuvent  quelquefois  ne  pas  se  tromper,  —  ils  sont  presque  toujours  dans 
l 'à-peu-près.  Le  plus  vraisemblable  est  que,  malgré  la  participation  des 
communes  à  la  formation  du  sénat,  les  raisons  de  localité,  d'influence 
personnelle,  ont  bien  souvent  encore  une  grande  part  dans  la  composi- 
tion d'uoe  multitude  de  conseils.  Dans  les  villes,  particulièrement  à 
Paris,  la  première  des  villes,  la  question  change  de  face.  Ici  la  politique 
domine  tout  et  se  mêle  aux  luttes  de  l'ordre  le  plus  modeste.  Les 
élections  prennent  aussitôt  un  sens  plus  net,  plus  facile  à  saisir. 

Au  total,  à  juger  les  chos.s  de  haut,  à  ne  considérer  le  dernier  mou- 
vement que  dans  son  ensemble,  sans  descendre  à  de  puérils  détails  de 
statistique,  sans  distinction  de  villes  et  de  campagnes,  on  peut  dire 
sans  doute,  d'une  manière  générale,  que  les  élections  du  9  janvier  ont 
peu  modifié  la  composition  de  beaucoup  de  conseils,  et  que  là  oii  elles 
ont  introduit  des  changemens,  elles  ont  un  caractère  sensible.  Elles 
sont  républicaines,  simplement  républicaines  dans  la  mesure  de  l'ordre 
établi,  le  plus  souvent  sans  aucune  disposition  aux  idéi^s  extrêmes,  aux 
excentricités,  aux  fantasmagories  révolutionnaires,  —  plutôt  au  contraire 
avec  une  tendance  de  modération  instinctive.  Les  élections  parisiennes 
elles-nêmes  ne  sont  point  sans  avoir  subi  cette  influence  relativement 
modératrice.  Ce  n'est  point  certes  qu'il  y  ait  rien  à  exagérer.  Ceux  qui 
voient  déjà  le  réveil  de  la  réaction  dans  quelques  résultats  favorables  à 
leurs  opinions  sont  un  peu  prompts  à  prendre  leurs  illusions  ou  leurs 
désirs  pour  la  réalité.  Telles  qu'elles  sont  cependant,  ces  élections  de 
Paris,  elles  ont  une  signification  assez  nouvelle,  et  elles  offrent  plus  d'une 
particularité  curieuse.  Ainsi  elles  ont  permis  à  quelques  candidats  d'un 
comité  de  protestation  ou  de  défense  d'entrer  vivement  en  lutte  et 
même  d'obtenir  un  chiffre  respectable  de  suffrages.  Sans  grossir  beau- 
coup le  contingent  conservateur,  elles  font  entrer  dans  le  conseil  on 
écrivain  habile,  esprit  calme,  ferme  et  instruit,  M.  Edouard  Hervé,  qui 
avait  défini  avec  précision  sa  candidature  en  la  dépouillant  de  tout 
caractère  politique,  en  la  présentant  comme  une  protestation  contre  le 
radicalisme  de  l'ancien  conseil.  M,  Hervé  ne  sera  qu'un  représentant 
de  plus  de  la  minorité  ;  mais  par  son  talent,  par  son  intelligence  des 


488  REVCE    DES    DEUX   MONDES. 

affaires,  il  pourra  avoir  un  rôle  utile.  D'un  autre  côté,  le  parti  qui  avait 
la  prétention  de  relever  en  plein  Paris  le  drapeau  de  la  commune  a 
essuyé  la  plus  complète  déroute.  Le  plus  grand  nombre  des  anciens  con- 
seillers ont  été  réélus,  il  est  vrai;  en  définitive  cependant,  s'ils  n'ont 
rien  perdu,  ils  n'ont  rien  gagné,  et  ils  reprennent  leur  mandat  dans  des 
conditions  qui  ne  sont  plus  les  mêmes.  — Des  conservateurs  approchant 
du  succès,  quelques  hommes  nouveaux  d'ua  esprit  moiéré  entrant 
dans  l'assemblée  municipale  de  Paris,  la  commune  désavouée  une  fois 
de  plus  et  vaincue,  les  anciens  conseillers  placés  sous  l'influence  d'un 
mouvement  peut-être  inattendu,  ce  sont  là  quelques-unes  des  parti- 
cularités les  plus  significatives  de  ce  curieux  scrutin.  Si  on  voulait  le 
caractériser  sans  exagération,  on  pourrait  dire  qu'il  marque  un  temps 
d'arrêt  dans  la  voie  du  radicalisme,  qu'il  est  un  avertissement.  Ce  n'est 
rien  de  plus  si  l'on  veut,  ce  n'est  après  t3ut  rien  de  m-ins. 

Elles  seraient  certainement  heureuses,  ces  élections  de  Paris,  si, 
même  sans  changer  la  majorité  numérique  d'un  conseil,  elles  avaient 
simplement  pour  résultat  de  dissiper  quelques  fantasmagories,  de  mon- 
trer ce  qu'il  y  a  de  valu,  de  con  raire  au  bon  sens  d'une  population 
tout  entière,  dans  ces  exhibitions  et  ces  arrogances  qui  se  donnent  pour 
de  la  politique.  Depuis  quelque  temps  en  effet,  on  dirait  qu'en  dehors 
de  la  vie  ordinaire,  de  la  vie  de  tout  le  monde,  il  s'est  formé  dans  quel- 
ques régions  échauffées  uue  vie  étrange  de  convention  oij  tout  est  arti- 
ficiel et  incohérent,  hommes,  idées,  passions,  actes  et  langage.  C'est 
une  atmosphère  absolument  factice.  De  ce  qui  peut  préoccuper  le  pays, 
des  aû'dires  du  jour,  dts  questions  d'un  ordre  pratique,  des  réformes 
sérieuses,  on  n'en  a  naturellement  nul  souci,  ou  l'on  n'y  toi;che  que 
pour  altérer  les  choses  les  plus  simples.  En  fait  de  politique  radicale, 
tout  se  réduit  à  des  exhumations,  à  des  processions  d'amnistiés,  à  des 
réhabilitations  de  la  guerre  civile,  à  des  délations,  à  des  menaces  de 
revanche.  On  croit  intéresser  ou  passionner  le  public;  cela  ressemble 
tout  simplement  à  une  représentation  de  tréteaux  où  il  ne  manque  que 
les  costuites  de  circonstance.  Ce  n'est  ni  intéressant  ni  même  nouveau. 
Jadis,  aux  beaux  temps  de  1848,  un  de  nos  plus  ingénieux  et  de  nos 
plus  éloquens  amis,  Emile  Montégut,  faisait  passer,  dans  une  sorte  de 
revue  de  nuit  de  Walpurgis,  ce  qu'il  appelait  les«  fantômes  de  la  déma- 
gogie, »  et  dans  ce  monde  bizarre  il  montrait  le  vide,  le  néant,  la  sté- 
rilité. Les  «  fantômes  delà  démagogie  »  n'ont  pas  entièrement  disparu, 
ils  ont  seulement  vieilli.  Ils  se  promènent  par  la  ville,  ils  ont  même  quel- 
quefois des  vêtemens  fémiolns  ;  ils  vont  dans  les  réunions  publiques  et 
ils  font  des  discours  oîi  ils  promettent  la  révuluiion  sociale.  Ils  ne  man- 
quent pas  aux  enterremens,  ils  étaient,  l'autre  jour,  aux  obsèques  de 
Blanqui,  «  le  grand  martyr,  le  vieux  lutteur,»  comme  disent  les  uns,  —  «  le 
pauvre  vieux,  ;>  comme  disent  les  autres.  Qu'on  respecte  les  morts,  rien 
certes  de  plus  naturel  et  déplus  légitime;  mais  n'est-ce  pas  une  idée 


REVUE.   —   CHRONIQUE.  489 

étrange  de  prétendre  faire  de  Blanqui  un  personnage  hi-:torique  et  de 
ses  obsèques  une  occasion  de  manifestation  publique  ?  Qa'a  fait  Bknqui 
pendant  sa  triste  vie  stérilement  partagée  entre  les  complots  obscurs 
et  la  prison?  Quelle  idée  a-t-il  représentée!  Quelle  trac^  laisse-t-il  de 
son  passage?  On  sent  bien  que  ces  exhibitions  à  propos  d'un  mort  ne 
répondent  à  rien  de  réel,  qu'elles  n'éveillent  aucun  sentiment  sérieux 
dans  une  population  plus  étonnée  que  touchée  de  ces  spectacles,  que 
tout  cela  est  usé  et  factice.  C'est  une  vision  de  la  nuit  de  Walpurgis! 
Aussi  qu'arrive-t-il ?  Qjand  on  en  vient  au  fait,  le  jour  où  un  scrutin 
s'ouvre,  h  fantasmagorie  tombe,  la  réalité  apparaît,  et  les  séides  de 
Blanqui,  après  avoir  assourdi  le  monde  de  leurs  jactances,  après  s'être 
promis  de  recon  .'uérir  Paris  au  nom  de  la  commune,  en  sont  pour  la 
plus  humiliante  défaite.  C'est  tont  au  plus  si  l'un  d'eux,  un  des  amnis- 
tiés dont  le  nom  a  fait  le  plus  de  bruit,  a  pour  dernière  ressource  un 
ballottage  où  il  risque  fort  de  disparaître  définitivement.  Le  scrutin  du 
9  janvier  balaie  les  «  fantômes  de  la  démagogie;  »  la  population  de  Paris 
se  détourne  de  ceux  qui  ne  lui  rappellent  que  la  guerre  civile  et  qui 
n'ont  à  lui  offrir  que  des  convulsions  nouvelles  :  elle  s'arrête  ! 

Encore  une  fois  il  ne  s'agit  nullement  de  se  méprendre,  de  dénaturer 
ou  d'exagérer  la  signification  d'un  vote,  ce  qui  n-:  conduirait  à  rien  ;  il 
s'agit  simplement  de  prendre  les  élections  de  Pari*  rour  ce  qu'elles  sont, 
dans  ce  qu'elles  expriment.  Ces  élections  restent  une  sanction  de  plus  des 
institutions  nouvelles,  elles  désavouent  en  même  temps  tous  les  excès 
et  fixent  en  quelque  sorte  une  limite;  elles  laissent  entrevoir  un  besoin 
instinctif  d'apaisement  et  d'ordre  régulier.  Que  manque-t-il  pour  que 
ces  instincts,  assez  confus,  nons  en  convenons,  se  coordonnent  et 
deviennent  une  force,  pour  que  cette  situation  prenne  un  sérieux  et 
rassurant  caractère?  Il  manque  une  direction,  un  gouvernement  sachant 
s'inspirer  des  intérêts  et  des  sentimens  de  la  France,  moins  préoccupé 
de  se  servir  de  toutes  les  armes  pour  défendre  une  domination  de 
parti  que  d'accréditer  sérieusement  la  république  de  la  constitution,  — 
la  seule  que  la  France  ait  acceptée,  —  par  une  équité  supérieure,  par 
le  respect  de  toutes  les  libertés  et  de  tous  les  droits,  par  l'inviolabilité 
de  toutes  les  garanties. 

Au  moment  où  l'année  commence,  au  milieu  d'une  Europe  où  les 
parlemens  se  rouvrent,  où  les  complications  intérieures  ne  manquent 
pas  pour  tous  les  pays,  la  question  d'Orient  va-t-elle  décidément 
reprendre  une  gravité  nouvelle  et  redevenir  l'obsession  de  toutes  les 
politiques?  va-t-on  avoir  pour  les  frontières  de  la  Grèce  les  conflits 
qu'on  a  pu  éviter  pour  les  frontières  du  Monténégro,  pour  cette  cession 
de  Dulciguo,  désormais  heureusement  oubliée?  La  question  sera-t-elle, 
au  contraire,  définitivement  et  souverainement  remise  à  l'arbitrage  de 
l'Europe  constituée  en  tribunal  de  paix?  La  première  difficulté  a  été 
évidemment  d'organiser  et  de  préciser  cet  arbitrage  supérieur,  qui 


/i90  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

reste  peut-être  le  dernier  moyen  de  détourner  des  conflagrations  redou- 
tables et  imminentes.  Rapprocher  dans  une  même  pensée  pacificatrice 
les  politiques  qui,  dans  TOccident  comme  en  Orient,  ont  des  vues  et  des 
intérêts  différens,  dégager  une  certaine  entente  diplomatique  de  la  con- 
fusion momentanée  qui  s'est  produite  à  la  suite  de  la  démonstratwn 
de  Dulcigno,  remettre  en  action  ce  qu'on  app<^lle  le  concert  européen 
pour  une  campagne  nouvelle,  ce  n'était  pas  une  chose  aisée.  On  y  est 
arrivé,  à  ce  qu'il  semble,  non  sans  peine,  non  sans  bien  des  négocia- 
tions, des  explications  et  des  réserves  sur  la  nature,  la  portée  et  les 
limites  d'une  intervention  délicate.  L'idée  de  l'arbitrage  a  fini  par 
être  accueillie  un  peu  partout,  c'est-à-dire  parmi  les  arbitres  éven- 
tuels, parmi  les  cabinets  préoccupés  de  ne  pas  laisser  de  nouveaux 
incendies  s'allumer  en  Orient.  L'intérêt  souverain  de  la  paix  a  été  le 
mobile  décisif,  à  Paris  comme  à  Londres,  à  Berlio  comme  à  Vienne,  à 
Saint-Pétersbourg  et  à  Rome.  Encore  une  fois  le  concert  européen  s'est 
remis  en  mouvement,  prenant  toujours  pour  point  de  départ  le  traité 
de  Berlin.  Il  paraît  être  à  l'œuvre  depuis  quelques  jours  ;  mais  il  est 
bien  clair  que,  si  les  conciliateurs  ont  réussi  à  se  mettre  d'accord,  la 
difficulté  est  maintenant  de  faire  accepter  l'arbitra  .je  par  ceux  qu'il 
s'agit  de  concilier,  par  ceux  qui  se  regardent  en  ennemis  sur  la  fron- 
tière et  qui  ont  déjà  les  armes  dans  les  mains.  Résolue  dans  les 
grandes  chancelleries  de  l'Europe,  la  question  reste  enlière  à  Constan- 
tinople  et  à  Athènes.  Elle  est  du  moins  encore  un  objet  de  négociation; 
elle  se  débat  entre  la  diplomatie  européenne  d'une  part,  les  Turcs  et 
les  Grecs  d'un  autre  côté.  Quel  sera  le  dernier  mot,  arbitrage  ou  guerre? 
C'est  ce  qui  peut  être  décidé  à  chaque  instant. 

Ni  les  Turcs  ni  les  Grtjcs,  à  la  vérité,  n'ont  paru  jusqu'ici  disposés  à 
accepter  cet  urbitrage.qui  ne  leur  dit  rien  de  bon,  qui,  de  loute façon, 
puisqu'il  est  un  arbitrage,  un  acte  souverain  de  conciliation,  doit  néces- 
sairement imposer  des  sacrifices,  des  concessions  aux  uns  et  aux  autres. 
Les  Turcs  et  les  Grecs  ont  commencé  par  se  montrer  récalcitrans,  par  se 
retrancher  dans  leurs  prétentions  respectives.  E^t-ce  qu'ils  ne  sont  pas 
cependant  intéressés  les  uns  et  les  autres  à  éviter  un  conflit  gros  de 
périls  inconnus  et  peut-être  de  déceptions  nouvelle^  ?  Les  Turcs,  dans 
cet  étrange  duel, ont  sans  doute  la  meilleure  position;  ils  ne  font  après 
tout  que  se  défendre  et  résister  à  une  dépossession  qu'on  a  eu  le 
tort  de  leur  imposer  en  l'aggravant.  Ils  ne  se  sont  engagés  qu'à  une 
rectification  de  frontière  à  laquelle  ils  se  déclarent  prêts  à  souscrire 
encore  ;  ils  ne  sont  pas  obligés  de  se  prêter  aux  propositions  démesu- 
rées de  la  dernière  couférenee  de  Beriin,  qui  démeuiibrent  l'empire 
au  profit  de  la  Grèce  uu  lieu  de  rectifier  simplement  une  frontière. 
Ils  restent  sur  leur  terrain,  ils  sont  dans  leur  droit,  dans  la  légalité 
internationale,  on  ne  peut  pas  dire  le  contraire;  mais  enfin,  indé- 
pendamment de  toutes  les  circonstances  de  nature  à  leur  inspirer  de 


RETUE.    —   CHRONIQUE.  A91 

la  prudence,  les  Turcs  sont  d'assez  fins  diplomates  pour  voir  que  l'Eu- 
rope, par  cela  même  qu'elle  offre  un  arbitrage,  cesse  de  s'en  tenir  aux 
décisions  de  la  dernière  conférence  de  Berlin.  L'Europe  ne  peut  pas 
s'ériger  en  tribunal  de  conciliation  et  de  paix  uniquement  pour  confir- 
mer des  résolutions  déjà  prises,  pour  trancher  le  débat  contre  ceux  qui 
se  seraient  confiés  en  son  équité;  elle  le  peut  d'autant  moins  qu'elle 
prendrait  la  plus  redoutable  des  responsabilités,  qu'elle  ne  ferait  qu'a- 
jouter aux  complications  orientales.  Le  jugement  européen  dût-il  avoir 
pour  effet,  ce  qui  est  d'ailleurs  vraisemblable,  d'étendre  un  peu  les 
sacrifices  territoriaux  auxquels  les  Turcs  ont  déjà  consenti,  la  question 
ne  serait  plus  la  même  pour  eux;  elle  ne  serait  désormais  qu'entre  les 
concessions  déjà  faites  et  quelques  concessions  nouvelles  nécessaire- 
ment limitées.  Les  Turcs,  dans  leur  fierté  ombrageuse,  on  le  voit  bien, 
ont  de  la  pc  ine  à  aliéner  leur  initiative,  à  remettre  entre  les  mains  de 
l'Europe  ce  qu'ils  considèrent  comme  une  prérogative  de  leur  indépen- 
dance, le  droit  de  négocier  eux-mêmes  sur  les  concessions  qu'ils  doi- 
vent faire.  Puisque  les  événemens  ont  tourné  ainsi,  pourquoi  pousse- 
raient-ils l'crgueil  jusqu'à  décliner  une  médiation  supérieure,  qui  n'a 
rien  d'humiliant  pour  eux,  qui  n'a  d'autre  objet  que  de  maintenir  une 
paix  dont  ils  ont  un  besoin  encore  plus  pressant  que  tous  les  auti"es 
pays,  s'ils  veulent  se  raffermir  dans  ce  qui  leur  reste  du  vieil  empire 
ottoman  ? 

C'est  l'avantage  des  Turcs,  c'est  encore  plus  l'avantage  des  Grecs  de 
sortir  de  cette  crise  par  une  transaction  revêtue  de  la  sanction  euro- 
péenne, et,  malheureusement,  les  Grecs  ne  sont  pas  plus  faciles  à  con- 
vaincre que  les  Turcs.  L'exaltation  de  ce  petit  peuple  hellénique,  nourri 
de  ses  vieux  souvenirs,  plus  gonflé  encore  de  ses  ambitions  nouvelles, 
cette  exaltation  s'explique  sans  doute.  Les  Grecs  se  sont  laissés  aller  à 
l'excitation  des  événemens,  aux  entrcînemens  de  leur  propre  nature,  et 
ils  ont  au'^si  ponr  excuse  d'avoir  été  imprudemment  flattés  dans  leurs 
espérances,  dans  leurs  illusions,  si  bien  que  le  jour  vient  où  la  raison 
a  de  la  peine  à  se  faire  écouter.  Bref,  à  l'heure  qu'il  est,  à  Athènes, 
dans  le  parlement,  dans  le  gouvernement,  il  y  a  comme  une  émulation 
d'ardeur  patriotique  et  guerrière.  Si  le  chef  de  l'opposition,  M.  Tricoupis, 
se  plaît  à  enflammer  les  passions  nationales  contre  l'arbitr.ge  européen, 
le  chef  du  cabinet  du  roi  George,  M.  Coumoundouros,  est  obligé  de 
renchérir  ou,  tout  au  moins,  de  ne  pas  se  laisser  dépasser  en  véhé- 
mence. A  tout  ce  qu'on  peut  lui  dire,  la  Grèce  n'a  jusqu'ici  qu'une 
réponse  :  «  Ce  sont  les  puissances  qui  ont  mis  la  Grèce  dans  la  voie  où 
elle  est  en  consentant  à  un  nouvel  ordre  de  choses  en  Orient,  en  favo- 
risant les  efforts  des  nationalités  pour  se  rendre  indépendantes,  en  per- 
mettant à  la  Russie  d'ébranler  la  Turquie,  en  faisant  naître  de  grandes 
espérances  par  le  traité  de  Berlin,  qui  reconnaît  la  nécessité  d'une  nou- 
velle délimitation,  enfin  en  précisant  le  tracé  des  frontières  dans  la 


492  REVDE  DES   DEUX  MONDES. 

conférence  de  Berlin.  Le  gouvernement  grec  est  donc  le  fidèle  exécu- 
teur de  la  volonté  des  puissances.  »  A  la  proposition  d'arbitrage  les 
politiques  d'Athènes  ont  commencé  par  répondre  que,  si  on  prend 
pour  base  l'œuvre  de  la  conférence  de  Berlin,  ce  ne  serait  que  la  répé- 
tition d'un  acte  déjà  accepté,  que  «  si  au  contraire  les  décisions  de  la 
conférence  de  Berlin  devaient  être  modifiées,  la  Grèce  verrait  ses  droits 
amoindris  et  elle  aurait  raison  de  refuser  l'arbitrage.  »  On  n'est  pas 
encore  sorti  de  là,  et,  à  bout  de  raisons,  le  chef  du  cabinet  d'Athènes 
aurait  dit,  il  y  a  quelques  jours  déjà  :  «  C'est  une  douloureuse,  mais  en 
même  temps  une  inévitable  nécessité,  d'accepter  le  sort  des  armes.  » 
Tout  cela  est  fort  bien,  tout  cela,  nous  en  convenons,  est  la  suite  d'un 
ensemble  de  faits,  d'entraînemens,  de  manifestations,  de  complications 
qui  ne  sont  pas  exclusivement  de  la  faute  des  Grecs,  qui  créent  au 
royaume  hellénique  une  situation  pénible.  Pénible  ou  non,  la  situation 
est  décisive  :  c'est  le  moment  pour  tous  les  vrais  patriotes  d'Athènes, 
pour  tous  les  esprits  sérieux,  prévoyans,  dévoués  à  leur  pays,  de  peser 
courageusement  les  conséquences  d'une  résolution  extrême. 

La  Grèce  a  aujourd'hui  à  faire  un  choix  d'où  peut  dépendre  pour 
longtemps  sa  destinée,  Si  elle  accepte  l'arbitrage  qui  lui  est  offert,  que 
risque-t-elle  ?  Elle  n'aura  pas,  il  est  vrai,  tout  ce  qu'elle  désire,  tout  ce 
qu'on  a  laissé  entrevoir  à  son  ambition;  elle  n'en  aura  qu'une  partie, 
et  n'est-ce  donc  rien  que  d'obtenir  sans  verser  le  sang,  avec  le  con- 
cours des  puissances  protectrices,  un  agrandissement  en  Épire  et  en 
Thessalie?  Si  la  Grèce  décline  l'arbitrage  de  l'Europe,  si  elle  se  décide  à 
se  jeter  dans  l'aventure,  à  tenter  «  le  sort  des  armes,  »  selon  le  mot  de 
M.  Coumoundouros,  qu'espère-t-elle?  Sur  quoi  peut-elle  compter  pour 
se  promettre  le  succès?  Les  Grecs  agiront  par  eux-mêmes,  avec  l'intré- 
pidité de  leur  vaillante  race,  avec  leurs  propres  ressources,  soit.  Ils  ne 
négligent  rien  depuis  quelque  temps  pour  se  préparer  à  la  guerre;  ils 
multiplient  les  levées,  ils  exercent  leurs  soldats.  Malheureusement  cela 
ne  suffit  pas.  Une  lettre  écrite  d'Athènes,  et  récemment  publiée  à 
Londres  par  le  Times,  laisse  voir  avec  peu  de  ménagement  peut-êlre, 
non  sans  une  certaine  franchise  sympathique,  tout  ce  qui  manque  à  ces 
forces  militaires  à  peine  ébauchées.  Elle  montre  cette  jeune  armée 
grecque  intelligente,  courageuse  de  cœur,  prompte  à  s'instruire,  mais 
n'ayant  ni  organisation  militaire,  ni  administration,  ni  services  de  trans- 
ports et  de  vivres,  ni  hôpitaux.  «  Parmi  les  jeunes  gens  auxquels  des 
cominandemens  sont  réservés,  ajoute  avec  un  peu  d'exagération  sans 
doute  le  correspondant  du  Times,  on  ne  sait  pas  s'il  s'en  trouve  un  qui 
sache  conduire  dix  mille  hommes  d'Athènes  à  Thèbes.  »  Tout  cela  se 
formera  au  feu,  c'est  encore  possible,  —  à  la  condition  pourtant  qu'on 
commencera  par  pouvoir  tenir  sérieusement  la  campagne.  D'un  autre 
côté,  la  Grèce,  après  avoir  repoussé  l'arbitrage  de  l'Europe,  pourrait- 
elle  se  flatter  d'avoir  un  jour  ou  l'autre  quelque  secours  extérieur? 


I 


REVUE.    —  CHRONIQUE.  493 

Ce  serait  désormais  une  dangereuse  illusion  de  sa  part,  et  il  y  aurait 
une  imprudence  presque  cruelle  à  le  lui  laisser  croire.  La  Grèce  jus- 
qu'ici s'est  peut-être  malheureusement  payée  un  peu  trop  de  quelques 
paroles  irréfléchies,  de  quelques  promesses  qui  ne  pouvaient  pas  être 
tenues.  La  vérité  est  que,  pour  la  France  particulièrement,  il  n'y  a  pas 
un  homme  sérieux  qui  puisse  dire  qu'elle  serait  disposée  aujourd'hui  à 
s'engager  autrement  que  par  la  diplomatie  pour  la  cause  hellénique  : 
non  pas  que  la  France  manque  de  sympathie  pour  la  Grèce,  mais  parce 
qu'elle  est  obligée  avant  tout  de  se  préoccuper  de  sa  propre  position, 
de  ses  propres  intérêts.  El  ce  secours  actif,  militaire  si  l'on  veut,  que  la 
Grèce  n'aurait  pas  de  la  France,  elle  l'obtiendrait  vraisemblablement 
encore  moins  des  autres  puissances,  de  sorte  que  les  chefs  du  peuple 
hellène,  par  une  politique  de  coup  de  tête,  joueraient  vraiment  fort 
gros  jeu  pour  leur  pays. 

iN'importe,  dit-on,  la  guerre  est  préférable  à  tout;  mieux  vaut  la 
guerre  avec  ses  chances,  avec  tous  ses  périls,  qu'une  révolution  qui 
éclaterait  infailliblement  si  on  laisse  échapper  l'occasion.  Ceux  qui 
parlent  ainsi  à  Athènes  et  qui  ne  sont  que  les  dupes  de  leurs  passions 
ne  s'aperçoivent  pas  qu'ils  ont  une  singulière  manière  de  légitimer,  de 
recommander  aux  yeux  du  monde  une  grande  ambition  nationale.  Il 
faut  que  la  Grèce  risque  tout,  qu'elle  commette  une  insigne  témérité 
extérieure  parce  que  sans  cela  elle  ferait  une  folie  à  l'intérieur  1  C'est 
précisément  au  contraire  parce  qu'elle  traverse  une  épreuve  grave  que 
la  Grèce  est  intéressée  à  se  défendre  de  toute  convulsion  intérieure,  à 
veiller  sur  elle-même,  à  se  rallier  énergiquement  à  ses  institutions 
libres,  à  sa  jeune  monarchie.  Ce  n'est  pas  en  faisant  des  révolutions 
par  dépit  ou  par  impatience,  c'est  en  les  évitant,  en  montrant  quelque 
fermeté  dans  les  mauvais  momens  que  la  Grèce  peut  grandir  en  crédit 
et  acquérir  des  titres  à  ces  extensions,  à  ces  succès  de  nationalité  qu'elle 
rêve.  La  guerre  à  tout  prix  en  Épire,  c'est,  dans  le  cas  d'une  défaite 
qui  n'a  rien  d'invraisemblable,  l'avenir  perdu  pour  longtemps.  Une 
révolution  à  Athènes  aujourd'hui,  ce  serait  la  meilleure  victoire  que  les 
Hellènes  pourraient  procurer  aux  Turcs.  Accepter  l'arbitrage  qui  lui  est 
offert,  c'est,  delà  part  de  la  Grèce,  montrer  son  respect  pour  la  paix  en 
même  temps  que  sa  déférence  pour  l'Europe,  et  laisser  l'embarras  d'une 
décision  souveraine  à  des  puissances  qui  n'en  sont  peut-être  pas  à  s'aper- 
cevoir des  difficultés  de  l'œuvre  qu'elles  ont  entreprise.  Ce  que  les  chefs 
du  peuple  hellène,  hommes  du  parlement  ou  ministres,  ont  donc  de 
mieux  à  faire  pour  le  moment,  c'est  de  s'employer  à  tout  calmer  autour 
d'eux,  de  ne  rien  compromettre,  de  se  confier  à  l'Europe,  sans  pré- 
tendre lui  forcer  la  main  par  des  menaces  de  guerre  et  de  révolution 
dont  la  Grèce  serait  la  première  victime. 

Tandis  que,  pour  le  début  de  l'année,  ces  questions  s'agitent  entre  les 
chancelleries  européennes  aussi  bien  qu'à  Constantinople  et  à  Athènes, 


REVDE   DES    DEUX   MONDES. 

la  vie  parlementaire  se  réveille  un  peu  partout.  Le  parlement  anglais 
vient  de  se  réunir  un  de»  premiers;  il  s'est  rouvert  celte  année  plus  lot 
que  d'habitude  en  raison  même  des  difficultés  dont  le  gouvernement  a 
été  assailli  depuis  quelque  temps,  et  le  discours  de  'a  reine iqui  a  inau- 
guré la  session,  qui  est  devenu  aussitôt  le  thème  .es  pre^Jors  débats 
des  chambres,  n'est  qu'un  sommaire  ass^^z  vague  de  ces  diliicultés.  Il 
court  è  travers  toutes  les  questions  pour  arriver  à  la  plus  .grave,  à  la 
plus  épineuse,  celle  de  l'Irlande.  Évitiemaaient  c'e?t  là,  pour  lu  moment, 
la  plus  sérieuse  préoccupation,  comme  c'est  le  plus  grand  euiibarras  du 
gouvernement  anglais.  Pour  le  reste,  on  passe  assaz  vite;  la  reine,  <' ans 
son  discours,  les  ministres,  dans  leurs  explicatioi]:^,  les  chefs  di  l'oppo- 
sition eux-mêmes,  dans  leurs  attaques,  insistent  peu  sur  ce  qui  en  cer- 
tains momens  a  passionné  l'opinion. 

L'Afghanistan,  c'est  toujours  assurément  une  grosse  affaire  pour  l'An- 
gleterre, et  pour  son  début,  l'ancien  vice-roi  des  Indes,  lord  Lytton, 
récemment  entré  à  la  chambre  des  pairs,  en  a  exposé  l'importance  su 
point  de  vue  de  la  sécurité,  de  l'avenir  de  l'empire  indien;  au  demeu- 
rant, Is  cabinet  libéral  ne  demanderait  pas  mieux  que  de  se  débarrasser 
de  ces  complications  indiennes  en  les  rejetant  pour  le  passé  sur  l'an- 
cien ministère,  sur  lord  Lytton  lui-même,  et  le  discours  royal  laisse 
voir  l'intention  de  rappeler  le  plus  tôt  possible  les  troupes  anglaises 
campées  encore  à  Candahar.  L'insurrection  du  Transvaal,  la  guerre  des 
Bassoulos  dans  l'Afrique  australe,  c'esf.  un  autre  contre-temps  qui  néces- 
site un  déploiement  momentané  de  forces  militaires  pour  maintenir  la 
suprématie  britannique,  mais  avec  lequel  on  se  hâtera  d'en  finir,  dès 
qu'on  le  pourra,  par  des  «  moyens  amicaux.  »  Le  différend  turco-hedé- 
nique  lui-même,  la  reine  l'a  mentionué  d'un  mot  rapide,  et  après  la 
reine,  les  ministres,  M.  Gladstone,  lord  Granville,  en  ont  parlé  d'un 
ton  assez  dégagé  en  rejetant  lestement  sur  la  France  l'initiative  des 
négociations  nouvelles,  la  responsabilité  de  l'arbitrage.  «  Ce  n'est  pas 
l'Angleterre,  dit  M.  Gladstone,  c'est  la  France  qui,  avec  le  concours  du 
bon  vouloir  du  cabinet  anglais,  suggère  un  mode  de  solution  dans  l'in- 
térêt commun...  »  Les  ministres  anglais  déplacent  un  peu  ks  rôles,  ce 
nous  semble;  ils  paraissant  bien  prompts  à  oublier  tout  ce  qu'a  fait 
l'Angleterre  depuis  le  congrès  de  Berlin,  ce  qu'a  fait  le  cabinet  libéral 
lui-même  à  son  avènement  pour  enti'aîner  les  cabinets  un  peu  plus 
loin  peut-être  qu'ils  ne  voulaient  aller.  La  vérité  est  que  depuis  lors 
l'Angleterre  s'est  quelque  peu  désintéressée  de  ces  querelles  orientales, 
et  que,  pour  elle,  tout  s'efface  aujourd'hui  devant  ces  affaires  de  l'Ir- 
lande, qui  n'ont  fait  que  s'aggraver,  tantôt  par  la  temporisation  trop 
prolongée  du  gouvernement,  tantôt  par  ce  procès  inutile  de  M.  Parnell 
et  de  ses  amis,  qui  se  déroule  encore  devant  la  cour  de  Dublin,  qui 
menace  de  finir  dans  l'impuissance.  Ici  le  cabinet,  par  le  discours  de 
la  reine  comme  par  les  discours  de  quelques-uns  de  ses  membres. 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  495 

n'hésite  pas  à  se  prononcer .  Il  ne  cache  pas  que  l'e'tat  social  de  l'Ir- 
lande a  pris  un  caractère  alarmant,  que  les  crimes  agraires  se  sont 
multipliés,  que  la  justice  est  impuissante,  «  qu'il  s'est  établi  dans  di£fé- 
rentes  parties  du  pays  un  vaste  système  de  terrorisme  qui  paralyse 
l'exercice  des  droits  particuliers  et  l'accomplissemûnt  des  devoirs 
publics...  »  La  conclusion,  c'est  la  nécessité  de  mesures  extraordinaires 
de  coercition  devant  lesquelles  on  avait  reculé  jusqu'ici  et  qui  seront 
accompagnées  de  nouveaux  projets  d'amélioration  sur  la  situation  des 
tenanciers,  sur  les  condiiions  de  la  propriété  en  Irlande.  Les  réformes 
agraires  sont  destinées  à  faire  passer  les  mesures  de  coerciùon.  C'est 
sur  cette  palpitante  question  que  se  soût  engagés  aussitôt  les  déhats 
des  chambres,  et  pour  la  première  fois  peut-être  en  Angleterre,  la  disr 
cussion  de  l'adresse  a  pris  une  extension  tehe  qu'on  a  de  la  peine  à  en 
sortir. 

Tout  s'est  aggravé  depuis  quelques  mois  en  Irlande,  cela  n'est  pas 
douteux,  le  procès  de  Dublin  l'atteste,  les  documens  de  toute  sorte 
communiqués  aux  chambres  le  démontrent  avec  une  saisissante  et  triste 
évid^^nce.  Maintenant,  les  mesures  que  le  ministère  va  soumettre  au 
parlement  suffiront-elles  pour  guérir  ou  pallier  un  mal  qui  s'étend  sans 
cesse?  Ont-elles  même  la  chance  d'être  adoptées  d'ici  à  peu,  au  moins 
telles  qu'elles  seront  présentées?  Le  ministère,  à  vrai  dire,  est  dans  une 
situation  singulière.  Les  conservateurs,  en  lui  prodiguant  leurs  sar- 
casm  'S,  en  l'accusant  sinon  d'avoir  créé  le  mal,  du  moins  de  l'avoir 
laissé  s'aggraver  par  ses  tergiversations,  par  so  )  inaction,  les  conserva- 
teurs, lord  Beaconslield  en  tête,  ne  lui  refusent  pas  leur  vote  pour  les 
lois  de  coercition  ;  mais  ils  ne  voteront  sûrement  pas  les  réformes 
agraires.  D'un  autre  côté,  un  certain  nombre  d'amis  du  cabinet  parmi 
les  radicaux  voteront  sans  nul  doute  les  projets  agraires;  mais  ils  sem- 
blent dès  ce  moment  peu  disposés  à  accepter  les  mesures  de  coercition, 
à  sanctionner  cette  déclaration  que  faisait  ces  jours-ci  lord  HartingtOQ 
disant  avec  fermeté  :  «  Il  faut  suspendre  pour  un  teîiips  les  formes  de 
la  liberté  afin  de  la  rétablir  dans  sa  substance...  »  Bon  nombre  de  radi- 
caux même  ministériels  sont  loin  d'être  de  cet  avis.  Il  en  résulte  une 
certaine  confusion,  à  Laquelle  les  Irlandais  se  font  naturellement  un 
devoir  d'ajouter  parleur  intervention.  Les  Irlandais  reprennent  dans  le 
parlement  la  politique  de  «  l'obstruction;  »  ils  se  réservent  de  tout 
empêcher  le  plus  qu'ils  le  pourront,  —  et  ils  ont  du  moins  réuï^si  à  pro- 
longer singulièrement  la  discussion  de  l'adresse.  Ce  qu'il  y  a  de  clair 
pour  le  moment,  c'est  que  la  première  nécessité,  la  nécessité  la  plus 
universellement  sentie  et  acceptée  est  celle  de  rétablir  la  paix  profon- 
dément troublée  en  Irlande.  Le  ministère  est  dès  lurs  à  peu  près  certain 
d'avoir  ses  lois  de  sûreté  ou  de  coercition  avec  l'appui  des  conservateurs 
aussi  bien  que  des  whig>.  Il  e«t  beaucoup  moins  certain  de  faire  pré- 
valoir l'autre  partie  de  son  système,  d'avoir  ses  lois  agraires.  La  ques- 


hQQ  REVDE   DES    DEUX    MONDES. 

lion  est  seulement  de  savoir  si,  dans  toutes  ces  discussions,  le  ministère 
de  M.  Gladstone  ne  finira  pas  par  s'épuiser  en  se  divisant,  s'il  ne  ren- 
contrera pas  un  jour  ou  l'autre  un  échec  dans  quelque  échauffourée  de 
scrutin,  qui  ne  créera  pas  une  majorité  nouvelle,  mais  qui  pourrait  con- 
duire à  de  nouvelles  combinaisons  de  partis.  Ce  ne  serait  pas  la  pre- 
mière fois  que  l'Irlande  aurait  été  fatale  à  des  ministères  libéraux  ou 
conservateurs. 

La  session  parlementaire  s'est  aussi  récemment  ouverte  en  Espagne 
avec  un  certain  éclat.  Le  roi  Alphonse  a  présidé  à  cette  inauguration 
des  chambres  de  Madrid,  accompagné  de  la  jeune  reine  Christine,  et 
dans  le  discours  qu'il  a  prononcé,  il  a  pu  constater  avec  bonne  grâce 
que,  depuis  six  ans,  c'est-à-dire  depuis  la  restauration,  la  paix  inté- 
rieure n'a  pas  été  sérieusement  troublée  au-delà  des  Pyrénées.  Il  s'est 
fait  un  plaisir  de  prendre  acte  de  «  ce  bonheur,  rare  en  ce  siècle,  de  ne 
voir  aucune  insurrection  sur  le  territoire  espagnol.»  Ce  n'est  point  s:\ns 
doute  que  celte  paix  soit  toujours  sans  nuages,  qu'il  n'y  ait  encore  beau- 
coup à  faire  pour  la  prospérité  delà  péninsule,  pour  le  développement 
de  ses  institutions  et  de  ses  intérêts,  pour  ses  finances.  La  paix  inté- 
rieure est  dans  tous  les  cas  la  première  condition  des  vrais  progrès,  et 
l'habile  conseiller  du  roi  Alphonse,  M.  Canovas  del  Ca  stillo,  a  certainement 
sa  part^dans  une  situation  où  toutes  les  améliorations  sont  possibles  à 
l'abri  de  l'ordre.  Le  chef  du  cabinet  de  Madrid,  M.  Canovas  del  Cas- 
tillo,  n'est  point  assurément  sans  avoir  des  adversaires  éloquens,  pas- 
sionnés, qu'il  va  rencontrer  une  fois  de  plus  dans  le  parlement.  Il  a 
contre  lui  une  opposition  assez  vive,  des  chefs  militaires  ou  des  orateurs, 
comme  le  général  Martinez  Campos,  M.  Sagasta.  La  politique  tout  entière 
de  l'Espagne  va  être  l'objet  de  débats  probablement  animés  qui,  dès 
le  début,  ont  été  signalés  par  un  incident  fait  pour  avoir  un  écho  de 
ce  côté  des  Pyrénées.  Depuis  quelque  temps,  on  ne  sait  pourquoi,  le 
bruit  s'était  répandu  que  le  cabinet,  dans  un  intérêt  conservateur,  par 
crainte  de  la  révolution,  cherchait  à  nouer  des  alliances  avec  les  cours  du 
Nord,  qu'il  se  laissait  aller  à  dessentimens  d'hostilité  contre  la  France, 
et  un  député  de  l'opposition,  M.  Léon  y  Caslillo,  a  porté  ces  bruits  à  la 
tribune  des  cortès.  M.  Canovas  delGastillo  s'est  hâté  de  protester  avec 
une  chaleureuse  énergie,  en  déclarant  que  toutes  ces  alliances  dont  on 
parlait  étaient  une  pure  chimère,  que  jamais  les  relations  entre  l'Es- 
pagne et  la  république  française  n'avaient  été  plus  cordialement  ami- 
cales. Les  déclarations  du  président  du  conseil  du  roi  Alphonse  répon- 
daient à  un  sentiment  universel,  et  elles  étaient  évidemment  sincères, 
puisque  entre  la  France  et  l'Espagne,  quelles  que  soient  les  formes  de 
leurs  gouvernemens,  il  n'y  a  que  des  intérêts  communs,  des  raisons  de 
paix  et  d'amitié. 

Gh.  de  Mazâde. 
Le  directeur-gérant  :  G.  Buloz. 


UiNE 


EXCURSION   A   ATHÈNES 


LES  EFFETS  DE  LA  CRISE  HELLENIQUE. 


La  Grèce  traverse  une  crise  qui  exercera  sur  son  avenir  une 
influence  décisive.  A  la  suite  des  derniers  événemens  qui  se  sont 
produits  en  Orient,  ses  espérances  trompées,  ses  ambitions  déçues 
ont  éveillé  en  elle  un  sentiment  de  dépit  qui  s'est  traduit  d'abord 
par  un  vif  découragement.  Peu  à  peu  néanmoins  les  choses  ont 
paru  changer  de  face.  L'homme  qui  s'était  joué  avec  le  plus  d'ironie 
des  illusions  de  la  Grèce,  qui  les  avait  provoquées  avec  le  plus 
d'énergie  pour  les  dissiper  ensuite  avec  le  plus  de  rapidité,  lord 
Beaconsfield,  est  tombé  du  pouvoir  laissant  la  direction  de  la  poli- 
tique anglaise  entre  les  mains  d'un  illustre  philhellène,  M.  Glad- 
stone. La  conférence  de  Berlin  n'a  pas  tardé  à  prouver  que  ce 
changement  de  personnes  entraînerait  un  changement  dans  les  dis- 
positions de  la  diplomatie  européenne  envers  la  Grèce.  C'est  à 
peine  si  lord  Beaconsfield  consentait  à  céder  quelques  districts  de 
la  Turquie  au  royaume  hellénique;  M.  Gladstone  a  obtenu  pour 
lui  la  cession,  platonique,  il  est  vrai,  de  deux  provinces.  Le  succès 
était  grand,  du  moins  en  apparence.  Faut-il  s'étonner  qu'il  ait  grisé 
les  Grecs?  Une  race  aussi  hardie,  aussi  prompte  à  la  confiance,  aussi 
convaincue  de  la  grandeur  de  ses  destinées,  devait  s'enflammer 
immédiatement  à  l'idée  d'obtenir,  de  la  main  de  l'Europe,  un 
agrandissement  de  frontières  qui  réalisait,  qui  dépassait  même 
toutes  ses  prétentions.  En  quelques  semaines,  la  Grèce,  qui  n'avait 

TOME  XLIII.  —  1881.  32 


/i98  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

pas  d'armée,  a  réuni  soixante  mille  hommes  sous  le  drapeau  de 
Saint-George;  en  quelques  semaines  aussi,  elle  a  doublé  son  bud- 
get. De  50  millions  de  drachmes,  elle  l'a  élevé  à  plus  de  100  mil- 
lions; seulement,  comme  il  e,,t  beaucoup  moins  facile  d'augmenter 
les  recettes  que  les  dépenses,  c'est  au  moyen  d'emprunts  qu'elle  a 
cherché  à  combler  un  déficit  qui,  pour  deux  années,  se  montait  à 
121,773,162  drachmes.  Ayant  ainsi  engagé  son  avenir  financier  et 
militaire,  s'étant  acculée  à  la  guerre  ou  à  la  révolution  et  à  la  ban- 
queroute, elle  s'est  tournée  vers  les  puissances  pour  leur  demander 
le  moyen  de  mettre  à  exécution  les  résolutions  de  la  conférence  de 
Berlin,  Mais  de  nouveaux  changemens  venaient  de  se  produire  en 
Europe;  la  malencontreuse  expédition  de  Dulcigno  avait  épuisé  l'en- 
tente internationale;  les  affaires  d'Irlande  et  du  Transvaal  absor- 
baient M.  Gladstone;  la  France  rentrait  dans  son  recueillement,  l'Al- 
lemagne dans  son  égoïsme.  Au  lieu  des  secours  effectifs  qu'ils 
attendaient,  les  Grecs  ont  reçu  des  conseils  de  prudence  et  de 
modération  qui  arrivaient  bien  tard  et  qui  ont  paru  bien  cruels  à 
un  peuple  fatigué  de  tout  espérer  et  de  ne  rien  obtenir. 

J'étais  à  Athènes  au  moment  où  la  triste  vérité  a  commencé  à 
luire  aux  yeux  des  Grecs.  Le  spectacle  qu'offrait  la  ville  était  des 
plus  curieux;  partout  on  croisait  des  bataillons  allant  à  l'exercice, 
des  escadrons  de  cavalerie  se  rendant  à  la  manœuvre;  des  soldats, 
des  officiers,  des  canons,  débouchaient  de  toutes  'es  rues,  obstruaient 
toutes  les  places.  C'était  un  va-et-vient  militaire  continu.  Le  bruit 
des  sonneries  de  clairons  et  de  fanfares  se  faisait  entendre  dès  l'au- 
rore et  se  prolongeait  jusqu'au  coucher  du  soleil.  Lorsqu'on  se  pro- 
menait dans  les  ruines  de  l'Acropole,  des  décharges  incessantes  de 
mousqueterie,  partant  de  l'Agora,  du  Pnyx,  de  la  colline  des  Muses, 
venaient  troubler  le  silence  des  souvenirs  antiques  et  ramener  l'ima- 
gination, prête  à  s'égarer  dans  le  siècle  de  Périclès  ou  de  Démo- 
sthène,  aux  réalités  les  plus  contemporaines.  Je  dois  dire  cependant 
que  les  fusils  et  les  canons  seuls  traduisaient  l'excitation  publique  de 
la  Grèce.  Rien  de  plus  calme  en  apparence  que  cette  ville  d'Athènes, 
où,  d'après  les  récits  des  Grecs,  soufflait  un  vent  de  colère,  de  révo- 
lution et  de  guerre!  Je  dois  dire  encore  qu'un  très  grand  nombre  de 
soldats  que  je  voyais  appartenaient,  non  à  la  Grèce  proprement 
dite,  mais  aux  colonies  grecques  de  la  Turquie  et  de  l'Europe.  En 
Grèce,  les  réfractaires  abondaient;  mais,  en  revanche,  des  volon- 
taires arrivaient  chaque  jour  de  tous  les  pays  grecs  restés  sous  la 
domination  ottomane.  On  les  recevait  d'abord  avec  enthousiasme, 
puis  avec  une  certaine  inquiétude.  Il  est  certain  qu'ils  constituent 
pour  la  Grèce  un  double  danger.   Si  la  guerre  éclate,  pourront-ils 
rester  dans  les  rangs  de  l'armée  hellénique?  Non,  sans  doute,  car 
la.  Turquie  s'empressera  de  déclarer  que  tous  ceux  de  ses  sujets  qui 


UNE  EXCURSION  A  ATUÈNES.  499 

seront  pris  dans  les  rangs  de  cette  armée  seront  fusillés  comme 
ayant  passé  à;  l'ennemi.  Dès  lors,  la  Grèce  s'expose  à  voir,  au  début 
des  hostilités,  une  partie  des  forces  qu'elle  aura  réunies  à  grands 
frars  disparaître  et  fondre.  Mais  c'est  là  le  moindre  des  périls  que 
les  volontaires  grecs  font  courir  au  royaume  hellénique.  Ce  sont 
eux  qui  le  forceront  peut-être  à  se  battre,  malgré  les  avertisse- 
mens  de  l'Europe,  malgré  les  conseils  du  bon  sens.  Est-il  possible 
en  effet,  de  les  renvoyer  dans  leurs  foyers  sans  avoir  mis  leur 
courage  à  l'épreuve,  sans  avoir  usé  de  leur  dévoûment?  lis  y  ren- 
treraient dégoûtés,  persuadés  qu'il  n'y  a  plus  aucun  fond  à  faire 
sur  la  Grèce,  résignés  à  se  jeter  dans  les  bras  du  premier  peuple 
qui  leur  offrirait  de  les  déUvrer  du  joug  ottoman.  Les  hommes 
d'état  d'Athènes  sont  beaucoup  trop  fins  pour  se  faire  illusion  sur 
les  chances  que  leur  offrirait  une  guerre  avec  la  Turquie  ;  mais 
il  leur  semble  que  la  défaite  vaudrait  mieux  qu'une  défaillance 
nationale  qui  briserait  pour  toujours  les  espérances  du  monde  hel- 
lénique. 

Jy  n'ai  pas  le  dessein  d'étudier  ici  la  situation  de  la  Grèce  ni  de 
rechercher  la  conduite  qu'elle  devrait  tenir  pour  sortir  de  la  crise 
actuelle  sans  compromettre  ses  destinées.  Il  m'a;  semblé  seulement 
qu'à  la  veille  d'événernens  décisifs  pour  l'avenir  d'un  pays  auquel 
se  rattachent  tant  de  glorieux  souvenirs,  tant  de  généreuses  illu- 
sions, tant  de  légendes  et  d'émotions  poétiques,  il  y  avait  quelque 
intérêt  à  se  demander  ce  qu'il  a  fai:  depuis  sa  délivrance,  s'il 
s'est  montré  digne  de  l'indépendance,  s'il  a  mérité  toutes  les 
critiques^ qu'on  lui  a  quelquefois  adressées  ou  toutes  les  louanges 
que  des  amis  maladroits  ont  eu  le  tort  de  lui  prodiguer.  Pour  trai- 
ter à  fond  un  pareil  sujet,  il  faudrait  avoir  visité  la  Grèce  dans 
toutes  ses  parties,  en  avoir  parcouru  les  provinces,  avoir  vu  fonc- 
tionner de  près  ses  institutions  adtninisti'atives,  et,  ce  qui  est  plus 
important  encore,  ses  administrateurs,  avoir  fait  en  un  mot  une 
série  d'observations  que  je  n'ai  pas  faites  et  dont  je  ne  saurais  me 
passer,  à  l'exemple  de  ces  voyageurs  qui  tirent  des  conclusions  de 
détails  qu'ils  ignorent  et  qu'ils  supposent  avec  une  déplorable  légè- 
reté. Mais  la  création  d'une  capitale  est  pour  une  nation  la  pre- 
mière condition  d'existence.  Le  génie  de  chaque  peuple  se  reflète 
plus  ou  moins  dans  la  ville  où  se  concentre  sa  vie  politique,  intel- 
lectuel^;  et  morale.  «  Je  ne  suis  Français,  disait  Montaigne,  que 
par  cette  grande  cité  de  Paris,  la  gloire  de  la  France  et  l'un  des 
plus'nobles  ornemens  du  monde.  »  Presque  tous  les  pays  pourraient 
en  dire  aittant  de  leur  capitale.  Les  Grecs  en  particulier  ne  seront 
vraiment  Grecs  que  par  Athènes,  s'ils  parviennent  à  vaincre  l'esprit 
de  clocher,  le  patriotisme  local  et  provincial  qui  a  été  leur  perte 
dans  l'antiquité  et  qui  risque  encore  de  causer  un  jour  leur  ruine. 


500  REVUE    DES    DliUX    MONDES, 

Plus  que  personne  ils  ont  besoin  d'une  vigoureuse  unité  pour 
résister  aux  causes  de  dissolution  dont  ils  sont  environnés.  Menacés 
d'être  engloutie  sous  l'inondation  slave,  qui  pressera  toujours  d'un 
poids  énorme  la  digue  fragile  de  leurs  frontières,  placés  en  face  de 
races  toujours  prêtes  à  les  écraser  par  le  nombre  et  par  l'énergie 
militaire,  ils  ne  peuvent  se  sauver  qu'en  réunissant  leurs  forces, 
qu'en  les  formant  en  faisceau,  qu'en  organisant  à  côté  des  grandes 
agglomérations  voisines  une  individualité  nationale  bien  distincte, 
douée  d'une  vie  originale,  ayant  un  caractère  très  tranché,  oppo- 
sant aux  qualités  puissantes  de  ses  rivales  les  qualités  fines  et 
brillantes  dont  ils  retrouveront  la  tradition  dans  les  souvenirs  de 
leur  incomparable  passé.  Sous  ce  rapport,  le  choix  d'Athènes 
comme  capitale  a  été  une  heureuse  inspiration.  C'est  à  elle  que 
devait  revenir  la  maîtrise  de  la  Grèce  moderne.  Aujourd'hui  Sparte 
serait  bientôt  vaincue  :  son  génie  brutal  périrait  dans  des  luttes  iné- 
gales; les  masses  slaves  engloutiraient  sans  peine  les  petits  batail- 
lons d'élite  avec  lesquels  elle  chercherait  à  suspendre  leur  marche. 
Qui  sait,  au  contraire,  si  l'esprit  charmant  d'Athènes  ne  parvien- 
drait pas  à  les  arrêter?  Quoi  qu'en  pensent  les  sceptiques,  les  forces 
morales  jouent  un  grand  rôle  dans  les  choses  de  ce  monde,  et  ceux 
qui  sont  dépourvus  de  forces  matérielles  peuvent  encore  y  cher- 
cher sans  témérité  une  espérance  de  salut. 

I. 

La  ville  d'Athènes  ne  ressemble  plus  à  celle  que  M.  Edmond 
About  a  décrite;  on  se  rappelle  le  tableau,  il  était  trop  spirituel 
pour  n'être  pas  resté  dans  toutes  les  mémoires.  Était-il  exact?  Je 
n'oserais  l'affirmer.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  qu'il  ne  l'est  plus. 
On  ne  dort  plus  en  plein  vent  dans  les  rues  d'Athènes  ;  la  malpro- 
preté n'y  est  plus  repoussante  :  je  n'y  ai  pas  rencontré  un  seul  cor- 
beau mort,  une  seule  poule  écrasée,  un  seul  chien  en  décomposi- 
tion. La  police  n'y  permet  plus  aux  propriétaires  de  creuser  de 
grands  trous  à  chaux  devant  leurs  maisons.  Les  ruisseaux  y  sont 
toujours  un  peu  sales,  parce  que  l'eau,  trop  peu  abondante,  n'y 
court  jamais,  mais  ils  ne  produisent  plus  de  cloaques.  Les  hôtels 
ressemblent  à  tous  les  hôtels  d'Europe.  Quant  aux  fiacres,  ils  ne 
sont  ni  disloqués,  ni  mal  tenus,  ni  dépourvus  de  carreaux  et  pour  le 
moins  d'une  roue.  Ce  sont  de  beaux  landaus  fort  propres,  traînés 
par  des  chevaux  dont  le  galop  est  l'allure  naturelle,  conduits  par 
des  cochers  dont  les  seuls  défauts  sont  de  n'avoir  point  de  tarif,  ce 
qui  leur  permet  d'écorcher  indignement  les  voyageurs,  et  de  ne 
savoir  que  le  grec,  ce  qui  rend  très  difficile  aux  étrangers  d'employer 
leurs  services.  La  rencontre  de  cochers  capables  de  les  comprendre 


UNE  EXCURSION  A  ATHÈNES.  501 

serait  pourtant  fort  utile  à  ceux  de  ces  étrangers  qui  ont  à  découvrir 
l'adresse  de  personnes  du  pays.  Un  grand  nombre  de  rues  n'ont  pas 
de  noms;  un  plus  grand  nombre  de  maisons  n'ont  pas  de  numéros. 
Le  plan  de  la  ville  est  très  régulier,  très  simple,  en  sorte  qu'on  s'y 
retrouve  tout  de  suite;  mais  quand  il  s'agit  d'y  découvrir  quelqu'un, 
la  difficulté  commence.  —  M,  un  tel  demeure  dans  la  maison  d'un 
tel.  —  C'est  le  seul  renseignement  que  vous  puissiez  obtenir.  Avec  de 
l'habitude,  on  s'y  fait,  mais  lorsqu'on  passe  peu  de  temps  à  Athènes, 
l'habitude  ne  vient  pas,  et  l'on  est  fort  embarrassé.  La  poste  n'é- 
prouve pas  les  mêmes  difficultés,  par  l'excellente  raison  qu'elle  n'a 
pas  de  facteurs.  Lorsqu'on  veut  recevoir  sa  correspondance  chez 
soi,  il  faut  s'entendre  avec  un  facteur  volontaire,  qui  vous  l'apporte 
moyennant  une  rétribution  de  dix  centimes  par  lettre. 

L'aspect  d'Athènes,  il  faut  l'avouer,  est  assez  vulgaire.  C'est  celui 
d'une  ville  toute  moderne,  construite  dans  les  styles  italien  et  néo- 
grec, avec  des  rues  poudreuses  bordées  parfois  d'arbres  rabougris, 
des  murs  blancs  qui  brûlent  les  yenx  au  soleil,  des  squares  médio- 
cres où  des  musiques  de  régiment  font  entendre  les  plus  diaboliques 
concerts.  Jadis,  le  jardin  de  la  reine  était  une  promenade  charmante, 
rempli  de  plantes  rares  et  de  verdure  ;  mais  cette  fantaisie  de  la  reine 
Amélie  n'est  pas  du  goût  de  la  reine  Olga,  que  sa  famille  intéresse 
plus  que  les  fleurs;  aussi,  bien  des  plantes  ont-elles  disparu,  bien 
des  massifs  ont-ils  été  détruits ,  bien  des  arbres  sont-ils  tombés 
sous  le  vent  sans  qu'on  ait  songé  à  les  remplacer.  Les  vieux  quar- 
tiers de  la  ville  sont  tombés  également  ou  se  sont  transformés. 
Même  sous  l'Acropole,  là  où  les  voyageurs  signalaient  naguère  des 
constructions  orientales  qui  rappelaient  la  domination  ottomane, 
le  niveau  moderne  a  passé;  c'est  à  peine  si  le  marché,  avec  ses 
baraques  en  planches  adossées  à  des  murs  antiques,  ses  boutiques 
remplies  de  légumes  verts,  de  fruits  dorés,  de  grappes  de  raisins 
blonds  et  rouges,  de  pyramides  de  pommes  et  de  mandarines,  a 
conservé  je  ne  sais  quel  reflet  des  bazars  turcs  et  arabes.  Tout  le 
reste  est  bien  grec,  ou  plutôt  européen,  c'est-à-dire  laid,  commun, 
sans  physionomie.  Je  ne  ferai  exception  que  pour  trois  monumens 
dont  le  bon  goût  fait  honneur  au  talent  des  architectes  qui  les  ont 
construits.  Le  premier,  le  plus  remarquable  de  tous,  l'université,  a 
été  bâti  par  un  Danois,  M.  Hansen,  qui  a  essayé  d'y  faire  revivre 
l'architecture  polychrome  des  anciens  et  qui  y  a  réussi.  La  façade, 
élégante  et  simple,  convient  singulièrement  à  la  destination  de 
l'édifice;  elle  est  austère  sans  être  froide.  Le  second  monument 
s'élève  à  côté  de  l'université.  Il  est  dû  à  la  générosité  du  baron 
Sina,  qui  a  doté  Athènes  de  tant  d'institutions  utiles  et  brillantes. 
Il  servira  d'académie.  C'est  un  gracieux  édifice  de  marbre,  imité 
des  temples  anciens,  avec  propylées,  péristyles,  frises  polychro- 


502  REVDE   DES   DEUX  MONDES. 

mes,  frontons  élégans,  etc.  J'avoue  cependant  que  j'ai  peine  à 
m'expliquer  l'utilité  de  deux  colonnes  gigantesques  qui  s'élèvent 
des  deux  côtés  des  propylées  et  qui  écrasent  de  leur  masse  l'enr- 
semble  de  la  construction.  Des  chapiteaux  ioniques  d'une  lourdeur 
désaf  réable  les  surmontent.  Il  paraît  que  ces  chapiteaux  suppor- 
teront des  statues,  ce  qui  contribuera  à  en  augmenter  le  mauvais 
eC.  t.  Les  Grecs,  qui  se  vantent  de  connaître  si  bien  l'antiquité,  ont 
donc  oublié  quelle  réputation  s'étaient  faite  les  Abdéritains  parmi  leurs 
ancêtres,  parce  que,  ayant  reçu  une  statue,  ils  n'avaient  rien  trouvé 
de  mieux  que  de  la  placer  au  sommet  d'une  colonne?  Les  Romains 
ont  suivi  régulièrement,  plus  tard,  l'exemple  des  Abdéritains.  Les 
Grecs  morlernes  ne  perdent  pas  une  occasion  d'en  faire  autant. 
On  peut  voir,  eu  débarquant  au  Pirée,  sur  la  principale  place  de 
la  ville,  un  tout  petit  buste  de  l'Apollon  du  Belvédère  juché  sur 
une  sorte  de  pyramide  d'une  vingtaine  de  mètres  de  hauteur. 
Lorsqu'on  arrive  à  Athènes  nourri  des  leçons  de  l'art  ancien,  les 
déceptions  ne  manquent  pas.  Le  troisième  monument  moderne  qui 
mérite  d'être  cité  est  l'Arsakion  ou  école  des  filles.  li  est  un  peu 
sévère  peut-être,  mais  d'une  grandeur  et  d'une  simplicité  de  lignes 
qu'on  ne  saurait  trop  louer.  Et  puis,  comment  se  défendre  d'un 
sentim.ent  de  profonde  estime  envers  les  Grecs,  lorsqu'on  songe 
que  cet  Arsakioi  est  une  sorte  de  lycée  pour  les  filles,  comme 
nous  n'eu  avons  pas,  comme  nous  songeons  à  en  fonder,  comme 
nous  aurons  tant  de  peines  à  en  acclimater  chez  nous?  A  Athènes, 
on  a  toujours  trouvé  que  les  femmes  devaient  recevoir  une  édu- 
cation élevée,  que  la  science  était  faite  pour  elles  comme  pour  les 
hommes,  que  le  travail  était  la  meilleure  garantie  contre  les  entraî- 
nemens  de  leur  âme  et  de  leur  imagination.  L'université,  l'acadé- 
mie, l'Arsakion,  sont  de  belles  et  bonnes  œuvres.  A  part  cela,  tous 
les  autres  monumens  d'Athènes  semblent  n'avoir  d'autre  destina- 
nation  que  de  faire  ressortir,  par  effet  de  contraste,  l'inimitable 
beauté  des  ruines  antiques.  Le  palais  royal,  construit  pour  le  roi 
Othon,  est  le  triomphe  du  mauvais  goût  allemand.  Et  dire  que  cette 
affreuse  caserne  écrase  toute  la  ville  de  sa  lourde  masse  et  se  voit 
presque  d'aussi  loin  que  le  Parthénon  ! 

Athènes  se  développe  et  grandit  chaque  jour.  De  nouveaux  quar- 
tiers y  sont  en  construction;  les  établissemens  publics  s'y  multi- 
plient. Lorsqu'on  monte  au  Lycabette  et  qu'on  contemple  le  mer- 
veilleux panorama  de  l'Attiqae,  on  est  frappé  de  la  place  qu'y  occupe 
la  ville  et  des  progrès  qu'elle  semble  faire  dans  toutes  les  direc- 
tions. Si  l'on  songe  qu'elle  a  été  bâtie  presque  tout  entière  depuis 
la  proclamation  de  l'indépendance,  il  faut  bien  admirer  la  mer- 
veilleuse activité  du  petit  peuple  qui  a  su  se  créer  aussi  rapide- 
ment une  pareille  capitale.  Je  ne  sais  cependant  si  Hermopolis, 


UNE    EXCURSION    A    ATHÈNES.  503 

dans  l'île  de  Syros,  ne  donne  pas  une  idée  plus  brillante  encore  de 
l'œuvre  improvisée  par  la  Grèce  indépendante.  Sous  la  domination 
turque,  c'était  à  peine  une  bourgade,  c'est  aujourd'hui  une  grande 
ville,  et  qui  paraît  d'autant  plus  grande  qu'elle  est  pour  ainsi 
dire  jetée  sur  un  rocher  stérile,  dont  la  nudité  fait  ressortir  son 
éclatante  blancheur,  ses  vastes  et  élégantesproportions.  Ses  places, 
son  marché,  ses  rues  m'ont  beaucoup  plus  frappé  que  ceux  d'A- 
thènes. 11  est  vrai  qu'Hermopolis  est  dans  une  admirable  situation 
commerciale  et  mariiime,  au  centre  des  Cyclades,  sur  la  grande 
route  de  l'Europe.  Le  Pirée  envie  à  Hermopolis  sa  prospériié,  en 
vertu  de  ce  particularisme,  de  cette  jalousie  de  ville  à  ville,  qui 
sont  aussi  vifs  dans  la  Grèce  moderne  que  dans  la  Grèce  antique. 
11  est  possible  qu'il  vienne  à  enlever  à  sa  rivale  une  partie  des 
richesses  qui  font  sa  gloire,  attendu  que,  si  son  port  est  petit,  celui 
de  Syros  ne  l'est  guère  moins.  Dans  ce  cas,  Athènes  profiterait  des 
gains  que  ferait  le  Pirée.  Gela  ne  changerait  rien  d'ailleurs  à  sa 
physionomie  actuelle.  Ses  rues  peuvent  s'allonger,  ses  maisons  se 
multiplier,  mais  il  est  peu  probable  que  l'art  y  renaisse.  Les  églises 
n'y  sont  guère  remarquables.  A  défaut  de  beauté,  un  certain  nombre 
dechap'  llesbyzantines  ont  un  aspect  original  ;  leur  petitesse  étonne; 
l'une  d'elles  interrompt  agréablement  la  rue  d'Hermès,  la  rue  de 
Rivoli  d'Athènes,  au  grand  désespoir  des  amateurs  de  lignes  droites. 
Quant  à  la  cathédrale,  c'est,  dans  son  genre,  une  œuvre  qui  vaut  le 
palais  royal;  elle  impose  par  sa  masse  et  aveugle  par  sa  lourdeur. 
Je  ne  sais  si  je  juge  avec  impartiaUté  l'Athènes  moderne.  J'a- 
vouerai que,  tout  persuadé  que  je  suis  de  l'utilité  de  placer  au  pied 
de  l'Acropole  la  capitale  du  royaume  hellénique,  je  ne  puis  penser 
sans  regrets  aux  trésors  que  recouvrent  peut-être  et  que  recouvri- 
ront désormais  pour  toujours  les  constructions  qui  s'élèvent  tout 
autour  du  rocher  sacré.  Que  de  fois,  en  creusant  les  fondemens 
d'une  maison,  n'a-t-on  pas  rencontré  des  vases  peints,  des  statuettes 
de  terre  cuite,  des  objets  d'une  valeur  inappréciable  pour  l'art  ou 
pour  l'histoire?  Avant  de  charger  le  sol  d'édifices  monstrueux,  il 
aurait  fallu  le  fouiller  dans  tous  les  sens  à  une  grande  profondeur, 
afin  d'en  retirer  jusqu'au  dernier  débris  d'un  passé  qui  'ait  encore 
toute  la  gloire,  toute  la  force,  tout  le  prestige  de  la  Grèce.  Dans 
leur  désir  de  posséder  au  plus  vite  une  capitale,  les  Grecs  se  sont 
hâtés  d'engloutir  des  œuvres  qui  sont  pourtant  leur  seul  titre  de 
noblesse,  leur  seul  droit  à  l'existence.  Il  y  a  quelques  années,  en 
déblayant  le  Céramique  extérieur,  on  a  trouvé  quelques  bas-reliefs 
admirables  dont  l'un  pour  le  moins  est  de  l'école  de  Phidias.  On 
en  est  resté  là  faute  d'argent,  et  aussi  pour  éviter  de  démolir  une 
misérable  chapelle,  mais  on  a  laissé  des  maisons  s'élever  alentour. 
Au  prix  que  coûte  parfois  la  civilisation,  on  se  prend  à  regretter  la 


504  BEVUE    DES    DEUX   MONDES. 

barbarie.  Les  Turcs  n'avaient  détruit  aucun  des  monumens  d'A- 
thènes. C'est  Morosini  qui  a  fait  sauter  le  Parthénon  ;  c'est  lord 
Elgin  qui  l'a  mutilé.  Plaise  au  ciel  que  les  Grecs  n'achèvent  point 
l'œuvre  de  vandalisme  sous  prétexte  de  montrer  au  monde  toute 
l'étendue  de  leurs  progrès  ! 

En  arrivant  à  Athènes,  la  première  impression  des  voyageurs 
qui  ne  connaissent  pas,  qui  n'aiment  pas  l'antiquité  est  celle  d'un 
ennui  profond.  Au  bout  de  deux  jours,  ils  ont  visité  la  ville  d'un 
bout  à  l'autre  ;  ils  ont  traversé  vingt  fois  les  mêmes  rues,  regardé 
à  satiété  des  maisons  sans  caractère,  parcouru  dans  tous  les  sens 
des  boulevards  et  des  places,  remarquables  seulement  par  une  pous- 
sière aveuglante  quand  le  vent  souffle  et  par  une  blancheur  non 
moins  aveuglante  quand  le  soleil  brille.  Les  indigènes  sont  fort 
indulgens  pour  leur  poussière.  N'osant  pas  affirmer  qu'elle  est 
agréable,  ils  jurent  leurs  grands  dieux  qu'elle  n'est  pas  nuisible. 
On  peut,  suivant  eux,  s'en  remplir  les  yeux  et  les  bronches  sans 
le  moindre  inconvénient.  Peu  s'en  faut  qu'ils  ne  déclarent  que  c'est 
un  tonique  qui  fortifie  les  organes  où  il  se  loge.  Je  sais  par  expé- 
rience qu'il  faut  avoir  des  bronches  et  des  yeux  grecs  pour  admirer 
la  parfaite  innocuité  ou  les  vertus  salutaires  de  la  poussière  d'A- 
thènes. En  hiver,  lorsque  le  Borée  fait  rage,  —  et  cela  lui  arrive  hé- 
las! bien  souvent,  —  il  est  impossible  de  s'en  garantir.  Elle  pénètre 
partout,  dans  les  vêtemens,  dans  les  chambres  les  mieux  fermées, 
dans  les  tiroirs  les  mieux  clos.  La  pluie  ne  l'abat  que  pour  quelques 
heures.  Dès  que  le  soleil  recommence  à  briller,  elle  reparaît.  La 
moindre  brise  la  soulève  en  tourbillons  dont  la  ville  entière  est 
enveloppée.  Les  arbres  en  sont  couverts  ;  aussi  leurs  feuilles  varient- 
elles  entre  le  blanc  et  la  couleur  de  la  boue,  on  dirait  les  plantes 
en  métal  qui  ornent  les  mauvais  cabarets  d'Occident. 

Je  disais  donc  que  les  voyageurs  peu  amoureux  de  l'antiquité 
étaient  médiocrement  charmés  par  Athènes.  Ils  n'y  rencontrent 
presque  pas  de  distractions;  il  est  rare  que  le  théâtre  soit  ouvert, 
et  en  dehors  du  théâtre,  il  n'y  a  rien.  L'été  seulement,  la  plage  du 
Phalère  est  égayée  par  des  concerts ,  des  fêtes ,  des  réunions  de 
toute  sorte;  on  y  jouit  à  la  fois  des  plaisirs  du  bain  et  de  la  musique 
des  Cloches  de  Corneville.  Mais,  l'hiver,  tout  est  calme.  Peu  de  villes 
présentent  un  aspect  aussi  tranquille  qu'Athènes.  Je  croyais  les 
Grecs  bruyans  et  tapageurs;  sur  la  foi  de  récits  peu  véridiques,  je 
m'imaginais  qu'ils  discutaient  avec  vivacité  dans  les  rues  et  sur  les 
places  les  plus  graves  sujets  politiques,  qu'ils  s'emportaient  très  vite, 
qu'ils  étaient  toujours  en  mouvement,  toujours  prompts  à  crier, 
sinon  à  agir.  Je  comparais  leur  animation  à  celle  des  Arabes  du  Caire 
et  d'Alexandrie,  et  j'entendais  sortir  d'Athènes,  comme  de  ces 
deux  villes,  une  rumeur  incessante ,  pareille  au  bruit  de  la  houle. 


\ 


UNE    EXCURSION   A    ATHÈNES.  505 

Il  n'en  est  rien.  Le  soir,  vers  sept  heures,  à  la  sortie  de  la  chambre 
des  députés,  les  débats  parlementaires  se  poursuivent  parfois  dans 
un  café.  Oa  entend  alors  les  invectives  tapageuses  circuler  de  table 
en  table,  passer  au  travers  des  portes  et  gagner  jusqu'aux  trottoirs. 
Mais  ce  léger  vacarme  s'éteint  vite.  Passé  huit  ou  neuf  heures, 
les  rues  sont  désertes;  on  y  rencontre  peu  de  promeneurs  attardés, 
encore  moins  de  voitures  glissant  sourdement  dans  la  poussière. 
Les  cafés  sont  presque  vides  :  deux  ou  trois  enragés  politiques 
y  gouriuandent  seuls  l'Europe  en  dégustant  une  tasse  de  café,  un 
verre  de  limonade,  ou  en  fumant  un  narghilé.  Au  moment  où  j'ai 
vu  Athènes,  elle  aurait  dû  présenter  la  plus  vive  animation,  puis- 
qu'elle était  remplie  de  soldats  venus  non-seulement  de  tous  les 
points  du  royaume,  mais  de  tous  les  recoins  du  monde  hellénique; 
des  volontaires,  gens  d'ordinaire  peu  tranquilles,  y  affluaient  sans 
cesse;  la  population,  surexcitée  par  des  idées  guerrières,  y  éprou- 
vait, disait-on,  les  passions  les  plus  violentes;  on  ne  parlait  par- 
tout que  de  combats,  de  révoltes,  de  révolutions,  de  carnages.  Il 
n'y  avait  pas  un  s^ul  Grec  qui  n'affirmât  sérieusement  qu'Athènes 
était  sur  un  volcan,  pas  un  qui  ne  répétât:  «  Nous  sommes  en 
pleine  fièvre!  nous  ne  nous  possédons  plus!  »  Les  conversations 
sentaient  la  poudre;  on  entendait,  du  matin  au  soir,  le  bruit  du 
tambour,  des  trompettes  et  des  exercices  de  tir.  C'était  d'ailleurs  le 
seul  bruit  qu'on  entendît,  avec  celui  des  discours  parlementaires. 
En  se  promenant  dans  les  rues,  le  calme  des  physionomies,  la 
nonchalance  des  démarches,  l'air  rassuré  et  satisfait  qui  brillait  sur 
les  visages,  étonnaient.  De  petits  soldats  bien  raisonnables  parcou- 
raient la  ville  sans  pousser  aucun  cri,  sans  chanter  aucun  air  patrio- 
tique, sans  répandre  autour  des  cafés  le  plus  léger  tumulte.  Il 
paraît  que  l'aspect  d'Athènes  est  toujours  aussi  calme.  Même 
lorsque  la  population  se  livre  à  une  manifestation  poHtique,  la 
voie  publique  n'est  pas  troublée.  Les  choses  se  passent  doucement, 
en  famille  :  les  soldats,  la  police,  se  mêlent  à  la  foule;  on  marche 
ainsi  presque  sans  mot  dire.  Il  y  a  des  peuples  qui  manifestent  en 
dehors,  d'autres  qui  manifestent  en  dedans.  Les  Grecs  manifestent 
en  dedans.  C'est  ce  qui  m'a  le  plus  surpris  chez  eux,  je  l'avoue, 
car  il  y  a,  sous  ce  rapport,  une  différence  radicale  entre  les  habi- 
tans  d'Athènes  ou  du  royaume  hellénique  et  les  Grecs  qui  vivent  à 
l'étranger.  Rien  de  plus  violent,  de  plus  porté  aux  rixes,  de  plus 
brutal  que  les  Grecs  d'Egypte  par  exemple.  A  Alexandrie  et  au 
Caire,  les  quartiers  grecs  sont  à  bon  droit  fort  mal  famés. A  chaque 
fête,  on  y  entend  les  démonstrations  les  plus  bruyantes,  toujours 
suivies  de  querelles  où  le  sang  est  versé.  Il  faut  voir  les  Grecs  dans 
leur  patrie ,  non  dans  leurs  colonies  :  ils  y  gagnent  beaucoup.  Tous 
les  renseignemens  que  j'ai  pu  recueillir  à  Athènes  m'ont  montré 


506  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

que  la  popul.ition  du  royaume  ne  méritait  pas  les  justes  reproches 
qu'on  adresse  à  celle  des  villes  grecques  de  l'empire  ottoman.  Elle 
est  honnête,  simple  et  suffisamment  laborieuse.  Si  les  politiciens 
de  profession  laissent  beaucoup  à  désirer  comme  moralité,  il  n'en 
est  pas  de  même  de  la  masse  populaire,  qui  a  réellement  les  vertus 
solides  sans  lesquelles  une  nation  se  laisse  vite  entraîner  par  les 
courans  les  plus  dangereux. 

Ce  qui  achève  d'enlever  à  Athènes  toute  originalité,  c'est  le  très 
petit  nombre  de  costumes  indigènes  qu'on  y  rencontre.  Tandis  que, 
dans  la  plupart  des  villes  orientales,  les  couleurs  les  plus  variées, 
les  formes  les  plus  étranges,  baignées  dans  une  lumière  éclatante, 
frappent,  amusent,  égaient  et  enchantent  les  regards,  ici  tout  est 
gris,  laid,  et  vulgaire,  La  fustanelle  n'est  plus  portée  que  par  une 
infime  minorité  de  Grecs  réfractaires  aux  usages  modernes.  L'im- 
mense majorité  f'St  vêtue  à  l'européenne  ;  la  seule  particularité  qui 
distingue  un  Athénien  d'un  étranger,  c'est  la  couche  de  poussière 
qui  finit  par  s'attacher  à  lui.  Rien  n'est  plus  curieux  que  l'influence 
des  costumes  sur  les  types!  Les  Grecs  d'Athènes  auraient  le  sort 
de  Rica  si  on  les  trouvait  en  France  ;  tout  le  monde  dirait  en  les 
voyant  :  a  Ah!  ah!  ces  messieurs  sont  Grecs  :  c'est  une  chose  bien 
extraordinaire  !  »  Le  fait  est  qu'ils  nous  ressemblent  d'une  manière 
tellement  frappante  qu'on  a  bien  de  la  peine  à  croire,  en  se  pro- 
menant à  Athènes,  qu'on  n'est  pas  tout  simplement  dans  une  de 
nos  villes  du  M  di.  Les  Grecs  qui  ont  conservé  la  fustanelle  sont 
arrivés,  je  ne  sais  comment,  à  conserver  en  même  temps  le  type 
national.  Ils  ont  d'ordinaire  la  longue  et  fine  moustache,  les  traits 
aiguisés,  les  yeux  étincelans,  en  palikares  traditionnels.  Le  jour  où 
ils  disparaîtront,  il  n'y  aura  plus  de  Grecs,  la  théorie  de  Fallmerayer 
sera  vraie.  Les  femmes  font  venir  leurs  robes  de  Paris.  Quelques- 
unes  d'entre  elles  portent  encore  ce  béret  rouge  avec  un  gland 
noir  attaché  à  une  longue  tresse  dorée,  ou  le  gland  doré  attaché 
à  une  longue  tresse  noire  qui  encadrait  si  harmonieusement  la  tête 
de  leurs  aïeules.  C'est  tout  ce  qu'elles  ont  gardé  d'ailleurs  de  l'an- 
cien costume  national;  plus  de  veston  brodé,  plus  de  larges  man- 
ches s'étendant  en  éventail  sur  des  mains  délicates  !  Il  va  sans  dire 
que  dans  la  bonne  société  personne  ne  porte  ni  fustanelle  ni  bé- 
ret rouge.  L'h;3liénisme  s'arrête  où  la  toilette  commence. 

Si  l'on  veut  voir  de  belles  Grecques,  ce  n'est  pas  à  Athènes  qu'il 
faut  aller  J'en  ai  rencontré  beaucoup  à  Alexandrie,  en  Asie-Mi-^ 
neure  et  dans  les  îles.  A  Athènes,  le  type  féminin  est  ordinairement, 
lourd.  Malgré  la  splendeur  des  yeux,  chose  trop  ordinaire  en  Orient 
pour  qu'on  y  fasse  attention,  la  vulgarité  générale  des  formes  cause 
une  sorte  de  déception.  Je  fais,  bien  entendu,  la  part  des  excep- 
t'ons,  mais  on  ne  peut  parler  que  de  l'ensemble.  M.  Edmond  About 


UNE    EXCURSION    A   ATHÈNES.  507 

prétend  que,  si  la  société  d'Athènes  est  médiocre,  les  servantes, 
les  oiivi'ières,  les  Albanaises,  y  sont  parfois  admirables.  Il  dit  avoir 
contemplé  des  servantes  venues  de  JNaxos  et  de  Milo  qui  auraient 
éclipsé  toutes  les  femmes  de  Paris,  si  on  avait  pu  les  faire  infuser 
six  -mois  dans  une  eau  courante  (de  l'eau  courante  à  Athènes, 
quelle  ironie!).  Ai-je  été  moins  heureux  que  M.  Edmond  About,  ou 
son  imagination  a-t-elle  transformé  la  réalité?  Quand  tous  les  flots 
de  la  Seine  baigneraient  à  satiété  les  servantes  d'Athènes  que  j'ai 
vues,  les  Parisiennes  n'auraient  rien  à  craindre  de  la  concurrence; 
peut-être  même  ce  bain  prolongé  aurait-il  plus  d'inconvéniens  que 
d'avantages;  il  en  est  des  femmes  de  la  Grèce  comme  de  ses  mar- 
bres :  l'action  du  soleil,  de  l'atmosphère  et  de  la  poussière  im- 
prime à  leur  teint  une  couleur  dorée,  pareille  à  celle  des  épis  mûrs, 
qui  n'est  pas  sans  grâce,  et  dont  la  disparition  ne  serait  pas  sans 
inconvéniens. 

C'est  le  dimanche  qu'il  faut,  à  Athènes  comme  partout,  parcourir 
les  promenades  publiques,  si  l'on  veut  voir  de  près  la  population, 
examiner  les  types,  étudier  les  mœurs,  observer  les  usages. 
Tous  les  jours,  du  reste,  vers  cinq  heures,  le  boulevard  principal, 
le  Stade,  et  la  route  de  Patissia  se  remplissent  de  promeneurs.  Voi- 
tures, piétons,  cavaliers  suivent  le  même  courant  et  font,  au  milieu 
de  la  poussière,  une  sorte  de  tour  du  lac  monotone  et  mesquin.  On 
descend  d'abord  le  Stade^  puis  on  enfile  la  route  de  Patissia,  entre 
deux  haies  d'arbres  malingres  et  de  maisons  communes.  Sur  la 
route  de  Patissia,  on  peut  apercevoir,  en  passant,  l'école  polytech- 
nique, grand  édifice  de  marbre  d'une  richesse  de  construction  incon- 
testable ;  mais  il  est  préférable  de  regarder  devant  soi  la  plaine  de 
l'Attiqne  couverte  d'oliviers  et  terminée  par  la  chaîne  tourmentée  du 
Parnès.  C'est  un  beau  panorama  quand  le  soleil  couvre  de  ses 
derniers  rayons  les  flancs  du  Parnès,  allonge  des  ombres  bleues 
dans  leurs  profondes  crevasses,  projette  des  lueurs  dorées  sur  leurs 
saillies,  nuance  avec  une  inépuisable  variété  de  tons  leurs  innom- 
brables ondulations.  Mais,  au  retour,  le  spectacle  est  plus  beau 
encore.  Les  îles  et  les  montagnes  de  la  Morée  apparaissent  à  droite, 
à  gauche  se  dresse  le  Lycabette;  en  face  s'élèvent  l'Acropole  et  ses 
ri.ines  glorieuses.  Je  doute  que  beaucoup  de  promeneurs  perdent 
leur  temps  à  contempler  ce  tableau.  Ne  faut-il  pas  discuter  sur  les 
toilettes  des  femmes,  sur  l'élégance  des  cavaliers,  saluer  les  amis 
et  connaissances,  voir  et  se  faire  voir?  Mais  les  voyageurs  qui 
viennent  à  Athènes  pour  le  Parthénon,  et  qui  ne  se  soucient  guère 
des  détails  de  la  vie  moderne,  ne  peuvent  s'empêcher  de  lever 
à  chaque  instant  les  yeux,  non-seulement  sur  la  route  de  Patissia, 
mais  sur  toutes  les  places  pubHques,  mais  dans  toutes  les  rues  de 
la  ville,  pour  apercevoir  la  colline  de  l'Acropole  surmontée  de  ses 


508  REVUE    DES    DEDX    MONDES. 

vieilles  murailles  d'où  se  dégagent,  comme  une  apparition  exquise, 
les  plus  beaux  débris  de  l'art  humain.  Heureusement  l'Acropole 
apparaît  presque  partout.  Lorsqu'on  est  fatigué  d'errer  dans  l'A- 
thènes contemporaine,  un  seul  regard  vous  transporte  dans  ce 
passé  lointain  dont  l'image,  encore  vivante  après  tant  de  désas- 
tres, brille  d'un  incomparable  éclat  sur  la  cité  qui  l'entoure.  Au 
milieu  d'une  mer  de  maisons  sans  goût,  la  colline  de  l'Acropole 
est  comme  une  île  enchantée  vers  laquelle  on  se  retourne  sans 
cesse  et  qu'on  ne  contemple  jamais  sans  émotion, 

II. 

•  Une  des  choses  qui  frappent  le  plus  dans  l'Athènes  moderne, 
c'est  l'austérité  qui  y  règne  ou  qui  semble  y  régner.  Je  dis  qui 
semble  y  régner,  parce  que  bien  des  personnes  m'ont  affirmé 
que  cette  austérité  n'était  qu'apparente  et  que  la  corruption  cachée 
égalait,  si  elle  ne  dépassait  pas,  celle  des  villes  les  plus  licencieuses 
de  l'Europe.  Je  dois  néanmoins  à  la  vérité  d'avouer  que  ces  per- 
sonnes étaient  étrangères  comme  moi,  qu'elles  ne  connaissaient 
pas  Athènes  mieux  que  moi  et  que  leurs  renseignements  ont  tout 
iuste  la  valeur  d'une  hypothèse.  En  supposant  d'ailleurs  qu'elles 
aient  raison  et  que  la  vertu  ne  soit  chez  les  Athéniens  qu'une  forme 
de  la  vanité,  cette  bonne  tenue  extérieure,  qui  contraste  si  fort 
avec  les  mœurs  de  presque  toutes  les  capitales  occidentales,  n'est- 
elle  point  remarquable?  Au  moment  où  j'y  suis  passé,  Athènes 
était  une  ville  militaire;  c'est  toujours  une  ville  d'université.  On 
Ti'v  voit  pourtant  pas  des  cafés  et  des  brasseries  du  genre  de  ceux 
qui  pullulent  dans  nos  villes  de  garnison  et  du  quartier  Latin. 
Les  étudians  y  abondent,  les  étudiantes  y  sont  inconnues.  Cette 
sévérité  d'habitudes  est  une  des  causes  du  succès  de  l'université 
d'Athènes  dans  le  monde  hellénique.  Beaucoup  de  familles  qui 
enverraient  leurs  fils  faire  des  études  à  Gonstantinople  ou  à  Paris, 
si  elles  y  trouvaient  les  mêmes  garanties,  préfèrent  les  envoyer  à 
Athènes,  parce  qu'elles  sont  sûres  qu'ils  y  mèneront  bon  gré  mal 
eré  une  vie  régulière.  L'occasion  fait  le  larron  ;  à  Athènes,  l'occa- 
sion ne  se  présente  presque  jamais.  Le  vice,  s'il  existe,  est  forcé  de 
se  dissimuler  tellement,  d'employer  tant  de  ruses,  de  se  couvrir 
de  masques  si  épais,  qu'il  devient  d'une  pratique  singulièrement 
difficile.  C'est  un  luxe  auquel  tout  le  m.onde  ne  peut  prétendre. 
J'ignore  ce  qui  se  passe  dans  les  familles,  je  n'ai  pas  percé  le  mur 
de  la  vie  privée  ;  mais  je  ne  connais  pas  de  ville  dont  l'extérieur 
soit  plus  correct  et  où  le  désordre  soit  moins  visible.  Des  mora- 
listes relâchés  trouveraient  peut-être  même  que  cette  rigidité  donne 
à  Athènes  un  air  un  peu  triste,  un  peu  éteint,  et  que  les  Athéniens 


UNE   EXCURSION    A   ATHENES.  509 

modernes  sont  beaucoup  trop  Spartiates.  Alcibiade  ne  serait  plus 
possible  aujourd'hui,  et  cette  vie  inimitable,  que  Montaigne  regar- 
dait comme  l'idéal  d'un  sceptique  délicat,  ne  pourrait  plus  dérouler, 
avec  la  libre  fantaisie  des  mœurs  antiques,  ses  orageuses  péri- 
péties. 

On  raconte  que  c'est  à  la  jeune  reine  de  Grèce  qu'il  faut  attribuer 
surtout  l'austérité  d'Athènes.  Tout  occupée  de  sa  nombreuse  et 
intéressante  famille,  elle  donne  l'exemple  d'une  vie  intime,  simple, 
un  peu  grave,  dont  l'imitation  s'impose  autour  d'elle.  On  dit  même 
qu'elle  ne  se  contente  pas  de  donner  l'exemple;  qu'elle  exerce  sur 
la  société  et  sur  la  ville  une  sorte  de  surveillance  morale  qui  ne 
recule  devant  aucun  détail.  Elle  ne  trouve  pas  qu'il  soit  indigne 
de  la  dignité  royale  de  régler  directement  les  questions  les  plus 
vulgaires,  de  s'opposer,  par  exemple,  à  ce  qu'une  trop  grande 
liberté  ne  s'établisse  dans  les  théâtres  et  les  concerts  entre  l'audi- 
toire et  les  artistes  et  que  la  musique  ne  ser\  e  de  prétexte  à  des 
réunions  qui  n'auraient  rien  de  musical.  Une  surveillance  aussi 
étroite  serait  étrange,  insupportable  même  dans  un  grand  pays; 
mais  Athènes  est  une  bien  petite  ville,  et  la  Grèce  tout  entière  a  des 
dimensions  fort  restreintes!  Dans  ce  milieu  resserré,  où  tout  le 
mop.de  se  connaît,  où  chacun  vit  sous  l'œil  du  voisin,  où  il  est  tout 
à  fait  impossible  d'échapper  à  l'attention  publique,  on  comprend 
que  l'influence  d'une  femme  et  d'une  reine,  chez  laquelle  la  grâce 
n'exclut  pas  la  sévérité,  soit  acceptée  sans  trop  de  peine.  Les 
Athéniens  sont  fiers  de  l'ordre  parfait  qui  règne  chez  eux.  Est-ce 
sincère?  Est-ce,  au  contraire,  comme  le  prétendent  certains  esprits 
critiques,  l'effet  de  l'hypocrisie  qui  les  pousse  à  vouloir  être  admirés 
de  toutes  les  manières  par  la  naïveté  de  l'Europe?  Je  ne  tranche 
pas  la  question,  n'étant  pas  en  mesure  de  le  faire;  je  dis  seule- 
ment ce  que  j'ai  vu. 

Parfois  cependant,  m'a-t-on  dit,  Athènes  se  déride  et  perd  sa 
gravité  extérieure,  îl  sufTit  d'une  troupe  étrangère  dans  le  tiiéâtie 
pour  mettre  toute  la  jeunesse  en  révolution.  Mais  c'est  là  une 
preuve  nouvelle  de  l'austérité  ordinaire.  Ce  sont  ceux  qui  vivent 
dans  la  disette  qui  tombent,  à  l'occasion,  dans  les  plus  grands 
écarts.  Le  seul  élément  permanent  de  désordre  qui  existe  à  Athènes 
est  représenté,  faut-il  l'avouer?  par  toute  une  classe  de  gouver- 
nantes et  d'institutrices  françaises  ou  soi-disant  françaises  qu'on 
rencontre  un  peu  partout.  Presque  toutes  les  familles  ont  de  ces  pré- 
tendues Françaises  à  leur  service,  et  l'on  assure  que  leurs  fonctions 
ne  se  bornent  pas  à  apprendre  notre  langue  aux  enfans.  J'étais  un 
peu  humilié  du  rôle  joué  par  nos  compatriotes,  mais  des  personnes 
très  compétentes  m'ont  alllrmé  que  la  plupart  de  ces  gouvernantes 
et  institutrices  n'étaient  françaises  que  de  nom..  Il  suffit  qu'une 


5iO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

jeune  fille  de  Smyrne,  d'Alexandrie,  de  Tiieste  ou  des  îles  ait  eu 
des  malheurs  pour  qu'elle  vienne  échouer  à  Athènes  et  y  chercher 
fortune  en  se  donnant  comme  maîtresse  de  français.  N'importe!  il 
est  fâcheux  pour  notre  langue,  qui  sert  à  tant  de  bonnes  choses  en 
Orient,  d'y  servir  aussi  à  couvrir  ce  métier-là. 

]Ne  connaissant  point  les  mœurs  des  provinces  grecques,  j'ignore 
si  les  autres  villes  diffèrent  d'Athènes.  J'ai  recueilli  à  ce  sujet  des 
informations  trop  vagues,  trop  incomplètes  pour  oser  me  prononcer 
en  un  sujet  aussi  délicat.  Généralement,  à  ce  qu'on  m'a  affirmé,  il 
règne  en  Grèce  une  simplicité  qu'on  peut  regarder  comme  le  meil- 
leur indice  de  l'innocence.  La  plupart  des  voyageurs  que  j'ai  con- 
sultés, ayrait  longuement  vécu  dans  le  Péloponèse  et  dans  les  îles, 
y  ont  été  frappés  surtout  d'une  innocence  de  manières  qui  excluait 
même  l'idée  du  mal.  Quand  on  est  reçu  en  été  dans  une  famille 
grecque,  il  n'est  pas  rare  qu'à  l'heure  de  la  sieste  on  vous  offre  de 
vous  reposer  dans  la  chambre  et  dans  le  lit  de  la  jeune  fille  de  la 
maison;  elle  vous  cède  sa  place  et  va  s'établir  auprès  de  ses  parens. 
Ne  vous  récriez  pas, on  ne  vous  comprendrait  pas!  N'êtes-vous  point 
étranger?  N'avez-vous  point  droit  à  la  place  d'honneur?  Et  quant 
au  lit,  honni  soit  qui  mal  y  pense!  Vos  hôtes  n'y  pensent  point 
pour  leur  compte.  C'est  pourquoi  vos  scrupules  sont  à  leurs  yeux 
un  simple  défaut  de  savoir-vivre  ou  une  preuve  que  vous  n'êtes  pas 
satisfait,  pour  des  motifs  inexplicables,  d'une  hospitalité  qu'on  s'ef- 
force pourtant  de  rendre  aussi  cordiale,  aussi  intime  que  possible. 
Le  tableau  que  je  trace  ici  des  mœurs  grecques  ne  ressemble 
guère  à  celui  qu'a  donné  M.  Edmond  About  dans  la  Grèce  conlem- 
poraine.  Mais  M.  Edmond  About  avait  étudié  les  mœurs  grecques 
à  Smyrne  plutôt  qu'à  Athènes.  Les  exemples  de  chasse  aux  maris 
qu'il  raconte  ont  été  recueillis  en  Asie-Mineure,  non  en  Attique  et 
dans  le  Péloponèse.  Il  paraît  bien  que  les  jeunes  fflles  grecques 
aiment  l^^eaucoup  à  épouser  des  étrangers,    et  que  la  première 
question  qu'on  adresse  à  un  homme,  arrivant  dans  certaines  régions 
du  pays,  est  s'il  est  marié  ou  non.  Suivant  la  réponse,  l'accueil  est 
plus  ou  moins  empressé.  Mais  à  Athènes  on  est  moins  primitif;  il 
n'y  a  pas  de  réception  spéciale  pour  les  célibataires  ;  on  se  préoc- 
cupe cent  fois  plus  de  laisser  aux  voyageurs  une  impression  flat- 
teuse que  de  les  encombrer  d'une  femme.  Ce  qui  explique  très  bien 
que  les  habitudes  de  Smyrne  soient  différentes,  c'est  le  nombre 
très  restreint  des  jeunes  gens  et  la  grande  abondance  des  jeunes 
fflles.  Aussi  ces  dernières  savent-elles  séduire  l'homme  ;  elles  savent 
par  quelles  complaisances  elles  se  l'attachent,  par  quelles  consola- 
tions elles  lui  font  prendre  patience  sous  les  yeux  de  leurs  parens, 
et  combien  elles  doivent  lui  accorder  de  leur  personne  pour  faire 
désirer  le  peu  qu'elles  réservent.  Cet  art,  aussi  utile  que  savant, 


UNIi   EXCURSION   A    ATHÈNES.  511 

est  inconnu  en  Grèce,  ou  du  moins  il  y  est  mal  pratiqué.  J'ai 
presque  failli  moi-même  être  exposé  un  jour  à  une  épreuve  du 
genre  de  celle  du  corset,  telle  qu'elle  est  décrite  dans  la  Grèce 
conte7n]?oraùie.  Ou  peut  donc  m'en  croire,  puisque  j'ai  été  déçu. 
C'était  par  une  délicieuse  journée  d'hiver,  sur  le  chemin  de  fer 
d'Athènes  au  Pirée.  La  campagne  de  l'Attique  était  inondée  d'une 
lumière  éclatante,  l'Acropole  brillait  à  l'horizon.  Il  faisait  très 
chaud.  J'avais  à  càié  de  moi,  dans  le  wagon,  une  jeune  fille  douée 
de  cette  beauté  particulière  de  l'Orient,  dont  le  charme  est  irrésis- 
tible :  des  yeux  à  percer  les  cœurs  les  plus  rebelles,  un  profil  antique, 
un  teint  bronzé,  une  richesse  de  formes  admirable.  Elle  me  donnait 
de  temps  en  temps,  comme  par  mégarde,  des  petits  coups  d'om- 
brelle. L'excessive  chaleur  l'ayant  obligée  de  quitter  son  manteau, 
il  était  impossible  do  ne  pas  remarquer  la  perfection  de  son  buste 
et  de  ne  pas  entendre  trotter  dans  son  imagination  toutes  les  his- 
toires de  M.  About.  Tout  à  coup  deux  mains  s'emparent  des  miennes, 
quelqu'un  se  jette  dans  mes  bras,  une  tête  charmante  se  pose  sur 
mon  épaule,  ses  cheveux  frôlent  ma  joue,  je  sens  son  haleine...  J'ai 
cru  quelques  secondes  à  la  véracité  de  la  Grèce  contemporaine! 
Aussi  faisai.r-je  un  appel  suprême  à  ma  présence  d'esprit  pour  me 
conduire  avec  délicatesse  dans  cette  piquante  et  terrible  aventure. 
Hélas!  je  ne  courais  aucun  risque;  je  n'avais  besoin  d'aucun  cou- 
rage. C'est  un  simple  déraillement  qui  avait  mis  ma  voisine  dans 
mes  bras.  Elle  s'est  relevée  plus  rougp;  que  l'Hymette  au  soleil  cou- 
chant, et,  jusqu'au  Pirée,  je  n'ai  plus  reçu  le  moindre  coup  d'om- 
brelle. C'est  depuis  lors  que  je  suis  convaincu  que  les  vertus  des 
Grecques  ne  sont  pas  des  vertus  de  rouées. 

En  somme,  si  les  mariages  ne  se  font  pas  en  Grèce  par  les  pro- 
cédés ingénieux  dont  les  voyageurs  romanciers  nous  ont  entretenus, 
ils  n'en  valent  pas  moins  pour  cela.  S'ils  sont  heureux,  je  l'ignore, 
mais  ils  sont  féc^onds.  La  population  du  royaume  n'a  pas  cessé  de 
croître  depuis  l'indépendance.  Un  premier  recensement,  fait  en 
1838,  avait  donné  le  chiffre  de  75*2,000  habitans,  celui  de 
1870,  a  donné  l,/i57,89/i  habitans.  11  est  vrai  qu'il  faut  en  défal- 
quer les  229,5 '6  habitans  des  îles  Ioniennes  qui,  n'appartenant 
pas  à  la  Grèce  avant  186^,  n'avaient  pu  être  compris  dans  le  recen- 
sement de  1838.  Mais,  cette  défalcation  fjiite,  il  reste  encore  une 
population  de  1,228,378  habitans,  chiffre  qui,  comparé  à  celui  de 
1828,  donne  une  angmentatijn  de  /i 76,378  habitans  en  trente-deux 
ans,  soit  63  pour  100.  On  peut  sup,)0.ser  que  le  recensement  de 
1838  n'a  pas  été  très  régulièrement  fait,  mais  celui  de  1861  avait 
fourni  une  population  de  1,096,018  habitans.  En  se  bornant  donc 
à  la  période  de  neuf  ans  qui  s'est  écoulée  de  1861  à  1870,  la  diffé- 
rence en  plus  au  proîit  du  dernier  recensement  s'élève  à  13!>,360 


512  REVUE    DES    DEUX   MONDES, 

habitans,  soit  une  augmentation  annuelle  de  1 .36  pour  100,  ce  qui 
montre  que  la  population  double  en  cinquante-neuf  ans.  Il  est  pro- 
bable que  les  résultats  des  six  dernières  années  seront  aussi  remar- 
quables que  ceux  des  neuf  précédentes.  Or  la  population  ne  double 
en  France  qu'en  cent  soixante-cinq  ans,  en  Suisse  qu'en  cent  qua- 
rante et  un  ans,  en  Italie  qu'en  cent  trente-six  ans,  en  Belgique 
qu'en  soixante-dix-sept  ans.  Il  faut  arriver  à  l'Angleterre  pour  trou- 
ver un  accroissement  égal  à  celui  de  la  Grèce.  La  population  de 
l'Angleterre  double  en  cinquante-sept  ans,  celle  de  la  Prusse  en 
quarante-huit  ans  et  celle  de  la  Saxe  en  trente-neuf  ans.  Si  la  Grèce 
n'est  pas  au  haut  de  l'échelle,  on  voit  qu'elle  occupe  un  degré 
fort  honorable  et  que  de  très  grandes  puissances  auraient  beau- 
coup à  lui  envier  sous  ce  rapport. 

Cette  question  de  l'accroissement  de  la  population  est  d'ailleurs 
capitale  pour  la  Grèce.  Dans  la  lutte  que  vont  se  livrer  les  diverses 
races  qui  se  disputent  la  presqu'île  des  Balkans  et  la  succession 
de  l'empire  ottoman,  les  Grecs  auront  les  Bulgares  pour  premiers 
rivaux,  pour  principaux  antagonistes.  Il  est  à  peu  près  inévitable 
que  les  Bulgares  l'emportent  sur  eux  par  le  nombre,  sinon  par 
l'intelligence  et  par  l'activité.  Le  Bulgare  est  sobre,  travailleur, 
singulièrement  prolifique.  Il  vit  de  quelques  haricots;  il  n'a  aucun 
goût  coûteux;  il  est  incapable  de  la  moindre  fantaisie  dangereuse. 
Doué  des  robustes  vertus  qui  font  le  laboureur,  il  cultive  la  terre 
avec  une  patience  et  une  énergie  que  les  Grecs  n'auraient  jamais, 
même  si  la  nature  de  leur  sol  leur  permettait  de  se  livrer  à  l'agri- 
culture. Les  travaux  des  champs  ne  l'exposent  à  aucun  péril  per- 
sonnel; il  a  été  exempté  jusqu'ici  du  service  militaire;  il  est  pro- 
bable que  longtemps  encore  on  se  battra  pour  lui.  Il  peut  se 
développer  et  peupler  à  l'aise,  à  l'abri  des  accidens  ordinaires  de 
la  fortune.  Dans  tous  les  villages  où  il  pénètre,  il  s'étend  tellement 
qu'il  n'y  a  plus  bientôt  de  place  que  pour  ses  enfans  et  lui.  Le  Grec 
est  dans  une  situation  bien  différente.  Si  sa  sobriété  égale  celle  du 
Bulgare,  l'existence  qu'il  mène  l'expose  à  toute  une  série  d'aven- 
tures auxquelles  il  lui  est  souvent  difficile  d'échapper.  Le  tra- 
vail de  la  terre  conserve  longtemps  la  santé  et  la  vie  ;  le  com- 
merce et  la  marine,  les  seuls  métiers  qui  conviennent  au  Grec, 
usent  les  forces,  raccourcissent  les  jours,  entraînent  souvent  des 
catastrophes.  Combien  de  Grecs  périssent  chaque  année  sur  les 
légères  embarcations  avec  lesquelles  ils  affrontent  les  tempêtes  de 
la  Méditerranée  I  Combien  risquent  de  périr  désormais,  les  armes 
à  la  main,  pour  réaliser  leurs  patriotiques  ambitions!  Jusqu'ici  la 
Grèce  avait  pu  se  dispenser  d'avoir  une  armée;  elle  vient  d'en 
former  une  ;  elle  devra  la  garder.  Pour  résister  à  tant  de  causes 
de  destruction,  si  la  race  grecque  ne  s'accroissait  pas  sans  cesse, 


CNE   EXCURSION   A   ATHÈNES.  518 

elle  disparaîtrait  peu  à  peu  d'une  terre  où  le  Bulgare  s'avancerait 
lentement,  mais  sûrement,  avec  la  régularité  et  la  puissance  d'une 
force  presque  matérielle  écrasant  tout  sur  son  passage. 

III. 

Je  ne  sais  s'il  est  vrai  que  les  Grecs  disent  quelquefois  entre 
eux  :  ((  Bête  comme  un  philhellène,  »  mais  s'ils  le  disent,  c'est  tout 
à  fait  en  famille,  à  voix  basse,  de  manière  à  n'être  entendus  de  per- 
sonne. Dès  qu'on  arrive  à  Athènes,  on  est  soumis  à  un  examen 
minutieux  sur  les  sentimens  que  l'on  professe  envers  la  Grèce.  En 
quelques  jours,  en  quelques  heures,  on  est  jugé.  On  est  philhel- 
lène ou.  on  ne  l'est  pas.  Si  vous  ne  l'êtes  pas,  l'accueil  que  vous 
recevez  est  toujours  plein  de  politesse,  car  les  Grecs  pratiquent 
rigoureusement  les  lois  de  l'hospitalité,  mais  il  est  en  même  temps 
empreint  de  froideur.  Partout  où  vous  allez,  vous  sentez  une  cer- 
taine gêne;  à  chaque  parole  que  vous  prononcez,  un  sourire  con- 
traint apparaît  sur  les  lèvres  de  vos  auditeurs  ;  seriez-vous  aussi 
prévenant,  aussi  aimable,  aussi  flatteur  que  possible,  feriez-vous 
toutes  les  concessions  pour  faire  oublier  ce  qu'on  prétend  avoir  lu 
au  fond  de  votre  cœur,  n'importe  !  on  ne  vous  croirait  pas,  vous 
n'êtes  pas  philhellène  !  Si  vous  êtes  philhellène,  au  contraire,  vous 
pouvez  tout  vous  permettre  ;  tout  ce  que  vous  direz,  tout  ce  que 
vous  aurez  l'air  de  penser,  tout  ce  que  vous  laisserez  entrevoir  sem- 
blera parfait,  merveilleux.  N'êtes-vous  pas  doué  de  toutes  les  ver- 
tus? Le  philhellénisme  ne  comprend-il  pas  tous  les  mérites  qui  con- 
stituent l'homme  distingué,  éminent?  C'est  de  la  meilleure  foi  du 
monde,  c'est  avec  une  naïveté  d'orgueil  national  extraordinaire 
que  les  Grecs  mesurent  la  valeur  morale  et  intellectuelle  des  étran- 
gers à  l'admiratiou  que  ceux-ci  ont  ou  professent  pour  eux.  Quand 
l'admiration  est  sans  bornes,  quand  elle  n'est  tempérée  par  aucune 
critique,  on  est  digne  d'inspirer  les  sentimens  les  plus  enthousiastes. 
Chaque  réserve  apportée  à  cette  admiration  vous  enlève  une  qualité. 
Un  Athénien  qui  me  parlait  un  jour  de  M.  Thiers  me  répétait  à 
chaque  phrase  :  «  Sans  doute,  il  a  fait  de  grandes  choses,  mais  il 
n'était  pas  philhellène!  »  M.  de  Bismarck,  de  son  côté,  ne  jouit  pas 
en  Grèce  d'une  réputation  fort  brillante,  et  pour  les  mêmes  raisons 
que  M.  Thiers.  Les  hommes  d'état,  les  écrivains  d'Europe  se  divi- 
sent en  deux  catégories  très  tranchées.  Les  uns  ont  la  véritable 
supériorité,  qui  est  de  rendre  à  la  Grèce  un  culte  aveugle  ;  les  autres, 
malgré  les  apparences  qui  quelquefois  font  illusion,  sont  des  esprits 
étroits;  ils  ne  sont  jamais  entrés  dans  le  temple  hors  duquel  il  n'y 
a  point  de  salut;  eussent-ils  gagné  les  plus  grandes  batailles, 

TOMB  XLIII.    —  1881.  33 


bih  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

eussent-ils  changé  la  face  de  l'Europ  e,  il  leur  a  manqué  ce  qui 
constitue  la  vraie  grandeur  :  ils  ne  sont  pas  philhellènes! 

Faut -il  l'avouer?  En  débarquant  à  Athènes,  j'ai  failli  être  classé 
parmi  les  non-philhellènes,  et  je  suis  toujours  resté  parmi  les 
douteux.  Cette  situation  intermédiaire  a  d'ailleurs  des  avantages. 
On  se  met  en  frais  pour  conquérir  les  douteux,  on  cherche  à  les 
séduire,  à  les  arracher  à  leur  fatale  erreur,  on  leur  laisse  entre- 
voir qu'avec  un  léger  effort,  ils  arriveraient  à  la  perfection  :  ils  y 
touchent,  ils  sont  près  d'y  atteindi"e  ;  un  bon  mouvement  et  les  voilà 
au  but!  L'ai-je  atteint,  pour  mon  compte?  J'en  doute.  C'est  dora- 
mage,  car  les  Grecs  sont  très  sincères,  je  crois,  dans  l'estime  qu'ils 
professent  pour  leurs  amis.,  Si  fiers  qu'ils  soient,  ils  sont  encore 
plus  vaniteux,  et  ce  n'est  pas  une  comédie  qu'ils  jouent  lorsqu'ils 
pai'lent  avec  enthousiasme  de  ceux  qui  les  célèbrent  avec  exagé- 
ration, liane  sont  pas  ingrats^.  Us  n'ont  oublié  aucun  des  hommes 
auxquels  iL  ont  dû  une  louange.  Ils  ont  gardé  un  souvenir  moins 
présent  de  ceux  qui  leur  ont  rendu  des  services  plus  directs.  C'est 
qu'ici  leur  vanité  est  en  conflit  avec  elle-même.  S'ils  sont  flattés 
que  lord  Byron  soit  venu  mourir  pour  leur  indépendance  et  que  la 
France  ait  versé  son  sang  pour  l'assurer,  il  leur  plairait  d'autre  part 
de  pouvoir  persuader  au  monde  ce  qu'ils  se  sont  persuadé  assez 
facilement  à  eux-mêmes,  je  veux  dire  qu'ils  l'ont  conquise  tout 
seuls,  que  leur  héroïsme  a  tout  fait,  que  les  étrangers  qui  se  sont 
battus  à  leur  côté  étaient  là  comme  de  simples  témoins  accourucj 
pour  venir  contempler  de  près  leurs  hauts  faits.  Chaque  année 
paraissent  à  Athènes  des  livres  et  des  brochures  où  l'histoire  de  la 
guerre  de  l'indépendance  est  racontée  dans  cet  esprit,  qui  passe  à 
Athènes  pour  rigoureusement  véridique.  De  l'intervention  de  l'Eu- 
rope, il  n'y  est  pas  dit  un  mot!  Les  Grecs  ont  tout  fait;  ils  n'ont  eu: 
besoin  de  personne  pour  écraser  la  Turquie;  ce  sont  eux  qui  ont 
brûlé  la  flotte  turque  à  Navarin;  sous  des  déguisemen s  français,  ce 
sont  encore  eux  qui  ont  exécuté  l'expédition  de  Morée.  L'Europe 
n'est  apparue  que  pour  les  arrêter  dans  leurs  triomphes  et  pour  les 
empêcher  de  pousser  la  victoire  jusqu'au  bout.  Elle  s'en  repent 
aujourd'hui;  elle  cherche  à  donner  à  la  Grèce  l'Épire  et  la  Thessalie 
qu'elle  l'a  empêchée  de  prendre  jadis;  ce  ne  serav  si  elle  y  réussit, 
qu'une  juste  et  tardive  réparation.  La  manière  dont  les  Grecs 
jugent  le  passé  se  retrouve  encore  dans  leui-s  appréciations  sur  le 
présent.  Comme  ils  ont  un  fonds  de  boa  sens  qui  résiste  à  tout,  ils 
sentent  fort  bien  qu'ils  ne  peuvent  obtenir  de  nouveaux  succès  sans 
le  concours  de  l'Europe;  mais  ils  voudraient  que  ce  concours  fût 
très  efficace  sans  être  apparent.  Rien  de  plus  curieux  sous  ce  rap- 
port que  le  langage  de  leurs  journaux,  que  les  discours  de  leurs 
orateurs.  Le  thème  constant  de  toutes  les  polémiques,  de  toutes 


l  NE    EXCURSION    A    ATHÈNES.  515 

les  discussions  parlementaires  et  extra-parlementaires  est  la  puis- 
sance invincible  de  l'héroïsme  grec,  qui  n'a  besoin  d'être  secondé 
par  aucune  force  extérieure  pour  réaliser  les  ambitions  nationales. 
Seulement,  une  variante  oratoire  non  moins  constante  roule  sur 
l'obligation  où  se  trouve  l'Europe  de  venir  au  secours  d^  cet  héroïsme 
qui  pourrait  si  aisément  se  passer  de  secours.  Il  n'y  a  aucune  con- 
tradiction entre  les  deux  idées.  Les  Grecs  sont  assez  forts  par  eux- 
mêmes  pour  vaincre  la  Turquie;  mais  ils  sont  si  beaux  dans  leur 
courage  que  l'Europe  ne  peut  manquer  de  venir  combattre  avec 
eux,  afin  de  recueillir  quelques  reflets  de  leur  gloire,  quelques 
feuilles  de  leurs  lauriers. 

Cette  vanité  grecque  gâte  un   peu  la  société  d'Athènes,  qui, 
sans  cela,   serait  des  plus  agréables.  Certes,  si  les  Grecs  se  van- 
taient moins  eux-mêmes,  s'ils  exigeaient  moins  les  éloges  qu'on 
est  tout  prêt  à  leur  faire,  on  serait  heureux  de  leur  montrer  l'es- 
time que  méritent  les  progrès   qu'ils  ont  accomplis  depuis  leur 
indépendance.  Pour  fonder  une  capitale,  il  ne  suffit  pas  de  bâîir 
des  maisons,  d'élever  des  hôtels,  de  construire  des  palais,  de  per- 
cer des  boulevards,  de  planter  des  squares;  il  faut  encore,  il  faut 
surtout  créer  des  salons,  fonner  des  réunions  où  l'on  caus€,  avoir 
des  hommes  capables  de  parler  avec  esprit  et  des  femmes  habi- 
tuées à  recevoir  avec  grâce.  On  rencontre  tout  cela  à  Athènes. 
S'il  faut  en  croire  les  descriptions  qui  datent  d'une  vingtaine  d'an- 
nées à  peine,  ce  qui  frappait  alors  dans  la  société  grecque,  c'étaient 
les  disparates  qu'on  y  remarquait  sans  cesse.  L'Europe  entière  a 
ri  des  efforts  infructueux  de  la  jeunesse  athénienne  pour  devenir 
une  jeunesse  dorée.  Les  Grecs  ont  protesté  avec  colère  contre  la 
critique;  mais,  tout  en  protestant,  ils  en    ont  profité.    Aujour- 
d'hui la  jeunesse  d'Athènes  est  fort  bien  élevée;  elle  a  des  manières 
excellentes  et  beaucoup  d'usage  du  monde.  Je  n'ai  pas  assisté  à 
un  gr.iud  nombre  de  soirées,  parce  que  les  événeniens  politiques 
ne  permettaient  guère  de  s'amuser;  mais  toutes  celles  où  je  me 
suis  trouvé  m'ont  paru   charmantes.  On  n'y  dansait  pas,  sous 
prétexte  que  c'eût  été  danser  sur  un  volcan  ;  mais  on  y  causait 
fort  bien,  on  y  faisait  de  la  musique,  on  y  était  reçu  avec  une 
affabilité  du  meilleur  goût.  A  la  vérité,  on  y  applaudissait  parfois 
de  bien  fausses  notes,  car  les  Grecs  ne  sont  guère  musiciens,  mais 
je  n'y  ai   remarqué  de   dissonances    qu'en  musique.  La  société 
grecque  compte  un  grand  nombre  d'hommes  distingués,  et  quel- 
ques hommes  éminens  dont  le  commerce  est  aussi  utile  qu'ai- 
mable. Il  est  surprenant  de  voir  de  véritables  savans,  des  érudits 
•de  premier  ordre,  de  fins  littérateurs,  des  poètes  délicats  dans  une 
ville  et  dans  un  pays  dont  l'indépendance  est  d'hier.  On  a  trop 
parlé  de  l'état  de  l'instruction  publique  en  Grèce  pour  que  j'en 


516  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

reparle  encore.  Mais  avoir  fait  en  quelques  années  une  université 
comme  celle  d'Athènes  est  pour  les  Grecs  un  véritable  titre  à  l'ad- 
miration qu'ils  désirent  si  ardemment.  Seuls,  de  toutes  les  races 
de  l'Orient,  ils  se  sont  trouvés  dignes  de  la  liberté  le  jour  même 
où  ils  l'ont  obtenue.  Ils  n'ont  pas  eu  besoin  d'une  longue  éduca- 
tion pour  prendre  leur  place  dans  l'élite  intellectuelle  de  l'Europe. 
On  leur  reproche  d'avoir  quelque  peu  négligé  jusqu'ici  l'étude  des 
sciences  exactes,  de  s'être  consacrés  presque  exclusivement  à  l'his- 
toire, aux  lettres,  à  l'épigraphie.  Mais  n'était-il  pas  assez  naturel  que 
le  premier  usage  qu'ils  fissent  de  leur  esprit  fût  de  raviver  les  sou- 
venirs de  leur  merveilleux  passé  ?  Il  y  a  parmi  eux  des  historiens 
remarquables,  comme  M.  Paparrigopoulos,  des  épigraphistes  qui 
ne  craignent  aucun  rival,  comme  M.  Koumanoudis  ;  il  y  a  aussi 
des  jurisconsultes  d'une  rare  distinction,  comme  MM.  Galligas  et 
Sarripolos.  Les  naturalistes,  les  mathématiciens,  les  chimistes  vien- 
dront plus  tard  !  L'instructioa  qui  règne  dans  toute  la  société  d'A- 
thènes est  très  supérieure,  je  ne  dis  pas  seulement  à  celle  qu'on 
rencontre  en  Orient,  mais  même  à  celle  qu'on  trouve  d'ordinaire 
en  Occident.  Athènes  possède,  je  l'ai  dit,  depuis  plusieurs  années 
une  école  comme  nous  venons  à  peine  d'en  fonder  en  France,  oii 
les  jeunes  filles  reçoivent  un  enseignement  secondaire  des  plus 
développés.  Je  ne  l'ai  point  visitée,  mais,  à  en  juger  par  les  résul- 
tats qu'elle  produit,  elle  est  parfaite.  C'est  parfois  une  crcelle 
déception,  dans  les  colonies  grecques  delà  Turquie,  de  rencontrer 
des  femmes  auprès  desquelles  l'admiration  doit  être  muette,  parce 
que  l'exquise  beauté  des  traits,  l'éclat  étonnant  du  regard,  ne  sont 
point  hélas!  soutenus  chez  elles  par  les  grâces  de  l'esprit.  Il  n'en 
est  pas  de  même  à  Athènes.  Les  Athéniennes  sont  toutes  capables  de 
causer  d'une  manière  agréable,  et  la  conversation  de  quelques-unes 
d'entre  elles  rappelle  ce  qu'on  a  entendu  de  plus  vif,  de  plus  spiri- 
tuel, de  plus  sérieux  au  besoin,  et  au  besoin  aussi  de  plus  gai.  Elles 
savent  fort  bien  le  français,  elles  en  comprennent  les  nuances  les 
plus  fines,  elles  s'en  servent  comme  des  Parisiennes.  Il  m'est 
souvent  arrivé  à  Athènes  d'oublier  que  j'étais  en  Grèce  en  enten- 
dant parler  ma  langue  avec  une  délicatesse  fort  rare  en  France 
même  et  que  je  ne  m'attendais  pas  à  trouver  au  pied  de  l'Acro- 
pole. 

Ce  qui  me  rappelait  à  la  réalité,  ce  sont  les  traits  de  défiance 
dont  toute  causerie  avec  un  philhellène  douteux  comme  moi  est 
nécessairement  émaillée.  Sous  mes  éloges  même  on  cherchait  des 
épigrammes,  ce  qui  me  valait  des  répliques  très  piquantes,  mais  dont 
à  la  longue  on  ne  laisse  pas  d'être  un  peu  fatigué.  Dans  leur  préoc- 
cupation de  vous  plaire  à  tout  prix,  coûte  que  coûte,  les  Grecs 
finissent  par  vous  causer  une  sorte  de  gêne.  On  ne  se  sent  pas  tout 


UNE   EXCCRSION    A   ATHENES.  517 

à  fait  à  l'aise  avec  eux;  on  voit  qu'ils  posent,  et  cela  vous  glace. 
Leur  conversation  tourne  toujours  au  plaidoyer  prodomosua;  leurs 
livi'es  en  font  autant.  Tous  les  ouvrages  écrits  par  les  Grecs  sur  la 
Grèce  sont  des  panégyriques.  On  est  frappé,  en  les  lisant,  du  nombre 
incalculable  de  vertus  que  possède  la  'Grèce.  Quant  à  ses  défauts, 
où  sont-ils?  qui  nous  le  dira?  J'ai  pourtant  trouvé  un  livre  inti- 
tulé :  la  Grèce  telle  quelle  est,  dont  l'auteur,  après  avoir  consacré 
près  de  trois  cents  pages  à  s'extasier  sur  les  mérites  de  son  pays, 
sur  les  qualités  de  ses  compatriotes,  sur  l'intelligence  et  la  noblesse 
des  hommes,  sur  la  beauté  des  femmes,  sur  les  promesses  qui 
éclatent  dans  les  yeux  des  enfans,  pris  tout  à  coup  d'un  scrupule 
tardif  de  modestie,  déclare  hautement  qu'il  ne  veut  pas  avoir  l'air 
de  flatter  les  Grecs  et  qu'après  s'être  étendu  si  longuement  sur 
le  bien,  il  va  dire  non  moins  longuement  le  mal.  Sur  ce,  il  énumère 
les  imperfections  des  Grecs,  au  nombre  de  trois,  qu'il  désigne 
ainsi  :  «  Vanité,  mutabilité,  envie.  »  Il  pousse  même  le  courage 
jusqu'à  ajouter  :  «  Plusieurs  auteurs  ont  voulu  défendre  toutes 
les  faiblesses  des  Hellènes.  Ils  les  ont  réunies  en  quelque  sorte 
en  un  faisceau  et  l'ont  couvert  par  la  même  formule  :  «  résul- 
tat de  l'esclavage;  »  c'est  un  tort.  Les  défauts  que  nous  venons 
de  nommer  existent  réellement  dans  notre  sang.  Aucune  justifica- 
tion ne  pourra  résister  à  l'examen  des  faits  et  au  témoignage  de 
l'histoire.  »  Mais,  après  cet  effort  héroïque,  l'auteur  de  la  Grèce  telle 
quelle  est  s'empresse  de  tomber  dans  l'erreur  qu'il  reprochait  aux 
autres  et  de  donner  lui-même  un  exemple  de  mutabilité  :  au  lieu 
de  chercher  des  raisons  morales  aux  trois  défauts  des  Grecs,  il 
s'efforce  de  leur  découvrir  des  excuses  historiques  et  des  circon- 
stances atténuantes. 

Après  tout,  les  Grecs  ont  raison  de  couvrir  leurs  faiblesses  sous 
la  formule  générale  :  «  résultat  de  l'esclavage.  »  Il  serait  singuliè- 
rement injuste  d'oublier  qu'ils  sortent  à  peine  d'un  état  qui  déve- 
loppait en  eux  tous  les  mauvais  instincts  et  étouffait  cruellement 
tous  les  bons.  Quand  ils  vous  disent  :  «  Ne  nous  jugez  pas  en  vous 
plaçant  au  poiiit  de  vue  de  l'Occident;  ne  nous  comparez  pas  aux 
grandes  nations  européennes  qui  jouissent  depuis  des  siècles,  sinon 
de  la  liberté,  au  moins  de  la  civilisation  ;  placez-vous  au  point  de  vue 
(le  l'Orient,  comparez-nous  aux  races  rivales  qui,  longtemps  asservies 
comme  nous,  ont  perdu  dans  la  servitude  non-seulement  leurs  vertus, 
mais  leur  intelligence  ;  voyez  ce  que  nous  avons  fait  et  ce  qu'elles  ont 
fait;  »  —  quand  ils  parlent  ainsi,  il  est  impossible  de  méconnaître  la 
justesse  de  cette  défense.  Leur  tort  seulement  est  de  croire  qu'on  les 
attaque.  Sans  doute  ils  ont  subi  quelques  critiques  exagérées,  par- 
tiales, violentes  même;  mais,  au  total,  l'opinion  générale  de  l'Eu- 
rope leur  a  toujours  été  favorable;  on  leur  a  toujours  montré  plus 


518  REVUE    DES    DEUX   MONDES, 

d'indulgence  que  de  sévérité.  Leur  cause  est  restée  populaire  à 
travers  toutes  les  révolutions,  toutes  les  crises,  tous  les  boulever- 
semens.  Gela  devrait  les  rassurer;  mais  rien  ne  le  fait.  Ce  qui 
explique  la  (  rainte  incessante  où  ils  vivent  de  perdre  l'estime  et  l'ap- 
pui de  l'étranger,  c'est  qu'en  dépit  de  leurs  prétentions,  ils  savent 
et  sentent  fort  bien  qu'ils  ne  sauraient  se  passer  ni  moralement,  ni 
intellectuellement,  ni  politiquement,  ni  matériellement  du  concours 
de  l'Europe.  Enfermés  dans  des  frontières  trop  étroites,  vivant  sur 
un  sol  stérile,  ils  consomment  plus  qu'ils  ne  produisent.  A  part  le 
raisin  de  Gorinthe  et  les  olives,,  leur  teiTe  ne  porte  que  des  pierres 
et  quelques  moissons  insuffisantes.  C'est  donc  au  commerce,  à  l'indus- 
trie, aux  rapports  incessans  avec  les  autres  peuples  qu'ils  sont  forcés 
de  demander  les  ressources  qui  leur  manquent.  Si  rapides  qu'aient 
été  leurs  progrès ,  si  éminens  que  soient  quelques-uns  de  leurs 
professeurs,  ils  ont  beaucoup  à  apprendre  de  l'Europe  avant  de 
posséder  une  culture  complète.  J'ai  déjà  dit  combien  ils  étaient  en 
retard  pour  les  sciences  exactes  et  pour  les  sciences  naturelles;  ce 
n'est  qu'en  France  ou  en  Allemagne  que  leurs  étudians  peuvent 
devenir  de  véritables  médecins,  des  mathématiciens,  des  géologues, 
des  chimistes,  etc.  Militairement  et  pohtiquement,  leur  faiblesse  €st 
incontestable.  C'est  en  v  n  qu'ils  ébranlent  les  marbres  de  l'Acro- 
pole du  bruit  de  leur  mousqueteiie  et  que  la  voix  de  leurs  canons 
trouble  le  calme  ordinaire  de  la  plaine  de  l'Attique,  il  n'y  a  pas 
un  homme  éclairé  parmi  eux  qui  ne  se  rende  compte  de  l'impuis- 
sance pratique  de  ces  démonstrations  belliqueuses.  Pour  étendre 
leurs  frontières  comme  pour  se  procurer  du  pain,  l'Europe  leur 
est  indispensable.  Peu  de  nations  vivent  aussi  directement  et  au«si 
entièrement  du  dehors.  C'est  pourquoi  le  plus  fier  descendant  de 
Périclès  se  tourmente  de  ce  que  peuvent  penser  de  lui  les  bour- 
geois de  Londres  ou  de  Paris,  et  se  sent  mal  à  l'aise  à  l'idée  que 
la  haute  opinion  qu'il  a  de  sa  personne  risque  de  n'être  pas  par- 
tagée par  tous  ceux  qui  viennent  la  voir  de  près  et  qui  retournent 
dans  leur  pays  dire  ce  qu'ils  ont  vu. 

IT. 

Athènes  étant  la  capitale  de  la  Grèce,  c'est  là  qu'on "peut  étudier 
les  politiques  et  les  politiciens  grecs.  Ai~je  besoin  dernppeler  quelle 
est  leur  réputation  en  Orient?  Par  une  coïncidence  fâcheuse,  on 
dit  en  général  de  la  Grèce  ce  qu'on  dit  aussi  de  la  Turquie  :  le 
peuple  y  est  excellent,  d'une  grande  moralité  malgi-é  les  excès  du 
brigandage  qui  ont  totalement  disparu  depuis  une  dizaine  d'an- 
nées, d'une  intelligence  remarquable  et  d'un  caractère  très  sûr; 
mais  la  classe  qui  dirige  les  affaires  inspire  une  grande  méfiance 


UNE   EXCURSION    A    ATHÈNES.  519 

aux  étrangers,  et  môme  aux  Grecs  des  provinces  et  des  pays  otto- 
mans. Je  me  souviens  d'avoir  rencontré  cette  impression  en  Chypre, 
où  j'étais  étonné  de  la  trouver  aussi  vive.  Les  populations  rurales 
n'y  marquaient  aucun  goût  pour  la  réunion  à  la  Grèce,  et,  lorsque 
j'en  exprimais  ma  surprise,  on  me  répondait  aussitôt  que  cela 
venait  de  la  crainte  que  leur  inspiraient  les  administrateurs  et 
les  politiques  d'Athènes.  Elles  redoutaient,  non  sans  quelque  rai- 
son, que  la  premier  résultat  de  la  réunion  à  la  Grèce  fût,  une  aug- 
mentation considérable  de  Timpôt  foncier  au  profit,  non  de  l'île 
elle-même,  mais  du  royaume  hellénique  et  de  ceux  qui  l'exploitent 
souvent  sous  prétexte  de  h  gouverner.  Je  ne  serais  pas  étonné  si 
ce  sentiment  existait  aussi  en  Grèce  et  en  Thessalie.  Il  est  clair  que 
jusqu'ici  la  terre  ne  peut  supporter  aucun  impôt  sérieux  en  Grèce; 
elle  est  trop  pauvre  pour  cela.  Jadis  la  dîme  florissait  avec  tous  ses 
abus.  Un  ministre  réformateur  l'a  supprimée.  L'impôt  sur  le  bétail, 
au  moyen  duquel  on  l'a  remplacée ,  a  donné  d'assez  médiocres 
résultats.  Pendant  que  j'étais  à  Athènes,  on  parlait  de  supprimer  à 
son  tour  l'impôt  du  bétail  et  de  lui  substituer  un  impôt  foncier. 
Mais  il  n'y  a  pas  de  cadastre  en  Grèce;  cet  impôt  n'aurait  donc 
été  établi  que  sur  des  déclarations  personnelles  dans  lesquelles 
il  est  assez  difficile  d'avoir  confiance.  Les  bénéfices  qu'il  donnerait 
d'ailleurs  ne  seraient  pas  gros,  puisque  l'agriculture  actuelle  rap- 
porte très  peu.  A  part  les  raisins  de  Gorinthe  et  les  olives,  les  pro- 
duits agricoles  de  la  Grèce  sont  presque  nuls;  or  les  raisins  de 
Gorinthe  et  les  olives  sont  déjà  soumis  à  une  taxe.  Jusqu'i'ji  le 
peuple  grec  est  le  peuple  de  l'Europe  qui  rapporte  le  moins  d'im- 
pôts. Presque  tous  les  revenus  publics  sont  alimentés  par  la  douane, 
les  impôts  de  mutation,  le  timbre  et  les  raisins  de  Gorinthe.  Mais 
du  jour  où  des  provinces  douées  d'un  sol  fertile,  telles  que  la  Thes- 
salie, l'Epire  ou  Chypre  seront  annexées  au  royaume,  l'impôt  fon- 
cier deviendra  une  des  principales  ressources  du  pays.  On  s'explique 
que  cette  perspective  ne  séduise  pas  excessivement  des  populations 
qui  ne  professent  qu'une  estime  modérée  pour  le  personnel  poli- 
tique chargé  d'administrer  les  finances  grecques. 

Dieu  me  garde  de  dire  si  elles  ont  tort  ou  raison!  Les  Grecs 
d'Athènes,  sans  en  excepter  les  politiciens,  m'ont  paru  infiniment 
plus  probes  que  les  Grecs  de  l'empire  ottoman  ;  mais  le  proverbe 
affirme  qu'il  n'y  a  pas  de  fumée  sans  feu,  et  la  fumée  est  considé- 
rable. Le  haut  personnel  politique,  celui  que  j'ai  observé  de  plus 
près,  échappe  aux  critiques.  C'est  dans  les  rangs  des  administra- 
teurs de  second  ordre,  des  consuls,  des  hommes  de  bureau  qu'on 
rencontre  de  graves  abus.  Les  causes  de  cette  corruption  sont 
nombreuses.  Je  n'en  citerai  que  deux  :  l'instabihté  des  fonctions 
et  la  modicité  des  traiteraens.  La  Grèce  est  le  pays  d'Europe  où  les 


520  REVUE  DES  mm  mondes. 

traitemens  sont  de  beaucoup  les  moins  élevés  :  un  ministre  touche 
9,600  drachmes,  c'est-à-dh-e  moins  de  9,000  francs;  un  secrétaire- 
général  de  ministère  touche  5,700  drachmes,  un  chef  de  division 
ï,800,  le  président  de  la  cour  de  cassation  7,'?-00,  un  conseiller  à 
la  même  cour  5,A00,  le  président  de  la  cour  d'appel  6,000,  un 
nomarque  (prélel)  5,700,  un  éparque  (sous-préfet)  2,880,  un  pro- 
fesseur d'université  5,400.  J'ai  pris  les  plus  gros  traitemens  ;  on  ne 
les  obtient  qu'après  une  longue  et  brillante  carrière.  Pour  arriver, 
par  exemple,  à  b,liOQ  drachmes,  un  professeur  d'université  a  besoin 
de  quinze  ans  de  services;  des  hommes  du  plus  grand  mérite,  des 
savans  tout  à  fait  supérieurs  reçoivent,  comme  une  suprême  ré- 
compense, à  la  un  d'une  vie  consacrée  à  l'enseignement,  ces  émo- 
lumens  presque  ridicules.  Qu'on  juge  par  là  des  appointemens  des 
simples  employés  !  Néanmoins  les  fonctions  publiques  sont  encom- 
brées en  Grèce  comme  en  France,  plus  qu'en  France  peut-être.  L'é- 
ducation exclusivement  littéraire  de  l'université,  l'absence  presque 
complète  de  culture  scientifique,  le  défaut  de  débouchés  dans  un 
pays  où  l'industrie  est  encore  en  enfance  et  où  le  génie  de  la  race 
pour  les  grandes  entreprises  de  crédit  ne  peut  se  donner  libre 
cours,  faute  d'instrumens  à  mettre  en  œuvre,  le  goût  instinctif  des 
Grecs  pour  la  politique  et  ce  qui  s'en  rapproche,  tout  concourt  à 
pousser  la  jeunesse  vers  la  vie  publique.  Mais  la  manière  dont  le 
régime  parlementaire  est  pratiqué  en  Grèce  produit  dans  les  admi- 
nistrations d'incessantes  secousses.  A  chaque  instant,  les  ministères 
changent;  or,  chaque  fois  qu'un  ministère  change,  tout  le  person- 
nel administratif  est  modifié  de  fond  en  comble.  Gomment  veut-on 
que  des  hommes  qui  n'occupent  un  emploi  que  pour  quelques 
mois,  qui  ne  sont  payés  de  leur  travail  que  d'une  manière  déri- 
soire, ne  soient  pas  tentés  d'assurer  leur  avenir  contre  les  incer- 
titudes de  la  fortune  en  employant  un  moyen  qui  a  été  pratiqué 
depuis  des  siècles  en  Orient?  Et  ce  n'est  point  l'Orient  seul  où 
fleurit  ce  moyen.  Sous  tous  les  climats,  sous  tous  les  régimes 
politiques,  l'instabilité  administrative  amène  la  corruption.  Elle 
existe  aussi  bien  dans  la  république  des  États-Unis  que  dans  l'em- 
pire ottoman,  que  dans  le  royaume  libre  de  Grèce.  Prenons 
garde  de  ne  pas  la  faire  naître  chez  nous  par  la  pratique  trop  pro- 
longée du  régime  d'épurations,  soi-disant  politiques,  qui,  mis  à  la 
mode  depuis  deux  ans,  risquerait  en  subsistant  de  donner  à  l'ad- 
ministration française  les  mœurs  des  administrations  américaines, 
ottomanes  et  grecques. 

La  Grèce,  il  faut  en  convenir,  aurait  d'excellentes  réponses  à 
faire  à  ceux  qui  lui  reprochent  les  imperfections  de  son  état  poli- 
tique. Uniquement  préoccupée  de  ses  propres  ambitions,  elle 
réplique  à  toutes  les  critiques  en  affirmant  que  la  seule  cause  de 


UNE  EXCURSION  A  ATHÈNES.  521 

ces  imperfections  est  la  petitesse  du  royaume.  Si  la  Grèce  était  plus 
grande,  elle  aurait  immédiatement  une  administration  probe,  un 
gouvernement  éclairé  et  économe,  des  finances  en  bon  ordre,  des 
hommes  d'état  éminens,  des  chambres  modèles.  J'ai  peine  à  croire 
à  la  vertu  magique  d'une  extension  de  frontières,  si  considérable 
qu  elle  fût.  En  se  développant,  les  Grecs  ne  feront  disparaître  au- 
cune des  difficultés  contre  lesquelles  ils  se  débattent  aujourd'hui  ; 
peut-être,  au  contraire,  les  envenimeront-ils.  C'est  que  le  problème 
qu'ils  ont  à  résoudre  est  des  plus  compliqués;  des  nations  de  pre- 
mier ordre,  des  nations  dont  la  Grèce  ne  saurait,  même  dans  ses 
rêves  les  plus  gigantesques,  songer  un  instant  à  atteindre  l'étendue, 
l'agitent  comme  elle  et  sans  beaucoup  plus  de  succès  qu'elle.  C'est 
le  problème  de  la  conciliation  du  régime  parlementaire  et  de  l'ex- 
trême démocratie.  Tout  a  été  dit  sur  la  faute  qui  a  été  commise 
lorsqu'on  a  imposé  à  un  peuple  à  peine  délivré  de  la  servitude, 
comme  les  Grecs,  des  institutions  constitutionnelles  calquées  sur 
celles  de  la  France  et  de  l'Angleterre.  Mais  on  n'a  peut-être  pas 
assf^z  remarqué  combien  le  triomphe  absolu  de  la  démocratie,  trait 
capital  du  caractère  politique  grec,  rendait  cette  faute  plus  dange- 
reuse. Dans  nul  pays  peut-être  il  n'y  a  moins  de  classes  sociales; 
généralement  l'égalité  est  absolue  en  Orient,  mais,  dans  les  pays 
turcs,  la  race  conquérante  compose  une  aristocratie  sous  laquelle 
toutes  les  autres  restent  courbées,  tandis  que  dans  quelques-unes 
des  principautés  slaves  qui  se  sont  détachées  de  l'empire  ottoman, 
il  est  sorti  de  la  lutte  pour  l'indépendance  tantôt  une  classe  diri- 
geante, tantôt  une  dynastie  qui  servent  plus  ou  moins  de  contre- 
poids à  la  masse  populaire.  En  Grèce,  rien  de  pareil;  la  richesse 
elle-même  n'y  constitue  pas  un  privilège,  car  elle   n'appartient 
guère  qu'aux  Grecs  vivant  au  dehors;  il  n'y  a  de  supériorité  recon- 
nue que  celle  du  talent  ou  de  l'habileté  qui  ne  le  remplace  que  trop 
souvent.  Amoureux  comme  ils  le  sont  de  la  science  et  de  l'action, 
persuadés  qu'on  peut  tout  faire  avec  de  l'intelligence  ou  de  la 
ruse,  les  Grecs  ne  reconnaissent  pas  d'autres  forces  sociales.  Aussi 
ont-ils  corrigé  leurs  institutions  nationales  de  manière  à  les  adap- 
ter complètement  à  leur  tempérament  démocratique.  Ils  n'ont  pu 
s'accommoder  longtemps  d'un  sénat.  Tant  que  ce  sénat  était  com- 
posé d'hommes  ayant  pris  part  à  la  guerre  de  l'indépendance  et 
devant  à  d'héroïques  souvenirs  une  autorité  incontestée  sur  le  pays 
tout  entier,  ils  l'ont  supporté,  quoique  non  sans  peine;  mais  bien- 
tôt ces  hommes  sont  morts  ;  il  a  été  impossible  de  les  remplacer. 
La  révolution  de  1862  a  emporté  le  sénat.  Elle  a  emporté  du  même 
coup  une  royauté  qui  ne  tenait  à  rien.  Peut-on  dire  que  celle  qui 
l'a  remplacée  soit  beaucoup  plus  solide?  Le  roi  George  possède 
l'estime,  et  la  reine  Olga  l'admiration  des  Grecs;  mais  ces  senti- 


522  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mens  sont  froids.  On  ne  crée  pas  artificiellement  une  dynastie. 
Lorsqu'elle  ne  sort  pas  des  enti'ailles  d'une  nation,  lorsqu'elle  n'a 
pas  été  mêlée  à  la  formation  de  la  patrie,  elle  est  le  produit  d'un 
accident  ;  un  autre  accident  peut  l'emporter.  Le  roi  George,  qui 
est  doué  d'un  bon  sens  très  sûr,  se  rend  fort  bien  compte  de  la 
fragilité  de  son  pouvoir.  C'est  pourquoi,  loin  d'en  abuser,  il  hésite 
même  à  en  user.  Il  est  le  type  et  le  modèle  du  souverain  constitu- 
tionnel, régnant  sans  gouverner.  Son  action  sur  les  affaires  publi- 
ques est  nulle.  Si  elle  ne  l'était  pas,  il  y  aurait  bientôt  une  révo- 
lution. Durant  mon  séjour  à  Athènes,  tout  le  monde  m'affirmait 
qu'une  grande  déception  nationale  aurait  pour  infaillible  résultat  le 
renversement  de  la  royauté.  Les  peuples  vaincus  se  vengent  tou- 
jours de  la  défaite  sur  les  dynasties  qu'ils  n'aiment  pas  ou  qui  leur 
sont  étrangères.  Le  roi  George  ne  peut  conserver  son  trône  qu'en 
renonçant  à  toute  autorité  réelle,  qu'en  gardant  une  réserve  inces- 
sante, qu'en  laissant  naître  et  crouler  les  ministères  sans  intervenir 
jamais  directement  ou  indirectement  dans  leur  existence  agitée. 
Tous  les  pouvoirs  appartiennent  donc  à  une  chambre  unique,  om- 
nipotente, qui  ne  connaît  aucune  barrière^  aucun  contre-poids.  Elle 
fait  et  défait  chaque  jour  des  cabinets  qui  n'ont  à  tenir  compte  que 
de  ses  volontés  ou  de  ses  caprices.  A  côté  d'elle,  il  n'y  a  ni  royauté 
véritable,  ni  aristocratie  de  naissance  ou  d'argent,  ni  chambre 
haute  plus  ou  moins  artificielle.  De  là  cette  mobilité  excessive  que 
l'on  a  reprochée  à  la  politique  grecque  et  qui  pourrait  bien  être  la 
conséquence  inévitable  d'un  régime  démocratique  poussé  à  l'ex- 
trême, dépourvu  de  tout  tempérament,  de  tout  frein,  suivant  avec 
docilité  les  fluctuations  d'une  opinion  toujours  changeante  et  toute- 
puissante  néanmoins  dans  chacun  de  ses  changemens. 

Il  semble  qu'à  un  pays  aussi  démocratique  que  la  Grèce  la 
république  conviendrait  mieux  que  la  monarchie.  Puisque  la  dynas- 
tie n'est  pas  nationale,  puisque  son  rôle  est  presque  réduit  à  la 
nulHté,  pourquoi  ne  pas  essayer  de  s'en  passer?  Cette  question, 
les  Grecs  ont  assez  d'esprit  politique  pour  ne  pas  se  la  poser,  il 
y  a  peu,  très  peu  de  républicains  à  Athènes;  il  ne  devrait  pas  y 
en  avoir  du  tout.  Le  jour  où  la  Grèce  essaierait  de  se  constituer 
en  république,  il  est  fort  probable  qu'elle  se  disloquerait.  Si  étran- 
ger qu'il  soit,  le  roi  George  est  le  lien  qui  maintient  l'unité  de  la 
patrie.  Que  ce  lien  se  brise,  les  divisions  éclateront  aussitôt.  Le 
fond  du  caractère  grec  n'est  pas  seulement,  en  effet,  l'amour  de 
l'égalité,  c'est  encore  l'amour  presque  exclusif  du  clocher.  L'es- 
prit particularlste,  comme  je  l'ai  déjà  dit,  est  aussi  vif  aujour- 
d'hui en  Gièce  que  dans  l'antiquité.  Chaque  province,  chaque  vil- 
lage déteste  ses  voisins.  Pendant  de  longues  années  la  constitution 
d'un  ministère  était  une  opération  des  plus  compliquées,  attendu 


UNE  EXCURSION  A  ATHÈNES.  52S 

que  le  Péloponèse,  l'Attique,  les  îles  voulaient  également  y  être 
représentés  et  qu'il  fallait  donner  un  portefeuille  à  chaque  région. 
La  présidence  de  la  chambre  alternait  eiatre  les  différentes  con- 
trées; tantôt  elle  devait  appartenir  aux.  uns,  tantôt  aux  autres. 
Ces  mœurs  politiques  tenaient  en  grande  partie  à  l'idée  que  les 
Grecs,  à  l'exemple  de  tous  les  Orientaux,  se  font  du  pouvoir.  Ils  le 
regardaient,  ils  le  regardent  encore  comme  une  source  de  biens  et 
de  revenus  que  ceux  qui  la  possèdent  ouvrent  libéralement  sur 
leurs  amis.  C'était  donc  un  gain  pour  une  province  de  posséder 
un  ministre  à  la  tête  des  affaires  :  une  province  qui  n'en  aurait  pas 
eu  se  serait  vu  dépouiller  de  tous  les  bénéfices  du  budget  et  des 
ressources  publiques.  Ces  habitudes  sont  loin  d'avoir  complètement 
disparu.  Rien  n'est  plus  curieux  que  la  maison  d'un  ministre  grec. 
Du  matin  au  soir,  elle  est  remplie  de  cliensqui  fument,  qui  prennent 
des  tasses  de  café,  qui  s'endorment  sur  les  fauteuils,  se  promènent 
dans  les  couloirs,  s'étendent    sur  les  divans,   et,  quand  la  place 
manque,  s'assoient  tranquillement  sur  les   marches  de  l'escalier. 
Ils  viennent  d'un  peu  partout  demander  une  place,  un  service,  un 
conseil.  Qiiand  le  ministre  passe,  vingt  personnes  se  jettent  sur 
lui  pour  l'entretenir  de  leurs  affaires.  Ce  n'est  pas  sans  peine  qu'il 
se  dégage  de  cette  étreinte.  Le  soir,  l'audience  est  générale.  Je  me 
rappelle  qu'un  jour,  étant  allé  voir  M.  Goumoundouros  après  dîner, 
je  trouvai  chez  lui  une  foule  de  palikares,  de  be:gers  du  Magne, 
sa  patrie,  en  costumes  pittoresques,  d'employés,  de  fonctionnaires, 
de  solliciteurs.   Chacun  causait,   lisait,   dégustait   les   limonades. 
C'est  en  vain  que  je  cherchais  le  ministre   au  milieu  de  cette 
foule.  Enfin,  j'a.vise  quelqu'un  et  je  lui  demande  M.  Goumoundouros. 
«  Il  ne  viendra  pas  aujourd'hui,  me  dit-on;  il  passe  la  soirée  chez 
le  roi.  »  Gela  n'empêchait  personne  de  s'installer  dans  ses  salons, 
d'avaler  ses  rafraîchissemens  et  de  fumer  ses  cigarettes.  Un  ministre 
n'a  pas  de  logement  privé;  sa  maison  appartient  à  tout  le  monde. 
L'aimable  simplicité  d  ■  la  vie  orientale  s'accommode  parfaitement 
de  ce  mélange  de  la  vie  de  famille 'et  de  la  vie  publique.  La  femme 
et  les  enfans  du  ministre  vaquent  à.  leurs  occupations,  au  milieu 
des  cliens,   comme  si  la  solitude  était  complète.  Personne  ne  se 
g-êne,  et  on  ne  gêne  personne.  Il  en  est  de  même  dans  les  minis- 
tères.   On  ouvre  la  porte  du  cabinet  du  ministre  sans  s'adresser  à 
des  huissiers  qui  n'existent  pas;  s'il  est  seul,  ou  lui  parle;  s'il  y  a 
trop  de  monde,  on  va  faire  un  tour  de  promenade  et  on  revient. 
Les  Grecs  pas  plus  que  les  Turcs  ne  semblent  avoir  l'idée  du  tra- 
vail solitaire;  ils  traitent  les  affaires  publiques  dans  une  cohue. 

Avec  des  mœurs  paieilles,  on  comprend  l'intérêt  de  chaque  pro- 
vince à  être  représentée  au  ministère.  Néanmoins,  le  particularisme 
en  Grèce  ne  lient  pas  uniquement  aux  intérêts,  il  tient  aux  tradi- 


52Ù  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

lions,  aux  sentimens,  à  la  race,  il  est  dans  le  sang.  Les  Grecs  qui 
vivent  à  l'étranger  aiment  à  se  faire  construire  à  Athènes  de 
superbes  hôtels  où  ils  n'habitent  jamais,  mais  qui  servent  à  l'éclat 
d'une  ville  dans  laquelle  la  patrie  se  personnifie  à  leurs  yeux;  mais 
les  Grecs  des  provinces  n'éprouvent  pas  de  pareilles  faiblesses  ;  ils 
sont,  au  contraire,  jaloux  d'Athènes.  J'ai  vu  un  exemple  bien  frap- 
pant de  la  violence  de  ce  sentiment.  On  sait  que  les  fouilles 
entreprises  par  les  Allemands  à  Olympie  ont  mis  au  jour  deux 
des  chefs-d'œuvre  les  plus  parfaits  de  la  statuaire  antique,  un 
Hermès  de  Praxitèle  et  une  Victoire  de  Pseonios.  D'après  la  loi, 
ces  deux  statues  devraient  être  transportées  à  Athènes,  rendez- 
vous  de  toutes  les  œuvres  de  premier  ordre  trouvées  dans  le 
royaume.  Mais  les  habitans  de  Pyrgos,  petite  ville  située  près 
d'Olympie,  ont  déclaré  qu'ils  ne  permettraient  jamais  qu'on  les  leur 
enlevât,  et  le  président  actuel  de  la  chambre,  qui  est  du  Pélopo- 
nèse,  a  été  jusqu'à  affirmer  que  le  sang  coulerait  le  jour  où  l'on 
voudrait  dépouiller  Pyrgos  au  profit  d'Athènes!  Si  la  guerre  civile 
risque  d'éclater  pour  une  cause  de  ce  genre,  combien  n' éclaterait - 
elle  pas  plus  aisément  pour  des  causes  politiques  dès  que  la  sup- 
pression de  la  monarchie  viendrait  briser  le  dernier  lien  de  l'unité 
nationale?  Aucun  peuple  n'est  plus  sujet  aux  divisions  et  aux  luttes 
que  le  peuple  grec.  On  sait  en  combien  de  partis  il  se  partage  sans 
cesse.  Des  discussions  entre  savans  et  artistes  ne  sont  pas  moins 
nombreuses  qu'entre  hommes  politiques.  Je  n'en  citerai  encore 
qu'un  exemple.  Le  grand  musée  d'Athènes,  le  musée  de  Patissia,  con- 
tient de  véritables  trésors;  par  malheur,  ils  sont  disposés  de  la  ma- 
nière la  plus  déplorable;  de  fort  beaux  bas-reliefs  sont  placés  à 
l'envers,  des  statues  restent  couchées  par  terre  ;  un  Neptune^  qui 
est  un  chef-d'œuvre  et  qui  a  été  trouvé  il  y  a  deux  ans  à  Milo,  où 
le  gouvernement  grec  a  envoyé  des  troupes  pour  le  prendre,  de  peur 
qu'il  ne  fût  vendu  au  Louvre,  est  depuis  lors  divisé  en  deux  tron- 
çons et  placé  dans  des  caisses  où  il  est  impossible  de  le  voir.  Vous 
pensez  peut-être  que  c'est  faute  de  place  ou  faute  d'argent  que 
subsistent  ces  dispositions  malheureuses?  Non.  La  place  abonde, 
l'argent  ne  manque  pas;  mais  l'éphore-général  des  antiquités, 
M.  Evstratiadis,  qui,  malgré  son  titre  pompeux,  semble  n'avoir 
d'autres  fonctions  que  de  rendre  les  antiquités  invisibles,  laisse  le 
musée  de  Patissia  dans  l'état  où  il  est  pour  contrarier  quelques 
savans  d'Athènes  dont  cela  dérange  les  travaux.  A  force  de  se  divi- 
ser, les  Grecs  finiront  par  s'émietter,  s'ils  n'y  prennent  garde  et 
s'ils  ne  cherchent  pas  à  réformer  leurs  institutions  politiques  de 
manière  à  donner  plus  de  force  à  l'unité  nationale. 

Pendant  plusieurs  années,  le  pouvoir  a  successivement  passé  en 
Grèce  entre  les  mains  de  quatre  ministres  qui  s'en  disputaient  sans 


UNE    EXCURSION    A   ATHÈNES.  525 

cesse  la  possession  :  MM.  Goumoundouros,  Deligeorgis,  Zaïmis  et 
Tricoupis.  Le  jeu  parlementaire  se  trouvait  singulièrement  com- 
pliqué par  ce  grand  nombre  de  partis;  la  mort  s'est  chargée  de  le 
simplifier  et  de  le  ramener  à  la  lutte  réglementaire  de  deux  grandes 
fractions  politiques.  M.  Deligeorgis  a  succombé  il  y  a  quelques  mois, 
et  M.  Zaïmis  il  y  a  quelques  semaines.  M.  Goumoundouros  et  M.  Tri- 
coupis se  sont  trouvés  seuls  face  à  face,  et  la  chambre,  faute  de 
chefs  nouveaux,  a  dû  se  partager  entre  eux.  Ge  n'est  pas  qu'il  ne 
se  trouve  dans  le  monde  politique  grec  quelques  hommes  de  mérite 
qui  pourraient  aspirer  à  jouer  un  rôle  prépondérant;  mais  ceux  qui 
l'ont  tenté  n'y  ont  pas  encore  réussi.  Un  des  diplomates  les  plus 
distingués  de  la  Grèce.  M.  Delyanis,  a  cherché  à  rallier  sous  ses 
ordres  les  amis  de  M.  Zaïmis  afin  de  former  un  tiers -parti  qui 
aurait  représenté,  au  milieu  de  l'entraînement  belliqueux  qui  em- 
portait le  pays,  les  idées  de  prudence  et  de  temporisation.  Sa  ten- 
tative n'a  pas  abouti,  et  rien  ne  prouve  qu'elle  aboutira.  A  moins 
que  des  événemens  imprévus  ne  mettent  en  relief  et  en  évidence 
des  capacités  inconnues,  M.  Goumoundouros  et  M.  Tricoupis  reste- 
ront quelque  temps  encore  les  maîtres  de  la  situation.  Ge  sont 
deux  caractères  très  différens,  deux  natures  opposées  et  qui  per- 
sonnifient d'une  manière  remarquable  les  deux  faces  du  tempéra- 
ment grec,  la  face  qu'on  peut  appeler  ancienne,  quoiqu'elle  ne 
date  que  de  l'indépendance,  et  la  face  contemporaine.  Né  dans  le 
Magne,  doué  des  qualités  distinctives  de  sa  race  et  de  son  pays, 
M.  Goumoundouros  représente  le  vieux  Grec  habile  et  courageux, 
habitué  à  se  servir  de  la  ruse  pour  atteindre  le  but  qu'il  poursuit, 
mais  capable,  s'il  le  faut,  de  recourir  à  la  force  et  de  payer  de  sa 
personne  avec  une  aventureuse  bravoure.  Il  a  fait  le  coup  de  feu 
dans  sa  jeunesse,  il  recommencerait  sans  hésiter.  Lorsqu'on  cause 
avec  lui,  on  est  frappé  de  la  finesse  de  sa  physionomie.  G'est  sur- 
tout un  homme  d'affaires  distingué.  Parti  d'une  position  inférieure, 
il  s'est  élevé  par  lui-même  à  la  force  du  poignet.  Un  peu  fataliste, 
comme  tous  les  Orientaux,  sa  politique  est  des  plus  simples  :  elle 
consiste  à  diriger  les  événemens  sans  les  brusquer  et  à  les  suivre 
s'il  est  impossible  de  les  diriger.  Il  a  passé  l'âge  des  imprudences, 
une  politique  pacifique  conviendrait  à  sa  verte  vieillesse.  Mais  si  la 
Grèce  veut  la  guerre,  M.  Goumoundouros  sera  le  premier  à  l'y 
lancer.  11  est  trop  patriote  pour  résister  au  sentiment  national  ;  il 
tient  trop  à  sa  popularité  pour  s'opposer  aux  passions  populaires. 
La  guerre  amènerait  la  défaite?  Soit  !  M.  Goumoundouros  a  connu 
les  hauts  et  les  bas  de  la  fortune  ;  il  en  accepte  d'avance  les  revers. 
Si  la  Grèce  est  vaincue,  si  elle  doit  se  replier  sur  elle-même,  s'en- 
fermer dans  ses  montagnes  arides,  peu  importe!  Il  vaudra  tou- 
jours mieux  avoir  été  un  ministre  héroïque  se  battant  pour  la 


526  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

grande  cause  qu'un,  ministre  pusillanime  désertant  la  lutte  de  peur 
d'un  insuccès.  Que  la  patrie  soit  agrandie  ou  restreinte,  l'essen- 
tiel est  d'y  exercer  la  suprématie  morale  et  matérielle,  de  s'y  sen- 
tir souteiii  par  l'opinion,  d'y  rest'^r  entouré  de  ces  bergers  et  de 
ces  paysans  du  Magne  dans  les  veines  desquels  coule  le  vrai  sang 
hellénique,  d'être  toujours  l'âme  et  le  cœur  du  pays.  Avec  sa  figure 
fine ,  son  sourira  malin ,  sa  tête  légèrement  inclinée  par  l'âge, 
M.  G  umoundouros  n'a  pas  l'air  d'un  homm';:  capable  de  risquer  une 
aventure;  tous  ceux  qui  le  connaissent  m'ont  affirmé  que  les  appa- 
rences étalent  trompeuses  et  qu'il  y  avait  en  lui,  comme  dans  tout 
vrai  Grec,  un  mélange  singulier  d'habileté  et  d'héroïsme,  de  bon 
sens  terre  à  terre  et  d'imagination  entraînante. 

Quant  à  M.  Tricoupis,  qui  est  le  fds  d'un  des  écrivains  les  plus 
distingués  de  la  Grèce,  il  a  reçu  une  éducation  tout  européenne. 
Sa  jeunesse  s'est  éooulée  en  France  et  en  Angleterre;  il  s'est 
imprégné  fortement  des  idées  modernes,  sans  perdre,  cependant 
l'originalité  du  tempérament  grec.  Sou  éloquence,  qui  est  plus 
remarquable,  lui  donne  sur  la  chambre  beaucoup  d'influence; 
peut-être  en  a-t-il  moins  sur  le  pays,  où  M.  Coumoundouros  est 
plus  connu  que  lui,  soit  parce  qu'il  exerce  presque  constamment  le 
pouvoir  depuis  de  longues  années,  soit  parce  que  son  caractère  se 
rapproche  plus  de  la  nation.  Mais  M.  Tricoupis  a  de  véritables  vues 
d'homuie  d'état,  et  son  âge  lui  permet  de  longues  ambitions.  Ce 
serait  un;i  folie  de  sa  part  de  compromettre  l'avenir  par  un  coup 
de  tète.  C'est  lui  qui  a  fait  ces  grands  armemens  sous  lesquels  la 
Grèce  pli  ;  aujourd'hui.  Il  s'est  dispensé  de  consulter  la  chambre 
pour  prendre  ce"  v  grave  résolution.  Ses  adversaires  l'accusent 
d'avoir  viole  en  cela  tous  les  principes  parlementaires.  A  leur  avis, 
son  esprit  est  naturellement  dictatorial,  et  l'on  peut  craindre  qu'il  ne 
se  mette  souvent  au-dessus  des  règles  constitutionnelles.  C'est  une 
question  intérieure  que  je  n'ai  pas  à  élucider.  J'ai  pu  constater, 
dans  mes  conversations  avec  M.  Tricoupis,  que,  s'il  avait  engagé 
son  pays  dans  une  voie  périlleuse,  il  ne  se  faisait  néanmoins  aucune 
illusion  sur  l'état  de  l'Europe  et  sur  celui  de  la  Grèce.  Le  sentiment 
populaire  l'a  entramé,  mais  sa  clairvoyance  est  trop  grande  et  son 
bon  sens  trop  éclairé  pour  qu'il  l'ignore  complètement. 

Quand  il  serait  vrai  que  M.,  Tricoupis  eiit  un  médiocre  respect 
pour  le  régime  parlementaire,  tel  qu'il  est  pratiqué  en  Grèce,  on 
ne  saurait  lui  en  faire  un  bien  vif  reprochci  Le  gouvernement 
d'une  chambre  unique,  dont  les  moindres  caprices  entraînent  le 
bouleversement  complet  de  l'administration  nationale,  pourrait 
bien  ne  pas  être  l'idéal  du  gouvernement.  J'ai  déjà  dit  que  la 
chambre  grecque  était  omnipotente.  Chacun  de  ses  votes  peut  éle- 
ver ou  renverser  un  ministère,  car  en  Grèce  la  question  de  cabinet 


UNE    tXCURSION    A    ATHÈNES.  527 

se  pose  dans  tous  les  débats  sans  exception;  il  suffit  que  la  majorité 
se  trouve  en  désaccord  avec  les  ministres  sur  une  loi,  fût-elle  sans 
importance,  sur  un  point  de  politique,  fût-il  sans  gravité,  pour  que 
ceux-ci  tombent.  Il  n'y  a  pas  une  discussion  où  la  vie  ministérielle 
ne  soit  en  jeu.  L'instalDilité  qui  en  résulte  se  comprend  sans  peine. 
Cette  chambre  toute- puissante  est  nommée  au  scrutin  d'arrondis- 
sement, en  sorte  que  les  intérêts  locaux  y  dominent  presque  tou- 
jours les  intérêts  généraux.  Un  député  ne  peut  r(>présenter  que  sa 
propre  région;  s'il  échoue  dans  son  canton,  il  lui  est  défendu  de 
poser  ailleurs  sa  candidature;  de  là,  l'ardeur  des  luttes  électorales, 
qui  sont  toujours  des  luttes  à  mort;  de  là  aussi  l'importance  exa- 
gérée accordée  aux  questions  personnelles.  Le  spectacle  des  déli- 
bérations de  la  chambre  est  fort  intéressant,  même  pour  un  étran- 
ger qui  ne  connaît  pas  la  langue  et  qui  ne  peut  comprendre  les 
discours.  Le  coup  d'oeil  de  l'assemblée  est  fort  pittoresque  ;  il  ne 
donne  guère  l'impression  d'une  réunion  souveraine ,  mais  il  plaît 
pour  la  variété,  pour  la  gaîté  des  couleurs,  des  costumes  et  des 
physionomies.  La  salle  est  vulgaire,  la  masse  des  députés  ne  l'est 
pas  moins;  mais  un  certain  nombre  de  palikares  se  détachent  de  ce 
fond  un  peu  terne;  on  les  voit  couchés  sur  leurs  bancs  avec  une 
négligence  qui  n'est  pas  sans  grâce  et  qui  donnerait  à  croire  par 
momens  que  ces  législateurs  d'un  peuple  libre  sont  des  figurans 
d'opéra  prêts  à  monter  une  sérénade.  Leur  bonnet  rouge,  leur  veste 
soutachée  d'or,  leurs  jupons  blancs,  les  grandes  guêtres  qui  cou- 
vrent leurs  jambes  jusqu'aux  genoux,  où  elles  sont  élégamment  liro- 
dées  et  découpées  autour  d'une  jarretière  à  glands  de  laine  font 
oublier  les  plus  tristes  débats  parlementaires.  Les  autres  députés 
montrent  également  la  plus  grande  nonchalance,  le  laisser-aller  le 
plus  parfait.  Le  chapeau  sur  la  tête,  la  canne  à  la  main,  le  pardessus 
sur  le  bras,  ils  ne  se  gênent  pas  pour  les  tribunes  qui,  de  leur  côté, 
ne  se  gênent  pas  pour  eux.  Tous  les  spectateurs  des  scènes  par- 
lementaires gardent  comme  ces  orateurs  le  chapeau  sur  la  tête,  ce 
qui  d'ailleurs  est  tout  à  fait  conforme  aux  mœurs  orientales.  Les 
femmes  occupent  une  place  réservée,  autre  trait  de  mœurs  orien- 
tales que  les  Grecs  ont  eu  tort  de  conserver.  On  n'a  pas  besoin  de 
cartes  pour  entrer  à  la  chambre.  Dès  qu'on  ouvre  les  portes,  cha- 
cun va  se  mettre  où  il  veut,   c'est-à-dire  où  il  peut.  Les  séances 
sont  très  suivies  par  le  peuple,  qui  se  presse  en  foule  dans  les 
tribunes  et  qui  n'hésite  jamais  à  donner  aux  orateurs  des  marques 
bruyantes  d'approbation  ou  d'improbation.  Les  députés  applaudis- 
sent peu;   les  tribunes,  en  revanche,  applaudissent  très  fort.  La 
tenue  de  la  chambre  est  d'ailleurs  fort  calme.  Ce  n'est  pas  que  les 
orateurs  gardent  une  grande  modération  dans  leurs  discours  ;  mais 
les  plus  grandes  brutalités  passent  sans  soulever  d'orages,  parce 


528  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

qu'elles  sont  dans  le  génie  de  la  langue,  lequel  est  très  favorable 
à  l'éloquence  déclamatoire  et  vitupérative.  Pendant  que  les  plus 
violentes  invectives  tombent  de  la  tribune,  les  députés  à  demi 
somnolens  dégustent  les  limonades  qu'on  fait  circuler  dans  la  salle 
des  séances  comme  dans  un  café  ;  la  buvette  est  des  plus  simples; 
je  doute  qu'elle  suffît  à  nos  chambres;  placée  près  de  la  tribune  du 
président,  elle  se  compose  de  quelques  gargoulettes  et  de  quel- 
ques citrons.  On  ne  fume  pas  pendant  les  discussions,  mais  on  le 
fait  librement  quand  elles  sont  suspendues.  La  liberté  des  allures 
est  complète  dans  la  chambre  d'Athènes;  ce  n'est  pas  une  assem- 
blée de  rois  comme  le  sénat  romain,  c'est  une  réunion  d'hommes 
d'affaires  qui  causent  de  leurs  intérêts  en  famille,  avec  un  aimable 
et  piquant  abandon. 

Les  Grecs  ont  un  remarquable  respect  pour  toutes  les  opinions  : 
elles  peuvent  se  produire  à  la  chambre,  même  avec  une  grande 
violence,  sans  que  personne  songe  à  s'y  opposer.  Qu'il  en  abuse  ou 
non,  un  orateur  a  le  droit  de  conserver  la  parole  jusqu'à  la  fin  de 
son  discours.  La  majorité  ne  saurait  terminer  à  son  gré  une  discus- 
sion :  tous  les  orateurs  inscrits  peuvent  parler  si  bon  leur  semble, 
et  l'opposition  aurait  le  moyen  de  retarder  indéfiniment  chaque 
vote  si  cela  lui  convenait.  Heureusement  qu'il  n'y  a  pas  encore  à 
Athènes  de  parti  obstructionniste.  Les  débats  parlementaires  y  sont 
sincères,  quoique  le  plus  souvent  très  stériles.  Ils  ne  roulent  guère 
que  sur  des  sujets  politiques.  Les  lois  d'affaires,  le  code  civil,  res- 
tent en  suspens  depuis  des  années.  Au  fond  de  tout  débat,  il  ne 
s'agit  que  de  la  lutte  pour  le  pouvoir.  C'est  la  seule  chose  pour 
laquelle  les  députés  se  passionnent.  Peut-être  est-ce  la  seule  chose 
pour  laquelle  puisse  se  passionner  un  peuple  aux  yeux  duquel 
le  régime  parlementaire  n'est  qu'un  moyen  de  donner  satisfaction 
à  des  intérêts  individuels.  Les  Grecs  commencent  à  être  bien 
fatigués  eux-mêmes  de  leur  état  politique.  Ils  cherchent  un 
remède,  mais  ils  ont  tort  de  croire  que  ce  remède  se  trouvera 
dans  une  extension  de  frontières.  L'acquisition  de  l'Epire  et  de  la 
Thessalie  enrichira  le  royaume,  elle  ne  changera  pas  sa  constitu- 
tion intérieure.  En  devenant  plus  nombreuse,  la  chambre  des  dé- 
putés, qui  l'est  déjà  trop,  ne  deviendra  pas  plus  apte  à  remplacer 
des  compétitions  personnelles  par  des  travaux  féconds.  On  ne 
rencontrera  ni  en  Épire  ni  en  Thessalie  les  élémens  d'un  sénat 
dont  tous  les  esprits  éclairés  regrettent  la  disparition,  mais  sans 
savoir  comment  on  parviendrait  à  le  faire  renaître.  La  réunion  de 
tous  les  pouvoirs  dans  une  même  assemblée  à  laquelle  la  couronne 
laisse  une  entière  liberté  d'action,  est  un  déplorable  régime.  Il 
en  était  résulté  des  fluctuations  parlementaires  sans  nombre, 
un  émiettement  déplorable  des  partis,  des  changemens  continuels 


UNE  EXCURSION    A    ATHÈNES.  520 

de  cabinet,  une  instabilité  administrative  pleine  de  périls.  Aujour- 
d'hui le  hasard  de  la  mort  a  réduit  les  groupes  politiques,  et  les 
graves  événemens  extérieurs  semblent  les  avoir  réunis  sous  la 
même  inspiration.  Mais,  la  crise  passée,  les  divijions  reprendront 
leur  cours  avec  d'autant  plus  de  vivacité  que  les  difficultés  seront 
plus  nombreuses,  plus  variées,  plus  inextricables. 

Quoi  qu'il  arrive,  en  effet,  et  quels  que  soient  les  résultats  des 
négociations  européennes,  la  Grèce  va  se  trouver  bientôt  dans  une 
situation  des  plus  périlleuses.  Même  si  ses  ambitions  nationales  se 
réalisent,  elle  aura,  bien  de  la  peine  à  éviter  une  catastrophe  finan- 
cière. Son  budget,  comme  je  l'ai  déjà  dit,  a  crû  dans  des  propor- 
tions effrayantes  :  en  18^6,  il  était  de  4  4,51 5,500  drachmes  pour  les 
recettes  et  de  1  Zi,10Zi,631  drachmes  pour  les  dépenses  ;  en  1877,  les 
recettes  s'étaient  élevées  à  39,247,500  drachmes  et  les  dépenses  à 
41,067,823;  aujourd'hui  le  dernier  budget  déposé  par  le  ministre 
des  finances  porte,  pour  les  dépenses,  113,852,722  drachmes,  et 
pour  les  recettes  51,481,560  drachmes.  Les  Grecs  ayant  plus  que 
doublé  leur  budget  cette  année,  leur  déficit  pour  1880-1881  dépasse 
60  millions  de  drachmes!  Jamais  peuple  n'a  traité  ses  finances 
avec  une  pareille  hardiesse.  Il  est  vrai  qu'il  fallait  à  tout  prix  créer 
une  armée.  Jusqu'ici  la  Grèce  n'avait  pas  d'armée;  elle  n'avait  que 
quelques  gendarmes  et  quelques  troupes,  employés  à  maintenir 
l'ordre  à  l'intérieur.  Avec  des  r'Dssources  aussi  insuffisantes,  com- 
ment songer,  je  ne  dis  pas  à  faire  des  conquêtes,  mais  à  défendre 
le  territoire  contre  une  attaque  du  dehors?  Depuis  les  derniers  évé- 
nemens d'Orient,  tous  les  esprits  éclairés  se  préoccupaient  d'un  dan- 
ger qui  risquait  de  devenir  imminent.  Une  loi  militaire,  votée  l'an- 
née dernière,  avait  décidé  que  le  service  militaire  serait  universel  ; 
en  dix  ans,  toute  la  jeunesse  grecque  devait  passer  sous  les  dra- 
peaux ;  au  bout  de  dix  ans,  la  Grèce  aurait  eu  des  soldats.  Mais 
était-il  possible  d'attendre  dix  ans,  alors  que  l'avenir  des  peuples 
orientaux  est  sur  le  point  de  se  décider?  La  conférence  de  Berlin  a 
posé  la  question  d'une  manière  pressante.  Ne  fût-ce  que  pour  occu- 
per les  provinces  qu'on  leur  promettait,  il  fallait  aux  Grecs  les  forces 
qu'ils  n'avaient  pas;  une  armée  de  trente  à  quarante  mille  hommes 
leur  devenait  indispensable.  Dans  le  premier  mouvement  d'enthou- 
siasme, ils  n'ont  pas  voulu  s'en  tenir  là.  M.  Tricoupis,  devançant 
les  prescriptions  de  la  loi,  a  convoqué  d'un  seul  coup  les  dix 
classes  qui  ne  devaient  être  instruites  qu'en  dix  années.  II  a  réuni 
une  soixantaine  de  mille  hommes,  il  les  a  armés,  équipés,  formés 
aux  manœuvres.  Les  résultats  obtenus  ont  été  surprenans.  Le  Grec 
est  un  très  bon  soldat;  habitué  à  la  marche  et  à  la  chasse,  il  n'a 
pas  besoin  d'un  long  apprentissage  pour  devenir  un  très  bon  tireur 

TOME   XLUI.   —   1881.  34 


530  RETCE    DES    DEUX   MONDES. 

cl  pour  supporter  bravement  les  rigueurs  de  la  vie  militaire.  Par 
malheur,  on  n'improvise  pas  un  corps  d'officiers.  Ce  qui  manque 
absolument  à  l'armée  grecque,  ce  sont  des  chefs  capables  de  la 
conduire  au  feu.  Aucun  de  ceux  qui  la  commandent  n'a  fait  la 
guerre;  bien  plus,  aucun  n'a  vu  plusieurs  régimens  réunis.  Jus- 
qu'ici les  divers  ministères  qui  se  sont  succédé  à  Athènes  n'avaient 
aucun  souci  de  former,  sinon  une  armée,  au  moins  des  cadres  capa- 
bles d'organiser  rapidement  les  troupes  levées  à  la  hâte  dans  une 
heure  de  péril  national.  Beaucoup  d'officiers  allaient  en  Europe  com- 
pléter leurs  études;  mais  à  leur  retour  ils  trouvaient  chez  eux  si 
peu  d'encouragement  qu'ils  se  dégoûtaient  bientôt  de  leur  métier 
et  ne  songeaient  plus  qu'à  mener  une  existence  paresseuse.  Per- 
sonne ne  s'avisait  de  les  envoyer  assister  aux  guerres  européennes, 
aux  grandes  manœuvres  de  France  et  d'Allemagne,  afin  de  leur 
faire  acquérir  au  dehors  une  éducation  militaire  qu'il  leur  était 
impossible  d'acquérir  au  dedans  avec  une  armée  de  quinze  mille 
hommes  au  maximum,  disséminée  sur  tous  les  points  du  royaume 
et  occupée  uniquement  à  y  faire  la  police.  Il  en  résulte  qu'aujour- 
d'hui les  généraux  sont  d'une  déplorable  insuffisance,  que  les  offi- 
ciers sont  doués  tout  au  plus  d'une  éducation  théorique  qui  n'a 
jamais  subi  l'épreuve  de  la  pratique,  et  que  les  sous- officiers  man- 
quent presque  complètement.  Est-ce  avec  une  organisation  mili- 
taire pareille  que  la  Grèce  peut  affronter  le  cho;:  de  la  Turquie? 

Le  jour  où  la  crise  actuelle  sera  terminée,  la  question  de  l'armée 
deviendra  une  des  plus  difficiles  que  les  hommes  d'état  grecs  au- 
ront à  résoudre.  Pourront-ils  maintenir  40  ou  50,000  hommes  sous 
les  armes,  comme  il  le  faudrait  pour  assurer  leur  avenir  national? 
L'état  de  leurs  finances  ne  le  leur  permettra  pas.  Ils  ont  paré  au  défi- 
cit actuel  par  des  emprunts;  mais  leur  crédit  est  épuisé,  personne 
désormais  ne  consentira  à  leur  fournir  les  ressources  dont  ils  ont 
besoin.  A  quelle  source  s'adresseront-ils  pour  alimenter  leur  bud- 
get? A  l'impôt  foncier?  Mais  ce  sera  le  moyen  de  mécontenter  pro- 
fondément les  provinces  agricoles  qu'ils  espèrent  annexer  et  d'en- 
traver partout  l'agriculture.  A  l'impôt  sur  le  tabac?  Mais  ce  serait 
ruiner  leur  commerce  d'exportation,  qui  est  considérable.  Un  orateur 
rempli  de  fantaisie  proposait  naguère  à  la  chambre  de  combler  le 
déficit  en  aliénant  les  monumens  publics.  11  était  d'avis  de  com- 
mencer par  le  temple  de  Thésée,  dont  il  espérait  tirer  25  millions. 
Plus  tard  devait  venir  le  tour  de  l'Acropole.  Je  constate  avec 
regret  qu'une  protestation  indignée  ne  s'est  pas  élevée  de  tous  les 
bancs  de  la  chambre  à  cette  folle  proposition.  Ce  n'est  pas  que  les 
Grecs  y  aient  fait  bon  accueil.  Mieux  que  personne,  ils  savent  que 
le  jour  où  la  Grèce  vendrait  ses  monumens,  c'en  serait  fait  d'elle, 
elle  n'existerait  plus.  Mais  avec  une  habileté  qu'ils  croient  remar- 


UNE   EXCURSION    A    ATHÈNES.  581 

quable  et  qui  ne  l'est  guère,  ils  essaient  d'effrayer  l'Europe  par  la 
menace  de  scènes  de  vandalisme  dont  ils  seraient  les  premières 
victimes.  Chaque  jour  leurs  journaux  s'écrient  :  Qu'importe  le 
passé!  ne  songeons  qu'à  l'avenir.  Chaque  jour  ils  déclarent  que,  si 
l'Europe  ne  vient  pas  au  secours  de  la  Grèce,  tous  les  débris  anti- 
ques périront  dans  !a  lutte.  Les  plus  exaltés  vont  jusqu'à  proposer 
de  dresser  des  batteries  dans  les  Propylées  afin  d'y  attirer  les  boulets 
turcs.  Jeu  impie  et  barbare  qui  déshonore  ceux  qui  s'y  livrent! 
Dépouillée  de  sa  couronne  de  temples  et  de  statues,  que  serait  la 
Grèce?  Qui  voudrait  se  battre  pour  elle?  Qui  voudrait  même  s'expo- 
ser à  une  négociation  diplomatique  dangereuse  pour  lui  assurer  un 
succès?  Ce  qui  fait  son  charme,  sa  force,  son  prestige,  sa  gloire 
unique,  au  milieu  de  tous  les  peuples  qui  se  disputent  l'Orient,  c'est 
le  reflet  divin  que  l'art  antique  répand  encore  sur  elle  à  travers 
tant  de  révolutions  et  tant  de  ruines.  Les  plus  grandes  conquêtes  ter- 
ritoriales ne  remplaceraient  pas  pour  la  Grèce  l'Acropole;  la  vieille 
citadelle  avec  ses  marbres  écroulés  est  pour  le  petit  peuple  qui  s'élève 
à  ses  pieds  une  plus  sûre  garantie  de  l'avenir  que  ne  le  seraient  de 
longues  frontières,  un  budget  en  équilibre  et  une  bonne  armée. 

On  s'explique  fort  bien  l'espèce  d'irritation  qui  s'est  emparée 
de  la  Grèce  depuis  quelques  mois.  Toujours  déçue  dans  ses  espé- 
rances, tandis  qu'autour  d'elle  tant  d'autres  nations  voyaient  se 
réaliser  les  leurs,  elle  a  fini  par  sentir  l'impatience  et  la  colère  lui 
soulever  le  cœur.  Fatiguée  d'ailleurs  des  agitations  parlementaires, 
des  luttes  politiques  qui  la  travaillent  depuis  si  lot^gtemps,  quelque 
peu  dégoûtée  des  rivalités  personnelles  qui  constituent  presque 
toute  sa  vie  nationale,  elle  se  demande  si  une  entreprise  belli- 
queuse, même  malheureuse,  ne  retremperait  pas  les  caractères,  ne 
ferait  pas  surgir  des  hommes  nouveaux,  ne  donnerait  pas  l'essor 
au  génie  hellénique  étouffé  dans  des  frontières  étroites  et  sous  un 
régime  constitutionnel  mal  conçu.  Trompée  par  l'Europe  ou  du 
moins  par  certaines  puissances  européennes,  elle  rêve  enfin  de  ven- 
geance, dernière  ressource  de  ceux  qui  n'ont  plus  d'espoir.  Périr 
dans  une  catastrophe  qui  engloutirait  tout  ce  qui  reste  de  la  civilisa- 
tion antique,  ne  serait-ce  pas  tomber  d'une  grande  chute?  Ne  serait-ce 
pasfiniravec  un  incomparable  éclat?  Heureusement,  l'héroïsme  chez 
les  Grecs  est  toujours  tempéré  pas  le  sens  commun.  Cette  race  est 
d'une  souplesse  merveilleutie,  et  peut-être  la  verrons-nous  bientôt, 
après  avoir  essayé  d'étonner  le  monde  par  sa  témérité,  n'ayant  pas 
réussi  dans  cette  entreprise,  se  résoudre,  ce  qui  serait  beaucoup 
plus  sûr,  à  mériter  son  estime  par  la  sagesse,  la  prudence  et  la 
modération,  sinon  de  ses  désirs,  du  moins  de  ses  actions. 

Gabriel  Charmes. 


LE 


VEUVAGE    D'ALINE 


PREMIERE    PARTIE. 


I. 

La  baronne  de  Vesvre  venait  de  reconduire  jusqu'à  la  porte  de 
son  petit  salon  chinois  la  dernière  des  belles  mondaines  assidues 
à  ses  cinq  heures.  Pendant  la  saison  où  l'on  ne  va  pas  au  bois,  tout  ce 
que  Paris  possède  d'hommes  et  de  femmes  à  la  mode  se  fait  un  point 
d'honneur  de  venir  savourer  une  tasse  du  fameux  thé  jaune  dans  ce 
salon  chinois  où  l'on  a  toujours  de  l'esprit,  où  l'on  est  toujours 
jolie,  où  l'on  rencontre  immanquablement  les  personnes  que  l'on 
désire  voir,  la  maîtresse  du  lieu  étant  fée,.,  fée  par  la  grâce  vrai- 
ment enchanteresse,  le  désir  incessant  de  plaire,  la  volonté  sou- 
tenue d'amuser  ses  hôtes.  Les  rideaux,  tout  chatoyans  de  brode- 
ries fantastiques,  sont  bien  clos;  les  lampes  encapuchonnées  avec 
art  renvoient  au  plafond  cette  lumière  discrète  et  habilement  dis- 
tribuée, qui  ne  nuit  pas  à  la  beauté  et  qui  dissimule  l'âge  et  la  lai- 
deur; les  sièges  sont  éparpillés  d'avance  selon  le  goût  de  chacun 
pour  que  les  groupes  sympathiques  puissent  se  former  comme  par 
hasard,  et  le  bal  de  demain,  la  première  représentation  d'hier, 
défraient  la  conversation  générale,  qui  ne  languit  jamais,  sans 
préjudice  des  causeries  à  voix  basse  plus  intéressantes.  Un  léger 


LE    VEUVAGE   d'aLINE.  533 

parfum  de  tabac  d'Orient  révèle  que  les  cigarettes  sont  tolérées 
dans  ce  boudoir  encombré  de  fleurs  à  la  façon  d'une  serre;  un 
samovar  monumental  fume  sur  une  table  chargée  d'engins  exo- 
tiques en  orfèvrerie  niellée  qui  rappelle  la  nationalité  de  iM"'  de 
Vesvre,  née  princesse  Orsky.  Seule  peut-être  une  Russe  du  grand 
monde  est  capable  de  tenir  avec  cette  autorité  souriante  le 
sceptre  de  la  mode  et  d'être  plus  Parisienne  encore  que  les 
simples  Parisiennes  de  Paris.  Quand  vous  auiez  découvert  qu'elle 
est  chétive  et  maigre  avec  des  traits  irréguliers  :  petit  nez  re- 
troussé, pommettes  saillantes,  vous  serez  forcé  d'ajouter:  «Mais 
elle  est  délicieuse!  »  Telle  est  en  effet  l'opinion  générale.  Les 
beautés  vraies  sont  réduites  à  lui  envier  ses  cheveux  d'un  blond 
de  lin  surnaturel,  sa  taille  serpentine  qui  peut  aborder  toutes  les 
extravagances  de  l'ajustement  moderne  et  les  rendre  excusables, 
ce  regard,  un  peu  myope  pourtant,  où  pétille  derrière  le  petit  lor- 
gnon d'or  une  malicieuse  coquetterie.  Oui,  les  plus  enviées,  les 
plus  adulées  doivent  baisser  pavillon  devant  la  baronne  Olga, 
comme  on  l'appelle;  toutes  souhaiteraient  d'être  à  sa  place,  traitée, 
quoi  qu'elle  fasse,  chez  elle  et  au  dehors,  en  enfant  gâté,  libre  de 
marquer  ses  actes  et  ses  allures  au  coin  de  l'originalité,  bien 
qu'elle  appartienne  par  son  mariage  au  faubourg  Saint-Germain. 
Ce  qui  est  interdit  à  d'autres  est  permis  à  la  baronne  Olga, 
c'est  une  créature  privilégiée;  elle-même  en  convient  tout  haut. 
Quant  à  ce  qu'elle  en  pense  tout  bas,  il  est  facile  de  le  deviner, 
pourvu  qu'on  l'observe  avec  quelque  attention,  lorsqu'elle  se 
trouve  seule  enfin,  après  ce  babil  et  ce  frou-frou  puérils  qu'il  lui 
plaît  de  susciter  momentanément  autour  d'elle.  Un  soupir  s'échappe 
de  ses  lèvres,  —  soupir  de  regret  ou  de  délivrance?  —  elle  se 
jette  sur  le  sofa,  s'étire  d'un  mouvement  qui  lui  est  commun  avec 
les  chattes,  puis  reste  une  minute  le  front  enfoui  dans  ses  deux 
mains  scintillantes  de  bagues.  Quand  elle  relève  la  tête,  le  masque 
est  tombé,  elle  a  quitté  sa  physionomie  de  convention,  d'apparat 
pour  ainsi  dire;  le  sourire  qui  retroussait  le  coin  de  ses  lèvres, 
l'éclair  qui  jaillissait  de  sa  prunelle  pâle,  les  nuances  délicates, 
mobiles,  variées  à  l'infini  de  l'expression  qui  empêchaient  de  con- 
stater les  défauts  flagrans  de  la  ligne,  tout  cela  s'est  effacé,  elle  est 
franchement  laide,.,  elle  se  repose. 

—  Vous  êtes  seule?  dit  une  voix  d'homme  à  travers  la  porte 
entrebâillée. 

—  Oui,  p(mrquoi? 

Elle  ne  cherche  pas  à  ressaisir  ses  agrémens;  ce  n'est  que  la  voix 
de  son  mari.  Depuis  longtemps  elle  a  désespéré  de  plaire  à  celui-là. 

—  C'est,  ajoute  M.  de  Vesvre,  en  entrant  tout  entier  et  en  s'ap- 


53/|  REVDE   DES    DEUX   MONDES. 

prochant  de  sa  femme,  après  avoir  refermé  la  porte  avec  soin, 
c'est  que  je  vous  apporte  une  nouvelle  toute  fraîche  qu'il  ne  con- 
vient pas  de  crier  d'abord  dans  l'oreille  de  vingt-cinq  personnes. 
Le  mariage  de  Marc  est  arrangé. 

—  Vraiment?..  Il  se  laisse  faire?.. 

—  Cela  n'a  pas  été  sans  peine.  Pourtant  ma  tante  l'emporte  à 
la  fin...  Je  vous  laisse  à  penser  si  elle  est  ravie  ! 

—  Pauvre  garçon  ! 

—  Bah  !  on  aurait  tort  de  le  plaindre  !  Deux  millions  tout  de  suite, 
le  double  un  peu  plus  tard...  Un  petit  sacrifice  sous  le  rapport  de  la 
naissance,  il  est  vrai,  mais  les  Béraud  sont  d'honnêtes  gens  qui  pen- 
sent de  la  façon  la  plus  correcte;  le  dernier  du  nom,  cet  oncle  céli- 
bataire, le  seul  parent,  le  tuteur  de  la  demoiselle,  a  su  se  faire 
une  place  convenable  dans  le  monde  ;  il  est  du  club,  il  s'étudie  si 
bien  à  nous  ressembler  qu'on  pourrait  le  prendre  pour  un  des 
nôtres...  Le  père  était  moins  présentable,  mais  il  y  a  dix-huit  mois 
qu'il  est  mort,  personne  ne  s'en  souvient  plus.  Quant  à  notre  future 
cousine,  on  en  dit  beaucoup  de  bien. 

—  Pauvre  fille  alors  ! 

—  Comment!  pauvre  fille!  Marc  ne  vaut-il  pas  un  auti'e  mari? 
Beau  nom,  de  l'esprit,  figure  agréable... 

M.  de  Vesvre  en  accordant  une  figure  agréable  à  son  cousin  se 
regardait  complaisamment  dans  la  glace  par-dessus  la  tête  de  sa 
femme.  —  Tout  le  monde,  semblait-il  dire,  ne  peut  pas  être  comme 
moi  le  type  par  excellence  du  beau  cavalier.  —  Vous  êtes  acharnée 
ce  soir,  ma  chère,  à  épiloguer  sur  les  gens;  qu'est-ce  qui  vous 
prend?  Vos  humeurs  noires?.. 

—  Peut-être  ;  elles  me  prennent  plus  souvent  qu'on  ne  croit. 
Savez-vous,  mon  ami,  comment  un  grand  médecin  a  défini  l'humeur 
noire?.. 

—  Un  caprice?..  La  fatigue  d'un  lendemain  de  bal?  Est-ce  cela? 

—  Non.  Il  dit  que  c'est  une  terrible  maladie,  car  elle  lait  voir 
les  choses  comme  elles  sont.  —  Je  vois  en  elfet  les  choses  comme 
elles  sont  de  temps  à  autre,  quelque  volonté  que  j'aie  de  m'étourdir 
et  de  fern:ier  les  yeux.  Ce  mariage,  pour  ne  parler  que  de  lui, 
m' apparaît  aujourd'hui  comme  la  chose  la  plus  triste  du  monde. 

—  Parce  que  Marc  résistait  d'abord?  Mais  puisqu'il  a  cédé  après 
tout? 

—  Il  a  cédé  de  guerre  lasse  à  la  persécution;  d'autres  se 
rendent  à  l'appât  d'une  grosse  dot!  Vous  en  êtes  tous  là.  Et  le 
mariage  compris  de  la  sorte  est  une  honte,  entendez-vous  ? 

—  Une  honte,  soit  !  répliqua  M.  de  Vesvre,  qui  haïssait  la  discus- 
sion. Je    dirai  ce  que  vous  voudrez,  n'étant  pas  en  cause.  Vous 


LE    VEUVAGE   d'aLINE.  5)35 

savez  bien  que  je  me  suis  marié  tout  différemment.  —  Et  avec  un 
regard  qui  semblait  évoquer  de  tendres  souvenirs,  il  baisa  la  main 
de  sa  femme. 

—  Oui,  vous  prétendez  me  faire  croire  que  c'est  une  valse  qui 
vous  a  décidé,  dit  la  baronne,  avec  un  sourire  à  moitié  triste,  iro- 
nique à  demi.  Après  avoir  dansé  une  fois  avec  moi,  vous  vous  êtes 
juré  que  vous  rendriez  cette  valse  éternelle. 

—  Eh  bien  !  n'était-ce  pas  là  une  conquête  dont  vous  devez  res- 
ter fière  quand  vous  comparez  votre  sort  à  celui  des  autres  femmes 
discutées,  marchandées,  épousées  à  regret?  Pourquoi  donc  me 
faire  grise  mine? 

—  Parce  que...  —  La  jeune  femme  leva  vers  son  mari  ses  yeux 
d'aigue-marine  singulièrement  pénétrans,  sans  le  secours  cette  fois 
de  leur  inséparable  lorgnon,  —  parce  que  votre  goût  pour  la  valse, 
pour  la  valse  blonde,  pour  la  valse  du  Nord  n'a  eu  qu'un  temps 
bien  court,  ce  qui  ne  veut  pas  dire  que  vous  soyez  désenchanté  de 
tout  exercice  chorégraphique,  au  contraire... 

Les  boléros  déhanchés  d'une  Espagnole  aile  de  corbeau  attiraient 
souvent  M.  de  Yesvre  depuis  quelque  temps  dans  un  petit  théâtre; 
mais  la  baronne  ne  songeait  pas  à  poursuivre  ces  boléros  d'une 
jalousie  spéciale,  pas  plus  qu'elle  n'avait  songé  auparavant  à  être 
jalouse  du  corps  de  ballet  de  l'Opéra.  Elle  cédait  seulement  au  be- 
soin de  lancer  une  de  ces  flèches  que  la  femme  la  mieux  habituée 
aux  infidélités  de  son  mari  décoche  toujours  volontiers  ;  la  flèche 
fut  perdue.  M.  de  Vesvre  s'était  mis  à  flairer  avec  obstination 
une  touffe  de  tubéreuse:  — Je  ne  sais,  disait-il,  com  ient  vous 
pouvez  supporter  pareille  infection,  il  y  a  de  quoi  asphyxier 
un  régiment  tout  entier.  Et  vous  prétendez  avoir  des  nerfs  fragiles, 
vous  et  vos  bonnes  amies! 

Tandis  qu'il  parlait  en  songeant  à  autre  chose  et  pour  remplir 
le  temps  jusqu'à  l'heure  du  dîner,  une  porte  grinça  dans  la 
pièce  voisine,  et  un  rayonnement  nouveau  que  l'ivresse  de  la  plus 
belle  fête  n'eût  pas  suffi  à  amener  sur  les  traits  de  M""^  de 
Yesvre,  vint  encore  transfigurer  son  étrange  et  variable  physio- 
nomie : 

—  Ah!  dit-elle  toute  joyeuse,  j'entends  venir  Sacha!  Vous  avez 
raison,  ces  parfums  ne  valent  rien  pour  sa  petite  tête.  Sortons 
d'ici. 

Elle  précéda  son  mari  et  rejoignit  dans  la  salle  à  manger,  au 
moment  où  il  y  entrait  lui-même  bichonné  pour  le  dîner,  un  bam- 
bin de  cinq  ou  six  ans  accompagné  de  sa  gouvernante,  il  était  entré 
en  silence  de  cet  air  discret,  un  peu  contraint  qui  fait  reconnaître 
les  enfans  bien  élevés,  mais  à  la  vue  de  sa  mère  la  consigne  fut 


536  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

oubliée,  il  s'élança  vers  elle,  se  suspendit  à  ses  jupes,  à  ses  brace- 
lets, à  son  con,  la  couvrant  de  caresses  avec  une  furie  qui  la 
décoiiïa  sans  qu'elle  parût  s'en  plaindre. 

—  Maman  !  chère  petite  maman!.. 

Il  n'y  avait  pas  à  en  douter;  la  baronne  trouvait  le  temps,  au 
milieu  des  dissipations  qui  remplissaient  sa  vie,  d'aimer  son  fils  et 
de  s'occuper  de  lui. 

—  Et  ton  père?  dit-elle  bien  bas  à  l'oreille  de  l'enfant. 

Sacha  (il  portait  le  nom  de  son  oncle  maternel,  le  prince  Alexan- 
dre, abrégé  dans  la  bouche  de  sa  maman,  par  un  joli  diminutif 
russe),  Sacha  courut  souhaiter  le  bonjour  à  M.  de  Vesvre,  qu'il 
voyait  pour  la  première  fois  de  la  journée.  Le  père  passa  la  main 
sur  sa  tête  blonde  et  prit  une  grosse  voix  bourrue  pour  lui  dire 
mille  folies  qui  le  firent  éclater  de  rire,  mais  il  n'était  pas  à  l'aise 
cependant,  il  n'était  pas  heureux,  il  n'était  pas  tendre  comme  avec 
maman.  C'était  la  vengeance  de  M""^  de  Vesvre.  Pendant  le  dîner 
de  famille,  on  fit  causer  la  gouvernante,  qui  énuméra  les  bons  points 
qu'avait  mérités  Sacha,  les  mauvais  tours  qu'il  avait  joués.  L'objet 
de  cet  interrogatoire  cependant  lorgnait  le  dessert,  sans  écouter 
beaucoup  ni  les  complimens  ni  les  réprimandes. 

—  Il  vous  ressemblera  sur  un  point,  dit  la  mère  en  souriant  à 
son  volage  époux,  il  comprend  les  jouissances  positives  de  la  vie. 

Ce  nouveau  coup  de  patte  n'empêcha  pas  M.  de  Vesvre  de  cher- 
cher des  yeux,  après  dîner,  tantôt  son  chapeau  et  tantôt  la  pendule, 
les  jouissances  positives  qu'on  lui  reprochait  l'attendant  vers  neuf 
heures  et  demie  dans  une  loge  d'avant-scène.  En  même  temps,  il 
avait  quelque  remords  de  quitter  si  vite  les  joies  moins  capiteuses 
de  la  famille.  Bref,  il  réussit  à  se  contraindre  jusqu'au  coucher 
du  petit  Sacha. 

—  Vous  étouffez,  mon  pauvre  Albéric,  lui  dit  sa  femme  pour  le 
récompenser  de  cet  effort  louable  en  l'aidant  un  peu;  il  fajt  trop 
chaud  ici;  vous  avez  envie  d'aller  prendre  l'air,  je  vois  cela,  ne 
vous  gênez  pas. 

—  Mais,  chère  amie,  vous  laisser  seule?  balbutia  le  pauvre 
Albéric  un  peu  confus. 

—  Maman  ne  sera  pas  seule;  elle  va  monter  m'embrasser  dans 
mon  lit,  s'écria  une  petite  voix.  N'est-ce  pas,  maman? 

—  Oui,  mon  trésor. 

—  Et  d'ailleurs  le  timbre  sonne,  dit  M.  de  Vesvre  avec  un  visible 
soulagement;  quelqu'un  vient  vous  tenir  compagnie. 

—  Eh  bien!  recevez  ce  quelqu'un-là!  répliqua  en  s'envolant  la 
baronne. 

Quand  elle  redescendit  de  sa  visite  à  la  nursery^  W^  de  Vesvre 


LE    VEUVAGE    d' ALINE.  537 

trouva  debout  devant  la  chemiuée,  un  jeune  homme  de  taille 
moyenne,  mince  et  brun,  dont  le  front  paraissait  chargé  de  tous  les 
nuages  que  peuvent  amonceler  sur  uii  front  humain  l'impatience, 
l'ennui  et  le  mécontentement  :  —  Miî  voici  mon  cousin  Marc! 
Elle  s'était  arrêtée  à  quatre  pas  du  seuil,  son  fameux  lorgnon 
braqué  sur  lui  de  cet  air  scrutateur  qui  fait  présager  un  déluge  de 
questions.  La  première  d'ailleurs  fut  toute  simple  :  —  Albéric  n'est 
plus  ici? 

—  Il  m'a  chargé  de  l'excuser,  une  affaire  pressante... 

—  Oh  !  très  pressante,.,  je  sais... 

M"'*"  de  Vesvre  atteignit  son  fauieuil  avec  le  glissement  de  syl- 
phide qui  distinguait  sa  démarche,  qu'elle  fûL  triste  ou  gaie, 
insouciante  ou  émue,  puis  s'asseyant  sans  tendre  la  main  au  nou- 
veau venu  : 

—  Ainsi,  mon  cousin,  dit-elle,  vous  avez  capitulé? 
Il  eut  un  geste  de  lassitude  : 

—  Savez-vous  tous  les  moyens  qu'on  a  em^)loyés  pour  m'y  aine- 
ner,  ma  cousine? 

—  Oh  !  vous  n'avez  rien  à  m'expliquer.  Une  place  assiég?,e  se 
rend  fatalement  dans  un  délai  déterminé,  question  de  temps  et  de 
calcul.  Votre  père  allait  jusqu'à  menacer  de  vous  couper  les  vivres, 
s'il  faut  en  croire  Albéric? 

Le  jeune  homme  haussa  les  épaules. 

—  Sur  ce  point,  je  ne  suis  pas  tout  à  fait  à  sa  merci. 

—  Permettez,  ce  n'est  pourtant  pas  le  petit  legs  de  votre  mar- 
raine qui  eût  suffi  à  soutenir  un  genre  de  vie... 

—  Il  ne  s'agit  pas  d'argent.  Ka  mère  pleurait,  elle  pleurait 
tous  les  jours. 

—  Naturellement!  C'est  ce  que  j'appelle  brusquer  un  siège. 
Voilà  de  la  bonne  stratégie  ou  je  ne  m'y  connais  pas.  Enfin  la  place 
est  prise...  Que  vous  ayez  cédé  aux  menaces,  aux  pleurs,  peu 
importe,  vous  avez  cédé.  Que  dit  .Vl"''^  d'Herblay  ? 

Cette  question  perfide  lancée  à  brûle-pourpoint  fit  tressaillir  Marc, 
un  léger  frémissement  passa  sur  ses  lèvres,  et  il  pâlit;  mais  se 
retranchant  aussitôt  dans  le  système  de  dissimulation  prudente  que 
les  hommes  ont  érigé  en  devoir  d'honneur  quand  il  s'agit  de  dé- 
fendre leurs  amours  contre  la  curiosité  : 

—  M"""  d'Herblay?  dit-il  d'un  ton  de  parfaite  indiiférence.  Gom- 
ment saurais-je?..  Elle  est  depuis  des  mois  déjà  loin  de  Paris. 

—  Ah!  c'est  vrai,  j'oubliais,.,  dans  cette  maussade  propriété  de 
Sologne,  où  elle  ne  manque  jamais  de  prendre  la  fièvre.  Quel  tyian 
que  son  mari!  L'emmener  en  plein  hiver,  pauvre  femme!  Concevez- 
vous  rien  de  plus  odieux? 


538  BEVDE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Aucun  acte  odieux  n'étonne  de  la  part  de  M.  d'Herblay. 

—  Vous  avez  raison.  Cet  homme-là  doit  être  capable  de  tout, 
et  si  ennuyeux  en  outre  !  On  voudrait  nous  persuader  qu'il  n'y  a 
pas  plus  de  créature  humaine  absolument  dépourvue  de  bonnes 
qualités  qu'il  n'y  en  a  d'absolument  parfaite.  Eh  bien  !  je  m'inscris 
en  faux  contre  cette  assertion.  Il  y  a  des  gens  mauvais  sans  mé- 
lange et  sans  dédommagement.  Trouvez,  par  exemple,  une  qualité 
au  mari  dont  nous  parlons,  une  seule,  fût-elle  toute  petite.  Bru- 
tal, avare,  dépourvu  de  cœur  autant  que  d'esprit  et  de  cheveux: 
voilà  ce  qu'il  est. 

—  Je  ne  vous  contredirai  pas,  ma  cousine. 

—  Et  sa  femme  est  si  bien  faite  pour  inspirer  une  de  ces  pas- 
sions, un  de  ces  attachemens...  Malheureusement  ni  passions,  ni 
attachemens  ne  durent.  Rien  ne  dure  en  ce  monde,  rien,  sauf  le 
mariage.  Aussi  avez- vous  grand  tort,  mon  cher  Marc,  de  vous 
marier  à  la  légère. 

—  Et  qui  vous  dit  que  je  me  marie  légèrement?  La  question  de 
convenance,  de  fortune... 

—  Chut  !  ces  mots-là  ne  devraient  jamais  sortir  de  la  bouche 
d'un  poète.  Vous  parlez  comme  votre  cousin  Albéric,  à  qui  pour- 
tant vous  ne  ressemblez  pas. 

—  Je  tâcherai  de  lui  ressembler,  dit  Marc  résolument.  Albéric 
est  un  bon  mari. 

—  En  êtes-vous  bien  sûr? 

—  Sans  doute!  Cette  verve,  cet  entrain  infatigables,  qu'il  est  le 
premier  à  admirer  en  vous,  prouvent  assez  que  vous  n'avez  rien 
à  désirer. 

—  Vous  êtes  perspicace,  mon  cousin,  mais  il  ne  s'agit  pas  de 
moi,  qui  suis  évidemment  très  heureuse.  Il  s'agit  de  savoir  si  votre 
future  femme  entend  être  heureuse  de  la  même  façon  et  suivre 
mon  exemple. 

Marc  réprima  une  imperceptible  grimace.  Il  trouvait  parfois 
amusantes  les  allures  de  la  baronne,  mais  au  fond  les  désap- 
prouvait fort.  Pendant  quelques  minutes,  la  fine  mouche  continua 
de  prendre  plaisir  à  le  piquer  en  décernant  les  éloges  les  plus 
emphatiques  à  la  beauté,  à  la  résignation,  au  mérite  méconnu  de 
M'"^  d'Herblay,  éloges  qu'elle  entremêlait,  comme  au  hasard,  d'at- 
taques tantôt  sournoises,  tantôt  directes,  contre  l'ingratitude  des 
hommes,  leur  inconstance,  leur  lâcheté  devant  certaines  persécu- 
tions qui  surexciteraient  au  contraire  la  ténacité  féminine.  La  ba- 
ronne Olga  savait  fort  bien  que  ce  dédaigneux  cousin  avait  pour 
elle  le  degré  d'estime  que  l'on  peut  avoir  pour  une  plume  légère 
tourbillonnant  dans  le  vide.  Aujourd'hui,  elle  prenait  sa  revanche; 


LE    VEUVAGE    d' ALINE.  539 

il  était  embarrassé,  presque  humilié  devant  elle  et  dévorait  sa 
moustache  sans  pouvoir  répondre  autrement  que  par  une  feinte 
assez  misérable  : 

—  Je  me  demande,  répétait-il,  ce  que  vient  faire  dans  tout  ceci 
M^^d'Herblay? 

—  Certes,  reprit  la  baronne,  abaissant  enfin  son  terrible  lorgnon, 
je  n'ai  aucun  motif  pour  me  montrer  plus  exigeante  qu'elle.  Si 
j^jme  d'He^-blay  approuve  votre  conduite,  nous  devons  tous  en  faire 
autant,.,  et  cette  conduite,  en  somme,  n'est  surprenante  que  par  sa 
banaUté  même.  Oii  accepte  difficilement  de  voir  rentrerMans  le  che- 
min battu  un  révolté  qui  a  couru  les  aventures.  Moi,  j'aimais  cela 
en  ma  qualité  de  folle  !  Vous  me  forcez  à  revenir  d'une  dernière 
illusion,  mon  illusion  sur  les  rêveurs  qui  élaborent  en  beaux 
vers  de  grands  senlitnens, —  car  vous  avez  fait  de  fort  beaux  vers, 
monsieur  Marc  Séverin. 

—  Vous  n'en  lirez  plus  jamais.  J'enterre  la  poésie  en  me  mariant. 

—  Voilà  qui  est  galant  pour  votre  fiancée.  Saurez-vous  du  moins 
vous  convertir  tout  de  bon  à  une  saine  et  honnête  prose? 

—  N'en  doutez  pas.  Ma  femme  ne  sera  déçue  dans  aucune 
de  ses  espérances. 

—  £h!  eh!  les  espérances  des  jeunes  filles  sont  plus  multiples 
et  plus  compliquées  qu'on  ne  le  suppose  généralement.  Elles  ne 
s'en  rendent  pas  compte  elles-mêmes,  mais,  croyez-moi,  elles  espè- 
rent tout,  j'entends  tout  ce  qu'il  y  a  de  beau,  de  charmant  et 
d'impossible  dans  la  vie. 

—  Aviez-vous  rêvé  vraiment  plus  de  bals,  de  spectacles, ''de  con- 
versations, d'adorateurs,  de  diamans  et  de  succès  que  vous  n'en 
avez,  ma  cousine? 

—  Merci,  j'ai  de  tout  cela  surabondamment,  mais  encore  une 
fois  je  suis  hors  de  cause.  Admettez  que  cette  petite  bourgeoise 
comprenne  le  mariage  comme  l'union  intime  de  deux  cœurs,  qu'elle 
croie  dans  son  ingénuiié  que  deux  époux  doivent  avoir  une  foi 
commune  et  les  mêmes  goûts,  qu'elle  prétende  aiaier  son  mari  de 
toute  son  âme  et  être  aimée  de  lui  exclusivement;  cela  ne  me 
paraîtrait  pas  improbable. 

—  Bah!  qu'allez-vous  imaginer?  xM""  Béraud  est  sans  doute, 
comme  beaucoup  d'autres  et  plus  que  beaucoup  d'autres,  —  car 
étant  orpheline,  elle  vit  dans  la  retraite,  —  pressée  de  conquérir 
sa  liberté,  d'avoir  un  rang  dans  le  monde.  Elle  a  été  du  reste  très 
bien  élevée,  s'occupant  sans  relâche  sous  les  yeux  de  son  ^père  à 
faire  provision  de  diplômes. 

—  Ah!  c'est  une  savante? 

—  On  ia  dit  fort  instruite.  Un  grand  mérite  à  mes  yeux,  c'est 


550  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

qu'elle  ne  joue  pas  du  piano,  aucun  art  d'agrément,  Dieu  soit 
loué!  Je  ne  puis  souffrir  les  talens  médiocres. 

Oui,  n'est-ce  pas?  Quand  on  est  musicienne,  il  faut  l'être  à 

la  façon  de  M™'  d'Herblay,  tout  naturellement,  comme  le  rossignol. 

Ne  parlons  plus,  de  grâce,    de  M'"*  d'Herblay,   interrompit 

Marc  en  prenant  son  chapeau  d'une  main  tremblante  d'irritation 
contenue. 

—  Vous  pensez  donc  terriblement  à  elle!..  Et,  dites-moi,  l'autre 
est-elle  jolie?  J'arrive,  et  on  ne  me  l'a  pas  encore  montrée. 

—  Une  grande  fille  blonde  et  fraîche,  assez  gauche,  avec  de 
longs  bras  dont  elle  ne  sait  que  faire. 

—  Tout  cela  peut  s'arranger;  défauts  de  jeunesse.  Une  grande 
fille  fraîche  !  Vous  qui  adoriez  les  roses-thé,  les  clairs  de  lune  !  Et 
la  taille,  la  main,  le  pied? 

—  Je  n'ai  vu  que  l'ensemble,  qui  manque  un  peu  de  finesse  et 
d'élégance. 

—  Vous  avez  des  préventions  parce  qu'elle  se  nomme  M"*  Bé- 
raud,  avouez-le. 

—  Oh!  pour  cela  non,  je  vous  jure!  J'ai  assez  souffert  d'être  le 
vicomte  de  Sénonnes  !  Si  le  sort  m'avait  fait  naître  dans  la  condition 
moyenne  qui  est  celle  de  M"^  Béraud,  je  serais  tout  ce  que  je  ne 
suis  pas,  hélas!  C'est  à  cette  sphère-là qu'aj^partiennent  mes  meil- 
leurs amis,  les  seuls  qui  m'aient  jamais  compris.  Des  préjugés  de 
naissance,  grand  Dieu!  je  me  sens  plutôt  les  préjugés  contraires, 
et  j'estime  feu  M.  Béraud,  qui  a  su  gagner  des  millions  par  son  tra- 
vail, mille  fois  plus  que  le  petit  vicomte  qui  épouse  aujourd'hui 
sans  en  avoir  envie  la  fille  de  cet  honnête  homme. 

—  Il  est  encore  temps  de  reculer. 

—  Pour  céder  avant  peu  à  de  nouvelles  instances?  A  quoi  bon? 
j'ai  donné  ma  parole. 

Le  regard  clair  de  la  baronne  s'arrêta  sur  lui  avec  une  expres- 
sion de  pitié,  presque  de  mépris.  Ce  n'était  pas  la  vaillance  qui 
manquait  à  cette  petite  femme. 

—  Et  la  date  fatale  est  fixée  sans  doute? 

—  Non.  Ma  famille  et  M.  Fabien  Béraud,  le  tuteur  d'Aline,  ne 
demanderaient  pas  mieux  que  de  nous  marier  au  plus  vite,  mais... 

—  Bien  entendu!  je  reconnais  la  sagesse  ordinaire  des  grands 
parens.  Ils  ne  sont  chatouilleux  que  sur  les  questions  qui  se  discu- 
tent par-devant  notaire.  Pour  le  reste,  on  verra  bien  à  s'adorer 
ou  à  se  haïr  après  que  des  sermens  irrévocables  auront  été  pro- 
noncés. 

—  Mais  M'*"  Béraud  ne  l'entend  pas  ainsi.  Elle  veut  réfléchir  et 
me  connaître. 


LE    VEUVAGE    d' ALINE.  541 

—  Gela  doit  paraître  exorbitant  à  votre  mère,  n'importe  !  je  l'es- 
time pour  cette  prétention.  Et  qui  sait?  peut-être  avec  le  temps 
vous  éprendrez-vous  de  la  fiancée  qu'on  vous  impose.  Il  arrive  des 
choses  si  extraordinaires  ! 

—  Je  souhaite  sincèrement  que  celle-ci  se  produise,  répondit 
Marc  se  levant  avec  humeur.  Mais,  que  je  m'éprenne  ou  non, 
je  me  conduirai  toujours  à  l'égard  de  ma  femme  en  honnête 
homme. 

—  Vous  n'en  savez  rien,  repartit  la  baronne.  —  Elle  haussa  les 
épaules,  puis  avec  dédain  laissa  tomber  ces  mots  :  —  Vous  êtes 
faible  ! 

—  La  faiblesse  n'exclut  pas  une  certaine  probité. 

—  La  faiblesse  exclut  toute  vertu;  il  n'est  personne  au  monde 
qui  m'inspire  moins  de  confiance  qu'un  homme  d'imagination, 
héroïque  en  théorie,  et  qui  s'arrête,  le  moment  venu  d'agir.  Parlez- 
moi,  en  fait  de  qualités  masculines,  de  la  décision  du  caractère,  de 
ces  inflexibilités  de  conduite  qui  deviennent  de  plus  en  plus  rares 
dans  tous  les  pays  où  l'on  est  encore  aimable.  Oui,  ce  qu'il  y  a  de 
terrible,  c'est  que  les  gens  auxquels  ce  fond-là  manque  sont  sou- 
vent très  aimables,  car  vous  l'êtes  à  vos  heures,  mon  cousin,  quoique 
ce  soir  vous  n'ayez  presque  rien  dit,  me  laissant  vous  gronder  plus 
que  je  n'aurais  dii  peut-être.  Vous  ne  m'en  voulez  pas?  Est-ce 
parce  que  vous  êtes  très  généreux  ou  parce  que  mon  opinion  a  si 
peu  de  poids?  C'est  cela  plutôt,  n'est-il  pas  vrai?  Bonsoir,  mon 
cher  Marc,  allez  rêver  à  vos  nouveaux  devoirs.  Cette  pauvre 
M'"*  d'Herblay  !  cette  pauvre  M"'  Béraud  ! 

IL 

L'ironie  de  la  baronne  Olga  touchait  juste.  Marc  était  un  de  ces 
êtres  faibles  et  enthousiastes,  généreux  et  irrésolus  dont  les  aspi- 
rations naturellement  nobles  sont  trahies  souvent  par  une  volonté 
défaillante.  Cependant  s'il  eût  voulu  se  justifier  au  lieu  de  laisser 
tomber  l'accusation  avec  une  sorte  de  dédaigneuse  insouciance  dont 
il  avait  depuis  longtemps  pris  l'habitude,  ce  jeune  homme  eût 
réussi  à  prouver  peut-être  que  ses  quaUtés  lui  appartenaient  bien 
en  propre  et  qu'il  avait  eu  même  quelque  mérite  à  les  défendre 
contre  des  influences  hostiles,  tandis  que  ce  qu'il  pouvait  avoir 
de  défauts  était  surtout  le  résultat  de  la  guerre  acharnée  livrée 
sans  trêve  ni  merci'à  tous  les  instincts  de  son  cœur.  Cette  lutte 
datait  de  sa  première  enfance.  Il  était  ué  très  frêle,  et  on  avait  pu 
prévoir  tout  d'abord  qu'il  n'aurait  jamais  rien  de  commun  avec  les 
ancêtres  aux  armures  de  fer,  géans  barbus  et  basanés   dont  les. 


542  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

portraits  garnissaient  la  longue  galerie  du  château  de  Sénonnes 
dans  la  Nièvre. 

Son  père,  qui  le  destinait  à  l'état  militaire  comme  au  seul  état 
possible  pour  un  homme  de  haute  lignée,  en  avait  été  consterné  au 
point  de  garder  quelque  temps  rancune  à  sa  femaie,  belle  et  robuste 
personne  cependant,  qui  semblait  faite  pour  perpétuer  dans  toute 
sa  vigueur  une  race  de  colosses.  L'embonpoint  bien  nourri  qui 
seyait  du  reste  à  la  taille  élevée,  au  type  louis-quatorzien  de 
M""®  de  Sénonnes,  avait  apparemment  étouflé  chez  elle  une  certaine 
finesse  de  discernement  que  la  plupart  des  femmes  et  surtout  des 
mères  poussent  jusqu'à  la  divination,  car  elle  ne  sut  jamais  aider 
son  mari  à  comprendre  que  l'énergie  physique  des  aïeux  s'était 
transformée  en  ardeur  intellectuelle  chez  ce  dernier  rejeton,  fleur 
tardive  éclose  sur  le  vieil  arbre  par  un  suprême  effort  de  sève;  elle 
ne  sut  rien  lire  dans  le  regard  pensif  de  cet  enfant,  dont  l'organisa- 
tion déliée  indiquait  moins  une  santé  chétive  que  des  déhcatesses 
de  plus  d'une  sorte  qui  du  corps  s'étendaient  jusqu'à  l'âme. 

En  effet,  le  ressort  ne  manquait  pas  à  ces  membres  fluets  d'une 
singulière  élégance.  Marc  était  agile  et  actif  autant  que  son  superbe 
cousin  Albéric,  plus  âgé  de  quelques  années,  et  auquel  on  le  com- 
parait toujours  d'une  façon  désavantageuse.  Celui-là  serait  un  bril- 
lant officier  et  un  homme  du  monde,  disaient  en  soupirant  M.  et 
M"'^  de  Sénonnes.  —  Et  ils  se  désolaient  à  l'envi  de  ce  qui  eût 
simplement  excité  l'attention  et  l'intérêt  de  parens  plus  vigilans  et 
plus  éclairés,  par  exemple  de  la  vive  curiosité  sans  but  ni  méthode 
qui  poussait  l'intelligence  de  leur  fils  dans  tous  les  sentiers  à  la 
fois,  de  la  sensibilité  presque  féminine  du  jeune  Marc,  de  sa 
timidité  poussée  jusqu'à  la  sauvagerie,  de  la  muette  contem- 
plation où  le  jetaient  mille  choses  dont  lui  seul  comprenait  la 
beauté.  Il  suffisait  des  effluves  d'une  matinée  de  printemps,  de  la 
splendeur  d'un  coucher  de  soleil,  de  quelque  rayon  égaré  dans  la 
voûte  des  bois,  pour  lui  faire  perdre  la  tête  et  le  détourner  de  tout 
travail  suivi,  disait,  eu  se  plaignant  de  lui,  l'abbé  chargé  de  l'in- 
struire, li  fallait  absolument  l'aguerrir,  l'endurcir,  faire  un  homme 
de  cette  petite  fille  prompte  aux  caresses  et  aux  larmes.  Pour 
cela  ses  parens  s'appliquèrent  à  refouler  toutes  les  facultés  aimantes 
du  pauvret,  sans  réfléchir  qu'une  âme  tendre,  froissée  au  premier 
battement  d'ailes,  se  replie  sur  elle-même,  et  devient  d'autant  plus 
impressionnable  qu'elle  s'étudie  mieux  à  tout  cacher.  Un  jour  l'abbé 
apporta,  foit  alarmé,  à  M'"«  de  Sénonnes,  une  pa^e  de  méchans  vers 
saisie  dans  le  pupitre  de  son  élève.  Les  guides  maladroits  du 
poète  en  herbe  se  consultèrent  et  finirent  par  décider  entre  eux 
que  la  solitude  était  pour  Marc  une  mauvaise  conseillère;  son  pré- 


LE   VEDVAGE  d' ALINE.  5A3 

cepteur  renonçait  à  l'empêcher  de  bayer  aux  mouches  :  peut-être 
l'émulation  du  collège  ferait-elle  justice  de  cette  tendance  déplo- 
rable en  même  temps  que  le  contact  d'autres  garçons  de  son 
âge  le  rendrait  bon  gré  mal  gré  semblable  à  tout  le  monde; 
mais  il  était  écrit  que  Marc  prendrait  toujours  le  contre-pied  de  ce 
que  l'on  souhaitait  pour  lui.  Ce  collège,  choisi  avec  soin  pourtant, 
parmi  ceux  où  dominaient  de  bons  principes,  recelait  comme  tous 
les  grands  foyers  d'éducation  publique  une  eifervescence  d'idées 
libérales  que  le  comte  de  Sénonnes  eût  appelées  des  idées  subver- 
sives, et  Marc,  après  avoir  surmonté  l'espèce  de  mélancolie  morbide 
que  lui  inspiraient  les  murailles  grises  dérobant  la  vue  du  ciel  tt 
des  bois,  se  consola  peu  à  peu  à  l'aide  de  ce  poison. 

—  Vous  faites  de  mon  lils  un  révolutionnaire,  dit  un  jour  avec 
indignation  M.  de  Sénonnes  au  directeur  du  collège,  bien  étonné. 

Si  encore  l'écolier  malencontreux  eût  tiré  parti  de  la  facilité  à 
tout  comprendre  dont  on  le  savait  doué,  pour  remporter  quelques- 
uns  de  ces  succès  qui  flattent  la  vanité  des  parens!..  mais  non,  il 
ne  se  distingua  que  très  tard  dans  les  classes  supérieures;  alors 
le  goût  des  lettres  fit  explosion  chez  lui  avec  une  telle  force  que 
ses  professeurs  conçurent,  à  son  sujet,  de  brillantes  espérances. 
M.  et  M'""  de  Sénonnes,  loin  de  s'en  réjouir,  s'inquiétèrent  de 
plus  en  plus;  ces  goûts-là  ne  le  conduiraient  pas  vers  l'Ecole 
militaire ,  où  Albéric  avait  réussi  à  entrer,  pour  quitter  bientôt  le 
service,  il  est  vrai,  comuie  font  beaucoup  d'autres,  en  se  mariant: 
n'importe,  il  avait  suivi  la  route  frayée,  tandis  que  son  cousin 
allait  continuer  sans  doute  à  battre  les  buissons.  Quand  Marc, 
ses  études  achevées,  entra  dans  le  monde  avec  des  convictions 
politiques  qui  n'étaient  pas  précisément  celles  de  sa  caste,  des 
sympathies  qui  l'entraînaient  vers  toutes  les  supériorités,  sauf 
celles  du  rang  et  de  la  fortune,  quelques  amitiés  de  collège  que 
son  père  lui  reprochait  comme  basses,  vulgaires,  indignes  de  lui, 
et  une  vocation  littéraire  très  prononcée  dont  il  n'osait  rien  dire, 
la  fâcheuse  position  où  il  se  trouva  pouvait  rappeler  celle  du  cygne 
couvé  par  mégarde  au  milieu  des  poussins. 

u  Tu  nous  appartiens,  tu  es  tenu  de  nous  ressembler,  n  lui  di- 
saient tous  ces  gens,  qui  ne  le  connaissaient  pas  plus  qu'il  ne  les 
comprenait  lui-même.  M.  et  M"""  de  Sénonnes  déclaraient  de  bonne 
foi  que  Marc  était  un  être  fantasque,  réfractaire,  un  peu  fou.  Gom- 
ment expliquer  autrement  qu'il  n'aimât  ni  la  carrière  où  s'étaient 
distingués  tous  ceux  de  sa  race,  ni  les  chevaux  qui  avaient  été  l'u- 
nique passion  de  son  père,  ni  le  monde,  où  sa  mère  n'avait  pas  cesse 
de  se  plaire?  Il  eût  voulu  voyager,  élargir  ainsi  l'horizon  (ie 
ses  connaissances  et   de   ses    idées,  mais    cette   nouvelle  lubie 


bhà  REVDE   DES    DEUX   MONDES, 

rencontra  une  formidable  résistance  qu'il  n'essaya  même  pas  de 
combattre.  Une  fois  de  plus,  il  se  retrancha  silencieusement  dans 
cette  vie  contemplative  et  tout  intérieure  où  aucune  tyrannie  ne 
peut  nous  atteindre.  Certain  volume  de  poésies,  qui  parut  sous  le 
pseudonyme  de  Marc  Séverin,  les  deux  noms  de  baptême  du  jeune 
vicomte ,  acheva  d'exaspérer  le  courroux  de  ceux  qui  prétendaient 
lui  vouloir  du  bien.  Le  père  tança  vertement  son  fils;  la  mère,  ayant 
lu  le  malheureux  livre  par  curiosité,  le  qualifia  de  galimatias. 

—  Il  ne  sait  ce  qu'il  désire,  ni  ce  qu'il  dit,  faisait  observer 
M"'"  de  Sénonnes  à  son  beau  neveu  de  Vesvre,  mais  je  crois  qu'il 
s'ennuie.  Qu'en  penses-tu,  Albéric?  Il  faudrait  le  distraire. 

Et  Albéric  s'efforça  consciencieusement  de  distraire  cet  étrange 
cousin,  pour  lequel,  au  fond,  il  avait  de  l'amiiié  sans  trop  savoir 
pourquoi.  L'inexplicable  mélancolie  de  Marc  intriguait  ce  joyeux 
viveur  :  —  Les  plaisirs  de  Paris  en  auront  raison,  décida-t-il. 

En  effet,  Marc,  poussé  par  lui,  se  jeta  dans  ce  courant  sauveur, 
au  dire  de  son  cousin,  avec  une  impétuosité  qui  put  faire  croire 
qu'il  avait  laissé  sur  la  rive,  une  fois  pour  toutes,  les  chimères 
dont  on  lui  faisait  un  crime.  Mais  bientôt  on  s'aperçut  qu'il  en 
avait  gardé  avec  lui  une  forte  dose  pour  la  mêler  à  ses  nouveaux 
égaremens  de  la  façon  la  plus  aggravante  :  il  maichait  dans  une 
atmosphère  d'illusions  dont  il  enveloppait  comme  d'une  auréole  les 
objets  de  ses  fantaisies  aussi  violentes  qu'éphémèies.  Un  second 
volume  de  vers,  moins  innocens  que  leurs  devanciers,  faillit  refléter 
ces  hallucinations,  ces  ivresses;  mais  il  brûla  tout  à  coup  ce  témoi- 
gnage des  folies  désespérées  où  il  s'était  efforcé  un  instant  de  trou- 
ver l'oubli  de  lui-même.  Le  second  volume  n'en  parut  pas  moins 
peu  après,  tout  autre  seulement  qu'il  ne  l'avait  ])réparé  d'abord.  Un 
souffle  purifiant  venait  de  passer  sur  l'œuvre  de  Marc  et  sur  sa  vie. 
La  muse  chaste  et  tendre  des  premiers  essais  avait  reparu,  mais 
avec  une  puissance  toute  nouvelle  pour  sentir  et  pour  aimer.  Ce 
miracle  coïncida,  il  faut  le  dire,  avec  l'instant  où  les  yeux  noirs 
de  M'"«  d'Herblay  se  posèrent  bienveillans  et  doux  sur  Marc  de 
Sénonnes.  Ce  fut  M'"'^  d'Herblay  qui  inspira  une  suite  de  poèmes 
tout  palpitans  de  jeunesse,  remarquables  par  la  sincérité  des  impres- 
sions évidemment  subies,  notées  au  jour  le  jour. 

Les  amis  de  Marc  lui  avaient  prédit  un  succès.  Ces  amis-là  n'étaient 
autres  qu'un  petit  groupu  d'anciens  camarades  de  collège,  qui,  pour 
leur  part,  se  livraient  san-s  contrainte,  en  luttant  vaillamment  et 
même  gaîment  contre  mille  difficultés,  à  des  travaux  littéraires  des- 
quels chacun  d'eux  attendait  avec  le  temps  sa  place  au  soleil.  Marc, 
pour  ne  pas  les  perdre  de  vue,  \&i  rejoignait  le  lundi  de  ch:)que 
semaine  dans  un  café  du  quartier  latin  où  les  gens  de  son  monde 


LE    VEUVAGE    d'aLINE.  545 

eussent  été  bien  scandalisés  de  lui  voir  mettre  le  pied,  et  là,  réunis 
autour  d'un  dîner  frugal,  on  parlait  de  l'avenir.  Les  plus  chaleureux 
éloges  étaient  donc  venus  réjouir  Marc  lorsqu'il  avait  communiqué 
au  petit  cénacle  les  principales  pièces  de  son  dernier  recueil,  mais 
ce  fut  là  tout  le  succès  promis.  Le  public  proprement  dit,  fort  indif- 
férent aujourd'hui  à  la  poésie,  à  moins  qu'un  nom  déjà  glorieux  ne 
lui  impose  l'admiration,  laissa  passer,  sans  même  s'apercevoir  de 
leur  éclosion,  ces  vers  printaniers,  qu'il  confondit  avec  le  torrent 
de  fadeurs  qui  s'écoule  journellement  sous  la  même  forme  ;  des  criti- 
ques oiseuses  et  un  blâme  général  furent  tout  ce  que  l'auteur  recueil- 
lit parmi  ses  proches, mais  peu  lui  importait  alors;  il  était  amoureux, 
et  l'objet  de  cet  amour  lui  disait,  de  façon  à  le  consoler  d'injustices 
plus  cruelles  encore  :  —  Je  suis  fière  de  vous,  à  mes  yeux  vous 
êtes  grand...  —  N'était-ce  pas  assez?  Quels  suffrages  eus- 
sent valu  ceux  de  cette  bouche  fraîche  comme  une  fleur,  qai  lui 
versait,  entre  deux  baisers,  le  miel  des  flatteries  sincères?  Les  plus 
délicates  sympathies  de  l'âme  et  la  compassion  que  leur  inspiraient 
l'un  pour  l'autre  des  tristesses  qui  leur  étaient  communes,  devaient 
presque  inévitablement  rapprocher  M'""  d'Herblay  et  Maïc  de 
Sénonnes.  Quand  ce  dernier  avait  rencontré  ou  plutôt  retrouvé, 
après  l'avoir  longtemps  perdue  de  vue,  M.^^  d'Her;  lay  chez  sa 
mère,  il  avait  tressailli  comme  sous  l'influence  d'un  inexplicable 
magnétisme,  et  il  lui  avait  semblé  qu'une  flamme  vive,  étouffée 
aussitôt  entre  les  longs  cils  de  cette  charmante  femme,  révélait 
une  émotion  semblable  à  la  sienne.  Tous  les  deux  en  effet  senti- 
rent ensemble,  et  à  première  vue,  qu'un  intérêt  suffisant  pour  tout 
remplir  s'élevait  soudain  dans  le  vide  de  leur  double  existence. 
La  vie  de  M™^  d'Herblay  était  plus  désemparée  encore  que  celle 
de  Marc.  Mal  mariée,  elle  n'avait  pas  d'enfans,  rien  qui  pût  la 
dédommager  des  amertumes  et  des  dégoûts  de  chaque  jour,  et  elle 
ne  trouvait  pas  en  elle-même  la  solidité  de  principes  qui  l'eût 
sauvée  du  désespoir.  Après  avoir  grandi,  jusqu'à  l'âge  de  quinze 
ans,  auprès  d'une  grand'mère  idolâtre  qui  la  gâtait  sous  prétexte 
de  l'élever,  elle  était  tombée  de  cette  atmosphère  de  tendresse  sans 
règle  et  sans  mesure,  entre  les  mains  de  parens  éloignés  qui,  ne 
sachant  que  faire  d'elle,  l'avaient  mi^^e  au  couvnt.  C'était  pour  en 
finir  avec  le  couvent  qu'Antoinette  avait  accepté  d'épouser  M,  d'Her- 
blay. Très  timide,  elle  pliait  sous  le  joug  à  la  façon  d'une  esclave, 
passivement  soumise  à  toutes  les  incessantes  tracasseries  qui  peu- 
vent résulter  de  l'avarice  poussée  jusqu'à  la  manie  et  de  l'égoïsme 
allié  à  une  obstination  stupide,  à  une  humeur  sans  cesse  agres- 
sive, à  une  méfiance  incurable.  Chaque  année  ajoutait  quelques 
aspérités    de  plus  au  caractère  de  M.  d'Herblay,  déjà  v-eax.  Les 

TOMB  xuii.  —  1881.  35 


hhQ  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

médecins  mettaient  sur  le  compte  d'une  gastrite  chronique  les 
symptômes  de  l'hypocondrie  qui  se  manifestaient  chez  lui  par 
une  variété  de  menues  tortures  dont  sa  jeune  femme  était  victime, 
mais  celle-ci  trouvait,  non  sans  raison  peut-être,  que  la  science 
moderne  rend  trop  volontiers  le  corps  responsable  des  pires  infir- 
mité» de  l'âme  ;  elle  eût  été  disposée  plutôt  pour  sa  part  à  le  con- 
sidérer comme  un  malade  imaginaire  qui  se  dédommageait  mécham- 
ment, en  faisant  peser  sur  elle  une  autorité  despotique,  de  n'avoir 
jamais  pu  lui  inspirer  que  des  sentimens  de  crainte  et  d'obéis- 
sance attristée.  Marc  sut  lire  bien  des  secrets  douloureux  sur  ce 
visage  pâli,  dont  toutes  les  lignes  finement  arrêtées  révélaient  une 
organisation  de  sensitive  ;  il  crut  voir  dans  ces  grands  yeux  de 
velours  certaine  expression  vague  d'attente  et  de  désir  qui  l'enivra. 
La  morbidesse  des  attitudes,  l'accent  mélancolique  auquel  les 
moindres  paroles  de  M'"^  d'Herblay  empruntaient  une  douceur  tou- 
chante, mille  révélations  involontaires  lui  en  apprirent  bien  long 
avant  les  confidences  sur  cette  destinée,  sœur  de  la  sienne,  où  tout 
manquait,  liberté,  confiance  en  soi  et  en  autrui,  épanouissement 
de  jeunesse,  mais  l'amour  pouvait  pour  elle  comme  pour  lui  rem- 
placer les  autres  biens  absens...  Ils  s'aimèrent  donc  furtivement  et 
passionnément.  Marc  eut  enfin  la  joie  de  se  croire  compris,  et  Antoi- 
nette échappa,  elle  aussi,  à  ce  supplice  de  l'isolement  moral  dont 
elle  avait  souffert  plus  que  de  tout  le  reste.  Ils  étaient  du  même 
âge,  peut-être  était-elle  l'aînée  de  quelques  mois,  ce  qui  lui  per- 
mettait d'affecter  une  sorte  de  protection  quasi  maternelle  qui  for- 
mait un  contraste  piquant  avec  le  besoin  qu'elle  avait  en  réaUté 
de  s'abandonner  au  contraire,  de  se  laisser  conduire,  de  céder 
toujours,  pourvu  qu'on  l'adorât.  Jamais  créature  humaine  ne  fut 
plus  absolumeni  femme  par  la  grâce,  la  douceur,  la  mobihté  des 
impressions.  C'était  là  surtout  ce  qui  la  rendait  attachante  et  ce  qui 
faisait  d'elle  par  excellence  la  maîtresse  d'un  poète,  d'un  cœur  géné- 
reux jusqu'à  la  déraison.  Marc  l'aimait  comme  une  jolie  plante  fragile 
qu'il  avait  relevée,  réchauffée,  rendue  au  bonheur  de  vivre,  alors 
qu'alanguie  et  brisée  à  demi,  elle  se  mourait  faute  de  soleil;  il 
l'aimait  avec  attendrissement,  il  reportait  sur  Antoinette  toutes  ses 
sensibilités  refoulées,  il  s'ouvrait  à  elle  avec  un  abandon  absolu 
dont  il  avait  jusque-là  ignoré  le  charme.  Sans  cesse  il  lui  parlait 
de  ce  qu'il  se  sentait  capable  de  faire,  tout  en  ne  faisant  rien  ;  car 
M"""  d'Herblay  n'était  pas  de  celles  qui  poussent  à  l'accomplis- 
sement de  choses  héroïques,  son  influence  singulièrement  absor- 
bante avait  plutôt  pour  effet  de  plonger  l'âme  qui  la  subissait  dans 
une  heureuse  paresse.  Du  reste,  sans  avoir  l'esprit  étendu  ni  cul- 
tivé, elle  savait  s'intéresser  aux  nombreux  projets  de  Marc,  qui 


LE    VEUVAGE    D* ALINE.  547 

lui  inspiraient,  quels  qu'ils  fussent,  une  admiration  naïve.  C'est  là 
toute  rintelligeiice  qu'un  artiste  et  un  homme  en  général  désire  et 
recherche  chez  la  femme  de  son  choix. 

Quatre  années  passèrent  ainsi  rapides  comme  autant  de  jours. 
M.  d'Herblay  s'absentait  assez  souvent  pour  aller  dans  ses  terres 
tracasser  ses  fermiers  quand  il  était  las  de  tourmenter  sa  femme  ; 
d'ailleurs,  après  avoir  été  à  plusieurs  reprises  jaloux  sans  motif,  il 
semblait  favorisé  de  l'espèce  d'aveuglement  qui  peut  être  parfois 
le  privilège  des  sots,  —  on  le  vit  en  cette  circonstance,  —  comme 
il  est  si  souvent  celui  des  gens  d'esprit.  Le  monde,  beaucoup  plus 
perspicace,  s'était  demandé  très  vite  pourquoi  M'"*  d'Herblay  n'avait 
plus  l'air  abattu  et  pourquoi  Marc  avait  renoncé  simultanément  à 
ce  qu'on  appelait  par  ironie  ses  allures  de  beau  ténébreux,  mais  le 
monde  garde  toujours  avec  indulgence  le  secret  des  amans  qui 
ménagent  son  opinion  ;  il  attend  pour  lancer  ses  foudres  une  mala- 
dresse, un  scandale,  et  il  n'est  pas  seul  à  agir  ainsi.  Personne,  par 
exemple,  ne  savait  mieux  à  quoi  s'en  tenir  que  M""^  de  Séuonnes, 
qui  avait  tacitement  encouragé  la  liaison  de  son  fils  et  de  sa  jeune 
amie,  grâce  à  un  de  ces  accommodemens  dont  certaines  mères  ne 
se  font  point  scrupule  :  Antoinette  arrachait  son  fils  aux  coquines 
qui  s'étaient  un  instant  emparées  de  lui  et  qu'il  avait  eu  le  tort  de 
ne  pas  voir  telles  qu'elles  sont,  ce  qui  les  rendait  fort  dangereuses, 
tandis  qu'une  femme  du  monde  comme  celle-ci  n'était  pas  à 
craindre,  pauvre  petite!  M"^  de  Sénonnes  la  jugeait  assez  apa- 
thique, presque  nulle,  incapable  de  dominer  longtemps  un  homme 
d'esprit.  Quand  il  serait  blasé  sur  son  prolil  de  camée  et  sur  sa 
langueur,  quelles  ressources  aurait-elle  pour  le  retenir?  Il  n'y  avait 
pas  là  dii  quoi  forger  une  chaîne. 

La  chaîne  eiait  légère  en  elfet.  Antoinette,  incapable  de  tout 
calcul,  ne  cherchait  à  prendre  aucun  ascendant  sur  celui  qu'elle 
considérait  comme  trop  supérieur  à  elle.  Et  puis,  si  jeune  qu'elle 
fût,  elle  connaissait  le  train  du  monde  et  l'évolution  fatale  de  la  vie 
dans  ces  régions  où  règne  une  routine  invariable,  où  des  espèces  de 
bornes  milliaires  plantées  de  distance  en  distance  marquent  chaque 
étape  et  tel  chemin  à  prendre,  sans  qu'il  soit  permis  de  regimber. 
De  dix-huit  à  vingt-neuf  ans,  un  jeune  homme  est  hbre  en  effet 
de  gaspiller  impunément  son  cœur,  mais  avant  que  la  trentaine 
ait  sonné,  le  devoir  social  lui  enjoint  d'offrir  ce  qui  peut  en  rester 
à  une  jeune  hl'e  prudemment  choisie  pour  lui  apporter  un  cœur 
tout  neuf  en  échange.  M""^  d'Herblay  avait  été  initiée  de  bonne 
heure  à  ces  lois  inflexibles,  elle  était  capable  en  oulre  d'une  cer- 
taine fierté  qui  l'empêchait  de  se  plaindre;  d'ailleurs  quelques  insi- 
nuations d'amies  l'avaient  avertie  récemment  que  le  monde  soup- 


5i58  REYUE   DES    DEUX   MONDES. 

connaît  la  nature  de  son  intimité  avec  Marc,  peut-être  même  ces 
insinuations  avaient-elles  effleuré  l'oreille  de  son  mari,  car  il  la 
surveillait  de  plus  près  et  il  semblait  trouver  un  plaisir  nouveau  à 
l'humilier,  à  contrarier  ses  moindres  mouvemens.  N'avait-il  pas 
parlé  de  la  retenir  toute  l'année  en  Sologne,  sous  prétexte  qu'il  s'y 
portait  mieux  qu'à  Paris? —  Quoi  qu'il  en  fût,  lorsque  la  grave 
question  du  mariage  de  Marc  fut  agitée,  M"'  d'Herblay  témoi- 
gna plus  de  douleur  que  de  surprise;  elle  parut  même  s'armer 
peu  à  peu  de  résignation.  Loin  de  stimuler  la  résistance  à  laquelle  il 
était  disposé,  elle  lui  dit,  avec  une  exaltation  de  dévoûment  qui 
séchait  ses  larmes  prêtes  à  couler,  qu'elle  ne  voulait  pas  compli- 
quer pour  lui  les  difficultés  d'une  situation  déjà  pénible,  qu'elle  ne 
serait  jamais  une  entrave,  qu'elle  saurait  s'effacer...  Cet  ensevelis- 
sement à  la  campagne,  elle  l'accepterait  comme  un  sacrifice  à 
celui  qui,  même  absent,  resterait  toujours  le  maître  de  son  âme, 
et  comme  une  pénitence  devant  Dieu.  Marc  était,  quant  à  lui,  assez 
étranger  à  ce  mysticisme  qui  se  mêlait  parfois  aux  ardeurs  pro- 
fanes d'Antoinette;  il  comprit  cependant  que  la  jeune  femme  trou- 
verait une  volupté  amère  dans  l'effort  qu'elle  s'imposait,  qu'elle 
reporterait  sans  trop  de  peine  vers  le  ciel  l'encens  brûlé  d'abord  aux 
pieds  d'une  idole  terrestre,  et  que  les  défauts  mêmes  de  son  mari  lui 
sembleraient  moins  odieux  qu'auparavant,  puisqu'elle  se  sentait 
désormais  digne  d'être  châtiée. 

Cette  pensée  calma  un  peu  ses  regrets.  La  délaissée,  au  lieu  de 
lui  rien  reprocher,  ne  répétait-elle  pas  que  le  souvenir  de  sa  faute 
serait  encore  une  dernière  consolation,  comme  le  parfum  qui  survit 
à  la  rose  effeuillée  en  rappelant  ce  qu'elle  fut?  Maintenant  des  réali- 
tés inévitables  mettaient  fin  pour  tous  les  deux  à  un  trop  doux  rêve  : 
elle  allait  subir,  dans  la  solitude,  une  expiation  volontairement  accep- 
tée, disait-elle;  il  allait  renoncer,  de  son  côté,  aux  ambitions  d'in- 
dépendance et  de  gloire  dont  il  s'était  bercé  naguère,  ambitions 
chimériques  peut-être...  Marc  était  tenté  de  le  croire  en  songeant 
aux  quatre  années  d'oisiveté  complète  qui  avaient  suivi  la  publi- 
cation de  deux  petits  volumes  imprimés  à  ses  propres  frais  et  tom- 
bés sans  bruit  :  telle  une  pâle  étoile  file  sur  le  ciel  où  elle  devait 
briller  d'un  feu  fixe  et  durable.  Oui,  c'en  était  fait,  il  valait  mieux 
prendre  son  parti  une  fois  pour  toutes  de  n'être  rien  que  ce  que 
la  naissance  et  la  fortune  l'avaient  fait,  il  valait  mieux  céder  sans 
plus  de  combats  à  l'ascendant  qu'exerçait  sur  sa  faiblesse  l'opi- 
niâtreté de  son  père,  cet  entêtement  des  gens  volontaires  et  bor- 
nés qui  est  une  force  inerte,  aveugle,  brutale  comme  la  fatalité 
même.  C'en  était  fait,  il  donnerait  raison  au  penseur  pessimiste 
qui  a  dit  que  vers  trente  ans  l'homme  est  réduit,  bon  gré  mal  gré, 


LE    VEUVAGE    d' ALINE.  549 

pour  pouvoir  vivre  tranquille,  à  étrangler  son  idéal.  Les  empor- 
temens,  les  exhortations,  les  prières,  les  pleurs  maternels,  cesse- 
raient autour  de  lui,  ce  serait  quelque  chose. 

Cette  résolution  désespérée  fut  prise  entre  Marc  et  Antoinette 
dans  les  derniers  instans  pleins  d'orageuses  délices  qui  précédèrent 
leurs  adieux.  Ils  croyaient  alors  sincèrement  se  séparer  pour  tou- 
jours, et  néanmoins  il  leur  semblait  ne  s'être  jamais  mieux  aimés. 
Ce  fut  dans  ces  dispositions  que  le  vicomte  de  Sénonnes  souscrivit 
au  mariage  dont  nous  l'avons  entendu  parler  à  sa  cousine. 

III. 

Un  dîner  qui  eut  toute  l'importance  d'une  solennité  officielle 
réunit  à  quelque  temps  de  là  les  deux  familles  intéressées  chez 
M""^  de  Sénonnes.  Marc  était  alors  entré  de  pied  ferme  dans  son  rôle 
de  prétendant  et  y  apportait  beaucoup  de  grâce,  sinon  beaucoup 
de  feu. 

Une  jeune  fille  sans  expérience  du  monde  se  laisse  aisément 
gagner  par  les  attentions  toutes  nouvelles  dont  elle  est  l'objet; 
aussi  M"*  Béraud  acceptait-elle  avec  une  secrète  joie  les  hommages 
de  M.  de  Sénonnes. 

Nos  usages  français  autorisent  la  réserve,  fût-elle  excessive,  qui 
marque  souvent  les  premières  entrevues  de  deux  fiancés,  ou  du 
moins  ils  lui  servent  d'excuse;  celte  réserve  passe  pour  du  res- 
pect, pour  la  preuve  d'une  émotion  contenue.  D'ailleurs  la  famille 
en  masse  du  futur  époux  de  M"*  Béraud  faisait  à  l'héritière  qu'il 
s'agissait  de  séduire  une  cour  empressée,  véritablement  étourdis- 
sante. L'admirable  entrain  des  comparses  eût  suffi  à  empêcher  que 
la  jeune  iille  ne  démêlât  ce  qu'avait  d'un  peu  froid  le  jeu  de  l'acteur 
investi  malgré  lui  du  rôle  principal.  Ce  soir-là  en  particulier,  il  y 
eut  autour  d'elle  assaut  de  flatteries  et  de  caresses;  tout  le  monde 
se  mit  en  frais,  depuis  M'"^  de  Sénonnes,  qui  déployait  le  zèle 
triomphant  d'un  général  arrivé  à  la  fm  de  quelque  campagne  bien 
menée,  jusqu'à  l'essaim  des  pelites  cousines  et  autres  parentes  à 
différens  degiés,  toutes  acharnées  à  marier  Marc,  les  unes  par  ven- 
geance pour  le  punir  de  n'avoir  jamais  été  amoureux  d'elles, 
celles-là  pour  faire  pièce  à  M™*  d'Herblay,  d'autres  tout  simplement 
parce  que  ce  mariage  leur  ouvrirait  un  salon  de  plus,  un  salon 
opulent  où  elles  pourraient  étaler  leurs  toilettes  et  s'amuser.  M.  de 
Sénonnes,  le  père,  mettait  une  sourdine  à  sa  voix  impérieuse,  à  ses 
brusques  allures  d'homme  de  cheval,  assuré  de  rompre  toutes  les 
bêtes  rétives;  il  ne  fallait  pas  effrayer  trop  tôt  sa  belle-fille.  Albéric 
de  Yesvre  sortit  de  l'arsenal  où  il  les  laissait  se  rouiller  depuis  long- 


550  REVUE   DES    DEUX    MONDES, 

temps,  —  la  mauvaise  compagnie  n'exigeant  pas  tant  de  façons,  — 
tous  ses  moyens  fascinateurs  d'homme  à  bonnes  fortunes,  bien 
résolu  qu'il  était  à  soutenir  Marc  avec  autant  d'adresse  et  d'acti- 
vité que  s'il  se  fût  agi  de  vaincre  pour  son  propre  compte. 

La  baronne  Olga,  graduellement  convertie  par  des  considérations 
de  sagesse  mondaine  au  projet  qui  l'avait  d'abord  choquée,  avait 
arboré  une  création  inédite  du  grand  couturier,  une  robe  inouïe, 
qui  devait,  bien  entendu,  inspirer  à  W^^  Béraud  le  désir  de  se 
marier  au  plus  vite  pour  pouvoir  s'habiller  de  même.  Hélas  !  elle 
avait  grand  besoin  de  leçons  d'élégance  et  de  coquetterie,  la  pauvre 
M"'  Béraud  I  On  le  vit  quand  elle  arriva  sérieuse,  rougissante  à 
l'excès,  au  bras  de  son  oncle,  sous  le  feu  des  regards  qui  guettaient 
son  apparition. 

11  était  clair  à  première  vue  que  l'intelligente  sollicitude  d'une 
mère  lui  avait  manqué;  elle  était  mal  mise  et  mal  coiffée,  elle  tenait 
gauchement  son  éventail,  elle  ignorait  tous  les  menus  manèges  que 
possèdent  dès  leur  enfance  les  petites  lilles  élevées  au  milieu  des 
femmes;  son  embarras,  ses  mouvemens  un  peu  brusques  étaient 
d'un  garçon  pluiôt  que  d'une  demoiselle  à  marier,  tandis  qu'elle 
répondait  aux  révérences  et  recevait  les  complimens  avec  un  sou- 
rire incrédule,  éLonné. 

—  Elle  est  belle,  décréta  cependant  la  baronne  Olga,  après  l'a- 
voir lorgnée  a  distance  l'espace  d'une  minute  en  profitant  pour  cela 
de  l'échange  lumuliueux  des  cérémonies. 

—  Belle!  répéta  tout  surpris  son  cousin  Marc,  à  qui  s'adressaient 
ces  paroles. 

—  Si  elle  ne  l'est  pas  aujourd'hui,  elle  le  sera  demain,  j'en  ré- 
ponds, déclara  M^'Me  Vesvre  avec  autoriié.  Cela  dépend  de  vous, 
oui,  j'ai  toujours  dit  que  c'était  au  mari  d'achever  sa  femme,  l'Eve 
naissante,  l'ébauche  du  bon  Dieu  qu'un  lui  livre  toute  pleine  de  pro  • 
messes  ;  tant  pis  pour  lui  s'il  s'y  prend  mal  et  s'il  gâte  ce  qui  pou- 
vait être  charmant.  Sérieusement,  Marc,  vous  n'aurez  qu'à  vouloir 
pour  que  la  vicomtesse  de  Senonnes  vous  fasse  honneur,  et  dès 
à  présent  même,  si  cette  enfant  n'était  pas  vêtue  à  la  diable, 
vous  verriez  que  sa  taille  est  parfaite.  Des  yeux  qui  pensent  et  qui 
ne  doivent  pas  mentir,  reprit  M""'  de  Vesvre  poursuivant  son  exa- 
men, le  front  un  peu  trop  développé  pour  une  beauté  de  salon; 
je  veux  là-dessus  quelques  frisettes,  un  nuage  crêpé.  Est-il  pos- 
sible de  tordre  et  de  serrer  ainsi  une  chevelure  pareille  ! 

—  Bah  1  interrompit  Marc  qui  l' écoutait  avec  curiosité,  comme 
s'il  eût  attendu  qu'on  lui  révélât  ce  qu'il  ne  savait  pas  voir  de  ses 
propres  yeux,  vous  vous  extasiez  sur  sa  chevelure?  elle  paraît  pour- 
tant moins  volumineuse  que  celle  de  toutes  les  femmes  qui  sont  ici. 


LE    VEUVAGE    d' ALINE.  551 

—  Voilà  bien  une  réflexion  d'iiomme  I  s'écria  la  baronne  sans 
daigner  lui  répondre  ;  il  faut  vous  tromper,  vous  autres  pour  que 
vous  soyez  contens  !  Sans  doute  vous  ne  trouvez  pas  non  plus  cette 
vraie  blonde  très  blanche?  Eh!  la  blancheur  naturelle  est  moins 
étonnante  sans  doute  que  celle  de  la  poudre  de  riz. 

—  Ma  nièce  Olga,  ma  chère  Aline,  laissez-moi  vous  présenter 
l'une  à  l'autre,  dit  M™''  de  Sénonnes  qui  s'était  approchée  avec  un 
grand  frou-frou  de  satin. 

—  Vous  survenez,  mademoiselle,  au  moment  où  nous  disions 
beaucoup  de  mal  de  vous,  s'écria  M"'^  de  Vesvre  en  prenant  avec 
une  coquette  eilusion  la  main  de  sa  future  cousine.  Ne  rougissez 
pas,  ajouta-t-elle  comme  Aline  se  troublait  en  regardant  Marc, 
je  me  garderai  de  rien  répéter. 

Après  le  dîner,  durant  lequel  Aline,  placée  entre  Marc  et  M.  de 
Vesvre,  n'avait  osé  répondre  autrement  que  par  monosyllabes,  la 
baronne  Olga  se  rapprocha  de  la  jeune  fille,  et,  l'arrachant  au  bras 
qu'elle  avait  pris  pour  rentrer  dans  le  salon  :  —  J'en  demande 
pardon  à  ces  messieurs,  dit-elle,  mais  ils  vont  nous  faire  la  grâce 
de  s'éloigner  une  minute  et  nous  permettre  de  devenir  amies  tout 
à  fait.  Voulez-vous?  —  Gaîment  elle  l'entraîna  auprès  d'elle  sur 
une  causeuse. 

M^^"  Béraud  s'était  sentie  d'avance  intimidée  par  la  réputation 
un  peu  tapageuse  qui  précédait  la  baronne  Olga,  puis  son  excen- 
tricité l'avait  effrayée  plus  encore  ;  maintenant,  elle  continuait  d'é- 
prouver une  sorte  de  gêne  devant  cet  oiseau  exotique  au  brillant 
plumage,  malgré  l'incontestable  gentillesse  du  gazouillement  qui 
l'accueillait. 

—  Aimez-vous  le  monde?  demanda  la  baronne  comme  elle  aurait 
dit  :  Il  faut  l'aimer  ou  mourir. 

—  Je  ne  sais,  répondit  très  bas  M"*  Béraud,  n'y  étant  pas  allée 
jusqu'ici,  mais  s'il  ressemble  à  ce  que  je  vois  ce  soir,  ajouta-t-elle 
avec  un  vaillant  effort  pour  être  aimable,  je  crois  que  je  l'aimerai 
beaucoup. 

—  Très  bien!  dit  M"*"  de  Vesvre,  montrant  dans  un  sourire  appro- 
bateur ses  petites  dents  pointues,  voilà  qui  est  répliqué  à  mer- 
veille. Soyez  sûre  que  le  monde  vous  le  rendra,  mais  pourquoi  l'a- 
voir fui  jusqu'à  présent?  Vous  avez  dix-neuf  ans  accomplis,  je  crois. 
Ce  sont  de  tardifs  débuis. 

—  J'ai  quitté  aujourd'hui  le  deuil  pour  la  première  fois  à  la  prière 
de  mon  oncle,  dit  Aline  les  paupières  baissées  alin  de  mieux  cacher 
une  larme  qui  s'obstinait  à  couler. 

—  Pardon  !  je  suis  sotte  de  ne  pas  m'être  souvenue.  Votre  père 
était  si  tendre,  si  boni  m'a-t-on  dit... 


552  BËYDE   DES    DEUX   MONDES, 

—  Oh!  s'écria  la  jeune  fille  en  levant  soudain  ses  yeux  noyés 
et  étincelans  comme  pour  prendre  le  ciel  à  témoin  des  perfections 
paternelles  de  feu  M.  Béraud. 

—  Vous  ne  vous  étiez  jamais  quittés? 

—  Jamais  un  seul  jour;  il  n'aurait  pu  se  passer  de  moi. 

—  Pauvre  petite  !  dit  avec  une  sympathie  sincère  M'""  de  Vesvre, 
qui  pensait  à  son  fils;  mais  votre  oncle  remplace  de  son  mieux  cet 
excellent  père. 

—  Ce  ne  peut  être  la  môme  chose.  Je  ne  lui  suis  pas  aussi 
nécessaire. 

—  Naturellement,  puisqu'il  songe  à  se  débarrasser  d'elle  en 
faveur  d'un  inconnu,  pensa  M'"^  de  Vesvre.  Elle  reprit  tout  haut  : 

—  Il  paraît  vous  adorer.  Voyez,  il  vous  couve  des  yeux. 

M.  Béraud,  accoudé  à  la  cheminée,  parmi  un  groupe  d'hommes, 
suivait  avec  complaisance,  en  effet,  les  progrès  de  l'intimité  entre 
sa  nièce  et  la  baronne.  Tout  marchait  selon  ses  désirs,  qui  étaient 
ceux  d'un  brave  homme  assez  court  d'esprit  et  passablement  vani- 
teux. La  constante  ambition  de  Fabien  Béraud  avait  toujours  été  de 
faire  figure  dans  un  monde  plus  brillant  que  celui  où  le  hasard  de 
la  naissance  l'avait  jeté.  Il  y  avait  réussi  jusqu'à  un  certain  point, 
grâce  à  un  genre  de  vie  qui  lui  était  commun  avec  la  classe  des 
oisifs  élégans  parmi  lesquels  sa  grosse  fortune  lui  permettait  de 
se  glisser,  grâce  aux  soins  d'un  tailleur  ingénieux  qui  l'habiliait 
correctement  à  l'anglaise,  grâce  à  ses  écuries,  où  d'aristocratiques 
sportstnen,  ses  confrères  sur  le  turf,  lui  rendaient  visite  en  même 
temps  qu'à  ses  chevaux,  grâce  enfin  aux  principes  les  plus  stricts 
de  la  tenue  qui  tant  bien  que  mal  avait  remplacé  chez  lui  au  gre  du 
vulgaire  la  véritable  distinction.  Ce  fils  de  fabricant  s'était  donné 
la  mine  d'un  officier  supérieur  en  retraite,  bien  qu'il  n'tûi  jamais 
été  que  l'associé  paresseux  de  son  frère  Placide,  qui,  ayant  conti- 
nué les  affaires  paternelles,  était  parvenu  à  tripler  un  avoir  déjà 
considérable  par  son  intelligence  commerciale  et  sa  prodigieuse 
activité.  Placide  Béraud,  pénétré  de  cet  esprit  de  suite,  d'entreprise 
prudente  et  de  sage  économie  qui  fonde  les  fortunes  solides, 
avait  travaillé  toute  sa  vie  sans  que  la  cupidité  ni  l'ostentation  lui 
servissent  de  stimulans.  Jamais  il  ne  parut  s'apercevoir  que  son 
frère  cadet,  qui  était  censé  le  seconder,  le  laissât  prendre  de  la 
peine  pour  deux. 

—  A  chacun  son  lot,  disait-il  :  Fabien  fait  honneur  à  notre  mai- 
son par  ses  grandes  manières,  moi  je  ne  m'entends  qu'à  la  besogne... 
voilà  tout  mon  mérite,  mais.  Dieu  merci,  ma  petite  fille  en  pro- 
fitera. 

Cette  petite  fille  dont  le  visage  blond  lui  représentait  celui  de  sa 


LE    VEUVAGE   d'aLINE.  55S 

femme,  morte  toute  jeune,  était  comme  un  rayon  de  soleil  dans  sa 
vie  laborieuse.  Du  reste,  l'idolâtrie  qu'elle  lui  inspirait  était  bien 
partagée  par  M.  Fabien  Béraud,  le  modèle  des  oncles.  Ces  deux 
hommes  s'appliquaient  à  choyer  la  petite  Aline,  dont  le  bonheur 
présent  et  futur  les  préoccupait  à  l'envi.  La  bien  élever,  la  bien 
marier,  —  ces  mots  étaient  sans  cesse  sur  leurs  lèvres;  mais  les 
mêmes  mots  peuvent  avoir  pour  chacun  de  nous  un  sens  différent. 
L'oncle  Fabien  espérait  que  sa  nièce  Aline,  qui  était  à  elle  seule 
plus  savante  que  ne  l'avaient  jamais  été  les  frères  Béraud  réunis, 
se  servirait  de  son  mérite  pour  briller  dans  le  monle.  Lh  père 
comptait  surtout  par  une  éducation  forte  et  achevée  l'attacher  au 
foyer  domestique,  la  préserver  de  l'ennui  et  la  préparer  à  élever 
dignement  un  jour  ses  propres  enfans.  De  même  pour  le  mariage. 
Un  bon  mariage,  au  gré  de  l'oncle  Fabien,  était  celui  qui  trans- 
planterait dans  les  hautes  sphères  de  la  société  sa  nièce  devenue 
marquise  ou  comtesse,  tandis  que  l'autre  Béraud  souhaitait  à  sa 
fille  de  rencontrer  chez  un  mari  les  sentimens  profonds  qu'il  avait 
voués  autrefois  à  sa  compagne  trop  tôt  perdue,  la  mère  dont  il  lui 
parlait  tous  les  jours  en  la  lui  donnant  pour  modèle.  Malheureuse- 
ment l'oncle  avait  survécu  au  père.  Si  le  contraire  fût  arrivé,  il  est 
probable  que  celui-ci  ne  se  fût  pas  grisé  si  vite  ni  à  si  bon  compte 
du  titre  et  de  la  position  sociale  qui  avaient  décidé  celui-là  à 
encourager  la  recherche  dun  vicomte  de  Sénonnes. 

—  Enfin!  elle  s'enhardit,  pensait  M.  Béraud,  tandis  que  la  con- 
versation continuait  entre  AHne  et  M'"^  de  Vesvre.  J'espère  que 
M.  de  Sénonnes  la  regarde  ! 

Non-seulement  Marc  regardait,  mais  il  alla  bientôt  rejoindre  les 
deux  jeimes  femmes  deriière  l'écran  de  fleurs  qui  les  cachait  à 
demi.  Provoqué  par  sa  cousine,  il  causa  tout  autrement  qu'il  ne 
l'avait  fait  jusque-là  avec  Aline,  à  qui  d'ordinaire,  sous  l'influence 
de  la  gêne  que  lui  causait  leur  situation  réciproque,  il  ne  disait 
que  des  banalités.  L'intervention  de  la  baronne  Olga  rompit  la 
glace.  Elle  amena  très  habilement  le  jeune  homme  sur  un  terrain 
favorable,  le  taquina,  l'interrogea,  l'attaqua  vertement  à  grand 
renfort  de  paradoxes,  soulevant  les  questions  générales  les  plus 
propres  à  mettre  ^n  relief  la  variété  de  ses  connaissances,  la  sou- 
plesse de  son  esprit.  Il  s'abandonnait  avec  une  sorte  de  coquetterie 
à  la  vive  jouissance  d'intéresser  et  de  plaire. 

—  Je  ne  sais  ce  qu'il  dit,  poursuivait  à  part  lui  M.  Béraud,  tou- 
jours en  vedette  auprès  de  la  cheminée,  mais  je  jurerais  qu'Aline 
le  trouve  charmant. 

Marc  était  charmant  en  effet,  bien  que  cette  qualité  n'impliquât 
pas  chez  lui  la  beauté  virile,  mais  plutôt  une  physionomie  singu- 


554  REVDE    DES    DEUX   MONDES. 

lièrement  frappante,  mobile  et  orageuse,  pour  ainsi  dire,  tempérée 
par  la  séduction  du  sourire  expressif  ou  par  la  caresse  du  regard 
très  doux,  très  profond,  un  peu  voilé.  Ce  qu'il  y  avait  en  lui  d'en- 
thousiasme sans  emploi,  de  feu  sacré  enfoui  sous  la  cendre 
flambait  à  l'iraproviste  d'une  façon  attrayante  et  dangereuse,  s'il 
fallait  en  croire  les  femmes  que  des  affinités  secrètes  rattachent 
toutes,  quelles  qu'elles  soient,  à  la  race  des  poètes. 

M"**  Béraud,  plus  raisonnable  cependant  que  beaucoup  d'autres, 
ne  se  tint  pas  en  garde  contre  cette  sympathie  involontaire  qui 
est  comme  le  prélude  de  l'amour,  et  son  visage  ingénu  la  trahit  si 
bien,  que  M.  Béraud  et  M'""  de  Sénonnes  échangèrent  un  signe  de 
joyeuse  intelligence  :  la  conquête  était  faite  I 

—  Une  délicieuse  soirée!  dit  l'oncle  quand  il  fut,  une  heure  après, 
seul  avec  sa  nièce  dans  la  voiture  qui  les  ramenait. 

Délicieuse  !  répéta  comme  un  écho  Aline  toute  pensive. 

—  La  baronne  de  Yesvre  a  été  parfaite  pour  toi  ;  j'espère  qu'elle 

te  plaît? 

Oui,  comme  une  jolie  fleur;  mais,  mon  oncle,  je  crois  que 

j'aurai  beau  faire,  il  me  sera  toujours  impossible  de  voir  en  elle 
une  amie,  je  ne  me  sens  pas  pétrie  de  la  même  pâte. 

Cette  distance  s'eiïacera,  et  bientôt  tu  seras  à  l'aise  dans  ce 

salon,  qui  est  l'un  des  plus  iristocratiques  de  Paris. 

—  A  Taise,  vous  croyez?  Tout  m'étonne  jusqu'ici  et  me  semble 
un  peu  artificiel,  si  vous  me  permettez  de  le  dire;  en  même 
temps,  je  sens  mon  infériorité  sur  bien  des  points  et  j'en  soulfre. 

—  Tu  veux  parler  de  la  question  de  toilette?  C'est  vrai,  cette 
robe  blanche  te  va  mal.  Pourquoi  n'as-tu  pas  voulu  mettrexelle 
que  j'ai  commandée  d'après  le  conseil  de  M'"*^  de  Sénonnes? 

—  Mon  oncle,  elle  était  si  décolletée!  cela  eût  ajouté  à, mon 
malaise,  et  puis  trop  de  fanfreluches,  comprenez-vous?  j'aurais 
eu  l'air  endimanché,  c'eiit  été  encore  pis.  Laissez-moi  m'habituer 
peu  à  peu. 

—  Telle  que  tu  es,  tu  as  fait  tourner  la  tête  au  vicomte  Marc, 
c'est  clair. 

—  Oh!  mon  oncle!  nous  n'avons  pas  échangé  quatre  phrases 
pendant  le  dîner. 

—  Oui,  pendant  le  dîner,  je  l'ai  remarqué,  tu  étais  froide, 
guindée,  cela  ne  marchait  pas  ;  mais  après,.,  il  n'a  cessé  après  de  te 
faire  la  cour. 

—  Était-ce  vraiment  me  faire  la  cour  que  de  parler  à  une  autre 
en  ma  présence  de  tout,  sauf  de  moi-même? 

—  Eh  !  sans  doute  !  on  peut  répandre  son  cœur  dans  la  conver- 
sation la  plus  étrangère  à  l'amour  quand  on  sait  s'y  prendre.  Je 


LE    VEUVAGE    d' ALINE.  5S5 

parie  qu'il  n'avait  qu'un  seul  but  en  parlant  de  tout  :  te  faire  appré- 
cier ce  qu'il  vaut. 

—  Vous  devez  vous  tromper,  c'était  un  simple  assaut  d'esprit 
entre  lui  et  sa  cousine. 

—  Dis  donc  plutôt  un  tournoi  dont  tu  étais  la  reine. 

—  Vous  plaisantez,  interrompit  vivement  Aline,  heureuse  que 
l'ombre  qui  régnait  dans  le  coupé  dissimulât  son  trouble. 

Au  fond,  M.  Béraud  devait  avoir  raison.  Marc  tenait  à  son  opi- 
nion et  travaillait  de  son  mieux  à  rendre  cette  opinion  bienveillante; 
il  y  réussissait  du  reste. 

—  Mon  oncle,  reprit-elle  au  bout  d'un  instant,  n'est-il  pas  sin- 
gulier qu'un  homme  aussi  accompli  que  M.  de  Sénonnes  ait  jeté  son 
dévolu  sur  une  petite  fille  telle  que  moi? 

—  Elle  le  trouve  accompli,  elle  en  convient!  pensa  M.  Béraud 
triomphant. 

—  Quelle  idée!  reprit-il  tout  haut.  Je  t'engage  à  perdre  cet 
excès  de  modestie,  Aline;  il  te  nuira,  c'était  le  défaut  de  ton 
père.  Apprends  que  tu  es  aussi  jolie,  aussi  spirituelle,  aussi  distin- 
guée que  qui  que  ce  soit  et  avec  cela  meilleure  qu'aucune  autre. 
Ton  vieil  oncle  sait  à  quoi  s'en  tenir. 

—  Mon  cher  vieil  oncle  me  gâte,  il  se  fait  des  illusions.  Tenez, 
vous  parliez  de  mon  père,  je  lui  ressemble,  c'est  vrai.  Pauvre 
père!  il  n'a  jamais  désiré  autre  chose  qu'une  vie  paisible,  intime, 
utilement  remplie  et  fermée  aux  indiflférens.  Il  aurait  été  bien 
dépaysé  dans  le  milieu  dont  nous  sortons!  Eh  bien!  j'éprouve  la 
même  impression  ;  il  me  semble  que  je  ne  suis  pas  faite  pour  ce 
monde-là. 

—  Pourquoi  donc?  s'écria  M.  Béraud  piqué  au  vif.  Est-ce  que 
je  ne  suis  pas  l'égal  de  tous  les  hommes  que  tu  as  vus  ce  soir  et 
leur  ami,  que  diable  !  Est-ce  que  tu  n'es  pas  ma  nièce,  la  pareille 
par  conséquent,  de  leurs  filles,  de  leurs  femmes?  Les  parchemins 
ont  perdu  toute  valeur,  poursuivit  ce  boui'geois  millionnaire  avec 
autant  de  conviction  que  s'il  n'eût  pas  été  avide  par-dessus  toutes 
choses  de  la  denrée  passée  de  mode  qu'il  feignait  de  dénigrer,  avide 
au  moins  pour  sa  nièce,  qui  jouissait  heureusement  du  privilège 
qu'ont  les  femmes  de  pouvoir  changer  de  nom.  —  Ce  qui  égalise 
les  rangs,  c'est  la  richesse,.,  la  richesse  et  l'éducation.  Sur  ces  deux 
points,  on  n'a  rien  à  nous  reprocher,  ajouta-t-il  en  se  gourmant 
dans  la  cravate  qui  dissimulait  le  débordement  de  ses  joues  rubi- 
condes, de  même  que  des  gants  extraordinairement  justes  oppo- 
saient une  digue  à  la  bouffissure  de  ses  larges  mains. 

Enfin,  reprit-il  après  un  silence,  tu  es  plus  qu'aucune  fille  au 
monde  posée  pour  choisir  à  ton  gré.  Si  ce  jeune  de  Sénonnes  te 
déplaisait... 


556  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

—  Je  n'ai  pas  dit  qu'il  me  déplût  !  interrompit  Aline  avec  viva- 
cité. Je  me  demande  seulement  si  ce  choix  aurait  eu  la  pleine  appro- 
bation de  mon  père  ;  le  croyez-vous  ? 

—  J'en  suis  sûr!  s'écria  M.  Béraud,  Je  le  crois,  reprit-il  plus 
faiblement  après  réflexion. 

Tout  à  coup  il  céda  avec  l'honnêteté  d'une  âme  droite  au  scru- 
pule de  conscience  qui  grandissait  en  lui. 

—  Écoute,  mignonne,  j'agis  pour  ton  bonheur,  voilà  tout  ce  que 
je  peux  affirmer.  D'ailleurs  tu  es  libre,  maîtresse  de  ta  vie  et  de  la 
mienne,  soit  dit  en  passant,  car  tous  les  intérêts  que  je  puis  avoir 
en  dehors  de  toi  ne  comptent  guère.  Si  le  mariage  t'effraie,  si  tu 
veux  que  nous  restions  ensemble  ici  ou  que  nous  voyagions,  rien 
ne  me  retient  plus  maintenant  que  j'ai  vendu  nos  usines  d'Ivry  et 
tout  liquidé.  Pour  un  empire,  je  ne  voudrais  pas  contrarier  tes  goûts. 

—  Je  le  sais,  mon  bon  oncle,  je  le  sais,  rassurez-vous,  dit  Aline, 
en  songeant  que  son  propre  goût  la  portait  bien  naturellement  vers 
Marc,  mais  que  n'eût-elle  pas  donné  pour  pouvoir,  en  rentrant, 
s'asseoir  sur  les  genoux  de  son  père  et  lui  dire  à  l'oreille  :  —  Con- 
seille-moi, es-tu  certain  qu'il  m'aime,  comme  je  suis  disposée  à 
l'aimer?  —  Mieux  que  l'oncle  Fabien  il  l'eût  comprise. 

C'était  un  besoin  pour  Aline,  depuis  qu'elle  se  sentait  sans  guide 
et  sans  appui  entre  cet  excellent  oncle  auquel  en  riant  elle  repro- 
chait d'être  bien  jeune,  très  étourdi,  facile  à  séduire,  et  son  insti- 
tutrice, miss  Ruth,  qui  tout  âgée  qu'elle  fût,  n'en  savait  pas  plus 
long  qu'elle-même  sur  les  hommes  et  sur  la  vie,  c'était  son  habitude 
quotidienne  de  se  recueillir  tous  les  soirs  devant  son  père  absent, 
de  lui  exposer  ses  moindres  actes  et  jusqu'à  ses  secrètes  pensées, 
de  lui  soumettre  en  détail  toutes  les  difficultés  qui  l'embarrassaient. 
Blottie  dans  le  grand  fauteuil  un  peu  usé  où  il  s'établissait  au  coin 
du  feu  pour  lire  ou  pour  se  reposer,  elle  croyait  l'entendre  lui  oppo- 
ser de  sages  objections,  lui  donner  toute  sorte  d'avis  prudens,  lui 
faire  au  besoin  la  douce  petite  morale  qui  était  la  seule  manière  de 
gronder  qu'eût  jamais  eue  M.  Béraud,  mais  ce  soir-là  il  lui  sembla 
que  son  cher  conseiller  était  muet  ou  qu'il  n'avait  rien  à  dire 
contre  Marc  de  Sénonnes,  car  la  figure  de  ce  dernier  remplit  seule 
l'imagination  de  la  jeune  fille  dans  le  demi-sommeil  qui  la  maîtrisa 
peu  à  peu.  Il  parlait  plus  éloquemment  encore  que  tout  à  l'heure, 
il  lui  disait  :  —  Je  vous  aime! 

Pendant  ce  temps  l'objet  de  ses  heureuses  rêveries  profitait  d'une 
belle  nuit  semée  de  claires  étoiles  pour  franchir  à  pied,  le  cigare 
aux  dents,  la  distance  qui  séparait  la  maison  de  son  père  de  son 
logis  de  garçon.  A  l'angle  d'une  rue,  il  se  trouva  face  à  face  avec 
un  de  ses  anciens  amis  de  collège,  un  des  habitués  les  plus  assidus 
de  ces  modestes  dîners  du  lundi  auxquels,  depuis  quelque  temps. 


LE    VEUVAGE    d'aLINE.  557 

il  avait  pour  sa  part  négligé  d'assister,  entraîné  qu'il  était  dans  un 
courant  nouveau. 

—  Tiens,  Maxime,  tu  chantonnais  en  marchant,  tu  as  l'air  bien 
joyeux.  D'où  sors-tu  ? 

—  D'une  première  représentation,  parbleu!  répondit  l'autre  tout 
rayonnant.  Tu  sais  que  je  fais,  depuis  peu,  le  feuilleton  dramatique 
au... 

Et  Maxime  Henrion  nomma  un  journal  politique  important. 

—  Mon  compliment,  dit  Marc  en  lui  serrant  la  main;  si  le  talent 
et  la  ténacité  ont  droit  à  une  récompense,  tu  méritais  de  réussir 
plus  que  personne. 

—  Quant  à  de  la  ténacité,  oui,  j'en  ai  eu,  je  me  reconnais  cette 
qualité.  Oh!  la  lutte  a  été  longue!  —  Rapidement  il  récapitula 
les  péripéties  de  cette  lutte  qui  avait  duré  des  années  sans  qu'il 
se  fût  découragé.  Il  avait  fait  tous  les  métiers,  jusqu'à  celui  de 
maître  d'étude,  ne  fallait-il  pas  manger?  et  toujours  sans  perdre 
de  vue  un  but  fixe,  qu'il  avait  touché  à  la  fin.  Jamais  Maxime  Hen- 
rion, au  temps  de  sa  misère,  n'aurait  eu  l'idée  de  se  plaindre  ou  seu- 
lement de  faire  allusion  à  ces  monstres  sans  cesse  renaissans  contre 
lesquels  il  combattait  corps  à  corps,  mais  aujourd'hui  que  le  combat 
s'était  décidé  en  sa  faveur,  qu'il  n'avait  plus  besoin  de  personne, 
il  devenait  expansif;  le  matelot  rentré  au  port  parle  volontiers  des 
tempêtes  naguère  essuyées. 

—  Tu  es  heureux,  dit  Marc  avec  un  peu  de  tristesse  et  une  sorte 
de  honte. 

—  Bah!  tu  dis  cela,  comme  si  tu  ne  l'étais  pas  toi-même  !  s'écria 
Henrion  frappé  de  son  accent. 

—  Qui  sait?  Je  t'envie  peut-être  ta  force  d'action  et  de  résis- 
tance. 

Henrion  secoua  la  crinière  qui  couvrait  sa  tête  bronzée,  une  tête 
énergique  et  volontaire,  attachée  à  des  épaules  démesurément 
larges. 

—  Ma  foi  !  dit-il,  c'est  bien  le  moins  de  laisser  ce  privilège  aux 
pauvres  diables  de  mon  espèce  qui  sortent  du  peuple  sans  autres 
armes  que  leurs  poings  pour  livrer  la  rude  bataille  de  la  vie; 
vous  autres,  fils  de  vieilles  races,  quelque  bien  doués  que  vous 
soyez  d'ailleurs,  vous  manquez  de  muscles  et  vous  ignorez  cette 
forme  obscure  et  difficile  du  courage  qui  a  nom  la  persévérance. 
Pourquoi  vous  imposeriez-vous  un  effort?  pourquoi  persisteriez- 
vous  dans  cet  effort  surtout?  Les  alouettes  vous  tombent  des  nues 
bardées  et  rôties.  Vous  n'avez  qu'à  les  savourer... 

—  Ainsi  tu  crois  que  je  n'aurais  pas  su  tout  comme  un  autre 
leur  donner  la  chasse,  ou  seulement  gagner,  à  défaut  de  si  bonne 
chère,  un  morceau  de  pain  bis  ? 


558  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Henrion  allongea  les  lèvres  d'un  air  de  doute  : 

—  On  ne  sait  jamais  quels  miracles  peut  produire  l'aiguillon  du 
besoin,  répliqua-t-il  sentencieusement.  A  propos,  —  et  l'hypothèse 
invraisemblable  qu'il  allait  émettre  le  fit  rire  d'avance,  —  le  jour 
où  tu  seras  ruiné,  réduit  à  vivre  de  ta  plume,  à  tuer  tes  alouettes 
toi-même,  tu  auras  recours  à  moi,  n'est-ce  pas?  Me  voici  en  situa- 
tion de  protéger  les  gens. 

—  Merci,  dit  xMarc  souriant  à  son  tour,  et  si  tes  fameux  muscles 
plébéiens  et  ta  glorieuse  persévérance  ne  suffisent  pas  à  te  faire 
rouler  sur  l'or,  souviens-toi  que  ma  bourse  est  toujours  la  tienne. 
A  charge  de  revanche  ! 

Les  deux  jeunes  gens  se  serrèrent  la  main  sur  cette  double  pro- 
messe affectueusement  échangée,  mais  qui  ne  semblait  pas  pou- 
voir tirer  à  conséquence.  L'un  d'eux  cependant  devait  être  sommé 
bientôt  de  tenir  parole. 

—  Brave  garçon  !  pensait  Marc  en  continuant  son  chemin  ;  il  a 
la  vraie  richesse,  la  vraie  puissance  :  il  est  libre,  il  peut  vivre  à  sa 
guise,  aimer  qui  bon  lui  semble... 

Et,  par  un  retour  sur  lui-même,  il  se  demanda  s'il  aimerait 
jamais  M"®  Béraud.  Certes  il  en  était  loin,  mais  cependant  il 
rendait  justice  à  cette  jeune  fille  mieux  qu'il  ne  l'avait  fait  d'abord  ; 
il  lui  semblait,  —  était-ce  l'influence  des  remarques  de  M™"  de 
Vesvre?  —  l'avoir  vue  ce  soir-là  pour  la  première  fois.  Il  lui 
reconnaissait  non- seulement  un  charme  indiscutable  de  naturel  et 
de  simplicité,  mais  beaucoup  de  raison,  une  justesse  et  une  netteté 
rares  dans  l'esprit,  d'après  les  quelques  mots  qu'elle  avait  mêlés  à 
la  conversation.  Peut-être  ces  qualités,  jointes  à  la  bonté  dont  sa 
physionomie  portait  le  reflet,  suffisent-elles  chez  la  femme  qu'on 
épouse,  peut-être  Aline  saurait-elle  l'attacher  à  la  longue.  Mais 
cette  pensée  s'était  à  peine  fait  jour  dans  son  esprit  qu'il  sentit 
que  M""' d'Herblay  la  lui  reprochait.  Pauvre  Antoinette  I  il  fallait 
pourtant  essayer  de  l'oublier  :  —  oui,  hélas!  il  le  fallait... 

Rentré  chez  lui,  Marc  jeta  résolument  au  feu,  comme  s'il  eût 
pu  détruire  en  même  temps  ses  scrupules,  toutes  les  reliques  qui 
lui  restaient  de  son  premier  amour  :  quelques  billets,  quelques 
fleurs  desséchées,  Pendant  l'exécution,  mille  souvenirs  lui  revenaient 
enfouie;  lorsqu'elle  fut  consommée,  il  éprouva  un  sentiment  de  vide 
et  de  délivrance  à  la  fois.  11  lui  semblait  avoir  rompu  le  charme  qui, 
la  veille  encore,  l'enlaçait.  Debout  devant  la  cheminée  où  s'éteignait 
la  flamme  ne  laissant  que  des  cendres  après  elle,  il  salua  dans  la 
glace  un  mari  réconcilié  à  demi  avec  son  sort. 


LE   VEUVAGE    d' ALINE.  559 


IV. 


La  cérémonie  nuptiale  fut  fixée  au  mois  de  juin;  cette  date  était 
encore  assez  éloignée,  mais,  il  semblait  douteux  que  les  fiancés, 
tout  en  se  voyant,  presque  chaque  jour,  arrivassent  à  se  connaître 
comme  l'eût  désiré  M""  Béraud.  Il  y  avait  toujours  tant  de  monde 
autour  d'eux  !  Aucun  moyen,  quand  on  l'aurait  voulu,  de  former  entre 
soi  des  projets  d'avenir.  On  eût  dit  que  tout  se  bornât  à  l'acquisition 
du  trousseau  et  de  la  corbeille,  au  choix  des  voitures,  à  la  recherche 
d'un  petit  hôtel  dans  les  Champs-Elysées;  c'étaient  ces  préoccupa- 
tions-là qui  dévoraient  les  heures  et  les  journées.  M"'^  de  Sénonnes 
prenait  des  rendez-vous  quotidiens  avec  sa  future  belle-fille  pour 
aller  commander  ceci,  essayer  cela,  puis  il  fallait  consulter  le  goût, 
réputé  infaillible,  de  la  baronne  Olga,  discuter  la  grave  question  du 
mobilier,  celle  des  diamans. 

Marc  donnait  son  avis  au  besoin,  il  accompagnait  partout  ces 
dames  avec  une  courtoisie  attentive ,  il  envoyait  les  plus  belles 
fleurs  de  Paris  à  M"*"  Aline.  Celle-ci  n'ayant  pas  de  mère,  le  céré- 
monial ordinaire  de  la  cour  se  trouvait  modifié.  M.  Béraud  n'était 
que  fort  peu  chez  lui,  et  miss  Ruth,  malgré  sa  mine  rébarbative, 
ne  sufiisait  pas  apparemment  au  rôle  de  chaperon;  les  entrevues 
avaient  donc  lieu  de  préférence  chez  M'""^  de  Sénonnes,  dont  le  salon 
ne  désemplissait  guère.  Comment  Marc  aurait-il,  dans  de  pareilles 
conditions,  trouvé  moyen  de  glisser  à  l'oreille  de  sa  fiancée  le  :  Je 
vous  aimel  qu'elle  avait  entendu  en  rêve?  Aussi  ne  prononça-t-il 
jamais  ces  trois  mots  magiques.  Malgré  elle,  Ahue  les  attendait  : 

—  Il  m'aime  pourtant,  pensait-elle,  puisqu'il  m'épouse;  mais 
qu'appelle-t-on  dans  les  romans  une  déclaration? 

En  fait  de  romans,  elle  n'avait  lu  que  des  romans  anglais  irrépro- 
chables, puisqu'ils  étaient  choisis  par  son  austère  gouvernante. 
Dans  ces  romans-là  toutefois  les  jeunes  gens  se  voyaient  librement, 
longuement,  à  la  campagne,  en  voyage;  l'amoureux  ne  voulait 
tenir  la  jeune  fille  que  d'elle-même;  c'était  charmant,  et  cela  lui 
paraissait  naturel,  beajjcoup  plus  naturel  que  l'espèce  de  surveil- 
lance tacite  qui  empêche  toute  espèce  d'intimité  de  croître  ou  même 
de  naître  avant  le  sacrement. 

--  Ce  qui  ne  nuit  pas  au  bon  accord  après,  tu  peux  m'en  croire, 
dit  M.  Béraud  un  jour  qu'elle  lui  exprimait  son  étonnement  de  voir 
le  monde  réel  si  peu  semblable  à  celui  des  livres.  Nous  ne  sommes 
point  en  Angleterre;  dis  cela  une  bonne  fois  à  miss  Ruth  et  à  ses 
héroïnes.  Tant  mieux  pour  toi  du  reste  !  la  Française  est  encore 
la  plus  heureuse  des  femmes  :  maîtresse  chez  elle,  reine  dans  le 
monde. 


560  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

—  Mon  oncle,  croyez-vous  vraiment  que  cela  suffise  à  son  bon- 
heur si  elle  n'est  pas  aimée? 

—  Mais  pourquoi  ne  serait-elle  pas  aimée?  Est-ce  parce  que 
l'usage  ne  lui  permet  point  de  recevoir,  jeune  fille,  des  sérénades 
et  de  se  promener  en  tête-à-tête  avec  son  fiancé  au  clair  de  la  lune? 

—  Vous  savez  bien,  mon  oncle,  que  je  ne  suis  pas  absurde  à 
ce  point,  dit  Aline  en  rougissant  :  il  ne  s'agit  ni  de  sérénades  ni 
de  clair  de  lune;  je  voudrais  seulement,  avant  de  me  donner  pour 
toujours,  car  c'est  pour  toujours,  pour  cette  vie  et  pour  l'autre, 
reprit-elle  avec  une  gravité  émue,  —  je  voudrais  m'assurer... 

—  Si  vous  vous  convenez?  Parbleu!  vous  n'en  êtes  plus  à  ces 
précautions,  à  ces  calculs.  Tu  l'aimes,  n'est-ce  pas  ? 

Aline  rougit  de  plus  belle. 

—  Tu  l'aimes,  puisque  tu  es  si  souvent  muette  et  embarrassée 
auprès  de  lui. 

—  La  bonne  raison!  Comprenez  donc,  mon  oncle,  quel  ennui, 
quelle  contrainte  c'est  pour  moi  d'être  perpétuellement  en  butte 
devant  M.  de  Sénonnes  à  l'examen  curieux  de  tant  d'importuns  qui 
ne  cessent  de  me  mettre  sur  la  sellette! 

—  Bah  !  ces  prétendus  importuns  ne  sont  pas  ce  qui  t'intimide  ; 
ils  te  viennent  en  aide  au  contraire.  Ton  trouble  a  une  autre  cause, 
celle  que  je  t'ai  dite...  Oui,  les  gens  qui  nous  plaisent  infiniment 
nous  ôtent,  par  le  seul  pouvoir  qu'ils  exercent  sur  nous,  tous  nos 
moyens  d'être  aimables.  J'ai  éprouvé  cela,  moi  qui  te  parle,  quand 
j'étais  amoureux;  malgré  mon  aplomb  et  ma  grande  habitude  du 
monde,  j'étais  stupide,  entends-tu,  absolument  stupide. 

—  Et  vous  trouvez  que  je  le  suis  aussi,  mon  oncle?  s'écria  la 
pauvre  Aline  effrayée.  Que  doit-il  penser  de  moi? 

—  Non,  tu  n'en  es  pas  là,  chérie,  et  il  ne  pense  de  toi  que  du 
bien,  d'abord  parce  qu'il  a  de  l'esprit,  et  puis  parce  que  c'est  autour 
de  lui  un  concert  de  louanges  à  ton  sujet.  Toutes  ces  dames  raf- 
folent de  mon  Aline.  Cela  se  comprend,  avec  elles  tu  oses  mieux 
te  montrer  telle  que  tu  es.  La  baronne  Olga  disait  l'autre  jour  en 
ma  présence  à  son  cousin  :  —  Elle  est  trop  bien,  mille  fois  !  Vous 
êtes  pkis  heureux-  que  vous  ne  le  méritez. 

—  Quelle  folie  !  je  suis  sûre  que  M.  de  Sénonnes  mérite  tout  le 
bonheur  qu'une  femme  peut  donner. 

—  Hum!  quant  à  mériter,  les  hommes  ne  méritent  rien  que 
les  étrivières,  déclara  l'oncle  Fabien  en  toute  humilité.  C'est  une 
triste  espèce,  va!  Mais  la  charité  consiste  à  donner  sans  demander 
si  celui  que  l'on  comble  en  est  digne,  et  toutes  les  femmes  sont 
charitables,  heureusement  pour  nous  autres. 

—  Oh!  mon  oncle,  ne  vous  calomniez  pas,  ni  vous,  ni  mon 
pauvre  papa,  ni  M.  de  Sénonnes  :  je  vous  abandonne  le  reste  de 


LE    VEUVAGE    d' ALINE.  561 

l'espèce,  comme  vous  dites,  qui  ne  m'intéresse  guère;  mais  pour- 
quoi prétendez-vous  qu'elle  ne  vaut  rien  à  propos  de  Marc  juste- 
ment? Moi  qui  vais  devenir  sa  femme,  je  devrais  être  renseignée 
sur  ses  défauts,  et  on  ne  me  parle  jamais  que  de  ses  belles  quali- 
tés; c'est  ce  qui  m'effraie  tant,  je  crois.  Je  me  sens  auprès  de 
lui  si  imparfaite... 

—  Mon  Dieu!  tu  sais,  Marc  a  causé  beaucoup  de  chagrin  à  ses 
parens  en  donnant  dans  les  hasards  de  la  carrière  littéraire  pour 
laquelle  n'est  pas  fait  un  homme  de  son  rang;  du  reste,  son  mariage 
l'en  détournera,  cela  va  sans  dire. 

—  N'y  comptez  pas!  riposta  vivement  Aline.  Je  ne  me  ferai  point 
complice  de  cette  mauvaise  action.  Puisqu'il  a  du  talent,  qu'il  s'en 
serve  !  Je  serai  si  contente  d'avoir  pour  mari  un  homme  supérieur  ! 
Je  saurai  si  bien  respecter  ses  heures  d'étude,  m'intéresser  à  tout 
ce  qu'il  entreprendra!  Oh  !  que  je  voudrais  pouvoir  le  lui  dire  !  Mais 
c'est  impossible,  il  ne  m'a  jamais  confié  seulement  qu'il  écrivît. 

—  Il  te  révélera  sans  doute  cette  infirmité  après  le  mariage,  et 
alors  tu  agiras  à  ta  guise;  je  m'en  lave  les  mains.  S'il  te  convient 
d'avoir  un  mari  qui  travaille...  Après  tout,  tu  n'as  peut-être  pas 
tort,  c'était  le  désir  de  ton  père.  Libre  à  toi...  Tu  sais  que  M™^  de 
Sénonnes  vient  te  prendre  à  trois  heures  pour  aller  chez  le 
tapissier. 

—  Encore  !  mon  Dieu  !  je  connaîtrai  le  tapissier,  la  lingère,  le 
gantier,  tous  les  grands  faiseurs  de  Paris  beaucoup  mieux  que  mon 
mari,  s'écria-t-elîe  avec  une  naïve  consternation.  Vous  avez  beau 
dire,  les  choses  ne  devraient  point  se  passer  ainsi,  n'est-ce  pas, 
miss  Ruth?  poursuivit  Aline,  interpellant  son  institutrice  qui  entrait. 

Miss  Ruth  leva  au  ciel  les  yeux  bleu  faïence  qui,  avec  de  longues 
dents  d'une  effrayante  blancheur,  éclairaient  son  visage  uniformé- 
ment revêtu  d'un  ton  rosâtre. 

—  Ne  me  parlez  pas  de  vos  mariages  français,  répondit-elle,  — 
l'énergique  intensité  de  prononciation  qu'un  séjour  de  quinze 
années  à  Paris  n'avait  pas  réussi  à  lui  faire  perdre,  redoublant  sous 
l'influence  d'une  indignation  contenue,  —  je  ne  les  comprends 
pas  mieux  que  je  ne  ferais  de  mariages  chinois. 

—  Vous  entendez  miss  Ruth,  mon  oncle. 

—  Miss  Ruth  n'est  pas  compétente  sur  ces  questions,  interrom- 
pit M.  Béraud  avec  impatience. 

Le  teint  déjà  coloré  de  la  chaste  Anglaise  devint  du  plus  beau 
violet. 

—  C'est  vrai^  ni  dans  mon  pays  ni  ailleurs  je  ne  me  suis  souciée 
du  mariage,  dit-elle  d'un  air  de  pudeur  un  peu  dédaigneuse  qui 
formait  un  contraste  si  comique  avec  sa  figure  qu'Aline,  quoiqu'elle 

TOME  xuii.  —  1881.  36 


562  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

l'aimât  au  point  de  ne  pas  la  trouver  trop  laide,  s'enfuit  pour  ne 
pas  céder  à  l'envie  de  rire. 

—  Je  vous  en  prie,  chère  miss,  dit  alors  M,  Béraud,  ne  mettez 
pas  d'idées  romanesques  dans  la  tête  de  cette  enfant  et  laissez-la 
se  marier  comme  se  marient  toutes  nos  jeunes  Françaises,  en  se 
liant  au  choix  de  leurs  parens. 

—  Les  parens  prennent  là  une  grosse  responsabilité,  répondit  miss 
Ruth,  regardant  fixement  son  interlocuteur,  et  je  suis  fâchée  que, 
dans  une  circonstance  de  laquelle  dépend  le  bonheur  de  la  vie, 
vous  m'interdisiez  de  rappeler  à  mon  élève  que  je  lui  ai  enseigné 
avant  tout  à  faire  un  digne  usage  de  sa  raison  et  de  sa  liberté. 
N'importe,  vous  pouvez  être  tranquille,  monsieur.  Quand,  il  y  a 
une  douzaine  d'années,  je  suis  entrée  protestante  dans  votre  mai- 
son catholique,  j'ai  promis  de  ne  jamais  toucher  dans  le  cours  de 
mes  leçons  aux  questions  de  foi,  même  d'une  manière  indirecte. 
Vous  savez  qae  j'ai  tenu  parole. 

—  Scrupuleusement,  miss  Ruth.  Oui,  vous  êtes  la  loyauté  même. 
Autant  que  mon  frère  j'ai  toujours  senti  ce  que  nous  vous  devions. 
Mais  aujourd'hui... 

—  Aujourd'hui,  j'agirai  pour  ce  mariage  comme  j'ai  agi  autrefois 
quand  des  points  de  controverse  religieuse  étaient,  en  jeu.  Je  me  tai- 
rai; mais  c'est  plus  difficile,  beaucoup  plus  difficile. 

Les  paroles  se  brisèrent  avec  un  bruit  de  sanglots  dans  la  gorge 
de  miss  Ruth,  ordinairement  si  maîtresse  d'elle-même. 

—  Qu'est-ce  qui  vous  prend?  s'écria  M.  Béraud  inquiet.  Auriez- 
YOUS  vraiment  quelque  motif  pour  blâmer?.. 

—  Oh!  je  ne  blâme  personne,  je  ne  critique  rien.  M.  deSénonnes 
est  un  gentleman  fort  aimable  et  les  dames  de  sa  famille  sont  very 
engaging  indeed;  mais  songez  donc  que  le  sort  le  meilleur  qu'une 
femme  puisse  avoir  dans  la  vie  est  à  peine  digne  de  cette  chère  en- 
fant. Nul  ne  la  connaît  comme  moi...  Vous  même,  monsieur  Béraud, 
vous  ne  soupçonnez  pas  ce  qu'il  y  a  dans  son  âme  de  fierté,  de 
tendresse,  de  grandeur,  d'exigences  aussi;  elle  peut  tout  donner, 
mais  il  faudra  qu'on  lui  rende  tout  en  échange,  autrement  elle  souf- 
frira. Gomme  elle  souffrira,  hélas  !  Pensez  à  cela,  pensez-y  sérieu- 
sement. Si  quelque  chose  pouvait  gâter  Aline ,  —  mais  la  gâter  est 
impossible,  —  ce  serait  le  courant  frivole  où  chacun  s'efforce  de 
l'entraîner  à  la  veille  d'un  acte  si  grave,  si  décisif. 

—  Allons,  miss  Ruth,  dit  affectueusement  M.  Béraud,  vous  exa- 
gérez. Je  ne  verrais  aucun  mal  à  ce  qu'Aline  mêlât  aux  mérites  que 
nous  lui  connaissons  un  grain  de  coquetterie,  qui  les  rehausserait 
au  lieu  de  les  diminuer.  Il  lui  a  manqué  jusqu'ici  une  qualité,  ou 
plutôt  un  défaut,  comment  dirais-je?  ce  je  ne  sais  quoi  sans  lequel 


LE   VEUVAGE   d' ALINE.  56S 

une  femme  n'est  pas  complète.  Bref,  elle  se  ressent  d'avoir  été 
élevée  par  des  hommes,  la  chère  petite. 

—  Par  des  hommes!  s'écria  miss  Riith  avec  un  geste  de  sur- 
prise et  toutes  ses  grandes  dents  dehors.  N'ai-je  donc  été  pour 
rien  dans  son  éducation? 

—  Si  fait,  répondit  M.  Béraud,  en  riant  à  la  pensée  que  cette 
digne  Anglaise  était  presque  aussi  virile  que  lui-même,  sauf  la 
barbe.  Le  ciel  me  préserve  d'être  ingrat  au  point  de  l'oublier! 
Votre  élève  n'est  que  trop  parfaite  peut-être.  Il  faudra,  bon  gré 
mal  gré,  qu'elle  descende  au  niveau  de  celui  qui  doit  être  le  com- 
pagnon de  sa  vie,  ou  qu'elle  fasse  au  moins  semblant  d'y  des- 
cendre. Les  anges  nous  effraient,  nous  autres  simples  mortels, 
quand  ils  ne  savent  pas  porter  leurs  ailes  avec  grâce  et  se  coiffer 
coquettement  de  leur  auréole.  Eh  bien  !  c'est  en  somme  l'art  pré- 
cieux d'être  mondaine  à  la  surface,  quitte  à  garder  au  fond  çon 
caractère  intact,  un  caractère  formé  par  miss  Ruth,  c'est  là  uni- 
quement ce  que  les  personnes  bien  intentionnées,  dont  l'allure  un 
peu  frivole  vous  scandalise,  s'efforcent  d'inculquer  à  notre  Aline 
pour  achever  son  éducation  et  lui  donner  ce  vernis  qui  ne  fait 
pas  grand  tort,  quoi  que  vous  puissiez  croire,  à  la  sohdité. 

Mais  il  avait  beau  entasser  les  argumens  spécieux,  miss  Ruth 
secouait  la  tête. 

~  La  surface,  répétait-elle  en  s'obstinant,  doit  ressembler  au 
fond;  je  n'aime  pas  que,  sous  prétexte  de  préparer  une  fille  à  ses 
devoirs  de  femme,  on  change  du  jour  au  lendemain  sa  manière  de 
vivre  qui  était  sage,  réglée... 

—  tfn  peu  triste  et  monotone,  interrompit  M.  Béraud. 

—  Croyez-vous?  nous  étions  heureuses  ensemble! 

—  Et  nous  allons  être  tous  plus  heureux  que  jamais.  Vous  ver- 
rez, farouche  puritaine!  En  somme,  vous  ne  nous  quittez  pas, 
puisque  je  dois  continuer  à  vivre  sous  le  même  toit  qu'Aline,  Vous 
n'allez  donc  faire  que  changer  d'élève;  c'est  l'oncle,  à  défaut  de 
la  nièce,  qui  sera  désormais  sous  votre  tutelle.  J'ai  gardé  pour 
moi  cette  perle  modestement  cachée  dans  sa  coquille,  notre  chère 
miss  Ruth...  Elle  tiendra  ma  maison,  elle  me  morigénera  d'impor- 
tance... un  vieux  célibataire  français  à  la  merci  d'une  spinster 
anglaise!  Quelle  gloire  pour  Albion!  s'écria  M.  Béraud,  certain  de 
désarmer,  comme  toujours,  par  des  plaisanteries  le  rigide  bon  sens 
de  miss  Ruth,  qui  le  traitait  volontiers  de  mauvais  sujet,  un  peu 
trop  galant,  mais  irrésistible.  —  Laissez-moi  baiser  le  joug  et  fai- 
sons la  paix,  ajouta-t-il  en  tendant  une  main  où  la  vieille  fille 
plaça  le  bout  d'un  doigt  osseux  en  murmurant  : 

—  Shocking  indeed  ! 

Malgré  les  silences  désapprobateurs  derrière  lesquels  se  retran- 


564  REVDE  DES   DEDX   MONDES. 

cha  désormais  le  mécontentement  de  ce  mentor  en  jupons,  le  tour- 
billon préliminaire  aurait  continué  pendant  deux  mois  encore,  si 
un  accident  inopiné  n'eût  brusqué  la  célébration  du  mariage.  M.  Bé- 
raud  fut  frappé  d'un  coup  de  sang.  Replet  et  sanguin,  il  s'y  savait 
prédisposé  depuis  longtemps  et,  bien  qu'il  dût  en  rester  quitte 
sette  fois  pour  un  léger  embarras  de  la  langue,  l'idée  fixe  l'obséda 
aussitôt  que  c'était  un  avertissement,  qu'il  n'avait  plus  devant  lui 
que  quelques  jours  de  grâce.  Une  anxiété  fiévreuse  s'ensuivit, 
l'impatience  de  remettre  Aline  aux  mains  de  sa  nouvelle  famille. 
Pour  le  tranquilliser,  la  jeune  fille  permit  donc  que  l'on  avançât 
l'époque  de  la  cérémonie,  qui,  vu  l'inquiétude  causée  par  la  santé 
de  M.  Béraud,  devait  avoir  lieu  sans  bruit,  du  moins  sans  aucun 
bruit  de  fêtes. 

V. 

La  signature  du  contrat  donna  lieu  cependant  à  une  réunion 
d'amis  intimes  assez  nombreuse  ;  il  est  toujours  amusant  de  con- 
stater quelle  foule  d'amis  intimes  ont  immanquablement  aux  grands 
jours  les  gens  heureux  ou  ceux  qui  passent  pour  l'être.  Aline 
fut  proclamée  très  sympathique;  sa  physionomie  candide  exprimait 
la  confiance,  une  joie  recueillie,  modeste,  qui  différait  autant  de 
la  satisfaction  triomphante  et  délibérée  que  de  l'air  de  victime 
affecté  par  certaines  jeunes  filles  à  la  veille  du  mariage.  Les  femmes 
elles-mêmes  admiraient  cette  fleur  de  jeunesse  franchement  épa- 
nouie; les  hommes  enviaient  Marc. 

—  Vraiment,  avec  une  pareille  dot,  il  aurait  pu  se  passer  du 
reste,  et  il  a  le  reste,  c'est  trop  ! 

—  Notez  qu'il  prend  cela  d'un  air  tranquille... 

—  Presque  triste,  n'est-ce  pas  ? 

—  Comment  voulez -vous  qu'il  soit  triste?  Deux  millions  tout 

de  suite... 

—  Sans  compter  les  espérances;  l'oncle  n'en  a  pour  longtemps. 

Et  point  de  belle-mère?..  Je  vous  dis  que  c'est  trop  parfait... 

ils  iront  en  Italie  sans  doute?.,  un  peu  tard  pour  l'Italie  et 

trop  tôt  pour  la  Suisse.  On  ne  peut  se  dispenser  de  partir  pour- 
tant! 

Ou  de  feindre  un  départ,  expliqua  quelqu'un  de  bien  informé. 

11  s'agit  de  se  soustraire  à  la  curiosité,  voilà  tout.  M™'  de  Sénonnes 
affirme  que  sa  belle-fiUe  ne  doit  rester  à  Paris  après  la  bénédiction 
nuptiale  que  le  temps  d'endosser  un  costume  de  voyage.  Gela  veut 
(jire;  — Ne  comptez  pas  les  revoir  avant  trois  mois.  —  En  réalité, 
ils  vont  passer  une  quinzaine  de  jours  incognito  dans  ce  joli  hôtel 
de  l'avenue  de  l'Impératrice  qu'ils  viennent  d'acheter,  et  puis  ils 


LE   VEUVAGE    d' ALINE.  565 

fileront  sur  Sénonnes,  où  les  auront  devancés  les  grands  parens, 
l'oncle  compris.  N'est-ce  pas  mieux  arrangé  ainsi?  D'ailleurs  c'est 
la  mode  ;  on  est  revenu  du  charme  de  la  lune  de  miel  dans  les 
auberges. 

Le  chœur  des  invités  échangeait  à  voix  basse  ces  propos  émaillés 
de  réflexions  auxquelles  la  malice  et  l'envie  n'étaient  point  étran- 
gères, car  il  y  avait  là  plus  d'une  mère  qui  se  serait  contentée  pour 
leurs  filles  d'un  avenir  moins  brillant  et  une  douzaine  d'hommes 
de  différens  âges  qui  se  croyaient  autant  de  droits  que  Marc  à 
l'accaparement  d'une  héritière. 

—  Enfin  nous  n'avons  plus  que  deux  jours  de  cérémonies  !  pen- 
saient les  personnes  intéressées  avec  des  sentimens  divers  parmi 
lesquels  dominait  la  lassitude. 

A  Paris,  le  mariage  civil  précède  ordinairement  de  vingt-quatre 
heures  le  mariage  religieux.  Selon  l'usage,  Aline  se  rendit  à  la 
mairie  en  toilette  de  ville  et  y  prononça  sans  grande  émotion  le 
oui  qui  l'engageait  pour  jamais.  —  C'est  donc  fini!  demain  je  serai 
mariée,  dit-elle  en  sortant  de  l'édifice  municipal. 

—  Demain  ?  répondit  son  beau-père.  Voilà  bien  les  femmes  qui 
comptent  la  loi  pour  rien!  Vous  l'êtes  dès  à  présent,  madame. 

—  Mariée?.,  tout  à  fait  mariée?.. 

—  Mariée  si  bien,  dit  M.  Béraud,  que  s'il  prenait  fantaisie  à  ton 
seigneur  et  maître  de  t'emmener  sur-le-champ  au  bout  du  monde, 
je  ne  pourrais  m'y  opposer. 

—  Oh!  permettez-  moi  de  n'en  pas  croire  un  mot,  s'écria-t-elle 
en  s'accrochant  à  son  bras  avec  un  petit  rire  de  défi,  je  n'ai  encore 
rien  promis  au  bon  Dieu. 

—  Elle  a  raison,  dit  M'"°  de  Sénonnes,  nous  ne  nous  sentons 
réellement  liées  nous  autres  qu'après  le  sacrement. 

—  Ce  qui  n'empêche  qu'il  n'y  a  plus  à  s'en  dédire  quand  M.  le 
maire  a  parlé,  reprit  l'oncle  Béraud,  et  que  tu  es  bel  et  bien 
vicomtesse  une  fois  pour  toutes,  ajouta-t-il  à  l'oreille  de  sa  nièce. 
N'en  es-tu  pas  contente? 

Aline  sourit  et  garda  le  silence,  mais  ses  yeux  s'arrêtèrent  sur 
Marc  qui,  en  ce  moment,  ne  la  regardait  pas.  Elle  aurait  voulu 
pouvoir  répondre  :  —  Je  suis  contente  d'être  sa  femme. 

Le  mariage  avait  eu  lieu  assez  tard  dans  l'après-midi  ;  on  rentra 
dîner  en  famille  et,  le  soir,  les  parens  s'écartèrent  plus  que  de 
coutume,  afin  d'autoriser  les  jeunes  époux  à  causer  sans  contrainte. 
Du  reste  cette  journée  ressembla  beaucoup  à  celles  qui  l'avaient 
précédée  ;  Marc  reconduisit  chez  elle,  pour  la  dernière  fois,  Aline, 
accompagnée  de  l'oncle  Béraud  et  baisa  la  main  de  sa  femme  en 
prononçant  :  A  demain.  Ces  paroles  furent  répétées  comme  un  écho 


566  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

d'une  voix  timide  et  un  peu  tremblante,  puis  Marc,  pour  la  dernière 
fois  aussi,  regagna  le  chez-soi  qu'il  allait  dans  quelques  heures 
définitivement  abandonner.  Une  lettre  l'attendait,  posée  sur  la 
cheminée  de  sa  chambre.  Il  frémit  en  reconnaissant  l'écriture  de 
M""®  d'Herblay.  Un  instant  il  la  tint  sans  oser  l'ouvrir.  Que  pou- 
vait-elle lui  écrire  quand  tout  était  fini  entre  eux?  En  même  temps  il 
remarquait  que  la  suscription  semblait  tracée  d'une  main  fiévreuse 
et  précipitée  ;  à  peine  était-elle  lisible.  Les  quelques  lignes  jetées 
sur  un  banal  papier  d'auberge  l'étaient  moins  encore  : 

«  Je  suis  perdue,  écrivait  Antoinette,  perdue  sans  ressources,  et 
je  n'ai  que  toi  au  monde  pour  me  défendre  contre  une  vengeance 
que  je  crains  peut-être  moins  encore  que  son  pardon...  le  pardon 
de  mon  mari,  comprends-tu?  Oh!  plutôt  mourir!..  Il  sait  tout, 
oui,  tout  le  passé,  car,  hélas!  ce  ne  devait  plus  être  que  le  passé; 
mais  pour  lui  l'offense  est  la  même...  Il  a  tes  lettres  que  je  ne 
pouvais  me  résoudre  à  détruire ,  que  je  relisais  une  nuit  et  qu'il 
a  réussi  à  m'arracher  après  quelle  lutte!  quelle  scène!  grand 
Dieu!  je  ne  puis  y  penser  sans  devenir  folle...  Il  m'a  menacée  du 
plus  épouvantable  scandale,  il  a  parlé  de  tribunaux,  du  couvent, 
d'une  séparation  infamante.  En  attendant,  j'étais  sa  prisonnière, 
j'ai  réussi  à  m' échapper,  j'ai  fui.  Me  voici  à  Paris,  à  l'hôtel,  sous 
un  faux  nom,  toute  seule,  et  je  t'attends,  je  t'attends  à  demi  morte 
d'angoisse.  Tu  me  conseilleras,  tu  décideras,  tu  me  sauveras. 
Grâce  au  ciel,  tu  es  libre  encore,  et  pour  ta  pauvre  Antoinette,  dans 
l'horrible  situation  où  elle  est,  tu  quitteras  tout,  n'est-ce  pas, 
car  tu  m'aimes,  tu  m'aimes  toujours...  Je  le  sens  à  l'amour  que 
je  n'ai  jamais  cessé  d'avoir  pour  toi.  Autrement  que  deviendrais-je? 
Deshonorée  aux  yeux  du  monde...  et  à  la  merci  de  cet  homme!.. 
Il  me  poursuit  peut-être,  il  est  sur  mes  traces.  Sauve-moi  par 
pitié,  emporte-moi  où  tu  voudras.  Mon  unique  ami,  je  t'attends. 
Marc,  je  t'en  supplie,  j'ai  peur...  ma  tête  s'égare,  viens  vite...  » 

Marc  de  Sénonnes  passa  rapidement  la  main  sur  son  front,  où 
perlait  une  sueur  froide;  il  se  croyait  le  jouet  de  quelque  rêve 
affreux.  Ainsi  Antoinette,  l'amour  de  sa  jeunesse,  celle  qu'il  eût 
choisie  entre  toutes  pour  la  compagne  de  sa  vie  si  des  obstacles 
insurmontables  ne  se  fussent  dressés  entre  eux,  et  vers  qui  s'en 
allaient  encore,  quoi  qu'il  fît,  les  plus  tendres  pensées  de  son  cœur, 
Antoinette  perdue  à  cause  de  lui,  par  lui,  l'appelait  à  son  secours, 
et  il  n'était  plus  libre.  Elle  n'avait  que  lui  au  monde,  disait-elle, 
et  il  était  sans  pouvoir  pour  la  protéger  !  Les  sermons  qui  venaient 
de  sortir  de  ses  lèvres  et  que  la  loi  avait  consacrés  le  séparaient 
d'elle  pour  jamais.  Cependant  pouvait-il  laisser  cet  appel  déchi- 
rant sans  réponse?  N'y  avait-il  pas  là  un  devoir  d'humanité  plus 


LE   VEDVAGE   d' ALINE.  567 

impérieux  que  tous  les  autres?  D'ailleurs,  la  simple  prudence 
ordonnait  de  calmer  une  femme  affolée,  de  la  ramener  au  senti- 
ment juste  et  raisonné  de  la  situation.  Depuis  quand  cette  lettre 
était-elle  là?  combien  d'heures  d'attente  désespérée  avait  déjà 
subies  la  pauvre  Antoinette? 

Il  sonna  violemment  et  interrogea  le  domestique  qui  parut  aus- 
sitôt. 

La  lettre  avait  été  apportée  le  matin  par  un  commissionnaire. 

—  Monsieur  n'était  sorti  que  depuis  cinq  ^minutes.  Ahl..  j'ou- 
bliais de  dire  à  monsieur,  reprit  le  valet  de  chambre  que  les  pré- 
paratifs du  grand  jour  ahurissaient  un  peu  évidemment,  deux 
heures  après  peut-être,  je  ne  sais  plus  au  juste,  enfin  dans  le  cou- 
rant de  la  journée,  une  femme  est  venue  demander  monsieur. 

—  Une  dame? 

—  Je  n'ai  pas  vu  sa  figure,  elle  avait  un  voile  si  épais,  mais  elle 
paraissait  très  agitée,  très  contrariée  de  ne  pas  trouver  monsieur. 
J'ai  proposé  d'aller  avertir  monsieur  chez  madame  la  comtesse,  où  il 
devait  dîner  après  le  mariage  à  la  mairie,  mais  elle  a  répondu  : 
—  Non,  non,  —  d'une  voix  très  faible.  J'ai  cru  qu'elle  allait  s'éva- 
nouir, dit  Pierre  qui  retenait  un  sourire  cynique,  ayant  fort  bien 
deviné  qu'il  avait  affaire  à  quelque  victime  de  son  maître  que  la 
nouvelle  du  mariage  avait  frappée  au  cœur. 

—  Tu  lui  as  dit... 

—  Oui,  monsieur,  je  lui  aï  dit  que  monsieur  était  h  se  marier, 
reprit  Pierre  avec  le  sentiment  d'avoir  rendu  un  vrai  service  en 
brusquant  la  situation. 

—  Va  me  chercher  un  fiacre,  dit  Marc  précipitamment,.,  ou 
plutôt  non,  c'est  inutile,  j'irai  moi-même. 

Mais  déjà  M.  Pierre,  en  serviteur  zélé,  s'était  élancé  dehors  pour 
appeler  une  voiture  qui  passait.  Marc  jeta  au  cocher  l'adresse  indi- 
quée par  le  billet  de  M"»^  d'Herblay  en  lui  enjoignant  d'aller  bon 
train.  Son  cœur  battait  à  se  ronjpre.  —  Que  faire  pour  elle?  En 
quel  état  allait-il  la  retrouver  après  la  brutale  révélation  à  laquelle, 
sa  lettre  l'attestait,  elle  s'attendait  si  peu!  Elle  lui  avait  rendu  sa 
liberté  pourtant  I  Oui,  mais  bien  persuadée  sans  doute  qu'il  n'en 
userait  pas  si  vite. 

Th.  Bentzon. 
{La  seconde  partie  au  prochain  n°.) 


DE   L'IDEE   DE  LA  MORT 

CHEZ  LES  ANCIENS  ÉGYPTIENS 

ET  DE  LA  TOMBE  ÉGYPTIENNE 


A,  Mariette,  les  Tombes  de  l'ancien  empire  {Revue  archéologique,  nouvelle  série, 
t»  xix).  —  G.  Maspero,  Conférence  sur  l'histoire  des  âmes  dans  VËgypte  ancienne, 
d'après  les  monumens  du  musée  du  Louvre,  dans  le  Bulletin  hebdomadaire  de  l'As- 
sociation scientifique  de  France.  —  Étude  sur  quelques  peintures  et  quelques  textes 
relatifs  aux  funérailles  (dans  le  Journal  asiatique,  1879-1880).  —  Notes  sur  dif- 
férens  points  de  grammaire  et  d'histoire  (dans  le  Recueil  de  travaux  relatifs  à  la 
philologie  et  à  l'archéologie  égyptienne  et  assyrienne,  t.  i,  Vieweg,  in-4°;  1879). — 
La  Grande  Inscription  de  Beni-Hassan,  ibid.  —  Pletschmann,  der  ^Egyptische 
Fetischdienst  und  Gœtterglaube,  Prolegomena  zur  œgyptischen  Mythologie  (dans  la 
Zeitschrift  fur  Ethnologie  de  Virchow).  —  H.  Rhind,  Thebes,  its  tombs  and  their 
tenants;  Londres,  1862. 

Il  y  a  quelques  mois  (l),dans  les  dernières  pages  d'une  brillante 
élude  sur  le  musée  de  Boulaq,  que  n'ont  certainement  pas  oubliée 
les  lecteurs  de  la  Revue,  on  exposait  ici  même  le  plan  d'une  école 
d'égyptologie  et  d'archéologie  orientale,  que  l'on  voulait  voir  éta- 
blie au  Caire,  en  pleine  Egypte,  à  deux  pas  de  la  Syrie  ;  on  deman- 
dait au  gouvernement  français  d'en  préparer  et  d'en  décider  la  fon- 
dation. Il  était  à  craindre  que  l'idée  ne  parfît  chimérique  et  risquée. 
Déjà,  plus  d'une  fois,  n'a-t-on  pas  entendu  des  utilitaires  à  courtes 
vues  demander  à  quoi  servaient  les  écoles  françaises  d'Athènes  et 
de  Rome?  Il  y  a  des  gens  qui  n'ont  pas  encore  compris  quelle 
influence  peuvent  exercer,  chez  le  peuple  qui  leur  donne  l'hospi- 
talité et  qui  les  voit  à  l'œuvre,  ces  colonies  savantes  où  la  France 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1«  septembre  1880. 


DE  LA   TOMBE   EGYPTIENNE.  569 

envoie  chaque  année  la  fleur  de  sa  jeunesse  instruite  et  laborieuse. 
Mieux  peut-être  que  la  diplomatie,  elles  représentent,  à  l'étranger, 
l'âme  même  de  la  France,  ces  idées  généreuses  qui  sont  le  meil- 
leur de  son  prestige  et  de  sa  gloire  ;  l'esprit  y  souffle  plus  libre- 
ment que  dans  les  chancelleries.  Elles  représentent  aussi  l'amour 
du  beau,  le  culte  du  vrai,  la  passion  de  la  recherche  désintéres- 
sée; elles  honorent  la  nation  qui  a  compris,  au  lendemain  de  ses 
désastres,  qu'il  ne  lui  suffisait  pas  de  reconstituer  son  épargne  et 
son  armée,  mais  qu'il  lui  importait  surtout  de  refaire  son  éduca- 
tion, d'éclairer  son  intelligence  et  de  tenir  haut  sa  pensée.  Enfin 
ces  écoles  sont  des  pépinières  d'érudits  dont  la  plupart,  formés  par 
les  plus  fortes  études  classiques,  sauront  conserver  la  précieuse 
tradition  de  la  bonne  langue  et  du  bon  style;  les  professeurs  dont 
elles  peuplent  nos  facultés  ont  senti  s'éveiller  en  eux,  dans  ces 
années  de  jeunesse  qui  décident  de  toute  la  vie,  ce  goût  de  la  diffi- 
culté vaincue,  ce  désir  d'apprendre,  cette  curiosité  que  l'on  peut 
presque  appeler  une  vertu.  Un  lien  étroit  rattache  l'un  à  l'autre  les 
divers  ordres  d'enseignement.  Longtemps  méconnue,  cette  vérité 
commence  à  être  généralement  comprise.  Le  plus  humble  maître 
d'école  de  village,  le  plus  modeste  régent  de  collège  communal 
profitent,  à  la  longue  et  dans  une  certaine  mesure,  des  méthodes 
inaugurées  et  des  découvertes  exposées  par  les  maîtres  du  Collège 
de  France,  de  la  Sorbonne  et  de  l'École  des  chartes.  Ces  missions 
permanentes,  dont  le  budget,  déjà  bien  étroit,  a  été  parfois  menacé 
et  même  restreint  par  les  commissions  parlementaires,  ne  sont 
donc  pas  seulement  des  objets  et  des  institutions  de  luxe  ;  rappelez- 
vous  le  mot  fin  et  profond  de  Voltaire  sur  le  superflu^  chose  si 
nécessaire, 

L'École  d'Athènes  compte  déjà  près  d'un  demi-siècle  d'exis- 
tence, l'École  de  Rome  n'a  pas  encore  dix  ans  de  vie  ;  mais,  sous 
l'habile  direction  de  MM.  Albert  Dumont  et  Geffroy,  elle  a  bien 
vite  fait  ses  preuves  et  conquis  de  beaux  états  de  services.  Lors- 
qu'il a  «té  question,  pour  la  première  fois,  de  l'École  du  Caire,  on 
pouvait  faire  valoir,  contre  le  projet  de  cette  fondation  nouvelle, 
beaucoup  de  ces  objections  spécieuses  et  sensées  en  apparence  que 
provoquent  toutes  les  entreprises  non  encore  essayées.  Les  études 
dont  il  s'agissait  de  favoriser  ainsi  les  progrès  présentaient-elles 
un  intérêt  aussi  général  que  celles  qui  se  rattachent  à  l'antiquité 
classique,  à  ses  lettres  et  à  ses  arts,  ou  bien  à  cette  histoire  du 
moyen  âge  et  de  la  renaissance  qui  s'est  fait  une  si  grande  place 
dans  les  préoccupations  de  notre  jeune  colonie  romaine?  Les  tra- 
vaux que  nos  missionnaires  de  la  science  voudraient  entreprendre 
au  musée,  parmi  les  monumens  et  dans  le  sol  de  l'Egypte,  ne  ris- 


570  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

queraient-ils  pas  de  se  voir  contrariés  par  des  luttes  d'influence 
politique,  qui  se  feraient  sentir  jusque  sur  un  terrain  où  les  peu- 
ples civilisés  ne  devraient  jamais  se  rencontrer  que  dans  une  géné- 
reuse émulation  de  sacrifices  et  de  recherches?  En  admettant  qu'à 
force  de  discrétion  et  de  bon  vouloir,  on  écartât  ce  péril,  l'extrême 
difficulté  de  ces  études  d'égyptologie  et  d'archéologie  orientale  ne 
serait-elle  pas  un  embarras  et  un  obstacle?  L'École  d'Athènes  elle- 
même,  nous  ne  l'avouons  pas  sans  quelque  honte,  a  parfois  manqué 
de  candidats,  tant  nous  sommes,  à  certains  égards,  un  peuple 
routinier  et  peu  voyageur  ;  combien  serait  plus  malaisé  le  recrute- 
ment d'une  école  qui  devrait  exiger  de  ceux  qui  aspireraient  à  l'hon- 
neur d'en  faire  partie  tout  au  moins  les  élémens  des  connaissances 
spéciales  dont  ne  saurait  se  passer  quiconque  s'attaque  aux  textes 
égyptiens,  avec  le  désir  d'ajouter  quelque  chose  aux  déchiifremens 
et  aux  traductions  de  ses  prédécesseurs! 

Les  timides  pouvaient  trouver  là  plus  de  raisons  de  douter  et 
d'attendre  qu'il  n'en  faut  d'ordinaire  pour  opposer  à  une  innova- 
tion quelconque  une  fin  de  non-recevoir.  L'idée  a  pourtant  fait  son 
chemin  ;  elle  l'a  fait  plus  vite  peut-être  que  n'aurait  osé  l'espérer 
l'écrivain  qui  lui  a  prêté  le  secours  de  son  talent  et  ménagé  la  pu- 
blicité de  la  Revue.  L'entente  s'est  faite  rapidement  entre  les  deux 
ministres  desquels  il  dépendait  de  réaliser  le  projet  dont  la  pensée 
avait  été  conçue  par  l'un  des  meilleurs  agensque  la  France  ait  eus 
depuis  longtemps  en  Egypte.  Le  ministre  des  affaires  étrangères 
s'était,  dans  d'autres  temps,  intéressé  tout  particulièrement  à  l'his- 
toire de  l'Egypte  moderne;  il  avait  visité  ce  pays;  mieux  que  per- 
sonne, il  savait  quel  rôle  y  avaient  joué,  depuis  le  commencement 
de  ce  siècle,  les  savans  et  les  ingénieurs  français,  comment  ils 
avaient  été  mêlés  à  tout  ce  qui  s'était  fait  d'utile  et  de  grand  sur 
les  rives  du  Nil,  depuis  l'exhumation  de  l'antiquité  égyptienne  par 
les  compagnons  de  Bonaparte  jusqu'aux  fouilles  de  M.  Mariette, 
depuis  les  réformes  et  les  grands  travaux  de  Mehemet-Ali  jusqu'au 
percement  de  l'isthme  de  Suez;  nul  n'était  mieux  en  mesure  de 
comprendre  combien  il  importait  à  la  France  de  ne  pas  déchoir  et 
de  ne  pas  abdiquer  sur  ce  terrain,  mais  au  contraire  d'entretenir 
une  influence  déjà  presque  séculaire  et  de  la  fortifier,  de  la  rajeunir 
même,  si  l'on  peut  ainsi  parler,  en  lui  donnant  l'occasion  de  se 
produire  et  de  s'exercer  sous  une  forme  nouvelle.  De  son  côté,  le 
ministre  actuel  de  l'instruction  publique  a  trop  bien  servi,  depuis 
deux  ans,  les  intérêts  de  la  science  et  du  haut  enseignement,  pour 
ne  pas  être  frappé  des  résultats  que  l'on  pouvait  attendre  de  l'en- 
treprise à  laquelle  on  le  conviait  avec  tant  d'insistance. 

Ce  dont  il  s'agissait,  ce  n'était  plus,  en  effet,  une  de  ces  mis- 


DE    LA    TOMBE   EGYPTIENNE.  57i 

sions  temporaires,  comme  celles  de  Ghampollion  et  de  Lepsius, 
que  les  questions  d'argent  et  de  santé  finissent  toujours  par  abré- 
ger, malgré  tout  le  zèle  du  chef  et  de  ses  collaborateurs,  avant  que 
la  moisson  soit  complète;  ce  que  l'on  proposait,  c'était  une  explo- 
ration méthodique,  collective  et  successive,  qui  se  poursuivrait  à 
loisir,  d'année  en  année,  par  les  soins  d'un  personnel  renouvelé 
périodiquement  et  par  là  même  rais  à  l'abri  de  toute  fatigue  et  de 
toute  défaillance.  La  division  et  la  continuité  du  travail  permet- 
traient peut-être,  à  la  longue,  d'aboutir  à  la  publication  intégrale 
de  tous  les  documens  hiéroglyphiques  que  renferme  le  musée  de 
Boulaq  ou  qui  subsistent  encore  sur  les  parois  des  tombeaux  et  des 
temples  de  l'Egypte  et  de  la  Nubie;  il  n'est  rien,  on  le  sait,  que 
désirent  plus  vivement  tous  les  égyptologues,  qui  se  trouvent 
arrêtés  à  chaque  instant  par  le  manque  de  textes.  A  lui  seul,  ce 
recueil,  ce  Corpus,  comme  on  dit  à  l'Académie  des  inscriptions, 
serait  déjà  un  service  capital  rendu  à  la  science  ;  mais  l'activité 
des  membres  de  la  nouvelle  école  ne  devrait  pas  se  borner  à  ces 
transcriptions.  Si  les  circonstances  les  favorisaient,  ils  entrepren- 
draient des  fouilles  ;  avec  quelle  attention  patiente  ils  les  condui- 
raient, avec  quel  désintéressement,  avec  quelle  crainte  scrupuleuse 
de  rien  négliger  qui  pût  fournir  à  l'histoire  un  renseignement  de 
quelque  importance  ! 

Ces  considérations  et  ces  espérances  firent  sentir  l'opportunité 
d'une  prompte  décision.  Si  l'on  voulait  tenter  l'expérience,  il  con- 
venait de  ne  pas  perdre  le  temps  en  délibérations  et  en  préparatifs  ; 
on  avait  des  raisons  de  se  hâter.  Il  n'y  avait  d'ailleurs  pas  à  hési- 
ter sur  le  choix  de  l'homme  qui  serait  chargé  de  donner  un  corps 
à  cette  pensée  :  le  jeune  chef  de  notre  école  d'égyptologie,  M.  Gas- 
ton Maspero,  professeur  au  Collège  de   France  et  à  l'École  des 
hautes  études,  était  naturellement  désigné.  Lui  non  plus  ne  balança 
pas;  en  quelques  semaines  il  eut  fermé  ses  malles  et  choisi  ceux 
qui  seraient  appelés  à  l'honneur  de  faire  la  première  campagne  sous 
ses  ordres  et  à  ses  côtés.  C'est  un  artiste  distingué,  M.  J.  Bour- 
goin,  qui  sera  le  dessinateur  de  l'expédition,  le  Nestor  Lhôte  du 
successeur  de  Ghampollion.  Il  a  déjà  habité  l'Egypte  et  reproduit 
beaucoup  de  ses  monumens;  son  crayon  souple  et  fin  sait  rendre 
avec  la  même  sincérité  toute  une  longue  série  d'hiéroglyphes  et  le 
réalisme  expressif  des  figures  de  l'ancien  empire,  ou  la  fière  noblesse 
d'une  statue^  royale  des  Thoutmès  et  des  Ramsès.  Ce  sont  enfin  trois 
élèves  de  l'Ecole  des  hautes  études,  qui  ont  déjà  fait  leurs  preuves 
sous  les  yeux  de  leur  maître.  MM.  Maspero  et  Bourgoin  sont  partis 
les  premiers,  en  décembre;  avant  la  fin  de  janvier,  leurs  soldats 
ont  dû  rallier  le  drapeau.  C'est  maintenant  au  gouvernement  fran- 


572  RETDE  DES   DEUX  MONDES. 

çais  qu'il  appartient  de  ne  pas  oublier  là-bas  ceux  qui  sont  partis 
sur  sa  foi,  de  les  soutenir  fidèlement  dans  toutes  les  difficultés  qu'ils 
pourraient  rencontrer  et  de  leur  fournir  avec  libéralité  les  moyen 
de  bien  remplir  la  lâche  qu'ils  ont  si  vaillamment  acceptée. 

L'événement,  nous  l'espérons  et  nous  y  comptons  fermement, 
donnera  raison  à  ceux  qui  se  sont  montrés  confians  et  hardis  ;  c'est 
lui  qui  se  chargera  de  lever  tous  les  doutes.  On  peut  cependant, 
dès  aujourd'hui,  répondre  par  des  faits  à  l'une  des  objections  les 
plus  spécieuses  qu'ait  dû  provoquer  un  projet  qui  n'a  pas  laissé 
de  surprendre  quelques  bons  esprits.  Beaucoup  de  personnes, 
même  parmi  les  gens  instruits,  se  figurent  encore  aujourd'hui  que 
les  documens  fournis  par  le  déchiffrement  des  hiéroglyphes  n'inté- 
resseront jamais  que  quelques  érudits,  qu'ils  serviront  tout  au  plus 
à  trancher  quelques  questions  obscures  de  chronologie  et  à  dres- 
ser de  longues  listes  de  rois,  de  rois  dont  on  ne  saura  jamais  que 
le  nom.  Ce  sont  là,  dit-on,  jeux  d'académiciens,  plaisirs  raffinés  qui 
trouvent  leur  récompense  dans  le  plaisir  de  deviner  des  énigmes 
et  que  l'état  n'a  pas  besoin  d'encourager  à  grands  frais. 

Un  tel  langage  aurait  peut-être  été  justifié  quand  la  méthode  de 
Champollion  en  était  encore  à  ses  débuts,  quand  on  se  bornait  à 
lire  péniblement  quelques  titres  royaux  et  à  saisir,  tant  bien  que 
mal,  le  sens  général  d'une  inscription  historique  sans  pouvoir  rendre 
compte  du  détail  ;  mais  depuis  les  travaux  de  M.  de  Rougé,  cette 
méthode  a  fait  des  progrès  que  ne  soupçonnent  pas  les  gens  du 
monde.  Les  résultats  obtenus  ont  maintenant  un  tout  autre  carac- 
tère et  une  tout  autre  valeur.  Il  n'est  qu'un  bien  petit  nombre  de 
mots  qui  résistent  encore  à  la  subtilité  d'une  analyse  patiente, 
appuyée  sur  des  comparaisons  incessantes.  On  entre  dans  toutes 
les  finesses  de  la  pensée,  on  en  distingue  toutes  les  nuances,  et  l'on 
arrive  ainsi  à  pénétrer  très  avant  dans  les  profondeurs  d'une  âme 
qui  nous  intéresse  d'autant  plus  qu'elle  est  plus  différente  de  la 
nôtre  et  qu'elle  nous  représente  un  état  plus  primitif  de  l'esprit 
humain. 

Retrouver  et  représenter  exactement  ces  états  successifs  que 
l'intelligence  de  l'homme  a  traversés  dans  son  développement  gra- 
duel et  réguHer,  c'est,  on  le  sait,  le  problème  qui  a  le  plus  occupé, 
qui  préoccupe  encore  le  plus  quelques-uns  des  premiers  esprits  de 
notre  siècle,  les  Auguste  Comte  et  les  Herbert  Spencer,  les  Max 
Muller  et  les  Renan,  les  Fustel  de  Goulanges  et  les  Taine.  L'Egypte, 
telle  que  nous  la  révèlent  à  la  fois  ses  monumens  écrits  et  ses 
monumens  figurés,  peut,  croyons-nous,  fournir  à  cette  enquête  des 
documens  plus  variés,  plus  complets  et  plus  sûrs  que  ces  peuples 
sauvages  auxquels  M.  Herbert  Spencer  demande  presque  exclusi- 


DE   LA    TOMBE   EGYPTIENNE.  573 

vement  le  secret  des  pensées  de  l'homme  enfant.  Comme  source  de 
renseignemens  authentiques,  elle  nous  paraît  avoir  un  grand  avan- 
tage sur  ces  peuplades  barbares.  Ce  que  celles-ci  sentent  et  pensent, 
nous  ne  l'apprenons  que  par  le  témoignage  des  voyageurs.  Très  sou- 
vent ceux-ci  comprennent  mal  ce  qu'ils  ont  vu  et  entendu  ;  ils  mettent 
du  leur  dans  la  description  qu'ils  nous  donnent  de  ces  usages 
bizarres,  dans  le  compte  qu'ils  nous  rendent  de  ces  conceptions 
naïves  et  confuses.  Il  en  est  tout  autrement  de  l'Egypte;  c'est  elle- 
même  qui  dépose  de  ses  idées  et  de  ses  croyances;  elle  en  témoigne 
par  des  milliers  d'inscriptions,  par  la  disposition  de  ses  édifices 
funéraires  et  religieux,  par  les  figures  sans  nombre  dont  ils  sont 
décorés  ;  sa  voix  arrive  jusqu'à  nous,  claire  et  distincte,  du  fond 
des  siècles  lointains.  L'inappréciable  supériorité  de  l'Egypte,  c'est 
qu'elle  est,  comme  peut-être  aussi  la  Chine,  un  peuple  enfant,  mais 
un  peuple  enfant  à  l'état  civilisé. 

C'est  ce  que  nous  voudrions  essayer  de  montrer  par  un  exemple  ; 
nous  nous  proposons  d'exposer,  à  l'aide  d'une  étude  attentive  de 
la  tombe  égyptienne,  les  idées  que  les  Égyptiens  se  faisaient  de  la 
vie  et  de  la  mort,  en  d'autres  termes,  la  solution  qu'ils  avaient  don- 
née à  ce  que  JoufFroy,  dans  un  fragment  célèbre,  appelait  le  pro- 
blème de  la  destinée  humaine.  Nous  ne  sommes  pas  égyptologue  ; 
nous  nous  contenterons  donc  de  relier  les  uns  aux  autres  les  ren- 
seignemens que  fournissent  à  ce  sujet  les  plus  autorisés  et  les  plus 
intelligensdes  modernes  explorateurs  de  l'antique  Egypte.  Ces  ren- 
seignemens sont  épars  dans  des  mémoires  tout  hérissés  d'hiérogly- 
phes, dans  des  recueils  dont  le  nom  même  n'est  pas  connu  du 
grand  public;  il  n'aura  point  été  inutile  d'aller  les  y  chercher  et 
d'en  faire  un  ensemble  d'où  se  dégage  une  pensée  philosophique. 
CTest  à  quoi  n'ont  pas  le  temps  de  songer  les  savans  spéciaux, 
occupés  de  lutter  contre  les  difficultés  des  textes  qu'ils  traduisent 
et  toujours  pressés  de  courir  à  de  nouvelles  découvertes.  Sans  cette 
nécessité,  sans  ces  tentations  perpétuelles  de  l'invention  et  de  la 
recherche,  nul  ne  se  serait  mieux  acquitté  de  cette  tâche  que  le 
guide  dont  nous  suivrons  le  plus  souvent  les  traces,  que  le  maître 
qui  vient  d'aller  demander  à  l'Egypte  même  les  moyens  de  jeter 
encore  de  nouvelles  lumières  sur  cet  obscur  passé  qu'il  a  déjà 
éclairé,  par  endroits,  d'un  si  vif  et  si  pénétrant  rayon, 

I. 

Les  plus  anciens  monumens  qui  aient  été  retrouvés  en  Egypte, 
ce  sont  des  tombeaux;  dès  que  l'on  aborde  l'histoire  de  la  civilisa- 
tion et  des  arts  de  l'Egypte,  on  est  donc  conduit  à  commencer  par 


574  REVUE   DES   DEUX  MONDESi 

l'étude  de  son  architecture  funéraire.  Or,  en  tout  pays,  ce  qui  con- 
tribue surtout  à  déterminer  le  caractère  et  l'aspect  de  la  tombe, 
c'est  l'idée  que  l'homme  se  fait  de  sa  propre  personne  et  du  sort 
qui  l'attend  après  la  vie.  Pour  s'expliquer  les  dispositions  de  la 
tombe  égyptienne,  il  faut  donc  commencer  par  savoir  comment  ce 
peuple  comprenait  la  mort  et  ses  suites;  il  faut  se  demander  s'il 
croyait  à  une  autre  existence  et  comment  il  se  la  représentait.  Les 
textes  écrits  et  les  monumens  figurés  permettent  de  répondre  à 
cette  question;  ils  se  complètent  et  s'éclairent  mutuellement. 

L'homme,  dans  la  première  période  de  son  développement  intel- 
lectuel, est  impuissant  à  comprendre  la  vie  sous  une  autre  forme  et 
dans  d'autres  conditions  que  celles  qu'il  trouve  et  qu'il  constate  dans 
sa  propre  personne.  Il  ne  sait  pas  encore  observer,  abstraire  et  ana- 
lyser ;  il  ne  perçoit  pas  les  caractères  qui  le  distinguent  du  reste  des 
êtres  ;  aussi,  quoi  qu'il  considère,  ne  voit-il  jamais  que  lui-même  dans 
toute  la  nature.  Lorsque,  répugnant  au  néant,  il  cherche  à  se  per- 
suader qu'il  va  continuer  de  vivre  après  la  mort,  lorsqu'il  travaille  à 
se  représenter  cette  existence  d'outre-tombe,  il  se  la  figure  aussi  peu 
différente  que  possible  delà  vie  qu'il  mène  sous  le  soleil.  Étant  donné 
cet  état  d'esprit  et  cette  tendance,  rien  donc  de  plus  naturel  et  de 
plus  logique  que  la  conception  à  laquelle  aboutit  l'intelligence,  en 
face  du  problème  redoutable  qui  se  pose  devant  elle  chaque  fois 
que  des  yeux  se  ferment  pour  ne  plus  se  rouvrir,  chaque  fois  qu'un 
cadavre  descend  au  sépulcre.  Personne  n'a  mieux  saisi  que  M.  Mas- 
pero  l'originalité  de  la  solution  adoptée  par  l'Egypte,  personne  n'a 
mieux  exposé  l'hypothèse  à  la  fois  grossière  et  subtile  à  laquelle 
ce  peuple  eut  recours,  afin  de  se  convaincre  que  tout  ne  finissait 
pas  avec  le  dernier  soupir;  nous  ne  pourrons  mieux  faire  que  de 
lui  emprunter  à  ce  propos  et  les  textes  qu'il  traduit  et  quelques- 
unes  des  réflexions  que  ces  textes  lui  suggèrent. 

On  ne  nous  croirait  pas,  et  on  aurait  raison,  si  nous  affirmions 
que,  pendant  des  milliers  d'années,  aucun  changement  ne  s'est 
produit  dans  les  idées  que  les  Égyptiens  se  faisaient  de  l'autre  vie. 
Ces  idées  ont  été  toujours  en  s' épurant  et  se  raffinant.  Sous  la 
dix-huitième  et  la  dix-neuvième  dynasties,  pendant  les  quelques 
siècles  où  l'Egypte  porte  le  plus  loin  les  limites  de  son  empire  et 
celles  de  sa  pensée,  on  trouve,  dans  les  monumens  funéraires,  la 
trace  de  plusieurs  doctrines  qui  présentent  des  différences  notables 
et  même,  si  on  les  presse  d'un  peu  près,  de  réelles  contradictions. 
Ces  théories  sont  autant  de  réponses  successives  que  l'esprit,  tou- 
jours préoccupé  de  l'éternelle  énigme,  a  faites  dans  la  suite  des 
temps  à  une  question  toujours  la  même.  A  mesure  qu'ils  devenaient 
plus  capables  de  spéculation  philosophique,  les  Égyptiens  modi- 


DE   LA    TOMBE   ÉGYPTIENNE.  5*5 

fiaient  leur  définition  de  l'âme  et,  par  une  conséquence  nécessaire, 
la  manière  dont  ils  en  comprenaient  la  persistance  après  la  mort. 
Comme  il  arrive  toujours  en  pareil  cas,  ces  conceptions  s'étaient 
ajoutées  et  comme  superposées  l'une  à  l'autre  sans  que  la  der- 
nière venue  détrônât  sa  devancière  et  s'y  substituât;  elles  se  mê- 
laient, elles  coexistaient  dans  l'imagination  populaire. 

Nous  renverrons  aux  fines  analyses  de  M.  Maspero  ceux  qui  tien- 
dront à  se  rendre  compte  de  tout  ce  curieux  travail  de  l'esprit 
égyptien.  L'historien  s'y  applique  à  ne  laisser  échapper  aucune  des 
nuances  d'une  pensée  sur  laquelle  les  difficultés  de  l'écriture  et  de 
la  langue  répandent  toujours  comme  uho  sorte  d'ombre  et  de  léger 
brouillard;  mais  en  même  temps  il  évite  avec  le  plus  grand  soin 
de  lui  prêter  une  précision  et  une  rigueur  logique  qu'elle  n'a  jamais 
comportées;  il  explique,  par  des  rapprochemens  ingénieux,  com- 
ment les  Égyptiens  se  sont  contentés  d'à-peu-près  et  comment  s'ac- 
cordaient dans  leur  intelligence  des  notions  qui  semblent  s'exclure. 

Nous  n'entrerons  pas  dans  ce  détail  ;  nous  ne  chercherons  pas  à 
déterminer  le  sens  que  les  Égyptiens  attachèrent,  à  pariir  d'un  cer- 
tain moment,  au  mot  bâî,  que  l'on  traduit  par  âme;  nous  ne  deman- 
derons pas  comment  ils  en  distinguaient  cette  parcelle  de  la  flamme 
divine,  cette  étincelle  qu'ils  nommaient  khou,  la  lumineuse^  et  que 
l'âme,  semble-t-il,  enveloppait  comme  un  vêtement.  Nous  ne  sui- 
vrons pas  l'âtne  et  sa  lumière  intérieure  dans  leur  voyage  souter- 
rain à  travers  les  sombres  régions  de  VAment,  l'enfer  égyptien,  où 
elles  pénètrent  par  la  fente  du  Péga,  à  l'occident  d'Abydos,  la  seule 
porte  qui  donne  accès  au  domaine  des  ténèbres;  nous  ne  les  accom- 
pagnerons point  dans  cette  suite  d'existences  et  de  transformations 
successives  qui  leur  font  parcourir  le  ciel  et  la  terre,  dans  la  série 
indéfinie  de  leurs  devenirs  (c'est  l'expression  égyptienne).  Ce  qui 
nous  importe,  c'est  de  remonter  à  la  conception  la  plus  ancienne, 
à  celle  qui,  contemporaine  des  premières  impressions  de  l'enfance, 
s'est  gravée  dans  l'âme  de  la  race  en  traits  assez  profonds  pour 
demeurer  ineffaçable  et  pour  garder  toujours  sur  l'imagination  une 
plus  forte  prise  que  les  théories  postérieures,  déjà  plus  abstraites 
et  plus  philosophiques.  C'est  cette  conception  primitive  qui  doit 
nous  expliquer  la  tombe  égyptienne  ;  celle-ci  ne  s'est-elle  pas  en 
effet  constituée,  telle  que  nous  la  retrouverons  jusqu'à  la  fin,  dès 
les  premiers  jours  de  cet  empire  memphite,  dont  l'architecture 
funéraire  nous  est  représentée  par  les  Pyramides  et  par  les  riches 
nécropoles  de  Sakkarah  et  de  Gizeh  ?  Voici  donc,  résumée  dans  ce 
qu'elle  a  d'essentiel,  l'idée  que  conçurent  les  Égyptiens  lorsque, 
pour  la  première  fois,  ils  songèrent  à  trouver  dans  l'homme  une 
partie  durable;  voici  comment  ils  se  figuraient  ce  je  ne  sais  quoi 


576  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

qui  résistait  et  qui  se  dérobait  à  la  mort,  au  moins  pendant  un  cer- 
tain temps,  pendant  un  temps  beaucoup  plus  long  que  celui  de 
notre  vie  mortelle. 

Ce  qui  ne  périssait  pas  au  moment  où  le  dernier  souffle  s'exha- 
lait des  lèvres  de  l'agonisant,  ce  qui  lui  survivait,  c'était  ce  que  les 
Égyptiens  appelaient  le  ka^  terme  que  M.  Maspero  traduit  ainsi  :  le 
double.  Le  double,  c'était  «  un  second  exemplaire  du  corps  en  une 
matière  moins  dense  que  la  matière  corporelle,  une  projection  colo- 
rée, mais  aérienne,  de  l'individu,  le  reproduisant  trait  pour  trait, 
enfant,  s'il  s'agissait  d'un  enfant,  femme,  s'il  s'agissait  d'une  femme, 
homme  s'il  s'agissait  d'un  homme  (1).  » 

Ce  double,  il  fallait  le  loger  et  l'installer  dans  une  maison  appro- 
priée à  sa  nouvelle  existence,  l'entourer  des  objets  jadis  affectés  à 
son  usage  et  surtout  le  nourrir  des  alimens  qui  avaient  la  vertu 
d'entretenir  la  vie.  Voilà  ce  qu'il  attendait  de  la  piété  des  siens  ; 
voilà  ce  qu'il  en  recevait  à  jours  fixes,  au  seuil  de  la  bonne  demeure 
ou  de  la  demeure  éternelle^  comme  disaient  les  Égyptiens  ('2)  ;  ce 
seraient  ces  offrandes  qui  seules  sauraient  ranimer  et  prolonger 
l'existence  de  ce  fantôme  toujours  altéré,  toujours  affamé,  toujours 
menacé  de  voir  s'éteindre,  par  la  négligence  de  sa  postérité,  cette 
vie  dépendante,  précaire  et  languissante.  Le  premier  devoir  des 
vivans,  c'était  donc  de  ne  pas  laisser  les  morts  souffrir  de  la  faim 
et  de  la  soif;  enfermés  dans  la  tombe,  ceux-ci  ne  pouvaient  pas 
pourvoir  eux-mêmes  à  leurs  besoins;  c'était  aux  fils  de  ne  pas 
oublier  les  pères  et  les  ancêtres,  mais  de  les  nourrir  par  le  pain  et 

(î)  Conférence,  p.  381  —  Comment  s'est  formée  cette  conception  du  double,  c'est  ce 
dont  M.  Herbert  Spencer  a  donné,  dans  les  premiers  chapitres  de  ses  Principles  of  so- 
eiology,  une  explication  très  sérieuse  et  très  spécieuse.  Il  en  cherche  surtout  l'origine 
dans  les  phénomènes  du  sommeil,  du  rêve  et  de  l'évanouissement  amené  par  la  mala- 
die ou  par  une  blessure j  il  montre  comment,  par  le  fait  de  ces  suspensions  plus  ou 
moins  prolongées  de  la  vie  et  de  la  conscience,  l'homme  a  été  conduit  à  croire  que  la 
mort  n'était,  elle  aussi,  qu'une  interruption  passagère  et  plus  ou  moins  prolongée  de 
la  vie.  Selon  lui,  le  phénomène  de  l'ombre  projetée  par  le  corps  a  aussi  contribué  à 
faire  naître  et  à  accréditer  cette  croyance.  N'entre-t-il  pas  dans  cette  croyance  encore 
d'autres  élémens,  ne  tient-elle  pas  à  une  disposition  générale  de  l'esprit  humain  dans 
cette  période  de  sa  vie  intellectuelle?  C'est  ce  que  nous  n'avons  pas  à  examiner  ici; 
toujours  est-il  que  l'on  trouvera  dans  ces  pages  les  remarques  les  plus  fines  et  que 
cette  théorie  contient  certainement  une  grande  part  de  vérité.  Dans  ce  môme  livre, 
on  trouvera  nombre  de  faits  qui  attestent  que  ces  croyances  n'ont  pas  été  spéciales, 
comme  on  a  paru  le  dire  quelquefois,  à  telle  ou  telle  race,  mais  qu'elles  sont  hu- 
maines, dans  le  sens  le  plus  large  du  mot. 

(2)  Cette  expression,  pï  fréquente  dans  les  textes  égyptiens,  avait  frappé  les  voya- 
geurs grecs.  On  connaît  le  passage  de  Diodore  :  «  Cela  tient  à  la  croyance  des  habi- 
tans,  qui  regardent  la  vie  actuelle  comme  peu  de  chose,  mais  qui  estiment  infiniment 
les  vertus  dont  le  souvenir  se  perpétue  après  la  mort.  Ils  appellent  leurs  habitations 
hôtelleries,  vu  le  peu  de  temps  qa'oa  y  séjourne,  taudis  qu'ils  nomment  les  tombeaux 
demeures  éternelles,  m  (i,  p.  51.) 


DE  LA   TOMBE   ÉGYPTIENNE.  577 

la  viande,  de  les  désaltérer  par  la  libation.  Que  si  l'on  manquait  à 
cette  obligation  sacrée,  les  morts  s'irriteraient  contre  les  vivans. 
L'existence  mystérieuse  dans  laquelle  les  morts  étaient  entrés  avait 
fait  d'eux  des  puissances  redoutables  et  comme  autant  de  dieux(i); 
leur  colère  ne  manquerait  pas  d'atteindre  les  ingrats  qui  les  auraient 
ainsi  abandonnés  et  outragés. 

Cette  conception  n'est  pas  particulière  à  l'Egypte.  Au  double  des 
inscriptions  funéraires  de  l'Egypte  répond  trait  pour  trait  l'image 
(eï^coXov)  des  poètes  grecs  (2),  Vombre  des  Latins.  Grecs  et  Latins 
croyaient  également  que  les  rites  de  la  sépulture,  dûment  accom- 
plis, mettaient  cette  image  ou  cette  ombre,  comme  on  voudra  l'appe- 
ler, en  possession  d'une  demeure  où  elle  commençait  une  vie  sou- 
terraine qui  n'était  que  la  continuation  de  la  vie  mortelle  (3).  Le 
mort  restait  ainsi  tout  près  des  vivans  ;  il  était  en  étroite  relation 
avec  eux  par  les  offrandes  nourricières  qu'il  en  recevait  et  par  la 
protection  qu'il  leur  accordait  en  retour;  dans  le  repas  funéraire, 
il  prenait  sa  part,  au  sens  propre  du  mot,  de  l'aliment  et  du  breu- 
vage [h]»  Ce  secours  toujours  impatiemment  désiré  réveillait  chez 
lui,  pour  un  instant,  le  sentiment  et  la  pensée;  il  lui  rendait  quelque 
chose  des  impressions  et  des  jouissances  de  la  véritable  vie,  la  vie 
d'en  haut,  celle  qui  se  passait  à  la  lumière  du  jour  ^5).  Faisait-on 

(1)  Chaque  mort  était  assimilé  à  Osiris.  On  disait  VOsiris  un  tel,  pour  désigner  un 
mort  par  son  nom. 

(2)  EïowXa  xaiiôvTwv.  II.,  xxiir,  72;  Oi.,  xi,  476;  xviv,  14. 

(3)  C'est  ce  qu'indique  avec  beaucoup  de  précision  un  texte  de  Cîcéron  cité  par 
Fustel  :  Sub  terra  censebant  reliquam  vitam  agi  morluorum.  (Tusc,  i,  16.)  Cette 
croyance  était  si  forte,  ajoute  Cicéron,  que  môme  lorsque  l'usage  de  brûler  les  corps 
s'établit,  on  continua  à  croire  que  les  morts  vivaient  sous  la  terre. 

(4)  Les  textes  abondent;  les  plus  frappans  ont  été  réunis  par  Fustel  (Cifé  antique, 
p.  14.)  Nous  n'en  citerons  ici  que  trois  :  «  Fils  de  Pelée,  dit  Néoptolème,  reçois  ce 
breuvage  qui  plaît  aux  morts;  viens  et  bois  ce  sang.»  {Hécube,  536.)  Electre  verse  les 
libations  et  dit  :  «  Le  breuvage  a  pénétré  la  terre  ;  mon  père  l'a  reçu.  (Choéphores, 
162.)  Écoutez  la  prière  d'Oreste  à  son  père  mort  :  «  0  mon  père,  si  je  vis,  tu  recevras 
de  riches  banquets;  mais,  si  je  meurs,  tu  n'auras  pas  ta  part  des  repas  fumeux  dont 
les  morts  se  nourrissent.  »  (Choéphores,  482-48 i.)  Sur  la  persistance  singulière  de 
cette  croyance,  dont  les  voyageurs  retrouvent  encore  aujourd'hui  la  trace  chez  les  po- 
pulations de  l'Europe  orientale,  en  Albanie  par  exemple,  en  Épire  et  en  Thessalie,  on 
pourra  consulter  Heuzey  {Mission  archéologique  de  Macédoine^  p.  156)  et  Albert  Dû- 
ment {le  Dalkan  et  l'Adriatique,  p.  354-356.)  On  trouvera  de  curieux  détails  sur  les 
repas  funéraires  des  Chinois  dans  les  Comptes-rendus  de  V Académie  des  inscriptions, 
1877,  p.  325.  Il  y  a  des  rapports  très  frappans  entre  le  système  religieux  de  la  Chine 
et  celui  de  l'ancienne  Egypte;  de  part  et  d'autre,  il  y  a  eu  le  même  arrêt  de  dévelop- 
pement. A  tout  prendre,  l'un  et  l'autre  peuple  sont  toujours  restés  fétichistes. 

(5)  Dans  Vévocation  des  morts  du  onzième  livre  de  VOdyssée,  ce  n'est  que  quand 
les  âmes  ont  «  humé  à  longs  traits  le  sang  noir  »  qu'elles  sont  capables  de  reconnaître 
Ulysse,  de  comprendre  ses  paroles  et  de  lui  répondre;  la  gorgée  de  sang  leur  restitue 
l'intelligence  et  la  pensée. 

TOME  ILIII.  —  1881.  ■    37 


578  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

trop  attendre  les  morts  dans  leur  tombe,  ils  s'irritaient  et  se  ven- 
geaient de  leurs  souffrances;  malheur  à  la  famille  qui  ne  savait 
pas  intéresser  ses  morts  à  sa  durée  et  les  associer  ainsi  à  ses  pro- 
spérités, malheur  à  la  cité  qui  se  rendait  coupable  de  cette  impru- 
dence (1)  î 

Ces  croyances  paraissent  donc  avoir  été  communes  à  tous  les 
peuples  anciens  pendant  cette  première  période  de  leur  existence 
dont  les  commencemens  se  dérobent  dans  la  nuit  des  temps  anté- 
rieurs à  l'histoire;  par  l'empire  qu'elles  ont  exercé  sur  les  âmes, 
ce  sont  elles  qui,  de  l'Inde  à  l'Italie,  ont  coulé  dans  le  même  moule 
et  marqué  d'une  même  empreinte  toutes  les  institutions  primitives 
du  droit  public  et  privé.  Nous  n'avons,  à  ce  propos,  qu'à  renvoyer 
au  beau  livre  de  M.  Fustel  de  Goulanges,  la  Cité  antique  (2). 

Avec  les  siècles,  le  développement  de  la  pensée  religieuse  sug- 
géra des  croyances  plus  hautes  et  plus  relevées;  les  progrès  de 
l'esprit  scientifique  tendirent  à  rendre  de  plus  en  plus  étrange  et 
inadmissible  l'idée  de  cet  être  qui  n'est  ni  mort  ni  vivant,  de  cette 
ombre  impalpable  et  toujours  près  de  s'évanouir  que  défendent 
mal  contre  l'anéantissement  des  alimens  qui  risquent  toujours  de 
lui  manquer.  L'expérience  se  prolongeait;  ses  résultats  s'accumu- 
laient; il  devenait  de  plus  en  plus  évident  que  la  mort,  non  con- 
tente d'arrêter  le  jeu  des  organes,  en  a  bientôt  dissous  et  décom- 
posé dans  la  tombe  tous  les  élémens;  on  devait,  à  mesure  que  le 
temps  s'écoulait,  avoir  plus  de  peine  à  comprendre  la  nature  de  ce 
simulacre  placé  en  dehors  des  conditions  normales  de  la  vie,  de  ce 
je  ne  sais  quoi  qui  n'était  pas  un  pur  esprit  et  que  ne  supprimait 
pourtant  pas  la  destruction  des  organes. 

Il  semble  donc,  au  premier  abord,  que  l'observation  et  la  logique 
auraient  dû  conduire  de  bonne  heure  à  l'abandon  d'une  théorie  qui 
nous  paraît  aujourd'hui  si  puérile  et  si  grossière;  mais,  maintenant 
même,  combien  il  est  restreint  le  nombre  des  esprits  qui  ont  le 
goût  et  le  besoin  des  idées  claires  !  Dans  un  temps  où  le  perfection- 
nement des  méthodes  et  la  diffusion  de  la  culture  intellectuelle 

(1)  Il  suffit  de  lire  ]es  orateurs  attiques  pour  voir  quelle  prise  ces  opinions  avaient 
gardée  sur  l'âme  populaire,  au  temps  même  de  Démosthène.  DemanJaient-ils  la  vali- 
dation d'une  adoption  contestée,  ils  signalaient  les  dangers  qui  menaçaient  Athènes 
dans  le  cas  où  elle  laisserait  une  famille  s'éteindre  sans  que  des  mesures  eussent  été 
prises  pour  remédier  à  la  défaillance  des  héritiers  du  sang;  il  y  aurait  alors  quelque 
part,  dans  une  tombe  négligée,  des  morts  qui  n^ri  verraient  point  venir  le  pieux  hom- 
mage des  offrandes  funéraires;  ils  s'en  prendraient  à  la  cité  tout  entière,  complice 
par  son  arrêt  de  cet  abandon  et  de  cet  oubli.  Cet  argument  et  d'autres  semblables  ne 
nous  paraissent  pas  avoir  une  grande  valeur  juridique;  mais  1«  talent  d'un  Isée  savait 
en  tirer  des  effets  d'audience  auxquels  il  revenait  trop  souvent  pour  n'avoir  pas  été 
très  assuré  de  leur  succès.  (Voir  G.  Perrot,  l'Éloquence  polilique  et  judiciaire  à 
Athènes;  les  Précurseurs  de  Démosthène,  p.  359-364.) 

(2)  Septième  édition,  1879. 


DE   LA.   TOMBE   ÉGYPTIENNE.  579 

paraissent  accréditer  davantage  de  jour  en  jour  les  notions  posi- 
tives, ce  sont  encore  des  idées  obscures  et  des  mots  mal  définis 
qui  remuent  l'âme  de  la  plupart  des  hommes  et  qui  s'imposent  à 
eux  comme  les  mobiles  de  leurs  actions;  combien  plus  grande 
encore  et  plus  étendue  devait  être  dans  l'antiquité  la  puissance  de 
ces  idées  confuses  et  de  ces  images  sans  réalité,  alors  qu'une  rare 
élite,  encore  mal  pourvue  d'instrumens  de  recherche  et  d'analyse, 
s'essayait  avec  une  généreuse  hardiesse  à  penser  clairement  et 
librement  (1)  ! 

Ce  qui  ajoutait  encore  au  prestige  de  cette  illusion  et  ce  qui 
contribuait  à  la  perpétuer,  c'est  qu'elle  était  favorisée  par  plusieurs 
des  sentimens  qui  font  le  plus  honneur  à  la  nature  humaine.  Ce 
culte  des  morts  nous  étonne;  il  est  tout  près  de  nous  scandaliser 
par  son  matérialisme  naïf;  mais  cherchez-en  le  sens  et  l'inspira- 
tion première,  vous  y  trouverez  le  souvenir  et  le  regret  des  affec- 
tions perdues  et  des  tendresses  brisées  par  la  séparation  suprême; 
vous  y  trouverez  la  reconnaissance  des  enfans  pour  les  parens  qui 
les  ont  engendrés  et  nourris,  la  gratitude  que  les  vivans  doivent  à 
cette  longue  suite  d'ancêtres  dont  l'efïort  laborieux  a  créé  tous  les 
biens  dont  jouit  le  présent.  Sans  doute  il  y  avait,  dans  ces  rites  de 
la  religion  funéraire,  un  élément  périssable  que  le  progrès  de  la 
raison  devait  frapper  de  désuétude,  et  nous  pouvons  être  tentés  de 
sourire  quand  nous  voyons  l'Égyptien  ou  le  Grec  se  donner  tant  de 
peine  pour  abreuver  de  sang,  de  lait  ou  de  miel  les  mânes  de  ses 
aïeux  ;  mais,  à  tout  prendre,  l'un  et  l'autre,  dans  leur  simplicité, 
devinaient  une  vérité  qu'est  souvent  impuissant  à  saisir  de  nos 
jours  ce  que  l'on  appelle  l'esprit  révolutionnaire,  avec  son  puéril 
et  brutal  dédain  du  passé;  ils  sentaient  profondément,  à  leur 
manière,  l'étroite  solidarité  qui  relie  les  unes  aux  autres  toutes  les 
générations  humaines.  Avertis  par  le  cœur,  ils  avaient  ainsi  devancé 
les  résultats  auxquels  la  pensée  moderne  est  conduite  par  l'étude 
attentive  et  réfléchie  de  l'histoire.  La  philosophie  tire  aujourd'hui 
de  cette  conviction  raisonnée  et  des  conséquences  qu'elle  comporte 
le  principe  d'une  haute  moralité  ;  bien  avant  qu'elle  y  songeât,  déjà 
cette  idée  et  les  sentimens  tendres  et  respectueux  qu'elle  provoque 

(1)  M.  Herbert  Spencer,  dans  l'ingénieuse  et  subtile  analyse  qu'il  présente  de  ce 
qu'il  appelle  les  idées  primitives^  nous  avertit  aussi  de  ce  qu'elles  offrent  d'incohérent 
et  souvent  de  contradictoire  entre  elles  ;  mais  il  montre  en  même  temps,  par  plusieurs 
exemples  bien  choisis,  que  l'esprit  même  des  peuples  civilisés,  tout  autour  de  nous, 
admet  encore  et  fait  vivre  ensemble,  sans  paraître  s'en  douter,  des  conceptions  logi- 
quement tout  aussi  inconciliables  que  plusieurs  de  celles  dont  la  coexistence  nous 
étonne  chez  les  anciens  ou  chez  les  sauvages.  L'habitude  rend  l'esprit  insensible  à  ces 
contradictions  qui  frappent  l'observateur  placé  à  distance,  (f/ic  Principtes  ofsociology, 
t-  h  p.  119  et  185.) 


580  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

avaient  été,  pour  ces  premiers-nés  de  la  civilisation,  un  moyen 
puissant  d'amélioration  morale,  le  lien  de  la  famille  et  le  ciment  de 
la  cité. 

Si  nous  avons  cru  devoir  insister  ici  sur  cette  religion  des  morts 
et  en  bien  définir  le  caractère,  c'est  que  chez  aucun  autre  peuple 
l'art  n'a  traduit  d'une  manière  aussi  vive  et  aussi  forte  les  croyances 
dont  s'inspirait  ce  culte  ;  elles  ont  trouvé  dans  la  tombe  égyptienne 
leur  expression  plastique  la  plus  complète,  la  plus  claire  et  la  plus 
éloquente.  Pourquoi?  C'est  que  l'industrie  égyptienne  était  déjà 
très  avancée,  c'est  que  l'art  de  l'Egypte  disposait  déjà  de  toutes  ses 
ressources  au  temps  où  ces  croyances  étaient  le  plus  puissantes 
sur  les  âmes;  quant  à  l'art  de  la  Grèce,  il  ne  s'est  vraiment  déve- 
loppé que  dans  des  siècles  où,  sans  avoir  disparu,  ce  culte  des 
morts  n'était  déjà  plus  au  premier  plan  dans  la  conscience  et  l'ima- 
gination de  la  Grèce.  Lorsque  le  génie  grec,  après  de  longs  tâton- 
nemens ,  se  sent  assez  maître  de  la  matière  pour  en  obtenir  une 
ample  et  libre  expression  de  sa  pensée,  la  Grèce  a,  depuis  plusieurs 
siècles  déjà,  créé  les  dieux  olympiens;  les  idées  que  l'art  interprète, 
ce  sont  celles  du  brillant  polythéisme  d'Homère  et  d'Hésiode,  et  la 
tâche  qui  s'impose  à  lui,  c'est  de  prêter  aux  immortels  une  figure 
et  de  leur  construire  une  demeure  qui  soit  digne  de  leur  majesté. 
Sans  doute  l'architecte,  le  sculpteur  et  le  peintre  décoreront  aussi 
la  tombe;  ils  travailleront  à  lui  donner  une  belle  ordonnance;  ils 
en  couvriront  souvent  la  façade  ou  les  parois  de  bas-reliefs  et  de 
peintures;  ils  fabriqueront  pour  elle  ces  terres  cuites  et  ces  vases 
que  l'on  ensevelira  dans  ses  ténèbres  et  qui  sortent  aujourd'hui 
par  milliers  des  nécropoles  de  la  Grèce  et  de  l'Italie;  mais  ce  ne 
sera  jamais  là  pour  l'artiste  qu'un  emploi  secondaire  de  son  talent. 
Sa  haute  ambition,  celle  qui  ne  lui  laissera  point  de  repos  qu'il 
n'ait  atteint  la  perfection,  ce  sera  de  bâtir  le  temple  ou  de  modeler 
les  statues  d'un  Jupiter,  d'une  Pallas,  d'un  Apollon.  Au  contraire, 
dans  ces  âges  reculés  où  ces  nobles  types  n'existaient  pas  encore 
et  où  les  croyances  des  obscurs  ancêtres  de  la  Grèce  avaient  encore 
leur  caractère  tout  enfantin  et  naïf,  ces  tribus  innomées  ne  possé- 
daient point  un  art  qui  fût  en  mesure  de  traduire  avec  décision  et 
netteté  l'ensemble  de  ces  conceptions  premières. 

II  en  est  tout  autrement  dans  la  vallée  du  Nil;  une  industrie 
richement  outillée  et  un  art  déjà  savant  s'y  mettent  au  service  de 
la  croyance  populaire  et  s'appliquent,  avec  une  patience  intelligente 
et  laborieuse,  à  mieux  défendre  le  mort  contre  la  dissolution  qui  le 
menace  et  à  le  mieux  garantir  contre  la  soif  et  contre  la  faim.  L'E- 
gypte ne  diffère  pas  des  autres  peuples  par  les  opinions  et  les  pen- 
sées que  lui  avait  suggérées  le  mystère  de  la  mort  ;  elle  donne  la 


IJE  LA   TOMBE  ÉGYPTIENNE.  581 

même  solution  du  problème  qui  tourmentait  dès  lors  et  qui  tour- 
mentera toujours  l'âme  humaine.  Pendant  ces  siècles  d'enfance, 
c'est  partout  le  même  fond  d'idées.  La  différence,  toute  en  faveur 
de  l'Egypte,  c'est  que  celle-ci,  par  l'effet  de  circonstances  excep- 
tionnelles, avait  atteint  déjà,  dans  le  cours  même  de  cette  période, 
un  degré  de  civilisation  où  les  autres  peuples  ne  sont  arrivés  qu'à 
un  moment  postérieur  de  leur  développement  religieux.  Grâce  à 
cet  avantage,  elle  a  pu  suivre  ces  idées  jusqu'à  des  conséquences 
où  ne  devaient  pas  les  pousser  des  tribus  encore  presque  barbares, 
et  elle  n'a  point  eu  de  peine  à  les  expliquer  avec  plus  de  force  et 
de  clarté.  Il  nous  reste  à  montrer  comment  l'Egypte  a  su  tirer 
parti  de  cette  supériorité  pour  mieux  honorer  ses  morts,  pour  leur 
faire,  dans  la  tombe,  une  vie  meilleure,  plus  heureuse,  mieux  assu- 
rée contre  toutes  les  chances  contraires  qui  peuvent  en  compro- 
mettre le  bonheur  et  la  durée.  A  vrai  dire,  c'a  été  là,  comme  l'a- 
vaient deviné  les  voyageurs  grecs,  sa  préoccupation  dominante.  Son 
architecture  funéraire  a  été  la  plus  originale  de  ses  créations  et 
celle  qui  caractérise  le  mieux  son  génie,  surtout  lorsqu'on  l'étudié 
telle  que  nous  la  présentent  les  nécropoles  de  l'ancien  empire.  Plus 
tard,  dans  le  nouvel  empire,  à  Thèbes  et  ailleurs,  elle  n'est  plus 
aussi  homogène  ni  aussi  complète;  tout  l'arrangement  et  toute  la 
décoration  n'y  relèvent  plus  d'une  conception  unique:  on  y  sent  la 
trace  d'hypothèses  et  de  croyances  nouvelles.  Celles-ci,  sans  se 
substituer  à  la  croyance  primitive,  s'y  sont  ajoutées  avec  le  temps; 
elles  témoignent  du  travail  inquiet  auquel  se  livre  la  pensée  pour 
creuser  le  problème  de  la  destinée  humaine.  Ces  contradictions 
apparentes  et  ces  hésitations  ont  leur  intérêt  pour  l'histoire  de  la 
pensée  religieuse;  mais,  au  point  de  vue  de  l'art,  c'est  de  beau- 
coup la  tombe  memphitique  qui  est  la  plus  curieuse  et  la  plus  im- 
portante à  décrire.  Elle  a  ce  mérite  d'être  tout  entière  d'une  seule 
venue  et  comme  d'un  seul  jet;  tout  y  est  d'une  logique,  d'une 
clarté,  on  pourrait  presque  dire  d'une  transparence  parfaite;  aussi 
reste-t-elle  le  type  duquel  dérivent  toutes  les  tombes  postérieures, 
celles  de  Beni-Hassan,  d'Abydos  et  de  Thèbes;  on  en  modifie  cer- 
tains détails,  mais  les  dispositions  essentielles  persistent  jusqu'à  la 
fin.  Ce  seront  donc  les  nécropoles  de  Sakkarah  et  de  Gizeh  qui  nous 
fourniront  les  principaux  élémens  de  la  théorie  que  nous  paraissent 
supposer  la  sépulture  égyptienne  et  les  représentations  qui  la 
décorent. 


II. 

Le  premier,  le  plus  naturel  soutien  de  cette  vie  obscure  et  indé- 
finissable qui  recommence  dans  la  tombe  une  fois  qu'elle  a  reçu 


582  REÎTUE   DES    DEUX   MONDES. 

son  hôte  éternel,  c'est  le  corps.  On  n'épargnait  donc  rien  pour  en 
retarder  autant  que  possible  la  dissolution  et  pour  conserver 
intacts  des  organes,  auxquels  le  double  et  l'âme  viendraient  peut- 
être  un  jour  se  rejoindre,  de  manière  à  reconstituer  l'unité  de  l'être 
humain  (1).  L'embaumement,  pratiqué  avec  les  soins  minutieux 
que  l'on  sait,  rend  la  momie  à  peu  près  indestructible,  aussi  long- 
temps du  moins  qu'elle  demeure  couchée  dans  cette  terre  sèche  de 
r%ypte  qu'aucune  pluie  ne  perce  et  ne  détrempe.  Mes  compagnons 
de  voyage  et  moi,  nous  avons  déshabillé,  sur  le  sable  tiède  de  Sakka- 
rah,  près  de  la  bouche  du  puits  d'où  venaient  de  la  retirer  les  fellahs 
de  corvée,  une  grande  dame  contemporaine  des  Ramsès;  quand 
nous  l'eûmes  dégagée  des  légères  serviettes  de  lin  qui  l'envelop- 
paient et  des  bandelettes  qui  la  serraient  de  toutes  parts,  elle  nous 
apparut  telle  qu'elle  était  sortie  de  l'atelier  des  taricheutes  de 
Memphis.  Elle  avait  les  cheveux  noirs,  nattés  en  fines  tresses; 
toutes  ses  dents  étaient  en  place  entre  les  lèvres  un  peu  con- 
tractées ;  les  ongles  étroits  des  pieds  et  des  mains  étaient  teints 
de  henné.  Les  membres  étaient  restés  flexibles  et  les  formes 
à  peine  altérées  sous  la  peau  partout  lisse  et  ferme  qui  semblait, 
dans  certaines  parties,  encore  soutenue  par  les  chairs.  N'eût  été 
la  couleur  de  toile  goudronnée  ou  de  papier  brûlé  qu'elle  avait  prise, 
n'eût  été  l'odeur  de  naphte  dont  elle  s'était  imprégnée  et  qu'exha- 
laient tous  ces  linges  épars  autour  de  nous  sur  le  sol,  on  aurait 
compris  sans  trop  d'effort  le  sentiment  qu'éprouve  lord  Evandale, 

(1)  Les  textes,  eux  aussi,  témoignent  de  la  préoccupation  à  laquelle  répondait  l'em- 
baumement avec  ses  pratiques  si  compliquées.  Voir  P.  Pierret,  le  Dogme  de  la  résur- 
rection, etc.,  p.  10  :  «  Il  faut,  dit  l'auteur,  qu'aucun  membre,  qu'aucune  substance  ne 
manque  à  l'appel;  la  renaissance  est  à  ce  prix.  »  Tu  comptes  tes  chairs  qui  sont  au 
complet,  intactes  (texte  funéraire  égyptien).  —  Ressuscite  dans  To-deser  (la  terre 
sainte  ou  de  préparation,  région  où.  se  prépare  le  renouvellement),  momie  auguste  qui 
es  dans  le  cercueil.  Tes  substances  et  tes  os  sont  réunis  à  leur  chair  et  tes  chairs  réu- 
nies à  leur  place;  ta  tête  est  à  toi,  réunie  sur  ton  cou,  ton  cœur  est  à  toi.  (Statue 
funéraire  osiriennedu  Louvre.)  Aussi  le  mort  a-t-it  bien  soin  de  demander  aux  dieux: 
Que  ne  me  morde  pas  la  terre,  que  ne  me  mange  pas  le  soL  (Mariette,  Fouilles  d'Aby' 
dos.)  On  dut  donc  travailler  de  bonne  heure  à  conserver  le  corps  autant  que  pos- 
sible; mais  l'art  de  l'embaumeur  n'a  peut-être  atteint  sa  perfection  qu'à  l'époque 
thébaine;  on  se  serait  contenté,  sous  l'ancien  empire,  d'une  préparation  beaucoup 
plus  simple.  Voici  ce  que  dit  à  ce  sujet  M.  Mariette  :  «  Il  faudrait  réunir  plus  d'exem- 
ples que  je  n'en  ai  pu  trouver  pour  décider  la  question  de  la  momification  sous  l'an- 
cien empire.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  :  1°  qu'il  n'existe  aucun  morceau  do  linge 
de  momie  authentique  de  cette  époque;  2°  que  cependant  lesossemens  recueillis  dans 
les  sarc  )phages  oni  la  couleur  brunâtre  des  momies  et  qu'ils  exhalent  une  vague 
odeur  de  bitume.  Los  sarcophages  que  nous  avons  trouvés  vierges  ne  sont  pas  au 
nombre  de  cinq  ou  six.  Chaque  fois,  à  l'ouverture,  nous  avons  constaté  que  le  mort 
était  à  l'état  de  squelette.  Quant  au  linge,  nulle  trace  qu'un  peu  de  poussière  sur 
le  fond  du  sarcophage,  laquelle  pouvait  provenir  de  toute  autre  chose  que  d'un 
linceul  réduit  en  poudre.  ■  {Les  Tombes  de  l'ancien  empire,  page  16.) 


DE  LA  tombk  Égyptienne.  583 

dans  cette  brillante  fantaisie  que  Théophile  Gautier  a  intitulée  :  le 
Roman  de  la  momie;  avec  un  peu  de  complaisance,  on  se  serait 
expliqué  l'admiration  émue  et  attendrie  qui  s'empare  du  jeune 
homme  quand  il  contemple,  dépouillée  de  tous  ses  voiles,  la  beauté 
parfaite  de  celte  fille  d'Egypte  qui  a  jadis  troublé  le  cœur  du  plus 
orgueilleux  des  Pharaons  (1). 

Pour  que  ne  fût  pas  inutile  toute  la  dépense  faite  en  incisions, 
en  parfums  et  en  bandelettes,  il  convenait  de  placer  la  momie  au- 
dessus  du  niveau  oii  s'élèvent  les  plus  hautes  eaux  du  Nil  débordé. 
Quand  il  s'agit  d'établir  les  cimetières,  on  choisit  donc,  soit  comme 
à  Memphis  et  à  Abydos,  un  plateau  qui  confine  au  désert,  soit, 
comme  à  Beni-Hassan  et  à  Thèbes,  le  flanc  de  la  montagne  et  les 
ravins  qui  s'y  creusent.  Nulle  part,  dans  toute  la  vallée  du  Nil,  on 
n'a  encore  trouvé  une  tombe  des  temps  anciens  qu'atteigne  l'inon- 
dation. 

C'était  déjà  beaucoup  d'avoir  préservé  le  cadavre  de  la  corrup- 
tion, d'abord  par  les  préparations  savantes  de  l'embaumement,  puis 
par  la  précaution  prise  de  toujours  mettre  le  cercueil  à  l'abri  même 
des  plus  fortes  crues.  On  verra  de  plus,  en  étudiant  le  plan  de  la 
tombe  et  son  agencement,  à  quels  artifices  de  construction  les 
architectes  égyptiens  avalent  eu  recours  afin  de  dissimuler  l'entrée 
du  caveau  et  d'en  rendre  l'accès  aussi  difficile  que  possible  à  qui- 
conque voudrait  y  pénétrer  avec  de  mauvaises  intentions;  il  n'était 
obstacle  ni  piège  qu'ils  n'eussent  accumulé  devant  ses  pas,  avec 
une  patience  et  une  fertilité  d'inventions  qui  bien  souvent  ont  fait 
le  désespoir  des  fouilleurs  modernes,  notamment  aux  Pyramides, 
Il  y  a  certainement  en  Egypte,  aimait  à  dire  M.  Mariette,  des  mo- 
mies si  bien  cachées,  que  jamais,  au  sens  absolu  du  mot,  jamais 
elles  ne  reverront  le  jour. 

Cependant,  malgré  ce  qu'avait  fait,  pour  assurer  la  conservation 
du  corps,  la  plus  pieuse  et  la  plus  subtile  prévoyance,  il  pouvait 
arriver  que  la  haine  ou  plus  souvent  encore  l'avidité  déjouassent 
tous  ces  calculs.  Un  ennemi  pouvait  aller  chercher  le  défunt  jusque 
dans  son  sarcophage  pour  déchirer  et  pour  disperser  ses  membres, 
pour  lui  infliger  ainsi  une  seconde  mort  plus  cruelle  et  plus  irré- 
parable que  la  première.  Un  voleur,  pour  s'emparer  plus  à  l'aise 

(1)  Voir  le  récit  que  fait  Passalacqua  de  la  découverte  d'une  momie  de  jeune  femme 
qu'il  a  découverte  à  Thèbes.  «  Sa  chevelure,  dit-il,  la  rotondité  et  la  surprenante 
régularité  de  ses  formes  me  prouvèrent,  au  premier  coup  d'œil,  qu'elle  était  une 
beauté  de  son  temps,  descendue  au  tombeau  à  la  fleur  de  son  âge.  »  11  donne  ensuite 
une  minutieuse  description  de  sa  pose  et  de  sa  parure  et  il  termine  en  racontant  «que 
la  particularité  des  belles  proportions  de  cette  momie  et  sa  parfaite  conservation  avaient 
tellement  frappé  les  Af-abes  mêmes,  qu'ils  la  déterrèrent  à  plusieurs  reprises  pour  la 
faire  voir  à  leurs  femmes  et  à  leurs  voisins.  »  (CataloguQ  raisonné  et  historique  des 
antiquités  découvertes  en  Egypte,  In-S",  1826.) 


58i  REVUE   DES   DEUX  MONDES, 

de  l'or  et  des  bijoux  dont  avait  été  paré  le  cadavre,  pouvait  le 
tirer  hors  de  la  chambre  funéraire  et  l'abandonner  sur  l'arène,  nu 
et  déshonoré,  proie  promise  à  une  destruction  rapide. 

Exposée  ainsi  à  certaines  chances  contraires,  la  momie  était 
unique.  Qu'elle  succombât  de  manière  ou  d'autre  et  fût  anéantie, 
que  deviendrait  le  double?  Cette  crainte,  cette  terreur  suggéra  l'i- 
dée de  lui  donner  un  soutien  artificiel,  la  statue.  L'art  était  assez 
avancé  déjà  non-seulement  pour  reproduire  le  costume  et  l'attitude 
ordinaire  du  défunt  et  pour  en  marquer  le  sexe  et  l'âge,  mais  même 
pour  rendre  le  caractère  individuel  de  ses  traits  et  de  sa  physiono- 
mie; il  pouvait  aspirer  au  portrait.  L'emploi  de  l'écriture  permet- 
tait de  graver  sur  la  statue  le  nom  et  les  qualités  de  celui  qui 
n'était  plus  ;  ces  indications  achèveraient  d'en  faire  l'exacte  repré- 
sentation de  la  personne  disparue.  Ainsi  déterminée  par  l'inscrip- 
tion et  par  la  ressemblance  du  visage,  la  statue  servirait  à  perpé- 
tuer la  vie  de  ce  fantôme,  qui  risquait  toujours  de  se  dissoudre  et 
de  s'évaporer  s'il  ne  trouvait  un  appui  matériel  où  s'attacher  et  se 
prendre, 

«  Les  statues  étaient  plus  solides  que  la  momie,  et  rien  n'empê- 
chait de  les  fabriquer  en  la  quantité  qu'on  voulait.  Un  seul  corps 
était  une  seule  chance  de  durée  pour  le  double;  vingt  statues 
représentaient  vingt  chances.  De  là  ce  nombre  vraiment  étonnant 
de  statues  qu'on  rencontre  quelquefois  dans  une  seule  tombe.  La 
piété  des  parens  multipliait  les  images  du  mort,  et,  par  suite,  les 
supports,  les  corps  impérissables  du  double,  lui  assurant  par  cela 
seul  une  presque  immortalité  (1).  » 

Un  réduit  spécial  était  préparé,  dans  l'épaisseur  du  massif  qui 
formait  la  partie  construite  de  la  tombe,  pour  recevoir  ces  statues 
de  bois  ou  de  pierre,  pour  les  conserver  à  l'abri  des  regards  et  de 
toute  tentative  indiscrète  (2).  D'autres  effigies  étaient  placées  dans 
les  chambres  du  tombeau  ou  dans  les  cours  qui  le  précédaient. 
Enfin  les  personnages  considérables  obtenaient  du  roi  la  permis- 
sion de  dresser  dans  les  temples  leurs  propres  statues,  où  elles 
étaient  protégées  par  la  majesté  du  sanctuaire  et  confiées  aux  soins 
des  prêtres. 

A  nous  placer  au  point  de  vue  des  anciens  Égyptiens,  ces  pré- 
cautions n'ont  pas  été  inutiles  ;  beaucoup  de  ces  images  ont  tra- 
versé sans  accident  cinquante  ou  soixante  siècles  ;  elles  sont  arri- 
vées jusqu'à  nous,  et  elles  ont  trouvé  dans  nos  musées  un  asile 
où  elles  n'ont  plus  à  craindre  que  le  lent  effet  du  climat  et  du  temps. 

(1)  Maspcro,  Conférence. 

(2)  C'est  ce  que  l'on  appelle  aujourd'hui  généralement  le  serdab;  ce  mot,  qui  du 
persan  a  passé  dans  l'arabe,  désigne  un  couloir  obscur.  C'est  en  l'entendant  employer 
par  ses  ouvriers  que  M.  Mariette  l'a  adopté  et  mis  à  la  mode  entre  égyptologues. 


DE  LA    TOMBE  ÉGYPTIENNE.  585 

Celles  qui  sont  gardées  en  Egypte  même  pourraient,  ce  semble, 
compter  sur  une  éternelle  durée.  Si,  pour  résister  à  l'anéantisse- 
ment, le  double  n'avait  eu  besoin  que  de  la  persistance  de  l'image, 
celui  de  Chéphren,  le  constructeur  de  la  seconde  des  grandes  pyra- 
mides, vivrait  encore,  préservé  par  la  magnifique  statue  de  diorite 
qui  fait  la  gloire  de  Boulaq  ;  grâce  à  la  dureté  de  la  matière,  il 
aurait  toute  chance  de  ne  jamais  périr.  Par  malheur  pour  l'ombre 
du  pharaon,  cette  vie  posthume,  que  nous  avons  aujourd'hui  tant 
de  peine  à  comprendre,  ne  se  prolongeait  que  grâce  à  un  concours 
de  conditions  complexes  dont  la  plupart  n'ont  pu  continuer  long- 
temps à  être  réalisées. 

C'était  une  vie  toute  matérielle  ;  le  mort-vivant  avait  faim  et  soif, 
il  lui  fallait  des  alimens  et  des  boissons.  Cette  nourriture  lui  était 
fournie  par  les  vivres  déposés  auprès  de  lui,  puis,  comme  cette 
provision  était  censée  s'user,  par  les  repas  funéraires  qui  se  célé- 
braient dans  la  tombe  et  dont  il  prenait  sa  part.  Le  premier  de  ces 
repasse  donnait  à  la  fin  de  la  cérémonie  de  l'enterrement;  puis 
ces  festins  se  continuaient  et  se  répétaient  d'année  en  année,  plu- 
sieurs fois  par  an,  aux  jours  fixés  par  la  tradition  et  d'ailleurs  sou- 
vent rappelés  par  l'expresse  volonté  du  défunt.  Une  pièce  ouverte 
et  publique  avait  été  ménagée  dans  la  tombe  en  vue  de  ces  réu- 
nions; c'était  une  sorte  de  chapelle  ou,  si  l'on  veut,  de  salle  à  man- 
ger, où  prenaient  place  les  parens  et  les  amis.  Au  pied  de  la  stèle 
où  le  défunt  était  représenté  en  adoration  devant  Osiris,  le  dieu 
des  morts,  était  dressée  une  table  d'offrandes,  sur  laquelle  on  dépo- 
sait la  portion  destinée  au  double  et  l'on  faisait  couler  la  libation. 
Dans  la  muraille  était  réservé  un  conduit  par  lequel  arrivait  jus- 
qu'aux statues  l'agréable  odeur  des  viandes  rôties  et  des  fruits 
parfumés  ainsi  que  les  fumées  de  l'encens  jeté  sur  la  flamme. 

Pour  assurer  la  régularité  de  ce  service  et  ne  pas  risquer  de 
mourir  d'inanition  dans  la  tombe  négligée,  ce  n'était  pas  assez  de 
compter  sur  la  piété  de  ses  descendans;  au  bout  de  deux  ou  trois 
générations,  elle  pouvait  se  refroidir  et  se  relâcher  de  ses  soins. 
D'ailleurs  à  la  longue,  la  famille  pouvait  s'éteindre.  Tout  roi,  tout 
prince,  tout  grand  seigneur,  tout  personnage  un  peu  riche  et  con- 
sidérable avait  donc  soin  de  faire,  pour  l'entretien  de  sa  tombe, 
ce  que  nous  appellerions  une  fondation  à  perpétuité  ;  il  affectait  à 
cet  usage  les  revenus  d'un  domaine,  qui  devait  en  même  temps  nour- 
rir le  prêtre  ou  les  prêtres  chargés  d'accomplir  ces  rites  cérémo- 
niels.  On  trouve  encore,  sous  les  Ptolémées,  des  desservans  atta- 
chés à  la  chapelle  funéraire  de  Choufou,  le  constructeur  de  la 
grande  pyramide.  Il  est  difficile  de  croire  qu'une  fondation  faite  sous 
l'ancien  empire  ait  pu  traverser  sans  encombre  tant  de  changemens 


586  BETUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  régime  ;  mais  les  honneurs  rendus  aux  anciens  rois  étaient  deve- 
nus, en  Egypte,  une  institution  de  l'état;  pour  faire  acte  de  piété 
envers  ses  lointains  prédécesseurs,  quelque  souverain  réparateur 
avait  dû  restituer  le  culte  des  princes  presque  légendaires  qui 
représentaient  les  glorieux  commencemens  de  l'histoire  nationale. 
Il  y  avait,  en  outre,  des  prêtres  attachés  à  chaque  nécropole; 
moyennant  une  certaine  redevance,  ils  officiaient  de  tombe  en  tombe. 
M.  Mariette  les  a  reconnus  dans  quelques-uns  des  bas-reliefs  de 
Sakkarah.  On  s'assurait  leurs  services  comme  aujourd'hui  on  achète 
des  messes  (l). 

Le  même  sentiment  conduisait  à  enterrer  avec  le  mort  ses  armes, 
ses  vêtemens,  ses  bijoux,  tous  les  objets  dont  il  pouvait  avoir 
besoin  dans  l'autre  vie  ;  on  sait  quels  trésors  nous  ont  livrés,  en 
ce  genre,  les  tombes  égyptiennes  et  leur  mobilier  funéraire;  ce 
sont  leurs  dépouilles  qui  remplissent  les  vitrines  de  nos  musées. 
Ce  n'était  pas  là  non  plus  une  habitude  qui  ait  été  particulière  à 
l'Egypte;  elle  existait  chez  tous  les  peuples  anciens,  civilisés  ou 
barbares  ;  il  est  même  resté  trace,  dans  les  plus  anciens  souvenirs  de 
la  race  hellénique,  du  temps  où,  comme  ces  Scythes  dont  Hérodote 
nous  décrit  les  mœurs  (2),  les  Grecs  immolaient,  à  la  mort  d'un 
chef,  ses  serviteurs  et  ses  femmes,  pour  les  envoyer  tenir  compa- 
gnie au  défunt.  Quand  elle  se  révèle  à  nous  par  ses  monumens, 
l'Egypte  est  déjà  trop  civilisée  pour  pratiquer  ces  sacrifices  san- 
glans;  grâce  au  concours  que  l'art  prêtait  à  la  religion,  elle  avait 
trouvé  moyen  d'assurer  au  mort  les  mêmes  avantages  sans  com- 
mettre les  mêmes  cruautés.  Ces  domestiques  attachés  à  sa  personne 
et  ces  gens  de  métier  dont  les  services  lui  seraient  si  nécessaires 
dans  l'autre  vie,  elle  l'en  entourait  pour  toujours  à  moindres  frais. 
Au  lieu  de  les  égorger  près  de  la  fosse,  elle  les  représentait,  dans 
la  variété  même  de  leurs  occupations  et  dans  tout  le  feu  du  travail, 
sur  les  parois  de  la  tombe^  richement  décorée  par  le  sculpteur  et 
par  le  peintre.  Elle  faisait  de  même  pour  tous  ces  objets  d'usage  et 
de  luxe  que  le  double  aimerait  à  avoir  sous  la  main,  comme  pour 
ces  alimens  qui  lui  étaient  indispensables. 

C'est  à  une  préoccupation  du  même  genre  que  se  rattache  un 
usage  qui  s'établit  un  peu  plus  tard,  ce  semble  ;  nous  voulons  parler 
de  l'habitude  que  l'on  prit  de  placer  dans  la  tombe  ces  statuettes 
qui  sont  connues  sous  le  nom  de  figurines  funéraires  et  qui  se 
rencontrent  en  si  grand  nombre  dans  les  sépultures,  à  partir  du 
second  empire  thébain.  M.  Mariette  en  a  recueilli  dans  des  tom- 

(1)  Tombes  de  l'ancien  empire,  p.  87. 

(2)  IV,  71-72. 


DE   LA   TOMBE   ÉGYPTIENNE.  587 

beaux  de  la  douzième  dynastie,  et  le  chapitre  vi*  du  Livre  des 
morts,  qu'elles  portent  gravé  sur  leur  corps,  est  un  de  ceux  qui 
paraissent  les  plus  anciens  aux  critiques  modernes  ;  or,  on  sait 
que  ceux-ci  inclinent  maintenant  à  croire  que  ce  rituel  remonte, 
au  moins  par  ses  parties  essentielles,  jusqu'à  la  période  memphite. 

Ces  figurines  sont  de  dimensions  et  de  matières  diverses;  elles 
ne  dépassent  pas  d'ordinaire  0'",20  ou  O-'^SO,  mais  on  en  pos- 
sède quelques-unes  qui  ont  près  de  1  mètre.  Il  y  en  a  en  bois,  en 
pierre  calcaire  et  même  en  granit;  mais  d'ordinaire  elles  sont  faites 
de  cette  terre  cuite,  recouverte  d'un  émail  vert  ou  bleu,  que  l'on 
désigne  souvent  par  le  terme  inexact  de  porcelaine  égyptienne. 
Leur  aspect  est  celui  de  la  momie;  de  leurs  mains  croisées  sur  la 
poitrine,  elles  tiennent  des  instrumens  d'agriculture,  boyaux  et 
sarcloirs,  et  un  sac  destiné  à  contenir  des  graines  pend  sur  leur 
épaule.  Le  sens  de  cet  outillage  nous  aurait  déjà  été  indiqué  par 
la  connaissance  que  nous  avons  de  la  manière  dont  l'Egypte  se 
représentait  l'autre  vie;  il  est  d'ailleurs  expliqué  par  le  tableau  du 
chapitre  xc  du  rituel,  où  l'on  voit  le  défunt  labourant,  semant  et 
moissonnant  dans  les  champs  de  l'autre  monde.  Ces  statuettes  sont 
censées  être  le  portrait  du  mort  dont  le  nom  y  est  inscrit;  la  res- 
semblance individuelle,  négligée  dans  la  plupart  d'entre  elles  à 
cause  de  la  rapidité  d'une  fabrication  tout  industrielle,  est  sensible 
dans  les  plus  soignées.  Le  texte  du  rituel  et  d'autres  monumens 
les  désignent  sous  le  nom  d'oushebti  ou  répondantes  (du  verbe 
oitsheb^  répondre).  Il  est  donc  aisé  de  définir  le  rôle  que  leur  attri- 
buait l'imagination  populaire  ;  elles  répondaient  à  l'appel  du  nom 
qui  y  est  tracé,  et  elles  se  substituaient  au  défunt  pour  cultiver  à 
sa  place  le  sol  des  régions  souterraines  (1)  ;  elles  concouraient,  avec 
les  serviteurs  peints  et  ciselés  sur  les  murs,  à  lui  épargner  des  fati- 
gues et  à  le  mettre  à  l'abri  du  besoin.  C'est  une  autre  traduction 
de  la  même  idée;  dans  son  désir  de  prendre  toutes  ses  sûretés 
contre  l'abandon,  contre  la  misère  et  contre  l'anéantissement  final, 
jamais  l'homme  ne  croyait  avoir  assez  fait  pour  meubler,  pour 
approvisionner  et  pour  peupler  sa  tombe. 

On  sent  tous  les  mérites  de  ces  combinaisons  ingénieuses.  Les 
alimens  en  nature  ne  se  conservaient  pas;  la  négligence  des  vivans, 
l'extinction  d'une  famille,  le  manque  de  foi  d'un  prêtre  pouvaient 
priver  le  mort  de  sa  nourriture  et  le  faire  ainsi  souffrir,  le  faire 

(1)  Pietschmann  {der  /Egyptische  Fetischdienst,  etc.,  p.  155)  a  très  bien  saisi  le 
caractère  de  ces  figurines.  Cf.  Pierret,  Dictionnaire  d'archéologie  égyptienne,  v,  5. 
Voir  encore,  sur  la  personnalité  que  l'on  prêtait  à  ces  figurines  et  sur  les  services  qu'on 
en  attendait,  une  note  de  Maspero  sur  une  tablette  appartenant  à  M.  Rogers.  (Recueil 
de  travaux  relatifs,  etc.,  t.  ii,  p.  12.) 


588  REVCE   DES    DEUX   MONDES. 

périr  d'inanition.  Eux-mêmes,  vêtemens  et  meubles  couraient  à  la 
longue  le  risque  de  s'user  et  de  se  décomposer  dans  la  tombe;  les 
dimensions  du  caveau  ne  permettraient  d'ailleurs  pas  d'y  déposer 
tout  ce  que  l'hôte  de  la  sombre  demeure  aurait  plaisir  à  trouver 
autour  de  lui.  Tout  au  contraire,  les  figurines  funéraires  étaient 
faites  de  la  plus  indestructible  des  matières,  et  les  bas-reliefs,  ainsi 
que  les  peintures,  étaient  comme  incorporés  aux  épaisses  murailles 
de  pierre  ou  à  la  roche  vive;  elles  avaient  toute  chance  de  durer 
indéfiniment.  De  fait,  elles  se  sont  conservées,  sans  altération  sen- 
sible, jusqu'à  nos  jours.  Nous  avons  visité  le  tombeau  de  Ti  peu  de 
temps  après  que  les  chambres  en  avaient  été  dégagées  et  déblayées. 
C'était  merveille  de  voir  combien  formes  et  couleurs  s'étaient  gar- 
dées intactes  et  fraîches  sous  le  sable;  on  aurait  dit  que  cette 
œuvre,  vieille  de  quatre  à  cinq  mille  ans,  venait  à  peine  d'être  ter- 
minée. A  la  gaîté  de  leurs  tons  clairs,  avec  leur  contour  si  net  et  si 
fin,  ces  charmans  bas-reliefs  faisaient  l'effet  d'une  médaille  à  fleur 
de  coin. 

De  l'ancien  au  nouvel  empire,  ces  scènes,  empruntées  à  la  vie 
quotidienne  du  peuple  égyptien,  n'ont  pas  cessé  d'être  figurées  sur 
les  tombes;  lorsqu'on  a  commencé  à  les  y  étudier  et  à  les  y  rele- 
ver, on  en  a  proposé  différentes  explications.  Les  uns  y  ont  vu 
comme  une  sorte  de  biographie  illustrée  du  défunt,  la  représenta- 
tion des  actes  qu'il  a  accomplis  ou  à  l'accomplissement  desquels  il 
a  présidé  pendant  le  cours  de  sa  vie  mortelle;  les  autres  y  ont 
cherché  la  figuration  de  la  seconde  vie,  la  peinture  variée  des 
joies  et  des  plaisirs  que  les  champs  Élysées  de  l'Egypte  réservent 
aux  morts  divinisés. 

Ces  deux  interprétations  n'ont  pas  résisté  à  un  examen  attentif  et 
critique  de  ces  tableaux  ni  au  déchiffrement  des  inscriptions  qui 
les  accompagnaient.  On  s'aperçoit  bien  vite,  par  des  comparaisons 
faciles  à  instituer,  que  ces  scènes  n'ont  pas  un  caractère  anecdo- 
tique;  il  est  très  rare,  quoique  non  sans  exemple,  qu'elles  parais- 
sent se  rapporter  à  des  circonstances  qui  soient  particulières  à  tel 
ou  tel  personnage  et  qui  le  distinguent  du  reste  de  ses  contempo- 
rains. Il  y  a  bien  telles  stèles  ou  telles  tombes  où  le  mort  paraît 
préoccupé  de  dresser  l'état  de  ses  services,  afin  sans  doute  de 
retrouver  dans  l'autre  monde  sa  situation  acquise  et  d'y  continuer 
le  cours  de  ses  succès  et  de  ses  honneurs;  c'est  comme  un  dossier 
qu'il  se  prépare.  L'inscription  prend  alors,  dans  une  de  ses  par- 
ties, une  couleur  biographique;  il  en  est  de  même  de  la  décoration 
de  la  stèle  ou  des  parois.  Gomme  exemple  de  ces  textes  narratifs, 
nous  citerons  la  longue  inscription  d'Ouna,  où  nous  est  racontée 
la  vie  d'une  sorte  de  grand-vizir  des  deux  premiers  rois  de  la 


DE    LA    TOMBE   ÉGYPTIENNE.  589 

sixième  dynastie;  nous  citerons  encore  les  inscriptions  gravées 
dans  les  tombes  des  princes  féodaux  qui  ont  été  ensevelis  à  Beni- 
Hassan.  Dans  ces  dernières  sépultures,  on  a  aussi  des  représenta- 
tions historiques,  commentaire  naturel  du  texte  ;  il  suffit  de  rappe- 
ler la  peinture  tant  de  fois  reproduite  où  se  voit  l'arrivée  d'une 
bande  d'Asiatiques  qui  viennent  apporter  au  prince  une  espèce  de 
fard,  le  stibiion,  et  qui^  lui  demandent  peut-être  en  échange  la 
permission  de  faire  en  Egypte  leur  provision  de  blé,  comme  les 
Hébreux  au  temps  de  Jacob. 

Ceci  reste  d'ailleurs  toujours  l'exception;  presque  toujours  ce 
sont  les  mêmes  sujets  qui  reviennent  sur  les  tombes  avec  cette  per- 
sistance qui  caractérise  les  thèmes  traditionnels  et  généraux.  Les 
chiffres  qui  accompagnent  la  désignation  des  troupeaux  et  autres 
biens  possédés  par  le  défunt  ont  aussi  quelque  chose  d'hyperbo- 
lique, qui  ne  sent  point  la  réalité  (1).  D'autre  part,  dans  tous  ces 
bas-reliefs,  les  gens  de  métier,  depuis  le  laboureur,  le  boulanger 
et  le  boucher  jusqu'au  statuaire,  se  livrent  à  leurs  occupations  pro- 
fessionnelles avec  une  application  laborieuse  qui  semble  exclure 
l'idée  d'une  félicité  idéale.  Tout  ce  monde  s'empresse  et  travaille 
en  toute  conscience;  on  sent  que  cultivateurs  et  artisans  s'emploient 
avec  zèle  à  une  tâche  commandée  par  le  devoir. 

Pour  qui  se  donne-t-on  tant  de  peine?  Sachez  entrer  dans  les 
idées  du  peuple  qui  a  tracé  ces  images,  comparez  ces  représenta- 
tions aux  textes  qui  les  accompagnent,  et  vous  serez  en  mesure  de 
répondre  à  cette  question.  Nous  prenons  au  hasard  quelques-unes 
des  inscriptions  qui  servent  de  légende  aux  scènes  figurées  sur  le 
fameux  tombeau  de  Ti,  et  voici  ce  que  nous  y  lisons  :  «  Il  voit  (mot 
à  mot  voir)  l'arrachage  et  le  foulage  du  raisin  et  tous  les  travaux 
de  la  compagnie.  » 

Ailleurs  :  «  Il  voit  l'arrachage  du  lin,  le  moissonnage  du  blé,  le 
transport  à  dos  d'âne,  la  mise  en  meule  des  domaines  du  tom- 
beau. » 

Auprès  d'une  autre  scène  :  «  Ti  voit  les  étables  des  bœufs  et  des 
petits  bestiaux,  les  rigoles  et  les  canaux  du  tombeau.  » 

On  ne  saurait  indiquer  plus  clairement  la  part  que  prend  le  mort 
à  tous  les  travaux  qui  s'accomplissent  sur  les  murs  de  la  tombe; 
c'est  pour  lui  qu'on  vendange  et  qu'on  prépare  le  vin,  qu'on  récolte 
le  lin,  qu'on  abat  le  blé  sous  la  faucille,  que  l'on  conduit  aux 
champs  les  bestiaux,  que  l'on  arrose  le  sol  du  domaine:  c'est  pour 
lui,  c'est  pour  pourvoir  à  ses  besoins  que  se  courbent  et  se  tendent 
tous  ces  bras  affairés. 

(1)  Voir  Mariette,  Tombes  de  Vancien  empire,  p.  88. 


590  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Afin  de  résumer  les  idées  qui  ont  présidé  à  la  construction  et  à 
la  décoration  de  ces  tombeaux,  nous  laisserons  ici  la  parole  à 
M.  Maspero;  seulement  il  convient  de  faire  remarquer  que,  dans 
cette  page  d'un  sentiment  si  juste  et  si  fin,  il  fait  plusieurs  fois 
allusion  à  une  conception  de  la  vie  future  qui  déjà  diffère  à  quel- 
ques égards  de  la  conception  primitive  et  qui  appartient  surtout  au 
second  empire  thébain,  ainsi  qu'aux  temps  postérieurs. 

«  Les  scènes  choisies  pour  la  décoration  des  murailles  avaient  une 
intention  magique  :  qu'elles  eussent  trait  à  la  vie  civile  ou  à  l'enfer, 
elles  devaient  assurer  au  mort  une  existence  heureuse  ou  le  préser- 
ver des  dangers  d'outre-tombe...  Leur  reproduction  sur  les  parois 
de  la  tombe  lui  garantissait  l'accomplissement  des  actes  représen- 
tés. Le  double^  le  bai,  le  hmiineux,  peu  importe,  enfermé  dans  sa 
syringe,  se  voyait,  sur  la  muraille,  allant  à  la  chasse,  et  il  allait  à  la 
chasse,  mangeant  et  buvant  avec  sa  femme,  et  il  mangeait  et  buvait 
avec  sa  femme,  traversant,  sain  et  sauf,  avec  la  barque  des  dieux, 
les  horribles  régions  de  l'enfer,  et  il  les  traversait  sain  et  sauf.  Le 
labourage,  la  moisson,  la  grangée  des  parois  étaient  pour  lui  labou- 
rage, moisson,  grangée  réels.  De  même  que  les  figurines  funéraires 
déposées  dans  sa  tombe  exécutaient  pour  lui  tous  les  travaux  des 
champs  sous  l'influence  d'un  chapitre  magique  et  s'en  allaient, 
comme  dans  la  ballade  de  Goethe  le  pilon  de  l'apprenti  magicien, 
puiser  de  l'eau  ou  transporter  les  grains,  les  ouvriers  de  toute  sorte 
peints  dans  les  registres  fabriquaient  des  souliers  et  cuisinaient 
pour  le  défunt;  ils  le  menaient  à  la  chasse  dans  le  désert  ou  à  la 
pêche  dans  les  fourrés  de  papyrus.  Après  tout,  ce  monde  de  vassaux 
plaqué  sur  le  mur  était  aussi  réel  que  le  double  ou  Vâme,  dont  il 
dépendait;  la  peinture  d'un  serviteur  était  bien  ce  qu'il  fallait  à 
l'ombre  d'un  maître.  L'Égyptien  croyait,  en  remplissant  sa  tombe 
de  figures,  qu'il  s'assurait  au-delà  de  la  vie  terrestre  la  réalité  de 
tous  les  objets  et  de  toutes  les  scènes  représentés  :  c'était  là  ce  qui 
l'encourageait  à  construire  un  tombeau  de  son  vivant.  Les  parens, 
en  s'acquittant  des  cérémonies  à  sens  mystérieux  qui  accompa- 
gnaient l'enterrement,  croyaient  faire  bénéficier  le  défunt  de  leurs 
actes  ;  la  certitude  d'avoir  rendu  service  à  quelqu'un  qui  leur  avait 
été  cher  les  soutenait  et  les  consolait  au  retour  du  cimetière,  quand, 
le  convoi  terminé,  le  mort,  enfin  seul  dans  son  caveau,  restait  en 
possession  de  son  domaine  imaginaire  (1).  » 

Cette  fiction  nous  étonne;  il  nous  semble  qu'elle  devait  demander 
à  l'imagination  un  bien  grand  eflort,  un  effort  dont  la  nôtre  ne  se 
sentirait  pas  capable.   C'est  que  nous  avons  grand'peine  à  nous 

(1)  Journal  asiatique,  mai-juin  1880,  p.  419-420. 


DE   LA.  TOMBE   ÉGYPTIENNE.  591 

rendre  compte  d'un  état  d'esprit  qui  différait  profondément  de  celui 
que  nous  ont  fait  le  travail' des  siècles  et  le  progrès  de  la  pensée. 
Ces  premiers  hommes  n'avaient  pas  une  assez  longue  expérience 
des  choses  et  une  assez  grande  puissance  de  réflexion  pour  distin- 
guer ce  qui  est  possible  de  ce  qui  est  impossible;  ils  ne  faisaient 
point  de  diflérence  entre  la  nature  vivante  et  ce  que  nous  appelons 
les  objets  inanimés;  ils  ne  pouvaient  concevoir  l'existence  dans  des 
conditions  autres  que  celles  où  ils  se  sentaient  eux-mêmes  placés, 
et  ils  attribuaient  à  tout  ce  qui  les  entourait  une  âme  semblable  à 
la  leur.  Il  ne  leur  en  coûtait  donc  pas  plus  de  prêter  la  vie  à  ces 
serviteurs  en  peinture  qu'à  la  momie  et  à  la  statue  du  défunt,  qu'à 
ce  fantôme  qu'ils  nommaient  le  double.  Ne  paraît-il  pas  aussi  natu- 
rel à  l'enfant  de  battre,  pour  la  punir,  la  table  où  il  s'est  heurté 
que  de  parler  avec  tendresse  ou  colère  à  la  poupée  qu'il  tient  dans 
ses  bras? 

Ce  don  de  tout  animer  et  de  tout  personnifier,  aujourd'hui  le 
poète  seul  le  partage  avec  l'enfant  ;  mais  alors  il  subsistait  tout 
entier  jusque  dans  la  pleine  maturité  de  l'âge;  l'imagination  avait 
ainsi  chez  tous  les  hommes  une  puissance  inconsciente  qui  dépas- 
sait de  beaucoup  ce  que  nous  admirons  chez  les  plus  grands  mêmes 
de  nos  poètes.  Dans  l'effort  que  l'on  faisait  pour  ne  laisser  manquer 
de  rien  ce  pauvre  mort  qui  ne  pouvait  plus  s'aider  lui-même,  on  ne 
se  contenta  donc  pas  de  ces  alimens  et  de  ces  meubles  figurés  sur 
les  murs  ;  malgré  tout  l'espace  qu'ils  couvrent  et  la  variété  qu'ils 
présentent,  ils  restent  toujours  en  nombre  limité.  On  avait  comme 
la  secrète  impression  qu'ils  pourraient  finir  par  s'épuiser  et  par  ne 
plus  suffire  à  des  besoins  éternellement  renaissans.  On  fit  donc  un 
pas  de  plus  dans  la  voie  où  l'on  s'était  engagé;  par  une  fiction  plus 
étrange  encore  et  plus  hardie,  on  attribua  à  la  prière  le  pouvoir 
de  multiplier  et  de  renouveler  indéfiniment,  par  la  vertu  magique 
de  termes  consacrés,  tous  ces  objets  de  première  nécessité  qui 
étaient  indispensables  à  l'hôte  de  la  tombe. 

Toute  tombe  comporte  une  stèle,  c'est-à-dire  une  dalle  de  pierre, 
dressée  verticalement,  dont  la  forme^et  la  place  varient  suivant  les 
époques,  mais  qui  a  toujours  même  caractère  et  même  destination. 
La  plupart  des  stèles  sont  ornées  de  peintures  ou  de  sculptures; 
toutes  portent  une  inscription  plus  ou  moins  compliquée.  Dans  le 
cintre  qui  en  forme  la  partie  supérieure,  —  nous  prenons  ici  la 
forme  la  plus  ordinaire,  —  le  mort  suivi  de  sa  famille  présente  les 
objets  de  l'offrande  à  un  dieu  qui  est  le  plus  souvent  Osiris;  au-des- 
sous se  lit  une  inscription  dont  la  formule,  toujours  la  même,  est 
ainsi  conçue  :  «  Offrande  à  Osiris,  —  ou  à  tel  autre  dieu,  —  pour 
qu'il  donne  des  provisions  en  pains,  liquides,  bœufs,  oies,  en  lait, 


592  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

en  vin,  en  bière,  en  vêtemens,  en  parfums,  en  toutes  les  choses 
bonnes  et  pures  dont  subsiste  le  dieu,  au  doiible  de  défunt  iV.  fils 
de  N.  »  En  bas,  le  mort  est  souvent  représenté  recevant  aussi  lui- 
même  les  offrandes  de  sa  famille.  De  part  et  d'autre,  les  objets 
figurés  sont  conçus  comme  réels,  de  même  que  dans  la  décoration 
des  parois  de  la  chambre.  Ils  sont  offerts  directement,  dans  le 
registre  inférieur,  à  celui  qui  doit  en  profiter,  tandis  que  dans  le 
registre  d'en  haut,  pour  être  plus  sûr  qu'ils  iront  à  leur  adresse,  on 
charge  le  dieu  d'en  opérer  la  transmission.  On  donne  au  dieu  les 
provisions  que  le  dieu  doit  fournir  au  double j  par  l'intervention 
d'Osiris,  le  double  des  pains,  des  liquides,  de  la  viande  passe  dans 
l'autre  monde  et  y  nourrit  le  double  de  l'homme;  mais  il  n'est  pas 
nécessaire  que  l'offrande,  pour  être  effective,  soit  réelle  ou  même 
quasi  réelle,  que  l'art  en  ait  reproduit  le  simulacre  sur  la  pierre. 
((  Le  premier  venu,  répétant  en  l'honneur  du  mort  la  formule  de 
l'offrande,  procurait  par  cela  seul  au  double  la  possession  de  tous 
les  objets  dont  il  récitait  l'énumération.  Aussi  beaucoup  d'Égyptiens 
faisaient-ils  graver,  à  côté  du  texte  ordinaire,  une  invocation  à  tous 
ceux  que  la  fortune  amènerait  devant  leur  tombeau  : 

«  0  vous  qui  subsistez  sur  cette  terre,  simples  particuliers,  prêtres, 
scribes,  officians  qui  entrez  dans  cette  syringe,  si  vous  aimez  la  vie 
et  que  vous  ignoriez  la  mort,  si  vous  voulez  être  dans  la  faveur  des 
dieux  de  vos  villes  et  ne  pas  goûter  la  terreur  de  l'autre  monde, 
mais  être  ensevelis  dans  vos  tombeaux  et  léguer  vos  dignités  à  vos 
enfans,  soit  qu'étant  scribe  vou'^  récitiez  les  paroles  inscrites  sur 
cette  stèle,  soit  que  vous  en  écoutiez  la  lecture,  dites  :  a  Offrande  à 
Ammon,  maître  de  Karnak,  pour  qu'il  donne  des  milliers  de  pains, 
des  milliers  de  vases  de  liquide,  des  milliers  de  bœufs,  des  mil- 
liers d'oies,  des  milliers  de  vêtemens,  des  milliers  de  toutes  les 
choses  bonnes  et  pures  au  double  du  prince  Entew  (1).  » 

Grâce  à  toutes  ces  précautions  subtiles  et  à  la  complaisance  avec 
laquelle  l'esprit  entrait  dans  toutes  ces  fictions,  la  tombe  méritait 
bien  le  nom  qu'elle  recevait  souvent  de  ynaison  du  double.  Le 
double,  commodément  installé  dans  cette  demeure  aménagée  à  son 
usage,  y  recevait  les  visites  et  les  offrandes  de  ses  parens  et  de  ses 
amis  :  «  il  avait  des  prêtres  que  l'on  payait  pour  lui  offrir  des  sacri- 
fices; il  possédait  des  esclaves,  des  bestiaux,  des  terres  chargées 

(1)  Nous  empruntons  à  M.  Maspero  (Conférence,  p.  382)  la  traduction  de  cette  stèle 
du  Louvre  (c.  xxvi)  et  les  réflexions  qui  la  précèdent.  Cette  stèle  est,  d'après  M.  de 
Rougé,  de  la  douzième  dynastie  environ.  Nous  retrouvons  la  môme  précaution  et  la 
même  formule  dans  un  autre  texte  de  la  même  époque,  dans  l'inscription  d'Amoni 
Ameuomhâït,  prince  héréditaire  du  nome  de  Meh,  à  Beni-Hassan.  Voir  Maspero,  la 
Grande  Inscription  de  Beni-Bassan,  p.  ill.  {Recueil  de  travaux,  etc.,  1. 1,  in^".) 


DE   LA   TOMBE    ÉGYPTItNNE.  593 

de  fournir  à  son  entretien.  C'était  comme  un  grand  seigneur  qui 
séjournait  en  pays  étranger  et  qui  administrait  son  bien  par  l'in- 
termédiaire d'intendans  attitrés  (1).  » 

Cette  analogie  entre  le  tombeau  et  la  maison  est  si  complète 
qu'elle  s'étend  même  à  des  détails  qui  ne  semblent  pas  la  compor- 
ter. Comme  celle  du  vivant,  l'habitation  du  mort  est  orientée;  mais 
elle  l'est  d'après  un  autrj  principe;  c'est,  si  l'on  peut  ainsi  parler, 
une  orientation  toute  mystique. 

Dès  que  l'Égyptien  avait  commencé  de  réfléchir,  il  avait  établi  la 
plus  naturelle  des  assimilations  entre  la  carrière  du  soleil  et  celle 
de  l'homme.  La  vie  humaine  a  son  aurore  et  son  coucher  ;  l'homme 
part  des  premières  clartés  de  l'enfance  pour  s'élever  à  l'apogée  de 
la  sagesse  et  de  la  force,  puis  il  décline,  pour  fmir  par  s'enfoncer, 
après  la  mort,  dans  les  profondeurs  du  sol,  comme  le  fait  l'astre 
mourant  lorsque  son  disque  élargi  s'abaisse  et  disparaît  à  l'horizon. 
En  Egypte,  c'est  derrière  la  chaîne  libyque  qu'il  descend  chaque 
soir;  c'est  par  là  qu'il  pénètre  dans  cette  sombre  région  de  l'Ament, 
où  il  chemine  sous  terre  jusqu'à  l'aube  du  jour  suivant.  On  fut  donc 
conduit  à  placer  d'ordinaire  les  nécropoles  sur  la  rive  gauche  du  Nil, 
à  l'occident  de  l'Egypte .  C'est  là  que  se  dressent,  sans  exception ,  toutes 
les  pyramides  connues;  c'est  là  que  se  trouvent  les  plus  grands  cime- 
tières, ceux  deMemphis,  d'Abydos  et  deThèbes.  Quelques  groupes 
de  tombes  qui  ne  sont  pas  sans  importance  se  rencontrent  bien  sur 
la  rive  orientale  ;  ces  dérogations  à  une  règle  qui  paraît  avoir  été 
généralement  suivie  s'expliqueraient  sans  doute,  si  nous  connais- 
sions tout  le  détail  de  l'histoire.  Le  Nil  servait  peut-être  de  fron- 
tière à  certains  nomes  ;  il  est  possible  que  les  princes  de  Meh,  qui 
ont  construit  leurs  tombes  à  Beni-Hassan,  sur  la  rive  droite,  n'aient 
pas  possédé  la  rive  gauche.  On  comprendrait,  dans  ce  cas,  qu'ils 
aient  tenu  à  reposer  dans  les  limites  de  leur  domaine  héréditaire. 

Chaque  matin,  le  soleil  renaît  aussi  jeune  et  aussi  ardent  que  la 
veille;  pourquoi,  tôt  ou  tard,  de  manière  ou  d'autre,  l'homme,  lui 
aussi,  après  avoir  accompli  son  voyage  souterrain  et  triomphé  des 
monstres  et  des  terreurs  de  l'Ament,  ne  ressortirait-il  pas  des 
ombres  du  sépulcre  et  ne  reverrait-il  pas  la  lumière  du  jour?  Cette 
infatigable  espérance,  chaque  aurore  la  réveillait  et  la  confirmait 
comme  par  une  nouvelle  promesse  ;  on  avait  donc  poursuivi  cette 
comparaison  qui  rassurait  l'esprit,  et,  si  l'on  mettait  les  tombes  à 
l'occident  de  l'Egypte,  du  côté  où  le  soleil  se  dérobe  chaque  soir  à 
la  vue,  on  les  ouvrit  vers  le  levant,  du  côté  où  il  reparaît  vainqueur 
de  la  nuit  et  de  la  mort.  Dans  la  nécropole  de  Memphis,  c'est 

(1)  Maspero,  Conférence,  p.  '282. 
TOME  \un.  —  1881.  38 


Ô9/t  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

presque  toujours  l'horizon  oriental  que  regarde  la  porte  de  la  cha- 
pelle funéraire  (1)  ;  c'est  toujours  vers  l'est  qu'est  tournée  la 
stèle  (2).  Dans  la  nécropole  d'Ahydos,  portes  et  stèles  sont  plus 
souvent  placées  en  face  du  sud,  c'est-à-dire  en  face  du  soleil  qui 
triomphe  et  qui  monte  au  zénith  (3)  ;  mais  jamais,  ni  à  Memphis,  ni  à 
Abydos,  ni  à  Thèbes,  la  tombe  ne  prend  jour  sur  l'ouest  ni  ne  pré- 
sente son  inscription  aux  feux  du  soleil  couchant  [II).  Du  fond  des 
ténèbres  où  il  demeure,  le  mort  semble  avoir  ainsi  les  yeux  fixés 
vers  la  région  du  ciel  où  se  rallume  chaque  jour  la  flamme  de  la 
vie  ;  on  dirait  qu'il  attend  et  qu'il  épie  le  rayon  qui  doit  venir  illu- 
miner sa  nuit  et  le  tirer  de  son  long  sommeil  (5). 

III. 

Les  préoccupations  et  les  idées  que  nous  venons  d'exposer 
étaient  certainement  communes  à  tous  les  Égyptiens,  qu'ils  fussent 
de  ha-ute  ou  de  basse  condition.  Quand  il  sentait  venir  sa  dernière 
heure,  l'humble  paysan  ou  le  batelier  du  Nil  ne  devait  pas  être 
moins  tourmenté  que  le  pharaon  lui-même  du  désir  de  se  survivre 
et  de  se  prémunir  autant  que  possible  contre  les  terreurs  de  la 
mort; 

....     Mais,  jusqu'en  son  trépas, 
L e  riche  a  des  honneurs  que  le  pauvre  n'a  pas  ; 

ceux  qui  pendant  leur  vie  n'habitaient  qu'une  hutte  de  terre  ou 
de  roseaux  ne  pouvaient  songer  à  se  donner  le  luxe  d'une  tombe 
bâtie  en  briques  ou  en  pierre,  d'une  maison  construite  pour 
l'éternité;  ils  ne  pouvaient  espérer  trouver  dans  l'autre  monde 
les  jouissances  et  les  aises  que  celui-ci  ne  leur  avait  point 
offertes.  La  tombe,  telle  qu'elle  résulte  des  conceptions  que  nous 
avons  exposées,  resta  donc  toujours  le  privilège  exclusif  de  ce  que 
l'on  peut  appeler  la  classe  gouvernante,  celle-ci  comprenant,  au- 
dessous  des  .rois,  des  princes  et  des  nobles,  les  prêtres,  les  chefs 

(1)  «  Il  en  est  ainsi,  dit  M.  Mariette,  quatre  fois  sur  cinq.»  {Les  Tombes  de  l'ancien 
empire,  p.  12.) 

(2)  Au  fond  de  la  chambre  et  regardant  invariablement  l'est,  est  une  stèle.  Ibid., 
p.  14. 

(3)  Mariette,  Abydos,  t.  ii,  p.  43. 

(4)  Les  tombes  placées  dans  la  chaîne  arabique  font  nécessairement  exception  à  cette 
règle.  La  position  exceptionnelle  que  des  circonstances  locales  avaient  fait  adopter  les 
plaçait  en  dehors  des  conditions  normales. 

(5)  Cette  assimilition  que  Timaginaiion  établissait  entre  la  carrière  de  l'homme  et 
celle  du  soleil  avait  été  déjà  très  bien  saisie  par  ChampoUion.  C'est  par  elle  qu'il 
explique  les  peintures  des  tombes  royales  de  Thèbes.  (Voir  dans  les  Lettres  écrites 
d'Egypte  et  de  Nubie  ce  qu'il  dit  de  la  tombe  de  Ramsès,  v,  p.  185  et  suivantes.) 


DE    LA    TOMBE   ÉGYPTIENNE.  595 

militaires  elles  fonctionnaires  de  tout  grade,  jusqu'au  plus  modeste 
des  scribes  attachés  à  l'administration.  Quant  aux  Égyptiens  qui 
n'appartenaient  pas  à  cette  espèce  d'aristocratie,  il  leur  fallait  se 
contenter  à  meilleur  marché.  Les  moins  pauvres  s'assuraient  tout 
au  moins  un  embaumement  sommaire  et  un  coffre  de  bois  ou  de 
carton  où  leurs  restes  reposeraient,  accompagnés  de  scarabées  et 
d'amulettes  protectrices  qui  les  défendraiont  contre  les  méchans 
génies;  les  figures  peintes  sur  le  coffre  concouraient  aussi  à  pro- 
téger ce  dépôt.  En  avait-on  le  moyen,  on  achetait  une  place  dans 
des  hypogées  baaaux;  les  momies,  entassées  par  pil':s  les  unes  sur 
les  autres,  y  étaient  confiées  aux  soins  de  prêtres  qui  desservaient 
en  bloc  toute  une  chambrée. 

Ceux  qui  pouvaient  se  procurer  ces  avantages  étaient  d'ailleurs 
encore  parmi  les  favorisés  de  la  fortune  ;  bien  des  petites  gen^  ne 
pouvaient  espérer  même  ce  minimum  d'honneurs  funéraires.  Vux 
abords  de  toutes  les  nécropoles,  à  Thébes  comme  à  Mem_  his,  on 
rpncontre  des  corps  déposés  en  plein  sable,  à  deux  ou  trois  pieds 
de  la  surface.  Quelques-uns  sont  empaquetés  dans  une  espèce  'e 
bourriche  en  feuilles  de  palmier;  d'autres  sont  à.  peine  enveloppés 
de  quelques  morceaux  de  linge.  Les  cadavres  ont  été  trempés  à 
la  hâte  dans  un  bain  de  natron;  ils  sont  salés  plutôt  qu'em- 
baumés. Parfois  même  ces  quelques  précautions  n'ont  pas  été 
prises;  il  n'y  a  aucune  trace  ni  de  cercueil  en  bois,  ni  même  de 
linges;  les  corps  ont  été  mis  nus  en  terre;  il  semble  que  le  sable 
seul  ait  été  chargé  du  dessèchement,  et  c'est  à  l'état  de  squelettes 
qu'on  retrouve  les  morts.  On  a  là  l'équivalent  de  ce  que  nous  appe- 
lons la  fosse  commune. 

En  revanche,  les  heureux  de  cette  terre,  ^ceux  qui  étaient  assez 
au  large  dans  cette  vie  pour  pouvoir  s'y  mettre  aussi  dans  l'autre, 
ne  regardaient  à  aucune  dépense  quand  il  s'agissait  de  hur  sépul- 
ture. On  ne  se  laissait  pas  surprendre  par  la  mort,  comme  il  arrive 
si  souvent  chez  nous;  roi  ou  simple  particulier,  on  commençait  de 
son  vivant,  bien  longtemps  à  l'avance,  et  l'on  faisait  exécuter  sous 
ses  yeux  le  tombeau  où  l'on  voulait  reposer.  La  prévoyance  du 
vivant  et  plus  tard  la  piété  des  siens  n'épargnait  rien  pour  embellir 
et  povu'  meubler  somptueusement  cette  demeure  que  ne  quitterait 
plus  son  propriétaire.  Les  palais  des  princes  et  des  riches  étaient 
assez  légèrement  bâtis  pour  n'avoir  pas  laissé  de  traces  sur  le  sol 
de  l'Egypte;  les  tombeaux  sont  souvent  restés  intacts  jusqu'à 
nos  jours,  et  ce  sont  eux  qui  nous  livrent  les  trésors  de  son  art. 
Tous  les  autres  peuples  du  monde  ancien  ont  suivi  cet  exemple  ou, 
pour  mieux  dire,  pénétrés,  de  ces  mêmes  sentimens,  ils  ont,  sans 
se  concerter,  pris  le  même  parti.  Lorsque  les  modernes  ont  ouvert 
des  tombes  antiques  qui,  par  bonheur,  étaient  encore  intactes, 


596  HETUE    DES    DEDX   MONDES. 

jamais  ils  n'ont  pu  se  défendre  d'un  mouvement  de  surprise.  Qu'il 
s'agisse  de  l'i'^îîypte  ou  de  la  Phénicie,de  l'Asie-Mineure,  de  Gypre 
ou  de  la  Grèce,  de  l'Étrurie  ou  de  la  Campanie,  leur  étonnement 
était  profond  de  trouver  tant  d'objets  précieux  et  de  chefs-d'œuvre 
de  l'art  ensevelis  dans  des  caveaux  où  l'on  avait  espéré  les  dérober 
pour  toujours  à  tout  regard  humain. 

Chez  nous,  quand  l'orgueil  ou  la  piété  entreprennent  de  décorer 
un  tombeau,  tout  l'effort  de  l'architecte,  du  sculpteur  et  du  peintre 
se  concentre  sur  les  dehors  de  la  sépulture,  sur  l'édifice  qui  la 
surmonte.  Quant  au  caveau ,  dans  les  plus  somptueux  monumens 
de  nos  cimetières,  il  est  aussi  simple  et  aussi  nu  que  dans  les  plus 
modestes*.  La  bière  du  pauvre  se  distingue  à  peine  de  celle  du  riche; 
l'une  est  en  sapin,  l'autre  est  en  chêne;  voilà  toute  la  différence. 
Supposez  que,  dans  quelques  milliers  d'années,  les  bâtimens  de  nos 
cimetières  ayant  été  depuis  longtemps  détruits,  on  vienne  k  fouil- 
ler le  sol  qu'ils  recouvraient  autrefois,  il  sera  bien  difficile  de  devi- 
ner la  condition  du  mort  d'après  les  indices  que  fournira  la  chambre 
funéraire.  La  raison  de  ce  contraste  est  facile  à  saisir  :  elle  est  tout 
entière  dans  l'idée  que  nous  nous  faisons  de  la  nature  humaine  et 
des  conséquences  probables  de  la  mort.  La  religion  nous  enseigne 
que  l'homme  est,  dans  ce  monde,  tout  ensemble  matière  et  esprit, 
que  la  mort  met  fin  à  cette  union  temporaire  des  deux  substances, 
et  que  l'âme,  séparée  du  corps,  va  recevoir  dans  un  autre  séjour 
la  récompense  ou  la  peine  de  ses  actions;  la  philosophie  spiritua- 
liste  s'associe  à  ces  esi-'érances  et  à  ces  craintes.  Ceux  mêmes  qui 
ne  les  partagent  pas  s'accordent  avec  les  croyans  à  penser  que  le 
cercueil  ne  renferme  «  qu'une  poussière  qui  retourne  à  la  pous- 
sière, »  des  élémens  qui,  ressaisis  par  les  affinités  chimiques,  vont 
bientôt  se  séparer  pour  s'engager  ensuite  dans  d'autres  combinai- 
sons. Elle-même,  la  mère  pieuse  et  tendre  qui  vient  s'agenouiller 
sur  une  tombe  ne  se  figure  point  que  l'enfant  qu'elle  pleure  habite 
et  vive  sous  cette  dalle  de  pierre  ;  elle  le  sait,  elle  le  voit  parmi  les 
anges  du  ciel.  Si  chaque  jour  elle  reprend  le  chemin  du  cimetière, 
c'est  surtout  que  nulle  part  elle  ne  se  sent  aussi  libre  de  s'isoler 
et  de  s'absorber  dans  sa  douleur,  afin  d'évoquer,  loin  de  toute 
importune  distraction,  la  douce  et  chère  image. 

L'architecture  funéraire  moderne  part  donc  de  cette  idée  que  la 
tombe  est  vide;  le  dépôt  qu'elle  abrite  lui  aura  bientôt  échappé, 
repris  et  comme  entraîné  par  le  courant  de  la  vie  universelle.  Dans 
ces  conditions,  le  tombeau  devient  surtout  un  monument  commé- 
moratif,  témoignage  plus  ou  moins  sincère  des  sentimens  de  la 
famille  ou  de  la  société  qui  vient  de  perdre  un  de  ses  membres. 
Quant  à  l'étroit  caveau  oii  descend  la  dépouille  mortelle,  tout  ce 
qu'on  lui  demande,  c'est  d'avoir  la  profondeur  voulue  tt  d'être 


DE  LA.   TOMBE  ÉGYPTIENNE.  597 

bien  clos.  L'art  n'essaie  même  pas  de  faire  luire  un  de  ses  rayons 
dans  cette  nuit;  livrant  aux  mains  de  l'ouvrier  le  soin  de  creuser 
cette  fosse  et  d'en  maçonner  les  parois,  il  se  réservera  pour  les 
parties  apparentes  et  ouvertes  de  .'a  tombe;  c'est  là  qu'il  mettra 
tout  ce  que  comporte  de  richesse  et  de  magnificence  le  programme 
qui  lui  a  éié  tracé.  Le  mort  qui  repose  sous  ces  dalles  lui  fournit 
le  prétexte  et  l'occasion  voulue;  mais  c'est  pour  les  vivans  qu'il 
travaille,  c'est  leurs  regards  qu'il  sollicite  et  leur  admiration  qu/il 
réclame. 

L'idée  des  anciens  est  toute  différente  ou,  pour  mieux  dire,  tout 
opposée.  Pour  eux,  la  tombe  était  une  maison  habitée,  le  défunt  y 
résidait;  il  y  vivait  à  sa  manière,  comme  on  peut  vivre  quand  on 
est  mort.  Cette  conception,  commune  à  tous  les  esprits,  imposait  à 
tous  ceux  qui  s'occupaient  d'ériger  et  d'aménager  la  tombe  un  pro- 
gramme tout  autre  que  celui  dont  l'architecte  doit  remplir  aujour- 
d'hui les  conditions. 

Les  gens  de  goût  sont  toujours  bien  aises  que  leur  demesire  ait 
bon  air,  même  pour  qui  ne  la  voit  que  de  loin;  ils  ne  dédaii:nent 
pas  d'en  décorer  les  abords  et  la  façade;  mais  avant  tout  ils  tien- 
nent à  trouver  chez  eux,  dans  leur  intérieur,  le  nécessaire  et  même 
le  superflu,  toutes  les  commodités  et  tous  les  agrémens  de  la  vie. 
De  même  l'Égyptien,  le  Grec  et  l'Étrusque,  lorsqu'il  s'agissait  de 
préparer  sa  propre  tombe  ou  celle  de  ses  proches  :  il  y  superposait 
volontiers  d'abord  un  monceau  de  terre  ou  timiuhift,  puis  plus  tard 
un  édifice  construit  qui  la  signalât  de  loin  aux  regards,  ou  bien,  si 
elle  était  creusée  daus  le  flanc  de  la  montagne,  il  taillait  par  deva  nt, 
en  plein  roc,  un  portique,  des  frises,  un  fronton,  tout  un  ensemble 
monumental  qui  donnât  une  haute  idée  du  propriétaire  de  ce 
sépulcre;  mais  ce  qui  restait  pour  lui  la  chose  principale, ce  dont  il 
se  préoccupait  bien  plus  que  de  ces  dehors  et  de  ces  apparences, 
c'étaient  les  dispositions  intérieures  de  la  tombe  et  son  appropria- 
tion aux  besoins  d'un  hôte  qui,  s'il  se  trouvait  mal  dans  ses  meu- 
bles, n'aurait  pas  la  ressource  de  déménager.  Il  fallait  que  celui-ci, 
le  jour  même  où  l'accomplissement  des  rites  funèbres  le  mettrait 
en  possession  de  son  logis,  s'y  sentît  entouré  de  tout  ce  qui  pour- 
rait entretenir  sa  faible  vie  et  charmer  les  loisirs  forcés  de  son  éter- 
nelle solitude.  Est-on  condamné  par  la  maladie  à  ne  pas  bouger  de 
sa  chambre,  on  s'arrange  pour  n'y  manquer  de  rien  et  pour  s'y 
procurer  des  compensations;  on  se  donne  à  domicile  tout  le  bien- 
être  et  tout  le  luxe  que  l'on  peut  payer;  or  la  mort  est  une  mala- 
die dont  on  ne  guérit  pas.  Pour  celui  qu'elle  enfermait  à  jamais  au 
tombeau,  rien  n'était  donc  trop  riche  et  trop  somptueux;  il  n'était 
pas  de  prodigalités  qui  ne  lui  fussent  dues  par  la  piété  des  vivans 


598  RETUE   DES    DEUX   MONDES. 

comme  un  dédommagement  de  tout  ce  qu'il  perdait  en  cessant  de 
voir  la  douce  lumière  du  jour.  i 

Sous  l'empire  de  ces  idées  et  de  ces  sentimens,  on  enfouit  dans 
la  tombe  d'autant  plus  d'objets  précieux  et  on  la  décora  d'autant 
plus  magnifiquement  que  l'on  crut  en  avoir  mieux  défendu  l'entrée 
contre  toute  indiscrétion  et  toute  convoitise.  C'est  ainsi  que  les 
Acbéens  de  Mycènes  (si  c'est  le  nom  qu'il  convient  de  donner  à  ce 
peuple  mystérieux)  ont  enseveli  dans  les  tombes  découvertes  par 
M.  Schliemann  cette  quantité  prodigieuse  d'or  et  d'argent  ouvrés 
que  possède  aujourd'hui  le  musée  d'Athènes;  c'est  ainsi  que  les 
terres  cuites  de  Tanngre,  ces  merveilles  de  finesse  et  de  grâce,  sont 
venues  remplir  les  sépultures  béotiennes,  et  que  se  sont  accumulés 
dans  les  sépultures  de  l'Étrurie  et  de  la  Campanie  les  plus  beaux 
vases  peints  que  la  Grèce  ait  produits. 

L'identité  de  la  conception  religieuse  commande  ainsi,  d'un  bout 
du  mon  "^e  antique  à  l'autre,  des  dispositions  qui  présentent  de 
singulières  ressemblances,  en  sorte  que  l'architecture  f  uéraire  des 
anciens,  prise  dans  son  ensemble,  a  des  caractères  qui  la  distin- 
guent tout  à  fait  de  celle  des  modernes.  Nulle  part  ces  caractères 
ne  sont  marqués  aussi  franchement  que  dans  la  tombe  égyptienne; 
c'est  à  ce  titre  que  celle-ci  nous  a  paru  mériter  d'être  étudiée  dans 
le  plus  grand  détail.  Les  observations  générales  que  ce  thème  nous 
a  suggérées  trouveraient  donc  ailleurs  leur  application;  l'historien 
de  l'art  antique  n'aurait  pas  à  les  répéter  quand  viendrait  le  mo- 
ment de  décrire  les  sépultures  des  autres  peuples  anciens.  Sa  tâche 
se  bornerait  à  signaler  des  nuances  et  des  différences  légères  dans 
la  traduction  d'une  même  idée,  dans  l'expression  variable  de 
croyances  communes. 

Ces  croyances,  nous  les  avons  définies,  dans  toute  leur  étrangeté 
naïve,  d'après  leurs  interprètes  les  plus  autorisés,  et  nous  avons 
indiqué  les  conséquences  qu'elles  comportaient,  dans  le  domaine 
des  arts  plastiques,  chez  un  peuple  qui,  profondément  pénétré  de  ces 
doctrines,  disposait  à  son  gré,  pour  honorer  ses  morts,  de  toutes 
les  ressources  d'une  architecture,  d'une  sculpture  et  d'une  pein- 
ture déjà  très  savantes  et  très  habiles.  Suivant  les  circonstances, 
les  temps  et  les  lieux,  la  tombe  égyptienne  a  subi,  dans  son  plan 
et  dans  sa  décoration,  des  changemens  partiels  qui  d'ailleurs  n'en 
altèrent  pas  l'économie  générale  et  les  grands  traits;  ceux-ci,  mal- 
gré des  modifications  plus  apparentes  que  réelles ,  restent  sensi- 
blement les  mêmes  tant  que  le  nom  de  l'Egypte  ne  devient  pas  une 
simple  expression  géographique,  tant  que  la  vieille  civilisatioa  de 
cette  race  privilégiée  garde  son  indépendance  et  son  originalité. 

George  Pêrrot. 


LE 


DRAME    MACEDONIEN 


IV  \ 

LA    BATAILLE     D'ARBÉLES. 


I. 

La  soumission  de  la  Phénicie  et  de  l'Egypte  avait  employé  tout 
entière  l'année  3 3 :>  avant  Jésus-Christ;  dès  les  premiers  jours  du 
printemps  de  l'année  331 ,  Alexandre  croit  devoir  reporter  son 
regard  vigilant  vers  l'Asie.  Sur  tout  le  littoral  phénicien,  de 
Myrian  !re  à  Gaza,  nul  indice  de  malaise  ou  de  mécontentement; 
les  précautions  ont  été  trop  bien  prises  ;  dans  une  seule  province, 
dans  laCœlésyrie,  confiée  par  le  vieux  Parménion  àAndromachus,la 
turbulence  des  enfans  d'Israël  est  venue  donner  aux  pop  dations  un 
fâcheux  exemple;  Andromachus  a  été  brûlé  vif  par  les  Samaritains. 
Le  châtiment  ne  se  fait  pas  attendre.  Une  seule  révolte  sur  tant  de 
conquêtes!  c'est  assurément  moins  qu'on  ne  devait  craindre.  Le 
danger  n'est  pas  en  Syrie,  il  n'est  pas  même  dans  la  Paphlagonie, 
que  soumet  en  ce  moment  Calas,  dans  la  Lycaonie,  que  contient 
Antigone;  dans  Milet,  dont  Balacre  interdit  l'approche  aux  vaisseaux 
de  Pharnabaze  :  il  est  au  cœur  du  Péloponèse.  Alexandre  a  bien 
fait,  quand  il  a  consacré  dans  le  temple  de  Minerve  les  dépouilles 
des  Perses  au  nom  de  tous  les  Grecs,  d'ajouter  :  «  à  l'exception  des 

(1)  Voyea  la  Revue  du  1"  septembre,  du  15  octobre  et  du  1"  novembre  1880. 


600  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Lacédémoniens;  »  Sparte  ne  veut  point  avoir  part  à  ces  offrandes 
fastueuses  qui  proclament  bien  moins  la  gloire  de  la  Grèce  que  son 
asservissement.  Que  vient  faire  le  roi  Agis  à  Siphante,  où  Puarna- 
baze  et  Autophradatès  ont  conduit  leur  flotte  encore  composée  de 
cent  vaisseaux?  Agis  vient  solliciter  des  satrapes  de  Darius  un  subside 
et  un  renfort  de  troupes.  A  ce  prix,  il  promet  de  soulever  la  Crète  et 
de  mettre  sur  pied  les  armées  du  Péloponèse.  Voilà  bien  le  peuple  de 
Lycurgue,  ce  peuple  «  lent  dans  ses  entreprises,  »  que  nous  ont 
dépeint  sous  des  traits  ineffaçables  Thucydide  et  Xénophon!  Il 
arrive  toujours  trop  tard.  A  peine  la  trière  d'Agis  a-t-elle  jeté 
l'ancre  que  survient  la  nouvelle  de  la  bataille  d'Issus.  La  défection 
éclate  sur-le-champ  de  toutes  parts  ;  les  îles  et  les  vaisseaux  se  por- 
tent à  l'envi  du  côté  du  vainqueur.  Agis  et  Autophradatès  éperdus 
courent  vers  Halicarnasse;  Pharnabaze  vole  à  Chio.  Le  satrape  a 
mis  dans  cette  île  le  pouvoir  aux  mains  de  l'oligarchie  ;  il  vient 
défendre  son  œuvre.  Apollonidès,  Phisinus,  Mégarée,  investis  par 
ses  soins  de  la  tyrannie,  n'exerçaient  leur  autorité  absolue  qu'au 
profit  de  Darius,  mais  les  habitans  de  Chio  ont  déjà  secoué  un  joug 
qui  leur  pèse.  Pharnabaz  entre  au  port  sans  soupçonner  le  chan- 
gement qui  s'est  opéré,  il  est  à  l'instant  saisi  par  les  insurgés  et 
jeté  dans  les  fers.  L'Athénien  Charès  occupait  Mitylène  avec  deux 
mille  Perses;  il  en  est  chassé  par  la  multitude.  A  Méthymne  égale- 
ment, à  Ténédos,  la  démocratie  a  relevé  la  tête.  Le  tyran  de 
Méthymne  se  réfugie  à  Chio;  il  y  partage  le  sort  de  Pharnabaze. 
Antipater  triomphe  sans  avoir  eu  besoin  de  combattre;  les  vais- 
seaux que  les  révoltés  ont  enlevés  aux  Perses  se  rangent  sous  ses 
ordres  et  viennent  grossir  sa  flotte.  Maître  de  la  mer,  le  vice-roi  de 
la  Macédoine  dirige  Amphotère  sur  Gos;  il  fait  partir  Hégéloque, 
avec  les  prisonniers  qu'on  lui  a  livrés,  pour  l'Egypte.  Issus  a  tout 
calmé;  Issus  a  replacé  la  Grèce  aux  pieds  d'Alexandre. 

Qu'importent  au  fils  de  Philippe  les  vaisseaux  qu' Antipater  lui 
envoie?  Il  n'a  plus  besoin,  en  ce  moment,  de  vaisseaux;  ce  qu'il  lui 
faut,  ce  sont  des  soldats.  Pour  l'exécution  des  plans  qu'il  médite, 
Alexandre  est  bien  résolu  à  épuiser  d'hommes  et  l'Épire ,  et  la 
Thrace,  et  la  Macédoine;  il  tient  surtout  à  dépeupler  la  Grèce. 
Plus  il  demandera  de  renforts  aux  Grecs,  moins  il  craindra  de  les 
voir,  par  quelque  transport  soudain,  méconnaître  sa  suprématie. 
Eli  fait  de  flotte,  il  va  rendre  à  Antipater  plus  qu'Antipater  ne  lui 
a  djnné.  L'Archipel  infesté  de  pirates  n'a-t-il  pas  droit  à  sa  solli- 
citude aussi  bien  que  le  reste  du  monde?  Les  Cypriotes  et  les  Phé- 
niciens reçoivent  l'ordre  d'équiper  cent  vaisseaux;  Amphotère  joint 
ces  cent  vaisseaux  aux  soixante  trières  qu'il  a  conduites  dans  les 
eaux  de  Gos  et  reprend  immédiatement  la  route  des  Cyclades. 


LE    DRAME   MACEDONIEN.  601 

Qaand  il  traversait  l'Hellespont,  Alexandre  n'était  encore  que  le 
capitaine  d'une  armée  d'aventure;  le  consentement  unanime  des 
peuples  l'a  fait  roi  aujourd'hui  de  toutes  les  parties  de  l'empire 
d'où  s'est  retiré  Darius.  L'administration  seule  a  changé  de  mains; 
les  habitans  ne  s'aperçoivent  guère  qu'à  l'al'ègement  soudain  du 
fardeau  qu'ils  ont  changé  de  maître.  La  personne  même  de  Darius 
semble  s'être  évanouie  avec  sa  puissance.  Au  fond  de  quelles  pro- 
vinces l'infortuné  monarque  est-il  allé  cacher  sa  honte  et  sa  défaite? 
Alexandre  s'évertue  en  vain  à  le  découvrir;  c'est  un  point^d'hon- 
neur  chez  les  Perses  de  garder  le  secret  du  prince.  Tout  à  coup  le 
bruit  de  levées  lointaines  arrive  jusqu'en  Éizypte.  Alexandre  était  déjà 
sur  la  route  de  Gyrène  ;  peut-être  allait-il  pousser  jusqu'à  Garthao-e 
quand  il  apprend  que  les  Bactriens,  les  Sogdiens,  les  Saces  et  les 
Massagètes  se  sont  mis  en  marche.  Tous  les  peuples  de  l'extrême 
Orient  accourent  au  rendez-vous  qui  leur  a  été  donné  sous  les  murs 
de  Babylone.  Alexandre  quitte  l'Egypte  et  revient  précipitamment 
à  Tyr.  Il  en  repart  au  mois  de  juillet  de  l'année  331.  Son  armée  se 
compose  de  quarante  mille  fantassins  et  de  sept  mille  ca\  aliers.  Les 
Grecs  ne  mettent  jamais  en  mouvement  de  grandes  masses;  leurs 
troupes  en  revanche  comptent  peu  de  non-valeurs. 

Bien  qu'un  vaste  désert  sépare  la  côte  de  Syrie  des  bords  de  l'Eu- 
phrate,  il  est  facile  de  contourner  cette  région  désolée  et  d'atteindre 
par  le  nord  le  gué  de  Thapsaque.  L'armée  de  Gyrus  le  Jeune  arriva 
de  Myriandre  à  Thapsaque  en  douze  étapes,  après  avoir  parcouru 
environ  358  kilomètres,  —  29  kilomètres  par  jour;  —  les  priva- 
tions ne  commencèrent  que  sur  la  rive  gauche  du  fleuve.  L'Eu- 
phrate  n'avait  arrêté  ni  Sargin  venant  de  Khorsabad,  ni  Nabucho- 
donosor  parti  de  Babylone.  Un  seul  souverain  de  Ninive  a  franchi 
vingt-deux  fois  dans   le  cours  de  son  règne  l'insuffisant  boule- 
vard de  la  Ghaldée.  Le  fleuve  qui  prend  naissance  au  pied  ,des 
monts  de   l'Arménie   n'opposera  donc  jamais  qu'un  obstacle  peu 
sérieux  à  l'invasion.  G' est  sans  doute  un  très  large  fleuve,  débitant 
un  très  gros  volume  d'eau,  puisqu'à  Bir  même,  bien  au-dessus  de 
Thapsaque  et  de  Kerkémish,  on  a  pu   le  comparer  «  au  Rhône 
devant  Lyon;  »  mais  le  lit  de  l'Euphrate  est  généralement  embar- 
rassé de  bancs  de  sables  ;  les  kéleks  qui  le  descendent  ne  sont  encore 
comme  au  temps  d'Hérodote,  que  des  radeaux  soutenus  par  des 
outres.   Les  soldats  de  Gyrus  le  Jeune  traversèrent  l'Euphrate  à 
Thapsaque,  sans  que  l'eau  leur  montât  plus  haut  que  la  poitrine. 
La  circonstance,  il  est  vrai,  fut  exceptionnelle;  les  habitans  décla- 
rèrent que  jamais  jusqu'à  ce  jour  l'Euphrate  n'avait  été  guéable  et 
n'avait  pu  se  traverser  sans  bateaux.  Moins  favorisé  que  Gyrus, 
Alexandre  dut  se  préparer  à  jeter  deux  ponts  sur  le  fleuve.  La 


602  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

rapidité  de  sa  marche  déconcertait  par  bonheur  l'ennemi  ;  —  les 
Macédoniens  atteignirent  les  rives  de  l'Euphrate  en  onze  jours. 

—  Cyrus  trouva  tous  les  bateaux  brûlés  ;  Alexandre  semble  avoir 
rencontré  devant  Thapsaque  même  les  barques  dont  il  se  servit 
pour  eflectuer  son  passage.  Napoléon  n'a  fait  qu'imiter  le  roi  de 
Macédoine,  quand  «  il  a  battu,  suivant  l'expression  des  soldats  de 
l'armée  d'Italie,  l'ennemi  avec  ses  jambes.  » 

Darius  avait  eu  près  de  dix-huit  mois  pour  se  mettre  en  mesure 
de  tenter  une  seconde  fois  la  fortune.  Son  armée,  lorsque  les  Bac- 
triens,  les  Scythes  et  les  peuples  compris  sous  la  dénomination  de 
peuples  de  l'Inde  l'eurent  rejointe,  se  trouva  deux  fois  plus  nom- 
breuse qu'elle  ne  l'avait  été  aux  jours  du  premier  choc.  Darius  ne 
se  dissimulait  pas  cependant  la  faiblesse  de  son  infanterie  ;  il  essaya 
de  lui  donner  plus  de  solidité  en  lui  faisant  distribuer  des  épées 
et  des  boucliers  :  les  fantassins  d'Issus  ne  possédaient  pour  toute 
arme  offensive  que  des  épieux  ou  des  javelots.  Changer  l'arme- 
ment est  fort  bien  ;  il  faudrait  pouvoir  du  même  coup  changer  l'in- 
struction et  la  tactique.  Sous  le  règne  de  Louis  XV,  on  munit  sans 
peine  nos  fusils  de  la  baguette  d'acier  ;  on  troubla  beaucoup 
nos  soldats  quand  on  entreprit  de  les  faire  manœuvrer  de  prime- 
saut  à  la  prussienne.  Darius  n'était  que  trop  fondé  à  mettre  en 
doute  l'eïïicacité  de  son  innombrable  pédaille,  il  pouvait  au  con- 
traire faire  grand  fond  sur  sa  cavalerie.  «  Les  chevaux  des  Ghal- 
déens  sont  plus  légers  que  les  léopards  et  plus  rapides  que  les  loups 
qui  courent  dans  les  ténèbres.  »  Cavaliers  et  chevaux  se  présen- 
taient d'ailleurs  bardés  de  fer,  ou,  pour  mieux  dire,  couverts  de 
minces  plaques  de  métal  cousues  les  unes  à  côté  des  autres.  Ces 
lames  imbriquées  à  la  façon  des  tuiles  qui  recouvrent  nos  toits  for- 
maient une  sorte  de  cuirasse  écailleuse  impénétrable  à  la  flèche,  si 
elle  ne  l'était  pas  complètement  à  l'épée.  On  allait  donc  voir  entrer 
enfin  en  lice  ces  terribles  Scythes  que  nulconquérant  n'avait  jusqu'a- 
lors réussi  à  dompter.  Leur  contenance  féroce,  leur  poil  hérissé,  leurs 
longs  cheveux  épars,ne  pouvaient  manquer  de  faire  quelque  impres- 
sion sur  l'ennemi  qui  les  verrait  pour  la  première  fois.  Un  peuple  qui 
vit  à  cheval  et  qui  ne  connaît  d'autre  industrie  que  le  pillage  est  émi- 
nemment propre  aux  reconnaissances  rapides,  aux  surprises  de  jour 
ou  de  nuit.  Darius  s'était  porté  de  Babylone  vers  les  lieux  où  jadis 
s'élevait  Ninive;  il  avait  mis  deux  fleuves,  —  l'Euphrate  et  le  Tigre, 

—  entre  Alexandre  et  lui.  Par  surcroît  de  précaution,  il  employa  sa 
cavalerie  légère  à  ravager  et  à  incendier  tout  le  pays  qui  séparait 
encore  les  deux  armées.  Mazée,  avec  6,000  chevaux,  fut  chargé  de 
défendre  le  passage  de  l'Euphrate,  à  l'endroit  où  les  armées  ont 
pris  l'habitude  de  franchir  ce  fleuve,  au-dessus  du  confluent  du 


LE  ohaml:  macédonien,  60â 

Khaboras.  Le  satrape  trouva  les  Macédoniens  déjà  occupés  à  jeter 
leurs  ponts.  Après  une  démonstration  insignifiante,  il  prit  le  parti 
de  se  retirer;  en  quelques  heures,  toute  l'armée  d'Alexandre  se 
montra  rassemblée  sur  l'autre  rive.  Si  le  Rhin  était  aussi  accom- 
modant que  l'Euphrate,  César  n'eût  jamais  songé  à  écrire  la  phrase 
grosse  d'orages  que  des  siècles  de  combats  devaient  graver  en  traits 
de  feu  et  de  sang  au  cœur  des  Gaules  :  Germani  sunt  qui  tram 
Wunmn  inrolunt  ! 

Alexandre  n'avait  point  encore  eu  de  nouvelles  certaines  de  Da- 
rius; ses  coureurs  lui  amenèrent  enlin  quelques  prisonniers.  On 
inteiTOge  ces  captifs,  on  les  presse  et  on  apprend,  non  sans  étonne- 
ment,  que  Darius  a  déjà  dépassé  la  ville  d'Arbèles,  qu'il  y  a  laissé  ses 
bagages  et  qu'il  s'est  empressé  de  jeter  un  pont  sur  le  Lycus,  —  le 
grand  Zab.  —  Le  monarque  vaincu  vient  de  son  propre  mouve- 
ment au-devant  de  son  vainqueur;  il  affecte  l'offensive  et  est  évi- 
demment résolu  à  s'en  rapporter  au  sort  des  armes.  L'armée  perse 
a  mis  cinq  jours  à  traverser  le  fleuve;  on  peut  juger  par  ce  seul 
renseignement  de  la  multitude  qu'on  aura  bientôt  à  combattre. 

Le  grand  Zab,  affluent  du  Tigre,  n'est  pas  un  cours  d'eau  insi- 
gnifiant ;  le  baron  Félix  de  Beaujour  le  compare  à  la  Durance,  et  le 
lieutenant  Heudde,  de  la  marine  des  Lides,  qui  le  traversa  au  mois 
de  mars  de  l'année  1820,  lui  donne  un  cours  profond  et  rapide, 
avec  300  pieds  anglais  au  moins   de  largeur.  Le  Lycus  franchi, 
Darius   s'est  avancé  de  15  kilomètres  encore  vers  le  nord-ouest 
pour  se  rapprocher  de  la  rive  gauche  du  Tigre.  Il  a  fini  par  déployer 
son  immense  armée  sur  les  bords  d'une  petite  rivière  appelée  le 
Boumade,  dans  la  vaste  plaine  de  Gaugamèle,  —  la  maison  du 
chameau.  Le  terrain  est  en  vérité  bien  choisi;  l'espace,  cette  fois, 
ne  fera  pas  défaut  au  torrent;  les  cavaliers  pourront  fournir  de 
belles  charges  sur  la  vaste  arène.  Darius  a  pris  soin  d'en  faire  dis- 
paraître les  inégalités.  Ce  n'est  pas  seulement  pour  sa  cavalerie  que 
le  roi  des  Perses  a  voulu  aplanir  le  chemin,  c'est  surtout  à  ses 
chars  de  guerre  qu'il  prépare  une  surlace  unie.  Le  char  de  guerre, 
Homère  nous  l'a  décrit  et  tous  les  bas-reliefs  assyriens  nous  le 
montrent;  en  leur  qualité  de  colons  phéniciens,  les  Carthaginois 
l'ont  souvent  fait  rouler  avec  son  imposant  fi-acas  dans  les  champs 
de  la  Libye.  Darius  a  deux   cents  chars  hérissés  de  faux  et  de 
piques.  En  avant  du  timon  se  projettent  deux  fers  de  lance  aigus, 
de  chaque  côté  du  joug  s'étendent  de  longues  lames  tranchantes, 
sous  l'essieu  même  apparaît,  semblable  aux  chasse-neiges  de  nos 
locomotives,  tout  un  arsenal  meurtrier  destiné  araser  la  terre.  Que 
ces  deux  cents  chars  ouvrent  seulement  la  brèche  dans  l'épaisse 
phalange  d'Alexandre,  quinze  éléphans  les  suivent  prêts  à  l'élargir. 


60â  REVDE    DES    DEDX    MONDES. 

Toute  la  contrée  fumait  des  ravages  de  l'incendie;  la  destruc- 
tion heureusement  avait  été  trop  hâtive  pour  être  complète.  Les 
monceaux  de  blé  ne  brûlèrent  qu'au  sommet,  les  toits  des  habita- 
tions s'écroulèrent  sur  des  amas  de  provisions  que  les  Grecs  eurent 
la  satisfaction  de  retrouver  intactes.  On  marcha  en  avant,  poussant 
devant  soi  sans  relâche  les  bandes  qui  continuaient  de  dévaster  le 
pays.  Ces  bandes  ne  tenaient  nulle  part,  mais  il  était  impossible  de 
les  joindre  et  de  s'opposer  à  leurs  ravages.  De  Thapsaque  au  gué 
d'Eski-Mossoul,  sur  le  Tigre,  on  compte  environ  320  kilomètres; 
pareille  distance  ne  se  parcourt  pas  en  moins  de  quinze  étapes. 
Pour  se  porter  avec  ses  bagages  d'un  fleuve  à  l'autre,  l'armée 
grecque  suivit  probablement  la  vallée  creusée  par  le  Khaboras,  large 
affluent  qui  se  jette  dans  l'Eupbrate  à  quelques  lieues  au-dessous 
de  Thapsaque,  au  gué  de  Kerkémish  ;  tout  fait  présumer  qu'elle 
traversa  le  Khaboras,  non  loin  de  sa  source,  au-delà  du  château 
actuel  de  Khabour.  11  lui  fallut  ensuite  longer  la  rive  droite  de 
l'Hermas  pour  gagner  une  des  routes  qui  conduisent  aujourd'hui 
les  caravanes  d'Orfa  ou  celles  de  Nisibin  à  Mossoul. 

L'Eupbrate  ne  ressemble  guère  à  ce  farouche  Araxe  dont  nous 
parle  le  poète  :  il  ne  s'indigne  point  pour  un  ou  deux  ponts  qu'on 
lui  impose;  n'essayez  pas  d'assujettir  vos  barques  ou  d'affermir 
vos  pilotis  sur  le  Tigre.  Nul  fleuve  en  Orient  ne  roule  sur  son  lit  de 
graviers  et  de  pierres  polies  un  flot  plus  impétueux.  Le  Tigre  a  la 
rapidité  de  la  flèche;  son  nom  même  l'indique,  car  il  lui  vient  d'un 
mot  qui  signifie  flèche  en  Perse.  La  vitesse  de  son  cours,  de  Mos- 
soul à  Bagdad,  est  évaluée  à  près  de  6  milles  marins  à  l'heure.  Les 
compagnons  de  Xénophon  renoncèrent  à  passer  ce  torrent  à  gué. 
Serrés  entre  le  Tigre  et  les  monts  des  Carduques,  ils  jugèrent  impos- 
sible de  recommencer  là  ce  qu'ils  avaient  fait  à  Thapsaque.  Le  fleuve 
était  tellement  profond  qu'une  pique  y  disparaissait  tout  entière.  Un 
gué  n'est  aujourd'hui  réputé  praticable  pour  la  cavalerie  que  lorsque 
la  profondeur  n'excède  pas  l'%20;  au  delà  de  0"\90,  l'infanterie 
peut  se  trouver  en  danger;  0'",70  suflisent  pour  arrêter  de  l'artil- 
lerie. Alexandre  envoya  quelques  cavaliers  sonder  le  passage;  les 
chevaux  eurent  bientôt  de  l'eau  jusqu'au  poitrail.  Arrivés  au  milieu 
du  fleuve,  l'eau  leur  monta  jusqu'au  cou;  ils  n'en  réussirent  pas 
moins  à  prendre  pied  sur  la  rive  opposée  sans  qu'un  seul  d'entre 
eux  eût  été  entraîné  par  le  courant.  L'opération  éiait  périlleuse. 
Qui  eût  osé  dans  l'armée  d'Alexandre  la  déclarer  d'avance  imprati- 
cable? On  se  prépara  sur-le-champ  à  la  tenter.  Le  roi  voulut  mar- 
cher en  personne  à  la  tête  de  l'infanterie.  Montrant  de  la  main  le 
gué  à  ses  soldats,  il  descendit  le  premier  dans  le  fleuve.  Sur  l'autre 
bord  on  apercevait  au  loin  la  cavalerie  de  Mazée.  Si  le  lieutenant  de 


LE   DKAME    MAGEDoNItN.  605 

Darius  eût  fait  preuve  en  ce  jour  de  plus  de  réiolalion,  les  Macé- 
doniens auraient  probablement  payé  cher  leur  audace.  Mazée  ne 
mit  ses  troupes  en  mouvement  que  lorsqu'une  portion  notable  de 
l'armée  ennemie  garnissait  déjà  la  rive  orientale.  Les  fantassins 
grecs  s'avançaient  lentement,  de  l'eau  jusqu'aux  aitiselles;  une  ligne 
de  cavalerie  rangée  en  amont  divisait  le  courant  et  en  rompait  l'ef- 
fort; une  autre  ligne  de  cavaliers  s'étendait  en  aval,  prête  à  secou- 
rir les  soldats  qui  seraient  emportés  vers  le  bas  du  fleuve.  Entre  la 
double  haie,  hoplites  et  peltastes  se  suivaient  à  la  file  ;  plus  d'un 
trébucha  sans  doute  sur  les  pierres  glissantes  dont  le  fond  sablon- 
neux était  semé,  aucun  ne  périt;  il  n'y  eut  de  perdu  qui;  quelques 
bagages.  Jamais  Alexandre  n'eut  mieux  sujet  de  remercier  les 
dieux.  Ce  passage  du  Tigre  est  un  fait  unique  dans  l'histoire  :  ni 
César,  ni  Napoléon,  ni  même  Annibal,  que  je  sache,  n'ont  rien 
accompli  d'aussi  téméraire. 

Un  millier  de  cavaliers  perses,  conduits  par  Satropatès,  s'étaient 
rapprochés  ;  ils  regardaient  indécis  le  rivage  se  couvrir  peu  à  peu 
de  soldats.  Alexandre  appelle  Ariston,  le  chef  des  Péoniens  :  a  Va! 
lui  dit-il,  et  dissipe  cette  troupe  qui  nous  observe.  »  Ariston  part  à 
fond  de  train  ;  il  court  droit  à  Satropatès,  l'atleint  de  sa  lance  à  la 
gorge  et  lui  fait  tourner  bride.  Satropatès  s'est  réfugié  au  milieu  de 
ses  escadrons;  là  encore  il  retrouve  le  Péonien  ardent  à  la  pour- 
suite. Indifférent  aux  traits  dont  on  l'accable,  Aristun  ne  se  dé- 
tourne pas  pour  frapper  d'obscurs  ennemis ,  il  n'en  veut  qu'au 
chef  dont  sa  lance  a  déjà  goûté  le  sang.  En  un  clin  d'œil  Satropatès 
est  renversé  de  cheval;  Ariston  saute  à  terre  et  d'un  coup  de  sabre 
abat  la  tête  du  Perse  ;  puis  il  remonte  lestement  en  selle  et  revient  au 
galop  jeter  ce  hideux  trophée  aux  pieds  du  roi.  De  pareils  faits 
d'armes  sont  toujours  d'un  favorable  augure;  ils  ont  souvent  pré- 
cédé nos  grandes  batailles. 

II. 

Alexandre  s'est  arrêté  pour  reprendre  haleine  après  avoir  franchi 
l'Euphrate;  il  fait  halte  également  sur  les  bords  du  Tigre.  Ces 
pauses  sont  inévitables  à  la  suite  de  toute  marche  forcée.  La  troupe 
la  plus  solide  n'a-t-elle  pas  ses  trahiards,  ses  écloppés,  ses  malades? 
On  conçoit  malaisément  une  aussi  long  .e  route  parcourue  sans 
bases  d'opérations  successives:  la  force  de  résistance  du  soldat 
grec  explique  seule  pareille  dérogation  aux  règles  élémentaires  de 
la  guerre.  Les  lieutenans  d'Alexandre  ne  se  croyaient  plus  cepen- 
dant tenus  de  taire  leurs  inquiétudes;  Parménion,  entre  autres, 
ne  cessait  d'engager  son  jeune  roi  à  considérer  quelles  pourraient 


606  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

être  les  conséquences  d'une  défaite.  L'armée  venait  de  laisser  der- 
rière elle  deux  grands  fleuves  :  trahie  par  la  fortune,  elle  ne  les 
repasserait  pas.  Il  lui  faudrait  se  jeter,  comme  les  Dix-Mille,  dans 
le  pays  des  Garduques  et  chercher  à  gagner  les  ports  du  Pont- 
Euxin  à  travers  les  montagnes  de  l'Arménie. 

«  On  'se  fait  une  idée  peu  juste,  disait  à  Sainte-Hélène  l'empe- 
reur Napoléon,  de  la  force  d'âme  nécessaire  pour  livrer,  avec  une 
pleine  méditation  de  ses  conséquences,  une  de  ces  grandes 
batailles  d'où  vont  dépendre  le  sort  d'une  armée,  d'un  pays,  la 
possession  d'un  trône.  Aussi  trouve-t-on  rarement  des  généraux 
empressés  à  donner  bataille.  Ils  prennent  bien  leur  position,  s'é- 
tablissent, méditent  leurs  combinaisons,  mais  là  commencent 
leurs  indécisions.  Rien  de  plus  difficile  et  pourtant  de  plus  pré- 
cieux que  de  savoir  se  décider.» 

Il  m'a  été  conté  qu'à  la  veille  de  la  journée  d'Isly,  de  cette  bril- 
lante et  glorieuse  journée  qui  nous  transporte  d'un  bond  en  plein 
moyen  âge,  une  grande  émotion  régna  dans  le  camp  français;  l'alarme 
générale  rencontra  des  interprètes  parmi  les  officiers  mêmes  qu'on 
aurait  le  moins  soupçonnés  de  pouvoir  ouvrir  leur  âme  au  décourage- 
ment. Ce  furent  les  plus  habiles  et  les  plus  expérimentés  qui  se  mon- 
trèrent, en  cette  occasion,  les  plus  ingénieux  à  peindre  la  situation 
sous  de  sombres  couleurs.  Semblable  phénomène  s'est  produit  dans 
l'armée  de  Grimée  avant  le  débarquement  d'Old-Fort.  Les  raisons 
spécieuses  ne  manquèrent  pas  alors  pour  déconseiller  une  entre- 
prise qui  prenait  tous  les  caractères  d'une  aventure.  La  guerre,  quand 
on  l'envisage  dans  son  ensemble,  peut-elle  être  jamais  autre  chose? 
Si  le  fils  de  Paul  I"',  à  qui  l'empereur  Napoléon  ne  demandait  que 
le  sacrifice  de  l'alliance  anglaise,  eût  consenti  à  traiter  à  Moscou, 
l'expédition  de  Russie  n'eût-elle  pas  été  la  consécration  éclatante 
de  notre  ascendant?  Les  historiens  ne  célébreraient-ils  pas  aujour- 
d'hui à  l'envi  l'exécution  de  ce  plan  gigantesque?  Fortune!  que 
nous  te  devons  de  grâces  quand  tu  nous  secondes,  et  à  quelles  pué- 
riles critiques  tu  nous  livres  quand  tu  nous  abandonnes  !  Sans  doute 
il  est  des  campagnes  dont  le  succès,  par  un  concours  inouï  de  cir- 
constances, a  tout  à  coup  revêtu  l'apparence  de  la  précision  mathéma- 
tique; il  n'aurait  fallu  qu'un  grain  de  sable  pour  faire  dérailler  tous 
ces  savans  calculs.  Les  vainqueurs  infaiUibles  n'existent  pas;  seu- 
lement, quand  le  destin  hésite,  il  est  bon  qu'un  Gondé  ou  un 
Alexandre  intervienne.  La  fougue  d'un  héros  peut  faire  violence  au 
sort  ;  la  profondeur  pédantesque  des  tacticiens  se  laisse  aisément 
déconcerter  par  la  fortune.  Si  le  général  Bonaparte  n'eût  pas,  de 
sa  personne,  entraîné  ses  soldats  sur  la  chaussée  d'Arcole,  toutes 
ses  combinaisons  s'écroulaient  comme  un  château  de  cartes  sous 


LE  DRAME   MACÉDONIEN.  607 

le  feu  de  l'artillerie  autrichienne.  Bliicher  lui-même  n'a-t-il  pas  eu 
l'insigne  et  fatal  honneur  de  faire  échec  au  vainqueur  de  l'Europe? 
Qu'opposa  cet  obscur  champion  à  l'incomparable  capitaine  dont 
l'apprentissage  s'était  fait  dans  plus  de  vingt  batailles  rangées?  Il 
lui  opposa  une  incroyable  rapidité  de  mouvemens  et  l'obstination 
de  son  courage.  Blûcher  fut,  comme  Alexandre,  un  grand  général 
de  cavalerie.  La  cavalerie  n'est  donc  pas  pour  le  commandement 
en  chef  une  si  mauvaise  école  ;  les  nécessités  mêmes  de  son  ser- 
vice lui  donnent  l'habitude  de  l'audace  et  de  l'impétuosité.  Les  sur- 
vivans  de  l'armée  de  Grimée  n'ont  pas  oublié,  j'en  suis  sûr,  le 
combat  de  Taguin  et  le  général  d'AlIonville. 

Alexandre  était  impétueux  ;  il  le  fut  constamment  sur  le  champ 
de  bataille,  la  vue  de  l'ennemi  l'enivrait.  Sous  la  tente  il  mûris- 
sait avec  plus  de  calme  ses  plans  de  campagne;  les  lieutenans  qui 
l'entouraient,  moins  bouillans  que  leur  maître,  n'ont  cependant 
jamais  fait  fléchir  sa  pensée  ;  Alexandre  savait  mieux  qu'eux  ce 
qu'il  pouvait  demander  à  ses  soldats.  Voilà  le  grand  art,  le  véri- 
table secret  des  triomphes  décisifs  !  Tous  les  états-majors  du  monde 
ne  remplaceront  jamais  l'ascendant  d'un  chef  adoré.  Tracez  des 
itinéraires  sur  vos  cartes,  multip'iez  les  ordres  de  marche,  préparez 
dans  votre  froid  labeur  les  concentrations,  les  mouvemens  tour- 
nans  ;  tout  cela  ne  prévaudra  pas  à  l'heure  suprême  sur  l'enthou- 
siasme confiant  qu'inspire  à  ses  troupes  le  général  sacré  par  une 
longue  série  de  victoires.  On  ne  gagne  pas  les  batailles  en  chambre; 
il  faut  le  feu  du  ciel  pour  animer  nos  statues  d'argile;  la  stratégie 
aligne  les  bataillons,  l'idolâtrie  guerrière  leur  donne  la  vie  et  le 
mouvement. 

Tl  transpire  toujours  quelque  chose  des  débats  irrésolus  des 
conseils.  Une  inquiétude  sourde  régnait  dans  l'armée  grecque;  le 
moin-^re  incident  devait  prêter  un  corps  à  ces  appréhensions.  Après 
une  halte  de  deux  jours,  les  troupes  avaient  reçu  l'ordre  de  se  pré- 
parer au  départ  pour  le  lendemain,  lorsque  survint  une  éclipse  de 
lune.  Le  20  septembre  de  l'année  331  avant  Jésus-Christ,  suivant  les 
calculs  autorisés  de  M.  le  lieutenant  de  vaisseau  Baills  de  la  marine 
française,  l'éclipsé  dut  commencer  à  huit  heures  douze  minutes  du 
soir  et  se  terminer  à  onze  heures  quarante-six  minutes.  La  dispa- 
rition de  l'astre  fut  totale  et  la  lune  demeura  cachée  pendant  un 
peu  plus  d'une  heure.  Le  flambeau  de  la  nuit  ne  pouvait  se  voiler 
sans  raison.  Le  présage  est  interprété  comme  un  blâme  des  dieux 
par  la  peur.  Une  sédition  semblait  imminente;  toute  multitude 
heureusement  passe  avec  une  facilité  merveilleuse  de  la  crainte  à 
l'espoir,  de  l'irritation  aveugle  à  la  soumission  la  plus  complète, 
quand  on  sait  incliner  du  côté  favorable  l'instinct  superstitieux 


608  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

qui  sommeille  parfois,  mais  ne  s'éteint  jamais  tout  à  fait  au  cœur 
de  l'homme.  L'approche  des  grandes  épreuves  a  surtout  le  don  de 
le  réveiller.  Alexandre  fit  proclamer  par  les  prêtres  égyptiens  que 
ce  n'était  pas  l'astre  des  Grecs,  favoris  du  soleil,  qui  pâlissait;  pro- 
tectrice des  Perses,  la  lune  se  couvrait  d'un  manteau  funèbre  pour 
leur  annoncer  la  fin  de  leur  puissance.  Rassurée  par  l'explication 
plausible  qui  lui  est  fournie,  l'armée  ne  demande  plus  qu'à  mar- 
cher. On  abat  les  tentes  et  l'on  se  dirige,  avec  une  loi  plus  ardente 
que  jamais  dans  l'heureuse  issue  du  conflit,  à  travers  le  district 
d'Aturia,  sur  le  camp  de  Darius.  Les  Grecs  laissaient  ainsi  le  Tigre 
sur  leur  droite,  à  leur  gauche  les  montagnes  des  Gordiens  et  celles 
des  Carduques.  Ils  étaient  en  pleine  Assyrie,  à  18Zi  kilomètres  envi- 
ron de  la  ville  d'Arbèles,  à  Ih  des  rives  du  Boumade.  Le  quatrième 
jour,  les  éclaireurs  des  deux  armées  se  rencontrent;  Alexandre,  à 
la  tête  de  l'agéma  et  d'une  compagnie  d'hétaires,  pousse  vigoureu- 
sement un  parti  de  cavalerie  ennemie,  réussit  à  l'atteindre,  lui  tue 
plusieurs  hommes  et  ramène  à  son  camp  de  nombreux  prisonniers. 
L'heure   critique  approche  :   Darius  n'est  plus  qu'à  une  journée 
environ  de  marche,  à  27  kilomètres.  Les  batailles  frangées,   ces 
batailles  d'où  dépend  le  destin  des  empires,  ne  se  livrent  pas  sans 
quelque  préparation.  On  se  précipite  sur   l'ennemi  qui  fuit,  on 
prend  le  temps  d'aiguiser  ses   armes  quand  on^  doit  aborder  des 
lignes  encore  intactes.  Alexandre  juge  nécessaire  de  donner  à  ses 
troupes  quatre  jours  de  repos  avant  de  les  conduire.,  dans  la  plaine 
de  Gaugamèle.  Bien  que  son  armée  soit  peu  encombrée  de  bagages, 
elle  en  a  encore  trop  pour  aller  à  l'ennemi  ;  un  camp  retranché  est 
établi  à  la  hâte,  on  y  laissera  les  malades  et  les  équipages. 

Depuis  le  départ  de  Tyr,  Alexandre  traînait  à  sa  suite  la  famille 
de  Darius.  Il  lui  semblait  qu'il  n'y  aurait  pas  de  place  assez  forte, 
de  lieutenant  assez  sûr  pour  qu'il  osât  leur  confier  la  garde  de 
pareils  captifs.  Pourquoi,  sourd  aux  conseils'que  lui  donnait,  avec 
une  véhémence  souvent  importune,  le  vieux^^Parménion,  n'accep- 
tait-il pas  plutôt  la  magnifique  rançon  qu'à  diverses  reprises  Darius 
lui  avait  offerte?  Pourquoi?  Parce  qu'il  était  Alexandre.  Était-ce  en 
s'enrichissant  des  dépouilles  des  Achéménides,  en  emportant  même 
un  lambeau  de  l'empire,  qu'il  donnerait  la  paix,  une  paix  ferme  et 
durable  au  monde?  Alexandre  était  résolu  à  poser^  sur  son  front  la 
tiare  droite,  parce  qu'il  n'entrevoyait  pas  d'autre  moyen  de  rassem- 
bler sous  le  même  sceptre  des  peuples  dont  l'antagonisme  eût  éter- 
nisé la  vieille  querelle.  Il  ne  fallait  donc  pas  que  Darius,  le  jour  où 
le  sort  des  armes  l'aurait  renversé  du  trône,  pût,  à  défaut  d'un  fils 
en  âge  de  ceindre  l'épée,  trouver  un  succe  saur  tout  prêt  dans  un 
gendre.  La  politique  est  impitoyable,  —  c'e-4  son  droit,  —  mais 


LE   DRAME   MACÉDONIEN.  609 

quand  il  lui  arrive  de  broyer,  en  passant,  sous  son  char,  quelque 
innocente  et  vertueuse  existence,  on  aurait  tort  de  croire  qu'elle 
laisse  tout  à  fait  sans  remords  le  cœur  de  l'homme  d'état  ou  l'âme 
du  conquérant.  L'épouse  de  Darius,  Statira,  était  une  princesse  d'une 
rare  beauté.  Alexandre  jusqu'alors  avait  fui  plutôt  que  recherché 
l'occasion  de  la  voir.  Je  n'ai  jamais  lu  la  Morale  d'Aristote,  j'ai 
souvent  médité  en  revanche  l'éloquent  précis  que  nous  en  a  donné 
l'érudit  traducteur  de  ce  philosophe.  «  Aristote,  nous  dit  M.  Bar- 
thélémy Saint-Hilaire,  se  passe  de  Dieu  :  il  confond  le  bien  et  le 
bonheur...  Il  ne  s'inquiète  en  rien  de  la  vie  future,  parce  qu'il  n'y 
croit  pas,  non  plus  qu'à  une  âme  immortelle...  pour  lui, le  principe 
qui  sent  et  pense  en  nous  est  le  même- que  celui  qui  nourrit  notre 
corps  et  qui  fait  végéter  la  plante.  «^.Faut-il  s'étonner  qu'imbu 
d'une  telle  doctrine,  «  Aristote  ne  juge  un  acte  bon  qu'autant  que 
cet  acte  est  profitable?  »  Le  sage  de  Stagyre  valait  peut-être  mieux 
que  sa  philosophie,  —  cela  se  voit  souvent,  —  à  coup  sûr,  son  élève 
avait  des  vertus  que  semblables  leçons  lui  auraient  difficilement 
inspirées.  Appelez  don  du  ciel  ou  grâce  cfficace^l  comme  il  vous 
plaira,  cet  heureux  penchant  de  certaines  natures  qui  leur  tient 
lieu  des  préceptes  salutaires  et  les  incline,  sans  qu'ils  aient  besoin 
de  se  consulter,  aux  résolutions  gén  éreuses,  toujours  est-il  qu'au 
milieu  des  enivremens  de  la  jeunesse  et  delà  victoire,  Alexandre  ou- 
blia un  instant  les  exemples  d'Achille  pour  devenir  le  précurseur  du 
chevalier  sans  peur  et  sans  reproche.  L'empereurNapoléon  s'étonne 
des  éloges  donnés  à  la  continence  de  Scipion;,il  ne  veut  pas  qu'on 
loue  le  jeune  et  brillant  vainqueur  d' avoir  su  résister  à  la  tentation 
d'un  débir  brutal,  le  triomphe  lui  paraît  trop  facile.  Auiait-il  refusé 
son  admiration  à  la  chevaleresque  prudence  d'Alexandre?  Scipion  se 
défend  aisément,  je  l'accorde,  de  l'attrait  auquel  n'eût  probablement 
point  cédé  sans  rougir  le  dernier  valet  de  l'armée;^ Alexandre  prend 
soin  de  tenir  à  l'écart  le  charme  plus  périlleux  qui  pouvait  s'infil- 
trer dans  son  cœur  à  la  faveur  de  la  pitié  et^de  la  synipaihie.  J'aime 
à  croire  que  Quinte-Curce  n'a  rien  inventé,  qu'il  nous  a  fidèlement 
transmis  ce  que  des  témoins  contemporains  avaient  consigné  dans 
leurs  mémoires  :  si  Quinte-Gurce  s'était  perniis  de  glisser  un  pareil 
roman  au  sein  de  sa  longue  et  véridi  que  histoire,  je  crois,  en  vérité, 
que  je  n'aurais  pas  le  courage  de  le  "lui  reprocher,  car  Virgile,  «  le 
doux  Virgile  »  de  Victor  Hugo,  n'a  jamais  rien  écrit  de  plus  tou- 
chant. 

Les  fatigues  de  la  marche  avaient   été  :  excessives,  même  pour 

les  princesses  qui  suivaient  les  troupes  en^ chariot.  On  ne  fait  pas 

au  cœur  de  l'été,  entre  le  trente- quatrième  et  le  trente-sixième 

degré  de  latitude,  un  millier  de  kilomètres  dans  l'espace  de  quinze 

xojiE  xLin,  —    88',  39 


6i0  REVDE   DES    DEUX   MONDES. 

jours  sans  que  les  constitutions  les  plus  robustes  en  ressentent 
quelque  atteinte;  comment  imaginer  que  de  jeunes  princesses  habi- 
tuées à  la  tranquille  et  fastueuse  existence  des  palais  supporteront 
impunément  cette  épreuve?  L'armée  grecque  était  enfin  arrivée  à 
portée  de  l'ennemi;  les  troupes  harassées  commençaient  à  dresser 
leurs  tentes,  quand  un  eunuque  accourt  :  «  La  reine  se  meurt,  dit-il.  » 

—  Deficere  eam  mintiat  etvix  spiritum  ducere.  —  Alexandre,  à  ces 
mots,  se  lève;  un  autre  messager  paraît  :  «  La  reine  est  morte.  » 

—  Ce  n'est  pas  Bossuet,  c'est  Quinte-Gurce  que  nous  entendons; 
je  me  crois  obligé  d'en  prévenir  le  lecteur.  —  «  Elle  est  tombée 
entre  les  bras  de  sa  belle-mère  et  de  ses  jeunes  filles,  puis  tout 
d'un  coup,  brusquement,  s'est  éteinte.  Inter  socrus  et  virgîmim 
filiarum  manus  collapsa  erat,  deinde  et  exstincta.  »  —  Alexandre 
laisse  échapper  un  long  gémissement  et  vole  à  la  tente  de  ses 
royales  captives.  Un  douloureux  spectacle  l'y  attendait  :  La  mère 
de  Darius,  Sysigambis,  assise  sur  la  terre  nue,  contemplait  d'un 
œil  morne  le  corps  inanimé  de  1  a  malheureuse  princesse.  Les  deux 
jeunes  filles  s'étaient  réfugiées  dans  ses  bras,  seul  asile  qui  leur 
fût  laissé.  Sisygambis  les  tenait  pressées  sur  son  sein,  cherchant  à 
les  calmer,  refoulant  ses  larmes  pour  essuyer  les  leurs,  pendant 
que,  devant  elle,  son  petit-fils  Ochus,  trop  jeune  encore  pour  com- 
prendre l'étendue  de  la  perte  qu'il  venait  défaire,  interrogeait  d'un 
sourire  inquiet  cette  immense  douleur,  ne  soupçonnant  pas  que  le 
plus  malheureux,  en  ce  triste  jour,  c'était  lui.  Alexandre  ne  peut 
retenir  ses  sanglots  :  il  venait  apporter  des  consolations;  on  est 
obligé  de  lui  en  offrir.  La  main  qui  a  couché  tant  de  Perses  dans  la 
tonjbe  est  baignée  de  pleurs,  mais  de  pleurs  moins  amers  que  ceux 
du  vieux Priam.  «Et  maintenant,  dit  Achille, n'oublions  pas  le  repas 
du  soir!  Niobé  elle-même  n'a  pas  négligé  ce  soin  quand  six  filles 
florissantes  de  jeunesse  lui  furent  ravies  en  un  jour.  »  Achille  et 
Niobé  à  la  bonne  heure!  mais  non  pat  Alexandre.  Il  fut  impossible 
d'obtenir  du  héros  qu'il  acceptât  la  moindre  nourriture  avant  que 
les  honneurs  funèbres  eussent  été  rendus  à  la  reine.  Ce  capitaine 
que  tant  de  soucis  devaient  assiéger,  ce  roi  qui  va  jouer  sur  un 
coup  de  dé  son  trône  et,  plus  que  son  trône,  sa  gloire  et  sa  vie, 
trouve  encore  le  loisir  de  donner  des  ordres  pour  que  la  coutume 
des  Perses  soit  religieusement  observée  dans  ses  moindres  détails. 
Le  pieux  appareil   qui  eût  accompagné  les  dépouilles  mortelles 

-e  Statira,  si  les  dieux  l'eussent  ravie  à  son  époux  dans  Persépolis, 
ne  leur  manqua  pas  au  milieu  du  camp  ennemi.  Respecter  la 
mort,  c'est  honorer  celui  de  qui  nous  tenons  la  vie,  de  celui  qui  ne 
manifeste  jamais  mieux  sa  puissance  que  dans  ces  terribles  momens 
où  il  rappelle  à  lui,  sans  l'absorber,  l'étincelle  un  moment  absente. 


LE  DRAME  MACÉDONIEN.  611 

—  Je  dis  :  sans  l'absorber,  —  car  je  hais  d'instinct  le  mot  cruel 
de  M"""  Roland  :  «  Nature,  ouvre  ton  sein!  »  S'évanouir  dans  le 
gouffre  est  un  avenir  peu  consolant,  pour  les  cœurs  même  les  plus 
désabusés. 

A  la  faveur  de  l'émotion  générale,  un  des  eunuques  prisonniers 
parvint  à  s'échapper  et  réussit  à  gagner  le  camp  de  Darius.  Le  roi 
des  Perses  apprit  à  la  fois  et  la  mort  de  la  reine  et  la  généreuse 
conduite  d'Alexandre.  Faut-il  croire  que,  touché  de  tant  de  noblesse, 
i!  ait  alors  renouvelé  ses  propositions  de  paix,  qu'oublieux  des 
excitations  impies  dont  Alexandre  pouvait  lui  montrer  la  preuve, 
il  ait  osé  offrir  à  ce  conquérant  qu'il  avait  vainement  tenté  de  faire 
disparaître  par  le  poignard  ou  par  le  poison ,  la  main  de  sa  propre 
fille,  de  la  princesse  depuis  longtemps  promise  à  Mazée?  Ce  serait 
donc,  si  les  rapports  d'Arrien  et  de  Quinte -Gurce  sont  fidèles,  la 
troisième  fois  que  le  malheureux  monarque  aurait  fait  appel  à  la 
modération  du  vainqiieur.  Naguère  il  proposait  le  fleuve  Halys  pour 
limite;  mainteaant  il  se  déclare  prêt  à  céder  toute  la  contrée  qni 
s'étend  entre  l'Hellespont  et  l'Euphrate.  Pour  otage  il  laissera  son 
fiis,  pour  rançon  de  sa  mère  et  de  ses  deux  jeunes  filles,  il  offre 
30,000  talens  d'or.  Dix  députés  ont  été  chargés  de  convaincre 
Alexandre  :  «  C'est  chose  périlleuse,  lui  disent-ils,  qu'un  trop  grand 
état;  les  navires  qui  dépassent  les  dimensions  habituelles  devien- 
nent difficiles  à  manœuvrer.  »  L'argument  eût  peut-être  touché  un 
pilote;  j'y  aurais,  pour  ma  part,  probablement  prêté  quelque  atten- 
tion. Parméuion  l'appuya  de  tout  son  pouvoir;  il  était  d'avis  de  se 
contenter  d'un  empire  qui  aurait  pour  froatières  le  Danube  en 
Europe  et  l'Euphrate  en  Asie.  Quel  souverain  avait  jamais  possédé 
pareille  étendue  de  pays?  Le  raisonnement  semble  juste;  Louis  XIV 
et  Napoléon  ont  dû  plus  d'une  fois  l'entendre  murmurer  à  leur 
oreille.  Réfléchissons  pourtant!  Les  conquêtes  n'ont-elles  pas  leur 
fatalité?  LesParthes  ont  assez  troublé  les  Romains  dans  la  posses- 
sion de  leurs  provinces  asiatiques  pour  que  nous  puissions  appré- 
cier aujourd'hui  l'immense  intérêt  qu'avait  Alexandre  à  ne  pas 
admettre  un  partage  qui  mettait  d'un  côté  les  provinces  les  plus 
opulentes  et  de  l'autre  les  populations  les  plus  belhqueuses. 
Alexandre  a  servi  de  texte  à  bien  des  déclamations  ;  si  vous  voulez 
rester  équitable  envers  sa  mémoire,  faites-le  juger  par  ses  pairs! 
Que  les  deux  Chatham  et  leurs  héritiers  directs  le  condamnent,  je 
renonce  sur-le-champ  à  le  défendre.  «  S'il  fût  demeuré  paisible 
dans  la  Macédoine,  nous  dit  Bossuet,  la  grandeur  de  son  empire 
n'aurait  pas  tenté  ses  capitaines,  et  il  eût  pu  laisser  à  ses  enfansje 
royaume  de  ses  pères.  »  Est-ce  pour  ce  but  mesquin  que  le  ciel  sus- 
cite le  génie?  Je  ne  reconnais  pas  là,  je  l'avoue,  la  hauteur  de  vues 


612  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

habituelle  à  l'aigle  de  Meaux.  Le  besoin  mal  dissimulé  de  faire  la  leçon 
à  Louis  XIV  fait  oublier  à  l'illustre  orateur  que  le  temps  a  manqué 
au  fils  de  Philippe  pour  achever  son  œuvre.  Ce  n'est  pas  u  parce 
qu'il  avait  été  trop  puissant  qu'Alexandre  fut  la  cause  de  la  perte 
de  tous  les  siens;  »  c'est  parce  qu'il  est  mort  à  trente-deux  ans. 
«  Le  fruit  de  tant  de  conquêtes  »  n'a  pas  été  seulement  l'anarchie; 
l'unité  du  monde  ancien  et  la  diffusion  de  la  civilisation  grecque 
n'ont  pas  laissé  d'avoir  leur  influence  sur  les  rapides  et  nécessaires 
progrès  du  christianisme.  Ne  blâmons  donc  pas  trop  légèrement 
les  héros  d'avoir,  en  messagers  fidèles,  obéi  jusqu'au  bout  à  leur 
mission.  «  La  part  de  la  providence  est  bien  plus  grande  encore 
dans  le  destin  des  empires  que  dans  le  destin  des  individus.  »  Le 
commentateur  émiaent  d'Aristote  n'a  jamais  mieux  dit. 

Alexandre  repoussa  de  nouveau  lesofïres  de  Darius.  Ce  monarque 
qui,  à  la  tête  d'une  armée  de  plus  d'un  million  d'hommes,  deman- 
dait encore  à  traiter,  laissait  voir  sa  faiblesse  ou  donnait  à  soup- 
çonner sa  perfidie;  il  n'eût  pas  fallu  être  Alexandre  pour  s'y  tromper. 
Différer,  —  dilaUir,  disent  les  Espagnols,  —  a  été  plus  d'une  fois  la 
politique  de  la  Porte  ottomane  ;  ce  fut,  de  tout  te  ups,  celle  des 
Asiatiques.  Le  jeune  conquérant  avait  eu  trop  de  peine  jusqu'alors 
à  nourrir  ses  troupes  pour  les  compromettre  dans  les  vains  délais 
de  fausses  négociations.  La  situation  commandait  aussi  bien,  en 
l'année  331  avant  Jésus-Christ,  une  solution  prompte  sur  les  rives 
du  Tigre,  qu'à  la  veille  du  terrible  hiver  de  1812,  sous  les  mms  de 
Moscou.  Alexandre  le  comprit  et,  mieux  inspiré  que  ses  lieutenans, 
il  déjoua  sur  l'heure,  par  sa  réponse  hautaine,  l'astucieux  calcul 
auquel  une  ambition  vulgaire  eût  pu  se  laisser  prendre.  Darius 
n'avait  plus  qu'à  se  préparer  à  livrer  bataille. 

III. 

Le  1*^''  octobre  de  l'année  331  avant  notre  ère,  Alexandre  vint 
occuper,  à  11  kilomètres  environ  des  lignes  de  Darius,  une  de 
ces  éminences  coniques  dont  est  parsemée  la  plaine  d'Arbèles, 
collines  uniformes  «  qu'on  croirait  faites  de  main  d'homme  et  qui 
ne  sont  probablement  que  d'énormes  amas  de  débris  accumulés.  » 
De  ce  poste  élevé  on  eût  dû  apercevoir  toute  l'armée  ennemie,  mais 
un  épais  brouillard  flottait  encore  dans  l'air  et  ne  laissait  entrevoir 
que  par  intervalles  des  groupes  confus  dont  il  était  impossible  de 
discerner  exactement  l'ordonnance.  La  brume  peu  à  peu  se  dissipe 
sous  les  rayons  d'un  soleil  d'automne,  et  l'armée  de  Darius  apparaît 
enfin  déployée  en  ordre  de  bataille,  couvrant  de  ses  rangs  pressés 
un  immense  espace.  De  l'infanterie  et  de  la  cavalerie  confondues, 


LE    DRAME    MACÉDONIEN.  613 

«  d'énormes  carrés  d'une  prodigieuse  profondeur  »  rangés  sur  deux 
lignes  parallèles,  tel  est  l'aspect  que  présente  cette  multitu;le  éva- 
luée par  Arrien  à  plus  d'un  million  d'hommes.  /iO,000  cavaliers, 
15  élépbans  et  200  chars  armés  de  faux  sont  distribués  en  avant  du 
front  de  bandière.  Alexandre  fait  fortifier  son  camp  par  des  retran- 
chemens  et  par  des  palissades  ;  Darius  attend  le  choc,  ses  chevaux 
sellés,  ses  bataillons  à  leurs  postes  de  combat.  La  nuit  vient  sans 
que  la  position  des  deux  armées  se  soit  modifiée.  Alexandre  avait 
FL-connu  le  champ  de  bataille,  offert  des  sacrifices  aux  dieux,  donné 
ses  derniers  ordres;  il  se  retira  dans  sa  tente. 

Le  tigre  affamé  a  de  longs  bàillemens  :  Homère  nous  a  représenté 
Ulysse  s'agitant  sur  sa  couche,  se  retournant  en  tout  sens,  trouvant 
trop  lent  à  naître  le  jour  que  sa  pensée  a  marqué  pour  le  meurtre 
de-  prétendans  ;  il  n'a  pas  craint  de  comparer  le  fil  •  de  Laërte  au 
rustre  qui,  «  après  avoir  bourré  de  sang  et  de  graisse  les  entrailles 
de  la  victime,  alluiiie  le  brasiei-,  en  excite  la  flamme  et  n'impose 
qu'avec  peine  silence  aux  cris  de  son  estomac.  »  Je  m'étonnerais 
que  les  paupières  d'Alexandre  se  soient  plus  aisément  fermées  que 
les  yeux  d'Ulysse.  La  soif  de  la  veng-^ance,  Tavide  désir  de  la  gloire 
et  l'amour  effréné  du  boudin  doivent  avoir  des  effets  a  lalogues  sur 
la  nature  humaine.  «  Patiente  encore,  ô  mon  cœur!  »  Les  membres 
du  héros  peu  à  peu  se  détendent,  et  un  doux  assoupissement  s'em- 
pare de  lui.  L'aube  avait  depuis  longtemps  paru  qu'Alexandre  dor- 
mait encore  d'un  sommeil  profond.  «  Il  n'y  a  pas  là,  nous  dit  l'em- 
pereur Napoléon  qui  savait  dormir  aussi  bien  que  veiller,  matière 
à  étonnement.  »  L'empereur  peut  avoir  le  droit  de  ne  pas  s'éton- 
ner ;  je  n'admettrais  pas  que  les  capitaines  de  second  ordre  se 
penalssent  de  trouver  la  chuse  aussi  simple.  Dormir  paisiblement 
et  do.aiir  à  propos!  iiiais  c'est  ce  qu'il  y  a  de  plus  difficile  à  la 
guerre  !  Le  temps  cependant  pressait  :  les  trompes,  debout  dès 
l'aurore,  avaient  pris  leur  repas;  Alexandre  seul  pouvait  les  mettre 
en  mouvement.  Parménion  se  charge  d'aller  éveiller  le  roi.  «  Il  lait 
grand  jour,  lui  dit-il,  et  l'armée  impatiente  réclame  ta  présence.  » 
Alexandre,  lui  aussi,  était  impatient  de  vaincre;  seulement  il  savait, 
quand  il  s'est  abandonné  au  sommeil,  que  la  victoire  ne  pouvait  plus 
désormais  lui  échapper.  S'il  eût  conservé  à  cet  égard  quelques 
doutes,  toute  sa  force  d'âme  ne  lui  aurait  pas  procuré  le  repos,  et 
Parménion  n'eût  pas  eu  besoin  de  l'appeler  trois  fois  par  son  nom. 
Quand  Alazée  brûlait  les  campagnes,  quand  l'armée  grecque  était 
exposée  à  manquer  de  vivres  dans  les  plus  fertiles  plaines  du 
monde,  le  vainqueur  d'Issus,  le  conquérant  de  la  Syrie  et  de 
^'l^gypte  avait,  n'en  doutons  pas,  le  sommeil  plus  léger.  Darius  en 
face,  un  combat  décisif  sous  la  main,  c'était  la  guerre  ramenée  aux 


Qill  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

proportions  d'une  lutte  en  champ  clos;  l'anxiété  faisait  place  à 
l'excitation  joyeuse  et  la  nature  reprenait  ses  droits.  Le  roi  se  lève 
et  sort  de  sa  tente  ;  le  soldat  qui  l'acclame  lit  sur  son  visage  rayon- 
nant d'allégresse  le  succès  de  la  journée. 

Toute  l'armée  d'Alexandre,  nous  l'avons  déjà  dit,  ne  dépassait 
pas  7,000  chevaux  et  /iO,000  hommes  de  pied.  Distinguons  dans 
cet  effectif  deux  corps  principaux  entièrement  composés  de  Macé- 
doniens :  la  phalange  d'abord,  l'agéma  ensuite.  La  phalange  com- 
prenait 16,384  piquiers  armés  de  la  longue  sarisse.  Lorsqu'elle  était 
rangée  sur  16  hommes  de  hauteur,  avec  les  intervalles  de  6  pieds 
entre  chaque  rang  et  entre  chaque  homme,  cette  troupe  d'élite,  qui 
n'a  eu  d'analogue  que  l'infanterie  suisse,  déployait  un  front  de  2  kilo- 
mètres environ  d'étendue.  L'agéma  était  un  mélangp,  d'infanterie  et 
de  cavalerie;  8  escadrons  d'hétaires,  à  150  chevaux  par  escadron, 
avaient  pour  complément  3,000  hypaspistes,  gens  de  pied,  dont  l'ar- 
mement différait  peu  de  celui  des  hoplites  grecs.  Autour  de  ce  fort 
noyau  se  groupaient  près  de  8,000  peltastes  armés  à  la  légère;  les 
argyraspides,  avec  leur  bouclier  d'argent  affectant  la  forme  d'une 
feuille  de  lierre,  étaient  des  peltastes.  Sur  les  flancs  de  l'armée  et 
lui  servant  souvent  d'éclaireurs  voltigeaient  les  archers  agriens, 
les  frondeurs  et  les  Thraces.  Les  Péoniens  et  les  Thessaliens,  troupe 
à  cheval  moins  lourde,  sans  être  moins  redoutable,  que  la  cavalerie 
de  l'agéma,  fliuiquaient  une  des  ailes  quand  les  hétaïres  se  char- 
geaient de  couvrir  l'autre.  Pour  la  souplesse  et  l'agilité,  cette  cava- 
lerie légère  n'avait  pas  son  égale  au  monde.  La  bataille  d'Issus 
venait  d'apprendre  aux  Grecs  que  l'infanterie  de  Darius  était  peu 
à  craindre;  elle  leur  avait,  en  revanche,  laissé  un  certain  respect 
pour  la  cavalerie  perse.  Des  hommes  et  des  chevaux  bardés  de  fer 
ont  une  quantité  de  mouvement  à  laquelle  il  ne  suffit  pas  d'opj)0 
ser  la  dextérité  ou  la  vitesse.  De  l'aveu  des  Anglais  eux-mêmes, 
un  de  leurs  meilleurs  régimens  de  dragons  fut,  à  la  bataille  de 
Waterloo,  trois  fois  repoussé  par  a  les  cuirassiers  de  Bonaparte.  » 
Quand  le  terrain  se  prête  aux  charges  à  fond,  il  faut  beaucoup 
compter  avec  la  cavalerie,  et  le  terrain,  aux  champs  de  Gaugamèk, 
nous  l'avons  déjà  fait  remarquer,  ne  laissait  rien  à  désirer  sous  le 
rapport  de  l'étendue  et  de  la  nature  du  sol. 

Au  signal  d'Alexandre,  les  palissades  du  camp  sont  abattues,  l'ar- 
mée grecque  sort  de  ses  retranchemens  et  se  forme  en  bataille  dans 
la  plaine.  Les  dispositions  à  prendre  sont  connues  d'avance  :  la  pha- 
lange en  masse  va  se  placer  au.  centre.  Son  flanc  droit  est  protégé 
par  la  cavalerie  des  hétaïres  que  commande  Glitus  et  par  les  esca- 
drons de  Philotas;  les  argyraspides,  sous  les  ordres  de  Nicanor, 
garderont  son  flanc  gauche.  En  arrière  se  tient  Amyntas  avec  la 


LE   DRAME   MACEDONItN.  615 

réserve.  Pour  donner  à  cette  seconde  ligne  plus  de  consistance, 
Alexandre,  aux  trois  corps  de  Cœnus,  d'Oreste  et  de  Lynceste,  a 
jugé  bon  de  joindre  les  troupes  étrangères  confiées  à  Polysperchon. 
L'infanterie  de  Cratère  et  les  cavaliers  thessaliens,  soutenus  par 
toute  la  cavalerie  des  alliés ,  constituent  l'aile  gauche ,  où  com- 
mande Parménion.  Alexandre  a  voulu  se  réserver  le  commande- 
ment de  l'aile  droite;  c'est  de  ce  côté  qu'il  trouvera  Darius. 

La  gauche  de  l'armée  perse  opposait  aux  hétaïres  14,000  cava- 
liers venus  de  la  Bactriane ,  de  l'Arachosie,  de  la  Susiane  et  du 
pays  des  Massagètes.  Son  but  était  de  déborder  l'armée  macédo- 
nienne. Alexandre  déjoue  cet  espoir  en  appuyant  obliquement  sur 
la  droite.  Il  se  rapprochait  ainsi  des  montagnes  et,  par  cette  marche 
diagonale  que  Darius  n'avait  pas  prévue,  évitait  un  terrain  semé 
quelques  jours  auparavant  de  chausse -trapes  :  innocent  strata- 
gème qui  lui  fut,  s'il  faut  en  croire  Quinte-Gurce,  dénoncé  la  veille 
de  la  bataille  par  un  transfuge.  Dès  que  la  manœuvre  d'Alexandre 
se  dessine,  les  Perses  à  leur  tour  inclinent  davantage  vers  la  gauche. 
La  cavalerie  scythe  engage  la  première  l'action  avec  les  éclaireurs 
qui  devancent  le  gros  des  hétaïres.  Au  même  moment,  Darius  lance 
ses  chars  aniiés  de  faux  contre  la  phalange.  Lorsque  Voltaire  con- 
seillait à  la  grande  Catherine  d'imiter  sur  ce  point  l'exemple  de 
Darius  Codoman  et  de  faucher  à  l'assyrienne  les  bataillons  du  sul- 
tan Moustapha,  il  n'avait  pas  les  détails  de  la  bataille  d'Arbèles 
bien  présens  à  l'esprit  et  faisait,  je  ne  crains  pas  de  le  dire,,  un 
puéril  emprunt  à  l'antiquité.  J'espère  que  mes  flottilles  renouve- 
lées des  Grecs  révéleront  chez  moi  un  esprit  plu^  pratique.  Les 
Agriens  font  pleuvoir  sur  les  conducteurs  de  chars  une  grêle  de 
traits,  les  frondeurs  les  accablent  de  pierres;  ni  les  uns  ni  les 
autres  n'arrêtent  l'avalanche.  Mais  les  rangs  des  Macédoniens  se 
sont  subitement  ouverts;  quelques  soldats  seulement,  trop  lents  à 
se  garer,  sont  blessés  par  les  piques  qui  prolongent  les  timons  ou 
par  les  faux  qui  débordent  les  essieux. 

Nous  n'avons  eu  jusqu'ici  que  les  préludes  du  combat.  Voici 
enfin  l'armée  tout  entière  de  Darius  qui  s'ébranle.  INe  va-t-elle  pas 
noyer  la  petite  troupe  d'Alexandre  dans  les  flots  de  poussière 
qu'elle  soulève?  On  dirait  l'émeute  d'une  grande  ville  se  ruant  sur 
la  ligne  trop  mince  de  baïonnettes  qui  s'efforce  de  la  contenir.  En 
ce  moment,  la  mêlée  sévit  à  l'aile  droite,  les  Bactriens  sont  venus 
prêter  main-forte  aux  Scythes.  La  troupe  d'Arétès  cède  au  choc  et 
cherche  un  abri  derrière  la  seconde  ligne.  Les  Perses  poursuivent 
cette  cavalerie,  qui  se  retire  en  désordre,  et  continuent  de  la  char- 
ger avec  fureur.  Alexandre  indigné  se  jette  au  milieu  de  ses  sol- 
dats,leur  prodigue  les  exhortations,  les  repr.  ches  et  finit  par  les 


616  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

ramener  à  l'ennemi.  L'échauffourée  calmée,  il  retourne  à  la  colonne 
massive  des  hétaires.  Là  un  coin  formidable  n'attend  plus  que  ses 
ordres.  C'est  l'heure  décisive  de  la  journée.  Alexandre  donne  à  la 
fois  le  signal  et  l'exemple.  Il  fond  sur  Darius  avec  de  grands  ciis, 
suivi  de  la  phalange,  qui  arrive  au  pas  redoublé.  Ainsi  Gustave- 
Adolphe,  aux  champs  de  Lutzen,  ira  au-devant  des  cuirassiers  de 
Pappenheim.  Alexandre  pénètre  au  milieu  de  l'armée  perse  et 
pousse  droit  au  char  de  Darius.  Gomme  à  Issus,  un  rempart  de 
cavaliers  se  dresse  sur  son  passage.  Dans  cette  cohue  confuse 
d'hommes  et  de  chevaux,  le  roi  de  Macédoine  se  fraie  une  voie 
sanglante;  chaque  coup  de  son  épée  élargit  la  brèche,  les  rangs 
se  renversent  les  uns  sur  les  autres,  les  cadavres  s'amoncellent, 
Encéphale  broie  sous  ses  sabots  la  chair  meurtrie.  Ce  fut  alors, 
dit-on,  que  le  devin  Aristandre,  vêtu  de  la  blanche  tunique  des 
prêtres,  portant  à  la  main  une  branche  de  laurier,  montra  aux  sol- 
dats macédoniens  une  aigle  qui,  d'un  vol  paisible,  planait  au-dessus 
de  la  tête  du  roi.  Ce  présage  de  victoire  est  salué  par  mille  accla- 
mations ;  formée  à  rangs  serrés,  bloc  hérissé  de  fer,  la  phalange 
tombe  alors  sur  le  centre  de  l'armée  perse.  Tout  ploie  à  l'instant 
sous  cette  effroyable  pression  ;  une  foule  éperdue  a  entrahié  Darius, 
les  Macédoniens  ne  trouvent  plus  devant  eux  qu'un  épais  rideau  de 
poussière. 

La  bataille  est  gagnée  !  Elle  est  gagnée  du  moins  à  l'aile  dioite, 
car  à  l'aile  gauche  la  fortune  de  la  journée  demeure  encore  singu- 
lièrement compromise.  Mazée,  avec  sa  cavalerie,  a  fait  une  charge 
impétueuse  sur  le  flanc  de  Parménion;  les  Indiens  réunis  aux  Perses 
ont  passé  à  travers  la  trouée  qu'a  laissée  entre  les  deux  ailes  la 
marche  en  avant  de  la  phalange.  Un  flot  de  cavaliers  a  pu  se  faire 
jour  jusqu'aux  bagages.  Parménion  perd  la  tête;  il  ne  se  croit  plus 
de  force  à  résister  seul.  Pendant  qu'il  maudit  en  secret  l'élan  irré- 
fléchi d'Alexandre,  messagers  sur  messagers  vont  par  ses  ordres 
réclamer  de  l'aile  droite  un  prompt  secours.  Gomment  ce  vétéran 
des  vieilles  guerres  de  Thrace  et  d'IUyrie  en  est-il  arrivé  à  man- 
quer à  ce  point  de  sang-froid  ?  Son  imagination  frappée  «  s'est  fait 
un  tableau.  »  On  sait  que  l'expression  appartient  à  Napoléon,  qui 
la  répète  souvent.  Parménion  a  pris,  comme  le  maréchal  d'Estrées, 
un  hourrah  de  uhlans  pour  une  attaque  sérieuse;  il  a  vu  Sisygam- 
bis  et  les  filles  de  Darius  délivrées,  les  prisonniers  en  armes,  ses 
derrières  menacés,  et,  à  l'instant  même  où  sa  pensée  se  forge  ce 
prétendu  péril,  la  seconde  ligne  a  déjà  fait  volte-face,  pris  les  Perses 
à  dos  et  mis  en  fuite  tout  ce  qu'elle  n'a  pas  massacré.  Mazée  lui- 
même,  dont  la  grosse  cavalerie  avait  ébranlé  l'aile  gauche  de  l'ar- 
mée grecque,  ne  sait  pas  profiter  de  son  avantage.  Pourquoi  d'ailleurs 


LE    DRAME    MaCÉDONIIcN.  617 

poursuivrait- il  ce  passager  triomphe?  Un  sinistre  bruit  a  glacé  le 
couragR  des  Perses;  Mazée  vient  d'apprendre  la  fuite  de  Darius. 
Les  Thessaliens  qu'il  presse  mollement  reviennent  plus  ardens, 
plus  nombreux  à  la  charge;  Mazée  n'essaie  même  pas  de  les  re- 
pousser, il  se  lance,  avec  les  cavaliers  qu'il  a  pu  ralliei-,  à  travers 
la  plaine  et  s'enfuit  au  galop  vers  les  bords  du  Tigre.  Tous  les  gués 
du  fleuve  lui  étaient  familiers;  il  n'eut  donc  pas  de  peine  à  se  déro- 
ber aux  poursuites.  Ce  fut  lui  qui,  suivi  des  débris  de  l'armée 
vaincue,  apporta  le  premier  dans  Babylone  la  nouvelle  de  la  grande 
défaite. 

Grâce  à  la  retraite  de  Mazée,  Parménion  triomphait  au  moment 
même  ot  Alexandre  recevait  les  messagers  qui  l'informaient  du 
danger  et  des  alarmes  de  son  lieutenant.  L'aile  gauche  des  Perses 
était  alors  en  complète  déroute;  la  confusion  même  servit  à  cou- 
vrir la  fuite  de  Darius.  Des  flots  de  poussière  tourbillonnaient  dans 
la  plaine.  Le  terrible  Sam,  cet  ouragan  de  sable  si  soudain,  qu'on 
a  vu  tant  de  fois  ravager  la  Perse  et  la  Babylonie,  a-t-il,  le 
2  octobre  de  l'année  331,  atteint  de  son  haleine  à  demi  épuisée  les 
champs  lointains  d'Aibèles?  Je  serais  tenté  de  le  croire.  Perdus 
au  sein  de  ténèbres  assez  épaisses,  s'il  en  faut  croire  Quinte-Carce, 
pour  dérober  aux  combatlans  jusqu'à  la  clarté  du  jour,  les  vain- 
queurs poussaient  devant  eux  au  hasard.  L'oreille  tendue,  ils 
essayaient  parfois  de  saisir  quelque  signal  lointain,  l'écho  de  la 
trompette  sonnant  le  ralliement  ou  la  voix  des  chefs  s'efforçant 
de  dominer  le  tumulte  ;  rien  de  distinct  n'arrivait  jusqu'à  eux.  Seuls, 
les  plus  avancés  crurent  entendre  un  instant  comme  un  bruit  de 
rênes  qui  frappait  le  flanc  des  chevaux  pressés  par  leur  conducteur  ; 
ce  bruit  même  se  perdit  bientôt  dans  l'universel  tumulte.  C'était 
l'unique  trace  que  laissait  derrière  lui  le  dernier  des  Âchéménides. 

Simias,  un  des  commandans  de  l'agéma,  s'arrêta  le  premier,  sur 
l'avis  du  désordre  où  l'attaque  de  Mazée  avait  jeté  les  troupes  de 
Parménion.  Alexandre  également  averti,  ne  pouvait  se  résoudre 
à  revenir  sur  ses  pas.  «  Que  Parménion,  dit-il,  ne  s'inquiète  pas 
des  bagages!  La  victoire  nous  rendra  au  centuple  ce  que  nous 
aurons  p'^rdu.  »  Les  instances  cependant  redoublent  :  le  cœur  gon- 
flé de  rage,  Alexandre  cède  enfin;  il  se  résigne  à  laisser  échapper 
Darius.  Il  revenait  à  la  tête  des  hétaïres,  quand  quelques  cavaliers 
accourant  à  toute  bride,  Jui  annoncent  que  les  choses  ont  brusque- 
ment changé  de  face.  Parménion  peut  se  passer  de  secours  ;  l'aile 
gauche  de  l'armée  macédonienne,  aussi  bien  que  l'aile  droite,  n'a 
plus  que  des  fuyards  à  poursuivre  ou  des  captifs  à  ramasser. 
Alexandre  saura-t-il  jamais  pardonner  au  vétéran  trop  facilement 
troublé  la  faute  à  laquelle  le  roi  des  Perses  doit  contre  toute  attente 


618  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

son  salut?  Il  accueille  sans  joie  apparente,  sans  un  mot  de  satisfaction, 
la  nouvelle  d'un  avantage  qui  n'aurait  pas  dû  être  si  longtemps  dis- 
puté ;  les  troupes  de  Parménion  n'ont  pas  montré  l'élan  que  leur  roi 
attendait  d'elles.  Bernadotte,  tu  m'as  gâté  ma  journée!  Tout  entier 
au  dépit  quile  ronge,  Alexandre  continue  sa  route,  la  tête  basse  et 
le  front  soucieux  ;  aucun  des  hétaïres  qui  l'entourent  ne  se  hasarde 
à  iompre  le  silence. 

De  quels  soudains  hasards  se  compose  l'existence  d'un  soldat  !  Il 
semblaitque  tout  daoger  eût  disparu  et  qu'il  ne  restait  plus  qu'àre- 
cueillir  les  fruits  de  la  victoire  ;  quelques  instans  encore  et  Alexandre 
allait  avoir  à  subir  le  plus  furieux  assaut  qui  l'ait  menacé  dans  sa 
vie.  Les  Indiens  et  les  Perses  chassés  du  camp  par  les  réserves  de 
l'armée  macédonienne  battaient  précipitamment  en  retraite  ;  ils  se 
trouvent  tout  à  coup  en  face  de  la  troupe  d'Alexandre.  La  route 
leur  est  barrée  ;  avec  le  courage  qu'inspire  le  désespoir,  ils  songent 
sur-le-champ  à  se  l'ouvrir.  L'ennemi  est  peu  nombreux;  ils  en 
auront  facilement  raison.  Le  choc  fut  terrible.  Alexandre  lui-même 
est  bientôt  entouré;  de  sa  javeline,  il  perce  le  commandant  des 
escadrons  indiens,  frappe  de  la  même  arme  le  cavalier  qui  le  serre 
de  plus  près,  porte  un  coup  à  droite,  un  autre  coup  à  gauche,  et 
fait  successivement  rouler  dans  la  poussière  tous  les  champions 
qui  osent  s'attaquer  à  lui.  On  ne  cite,  je  crois,  qu'une  occasion 
où  l'empereur  Napoléon  ait  été  obligé  de  mettre  l'épée  à  la  main, 
— ce  fut,  si  je  ne  me  trompe,  après  la  bataille  de  Brienne;  —  pour 
Alexandre,  ces  luttes  corps  à  corps  étaient  le  combat  de  tous  les 
jours.  Soixante  hétaires  périrent  dans  la  mêlée  ;  Éphestion,  Gœnus, 
Ménidas  virent  couler  leur  sang  par  plus  d'une  blessure.  Les  bar- 
bares finirent  par  céder;  pour  mieux  dire,  ils  cédèrent,  dès  qu'ils 
entrevirent  la  possibilité  de  fuir.  Leur  résistance  avait  coûté  aux 
Macédoniens,  si  l'on  considère  surtout  la  qualité  des  victimes,  la 
plus  grosse  perte  qu'ils  aient  subie  dans  cette  journée  mémorable. 
L'armée  entière  ne  perdit  pas  300  hommes.  Quant  aux  Perses,  on 
ne  sait  pas  encore  aujourd'hui  s'il  en  périt  /iO,000  ou  80,000;  les 
historiens  ne  s'accordent  pas  sur  le  nombre.  Arrien  n'a  pas  craint 
de  prononcer  le  chiffre  presque  incroyable  de  300,000.  De  toute 
façon,  dispersée  ou  couchée  sur  le  champ  de  bataille,  l'armée  de 
Darius  était  anéantie. 

Le  soir  même ,  Alexandre  reprit  la  poursuite  du  monarque 
vaincu;  il  dut  s'arrêter,  après  avoir  passé  le  grand  Zab,  pour  faire 
rafraîchir  les  chevaux  et  donner  quelques  heures  d'un  repos  bien 
gfigné  à  ses  soldats.  Pendant  ce  temps,  Parménion  s'emparait  du 
camp  des  barbares,  de  tout  le  bagage,  des  éléphans,  des  chameaux. 
Il  avait  fait  manquer  la  capture  de  Darius  à  son  maître;  il  s'occu- 


LE    DRAME   MACEDONIEN.  619 

pait  de  racheter  autant  que  possible  son  erreur,  en  faisant  pousser 
vigoureusement  les  fuyards  par  la  cavalerie  thessalienne.  Vers  le 
milieu  de  la  nuit,  Alexandre  décampa  ;  le  lendemain,  il  entrait  dans 
Arbèlcs.  Monté  sur  un  cheval  rapide,  Darius  avait  traversé  cette 
ville,  sans  ralentir  sa  course,  abandonnant  au  vainqueur  ses  tré- 
sors, son  char  t.t  ses  armes.  Tout  donnait  à  penser  qu'il  avait  dû 
gagner  le  plat  au  de  la  Médie  par  les  défilés  du  mont  Zagros.  Une 
troupe  fugitive  pouvait  sans  inconvénient  s'engager  dans  ces  mon- 
tagnes; une  armée  dépourvue  de  moyens  de  transport  n'eût  pas 
trouvé  facilement  s  y  vivre.  C'est  par  ce  chemin,  il  est  vrai,  —  le 
chemin  d'Altoun-Koupri  à  Scherzour,  —  que  les  Persans,  pour  faire 
la  guerre  aux  Turcs,  sont  maintes  fois  descendus  dans  la  vallée 
du  Tigre,  mais  l'irruption,  en  pareil  cas,  a  toujours  le  temps  de 
se  préparer;  elle  ne  fait  d'ailleurs  que  suivre  la  pente  qui  la  porte 
dans  les  contrées  fertiles.  Tout  autres  sont  les  difficultés  des  troupes 
qui  viennent  de  la  plaine  envahir  la  montagne.  Pou»-  pousser  jus- 
qu'à Ecbatane,  où  Darius  allait  très  probablement  se  rendre,  il 
n'eût  pas  fallu  parcourir,  en  partant  d'Arbèles,  moins  de  560  kilomè- 
tres. C'était  se  lancer  dans  une  seconde  campagne  et  s'y  engager  à 
l'approche  de  Thlver.  Alexandre  avait  un  soin  plus  pressant.  L'em- 
pire perse  était  à  ses  pieds  ;  il  fallait  qu'il  en  prît  sans  tarder  pos- 
session. 


IV. 

Il  était  peut-être  plus  facile,  en  ce  moment,  d'^ichever  la  con- 
quête de  l'Asie  que  de  retenir  la  Grèce  dans  la  soumission.  Com- 
ment! après  Arbèles!  après  tant  de  places  fortes  prises  d'assaut! 
après  la  Syrie  et  la  riche  Egypte  subjuguées,  il  se  trouvait  encore 
en  Grèce  des  mécontens  pour  protester  contre  les  arrêts  si  écla- 
tans  du  destin!  Les  triomphes  répétés  d'Alexandre  avaient  eu  un 
résultat  sur  lequel  les  Grecs  de  Sparte  et  d'Athènes  eux-mêmes 
ne  comptaient  pas;  ils  venaient  de  rejeter  sur  les  plages  du  Pélo- 
ponèse  cette  écume  de  mercenaires  sans  aveu,  sans  patrie,  qui,  ne 
pouvant  plus  servir  la  cause  de  Darius,  ne  deii;andaient  pas  mieux 
que  de  se  ranger  sous  les  drapeaux  d'Agis.  Revenu  d'Halicarnasse 
avec  le  dernier  subside  que  Darius  avait  pu  lui  faire  passer,  l'in- 
fatigable roi  de  Sparte  s'était  d'abord  porté  dans  l'île  de  Crète.  Il 
y  obtint  de  faciles  succès;  lorsque  lu  flotte  phénicienne,  conduite 
par  Amphotère,  parut  dans  la  mer  Egée,  Agis  jugea  prudent  de  se 
replier  sur  le  Péloponèse.  Jusqu'au  printemps  de  l'année  330  avant 
Jésus-Christ,  il  se  contenta  d'entretenir  en  Laconie,  en  Arcadie,  en 
Béotie,  et  jusque  dans  Athènes,  une  sourde  agitation.  L'annonce 


620  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  la  victoire  d'Aibèles  faillit  faire  tomber  les  armes  de  ses  mains; 
dans  toutes  les  cités  grecques,  le  parti  macédonien  reprit  rapide- 
ment le  dessus.  On  n'avait  pas  oublié  d'ailleurs  le  tyrannique  usage 
que  Sparte  faisait  jadis  de  son  ascendant;  ce  n'était  pas  sous  les 
auspices  des  pâtres  de  l'Eurotas  que  la  Grèce  eût  voulu  secouer  le 
joug  d'Alexandre.  Rendre  le  pouvoir  à  l'oligarchie  n'avait  rien  de 
bien  séduisant  pour  la  démocratie  athénienne,  et,  il  ne  fallait  pas 
se  le  dissimuler,  Sparte  triomphante,  c'était  partout  le  retour  des 
bannis,  partout  le  rétablissement  des  harmostes.  Entre  Alexandre 
et  les  héritiers  de  Lysandre  il  était  permis  d'hésiter.  Athènes  ne 
bougeait  donc  pas  :  Démade  et  Phocion  contenaient  par  leurs  sages 
conseils  la  multitude;  Démo.^thène  se  taisait,  car  sa  haine  contre 
la  Macédoine  ne  l'aveuglait  pas  à  ce  point  qu'il  ne  sût  pressentir 
l'issue  d'un  soulèvement  qui  manquerait  de  l'enthousiasme  tout- 
puissant  des  anciens  jours.  La  leçon  de  Ghéronée  l'avait  rendu  cir- 
conspect. 

Tout  à  coup  le  bruit  se  répand  que  le  gouverneur  macédonien  de 
la  Thrace,  Ménon,  s'est  rais  d'accord  avec  le  vieux  parti  national 
qui  n'a  pas  cessé  d'agiter  cette  province.  L'ambitieux  lieutenant 
caresse-î-il  le  rêve  de  poser  sur  son  front  la  couronne ,  ou 
n'obéit-il  qu'à  une  animosité  secrète  contre  Antipater?  Alexandre 
a  fait  choix  sans  doute  du  plus  hai  ile,  du  plus  ferme  de  ses 
officiers  pour  lui  confier  le  soin  d'exeicer,  pendant  son  absence, 
l'autorité  royale  en  Macédoine,  mais  la  dureté  de  ce  caractère 
énergique  rend  l'obéissance  difficile  à  ceux  qui  se  croyaient  de 
taille  à  rester  les  égaux  d'un  ancien  compagnon  d'armes.  Mé- 
non vient  donc  de  lever  l'étendard  de  la  révolte.  Antipater  a 
compris  le  danger  de  cette  défection  ;  impatient  d'étouffer  le  mal 
à  sa  source,  il  vole  en  Thrace  avec  toutes  les  troupes  qui  se  trou- 
vent sous  sa  main.  La  Grèce  sent  du  même  coup  s'alléger  le  poids 
qui  comprimait  sa  poitrine.  L'explosion  est  soudaine  et,  chose 
honteuse  à  dire,  ce  n'est  plus  la  prudence  qui  retient  Athènes, 
c'est  l'impossibilité  d'équiper  une  flotte  sans  distraire  pour  cette 
dépense  l'argent  destiné  aux  théories  :  les  fêtes  d'abord,  l'indé- 
pendance de  la  Grèce,  si  la  chose  est  possible,  ensuite!  D'autres 
villes  restent  neutres,  mais  en  petit  nombre  :  en  Achaïe,  Pellène; 
en  Arcadie,  MégalopoHs.  La  neutralité  de  Mégalopolis  se  njontre 
même  hostile.  Ce  boulevard  élevé  par  Épaminondas  contre  la  supré- 
matie lacédémonienne  a  toujours  été  l'obstacle  où  sont  venues 
butter  les  revendications  de  Sparte.  Antipater  a  pris  soin,  en 
s' éloignant,  d'y  laisser  une  garnison.  Les  Éléens,  les  Achéens,  les 
Arcadiens  ont,  en  revanche,  répondu  avec  empressement  à  l'appel 
d'Agis.  Le  fils  d'Archidamus  se  voit  bientôt  à  la  tête  d'une  armée 


LE    DIÎAME   MACÉDONIEN.  6*21 

de  20,000  hommes  de  pied  et  de  2,000  chevaux,  —  grosse  armée 
pour  la  Grèce  et  av<^c  laquelle  il  semble  qu'on  puisse  tout  tenter. 
Un  premier  avantage  remporté  sur  les  Macédoniens,  non  loin  du 
mont  Corax  et  du  Pinde,  dans  les  défilés  de  l'htolie,  contribue  encore 
à  monter  les  têtes  ;  Agis  se  croit  déjà  sûr  du  succès.  Se  rabattant 
vivement  sur  l'Arcadie,  il  va  mettre  le  siège  devant  xMégalopolis. 
La  place  est  investie  ;  pour  peu  que  l'armée  de  secours  se  fasse 
attendre,  la  reddition  de  cette  clé  du  Péloponèse  est  certaine. 

Dans  ces  graves  conjonctures,  Antipater  fit  preuve  de  plus  de 
sang-froid  que  Parménion  n'en  avait  montré  aux  champs  d'Arbèles. 
Il  expédia  sans  doute  de  nombreux  courriers  à  son  maître  ;  il  ne 
songea  pas  du  moins  à  presser  le  retour  d'Alexandre  en  Europe.  A 
quoi  bon  d'ailleurs  trahir  ainsi  un  trouble  dont  le  roi  de  Macédoine 
se  fût  plus  tard  raillé?  Les  instances  d' Antipater,  en  pareil  cas,  ne 
devaient-elles  pas  demeurer  superflues?  Le  vainqueur  d'Issus  et 
d'Arbèles  ne  pouvait  avoir  pour  les  avis  d'un  lieutenant  qui  tenait 
de  lui  seul  une  autorité  révocable  la  déférence  qu'avait  eue  le  roi 
Agésilas  pour  les  ordres  des  éphores.  Antipater  se  prépara  donc  à 
faire  face  de  son  mieux  aux  difficultés  de  la  situation.  La  question 
de  Thrace  se  viderait  plus  tard;  l'essentiel  était  de  réprimer  sur- 
le-champ  le  mouvement  de  la  Grèce.  Ménon  consent  à  traiter,  Anti- 
pater accorde  sans  marchander  le  prix  que  le  dangereux  rebelle 
veut  mettre  à  sa  soumission.  L'armée  macédonienne  est  ensuite 
ramenée  à  marches  forcées  sur  le  théâtre  où  l'appellent  de  plus 
grands  débats;  Antipater  la  grossit  en  route  de  tous  les  contingens 
des  villes  alliées  qui  n'ont  pas  encore  pris  parti  pour  Sparte.  Ren- 
tré en  Macédoine,  il  fond  sur  l'Arcadie  à  la  tête  de  Û0,0{:0  hommes. 

Depuis  près  de  trois  mois  Agis  tenait  la  campagne.  Peut-être,  à 
la  première  annonce  du  retour  d'Antipater,  eût-il  dû  se  résigner  à 
lever  le  siège  de  Mégalopolis;  les  gorges  du  Taygète  lui  auraient 
offert  un  terrain  plus  favorable  à  la  lutte  inégale  qu'il  allait  être 
forcé  d'accepter.  Agis  paraît  avoir  compté  sur  la  force  de  sa  posi- 
tion. On  n'assiégeait  pas  alors  les  villes  sans  les  entourer  d'une 
ligne  de  circonvallation.  Appuyé  sur  ces  retranchemens,  maître  des 
hauteurs,  le  roi  de  Sparte  ne  s'effraya  pas  outre  mesure  de  la 
supériorité  numérique  de  l'ennemi.  Au  lieu  de  décamper,  lorsqu'il 
en  était  encore  temps,  il  prit  le  parti  d'attendre  l'attaque  d'Antipa- 
ter dans  ses  lignes.  Les  premiers  assauts  des  Macédoniens  furent 
vigoureusement  repoussés;  Antipater  se  vit  obligé  de  faire  donner 
ses  réserves.  L'année  de  Lacédémone  commençait  à  perdre  du  ter- 
rain quand  Agis  accourt  avec  la  cohorte  royale.  Tout  plie  devant 
ces  soldats,  les  plus  braves  de  la  Grèce.  L'ennemi  découragé  redes- 
cend précipitammeni  les  pentes  qu'il  a  gravies;  il  entraîne  à  sa  suite 


622  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

un  vainqueur  que  le  succès  enivre.  Les  conditions  du  combat  vont 
changer.  Arrêtés  dans  leur  fuite  par  les  renforts  qu'Antipater  leur 
envoie,  les  Macédoniens  peu  à  peu  se  rallient;  des  masses  considé- 
rables se  déploient  dans  la  plaine.  Pour  éviter  le  danger  de  voir  sa 
troupB  trop  faible  enveloppée,  Agis  est  obligé  de  battre  lentement 
en  retraite-  On  l'aperçut  longtemps  au  milieu  de  la  cohorte,  la 
dominant  de  sa  haute  taille,  resplendissant  dans  sa  superbe  armure, 
se  faisant  surtout  distinguer  par  la  vigueur  des  coups  qu'il  portait. 
A  tous  ces  signes  jadis  on  reconjnaipsait  un  roi  ;  la  plupart  des  traits 
étaient  dirigés  contre  lai.  Agis  recevait  les  uns  sur  son  bouclier, 
évitait  les  autres  en  se  baissant  soudain,  en  inclinant  adroitement 
son  corps  à  droite  ou  à  gauche.  Un  coup  de  lance  lui  traversa  enfin 
les  deux  cuisses.  Le  sang  jaillit  de  la  double  blessure  avec  abon- 
dance; Agis  pâlit  et  s'affaisse.  Ses  écuyers  le  relèvent  et  l'empor- 
tent sur  son  bouclier  jusqu'au  camp.  Privés  de  leur  chef,  les 
Lacédémoniens  ne  se  débandent  pas;  ils  jonchent  le  terrain  de 
leurs  morts  et  de  leurs  blessés,  mais  ils  parviennent  enfin  à  rega- 
gner la  hauteur.  Là  ils  prennent  racine  dans  le  roc  et  ceux  qui  sont 
frappés  tombent,  sans  regarder  en  arrière,  à  leur  poste.  Les  Macé- 
doniens arrivaient  en  foule,  portés  par  :et  élan  qui  accompagne  tou- 
jours des  troupes  victorieuses;  les  premiers  rangs  étaient  en  vain 
abattus,  d'autres  soldats  venaient  à  l'instant  prendre  leur  place. 
Des  flots  de  sang  arrosaient  le  pied  des  retranchemens;  jamais  la 
Grèce,  nous  assure  Quinte- Curce,  ne  vit  de  combat  plus  acharijé. 
Le  soleil  de  juin  brûlait  les  combattans  ;  les  hoplites  succombaient 
sous  le  poids  de  leurs  armures  et  leurs  bras  lassés  ne  portaient  plus 
que  des  coups  sans  vigueur.  En  pareille  occurrence,  c'est  le  nombre 
inévitablement  qui  triomphe.  Il  fallut  reculer  et  abandonner  le  bord 
du  plateau;  les  Macédoniens  inondèrent  l'étroit  espace  que  l'hé- 
roïque phalange  défendait  depuis  le  matin.  Au  bruit  du  tumulte, 
Agis  se  soulève  à  demi  défaillant  sur  sa  couche.  II  se  fait  déposer  à 
terre  et  essaie  de  s'affermir  sur  ses  jambes  qui  fléchissent  ;  une  fois 
de  plus  ses  forces  trahissent  son  courage.  Il  tombe  sur  les  genoux. 
Alors,  le  casque  en  tête,  le  bouclier  appuyé  au  sol,  la  pique  en 
arrêt,  il  appelle  l'ennemi,  le  défie  et,  au  milieu  de  la  grêle  de  traits 
dont  il  devient  le  but,  se  plaint  que,  parmi  tant  de  guerriers, 
aucun  n'ose  l'attaquer  de  plus  près.  Un  javelot  lui  pL-rce  enfin  la 
poitrine;  le  héros  trouve  encore  la  force  d'arracher  le  fer  de  sa  bles- 
sure; sa  tête  se  penche  sur  son  bouclier  et  il  expire  en  couvrant  ses 
armes  de  son  corps.  Admirable  héroïsme  que  notre  propre  histoire 
a  rendu  vraisemblable  I  Les  mères  de  Sparte  ne  sont  pas  les  seules 
qui  aient  eu  la  consolation  de  pouvoir  porter  un  deuil  éternel 
avec  fierté. 


LE    DRAME    MACÉDONIEN.  623 

Ce  combat  de  Mégalopolis  fut  une  rude  journée  :  les  plaines  de 
l'Asie  n'en  avaient  pas  vu  de  semblable.  5,300  Lacédémoniens 
demeurèrent  couchés  sur  le  champ  de  bataille;  3,500  Macédoniens 
payèrent  de  leur  vie  la  victoire.  La  gloire  d'Antipater  pouvait  faire 
envie  à  son  maître.  Du  même  coup,  Sparte  était  abattue  et  la  Grèce 
était  pacifiée.  Antipater  cependant  affecta  de  n'avoir  marché  contre 
Agis  qu'au  nom  de  la  Grèce.  Assuré  de  son  ascendant,  il  convo- 
qua les  Grec:  en  assemblée  générale  et  les  chargea  de  prononcer 
sur  le  sort  des  vaincus.  D'un  avis  unanime,  de  celui  même  des 
Lacédémoniens,  qui  ne  demandèrent  pas  d'autre  grâce,  on  décida 
qu'il  fallait  s'en  rapporter  au  jugement  d'Alexandre.  C'était,  inchner 
tacitement  pour  la  clémence,  car  personne  en  Grèce  n'ignorait  qu'on 
n'avait  jamais  fait  en  vain  appel  à  l'âme  généreuse  du  roi  de 
Macédoine.  Quinte-Gurce  nous  montre  Antipater  inquiet  de  son 
triomphe,  appréhendant  en  secret  la  jalousie  qu'il  allait  inspirer, 
craignant  d'avoir  trop  fait  pour  un  sinple  lieutenant.  Le  vainqueur 
d'Issus  et  d'Arbèles  fut  jaloux,  ne  le  mettons  pas  en  doute;  si 
grande  qu'elle  puisse  être,  l'âme  humaine  a  toujours  de  ces  peti- 
tesses. Mais  combien  le  dépit  d'Alexandre  le  rendait  injuste  envers 
sa  propre  gloire!  Qui  se  souvienf  aujourd'hui  du  combat  de  Méga- 
lopolis, ou  qui  s'en  souvient  pour  honorer  le  nom  d'Antipater?  Le 
combat  meurtrier  n'a  laissé  derrière  lui  qu'un  nom  immortel  ;  ce 
nom,  c'est  celui  du  vaincu,  c'est  le  nom  du  roi  de  Sparte.  Pour 
commander  l'admiration  du  monde,  il  ne  suffit  pas,  en  effet,  de 
gagner  des  batailles,  il  faut  se  montrer  grand  par  ses  conceptions 
01  par  son  héroïsme.  Alexandre  et  Agi^  ne  sont  sans  doute  pas  au 
mcrne  niveau;  le  moindre  d'entre  eux  est  cependant  Jiien au-dessus 
d'Antipater. 

Je  demande  d'ailleurs  la  permission  de  soumettre  à  une  plus  mi- 
nutieuse analyse  la  jalousie  regrettable  d'Alexandre.  Le  capitaine 
était  fondé  à  concevoir  quelque  ombrage  d'un  succès  qui  pouvait 
r.baisser  ses  propres  triomphes  ;  le  roi  dut  se  déclarer  bien  servi.  Des 
troubles  prenant  en  Grèce  une  sérieuse  consistance  le  ramenaient 
forcément  en  Europe,  l'attachaient  tout  au  moins  aux  rivages  de 
l'Asie.  Alexandre  avait  bien  pressenti  ce  danger  et  sa  prévoyance  ne 
fit  pas  plus  défaut  àAntipater  que  l'activité  d'Antipater  ne  fît  défaut 
au  roi.  Les  flottes,  les  subsides  arrivèrent  à  temps  pour  aider  le 
gouverneur  de  la  Macédoine  à  comprimer  la  rébeUion.  Du  sein  de  ses 
grands  projets  Alexandre  n'avait  jamais  cessé  d'avoir  l'œil  sur  la 
Grèce.  Il  se  méfiait  peut-être  en  secret  d'Antipater,  mais  il  avait 
laissé  près  de  ce  lieutenant  suspect  Olympias.  Les  Macédoniens 
étaient  trop  attachés  au  sang  de  leurs  rois  pour  que  l'ambition 
in-^ne   la  moins  scrupuleuse   pût  se  flatter  jamais  de  prévaloir 


624  RE^UE   DES    DEUX    MONDES. 

contre  le  prestige  d'une  race  remontant  à  Hercule  et  d'un  nom 
que  la  victoire  venait  de  porter  à  l'extrémité  du  monde.  Alexandre 
vivant,  Antipater  était  donc  peu  à  craindre.  La  grande  habileté  du 
général  Malet  fut  d'avuir  compris  que,  pour  soulever  les  Français, 
il  fallait  leur  annoncer  que  Napoléon  était  mort. 

Qui  sait  si,  dans  ces  temps  de  doute  universel,  quelqii'un  ne  son- 
gera pas  à  me  reprocher  mon  penchant  à  l'idolâtrie?  Tout  ce  que 
j'essaierai  de  dire  pour  ma  défense,  c'est  que  mon  idolâtrie  n'est 
pas  banale;  elle  ne  s'est  jamais  adressée  qu'aux  demi- dieux.  Le 
propre  du  demi-dieu,  c'est  de  ne  pas  séjourner  trop  longtemps  sur 
la  terre;  l'objet  de  notre  culte  doit  avoir  disparu  dans  un  nuage, 
avoir  été  ravi  à  notre  admiration,  quand  il  était  encore  paré  de 
toutes  les  grâces  d'une  éternelle  jeunesse.  Napoléon  atteignit  un 
âge  plus  avancé  qu'Alexandre,  mais  l'île  de  Sainte-Hélène  l'avait 
déjà  retranché  du  nombre  des  humains.  De  là  il  apparut,  pendant 
quelques  années  encore,  aux  vétérans  dont  les  yeux  ne  se  détour- 
naient jamais  de  son  île,  à  demi  noyé  dans  cette  brume  indécise 
qui  enveloppait  jadis  aux  sommets  de  l'Olympe  les  divinités  de  la 
Grèce.  Puis  l'image  tout  à  coup  s'effaça;  elle  s'effaça  pour  revivre 
dans  les  chants  des  poètes.  Notre  Alexandre  a  retardé  d'un  siècle 
la  déchéance  fatale  de  la  poésie;  les  poètes  seraient  bien  ingrats 
s'ils  Toubliaient. 

Voltaire  a  très  judicieusement  défini  les  bornes  que  ne  doit  pas 
dépasser  le  scepticisme  historique.  «  Je  ne  veux,  dit-il,  ni  un  pyr- 
rhonisme  outré,  ni  une  crédulité  ridicule.  »  Ce  dont  je  voudrais, 
pour  ma  part,  avant  tout  me  défendre,  c'est  d'une  tendance  puérile 
à  prendre  le  contre-pied  de  ce  qu'on  est  généralement  convenu 
d'admettre;  on  ne  me  demandera  pas  cependant,  je  l'espère,  de 
pousser  le  scrupule  jusqu'à  faire  violence  à  une  conviction  mûrie 
et  sincère  ;  on  aura  seulement  le  droit  d'exiger  que  cette  conviction 
paradoxale,  je  la  justifie  :  j'essaierai.  L'Alexandre  dont  je  viens  de 
raconter  les  premières  campagnes  est  encore  l'Alexandre  que  tout 
le  monde  admire;  celui  que  je  me  propose  de  suivre  dans  le  Far- 
sistan,  dans  l'Afghanistan,  dans  les  Indes,  ne  sera  plus,  aux  yeux 
de  la  majorité  des  critiques,  qu'un  Alexandre  gâté  par  la  fortune. 
Selon  mon  humble  jugement,  au  contraire,  c'est  à  cette  heure  seu- 
lement que  le  grand  homme  commence;  jusque-là  nous  n'avions 
eu  qu'un  héros.  La  gloire  d'Arbèles  n'est  certes  pas  médiocre  ;  elle 
ne  me  suffirait  pas  encore;  Issus,  dans  ma  pensée,  répond  à  Ma- 
rengo,  Arbèles  à  Austerlitz;  pour  inscrire  une  légende  dans  la  mé- 
moire des  peuples,  il  faut  davantage  :  l'erreur  même  et  le  martyre 
quelquefois  n'y  nuisent  pas. 

E.    JURIEN    DE  LA    GrAVIÈRE. 


LE 


REBOISEMENT  DES  ALPES 


Étude  sur  les  torrens  des  Hautes-Alpes,  par  Alexaudre  SuretI,  2''  édition,  avec  une 
suite  par  M.  Ernest  Cézanne,  2  vol.,  1872.  —  Les  Torrens  des  Alpes  et  le  Pâturage, 
par  M.  Marchand,  garde-général  des  forêts,  1876.  —  Étude  sur  les  travaux  de  reboi- 
sement et  de  gazonnement  des  montagnes,  par  M.  Demontzey,  conservateur  des 
forêts,  1878.  —  Rapports  de  la  commission  supérieure  pour  l'aménagement  et  l'uti- 
lisation des  eaux,  1879.  —  Comptes-rendus  des  travaux  de  reboisement  exécutés  de 
1861  à  1879,  etc. 


Un  décret  du  président  de  la  république,  en  date  du  5  septembre 
1878,  rendu  sur  la  proposition  du  ministre  des  travaux  publics 
d'alors,  institua  une  commission  supérieure  pour  l'aménagement 
et  l'utilisation  des  eaux.  Cette  commission,  composée  de  quarante- 
huit  membres,  dont  seize  pris  en  nombre  égal  dans  les  deux  cham- 
bres, avait  pour  mission  de  délibérer  sur  les  moyens  de  développer 
les  irrigations  et  les  desséchemens,  d'accroître  les  forces  motrices 
disponibles  pour  l'industrie,  de  prévenir  les  inondations,  d'alimen- 
ter les  villes  en  eaux  potables,  d'employer  utilement  les  eaux  d'é- 
gout  et  les  liquides  industriels,  A  lire  ce  programme,  on  reconnaît 
l'ampleur  de  vues  de  l'homme  d'état  auquel  aucune  branche  de 
l'administration  pubhque  ne  paraît  étrangère  et  qui  se  proposait  de 
couvrir  en  quelques  années,  au  prix  de  8  ou  10  milliards,  la  France 
de  voies  nouvelles.  Il  ne  s'agissait  pas  seulement  de  compléter  nos 
réseaux  de  chemins  de  fer  et  d'en  créer  là  où  l'utilité  en  était  évi- 
dente, mais  encore  d'en  doter  les  régions  si  absolument  dépour- 
vues de  trafic  et  de  voyageurs  que,  suivant  l'expression  d'un  émi- 
nent  ingénieur,  il  y  aurait  de  l'avantage  pour  les  compagnies  à 

TOME  XLUI.   —   1881.  40 


626  BEVUE   DES  DEUX   MTONDES. 

transporter  gratuitement  ces  derniers  en  poste  et  à  les  nourrir  en 
route,  plutôt  que  de  construire  certaines  lignes  comprises  dans  le 
programme  Freycinet. 

L'intention  qui  a  provoqué  le  décret  cité  plus  haut  n'en  était  pas 
moins  excellente,  mais  il  était  imprudent  de  réunir  et  de  faire  étu- 
dier par  les  mêmes  hommes  des  questions  aussi  diverses  et  qu'il 
eût  été  bien  plus  simple  de  traiter  séparément.  Pour  appartenir 
toutes  plus  ou  moins  à  ce  qu'on  est  convenu  d'appeler  le  régime 
des  eaux.,  il  ne  s'ensuit  pas  nécessairement  que  ces  questions  aient 
entre  elles  aucune  connexité,  que  les  savans  dont  les  recherches 
ont  porté  sur  l'utilisation  des  eaux  d'égout  soient  en  mesure  d'in- 
diquer les  moyens  d'accroître  les  forces  motrices,  et  que  les  admi- 
nistrateurs qui  ont  à  s'occuper  de  l'alimentation  des  villes  en  eaux 
potables  sachent  par  quels  travaux  on  peut,  sinon  empêcher,  du 
moins  atténuer  les  ravages  des  inondations. 

Il  ne  faut  pas  dans  ce  monde  abuser  de  la  synthèse,  ni,  pour 
tout  embrasser  à  la  fois,  voir  les  choses  de  trop  haut.  A  chaque 
jour  suffit  sa  peine  et,  dût-on  passer  pour  ministre  terre  à  terre, 
il  est  plus  sage  de  traiter  les  affaires  les  unes  après  les  autres, 
et  de  ne  soumettre  aux  chambres  un  projet  de  loi  que  lorsqu'on 
sait  exactement  ce  qu'on  veut  et  le  but  vers  lequel  on  tend;  c'est 
le  seul  moyen  de  faire  œuvre  durable  et  de  ne  pas  exposer  le  pays 
à  payer  les  frais  des  écoles  qu'on  a  faites. 

Des  différons  rapports  auxquels  les  études  de  la  commission  des 
eaux  ont  donné  lieu,  l'un  des  plus  intéressans  est  celui  de  M.  Faré, 
ancien  directeur-général  des  forêts,  sur  les  moyens  de  prévenir  les 
inondations  en  montagne.  Ce  rapport  a  provoqué  la  présenta- 
tion d'un  projet  de  loi  qui  a  déjà  été  l'objet  d'une  discussion  au 
sénat,  et  qui  modifie  les  lois  de  1860  et  de  1864,  actuellement  en 
vigueur  sur  le  reboisement  et  le  regazonnement  des  montagnes. 
Sans  entrer  dans  l'étude  détaillée  des  dispositions  actuelles  et  des 
modifications  qu'on  propose,  nous  allons  exposer  le  problème  dans 
son  ensemble  et  indiquer  la  solution  qu'il  nous  paraît  comporter. 
De  cet  exposé  on  pourra  conclure  les  divergences  qui  nous  séparent 
du  projet  voté  par  le  sénat  et  qui,  nous  l'espérons,  ne  subira  pas 
sans  être  amendé  l'épreuve  d'une  nouvelle  délibération. 

I. 

Quelque  opinion  que  l'on  ait  sur  l'influence  météorologique  des 
forêts,  influence  dont  nous  avons  ici  même  cherché  à  démontrer 
l'importance  (1),  il  est  un  fait  sur  lequel  tout  le  monde  est  aujour- 

(1)  Voyez  dans  la  iJevMe  du  !«••  juin  1875,  Èiuàe  de  météorologie  forestière. 


LE   REBOISEMENT   DES   ALPES.  627 

d'hui  d'accord,  c'est  le  rôle  que  jouent  dans  les  pays  de  mon- 
tagnes les  massifs  boisés  pour  la  régularisation  des  cours  d'eau  elle 
maintien  des  terres  sur  les  pentes.  Cette  action,  observée  depuis 
longtemps,  a  surtout  été  mise  en  lumière  par  M.  Surell,  ingénieur 
des  ponts  et  chaussées,  dont  le  bel  ouvrage  sur  les  Torrens  des 
Hautes-Alpes,  publié  en  18/il,  et  couronné  par  l'Académie  des 
sciences,  a  été  le  point  de  départ  de  toutes  les  études  et  de  tous 
les  projets  de  loi  sur  le  reboisement.  Bien  que  l'auteur  n'ait  eu  en 
vue  que  la  restauration  des  Alpes  françaises,  les  conclusions  aux- 
quelles il  arrive  sont  applicables,  quoique  à  des  degrés  divers,  à 
tous  les  pays  de  montagnes  ;  mais  c'est  dans  les  Alpes  que  les  phé- 
nomènes qu'il  a  observés  se  manifestent  avec  le  plus  d'intensité  et 
que  le  reboisement  s'impose  comme  une  véritable  mesure  d'ordre 
public. 

Lorsqu'on  pénètre  dans  la  région  accidentée  sur  laquelle  cette 
vaste  chaîne  étend  ses  ramifications  et  qui  comprend  les  sept 
départemens  des  Alpes-Maritimes,  des  Basses-Alpes,  des  Hautes- 
Alpes,  de  l'Isère,  de  la  Drôme,  de  la  Savoie  et  de  la  Haute-Savoie, 
on  est  frappé  de  l'aspect  de  la  plupart  des  montagnes.  Elles  ne 
rappellent  ni  les  sommets  arrondis  et  verdoyans  des  Vosges  avec 
leurs  flancs  boisés  et  leurs  cimes  herbeuses,  ni  les  plateaux  du  Jura 
coupés  par  des  vallées  abruptes,  ni  les  cratères  volcaniques  de 
l'Auvergne.  Formées  par  de  puissantes  assises  calcaires  appartenant 
aux  terrains  jurassiques,  redressées  à  une  immense  hauteur,  elles 
sont  inclinées  d'un  côté  vers  l'horizon  et  présentent  du  côté  opposé 
un  escarpement  presque  vertical  se  reliant  à  la  vallée  par  une  pente 
rapide.  11  semble  qu'en  se  refroidissant,  l'écorce  terrestre  se  soit 
disloquée  et  que  ces  bancs  calcaires,  après  avoir  été  brisés,  aient 
éprouvé  un  mouvement  de  bascule  qui  les  a  abaissés  d'un  côté  en 
les  relevant  de  l'autre.  D'une  épaisseur  de  50  ou  60  mètres,  sembla- 
bles à  des  murailles  à  pic  du  côté  où  la  rupture  s'est  produite,  ils 
se  terminent  par  des  crêtes  dentelées,  et  reposent  eux-mêmes  sur  les 
couches  géologiques  antérieures,  mises  à  jour  par  ce  soulèvement. 
Ces  dernières^  qui  sont  tantôt  des  marnes  entremêlées  de  sable, 
tantôt  des  schistes  argileux  d'une  grande  puissance,  n'ont  qu'une 
faible  consistance  et  sont  facilement  attaquées  par  les  agens  atmo- 
sphériques ou  délayées  par  les  eaux. 

Les  vallées  ne  sont  pas,  comme  dans  les  Vosges,  disposées 
symétriquement  de  chaque  côté  de  la  chaîne  principale,  ou,  comme 
dans  les  environs  de  Paris,  creusées  par  les  érosions  qu'une  mer 
violemment  chassée  a  produites  dans  son  bassin  ;  ce  sont  des  val- 
lées irrégulières  et  contournées,  dans  lesquelles  les  eaux  ont  dû  se 
frayer  péniblement  un  passage  qu'il  leur  arrive  parfois  encore  de 


628  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

changer.  Les  deux  principales  sont  celles  de  l'Isère  et  de  la 
Durance,  affluens  du  Rhône,  qui  reçoivent  dans  leur  parcours  le 
tribut  d'une  foule  de  vallées  secondaires,  ramifiées  elles-mêmes  à 
l'infini.  La  plupart  des  rivières  coulent  sur  un  lit  large  et  plat  de 
cailloux  roulés,  dont  elles  n'occupent  qu'une  petite  partie  et  dans 
lequel  elles  divaguent  en  se  portant  tantôt  sur  un  point,  tantôt  sur 
un  autre,  suivant  les  actions  diverses  auxquelles  elles  obéissent. 

Cette  constitutionfgéologique  explique  l'état  actuel  des  Alpes, 
que  se  disputent,  comme  le  dit  si  bien  M.  Mathieu  (1),  deux  forces 
antagonistes,  l'une  la  force  de  dénudation  qui  démolit  les  crêtes, 
ravine  les  versans,  comble  les  vallées  et  porte  partout  la  dévasta- 
tion; l'autre,  la  force  de  végétation,  victorieuse  autrefois,  vaincue 
aujourd'hui  par  l'aveuglement  de  l'homme.  Les  phénomènes  de 
dénudation  ne  sont  cependant  pas  tous  le  fait  de  celui-ci.  Il  en  est 
contre  lesquels  il  ne  peut  rien  et  qui  sont  le  résultat  d'accidens 
naturels;  tels  sont  les  éboulemens  qui  se  produisent  an  pied  des 
hauts  escarpemens  calcaires,  les  chutes  de  rochers,  les  glissemens 
lents  ou  subits  des  terrains  qui  descendent  dans  la  vallée  avec  les 
maisons,  les  forêts  et  les  pâturages  qu'ils  supportent.  Ces  derniers 
proviennent  de  ce  que  les  Alpes,  soulevées  à  une  époque  relative- 
ment récente,  n'ont  pas  encore  pris  leur  assiette  définitive  ;  ils  ces- 
seront de  se  produire  lorsque,  comme  disent  les  ingénieurs,  elles 
auront  réglé  leurs'talus.  Mais  il  en  est  d'autres  qui,  provoqués  par 
le  déboisement  inconsidéré  des  pentes,  sont  dus  à  l'imprévoyance 
humaine  et  sont  la  cause  première  de  la  formation  des  torrens  et 
des  ruines  qu'ils'occasionnent. 

Sous  le  rapport  de  la  végétation,  la  nature  a  pour  ainsi  dire 
partagé  les  montagnes  alpestres  en  trois  zones  distinctes  :  sur 
les  sommets,  autour ^des  rochers  et  des  glaciers,  les  pâturages; 
sur  les  pentes,  des  forêts;  dans  les  vallées,  les  cultures  et  les  vil- 
lages. Malheureusement  cette  division  naturelle  a  fréquemment 
été  troublée;  trop  souvent  les  habitans,  abandonnant  les  vallées,  se 
sont  installés  dans  les  régions  élevées,  ont  défriché  la  forêt  autour 
de  leurs  demeures,  et  mis  en  culture  des  terres  qui,  ameublies  par 
la  charrue,  sont  incessamment  ravinées  par  les  pluies;  plus  souvent 
encore  la  zone  des  pâturages  a  empiété  sur  celle  des  forêts  et  s'est 
agrandie  par  les]  dévastations  journalières  des  bergers.  Étendant 
chaque  année  ses  limites  plus  bas  dans  la  montagne,  elle  a  fini  par 
envahir  les  pentes  entièrement  dépouillées  de  leurs  bois.  Peu  à  peu 
le  gazon  lui-même  que  ne  protège  plus  le  couvert  des  grands  arbres 

(1)  Le  lieboisement  et  le  Regazonnement  des  Alpes,  par  M.  Matthieu,  professeur 
d'histoire  naturelle  à  l'école  forestière,  1865. 


LE    REBOISEMENT    !  E'^    ALPES.  629 

et  que  broutent  sans  relâche  ries  troupeaux  affamés,  disparaît,  ne 
laissant  après  lui  que  le  flanc  dénudé  de  la  montagne,  proie  facile 
dont  les  torrens  ne  tardent  pas  à  s'emparer. 

Le  torrent  n'est  pas  un  ruisseau  ordinaire;  c'est  un  cours  d'eau 
qui  a  des  caractères  propres  et  un  régime  particulier.  Provenant 
d'un  bassin  peu  étendu,  dont  le  lit  est  très  déclive,  il  a  des  varia- 
tions brusques  ;  souvent  à  sec,  il  déborde  après  un  orage  et  ren- 
verse les  obstacles  qui  s'opposent  à  sa  course.  On  distingue  les  tor- 
rens clairs  et  les  torrens  boueux.  Les  premiers,  qui  sont  ceux  des 
terrains  éruptifs,  n'entraînent  que  peu  de  matériaux  et  sont  carac- 
térisés par  des  crues  subites,  dues  à  ce  que  les  eaux,  coulant  sui 
des  roches  imperméables,  se  précipitent  instantanément  dans  les 
ravins  et  se  réunissent  en  masses  considérables.  Les  seconds,  au 
contraire,  qu'on  rencontre  particulièrement  dans  les  Alpes  fran- 
çaises, se  sont  creusé  un  lit  dans  des  terrains  sans  consistance  ; 
ils  affouillpnt  incessamment  les  parties  inférieures  des  berges, 
provoquent  des  éboulemens,  entraînent  avec  eux  les  matières 
provenant  de  la  dégradation  des  pentes  et  débouchent  dans  les 
vallées  inférieures  en  couvrant  les  terres  et  les  cultures  d'une 
boue  noire  et  épaisse.  Le  lit  du  torrent  se  creuse  de  plus  en  plus, 
en  même  temps  que  ses  berges  s'élargissent;  des  ravins  nouveaux 
se  forment  et  se  ramifient,  rongeant  pour  ainsi  dire  la  montagne, 
qu'ils  détruisent  peu  à  peu,  ou  qui,  sapée  par  la  base,  glisse  par- 
fois tout  entière  dans  la  vallée  qu'elle  obstrue. 

Dans  l'ouvrage  que  nous  avons  cité ,  M.  Surell  distingue  dans 
chaque  torrent  trois  régions  déterminées  :  l'une,  dans  laquelle  les 
eaux  s'amassent  et  affouillent  le  terrain,  c'est  le  bassin  de  récep- 
tion; une  deuxième,  où  le  torrent,  dépose  les  matières  qu'il  a  char- 
riées dans  son  cours,  c'est  le  lit  de  déjection;  la  troisième,  comprise 
entre  les  deux  premières,  où  le  torrent  passant  d'une  action  à  une 
autre,  n'affoaille  ni  ne  dépose,  c'est  le  canal  d'écoulement,  auquel 
il  arrive  par  un  goulot  ou  gorge.  C'est  dans  le  bassin  de  réception, 
dont  la  forme  est  celle  d'un  vaste  entonnoir,  qu'au  moment  de 
la  fonte  des  neiges,  ou  lorsqu'un  orage  vient  à  s'abattre  sur  la  mon- 
tagne, s'accumulent  les  eaux  de  tous  les  ravins  secondaires  qui  se 
précipitent  de  tous  les  côtés  à  la  fois  vers  la  gorge  dont  les  berges 
abruptes  incessamment  minées  vont  en  s'évasant.  Perdant  de  leur 
force  à  mesure  que  la  pente  s'adoucit,  ces  eaux  n'exercent  plus 
d'action  destructive  en  traversant  le  canal  d'écoulement,  à  l'orifice 
duquel  elles  s'étalent  en  répandant  les  matériaux  entraînés.  Les  lits 
de  déjection  ainsi  formés  sont  des  amas  de  cailloux  et  des  rochers 
cimentés  par  une  boue  durcie  et  disposés  en  éventail,  sur  une  éten- 
due qui  dépasse  parfois  plusieurs  kilomètres  et  qui  n'offre  le  plus 


630  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

souvent  aucune  trace  de  végétation.  Us  ont  la  forme  d'un  monticule 
conique  dont  l'arête  supérieure,  légèrement  déprimée,  forme  le  lit 
du  torrent.  Les  eaux  sont  donc  dans  un  état  d'équilibre  instable 
sur  la  ligne  de  faîte,  en  sorte  que  le  moindre  obstacle  suffit  pour 
les  faire  dévier  et  leur  faire  prendre  une  nouvelle  direction.  A 
chaque  crue,  elles  divaguent,  coupent  les  routes  et  enlèvent  les 
ponts.  Parfois  elles  précipitent  leurs  déjections  dans  la  rivière  qui 
occupe  le  fond  de  la  vallée;  elles  en  obstruent  le  cours  et  la  rejet- 
tent vers  la  rive  opposée.  Quand  le?5  barrages  ainsi  formés  sont 
as=ez  puissans,  ils  arrêtent  les  eaux,  qui  gonflent  et  débordent  en 
détruisant  les  cultures  et  les  habitations  (1). 

C'est  dans  les  Alpes  françaises  et  sur  le  versant  italien  des  Alpes 
suisses  que  les  torrens  produisent  surtout  leurs  désastreux  effets 
parce  que  ces  montagnes  complètement  déboiseras  sont  directement 
exposées  au  souffle  du  foehii^  vent  chand  qui  fond  subitement  les 
neiges  et  provoque,  dans  ce  climat  sec,  des  orages  violens  qui  écla- 
tent instantanément  sur  ces  pentes  friables.  Les  Alpes  centrales, 
qu'arrosent  des  pluies  plus  fréquentes  et  qui  ont  conservé  une 
végétation  ligneuse  et  herbacée  suffisante  pour  protéger  le  sol,  y 
ront  beaucoup  moins  exposées. 

De  tout  temps  on  s'est  préoccupé  des  moyens  de  mettre  un  terme 
à  ces  ravages  qui  minent  le  pays,  menacent  les  propriétés,  détrui- 
sent les  routes  et  compromettent  parfois  l'existence  même  des  vil- 
lages. On  a  cherché  à  combattre  les  effets  des  crues,  tantôt  par  des 
murs  longitudinaux  destinés  à  protéger  les  berges  et  à  empêcher 
les  affouilïemens,  tantôt  par  des  barrages  transversaux  dont  l'objet 
est  de  briser  la  pente  du  lit  et  d'amortir  par  des  chutes  succes- 
sives la  violence  des  eaux.  Nous  aurons  l'occasion  de  revenir  plus 
loin  sur  ces  travaux;  mais  des  divers  moyens  employés,  le  plus, 
pour  ne  pas  dire  le  seul,  efficace  est  le  reboisement  des  flancs  de  la 
montagne.  L'influence  des  défrichemens  sur  la  formation  des  torrens 
ne  fait  doute  pour  aucun  des  habitans  de  cette  région  et  a  été  parti- 
culièrement mise  en  lumière  par  M.  Surell.  «  Lorsqu'on  exansine, 
dit-il,  les  terrains  au  milieu  desqmels  sont  jetés  les  torrens  d'origine 
récente,  on  s'aperçoit  qu'ils  sont  toujours  dépouillés  d'arbres  et  de 
toute  espèce  de  végétation  touffue.  Lorsqu'on  examine  d'autre  part 

(l)  M.  Ct^zanne  rapporte  qu'en  1151,  à  la  suite  d'un  orage,  les  deux  toiTens  de  l'Oi- 
sans  qui  se  font  face  d'une  rive  à  l'autre  de  la  Romanche,  le  Vaudaine  et  VInfernay, 
obstruèrent  la  vallée  par  leurs  déjections  et  élevèrent  un  barrage  derrière  lequel  se 
forma  un  lac  qui  fut  appelé  lac  Saint-Laurent,  et  qui  subsista  pendant  soixante-dix 
ans.  En  1219,  ce  lac  rompit  ses  digues,  inonda  la  vallée  et  détruisit  presque  complè- 
tement les  villes  de  Vizille  et  de  Grenoble,  C'est  sur  son  emplacement  qu'est  aujour- 
d'hui le  bourg  d'Oisans. 


LE   REBOISEMEÎNT  DES   ALPES.  681 

les  revers  dont  les  flancs  ont  été  récemment  déboisés,  on  les  voit 
rongés  par  une  infinité  de  torrens  qui  n'ont  pu  évidemment  se  for- 
mer que  dans  ces  derniers  temps.  Voilà  un  double  fait  bien  remar- 
quable. Partout  où  il  y  a  des  torrens  récens,  il  n'y  a  plus  de  forêts, 
et  partout  où  l'on  a  déboisé  le  sol,  des  torrens  se  sont  formés;  en 
sorte  que  les  mêmes  yeux  qui  ont  vu  tomber  les  forêts  sur  le  pen- 
chant d'une  montagne  y  ont  vu  apparaître  incontinent  une  multi- 
tude de  torrens.  » 

L'explication  de  ce  phénomène  est  bien  simple.  Les  forêts,  en 
augmentant  l'hygroscopicité  et  la  perméabilité  du  sol,  facilitent 
l'infiltration  de  l'eau  dans  les  couches  inférieures  et  diminuent 
d'autant  la  quantité  qui  s'écoule  à  la  surface.  Par  les  obstacles  que 
les  arbres  opposent  à  celle-ci,  elles  en  ralentissent  la  course  et  en 
amoindrissent  la  force  d'érosion;  par  l'enchevêtrement  des  racines, 
elles  retiennent  le  sol  sur  les  pentes  et  en  empêchent  le  ravine- 
ment, enfin  par  l'abri  que  le  dôme  du  feuillage  donne  au  terrain, 
elles  amortissent  le  choc  des  ondées,  et  en  atténuent  la  violence. 
Les  arbres  s'emparent  du  sol  avec  une  vigueur  dont  on  a  peine  à 
se  faire  une  idée;  ils  désagrègent  les  roches  les  plus  dures  et  les 
transforment  en  terre  végétale.  Il  n'est  pas  nécessaire  d'aller  dans 
les  Alpes  pour  s'en  convaincre,  et  tout  Parisien,  en  passant  sur  le 
quai  d'Orsay,  peut  voir  avec  quelle  puissance  la  végétation  a  envahi 
les  ruines  de  l'ancieune  cour  des  comptes.  Les  graines  des  arbres 
voisins  apportées  par  le  vent  ont  germé  dans  toutes  les  aniractuo- 
silés  et  des  arbres  de  plusieurs  mètres  de  haut  ont  poussé  sur  les 
anciens  trottoirs  de  bitume,  qu'ils  ont  disloqués. 

Il  est  peu  de  touristes  qui  ne  connaissent  l'imposant  massif  de  la 
Grande-Chartreuse,  immense  îlot  calcaire,  situé  entre  Grenoble  et 
Chambéry  et  compris  entre  les  vallées  de  l'Isère,  de  l'Hyen,  du  Cuiers 
mon,  de  l'Hérétang  et  de  la  Roize.  Ces  montagnes,  autrefois  presque 
inaccessibles,  dépourvues  de  routes,  dans  lesquelles  on  ne  pouvait 
pénétrer  que  par  des  défilés  étroits  dont  quelques-uns  même  étaient 
fermés  par  des  portes,  appartenaient  avant  la  révolution  à  l'ordre  des 
chartreux,  qui  avait  conservé  avec  soin  les  belles  forêts  qui  les  cou- 
vraient. Devenues  à  cette  époque  propriété  nationale,  ces  forêts  ont 
été  jusqu'ici  préservées  de  la  dent  du  bétail  et  exploitées  avec  mé- 
thode par  les  soins  de  l'administration  forestière.  Aussi  présentent- 
elles  les  aspects  les  plus  pittoresques  et  les  plus  grandioses.  Quand 
du  sommet  du  Grand-Somou  du  haut  du  Grand-Couloir,  on  promène 
ses  regards  sur  les  cimes  qu'on  a  sous  ses  pieds  et  qu'entoure  en 
demi-cercle  la  riante  et  fertile  vallée  du  Graisivaudan,  au  milieu 
de  laquelle  coule  l'Isère,  on  aperçoit  une  mer  de  verdure  qui  s'étale 
sur  les  flancs  des  moniagaes.  Partout  où  les  détritus  des  plante  sont 
fourni  quelques  centimètres  de  terre  végétale,  une  forêt  de  hêtres, 


632  REVUE    DES    DEUX   M  iNDES. 

de  sapins  et  de  mélèzes,  a  pris  possession  du  terrain;  elle  pénètre 
dans  toutes  les  fissures,  dentelé  le  ciel  avec  les  flèches  des  arbres  qui 
se  profilent  sur  les  sommets  les  plus  élevés,  s'accroche  aux  moindres 
saillies  et  court  sur  les  corniches  du  rocher  en  traçant  une  raie  verte 
sur  le  fond  grisâtre  de  la  muraille  à  pic.  Sous  le  couvert  des  sapins 
et  des  mélèzes  végète  un  fouillis  de  sorbiers,  d'aunes  rampans,  de 
viornes,  de  sureaux,  d'airelles,  et  de  toute  cette  multitude  d'ar- 
bustes et  d'arbrisseaux  dont  la  flore  alpestre  est  si  bien  pourvue. 
Parfois  des  taches  d'un  vert  moins  sombre  trouent  le  massif,  ou 
frangent  la  lisière  supérieure  de  la  forêt,  jusqu'au  pied  de  l'es- 
carpement rocheux  ;  ce  sont  des  prairies  pourvues  d'un  chalet,  où 
pendant  l'été  vont  pâturer  les  vaches  du  couvent.  Partout  la  végé- 
tation maîtresse  élreint  le  sol  sous  sa  puissance  ;  des  sources  jail- 
lissent dans  toutes  les  dépressions,  donnant  naissance  à  des  ruis- 
seaux qui  coulent  limpides  et  purs,  sans  entraîner  jamais  ni  terre 
ni  rochers.  C'est  un  paysage  splendide,  qui  ne  le  cède  en  rien  aux 
plus  beaux  que  la  Suisse  peut  offrir. 

A  quelques  kilomètres  de  là,  le  spectacle  est  tout  différent.  Si 
l'on  suit  le  chemin  de  fer  qui  mène  de  Grenoble  à  Gap,  on  ne  tarde 
pas  à  rencontrer  des  montagnes  dénudées  aux  flancs  déchirés,  au 
pied  desquelles  le  torrent  du  Drac  déploie  ses  méandres  indécis, 
au  milieu  d'un  lit  encombré  de  cailloux.  Sur  la  droite,  le  Rif-fol 
s'est  creusé  un  passage  dans  un  immense  entonnoir,  produit  par 
un  éboulement,  et  projette  ses  déjections  dans  la  vallée.  Plus  loin 
est  le  Dévoluy,  dont  M.  Surell  a  fait  une  si  navrante  description, 
malheureusement  aussi  vraie  aujourd'hui  qu'en  iShi.  C'est  une 
vallée,  entourée  de  montages  chauves  dévorées  par  les  ravins,  les 
troupeaux  et  le  soleil,  stérilisée  par  les  dépôts  des  torrens  et  ne 
présentant  nulle  part  ni  ombre,  ni  verdure.  La  couleur  pâle  et  uni- 
forme du  sol,  le  silence  que  ne  trouble  le  murmure  d'aucun  ruis- 
seau, le  spectacle  de  ces  pentes  écorchées  par  les  eaux  et  tombant 
en  décomposition,  tout  annonce  un  pays  d'où  la  vie  se  retire  et 
dont  l'immobile  sérénité  du  ciel  augmente  encore  la  tristesse. 
Autrefois,  cependant,  cette  région  était  boisée,  puisqu'on  trouve 
encore  dans  les  tourbières  des  troncs  d'arbres  provenant  des 
anciennes  forêts  ;  mais,  dans  leur  imprévoyance,  les  habitans  les 
ont  abattuespour  enfairedes  pâturages, et  les  troupeaux  ont  achevé 
l'œuvre  de  destruction  que  la  hache  avait  commencée.  Cette  des- 
truction est  aujourd'hui  si  complète,  que  chaque  orage  fait  surgir 
un  torrent  nouveau  et  que  les  habitations  disparaissent  peu  à  peu, 
cédant  la  place  au  désert  qui  étend  son  linceul  sur  la  contrée.  On 
peut  voir  ainsi,  dispersées  çà  et  là  sur  les  flancs  des  montagnes,  les 
traces  d'anciennes  cultures,  dont  les  limites  sont  encore  dessinées 
par  des  murs  en  pierres  sèches,  mais  que  l'homme  a  dû  abandonner 


LE   REBOISEMENT   DES    ALPES.  633 

depuis  longtemps.  On  imaginerait  difficilement  quelque  chose  de 
plus  affligeant  et  de  plus  significatif  que  la  vue  de  ces  murs  délimi- 
tant des  héritages  qui  n'existent  plus;  ils  écrivent  sur  les  revers  du 
Dévoluy  la  future  destinée  de  toutes  les  Alpes  françaises  (1).  Et  ce 
qui  prouve  bien  que  c'est  au  déboisement,  et  au  déboisement  seul, 
qu'il  faut  attribuer  ce  résultat,  c'est  que  partout  où  certaines  com- 
munes plus  prévoyantes  ont  arrêté  la  dévastation  des  troupeaux, 
la  végétation  a  reparu,  les  forêts  sont  rentrées  en  possession  du 
terrain  et  les  ruisseaux  ont  repris  leur  cours  régulier. 

Si  l'on  pénètre  plus  avant  dans  les  Hautes-Alpes,  partout  le  même 
spectacle  frappe  les  regards.  Les  environs  d'Embrun  sont  pour  ainsi 
dire  la  patrie  destorrens.  C'est  là  que  se  rencontrent  ceux  de  Vachères, 
de  Sainte-Marthe  et  tant  d'autres  qui  ont  si  bien  ravagé  le  pays,  que 
c'est  sur  les  lits  même  de  déjection  qu'on  est  obligé  de  faire  passer 
les  routes.  La  plus  grande  partie  du  bassin  de  la  Durance  est  dans  le 
même  cas,  et  cette  rivière,  dont  les  eaux  bien  employées  pourraient 
centupler  la  richesse  agricole  de  la  Provence,  coule  indécise  à 
travers  une  plaine  de  cailloux.  Mais  qu'au  milieu  de  ces  mon- 
tagnes pelées  et  ravinées,  il  s'en  rencontre  par  hasard  une  qui  a 
conservé  son  manteau  de  forêts,  l'aspect  change  aussitôt  ;  les  sapins 
grimpent  sur  ses  flancs  escarpés,  d'où  descendent,  en  grondant,  des 
ruisseaux  inoffensifs.  On  se  croirait  transporté  dans  les  vallées  pit- 
toresques des  Vosges  et  de  la  Suisse,  et  l'on  peut  se  figurer  ce  que 
deviendrait  cette  contrée,  si  quelque  jour  elle  était  rendue  à  la 
végétation  forestière  dont  elle  a  été  dépouillée. 

Les  autres  régions  montagneuses  de  la  France  réclament  égale- 
ment, quoique  moins  impérieusement  peut-être,  le  reboisement 
que  celle  des  Alpes.  Les  fleuves  qui  en  descendent  sont  loin  d'avoir 
tous  un  cours  régulier;  plusieurs  d'entre  eux,  comme  l'Ardèche 
et  la  Loire,  roulent  des  cailloux  qui  encombrent  leurs  lits  et  aug- 
mentent le  danger  des  inondations  ;  d'autres,  comme  la  Garonne, 
qui  reçoit  les  innombrables  cours  d'eau  descendant  des  Pyrénées, 
s'enflent  aux  moindres  crues  et  débordent  dans  les  vallées.  Le 
reboisement  des  montagnes  où  ils  prennent  leur  source  atténuerait 
ces  dangers,  mettrait  en  valeur  des  terres  le  plus  souvent  incultes 
et  permettrait  par  des  irrigations  de  fournir  aux  plaines  l'eau  qui 
est  le  principal  agent  de  fertilité. 

II. 

Il  était  impossible  que  des  phénomènes  aussi  généraux  et  aussi 
permanens  que  ceux  dont  nous  venons  de  parler  ne  frappassent  pas 

Cl)  Étude  sur  les  torrens  des  Hautes-Alpes,  par  M.  Snrell. 


634  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  yeux  des  observateurs.  Dès  le  siècle  dernier,  des  administrateurs 
éclairés  ont  appelé  l'attention  du  gouvernement  sur  les  consé- 
quences désastreuses  du  déboisement  des  Alpes  et  provoqué  des 
ordonnances  pour  restreindre  les  abus  du  pâturage  et  empêcher 
les  défFichemens.  En  1707,  un  ingénieur  nommé  Fabre,  dans  un 
ouvrage  intitulé  :  Essai  sur  la  théorie  des  torrens  et  des  rivières, 
donna  la  description  complète  du  régime  de  ces  cours  d'eau,  mais 
sans  indiquer  aucun  moyen  pour  en  atténuer  les  ravages.  Plus 
tard,  M.  Ladoucette,  préfet  des  Hautes-Alpes  sous  l'empire,  publia 
un  Essai  sur  la  topographie  des  Hautes-Alpes.  Sous  la  restaura- 
tion, un  autre  préfet,  M.  Dugied,  adressa  au  ministre  un  mémoire 
sur  le  Boisement  des  Basses-Alpes,  dans  lequel  il  insiste  sur  la 
nécessité  d'empêcher  les  communes  de  dégrader  le  sol  des  monta- 
gnes par  l'abus  de  la  dépaissance.  En  i8/il,  M.  Surell,  ingénieur  des 
ponts  et  chaussées,  aujourd'hui  administrateur  de  la  compagnie  du 
Midi,  ézvWil  ^oxvÊ tilde  sur  les  torrens  des  Hautes- Alpes,  qui,  impri- 
mée aux  frais  de  l'état,  fut  une  véritable  révélation  en  ce  qu'elle 
montrait  d'une  manière  saisissante  que  c'est  dans  la  reconstitution 
des  forêts  seulement  qu'il  faut  chercher  le  salut.  Publié  peu  après 
les  désastreuses  inondations  de  1840,  cet  ouvrage  fit  une  profonde 
impression  sur  l'opinion  publique  et  décida  le  gouvernement  à  pré- 
parer un  projet  de  loi  sur  le  reboisement,  réclamé  d'ailleurs  par  un 
grand  nombre  de  conseils  généraux.  Ce  projet,  après  avoir  été  rema- 
nié plusieurs  fois,  fut  présenté  aux  chambres  et  retiré  avant  la  dis- 
cussion, on  ne  sait  pour  quel  motif.  En  1848,  un  nouveau  projet, 
dû  à  l'initiative  de  M.  Dufournel,  membre  de  l'assemblée  consti- 
tuante, n'eut  pas  plus  de  succès.  Le  mal  cependant  augmentait  de 
jour  en  jour,  si  bien  que  M.  de  Bouville,  préfet  des  Basses- Alpes, 
avait  pu  dire,  dans  un  rapport  adressé  au  ministre,  le  17  mars  1853  : 
((  Si  des  mesures  promptes  et  énergiques  ne  sont  pas  prises,  il  est 
presque  permis  de  préciser  le  moment  où  les  Alpes  françaises  ne 
seront  plus  qu'un  désert.  La  période  de  1851  à  1856  amènera  une 
nouvelle  diminution  dans  le  chiffre  de  la  population.  En  1862,  le 
ministre  constatera  une  nouvelle  réduction  continue  et  progres- 
sive dans  le  chiffre  des  hectares  consacrés  à  la  culture,  chaque 
année  aggravera  le  mal,  et  dans  un  demi-siècle,  la  France  comp- 
tera des  ruines  de  plus  et  un  département  de  moins  (1).  » 

(1)  Ces  prédictions  se  sont  réalisées  à  la  lettre.  Le  chiffre  de  îa  population,  qui  pour 
les  deux  départemens  des  Basses-Alpes  et  des  Hau' es-Alpes  était  en  1851  de  285,108  ha- 
bitans,  est  tombé  en  1856  à  279,226;  en  1862,  à  271, i68;  en  1866,  à  265,117;  en  1872, 
à  258,230;  en  1876,  à  255,260.  Par  une  progression  continue,  qui  prouve  une  diminu- 
tion constante  des  moyens  d'existence,  la  population  de  ces  deux  dépaitemeos  s'est 
réduite  en  vingt-cinq  années  de  30,000  habitant,  c'est-à-dire  du  neuvième  environ  du 
chiffre  priitMtif. 


LE    UtiiUlShMiiiM    DES    ALPES.  635 

Les  choses  en  restèrent  là  jusqu'en  18(30.  A  la  suite  de  la  fameuse 
lettre  de  l'empereur,  connue  alors  sous  le  nom  trop  mensonger  de 
prograynme  de  la  paix,  h  la  suite  peut-être  aussi  d'une  étude  que 
nous  avons  publiée  ici  même  (1)  à  l'occasion  des  inondations  de 
1856,  M.  de  Forcade  la  Roquette,  directeur-général  de  l'administra- 
tion des  forêts,  prépara  un  projet  de  loi  sur  le  reboisement  des  moa- 
tagnes  qui,  plus  heureux  que  les  précédens,  fut  voté  par  le  corps 
législatif  et  par  le  sénat.  Le  gouvernement  d'alors  avait  sur  les  cham- 
bres une  action  assez  forte  pour  leur  imposer  ses  volontés  et  briser 
les  résistances  que  pouvaient  lui  opposer  les  coalitions  d'intérêts. 
Plût  à  Dieu  qu'il  ne  l'eût  exercée  jamais  que  pour  des  mesures 
comme  celle-ci! 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  loi  de  1860  avait  fait  passer  la  question  du 
domaine  de  la  théorie  dans  celui  de  la  pratique.  Elle  n'était,  à  pro- 
prement parler,  qu'une  loi  d'essai  qui  porte  l'empreinte  évidente  de 
la  préoccupation  de  l'administration  de  ne  pas  froisser  les  intérêts 
des  populations  des  montagnes  et  de  mettre  à  l'exercice  du  pâtu- 
rage le  moins  de  restrictions  possible  ("2).  En  voici  les  principales 
dispositions. 

Les  travaux  de  reboisement  sont  facultatifs  ou  obligatoires. 
Dans  le  premier  cas,  l'état  subventionne,  soit  par  des  primes  en 
argent,  soit  par  des  distributions  de  graines  et  de  plants,  les  com- 
munes ou  les  particuliers  qui  les  ont  entrepris.  Dans  le  second, 
c'est-à-dire  lorsque  l'intérêt  public  etst  en  jeu,  l'état  détermine  le 
périmètre  des  terrains  sur  lesquels  les  travaux  devront  être  exécu- 
tés; après  un  décret  rendu  en  conseil  d'état,  il  met  en  demeure  les 
propriétaires  de  procéder  au  reboisement  et,  en  cas  de  refus  de 
leur  part,  exécute  lui-même  les  travaux.  Lorsque  ces  terrains 
appartiennent  à  des  particuliers,  l'état  peut  les  acquérir  soit  à 
l'amiable,  soit  par  voie  d'expropriation;  lorsqu'ils  appartiennent 
aux  communes,  il  peut  s'en  emparer  d'office,  mais  il  est  tenu  de  les 
restituer,  soit  contre  le  remboursement  des  avances  faites  par  lui, 
soit  contre  l'abandon  de  la  moitié  de  l'étendue  reboisée  et  sur 
laquelle  les  communes  conservent  d'ailleurs  un  droit  de  parcours 
pour  leurs  troupeaux.  Pour  accentuer  encore  son  caractère  de  con- 
ciliation, la  loi  stipule  que  le  reboisement  ne  pourra  annuellement 


(1)  Voyez,  dans  la  Revue  du  1"  février  1859,  le  Reboisement  des  montagnes  et  le 
Régime  des  eaux. 

(2)  Des  lois  aaalogues  viennoat  d'être  promulguées  ea  Italie  et  en  Espagne,  où, 
comme  en  France,  on  a  reconnu  la  nécessité  de  reboiser  les  montagnes  dénudées; 
mais  il  est  à  craindre  qu'elles  n'y  restent  longtemps  lettre  morte,  à  cau;ic  da  l'incurie 
des  populations  et  de  l'insuffisance  du  ;.ei''.ice  forestier. 


636  REVUE    DES    DEDX   MONDES. 

porter  sur  plus  du  vingtième  de  la  contenance  comprise  dans 
chaque  périiuètre. 

Ces  dispositions,  si  modérées  qu'elles  ^fussent,  n'en  soulevèrent 
pas  moins  de  la  part  des  intéressés  de  vives  réclamations,  à  cause 
des  restrictions  qu'elles  imposaient  forcément  à  l'exercice  du  pâtu- 
rage, et  c'est  pour  y  répondre  que  le  gouvernement  présenta  la  loi 
de  186/i,  qui  autorise,  dans  l'intérieur  des  périmètres,  à  remplacer 
le  reboisement  par  le  regazonnement.  On  espérait  pouvoir  ainsi 
reconstituer  les  terrains  dégradés  des  montagnes  et  améliorer  les 
pâturages  existans,  tout  en  diminuant  l'étendue  des  parties  à 
remettre  en  bois.  Mais  les  résultats  obtenus  n'ont  pas  répondu  à 
cette  attente,  car  on  ne  peut  créer  des  pâturages  à  volonté,  et  le 
pût-on,  ils  seraient  impuissans  soit  à  empêcher  la  formation  des 
torrens,  soit  à  éteindre  ceux  qui  existent.  Il  a  donc  fallu  en  reve- 
nir au  reboisement  prescrit  par  la  loi  de  1860,  et  c'est  sous  l'em- 
pire de  celle-ci  que  les  travaux  entrepris  jusqu'ici  ont  été  exécutés. 

Aussitôt  cette  loi  promulguée,  l'administration  forestière  s'est 
mise  à  l'œuvre  avec  une  ardeur  qui  n'a  pas  étonné  ceux  qui  con- 
naissent le  personnel  d'élite  dont  elle  est  composée.  Pénétrés  de  la 
grandeur  de  l'entreprise  dont  ils  étaient  chargés,  ayant  la  conscience 
de  l'immense  service  qu'ils  étaient  appelés  à  rendre  au  pays,  gardes 
et  agens,  du  haut  en  bas  de  l'échelle  hiérarchique,  ont  montré  dans 
cette  circonstance  une  abnégation,  un  courage,  une  persévérance 
d'autant  plus  méritoires  que  leurs  elTorts  devaient  être  obscurs  et 
qu'ils  n'avaient  à  en  attendre  ni  récompense,  ni  renommée.  Ils  se 
trouvaient  en  présence  d'une  œuvre  grandiose,  mais  absolument 
nouvelle,  pour  l'accomplissement  de  laquelle  ils  n'avaient  ni  guide, 
ni  tradition;  ils  avaient  ncn-seulement  à  vaincre  les  obstacles 
matériels,  mais  à  triompher  des  résistances  morales  qu'ils  rencon- 
traient chez  ceux- là  même  qui  auraient  dû  leur  prêter  leur  con- 
cours. Dans  leur  lutte  contre  les  forces  aveugles  de  la  nature,  ils 
avaient  à  ménager  les  intérêts  souvent  mal  compris  des  popula- 
tions, s'ils  ne  voulaient  échouer  complètement.  Malgré  les  tâton- 
nemens  inévitables  des  premières  années,  ils  furent  à  la  hauteur 
de  leur  tâche.  Passant  des  mois  entiers  dans  la  montagne,  sans 
autre  abri  qu'une  tente  ou  qu'une  baraque  en  planches,  ils  étu- 
diaient le  régime  des  torrens,  en  levaient  les  plans  et  préparaient 
les  travaux  à  entreprendre  pour  en  arrêter  les  ravages,  ne  recu- 
lant devant  aucune  peine  pour  répondre  à  la  confiance  qu'on  avait 
mise  en  eux.  Dès  le  début,  M.  Parade,  directeur  de  l'école  fores- 
tière, puis  M.  Mathieu,  professeur  d'histoire  naturelle,  furent  envoyés 
dans  les  Alpes  pour  étudier  les  méthodes  à  employer.  Dans  les 
rapports  qu'ils  publièrent  à  cette  occasion,  ils  posèrent  les  prin- 


LE   REBOISEMENT   D-IS   ALPxii.  637 

cipes  généraux  qui  devaient  guider  l'administration  dans  cette  entre- 
prise. Plus  tard,  M.  Marchand,  garde  général  des  forêts,  reçut  la 
mission  d'aller  en  Suisse  examiner  les  travaux  du  même  genre  exé- 
cutés dans  ce  pays  et  rapporta  de  ce  voyage  des  observations  très 
précieuses  qui  furent  consignées  dans  un  mémoire  des  plus  intéres- 
sans.  D'un  autre  côté,  deux  agens  supérieurs  de  l'administration, 
M.  Costa  de  Bastelica,  ancien  conservateur  des  forêts  à  Gap,  et 
M.  Demontzey,  d'abord  inspecteur  à  Nice,  aujourd'hui  conservateur 
à  Aix,  se  consacrèrent  tout  entiers  à  l'œuvre  du  reboisement.  Ils 
passèrent  dans  les  Alpes  la  plus  grande  partie  de  leur  carrière  admi- 
nistrative, surveillant  eux-mêmes  les  travaux  et  dirigeant  les  agens 
sous  leurs  ordres;  c'est  à  eux  qu'on  doit  en  grande  partie  les 
remarquables  résultats  obtenus  jusqu'ici.  A  la  suite  d'un  concours 
ouvert  par  l'administration,  M.  Demontzey  écrivit  un  volumineux 
mémoire  (1)  qui  fut  publié  aux  frais  de  l'état  et  qui  expose  la  théorie 
complète  des  procédés  d'exécution.  C'est  en  quelque  sorte  un  manuel 
pratique  qui  énumère  toutes  les  difficultés  en  présence  desquelles 
on  peut  se  trouver  et  qui  indique  les  moyens  de  les  surmonter.  La 
traduction  qui  vient  d'en  être  faite  en  allemand,  par  ordre  du  gou- 
vernement autrichien,  donne  la  mesure  de  l'estime  que  cet  ouvrage 
s'est  acquise  à  l'étranger. 

La  première  question  qui  se  présente,  quand  on  se  trouve  en 
présence  d'une  montagne  ravinée,  est  celle  du  tracé  du  périmètre 
des  terrains  à  restaurer.  On  ne  saurait  évidemment  se  limiter  aux 
berges  des  torrens  et  du  bassin  de  réception,  car  ces  berges,  inces- 
samment minées  par  le  bas  et  toujours  en  mouvement,  continue- 
raient par  leurs  éboulemens  à  élargir  le  bassin  de  réception  si  les 
terres  voisines  n'étaient  elles-mêmes  fixées  par  la  végétation. 
M.  Surell  a  indiqué,  dès  1841,  les  règles  à  suivre,  et  l'expérience 
en  a  confirmé  la  justesse. 

«  On  commencerait,  dit-il,  par  tracer  sur  l'une  et  l'autre  des 
deux  rives  du  torrent  une  ligne  continue  qui  suivrait  toutes  les 
inflexions  de  son  cours,  depuis  son  origine  la  plus  élevée  jusqu'à 
la  sortie  de  la  gorge.  La  bande  comprise  entre  chacune  de  ces 
lignes  et  le  sommet  des  berges  formerait  ce  que  j'appelle  une  zone 
de  défense.  Les  zones  des  deux  rives  se  rejoindraient  dans  le  haut, 
en  suivant  le  contour  du  bassin,  et  borderaient  ainsi  le  torrent  dans 
toute  son  étendue,  de  même  qu'une  ceinture.  Leur  largeur,  variable 
avec  les  pentes  et  avec  la  consistance  du  terrain,  serait  d'environ 
AO  mètres  dans  le  bas,  mais  elle  croîtrait  rapidement  à  mesure  que 

(1)  Étude  sur  les  travaux  de  reboisement  et  de  gazonnemeni  des  montagnes,  par 
M.  DeiiQontzey; 


638  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

la  zone  s'élèverait  dans  la  montagne  et  finirait  par  embrasser  des 
espaces  de  ZiOO  et  500  mètres.  Ce  tracé  s'appliquerait  non-seule- 
meot  à  la  branche  principale  dn  torrent,  mais  encore  aux  divers 
torrens  secondaires  qui  s'y  déversent,  il  s'appliquerait  encore  aux 
ravins  que  reçoit  chacun  de  ces  torrens  et,  poursuivant  ainsi  une 
branche  après  l'autre,  il  ne  s'arrêterait  qu'à  la  naissance  du  dernier 
filet  d'eau.  »  Gomme  ces  zones  de  défense  iraient  en  s'élargissant 
de  bas  en  haut,  elles  arriveraient  vers  les  sommets  à  se  toucher  et 
à  se  confondre,  de  façon  à  former  une  bande  continue  dans  la  par- 
tie supérieure,  et  à  n'y  pas  laisser  une  place  vide. 

Une  fois  le  périmètre  des  terrains  à  reboiser  déterminé,  la  pre- 
mière mesure  à  prendre  est  d'y  interdire  le  pâturage,  afin  de  per- 
mettre au  sol  désagrégé  par  le  piétinement  des  moutons  de  se 
raffermir  et  à  la  végétation  herbacée  de  reprendre  son  empire.  On 
provoque  ce  résultat  en  recépant  tous  les  arbustes  qui  croissent 
sur  ces  terrains,  en  plantant  par  bandes  horizontales,  distantes  de 
2  mètres  environ,  des  boutures  de  saule,  destinées  à  retenir  les 
terres  sur  des  talus  presque  verticaux  et  en  semant  dans  les  inter- 
valles des  graines  fourragères.  Concurremment  avec  ces  opéra- 
tions préliminaires,  qui  n'ont  d'autre  objet  que  de  préparer  le 
sol  à  recevoir  plus  tard  les  essences  forestières,  on  attaque  le  tor-' 
rent  lui-même  au  moyen  de  travaux  d'art  destinés  à  en  ralentir  le 
cours,  à  arrêter  les  matériaux  qu'il  charrie  et  à  empêcher  les  affbuil- 
lemens  des  berges.  On  emploie  pour  cela  des  clayonnages  et 
des  barrages  qu'on  construit  au  travers  du  lit,  en  suivant  le  tor- 
rent jusque  dans  ses  moindres  ramifications.  C'est  généralement 
par  les  parties  supérieures  qu'on  commence,  là  où  les  eaux,  n'ayant 
pas  encore  acquis  toute  leur  puissance,  sont  plus  facilement  retar- 
dées dans  leur  course  et  où  les  matières  en  suspension,  encore  peu 
abondantes,  peuvent  être  retenues  par  des  ouvrages  peu  impor- 
tans;  on  entrelace  autour  de  piquets  plantés  dans  le  ravin  des  bran- 
ches de  saule  et  de  coudrier  encore  vertes  qui  font  l'effet  de  bou- 
tures, prennent  racine  dans  le  sol  et  forment  ainsi  un  obstacle 
vivant  se  perpétuant  de  lui-même.  Lorsque  ces  clayonnages  sont 
suffisamment  rapprochés,  ils  transforment  le  ravin  en  un  véritable 
escalier,  grâce  ^auquel  les  eaux,  amortissant  leur  violence  à  chaque 
marche,  n'ont  plus  la  force  nécessaire  pour  entraîner  les  terres 
et  arrivent  presque  claires  dans  le  fond  du  bassin  de  réception. 

Dans  les  parties  inférieures,  là  où  le  torrent  plus  fort  a  une  action 
destructive  plus  grande,  il  faut  des  moyens  plus  énergiques.  On  a 
recours  dans  ce  cas  à  des  barrages  en  maçonnerie  encastrés  dans 
les  berges,  assis  sur  un  radier  et  traversés  dans  la  partie  inférieure 
par  un  canal  voûté  SLpçelé  pertuis,  qui  permet  l'écoulement  de  l'eau 


LE   REBOISEMENT    DES   ALPES.  639 

dans  les  crues  ordinaires.  Ces  barrages  ont  pour  effet  de  retenir 
les  blocs  de  rochers  arrachés  de  la  montagne,  de  créer  des  atter- 
rissemens,  de  briser  la  chute  du  torrent  et  d'en  diminuer  la  vio- 
lence en  élargissant  son  lit.  Quelques-uns  de  ces  barrages  sont  de 
véritables  œuvres  d'art,  il  en  est  qui  ont  jusqu'à  10  mètres  de  hau- 
teur et  qui  ont  coûté  de  AOvOOO  à  50,000  francs  à  établir.  Nous 
ne  pouvons  entrer  ici  dans  les  déiails  d'exécution  qui  varient  dans 
chaque  cas  particulier,  puisque  chaque  torrent  a  son  régime  spé- 
cial et  qu'il  faut  s'inspirer  des  circonstances  pour  en  triompher.  Les 
agens  forestiers  chargés  de  ces  travaux,  surtout  MM.  Costa  de  Baste- 
lica  et  Demontzey,  se  sont  montrés  des  ingénieurs  de  pren.ier  ordre 
et  ont  attaché  leur  nom  à  des  ouvrages  qui  excitent  l'admiration  de 
tous  ceux  qui  sont  en  état  d'apprécier  les  difficultés  en  présence 
desquelles  ils  se  trouvaient. 

Ce  n'est  que  lorsque  les  terres  sont  raffermies  et  le  torrent  maî- 
trisé qu'on  peut  entreprendre  le  reboisement  proprement  dit.  Pour 
cet  objet,  on  a  dû  créer,  à  proximité  des  travaux,  des  pépinières 
renfermant  les  essences  les  mieux  appropriées  à  la  nature  du  sol 
et  au  climat.  Dans  les  parties  les  plus  élevées,  c'est  le  pin  cembro 
et  le  mélèze  qui  réussissent  le  mieux;  dans  la  région  intermédiaire, 
le  pin  noir  d'Autriche  convient  dans  les  terrains  calcaires,  et  le  pin 
sylvestre  dans  les  autres;  enfin  dans  la  zone  inférieure,  c'est  aux 
essences  feuillues,  comme  le  chêne  et  l'orme,  qu'il  faut  donner  la 
préférence.  Sur  les  rampes  arides  des  montagnes  du  littoral ,  on 
s'en  tient  au  pin  d'Alep  et  au  pin  maritime,  qui  peuvent  résister 
aux  longues  sécheresses  de  la  région  méditerranéenne.  On  a  souvent 
recours  aussi  à  diverses  espèces  d'arbustes  et  d'arbrisseaux,  dont 
les  racines  traçantes  sont  merveilleusement  propres  à  la  fixation 
des  terres,  et  dont  la  végétation  rapide  peut  donner  un  premier 
abri  au  sol  dénudé. 

Le  travail  même  de  la  plantation  est  exécuté  par  des  ouvriers 
placés  sur  deux  lignes  distantes  d'un  mètre  l'une  de  l'autre.  Les 
ouvriers  de  la  première  ligne  ouvrent,  en  commençant  par  le  haut 
de  la  montagne,  les  trous  dans  lesquels  ceux  de  la  seconde  intro- 
duisent les  jeunes  plants  et  qu'ils  referment  en  piétinant  le  sol. 
Ils  continuent  ainsi  en  descendant  à  reculons,  de  façon  à  garnir 
les  pentes  sans  laisser  aucun  vide.  Protégés  contre  les  ardeurs  du 
soleil  par  les  herbes  précédemment  semées,  par  les  boutures  de 
saule  déjà  enracinées,  les  jeunes  plants  ne  tardent  pas  à  végéter 
avec  vigueur  et  à  recouvrir  d'un  manteau  de  verdure  les  pentes 
dénudées  et  ravinées  de  la  montagne. 

A  la  suite  de  la  loi  de  18Q!i,  on  a  essayé,  ainsi  que  nous  l'avons 
dit,  de  substituer,  dans  l'intérieur  des  périmètres,  le  gazonnement 


QllO  REVUE    DES   DEUX    MONDES, 

au  reboisement;  mais  on  a  dû  y  renoncer,  parce  que  les  effets 
obtenus  ne  répondaient  pas  suffisamment  au  but  à  atteindre,  qui 
est  la  fixation  des  terres  et  la  consoliflation  des  berges.  Ce  n'est 
que  dans  les  parties  supérieures  des  montagnes,  au-dessus  de  la 
zone  forestière,  que  le  gazonnement  peut  avoir  quelque  utilité, 
au  point  de  vue  de  l'amélioration  des  pâturages,  car  c'est  là  seu- 
lement que  les  herbes  forment  de  véritables  pelouses.  Plus  bas, 
les  plantes  herbacées  n'appartiennent  plus  aux  mêmes  espèces, 
elles  végètent  par  touffes  et  ne  protègent  plus  le  sol  ;  et  quand, 
pendant  l'été,  c'est-à-dire  pendant  la  saison  des  orages,  elles  sont 
desséchées  par  le  soleil,  elles  sont  incapables  d'opposer  à  l'action 
de  l'eau  la  moindre  résistance. 

Tels  sont  les  procédés  au  moyen  desquels  on  est  arrivé  à  éteindre 
quelques-uns  des  torrens  les  plus  dangereux.  Cela  n'a  pas  été 
toutefois  sans  difficultés,  car,  le  plus  souveut,  les  communes  se 
montrèrent  très  hostiles  à  ces  travaux,  qui  restreignaient  momen- 
tanément leur  jouissance,  et  l'on  a  même  dû,  dans  plusieurs  cir- 
constances, avoir  recours  à  la  force  armée.  Ce  cas  s'est  notamment 
présenté  lorsqu'il  s'est  agi  du  torrent  de  Vachères,  l'un  des  plus 
grands  et  des  plus  violens  des  Alpes.  Débouchant  sur  la  rive  gauche 
de  la  Durance,  à  i  ,500  mètres  en  aval  d'Embrun,  ce  torrent  occupe 
le  fond  d'une  grande  vallée  dont  les  versans  ont  environ  3,000  mè- 
tres d'altitude.  Le  bassin  de  réception,  dont  l'étendue  n'a  pas  moins 
de  6,000  hectares,  comprend  plusieurs  communes  dont  l'existence 
même  est  menacée  au  moment  des  crues.  Celles-ci  sont  pro- 
longées et  terribles,  surtout  lorsque  les  neiges  accumulées  dans 
les  parties  supérieures  fondent  subitement  sous  l'action  des  pluies 
du  printemps  :  les  eaux  alors,  coulant  entre  des  berges  de  plus  de 
100  mètres  de  hauteur,  qu'elles  minent  par  le  pied  et  qui  s'écrou- 
lent avec  fracas,  entraînent  avec  elles  des  masses  énormes  de  boues, 
de  sable  et  de  rochers,  et  se  répandent  dans  la  vallée  de  la  Durance 
en  détruisant  les  routes  et  les  ponfs  et  en  formant  un  immense  cône 
de  déjection  de  plusieurs  kilomètres  d'étendue.  Le  sol  de  la  mon- 
tagne, crevassé  de  tous  côtés,  expose  les  cultures  et  les  habita- 
tions à  être  entraînées  par  le  courant.  Il  était  impossible  de  laisser 
les  choses  dans  cet  état,  et  dès  la  promulgation  de  la  loi  on  s'oc- 
cupa de  fixer  le  périmètre  des  terrains  à  reboiser  et  à  consolider. 
Il  semble  qu'en  présence  des  dangers  qu'elles  couraient  les  com- 
munes eussent  dû  se  montrer  favorables  à  cette  opération  ;  il  n'en 
fut  rien.  L'une  d'elles,  il  est  vrai,  celle  de  Baratier,  ne  s'y  montra 
pas  hostile;  mais  les  deux  autres,  celle  des  Orres  et  celle  de  Saint- 
Sauveur,  firent  une  opposition  des  plus  vives.  Néanmoins  on  passa 
outre  et,  dès  186/i,  les  travaux  commencèrent. 


LE   REBOISEMENT    DES    ALPES.  6Al 

Tout  alla  bien  pendant  quelques  jours,  mais  bientôt  les  popula- 
tions de  ces  deux  villages  se  ruèrent  sur  les  chantiers  et  forcèrent 
les  ouvriers  à  les  abandonner.  Le  sous-préfet,  qui  vint  sur  les  lieux 
vit  son  autorité  méconnue  et  dut  se  retirer.  Le  juge  d'instruction, 
bien  qu'escorté  par  la  gendarmerie,  dut  en  faire  autant  et  laisser 
entre  les  mains  des  émeutiers  les  prisonniers  qu'il  avait  d'abord 
fait  arrêter.  L'agitation  ne  se  calma  que  sur  une  dépêche  arrivée 
de  Paris,  annonçant  que  l'opération  serait  suspendue  jusqu'après 
la  promulgation  de  la  loi  sur  le  gazonnement.  Cependant,  pour 
sauver  le  principe  d'autorité,  quelques-uns  des  meneurs  furent 
poursuivis  et  condamnés  à  plusieurs  mois  de  prison,  mais  graciés 
peu  après.  En  1865,  les  travaux  furent  repris  sur  la  commune  de 
Baratier,  avec  le  consentement  des  habitans,  et  continués  les  années 
suivantes,  malgré  l'opposition  des  conseils  municipaux.  En  1867, 
on  fit  mettre  en  défends,  c'est-à-dire  à  l'abri  du  pâturage,  une  partie 
des  terrains  des  communes  d'Orres  et  de  Saint-Sauveur,  compris 
dans  le  périmètre,  et,  grâce  à  la  prudence  et  à  la  fermeté  qu'on 
déploya,  on  réussit  à  retourner  si  complètement  l'opinion  que  les 
plus  opposans  durent  reconnaître  l'uti'ité  de  cette  mesure.  Les 
ouvrages  d'art  exécutés  dans  le  lit  du  torrent,  nécessitant  de  nom- 
breux ouvriers,  attirèrent  les  habitans,  et  les  salaires  qu'ils  y  o-ao-nè- 
rent  leur  permirent  de  traverser  sans  trop  souffrir  plusieurs  années 
de  mauvaises  récoltes.  Une  fois  les  difficultés  morales  vaincues,  on 
vint  facilement  à  bout,  par  les  procédés  que  nous  avons  indiqués, 
des  difficultés  matérielles,  si  bien  qu'aujourd'hui  le  bassin  de  récep- 
tion, recouvert  de  végétation,  ne  se  ravine  plus  et  que  le  torrent 
peut  être  considéré  comme  éteint,  puisque  le  cône  de  déjection, au 
lieu  de  s'augmenter,  se  creuse  de  lui-même  en  encaissant  le  lit. 
Autrefois  la  terreur  du  pays,  il  a  été  transformé,  moyennant  une 
dépense  d'environ  120,000  francs,  en  une  rivière  inoffensive  (1). 

Les  mêmes  résultats  ont  été  obtenus  partout  où  des  travaux  de 
même  nature  ont  été  entrepris,  ainsi  que  le  constate  M.  Gentil, 
ingénieur  en  chef  des  ponts  et  chaussées,  dars  un  rapport  cité  par 
M.  Cézanne  (2).  «  L'aspect  de  la  montagne,  dit-il,  a  brusquement 
changé;  le  sol  a  acquis  une  telle  stabilité  que  les  violens  orages  de 
1868,  qui  ont  provoqué  tant  de  désastres  dans  les  Hautes-Alpes, 
ont  été  inoffensifs  dans  les  périmètres  régénérés. 

«  La  montagne  en  peu  de  temps  est  devenue  productive;  là  où 
quelques  moutons  pouvaient  à  peine  vivre  en  détruisant  tout,  on 
voit  des  herbes  abondantes  susceptibles  d'être  fauchées.  Ce  mode 

(1)  Compte-rendu  tles  travaux  de  reboisement  de  1867  et  1868. 

(2)  Étude  sur  les  torrens  des  Hautes-Alpe'-,  tome  n. 

TOME   ILIII.   —  i881.  41 


f5ii2  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

de  mise  en  valeur  est  remarquable,  en  ce  sens  qu'il  fournit  aux 
populations  ce  dont  elles  ont  le  plus  besoin  et  le  leur  fournit  à 
bref  délai.  Les  populations  des  Hautes-Alpes  sont  essentiellement 
pastorales;  ce  qu'il  leur  faut,  ce  sont  des  ressources  pour  l'ali- 
mentation des  troupeaux;  elles  les  trouvent  dans  les  périmètres, 
soit  par  les  herbes  qui  seront  fauchées,  soit  par  la  feuille  des 
frênes  et  des  ormeaux  plantés  sur  les  banquettes;  de  plus,  les  aca- 
cias donneront  bientôt  des  bois  qu'on  emploiera  dans  la  culture  de 
la  vigne. 

((  Par  le  fait  de  la  consolidation  du  sol  et  de  la  végétation,  les 
caractères  torrentiels,  si  bien  décrits  par  M.  Surell,  ont  disparu; 
Les  eaux,  même  en  temps  de  pluie,  sont  moins  troubles;  elles  sont 
meilleures  pour  l'arrosage...  En  arrivant  sur  les  cônes  de  déjec- 
tion, elles  ne  sont  plus  chargées  de  matières  et  s'encaissent  natu- 
rellement dans  leurs  dépôts.  En  enlevant  et  en  transportant  plus 
loin  les  menus  matériaux,  elles  mettent  à  découvert  les  pierres 
d'un  gros  volume  et  se  constituent  un  lit  solide  et  fixe.  Les  diva- 
gations sont  moins  à  redouter  et  moins  dangereuses,  et  à  peu  de 
frais  les  riverains  peuvent  se  défendre. 

«  Mais  il  importe  de  citer  des  exemples  et  des  chiffres.  A  Sainte- 
Marthe,  on  avait  étudié,  en  1861-1862,  un  projet  de  construction 
sur  le  cône  de  déjection.  Cette  digue,  évaluée  à  iO,000  francs 
environ,  avait  pour  but  de  préserver  la  route  impériale  n"  9U  et  les 
propriétés  riveraines  contre  les  envahissemens  du  torrent.  Ces  tra- 
vaux n'étaient  en  réalité  qu'un  remède  provisoire;  la  digue  eût  été, 
au  bout  de  quelques  années,  ensevelie  sous  les  déjections.  Aujour- 
d'hui, le  torrent  de  Sainte-Marthe  est  complètement  éteint  :  il  ne 
descend  rien  de  la  montagne.  Les  propriétaires  et  les  ingénieurs 
ne  songent  plus  à  des  digues  ;  de  simples  murs  de  clôture  suffisent 
pour  protéger  les  terres  riveraines. 

«Le  torrent  de  Pals,  commune  de  Rizoul,  traverse  la  route 
n»  4  et  Ja  route  impériale  n"  9k.  En  1865^  j'ai  fait  étudier  le  projet 
des  travaux  à  faire  pour  endiguer  ce  torrent,  en  fixer  le  lit  et  le 
conduire  directement  au  Guil,  en  évitant  la  route  impériale  n"  9!i  : 
c'était  une  dépense  de  25,000  francs  au  moins.  Depuis  cette 
époque,  le  bassin  de  réception  a  été  régénéré  et  consolidé  ;  le  tor- 
rent s'est  éteint,  le  déplacement  du  lit  est  devenu  inutile,  on  s'est 
borné  à  construire  sur  la  route  un  aqueduc  pour  le  passage  des 
eai^x;  un  ouvrage  de  1,000  francs  a  suffi  là  où  l'on  prévoyait  une 
dépense  de  plus  de  25,000  francs. 

«  Le  torrent  de  Rioiibourdoux,  près  de  Savines,  avait  une  vio- 
lence excessive  ;  il  charriait  beaucoup  de  matériaux,  et  l'établisse- 
ment d'un  pont  pour  le  passage  de  la  route  impériale  n°  9li  était 


LE   REBOISEMENT    DES    ALPES.  6i3 

considéré  comme  une  entreprise  difficile  et  incertaine;  aussi  la 
traversée  du  cône  de  Rioubourdoux  s'effectuait  à  ciel  ouvert,  et  la 
circulation  était  interrompue  à  chaque  pluie,  à  chaque  orage. 
L'administration  forestière  a  mis  en  défends  le  bassin  de  réception 
et  a  commencé  les  travaux  de  consolidation.  Le  régime  du  torrent 
s'est  modifié...  et  a  rendu  possible  l'exécution  de  travaux  défini- 
tifs à  moins  de  frais... 

«  Ces  exemples  sont  à  mon  avis  très  frappans  et  donnent  une 
mesure  des  avantages  réalisés.  Quant  aux  bénéfices  dont  profitent 
les  terres  situées  dans  les  vallées,  près  des  cônes,  ils  sont  immenses. 
Non-seulement  les  propriétaires  sont  délivrés  d'endiguemens  coû- 
teux et  précaires,  mais  encore  leurs  héritages,  n'ayant  plus  à 
redouter  d'être  brusquement  ensevelis  sous  les  graviers,  prennent 
une  valeur  certaine.  On  cultive  avec  l'espoir  assuré  de  jouir  de  la 
récolte.  Cette  certitude  est  un  bienfait  énorme;  le  propriétaire, 
comptant  sur  l'avenir,  ne  songera  pas  à  s'expatrier.  » 

Le  succès  de  cette  importante  opération  du  reboisement  est 
donc  complet,  quant  aux  procédés  employés  et  aux  résultats 
obtenus,  et,  comme  nous  le  verrons  plus  loin,  il  ne  dépend  que 
du  gouvernement  de  l'assurer  d  une  manière  définitive,  en  brisant 
les  obstacles  qu'elle  rencontre  encore.  L'administration  fores- 
tière a  été  à  la  hauteur  de  sa  tâche,  et  le  seul  reproche  qu'on 
puisse  lui  faire  est  d'avoir  disséminé  ses  efforts  et  ses  ressources, 
au  lieu  de  les  avoir  concentrés  sur  une  même  point.  Que  l'opé- 
ration ait  été  entreprise  à  la  fois  dans  les  différentes  chaînes  de 
montagnes,  dans  les  Pyrénées,  les  Alpes,  les  Gévennes,  c'était 
tout  naturel;  mais,  dans  chacune  d'elles,  il  eût  été  préférable 
de  circonscrire  un  bassin  tout  entier  et  de  ne  l'abandonner 
que  lorsqu'il  aurait  été  complètement  transformé.  Dès  1862, 
M.  Parade,  directeur  de  l'école  forestière,  avec  la  sûreté  de  vues 
qui  le  caractérisait,  avait  indiqué  cette  marche  comme  la  seule 
rationnelle.  «  Des  différentes  rivières,  dit-il  dans  son  rapport,  qui 
sortent  de  la  chaîne  des  Alpes  et  dont  j'ai  suivi  le  cours  plus  ou 
moins  longtemps,  la  Durance  est  une  de  celles  qui  causent  les  plus 
grands  désastres.  Prenant  sa  source  au-dessus  de  Briançon,  elle 
traverse  successivement  six  départemens  sur  une  longueur  de  plus 
de  300  kilomètres,  recueille  dans  son  parcours  de  nombreux 
affluens,  tous  torrentueux  et  alimentés  eux-mêmes  par  une  multi- 
tude de  torrens  de  montagne  de  la  nature  la  plus  dangereuse  et 
cause  première  des  ravages  du  fleuve.  Le  bassin  de  la  Durance  me 
semble  donc  résumer  à  la  fois,  pour  la  région  des  Alpes,  toutes  les 
difficultés  que  pourra  rencontrer  l'œuvre  du  reboisement  des  mon- 
tagnes et  toutes  les  misères  auxquelles  il  s'agit  de  porter  remède. 


6hll  REVUE   DES    DEUX    MONDES, 

A  ce  double  titre,  il  serait  le  champ  d'expériences  le  plus  parfait 
que  l'on  pût  choisir. 

«  Poser  la  question  sur  un  tel  terrain,  appliquer  toutes  nos  forces 
à  la  résoudre  complètement  et  dans  un  délai  relativement  court, 
ne  reculer  dans  cette  entreprise  devant  aucun  sacrifice,  dans  les 
limites  du  possible,  tel  est,  selon  moi,  le  meilleur  moyen  de  satis- 
faire au  vœu  de  la  loi.  » 

Malheureusement  ces  sages  conseils  n'ont  pas  été  suivis,  et  pour 
avoir  voulu  frapper  les  imaginations  en  se  montrant  partout  à  la 
fois,  on  s'est  exposé  à  faire  méconnaître  l'importance  de  l'œuvre 
entreprise  et  à  faire  douter  de  son  succès. 

III. 

Nous  avons  plusieurs  fois   déjà  signalé  le  pâturage  comme  la 

cause  principale  de  la  dégradation  des  Alpes  et  l'obstacle  le  plus 

sérieux  à  leur  restauration  ;   le  moment  est  venu  d'examiner  les 

conditions  dans  lesquelles  il  s'exerce  et  de  rechercher  les  moyens 

d'en  atténuer  les  désastreux  effets. 

Les  pays  de  montagne  en  général  et  les  Alpes  en  particulier  sont 
des  contrées  pastorales.  L'élève  du  bétail  y  est  le  mode  d'exploi- 
tation de  la  terre  le  plus  naturel  et  la  base  de  l'économie  rurale. 
La  place  naturelle  des  pâturages  est  sur  le  sommet  des  monta- 
gnes, dans  le  voisinage  des  glaciers,  au-dessus  des  limites  où  la 
végétation  ligneuse  est  possible;  c'est  là  que  l'herbe  pousse  avec 
le  plus  de  vigueur  et  donne  aux  bestiaux  une  nourriture  abondante 
et  substantielle.  Au-dessous,  sur  les  flancs  de  la  montagne,  se 
trouve  la  zone  des  forêts  ;  c'est  elle  qui  maintient  les  terres,  em- 
pêche les  ravinemens  et  protège  contre  l'action  destructive  des  tor- 
rens  les  régions  inférieures  qu'occupent  d'ordinaire  les  villages  et  les 
champs  labourés.  Cette  distribution  naturelle  a,  comme  nous  l'avons 
dit,  trop  souvent  été  bouleversée  par  l'imprévoyance  des  populations. 
La  zone  des  pâturages  a  été  autrefois  boisée,  et  si  le  gazon  a  pu  y  for- 
mer les  magnifiques  pelouses  qu'on  y  voit  aujourd'hui,  c'est  qu'il 
a  végété  à  l'abri  des  forêts  clairiérées  de  mélèze  et  de  pin  cembro, 
essences  des  hautes  régions  qui  résistent  à  des  froids  de  40  degrés. 
Les  souches  nombreuses  qu'on  rencontre  attestent  qu'autrefois  les 
arbres  ont  occupé  ce  sol  aujourd'hui  incapable  de  les  nourrir.  C'est 
que  la  limite  supérieure  de  la  forêt  descend  tous  les  jours,  si  bien  que, 
dans  le  Dauphiné,  elle  ne  s'élève  pas  aujourd'hui  à  une  hauteur  supé- 
rieure à  1,800  mètres,  après  avoir  autrefois  atteint  celle  de  2,500  mè- 
tres. Ce  n'est  pas  à  un  changement  de  climat  qu'il  faut  attribuer 
ce  résultat,  c'est  à  l'homme  seul  qu'on  en  est  redevable.  L'incurie 


LE    REBOISEMENT   DES    ALPES.  645 

des  montagnards  est  telle  qu'on  les  voit,  pour  se  chauffer  pendant 
quelques  heures,  brûler  des  arbres  centenaires  et  faire  brouter  à 
leurs  troupeaux  de  chèvres  et  de  moutons  les  jeunes  plants  qui  pous- 
sent entre  les  rochers.  La  nature  se  lasse  de  cette  lutte  journalière 
et  abandonne  à  la  stérilité  des  espaces  jadis  couverts  de  bois.  Pen- 
dant que  le  pâtre  mord  peu  à  peu  sur  la  lisière  supérieure  de  la  forêt, 
l'habitant  de  la  vallée  dentelé  les  bords  inférieurs  en  poussant  ses 
cultures  toujours  plus  haut  sur  les  pentes.  Les  champs  de  seigle  et 
d'avoine  plaquent  de  leurs  taches  jaunes  les  versans  à  des  altitudes 
qu'ils  n'auraient  jamais  dû  atteindre  et  ameublissent  un  sol  qui 
aurait  surtout  besoin  d'être  raffermi. 

Les  Alpes  du  comté  de  Nice  empruntent  aux  Alpes  françaises, 
dont  elles  sont  un  rameau,  et  aux  Apennins,  auxquels  elle  se  ratta- 
chent, le  double  caractère  de  grandeur  et  de  tristesse  qu'elles 
offrent  aux  regards.  Aussi  élevées  que  les  premières,  elles  sont 
aussi  déchirées,  aussi  tourmentées  que  les  derniers.  Leurs  vastes 
solitudes  ne  sont  ni  égayées  par  le  chant  des  oiseaux,  ni  animées 
par  la  présence  de  l'homme.  Vus  du  haut  d'un  des  sommets,  les 
villages  épars  au  fond  des  vallées  semblent,  avec  les  cultures  per- 
manentes qui  les  entourent,  des  oasis  au  milieu  d'un  désert.  Cette 
zone  dépouillée  de  végétation  s'étend  jusqu'à  la  limite  des  forêts 
et  ne  laisse  apercevoir  ni  maisons,  ni  chalets;  les  bestiaux  y  vivent 
sans  abri  et  les  bergers  n'ont  d'autre  refuge  que  quelques  cabanes 
en  pierre  sèche.  "Voilà  ce  que  les  défrichemens  inconsidérés  et  les 
abus  du  pâturage  ont  fait  d'un  coin  de  terre  qui  pourrait  être  un 
des  plus  beaux  et  des  plus  fertiles  du  monde  (1). 

Les  prairies  se  divisent  en  prairies  fauchables  et  en  pâtures  dont 
l'herbe  est  mangée  sur  pied.  Les  premières,  suivant  l'altitude 
qu'elles  occupent  et  les  soins  dont  elles  sont  l'objot,  donnent  des 
récoltes  plus  ou  moins  abondantes  et  des  foins  de  plus  ou  moins 
bonne  qualité.  Irriguées  et  fumées  dans  les  parties  inférieures,  elles 
produisent  de  8,000  à  10,000  kilogrammes,  tandis  que,  sur  les 
sommets  où  l'herbe  est  courte  et  n'est  fauchée  qu'une  fois,  la 
quantité  n'en  dépasse  pas  800  kilogrammes. 

Les  pâturages  proprement  dits  se  divisent  en  deux  catégories, 
ceux  que  les  bestiaux  ne  pâturent  que  pendant  l'été,  et  ceux  qu'ils 
pâturent  pendant  le  printemps  et  l'automne.  Ces  derniers,  situés  à 
proximité  des  habitations,  occupent  généralement  les  versans  mé- 
ridionaux, où  la  neige  fond  de  bonne  heure,  où  l'herbe  pousse  aux 
premiers  soleils.  Aussi,  dès  le  mois  de  mars,  y  lâche-t-on  les  trou- 


(1)  Voir  les  Forêts  et  les  Pâturages  du  comté  de  Nice,  par  M.  Léonide  Guiot,  1  vol. 
hi-S",  1875. 


6^6  BEVUE   DES    DEUX   MONDES. 

peaux  qu'on  a  dû  garder  à  l'étable  pendant  l'hiver  et  qui,  affamés 
par  la  nourriture  insuffisante  qu'ils  y  ont  reçue,  se  jettent  avec 
avidité  sur  tout  ce  qu'ils  trouvent,  arrachent  les  plantes  qu'un 
sol  détrempé  par  la  neige  ne  retient  pas,  et  creusent  sur  ce 
terrain  mouvant  des  sentiers  qui  l'écorchent.  Ils  y  reviennent  en 
automne  quand  la  neige  les  a  chassés  des  sommets  où  ils  ont  passé 
l'été;  mais  comme  l'herbe  a  dans  l'intervalle  pris  de  la  consistance, 
ils  y  font  beaucoup  moins  de  mal  qu'au  printemps.  Dans  les  par- 
ties les  plus  élevées,  à  2,000  mètres  et  au-dessus,  sont  les  pâtu- 
rages d'été,  qui  sont  ou  affectés  aux  troupeaux  indigènes,  ou  loués 
à  des  bergers  étrangers  dits  transhumans.  Ils  produisent  une  herbe 
courte,  serrée  et  forment  par  l'enchevêtrement  des  racines  une 
espèce  de  feutre  épais.  Gomme  ils  ne  sont  pâturés  que  de  juin  en 
octobre,  ils  ne  sont  pas  exposés  aux  mêmes  dégâts  que  les  pâtu- 
rages de  printemps  et  sont  en  bien  meilleur  état,  surtout  lorsqu'on 
a  soin  de  limiter  le  nombre  des  animaux  qu'on  y  envoie. 

Les  troupeaux  admis  au  parcours  sont  de  quatre  sortes  :  1°  les 
vaches  ;  2°  les  chèvres  ;  S*"  les  moutons  indigènes  ;  h°  les  moutons 
transhumans.  Dans  les  Alpes  françaises,  le  pâturage  des  vaches  est 
l'exception,  tandis  que,  dans  les  Alpes  suisses,  surtout  dans  les  can- 
tons du  centre,  il  est  général,  et  c'est  ce  qui  explique  la  différence 
de  l'état  des  montagnes  dans  les  deux  pays.  Les  pâturages  alpes- 
tres ou  alpages,  surtout  lorsqu'ils  appartiennent  à  des  particuliers, 
y  sont  l'objet  de  soins  qu'on  ne  leur  donne  pa<^  chez  nous.  Les 
troupeaux  de  vaches,  guidés  par  l'une  d'entre  elles,  munie  d'une 
clochette,  et  accompagnés  de  pâtres,  escaladent  les  cimes  dès  que 
la  neige  a  disparu,  ils  s'arrêtent  d'abord  aux  alpages  inférieurs  pour 
s'élever  peu  à  peu  à  mesure  que  l'herbe  recouvre  le  sol.  Chaque 
soir,  les  bêtes  rentrent  au  chalet,  où  leur  lait  est  immédiatement 
transformé  en  fromages.  C'est  là  le  revenu  principal,  et  comme 
chaque  pâturage  ne  peut  nourrir  qu'une  quantité  déterminée  d'a- 
nimaux, le  rendement  diminue  si  on  en  exagère  le  nombre. 

On  a  dit  que  la  chèvre  est  la  vache  du  pauvre,  et  grâce  à  ce 
vieux  proverl3e,  on  la  tolère  presque  partout,  malgré  les  dégâts 
qu'elle  occasionne  et  que  personne  ne  conteste.  Ces  dégâts  sont 
tels  que  le  code  forestier  a  interdit  absolument  l'introduction  de 
ces  animaux  dans  les  forêts,  tout  en  leur  laissant  l'accès  des  mon- 
tagnes, où  ils  détruisent  toute  végétation.  Les  produits  qu'ils  don- 
nent sont  si  peu  en  rapport  avec  les  ravages  qu'ils  commettent, 
qu'ils  devraient  être  considérés  comme  une  espèce  à  anéantir. 

C'est  le  mouton  qui  est  surtout  l'animal  des  Alpes  françaises, 
sans  qu'aucune  circonstance  particulière  justifie  ce  choix,  puisque 
certaines  communes  se  livrent  avantageusement  à  l'élève  du  gros 


LE    REBOISEMENT   DES    ALPES.  6Û7 

bétail  et  produisent  des  fromages  renommés.  Le  p^aturage  des  bêtes 
à  laine  n'a  fait  jusqu'ici  l'objet  d'aucune  disposition  législative  dans 
les  terrains  non  soumis  au  régime  forestier,  et  comme,  quoique 
interdit  en  principe,  il  est  toléré  dans  ces  derniers,  il  est  exercé  à 
peu  près  partout  sans  règle,  ni  mesure. 

Les  troupeaux  de  moutons  sont  divisés  en  troupeaux  de  pays  et 
en  troupeaux  transliumans.  Les  premiers,  qui  appartiennent  aux 
habitans,  comprennent  les  animaux  qui  ont  passé  l'hiver  à  l'étable 
et  ceux  qui,  achetés  au  printemps,  doivent  être  revendus  à  l'au- 
tomne. Ils  dévorent  l'herbe  nouvelle  à  mesure  que  la  neige  en 
fondant  la  découvre,  et  dénudent  le  sol  détrempé  d'autant  plus 
rapidement  qu'ils  sont  plus  nombreux.  Ils  appartiennent  pour  la 
plupart  à  des  personnes  riches  et  influentes  qui,  pour  en  tirer  pro- 
fit, ne  craignent  pas  de  surcharger  les  pâturages  communaux  au 
risque  de  les  ruiner.  Aussi  ces  derniers,  abandonnés  à  l'incurie  des 
assemblées  corî)munales,  sont-ils  en  général  en  bien  plus  mauvais 
état  que  les  pâturages  particuliers,  beaucoup  plus  ménagés. 

Les  moutons  transhumans  viennent  des  plaines  de  la  Grau,  qu'ils 
abandonnent  quand  le  soleil  a  brûlé  les  herbes  qu'ils  y  trouvaient 
jusqu'alors;  ils  arrivent  en  masse  vers  le  15  juin  et  sont  dirigés 
par  un  pâtre  vers  la  montagne  qu'il  a  louée.  Ils  appartiennent  à 
une  race  de  métis  mérinos,  petite,  robuste  et  produisant  une  viande 
et  une  laine  estimées;  ils  sont  sobres,  rustiques  et  habiles  à  trou- 
ver leur  nourriture  dans  la  plaine  au  milieu  des  cailloux  qu'ils 
écartent  avec  leur  museau;  conservant  la  même  habitude  dans  la 
montagne,  ils  brouteat  l'herbe  jusqu'à  la  racine,  grattent  la  terre 
avec  leurs  ongles  et  ne  laissent  rien  que  le  sol  nu  partout  où  ils 
ont  passé.  Cependant,  malgré  leur  voracité,  ils  font  peut-être  moins 
de  mal  que  les  moutons  de  pays,  parce  qu'ils  arrivent  plus  tard. 
Le  nombre  de  ces  animaux  tend  depuis  quelques  années  à  dimi- 
nuer, et  il  n'est  plus  guère  aujourd'hui  que  la  moitié  de  ce  qu'il 
était  il  y  a  vingt  ans.  Cette  échelle  décroissante  donne  la  mesure 
de  la  rapidité  avec  laquelle  s'accomplit  la  dénudation  des  monta- 
gnes (1). 

(1)  Dans  un  rapport  très  bien  fait,  M.  Roux,  sou«-inspecteur  des  forêts  à  Grenoble, 
produit  des  chiffres  qui  peuvent  donner  une  idée  de  la  progression  continue  de  la  dé- 
gradation des  pâturages  et  des  dangers  qui  en  sont  la  conséquence,  a  L'arrondisse- 
ment de  Grenoble,  dit-il,  comprend  en  chiffres  ronds  400,000  hectares,  dont  85,000 
sont  en  pâturages.  Sur  ces  derniers,  79,330  hectares  appartiennent  à  J12  communes; 
1,350  hectares  à  l'hospice  civil  de  Grenoble  et  4,300  à  des  particuliers.  Le  tiers  des 
pâturages  communaux  sont  loués  à  des  pâtres  de  la  Provence^  les  deux  autres  tiers 
sont  affectés  à  la  jouissance  eu  commun  des  habitans.  Sur  l'ensemble  de  ces  pâtu- 
rages vivaient  en  18t'8,  146,000  moutons,  8,000  vaches  et  7,000  chèvres;  ce  qui,  en 
comptant  une  vache  pour  3  moutons,  représente  un  pea  plus  de  2  moutons  par  hec- 


648  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Puisque  c'est  à  l'insufTisance  de  la  nourriture  qu'ils  reçoivent 
pendant  l'hiver  qu'il  faut  surtout  attribuer  les  ravages  que  les  trou- 
peaux indigènes  causent  aux  pâturages  du  printemps,  il  serait 
désirable  de  voir  les^ populations  abandonner  les  montagnes,  des- 
cendre dans  les  vallées  et  chercher,  en  augmentant  la  provision  four- 
ragère à  conserver  les  animaux  le  plus  longtemps  possible  dans  les 
bergeries  pour  ne  les  lâcher  que  lorsque  l'herbe  a  pris  une  certaine 
consistance  et  que  le  sol  s'est  raffermi.  C'est  à  accroître  le  rende- 
ment des  prairies  fauchables  par  des  fumures  et  des  irrigations 
que  devraient  tendre  tous  leurs  efforts,  et  les  encouragemens  que 
l'état  donnerait  pour  cet  objet  faciliteraient  singulièrement  l'œuvre 
du  reboisement. 

Le  salut  des  montagnes  dépend  donc  en  grande  partie  de  la  prospé- 
rité des  cultures  dans  les  régions  inférieures  et  des  progrès  agricoles 
qui  y  sont  réalisés.  Si  la  plaine  de  la  Grau  était  convenablement 
cultivée,  elle  produirait  de  quoi  nourrir  pendant  toute  l'année  dix 
fois  autant  d'animaux  qu'aujourd'hui,  sans  qu'il  soit  nécessaire  de 
les  envoyer  ravager  les  /Vlpespour  assurer  leur  subsistance  pendant 
l'été.  Les  irrigations  qu'on  cherche  à  développer  dans  tous  ces 
départemens  étendront  donc  leurs  bienfaits  jusque  dans  la  région 
montagneuse,  bien  au-delà  des  points  sur  lesquels  elles  auront  été 
effectuées. 

De  tous  les  progrès  le  plus  désirable  est  certainement  la  substi- 
tution de  la  race  ovine  par  la  race  bovine.  On  se  rappelle  les  cla- 
meurs qui  se  sont  élevées  lors  de  la  présentation  du  nouveau  tarif 
des  douanes  et  l'agitation  que  les  protectionnistes  ont  cherché  à 
provoquer  à  cette  occasion  dans  le  public.  Un  des  argumens  sur 
lesquels  ils  insistaient  le  plus  pour  prouver  que  les  traités  de 
commerce  avaient  ruiné  l'agriculture  française,  est  la  diminution 
du  nombre  des  moutons  constatée  par  les  dernières  statistiques.  Il 
est  regrettable  qu'il  ne  se  soit  trouvé  personne  pour  leur  répondre 
que  le  mouton,  lorsqu'on  n'a  en  vue  que  la  production  de  la  laine, 
est  surtout  l'animal  de  la  culture  nomade  et  rudimentaire.  C'est 
dans  les  contrées  pauvres,  sur  les  sols  peu  fertiles,  dans  les  pays 

tare.  Ce  chiffre,  quoique  peu  élevé,  était  déjà  jugé  exagéré  en  1868,  tant  les  pâturages 
étaient  en  mauvais  état.  Depuis  lors,  malgré  la  crise  (^ui  pèse  sur  l'industrie  du  mou- 
ton, le  mal  n'a  fait  que  s'accroître, et  des  plaintes  vives  s'élèvent  de  toutes  parts  contre 
les  ravages  des  eaux  provenant  des  hauts  sommets.  Ainsi,  c'est  le  ministre  des  travaux 
publics  qui,  sur  le  rapport  des  ingénieurs,  constate  l'exhaussement  graduel  du  lit  de 
la  Romanche, affluent  du  Drac,  exhaussement  qui  constitue  une  menace  formidable 
pour  les  cultures,  les  voies  de  communication  et  les  villages  de  la  vallée  ;  c'est  la  ville 
de  Grenoble  qui,  pour  se  garantir  des  inondations,  fait  dresser  des  projets  de  travaux 
de  défense  dont  l'évaluation  se  chiffre  par  millions.  »  —  Si  tel  est  l'état  du  plus  fer- 
tile arrondissement  de  la  région  des  Alpes,  que  faut-il  penser  des  autres? 


LE    REBOISEMENT    DES    ALPES. 

de  landes  et  de  bruyères,  comme  étaient  autrefois  la  Bretagne,  la 
Sologne,  les  Alpes,  l'Algérie,  que  les  moutons  sont  à  leur  véritable 
place,  parce  qu'ils  peuvent  s'y  nourrir  des  produits  naturels,  et  que, 
sans  aucun  soin,  ils  donnent,  bon  an  mal  an,  un  revenu  certain. 
Mais  lorsque  les  terres  se  défrichent,  lorsque  les  prairies  artifi- 
cielles remplacent  la  bruyère  et  l'ajonc,  lorsque  l'abondance  des 
capitaux  permet  l'emploi  d'amendemens  et  l'usage  d'instrumens 
perfectionnés,   ils  doivent  céder  le  pas  à  la  race  bovine,  plus  exi- 
g.iante,  mais  aussi  plus  productive.  Ce  n'est  pas  à  dire  que  le  mouton 
doive  être  exclu  de  toute  exploitation  bien  conduite  et  chassé  des 
pays  bien  cultivés;  loin  de  là,  il  conviendra  toujours  que  chaque 
ferme,  même  la  mieux  tenue,  ait  son  troupeau,  pour  tirer  parti  des 
herbes  inutiles  ou  des  récoltes  qu'on  ne  pourrait  utiliser  autre- 
ment; mais  il  n'est  plus  dans  ce  cas  qu'un  accessoire  de  l'exploi- 
tation et  non  la  base  fondamentale  du  revenu  annuel,  à  moins 
cependant  qu'il  ne  s'agisse  d'un  élevage  spécial  pour  la  produc- 
tion de  la  viande.   Ainsi,  à  y  regarder  de  près,  la  diminution  du 
nombi  e  des  moutons  serait  plutôt  un  signe  de  prospérité  agricole 
qu'un  signe  de  décadence,  et,  dans  les  Alpes  notamment,  ce  serait 
un  immense  bienfait  que  de  les  voir  complètement  disparaître  pour 
être  remplacés  par  dv.s  vaches;  non- seulement,  les  pâturages  s'en 
tr. avéraient  mieux,  puisque  celles-ci  coupent  l'herbe  au   lieu  de 
l'arracher  et  qu'elles  tassent  le  sol  avec  leurs  larges  pieds  au  lieu 
de  le  raviner,  comme  font  les  moutons  avec  leurs  ongles  pointus, 
mais  les  habitans  y  gagneraient  un  notable  accroissement  de  revenu. 
D'apiès  M.  Marchand,  une  vache,  qui  demande  pour  son  estivage 
1  hect.  81,  rapporte  en  moyenne  53  fr.  58,  tandis  que  les  moulons, 
au  nombre  de  3,62,    qui  pourraient  vivre  sur  la  même  étendue, 
ne  produiraient  que  10  fr.  8ô.  C'est  donc  un  bénéfice  de  /i3  fr.  en 
faveur  de  la  première.  Fjappée  de  cet  avantage,  l'administration 
forestière  fait  tous  ses  efforts  pour  décider  les  habitans  à  substituer 
dans  les  pâturages  des  Alpes  le  gros  bétail  au  petit.  Elle  a  institué 
sur  différens  points  des  fruitières  analogues  à  celles  qui  existent 
dans  le  Jura,  et  qui  sont,  comme  on  sait,  des  associations  pasto- 
rales dont  l'objet  est  l'exploitation  en  commun  et  la  vente,  sous 
forme  de  beurre  ou  de  fromage,  du  lait  fourni  par  les  vaches  réunies 
en  troupeaux.  Elle  dépense  pour  cela  environ  65,000  francs  par 
an;  mais  ici  encore  elle  a  à  lutter  contre  l'inertie  des  montagnards 
et  la  rapacité  de  ceux  qui  exploitent  leur  ignorance.  Dans  les  Alpes 
cependant,  ces  institutions  commencent  à  prospérer  et  tendent  à 
prendre  un  certain  développement.  Il  n'en  est  pas  de  même  dans 
les  Pyrénées,  où  les  populations  sont  plus  réfractaires.  Il  serait  très 
désirable  que  les  sociétés  d'agriculture  locales  prêtassent  leur  con- 


650  REVUE   DES    DEDX,  MONDES. 

cours  à  cette  œuvre  ;  elles  inspireraient  moins  de  défiance  que  les 
agens  forestiers  et  triompheraient  plus  facilement  des  préjugés  ou 
des  résistances  des  paysans. 

En  attenJant  que  ces  améliorations  naturelles  se  produisent,  les 
montagnes  continuent  à  se  dégrader,  malgré  la  loi  de  1860,  qui 
avait  précisément  pour  objet  de  les  restaurer,  puisque,  par  un 
inconcevable  oubli,  les  auteurs  de  cette  loi  ont  omis  d'y  com- 
prendre la  réglementation  du  pâturage.  L'idée  ne  leur  est  pas 
venue  qu'il  fallait  chercher  à  prévenir  le  mal  là  où  il  n'existe  pas 
encore,  avant  d'y  porter  remède  lorsqu'il  s'est  déjà  produit.  Laissant 
les  troupeaux  vaguer  en  liberté,  ils  ne  les  ont  exclus  que  d'une  par- 
tie des  terrains  compris  dans  les  périmètres  à  reboiser,  en  fixant  à  un 
vingtième  de  la  contenance  de  ceux-ci  l'étendue  maxima  sur  laquelle 
pourront  annuellement  être  exécutés  les  travaux.  Ces  ménagemens 
excessifs  ont  porté  leurs  fruits,  et  pendant  que  sur  certains  points  on 
parvenait,  avec  beaucoup  d'efforts,  à  éteindre  les  torrens,  il  s'en  for- 
mait de  nouveaux  sur  d'autres  points,  si  bien  qu'aujourd'hui  la  situa- 
tion est  pire  peut-être  qu'en  1860.  On  ne  saurait  arriver  à  un  résul- 
tat utile  sans  réglementer  le  pâturage,  et  cette  mesure  a  été  recon- 
nue si  nécessaire  qu'on  l'a  introduite  dans  le  récent  projet  de  loi 
soumis  au  sénat.  C'est  une  mesure  de  salut  public  qu'il  faut  impo- 
ser aux  populations  sans  se  laisser  émouvoir  par  les  clameurs  et 
les  oppositions  intéressées.  Il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  que,  si  la 
diminution  du  nombre  des  troupeaux  lèse  quelques  intérêts,  ces 
troupeaux  eux-mêmes  mettent  à  néant  d'autres  richesses  bien 
autrement  précieuses;  que  ce  n'est  pas,  comme  on  le  dit,  aux  res- 
sources du  pauvre  qu'on  porterait  atteinte  dans  cette  circonstance, 
et  qu'on  se  bornerait  à  mettre  fin  aux  a'jus  de  ceux  qui  exploitent 
à  leur  profit  les  biens  communaux.  Des  essais  de  réglementation 
ont,  il  est  vrai,  été  tentés  depuis  1860;  mais,  émanant  de  l'autorité 
préfectorale  et  dépourvus  de  toute  sanction  pénale,  les  règlemens 
sont  le  plus  souvent  restés  une  lettre  morte.  Le  but  à  atteindre  est 
l'institution  d'une  espèce  d^  régime  pastoral,  ioua.ni  pour  les  pâtu- 
rages communaux  un  rôle  analogue  à  celui  du  régime  forestier 
pour  les  forêts  communales  ;  et  c'est  l'administration  forestière 
seule  qui  est  à  même  d'en  assurer  l'application,  car  seule  elle  a  les 
moyens  d'exercer  un  contrôle  sur  la  fixation  des  taxes  (1),  sur  le 
nombre  des  animaux  admis  au  parcours  et  sur  l'état  des  parties  à 
y  affecter. 

(1)  La  diversité  des  taxes  en  usage  est  extrême;  celles-ci  varient  de  0  fr.  60  à  1  fr- 
pour  les  moutons,  de  1  fr.  à  1  fr.  25  pour  les  chèvres  et  de  0  fr.  75  à  1  fr.  50  pour  les 
vaches;  il  n'y  a  aucune  règ-le  à  cet  égard,  et  les  conseils  municipaux  sont  maîtres 
absolus  en  cettei  inatière. 


LE   REBOISEMENT    DES   ALPE?.  651 

Le  territoire  de  chaque  commune  devrait  être  divisé  en  plusieurs 
zones,  de  façon  à  assigner  des  cantons  spéciaux  à  chaque  catégorie 
d'animaux.  Ainsi,  il  convient  de  réserver  aux  moutons  hivernes  les 
terrains  qui  sont  le  plus  à  proximité  des  habitations;  aux  moutons 
de  commerce  et  aux  moutons  transhumans,  ceux  des  régions  supé- 
rieures, et  au  gros  bétail  ceux  dont  la  pente  est  faible  et  l'accès 
facile.  Le  nombre  des  animaux  serait  rigoureusement  limité  par  la 
possibilité,  pour  les  pâturages,  de  les  nourrir  sans  se  dégrader,  et 
devrait  au  maximum  être  porté  à  trois  moutons  ou  une  vache  par 
hectare.  Quant  aux  terrains  ruinés,  ils  seraient  mis  en  défends  jus- 
qu'à ce  que  la  végétation  y  tût  repris  son  empire.  Si  on  laisse 
les  communes  maîtresses  d'elles-mêmes,  avant  vingt  ans  tous  les 
pâturages  de  la  haute  montagne  seront  transformés  en  rochers,  les 
cultures  inférieures  auront  disparu  sous  les  déjections  des  torrens, 
et  les  populations  auront  abandonné  un  pays  qui  ne  pourra  plus 
les  faire  vivre. 


IV. 

L'œuvre  de  la  restauration  des  Alpes  est  complexe  et  comprend 
des  mesures  de  deux  ordres  différens,  des  mesures  curatives  et 
des  mesures  préventives.  Il  faut,  d'une  part,  remédier  au  mal  exis- 
tant en  provoquant  l'extinction  des  torrens  actuels  ;  d'autre  part, 
empêcher  le  mal  de  se  produire  en  évitant,  par  la  réglementation 
du  pâturage,  la  formation  de  nouveaux  torrens.  Nous  avons  vu  que 
l'administration  forestière,  en  ce  qui  concerne  la  première  partie  de 
cette  tâche,  avait  rempli  sa  mission  aussi  complètement  que  les 
moyens  mis  à  sa  disposition  le  lui  avaient  permis.  Si  donc  l'é- 
tendue des  terrains  reboisés  jusqu'ici  dans  la  région  des  Alpes  ne 
comprend  encore  que  16,200  hectares  environ,  quand  celle  des  ter- 
rains à  reboiser  dans  les  seuls  départemens  de  l'Isère,  de  la  Drôme, 
des  Hautes  et  des  Basses-Alpes,  s'élève  à  200,000  hectares,  ce  n'est 
pas  à  elle  qu'il  faut  s'en  prendre,  mais  à  l'insuffisance  de  la  loi 
qui,  entravant  ses  efforts,  ne  lui  a  pas  permis  de  faire  davantage. 
Si  l'on  ne  se  décide  pas  à  prendre  un  parti  énergique,  il  faudrait,  à 
raison  de  800  hectares  par  an,  environ  trois  siècles  pour  terminer 
l'œuvre  entreprise;  mais  bien  avant  ce  moment,  toute  la  région 
des  Alpes  serait  transformée  en  désert  (1). 

(1)  D'après  le  dernier  compte-rendu,  le  nombre  des  périmètres  décrétés  d'utilité 
publique,  dans  la  région  des  Alpe«,  s'est  élevé  à  119,  englobant  une  étendue  totale  de 
90,023  hectares,  sur  lesquels  16,2i0  hectares  ont  été  reboisés  et  1,173  hectares  rega- 
zonnés.  Les  dépenses  faites  par  l'état,  tant  pour  travaux  que  pour  indemnités  de  pâ- 
turage, se  sont  élevées  à  8,180,208  fr.  70. 

L'étendue  totale  des  terrains  reboisés  dans  les  diverses  régions  montagneuses  de  la 


652  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Nous  venons  de  montrer  la  nécessité  de  réglementer  le  pâturage 
pour  empêcher  les  montagnes  de  se  dégrader  davantage;  il  nous 
reste  à'i'examiner  à  quelles  conditions  elles  peuvent  être  restaurées. 
Les  auteurs  de  la  loi  de  1860  avaient  divisé  les  travaux  de  reboi- 
sement en  facultatifs  et  en  obligatoires,  et  comptaient,  pour  en 
exécuter  la  plus  grande  partie,  sur  l'initiative  des  communes  et 
des  particuliers.  Ils  pensaient  que  des  primes  et  des  subventions 
seraient  un  stimulant  suffisant  pour  décider  les  propriétaires  à 
replanter  les  terrains  qu'ils  avaient  laissés  se  dénuder,  et,  s'ils 
admirent  le  principe  de  l'expropriation  et  l'exécution  par  l'état,  ce 
ne  fut  qu'à  titre  d'exception  :  c'était  là  une  erreur  capilale\ 

Les  propriétaires  n'ont  intérêt  à  reboiser  que  les  terrains  qui. 
situés  à  proximité  des  débouchés,  leur  donneront,  une  fois  trans- 
formés en  forêrs,  des  revenus  assurés,  et  non  ceux  qui,  éloignés 
des  centres  et  d'une  exploitation  difficile,  ne  pourront  jamais  les 
indemniser  des  sacrifices  qu'ils  auront  coûtés.  Or  ce  sont  précisé- 
ment ces  derniers  qu'au  point  de  vue  de  l'extinction  des  torrens 
il  serait  le  plus  nécessaire  de  replanter.  C'est  effectivement  dans 
les  départemens  où  le  reboisement  présente  au  plus  haut  degré  le 
caractère  d'urgence,  c'est-à-dire  dans  les  Hautes-Alpes,  les  Basses- 
Alpes,  la  Drôme  et  l'Isère,  que  les  reboisemens  facultatifs  ont  été 
le  moins  considérables.  Ils  n'y  ont  porté  que  sur  3,200  hectares, 
tandis  que,  dans  les  départemens  des  Bouches-du-Rhône  et  de  la 
Yaucluse,  ils  s'étendent  déjà  sur  26,000  hectares  environ  et  se 
poursuivent  dans  les  meilleures  conditions.  La  raison  de  cette  dif- 
férence .est  que,  dans  le  premier  cas,  les  travaux  sont  onéreux  et  ne 
tentent  pas  les  propriétaires,  malgré  les  primes  offertes,  tandis 
que,  dans  le  second,  ils  sont  productifs,  la  plantation  des  chênes 
truffiers  étant  devenue  une  spéculation  très  lucrative. 

On  ne  saurait  donc  compter  ni  sur  les  communes,  ni  sur  les  par- 
ticuliers pour  la  régénération  des  Alpes.  Qu'il  s'agisse  de  reboise- 
mens facultatifs  ou  de  reboisemens  obligatoires,  les  propriétaires 
ne  consentiront  jamais,  à  moins  d'y  être  contraints,  à  subir  la 
perte  de  revenu  qu'entraîne  une  pareille  opération.  Cette  contrainte 
leur  est,  il  est  vrai,  imposée  par  la  loi  puisqu'ils  sont  tenus,  dans 
l'intérieur  des  périmètres  décrétés,  de  laisser  l'état  reboiser  leurs 

France  jusqu'au  !'■•  janvier  1879  est  de  8i,715  hect.  87,  dont  33,999  hect.  50  comme 
travaux  obligatoires  et  50,716  hect.  37  comme  travaux  facultatifs.  Dans  le  chiffre  ci- 
dessus  les  terrains  particuliers  sont  compris  pour 20,940''  35 

les  terrains  communaux  pour 59,295    M 

les  terrains  domaniaux  pour 4,479    87 

84,715    88 

La  somme  payée  par  l'état,  tant  pour  travaux  que  pour  subventions,  i'est  élevée  à 
13,396,630  fr.  85. 


LE  REBOISEMENT  DES  ALPES.  653 

terrains,  sauf  à  rentrer  en  possession  de  la  moitié  de  ceux-ci  par 
l'abandon  de  l'autre  moitié;  mais  une  pareille  disposition  ne  sau- 
rait être  maintenue,  car  elle  lèse  à  la  fois  tous  les  intérêts  en 
cause. 

Les  habitans  des  montagnes,  en  effet,  prétendent  que,  puisqu'il 
s'agit  de  travaux  d'utilité  publique,  ce  n'est  pas  à  eux  d'en  sup- 
porter les  charges;  ils  trouvent  injuste  qu'on  les  prive  de  la  jouis- 
sance de  leurs  propres  terrains  pour  protéger  les  riches  populations 
des  vallées,  et  réclament  des  indemnités  pour  le  trouble  qu'on 
jette  dans  leur  existence.  Sans  être  absolument  fondées,  ces  plaintes 
n'en  ont  pas  moins  quelque  chose  de  spécieux,  et  l'on  comprend 
que  les  mesures  arbitraires  consacrées  par  la  loi  entretiennent 
une  certaine  irritation  dans  les  esprits.  D'autre  part,  si  l'on  se 
demande  par  quel  moyen  on  pourra  empêcher  les  communes  et  les 
particuliers  de  laisser  ruiner  de  nouveau  les  forêts  et  les  pâturages 
qui  seront  rentrés  en  leur  possession,  on  est  forcé  de  reconnaître 
qu'il  n'y  en  a  pas,  et  qu'on  s'expose  ainsi  à  avoir  sacrifié  en  pure 
perte  les  efforts  et  les  capitaux  qu'aurait  coûtés  cette  gigantesque 
opération. 

Il  n'y  a  que  l'acquisition  par  l'état,  à  l'amiable  ou  par  voie  d'ex- 
propriation, des  terrains  compris  dans  les  périmètres  à  reboiser 
qui  puisse  donner  des  résultats  sérieux  et  résoudre  pratiquement 
les  difficultés  en  présence  desquelles  on  se  trouve  (1).  C'est  à  cette 
conclusion  que  sont  conduits  tous  ceux  qui  ont  étudié  la  question 
d'un  peu  près,  depuis  M.  Surell,  qui,  dès  1840,  considérait  l'œuvre 
du  reboisement  comme  incombant  tout  entière  à  l'état,  jusqu'à 
M.  Tassy,  qui ,  en  1877,  publiait  une  brochure  pour  soutenir  la 
même  opinion  (2). 

Ainsi  l'acquisition  par  l'état  des  terrains  à  reboiser  et  la  régle- 
mentation du  pâturage  doivent  être  considérés  comme  les  deux 
pierres  angulaires  de  toute  loi  sur  le  reboisement  des  montagnes; 
elles  sont  nécessaires,  l'une  pour  arrêter  les  ravages  des  torrens 
existans,  l'autre  pour  empêcher  de  nouveaux  torrens  de  se  former. 
En  dehors  de  ces  deux  principes,  il  n'y  a  que  des  expédiens.  On 
pourra  bien,  comme  aujourd'hui,  obtenir  des  résultats  locaux, 
régénérer  telle  ou  telle  montagne,  mais  on  n'aura  pas  fait  une 
œuvre  d'ensemble  et  digne  d'un  grand  pays.  Il  faut  d'autres  moyens 
que  ceux  qu'on  emploie  pour  rendre  la  prospérité  aux  sept  dépar- 
temens  du  sud-est,  aussi  bien  qu'aux  autres  régions  montagneuses 

(1)  De  1861  à  1879,  il  a  été  acquis  par  l'état  dans  les  diverses  régions  inontagaeuses» 
soit  à  l'amiable,  soit  par  voie  d'expropriation  11,536  hect.  10  au  prix  de  1,167,871  fr.  88, 
■soit  101  fr.  '23  par  hectare. 

(2)  La  Restauration  des  montagnes,  par  M.  Tassy. 


Q^ll  REVUE    DES    DEUX  MONDES. 

de  la  France,  qui,  bien  que  moins  éprouvées  que  celle  des  Alpes, 
ont,  au  point  de  vue  du  régime  des  eaux,  également  besoin  d'être 
en  grande  partie  reboisées.  C'est  une  entreprise  qui  devra  se  chif- 
frer par  plusieurs  centaines  de  millions,  et  il  faudrait  avoir  le  cou- 
rage, non-seulement  de  le  dire,  mais  aussi  de  proposer  les  mesures 
Hécessaires  pour  la  mener  à  bien. 

On  s'explique  cependant  les  scrupules  du  législateur  de  1860.  Il 
s'agissait  alors  d'une  entreprise  nouvelle,  dont  le  succès  était  incer- 
tain et  qui,  froissant  de  graves  intérêts,  devait  rencontrer  de  vio- 
lentes hostilités.  11  fallait  donc,  d'une  part,  éviter  d'effmyer  le  pays 
par  l'élévation  de  la  dépense;  d'autre  part, faire  accepter  la  loi  aux 
populations  des  montagnes  en  leur  montrant  que  les  restrictions 
apportées  à  leur  jouissance  étaient  peu  importantes,  comparées  aux 
avantages  qui  devaient  en  découler.  Mais,  une  fois  ce  résultat 
obtenu,  il  eût  fallu  montrer  un  peu  plus  d'énergie  et  adopter  peu  à 
peu  des  mesures  plus  radicales.  C'est  précisément  l'inverse  qu'on 
a  fait,  puisque  le  gouvernement,  craignant  de  s'être  montré  trop 
hardi,  modifia,  dès  1864,  la  loi  de  1860,  de  façon  à  pouvoir  substi- 
tuer le  regazonnement  au  reboisement.  Nous  avons  vu  que  cette 
nouvelle  disposition  avait  si  peu  répondu  aux  espérances  qu'on 
avait  dû  presque  aussitôt  la  considérer  comme  non  avenue.  Plus 
tard,  en  1876,  M.  Faré,  directeur-général  des  forêts,  présenta  un 
nouveau  projet  de  loi  ayant  pour  objet  de  recourir  le  plus  possible 
aux  reboisemens  facultatifs  et  de  restreindre  les  reboisemens  obli- 
gatoires aux  parties  de  montagnes  dont  la  dégradation  présente  des 
dangers  nés  et  actuels.  Muet  sur  la  question  du  pâturage,  ce  pro- 
jet, qui  ne  contenait  d'ailleurs  aucune  disposition  pour  empêcher 
les  dangers  de  naître,  ne  pouvait  donner  que  des  résultats  illu- 
soires et  ne  s'explique  que  par  le  désir  de  débarrasser  l'adminis- 
tration forestière  des  questions  irritantes  que  soulevait  l'application 
de  la  loi  de  1860.  Volé  par  la  chambre  des  députés  et  présenté  au 
sénat,  il  a  été  retiré  par  le  successeur  de  M.  Faré,  qui  en  présenta 
lui-même  un  nouveau,  à  la  suite  des  résolutions  formulées  par  la 
commission  du  régime  des  eaux,  dont  nous  avons  parlé  au  début  de 
ce  travail  et  dont,  chose  singulière,  M.  Faré  lui-même  avait  été  le 
promoteur.  Mieux  inspiré  comme  rapporteur  que  comme  directeur- 
général,  ce  dernier  a  exposé  avec  une  grande  lucidité  les  diffi- 
cultés que  présente  ce  problème  aride  et  compliqué.  Le  projet 
de  loi  auquel  cette  commission  s'est  ralliée,  et  qui  a  été  d'abord 
soumis  au  sénat,  maintient  le  principe  des  subventions  aux  par- 
ticuhers  pour  les  travaux  de  reboisement  en  montagne;  il  attribue 
au  chef  de  l'état  la  détermination  par  voie  de  décret,  rendu  en 
conseil  d'état,  des  périmètres  dans  lesquels  les  travaux  de  répa- 


LE    REBOISEMENT   DES    ALPES.  655 

ration  devront  être  exécutés,  et  des  indemnités  auxquelles  la  pri- 
vation du  pâturage  devra  donner  lieu  en  faveur  des  communes 
ou  particuliers  dépossédés;  il  stipule  l'obligation  pour  l'état  d'ac- 
quérir, à  l'amiable  ou  par  voie  d'expropriation,  les  terrains  situés 
dans  la  zone  des  travaux,  à  moins  que  les  propriétaires  ne  s'en- 
gagent à  les  exécuter  et  à  les  entretenir  à  leurs  frais  ;  il  abroge  par 
conséquent  la  disposition  par  laquelle  l'état  devenait  proprié- 
taire de  la  moitié  des  terrains  reboisés,  par  le  seul  fait  que  les  pro- 
priétaires ne  lui  auraient  pas  remboursé  ses  avances;  enfin,  il  oblige 
les  communies  à  présenter  au  préfet,  dans  le  délai  d'une  année,  des 
projets  de  règlement  de  pâturage,  sur  lesquels  il  ne  devra  être  sta- 
tué qu'après  avis  de  l'administration  forestière. 

Ce  projet  a  été  amendé  par  le  sénat  dans  un  sens  qui  rendra  l'ap- 
plication de  la  loi  très  difficile.  La  principale  modification  introduite 
consiste  en  ce  que  la  déclaration  d'utilité  publique  des  périmètres 
obligatoires,  au  lieu  d'être  prononcée  par  décret,  comme  le  deman- 
dait le  gouvernement,  devra  à  l'avenir  faire  l'objet  d'une  loi  spé- 
ciale votée  par  les  chambres.  Cette  disposition  équivaut  presque  à 
l'abandon  de  l'œuvre  du  reboisement,  parce  qu'elle  introduit  la 
politique  dans  une  question  d'ordre  purement  administratif.  Il  est 
clair  en  effet  que  lorsque  les  agens  forestiers  se  trouveront  en  diver- 
gence avec  les  populations  sur  l'opportunité  de  certains  travaux, 
c'est  à  celles-ci  que  les  chambres  donneront  toujours  raison,  et 
comme  ces  conflits  se  produiront  pour  chaque  périmètre  à  mettre 
en  défends,  il  deviendra  impossible  de  continuer  l'entreprise  com- 
mencée. 

Dans  la  discussion  qui  a  eu  lieu,  tous  les  orateurs  ont  reconnu 
la  nécessité  des  travaux  de  reboisement  (l),  mais,  chose  singu- 
lière, quand  il  s'est  agi  d'en  assurer  l'exécution,  les  préoccupations 
politiques  prenant  le  dessus,  le  sénat  a  reculé.  Ce  fait  seul  prouve 
combien  les  corps  électifs  sont  peu'aptes  à  voter  certaines  mesures 


(1)  «  Il  est  peu  de  projets,  disait  M.  Krantz,  président  de  la  commission  du  sénat, 
plus  importans  que  celui  qui  vous  est  soumis  en  ce  moment.  Il  s'agit  de  la  restaura- 
tion des  terrains  dont  l'cteiidue  n'est  pas  inférieure  à  un  million  d'tiectares.  C'est  déjà 
un  chiffre  fort  imposant,  mais  il  ne  donne  pas  encore  la  mesure  exacte  des  consé- 
quences utiles  de  la  restauration  projetée.  Chaque  hectare  dégradé  dans  la  montagne 
en  compromet  quelquefois  plusieurs  dans  la  plaine;  de  telle  sorte  que  le  mal  qui  sévit 
dans  la  montagne  a  une  redjutable  répercussion  plus  bas;  en  définitive,  c'est  au  moins 
deux  millions  d'hectares  qui  se  trouvent  ainsi  perdus  pour  l'agriculture.  Ceci  donueen 
vérité  à  la  loi  une  importance  toute  spéciale.  Deux  millions  d'hectares  compromis, 
perdus,  dans  un  pays  qui  n'en  possède  que  52  millions,  c'est  assurément  bien  grave. 
Mais  les  routes,  les  canaux,  le  régime  de  nos  fleuves  et  de  nos  rivières,  tout  cela  se 
trouve  également  compromis  par  le  fait  de  la  dégradation  des  montagnes.  Je  n'en  dira 
pas  plus  sur  ce  point  parce  que...  jamais  cette  importance  de  premier  ordre  n'a  été 
contestée  par  personne.  » 


656  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

d'ordre  public;  car  aucun  député  ne  consentira  jamais,  quelle  qu'en 
soit  l'urgence,  à  appuyer  une  loi  qui  doit  léser  une  partie  de  ses 
électeurs.  II  serait  impossible  aujourd'liui  de  faire  passer  aux 
chambres  le  code  forestier  de  1827,  parce  que  personne  ne  vou- 
drait prendre  sa  part  de  l'impopularité  qui  l'avait  accueilli  dans 
l'origine.  A  plus  forte  raison,  aucun  ministre,  toute  proportion  gar- 
dée, n'oserait  imiter  Golbert  imposant  au  parlement,  par  un  lit  de 
justice,  l'ordonnance  de  1669,  grâce  à  laquelle  les  forêts  de  l'état 
ont  été  préservées  de  la  ruine  et  de  la  dévastation.  Soumis  aux 
oscillations  de  la  politique,  ministres,  sous-secrétaires  ^'état  ou 
directeurs-généraux  ont  à  peine  le  temps,  quand  par  hasard  ils  en 
ont  le  désir,  d'étudier  les  affaires  qui  jusqu'alors  leur  étaient  le  plus 
étrangères  et  ne  restent  jamais  assez  longtemps  au  pouvoir  pour 
en  poursuivre  l'exécution  avec  suite. 

Les  divers  directeurs-généraux  qui  se  sont  succédé  à  la  tête  de 
l'administration  des  forêts  depuis  la  promulgation  de  la  loi  sur  le 
reboisement  avaient  tous  la  même  bonne  volonté,  mais  ils  n'avaient 
peut-être  pas  tous  la  même  énergie,  ni  la  même  compétence.  Sauf 
M.  Vicaire,  qui  était  sorti  des  rangs  de  cette  administration,  ils 
étaient  parvenus  à  ce  poste  élevé  sans  antécédens  qui  les  dési- 
gnassent pour  l'occuper,  les  uns  par  leurs  relations  personnelles, 
les  autres  par  les  fluctuations  de  la  politique;  aussi  ne  faut-il  pas 
s'étonner  s'ils  ont  souvent  cherché  à  écarter  les  diflicultés  plutôt 
qu'à  les  résoudre  ;  s'ils  ont  accepté  des  compromis  pour  ménager 
certains  intérêts  ;  si,  pour  se  conserver  l'appui  de  leur  parti,  ils  ont 
dû  faire  des  concessions  que,  dans  leur  for  intérieur,  ils  jugeaient 
inopportun.es  et  si,  pour  satisfaire  les  rancunes  des  personnages 
influens  dans  un  département,  ils  en  ont  éloigné  des  agens  qui 
n'avaient  pas  démérité  et  qu'ils  auraient  sans  nul  doute  préféré 
maintenir.  Le  sous-secrétaire  d'état  au  ministère  de  l'agriculture 
et  du  commerce,  qui  remplit  aujourd'hui  les  fonctions  de  direc- 
teur-général des  forêts,  est,  personne  n'en  doute,  animé  des  meil- 
leures intentions  :  il  a  pris  très  à  cœur  les  fonctions  dont  il  est 
investi,  il  étudie  les  questions  qu'il  ignore  et  a  voulu  parcourir  les 
Alpes  pour  apprécier  par  lui-même  les  diflicultés  que  présente 
l'œuvre  du  reboisement  des  montagnes.  Mais  à  quoi  bon?  A  la 
prochaine  crise,  il  suivra  dans  sa  chute  le  ministre  dont  il  dépend. 
Amené  par  la  politique  au  pouvoir,  il  en  sera  renversé  par  la  poli- 
tique, juste  au  moment  où ,  ayant  appris  à  connaître  les  hommes 
et  les  choses,  il  aurait  peut-être  pu  rendre  quelques  services.  Et  ce 
sera  à  recommencer  avec  son  successeur,  qui  aura  d'autres  appétits 
à  satisfaire,  d'autres  exigences  à  subir.  Gomment  veut-on  qu'une 
administration  comme  celle  des  forêts,  qui  ne  travaille  que  pour 
l'avenir,  dont  tous  les  travaux  nécessitent  un  grand  esprit  de  suite, 


LE   REBOISEMENT   DES    ALPES.  657 

dont  les  fonctions  l'exposent  à  froisser  certains  intérêts,  puisse  mar- 
cher en  présence  de  ces  fluctuations  continuelles?  Comment  peut-on 
espérer  que  le  personnel  montre  la  fermeté  nécessaire  quand  il 
voit  que,  du  haut  en  bas  de  l'échelle,  ce  n'est  ni  le  zèle,  ni  le 
dévoûment  à  ses  devoirs  qu'on  récompense,  mais  les  complaisances 
pour  les  puissans  du  jour,  et  que  la  disgrâce  atteint  inévitablement 
celui  qui,  à  tort  ou  à  raison,  passe  pour  tiède  à  l'égard  des  insti- 
tutions qui  nous  régissent  ou  qui  a  eu  le  malheur  de  mécontenter 
quelque  orateur  de  cabaret?  Si  ce  personnel  admirable  et  trop  peu 
connu  est  resté  fidèle  à  ses  devoirs  et  n'a  pas  succombé  au  décou- 
ragement, c'est  que  pour  lui  l'amour  du  pays  s'incarne  dans  l'a- 
mour des  forêts  et  qu'il  croirait  trahir  le  premier  s'il  laissait  le 
second  s'attiédir.  Il  ne  faudrait  pas  cependant  qu'un  pareil  régime 
pesât  longtemps  sur  la  France,  car  il  finirait  par  la  faire  descendre 
au  niveau  des  républiques  américaines,  où  les  places  sont  la  proie 
des  politiciens  qui  se  les  disputent,  où  les  deniers  de  l'état  viennent 
s'engouffrer  dans  les  poches  d'une  tourbe  d'aventuriers  faméliques. 
Nous  avons  été  de  ceux  qui,  sans  considérer  la  république  comme 
un  dogme,  ont  pensé  que  cette  forme  de  gouvernement  pouvait 
être  acceptée  sans  arrière-pensée  si  elle  assurait  l'ordre  et  la  liberté, 
si  elle  faisait  respecter  la  justice  et  le  droit.  Serions-nous  obligés 
d'avouer  que  nous  nous  étions  trompés  et  de  reconnaître,  avec  ceux 
qui   l'ont  toujours  combattu,  que  le  régime  républicain,  au  lieu 
d'éteindre  les  divisions,  ne  peut  que  les  aviver  et  qu'il  ajoute  l'in- 
stabilité administrative  à  l'instabilité  politique? 


J.  Clavé. 


TOMB  XLIII.  —  1881.  -42 


LA 


MARINE     FRANÇAISE 

AU    MEXIQUE 


1!\ 

DU  BLOCUS  DES  COTES  AUX  PREMIERS  ÉVÉNEMENS  DE  MATAMOROS, 


L 

En  conséquence  des  mesures  prises  pour  le  blocus  du  Tabasco,  la 
Tourmente  et  le  Conservador  s'établirent  aussitôt  à  la  Frontera. 
La  Tempête,  déjà  à  Alvarado,  y  fut  appuyée  à  terre  par  la  compa- 
gnie Lardy  des  créoles  de  la  Martinique,  qui  venait  d'arriver  de 
Campêche.  Le  Brandon  et  la  Louise  s'installèrent  à  Carmen.  C'était 
à  la  fois  inquiéter  et  dominer  le  Tabasco  en  lui  coupant  les  res- 
sources et  les  vivres.  On  disait  qu'un  mouvement  impérialiste  im- 
portant se  préparait  dans  le  haut  du  Goazocoalcos  et  le  Chiapas. 
Fallait-il  le  croire  et  était-il  réellement  impérialiste?  De  quelque 
nature  qu'il  fût  et  même  s'il  était  J'intrigue  politique  que  l'on  espé- 
rait exploiter  à  Mexico,  il  fallait  le  soutenir.  Les  dissidens,  ainsi 
menacés  des  deux  côtés,  pouvaient  être  amenés  à  composition,  et  il 
était  douteux  qu'une  conspiration  heureuse  sortît  pour  eux  de  leur 
défaite.  Les  avantages  sérieux  que  le  gouvernement  de  Maximilien 
remporterait  dans  le  Sud  ne  tourneraient  pas  contre  lui.  Il  y  avait 
enfin,  quoique  le  blocus,   ainsi  que  nous  le  verrons,  ne  dût  pas 

(1)  Voyez  la  Rame  du  1"  janvier. 


lA    MARINE   FRANÇAISE   AU    MEXIQUE.  659 

tenir  tout  ce  qu'il  promettait,  l'espérance  de  grouper  par  la  pro- 
tection qui  lui  serait  assurée,  à  chaque  point  qu'occupaient  le 
canonnières,  une  population  qui  se  rattachât  fortement  à  l'empire. 
Cette  espérance  se  réalisa  en  partie,  et  les  jeunes  officiers  qui  com- 
mandaient les  canonnières  exercèrent  autour  d'eux  jusqu'au  der- 
nier moment  une  influence  presque  absolue  d'autorité  et  de  pro- 
tection. 

Seulement,  au  milieu  de  ces  soins,  la  marine  avait  toujours  ses 
misères.  Le  mois  d'avril  arrivait,  et  c'était  l'époque  où  la  guerre 
retirait  ses  employés  et  ses  services  de  toutes  sortes  des  terres 
chaudes,  la  fièvre  jaune  étant  un  ennemi  qu'elle  pouvait  se  dis- 
penser de  combattre.  Il  est  vrai  que  le  maréchal,  sachant  que  la 
suppression  de  l'hôpital  de  la  marine  était  imminente,  prévenait 
le  commandant  qu'il  pouvait  envoyer  ses  malades  à  l'hôpital  de  la 
Soledad.  Or,  cette  ambulance  était  une  maison  de  paille  qui  ne 
recevait  que  quarante  lits,  tandis  que  nous  en  avions  soixante  à  la 
Vera-Gruz.  Puis  un  malade  qui  a  un  accès  pernicieux  ne  peut 
attendre  le  chemin  de  fer.  Ce  n'était  pas  pi^atique.  En  outre,  la 
poste  et  le  trésor  étaient  supprimés  et  portés  à  Gordova.  On  allait 
donc  être  forcé  d'expédier  les  vaguemestres  jusque-là  avec  des  len- 
teurs et  des  retards,  car  des  bâtlmens  sur  le  qui-vive  de  l'appareil- 
lage ne  peuvent  qu'à  des  espaces  de  temps  in  éguliers  se  prêter  à 
ces  envois.  La  marine  se  résignait  à  ces  ennuis,  en  ayant  vu  bien 
d'autres.  Ce  qui  était  plus  grave,  c'est  que  le  maréchal,  n'ayant 
plus  de  services  à  "Vera-Gruz,  paraissait  ne  point  douter  que  la  ma- 
rine ne  pût  garder  le  Môle  et  la  porte  de  mer  avec  les  hommes  qui 
lui  étaient  laissés.  C'était  impossible,  et,  si  on  l'exigeait,  le  coïri- 
mandant  n'avait  plus  qu'à  se  renfermer  dans  la  lettre  des  dépêches 
ministérielles  et  à  retirer  tout  son  monde  au  fort.  Le  commandant 
n'eût  pas  hésité,  et  c^eût  été  alors  comme  si  la  distance  entre  Vera- 
Cruz  et  la  division  navale  se  fût  augmentée  de  50  lieues.  Il  n'y  eût 
plus  eu  en  effet  que  l'inertie  mexicaine  à  fa  place  de  l'incessante  et  in- 
trépide activité  des  marins  du  port.  Mais,  d'autre  part,  le  commandant 
supérieur  de  Vera-Gruz  ne  voulait  pas,  malgré  l'ordre  du  maréchal, 
reprendre  la  section  de  discipline  qui  encombrait  le  fort  et  consom- 
mait la  provision  déjà  bien  faible  d'eau  potable.  Eu  dehors  de  ces 
diverses  exigences,  il  avait  fallu  obéir,  dans  une  certaine  limite, 
aux  ordres  du  ministre.  Le  commandant  promettait-d'arriver  peu 
à  peu  au  chiffre  de  trois  cent  cinquante  hommes  poar  le  station- 
naire  annexe,  hôpital  compris.  Ce  pouvait  paraître  encore  trop  de 
monde,  mais  la  saison  chaude  était  proche,  et  il  fallait  compter  avec 
le  déchet.  Ce  mot  simple  et  cruel  était  justifié  par  le  passé.  Deux  cent 
quarante-sept  hommes  reçusau  mois  de  juin  1864  pour  les  besoins 
du  service  s'étaient  en  octobre  trouvés  réduits  à  cent   soixante- 


660  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sept.  En  mars  1865,  il  ne  restait  que  dix  hommes  de  cette  réserve 
à  bord  du  Magellan,  à  peu  près  autant  disséminés  sur  les  bâtimens, 
et  cependant  on  avait  toujours  pris  à  chaque  transport  une  dou- 
zaine d'hommes  pour  remplacer  les  spécialités  qui  avaient  fini  leur 
temps.  C'étaient  donc  environ  cent  quarante  hommes  en  plus  qu'on 
avait  dû  se  procurer  pour  combler  les  vides,  et  cela  dans  la  bonne 
saison,  c'est-à-dire  depuis  le  mois  d'octobre.  Dans  le  moment  même, 
les  capitaines  de  canonnières  tombaient  les  uns  après  les  autres 
sous  les  coups  réitérés  du  climat.  Les  capitaines  de  la  Pique  et  de 
la  Tactique,  MM.  de  Labarrière  et  La  Source,  rentraient  exténués 
en  France,  où  M.  La  Source  devait  mourir  un  an  plus  tard.  Le  capi- 
taine Gaude,  de  la  Tempête,  était  gravement  atteint  par  la  variole 
qui  sévissait  à  son  bord.  Il  y  avait  à  les  remplacer,  et  la  pénurie 
d'officiers  se  faisait  aussi  vivement  sentir  que  celle  de  matelots.  On 
ne  se  maintenait  donc  qu'en  s' affaiblissant  et  avec  de  grands  efforts, 
mais  on  se  maintenait,  et  plutôt  que  de  subir  dans  le  douteux  état 
d'une  tranquillité  à  laquelle  on  ne  croyait  plus  les  ennuis  de  l'at- 
tente, on  appelait  les  événemens  avec  impatience.  Cette  impatience 
allait  être  en  partie  satisfaite. 

Soit  que  le  Sud  n'excitât  point  son  intérêt,  soit  qu'il  crût  n'avoir 
rien  à  redouter  de  ce  côté,  le  maréchal  ne  s'occupait  que  du  Nord, 
où  le  voisinage  des  Américains  et  la  présence  de  Juarez  étaient 
pour  lui  de  sérieux  motifs  d'inquiétude.  Les  dissidens,  secrètement 
aidés  et  encouragés,  disait-on,  par  les  Américains,  opéraient  acti- 
vement dans  le  Nord  et  menaçaient  surtout  Matamoros.  Matamoros, 
on  le  sait,  est  sur  la  rive  droite  du  Rio-Grande,  qui  sépare  le  terri- 
toire du  Mexique  du  Texas  américain.  Plus  loin,  vers  l'embouchure, 
sur  la  même  rive  du  fleuve,  est  Bagdad,  sorte  d'annexé  commer- 
ciale de  Matamoros,  rade  foraine  d'ailleurs.  Gomme  pendans  de 
ces  deux  villes,  sont,  sur  la  rive  gauche  du  fleuve  et  du  côté  amé- 
ricain, Brownsville  et  Brazos- Santiago.  Nous  avons  vu  à  quel  degré 
de  prospérité  était  arrivé  Matamoros  pendant  la  guerre  d'Amé- 
rique. C'était,  en  effet,  le  débouché  de  toutes  les  marchandises  des 
états  du  Sud.  Le  général  impérialiste  Mejia  occupait  Matamoros 
avec  deux  mille  hommes  qui  lui  étaient  personnellement  dévoués. 
Ce  général,  une  des  figures  intéressantes  du  Mexique,  était  un 
Indien  très  brave,  très  fin,  très  flegmatique,  aimant  les  femmes 
avec  la  passion  d'un  homme  de  sa  race.  On  prétendait  qu'il  était 
plongé  dans  la  débauche  et  n'avait  pas  longtemps  à  vivre.  A  côté 
de  lui,  sur  un  pied  singulier  de  rivalité  et  d'intimité,  était  Cortina, 
dont  nous  avions  accepté  la  soumission  au  mois  d'avril  précédent 
et  à  qui  l'on  s'était  empressé  de  donner  un  emploi  important.  Il 
n'y  a  vraiment  que  le  Mexique  où  l'on  voie  se  produire  aussi  promp- 
tement  de  pareilles  choses.  Cortina  n'attendait,  disait-on,  que  le 


LA    MARINE    FRANÇAISE    AU   MEXIQUE,  661 

moment  favorable  pour  se  prononcer  et  entretenait  dans  cette  vue 
des  correspondances  avec  les  Américains  du  Nord.  C'était  fort  connu. 
Mejia,  averti,  se  contentait  de  dire  :  «  Laissez  faire,  je  surveille 
Cortina.  »  Au  mois  de  mars,  il  fut  question  d'appeler  Mejia  à 
Mexico  pour  lui  confier  l'organisation  de  l'armée  mexicaine.  Cortina 
se  trouvait  avoir  le  champ  libre,  et  ses  intrigues  pour  livrer  Mata- 
mores aux  libéraux  se  développèrent.  Le  retour  de  Mejia  y  coupa 
court;  mais  a:i  mois  d'octobre,  la  situation  parut  assez  tendue  au 
maréchal  pour  que  V Adonis  fût  envoyé  en  reconnaissance.  Tout 
était  en  désarroi.  Faute  de  bateau  à  vapeur  pour  remonter  le  Rio- 
Grande,  le  capitaine  de  VAdonis,  M.  Miot,  eut  besoin  d'une  forte 
escorte  du  général  Mejia  pour  se  rendre  par  terre  de  Bagdad  à 
Matamoros.  Le  télégraphe  entre  Bagdad  et  Matamoros  était  coupé 
et  les  communications  n'avaient  lieu  que  par  cigarettes  au  moyen 
de  quelques  Indiens.  La  campagne  était  aux  dissidens,  et  il  venait 
d'y  avoir  une  petite  attaque  contre  la  ville.  A  Bagdad,  comme  aggra- 
vation, l'élément  américain  en  ville  était  de  la  pire  espèce  et  la 
garnison  insuffisante,  de  sorte  que  le  danger  pouvait  surgir  de  l'in- 
térieur même.  Quant  à  Cortina,  il  avait  fait  défection  avec  la  troupe 
sous  ses  ordres  et  s'était  joint  au  général  dissident  Carvajal.  Pour 
compenser  cette  diminution  de  forces,  les  étrangers,  qui,  en  cas  de 
succès  de  Cortina,  eussent  craint  d'être  pressurés  par  lui,  s'étaient 
armés  et  constitués  en  garde  nationale.  C'était  pour  le  moment 
une  bonne  mesure  qui  permettait  à  Mejia  de  sortir  au  besoin  ;  mais 
on  lui  avait  volé  tous  ses  chevaux,  et  s'il  prolongeait  un  peu 
quelqu'une  de  ses  sorties,  il  n'y  eût  eu  rien  de  bien  étonnant  à  ce 
qu'il  trouvât  au  retour  la  porte  fermée.  Pour  compléter  ce  tableau, 
qui  donne  une  idée  du  désordre  d'une  place  mexicaine,  les  Améri- 
cains semblaient  devoir  bientôt  s'abattre  en  nuées  sur  la  frontière. 
Il  y  avait  des  préparatifs  non  équivoques,  et  le  général  fédéral,  qui 
n'avouerait  rien,  laisserait  faire. 

Ces  nouvelles,  rapportées  par  V Adonis,  furent  suivies  du  départ 
immédiat  pour  Bio-Grande  de  la  Tisiphone,  qui  arrivait  de  France 
comme  relève  du  Forfait.  Le  commandant  Collet  devait  communi- 
quer avec  le  général  Mejia  pour  parer  aux  événemens. 

De  son  côté,  le  maréchal  envoyait  à  Matamoros  un  bataillon  de 
cinq  cents  hommes  avec  de  l'artillerie,  formant  un  total  de  six 
cent  quarante  homiiles  et  quatre-vingts  animaux.  Il  fallait  se  hâter, 
car  les  50  millions  de  marchandises  à  Matamoros  étaient  faits  pour 
décider  tous  les  chefs  mexicains  à  se  prononcer  afin  de  mettre  la 
main  dessus.  Pendant  que  le  Var  portait  le  bataillon,  le  Magellan^ 
l'Adonis  et  la  Tactique  allaient  rejoindre  la  Tisiphone.  Les  cha- 
loupes à  vapeur,  qui  eussent  été  fort  utiles,  ne  pouvaient  malheu- 
reusement pas  être  amenées.  Leurs  chaudières  étaient  complètement 


662  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

usées,  et  les  neuves,  qu'on  attendait  de  France,  ne  venaient  pas.  A 
défaut  de  ces  chaloupes,  le  commandant,  dès  son  arrivée  au  Rio- 
Grande,  prit  tous  les  navires  de  commerce  à  vapeur  et  les  arma 
avec  des  hommes  de  ses  équipages.  Le  chef  d'état-major  Lagou- 
gine  avait  le  commandement  de  cette  flottille  improvisée.  Il  devait 
remonter  le  Rio-Grande  pendant  que  le  bataillon  du  commandant 
de  Rigant,  débarqué  par  le  Var,  se  rendrait  de  Ragdad  à  Matamo- 
ros.  Tout  réussit  à  point.  En  quelques  heures,  on  mit  à  terre,  sans 
le  moindre  accident,  sept  cents  hommes  avec  l'artillerie,  soixante- 
quinze  chevaux  ou  mulets  et  un  matériel  d'approvisionnement  con- 
sidérable. Le  3  mai,  à  une  heure  de  l'après-midi,  la  colonne 
s'avança  pai*  la  rive  droite  du  fleuve.  Elle  était  appuyée  par  les  trois 
vapeurs.  Cette  marche  hardie  était  imposée  par  les  circonstances. 
Le  général  Mejia  écrivait  :  «  Arrivez  vite,  j'ai  absolument  besoin 
d'être  secouru.  »  —  Il  était  temps,  en  effet.  Negrete  venait  d'ar- 
river devant  Matamoros  après  avoir  fait  une  diligence  extrême. 
Comprenant  de  quelle  importance  il  était  pour  lui  de  devancer 
tout  secours  qui  viendrait  à  la  ville,  il  ne  s'était  arrêté  à  Monterey 
que  le  temps  nécessaire  pour  imposer  aux  habitans  un  emprunt  de 
225,000  piastre^,  contre  lesquelles  il  avait  donné  le  double  en  bons 
sur  la,  douane  de  Matamoros,  intéressant  ainsi,  d'une,  façon  toute 
mexicaine,  le  commerce  de  Monterey  au  succès  de  ses  opérations. 
Puis  il  avait  franchi  en  six  jours,  par  une  route  très  difficile,  les 
90  lieues  qui  séparent  Monterey  de  Matamoros.  Negrete  comptait 
sur  les  nombreux  adhérons  que  lui  avait  préparés  Cortina,  mais  les 
juaristes  et  les  yaukees  étaient  contenus  par  les  étrangers  organi- 
sés, au  nombre  de  six  cents,  en  milice,  et  qui  redoutaient,  dans  la 
prise  de  la  ville,  le  pillage  de  leurs  propriétés.  Moins  courageux 
ou  moins  intéressés  dans  la  question,  tous  les  fonctionnaires  mexi- 
cains, à  l'exception  du  chef  politique,  dès  qu'ils  avaient  appris  l'ar- 
rivée de  Negrete,  s'étaient  enfuis  de  Matamoros  à  Rrownswille. 
Méjia,  pour  son  compte,  s'était  défendu  vigoureusement,  et  Negrete, 
contraint  de  donner  quelque  repos  à  ses  troupes,  n'avait  fait  qu'es- 
carmoucher  avec  sa  cavalerie. 

A  la  nouvelle  de  l'heureux  débarquement  de  la  colonne  française 
à  Ragdad,  Negrete,  dont  l'armée  souffrait  mille  privations  dans  une 
plaine  sans  ressources,  battit  en  retraite.  Il  partait  avec  trois  mille 
fantassins  et  mille  cavaliers  dans  la  direction  de  Monterey,  en  lais- 
sant comme  rideau,  devant  Matamoros  les  bandes  de  Carvajalet  de 
Canales. 

Si  nous  avions  tardé  un  ou.  deux  jours,  ou  si  le  mauvais  temps 
se  fût  opposé  au  débarquement,  c'en  était  fait  de  Matamoros,,,  et 
après  avoir,  tout  récemment,  perdu  par  la  prise  de  Saltillo  et  de 
Monterey  le  Gohahuela  et  le  Nuevo  Léon,  nous  perdions  tout  le 


LA    MARINE    FRANÇAISE    AU   MEXIQUE.  663 

Taraaulipas,  ce  qui  eût  produit  le  plus  fâcheux  effet  et  donné  au 
juarisme  une  recrudescence  de  vitalité  et  de  forces.  C'était  en  effet 
le  juarisme  qui  venait  d'agiter  le  nord-est  de  l'empire,  et  pendant 
que  Matamores  se  défendait  contre  Negrete,  Tampico  et  Tuspan 
avaient  été  non-seulement  menacés  de  nouveau,  mais  sur  le  point 
de  se  prononcer.  Papantla  avait  fait  ses  préparatifs  habituels  contre 
Tuspan,  et  la  tentation  de  se  prononcer  pour  s'approprier  5  mil- 
lions de  marchandises  qui  se  trouvaient  dans  les  entrepôts  de  Tan- 
casnequi,  près  de  Tampico,  avait  paru  être  fort  vive  pour  les  chefs 
mexicains  de  cette  dernière  ville.  Le  commerce  de  Tampico  s'était 
alarmé,  et  notre  consul  avait  demandé  150  hommes  au  commandant 
Cloué,  parce  que  la  barre  devait  être  attaquée  en  même  temps  que 
la  ville.  De  même  que,  dans  l'intérieur,  les  gens  tranquilles  deman- 
daient une  garnison  française  pour  les  garder,  il  eût  fallu  un  bâti- 
ment pour  chaque  barre  de  chaque  petit  port.  Hors  de  ces  condi- 
tions, ceux  qui  se  disaient  pour  nous  ne  répondaient  de  rien,  ce 
qui,  en  les  supposant  sincères,  n'était  «encourageant,  ni  pour  eux, 
ni  pour  nous.  Quoi  qu'il  en  fût,  le  succès  de  Matamoros  avait  mis 
à  néant  les  velléités  de  révolte  sur  le  littoral. 

Ce  qu'il  y  avait  de  plus  grave  dans  cette  affaire  de  Matamoros, 
c'est  qu'on  y  constatait  les  symptômes  de  la  prochaine  immixtion 
des  Américains    dans    la   question    du   Mexique,    Les  confédérés 
tenaient   encore  à  Brownsville,  et  les  fédéraux  étaivnt  à  Brazos- 
Santiago.  Il   eût  fallu  pour  prévenir  ou  du  moins  pour  éloigner 
toute  ingérence  des  gens  du  Nord,  une  extrême  prudence  que  le 
général  Mejia  n'avait   pas.  II  était  naturel  qu'il  penchât  pour  la 
cause  du  Su!,  mais  il  avait  le  tort  de  s'y  montrer  favorable  par  ses 
actes.  Soit  qu'il  ne  fût  pas  très   au  courant  des  lois  internatio- 
nales, soit,  ce  qui  était  probable,  qu'avec  son  caractère  rusé,  il 
feignît  de  ne  les  point  connaître,  if  venait  par  une  infraction  fla- 
grante à  toute  neutralité,  de  rendre  trente  déserteurs  aux  confédé- 
rés. Il  entretenait  aussi  des  relations  fort  suivies  et  fort  imprudentes 
avec  le  colonel  confédéré  Slaughter,  commandant  à  Brownsville, 
relations  qui  dans  certains  cas  semblaient  un  calcul,  sinon  pour 
nous  engager,  du  moins  pour  nous  compromettre.  Il  avouait  seu- 
lement une  convention  passée  avec  le  colonel  Slaughter  au  sujet 
des  voleurs  et  des  assassins,  mais  il  avait  livré  ses  déserteurs  et  se 
faisait  rendre  les  siens  et  même  les  nôtres.  Maigre  l'ordre  du  com- 
mandant de  Briant,  un  sergent  avait  fait  la  sottise  d'aller  prendre 
sur  la  rive  texienne  des  soldats  que  les  confédérés  avaient  arrêtés. 
Le  commandant  Cloué  avait  formellement  refusé  de  se  faire  rendre 
ainsi  deux  matelots.  En  revanche,  le  général  Mej  ane  voulait  entre- 
tenir aucune  relation  avec  l'autorité  fédérale  de  Brazos.  On  ne  se 


66/l  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

cachait  pas  pour  dire  que  l'Amérique  allait  entrer  en  campagne 
contre  le  Mexique  avant  longtemps.  D'ailleurs  cela  était  dans  l'air. 
La  France  était  trop  loin  pour  que  ces  effluves  de  guerre  s'y  fis- 
sent sentir,  mais  on  commençait  à  soupçonner  le  danger  à  Vera- 
Gruz  et  à  Mexico.  Au  Rio-Grande,  on  n'en  doutait  plus,  car  on  le 
touchait  du  doigt. 

Du  reste,  le  désordre  était  extrême  en  toutes  choses,  et  ce  n'é- 
tait pas  tâche  aisée  que  de  lutter  contre  lui.  La  légion  étrangère 
était  à  Matamoros  et  aux  environs  dans  des  conditions  très  défavo- 
rables pour  le  service  qu'on  attendait  d'elle.  On  pouvait  craindre 
qu'elle  ne  désertât,  car  un  manœuvre  gagnait  trois  piastres  par 
jour  à  Brownsville,  et  le  Rio-Grande  n'a  que  50  mètres  de  large. 
Il  eût  fallu  par  prudence  accorder  à  chaque  soldat  un  supplément 
d'un  réal.  Quant  aux  officiers,  qu'on  ne  pouvait  craindre  de  voir 
déserter,  le  commandant  Cloué  insistait  avec  une  bienveillante 
énergie  auprès  du  maréchal  pour  qu'ils  eussent  le  supplément  des 
terres  chaudes.  Avec  cela  ces  pauvres  jeunes  gens  ne  brilleraient 
assurément  pas,  mais  ils  seraient  du  moins  ce  que  des  officiers 
doivent  être.  Le  télégraphe  entre  Bagdad  et  Matamoros  avait  été 
rétabli,  mais  on  n'avait  ni  fouillé  ni  inspecté  le  terrain  qu'il  tra- 
versait et  où  les  voleurs  de  grand  chemin  abondaient.  Mejia,  hors  de 
danger,  avait  repris  sa  quiétude  et  ses  habitudes  de  plaisir.  11  n'a- 
vait poursuivi  ni  Negrete,  ni  Cortina  qu'il  aimait  à  croire  et  disait 
être  à  80  lieues  de  lui,  au-delà  de  Gamargo.  Au  fond,  il  n'en  savait 
rien.  Le  commandant  avait  insisté  auprès  de  lui  pour  qu'il  eût  deux 
ou  trois  petits  bateaux  à  vapeur  de  service  sur  le  fleuve.  11  n'avait 
répondu  que  par  des  objections,  témoignant  beaucoup  d'apathie. 
Le  temps  se  perdait  de  toutes  façons,  quand  on  ne  l'employait  pas 
à  mal.  Ainsi,  un  officier  de  Mejia,  chargé  avec  quelques  cavaliers 
de  protéger  la  route  de  Bagdad  à  Matamoros,  venait  d'arrêter  et  de 
rançonner  la  diligence.  Les  coups  de  feu  tirés  dans  ce  pastiche  de 
l'affaire  Doineau  n'avaient  heureusement  atteint  personne.  L'of- 
ficier toutefois,  jugé  par  une  cour  martiale  à  Bagdad,  fut  condamné 
à  mort  et  exécuté  le  lendemain.  Nous  étions  bien  pour  quelque  peu 
dans  cette  sentence.  Aussi,  chose  moins  étrange  qu'on  ne  le  pour- 
rait croire,  le  colonel  Iglesias,  commandant  militaire  à  Bagdad, 
invita  ses  officiers  et  les  habitans  à  l'enterrement.  Il  fallut  faire 
acte  d'autorité  pour  empêcher  l'invitation  d'avoir  son  cours.  Ce  fut 
à  ce  moment  que  les  fédéraux  de  Brazos  marchèrent,  au  nombre  de 
huit  cents,  contre  les  confédérés  de  Brownsville  et  furent  complè- 
tement battus  en  face  de  Burrita.  Malgré  cet  échec,  ou  peut-être 
à  cause  de  lui,  car  il  facilitait  aux  vainqueurs  une  négociation 
honorable,  la  paix  allait  se  signer  entre  Brownsville  et  Brazos,  et 


LA    MARINE    FRANÇAISE    AU    MEXIQUE.  665 

on  disait  qu'aussitôt  après  fédéraux  et  confédérés  se  jetteraient 
ensemble  sur  la  frontière  du  Mexique.  Pour  ceux  qui  voyaient  les 
choses,  cela  n'avait  rien  d'improbable. 

Cependant  le  commandant  Cloué,  laissant  la  Tisiphone  devant 
Matamoros  afin  de  surveiller  les  événemens,  allait  partir  pour  le 
Sud,  où  l'appelaient  des  faits  assez  graves.  Par  une  sorte  de  coïn- 
cidence, un  mouvement  semblable  à  celui  du  Nord  avait  éclaté  aux 
environs  du  Tubasco  et  dans  la  lagune  de  Terminos.  Carmen  était 
là  le  centre  de  notre  occupation.  Le  Brandon  y  restait  en  station 
et  tenait  dans  une  fidélité  craintive  de  nos  armes,  non-seulement 
la  garnison  de  la  presqu'île,  mais  celles  de  Palizada  et  de  Jonuta, 
qui,  situées  toutes  deux  sur  l'Usumacinta,  à  la  partie  sud  de  la 
lagune,  étaient,  à  l'égard  de  San-Juan-Bautista,  comme  les  senti- 
nelles avancées  de  notre  domination.  Le  commandant  de  la  ligne 
de  l'Orient  à  Monte-Christo  (nom  assez  singulier  pour  désigner  la 
frontière  du  Tabasco),  de  Pratz  était  alors  à  Jonuta,  qu'il  avait  pris. 
Le  capitaine  du  Brandon  avait  à  lui  faire  parvenir  une  lettre  du 
commandant  Cloué.  Celui-ci  le  prévenait  qu'une  canonnière,  en  fai- 
sant une  reconnaissance  dans  le  Grizalva,  avait  enlevé  les  pilotes  et 
capturé  un  certain  Jacinta  Cautelle,  porteur  de  dépêches  du  gou- 
vernement de  Tabasco.  Les  dépêches  étaient  renvoyées,  et  l'homme 
relâché  malgré  sa  mission.  Ce  qui  explique  cette  indulgence,  c'est 
que  ce  Cautelle  avait  été  pris  sur  le  Tabasco,  petit  vapeur  qui  allait 
très  librement  de  Vera-Cruz  à  San-Juan-Bautista,  et  qu'on  affectait, 
tout  en  lui  faisant  la  guerre,  de  regarder  le  Tabasco  comme  une  pro- 
vince de  l'empire  occupée  par  quelques  mécontens.  Peut-être  aussi 
ce  petit  vapeur  donnait-il  à  chaque  parti  des  renseignemens  qui 
motivaient  la  tolérance  à  son  égard.  En  revanche,  le  commandant 
gardait  les  pilotes,  auxquels  il  ne  serait  fait  aucun  mal  en  dépit  des 
calomnies  qui  couraient  sur  nous,  et  on  envoyait  à  Campêche  les 
passagers  qu'on  avait  trouvés  sans  passeports  sur  le  Tabasco.  Il 
prévenait  enfin  de  Pratz  qu'on  allait  songer  à  s'occuper  de  lui  et  de 
ses  concitoyens,  du  moins  de  tous  ceux  qui  avaient  les  armes  à  la 
main.  C'était  le  curé  de  Palizada  qui  s'était  chargé  de  porter  la 
lettre  à  Jonuta.  Pratz  avait  lu  la  lettre  et  très  bien  reçu  le  curé,  qui 
était  rentré,fort  content  chez  lui,  lorsque,  quelques  heures  plus  tard, 
Pratz  arrive  à  Palizada  avec  deux  cents  hommes,  fait  fusiller  un  ou- 
vrier, met  le  prêtre  en  prison,  le  menace  cinq  ou  six  fois  de  le  faire  fu- 
siller, lui  rend  enfin  la  liberté  en  l'accablant  d'injures,  fait  rassembler 
l'ayuntamiento  et  lui  donne  l'ordre  de  se  prononcer  pour  le  parti 
libéral.    Depuis  ce    temps-là,  les   communications  avec   Palizada 

étaient  coupées. 

Carmen  avait  eu  également  son  alerte.  Arevalo,  l'ancien  proconsul 

de  Tabasco,  accompagné  de  dix  ou  douze  hommes,  avait  eu  l'audace 


666  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  débarquer  sur  l'île,  qu'il  espérait  faire  soulever.  Grâce  aux  me- 
sures prises  par  le  commandant  du  Brandon  et  le  capitaine  de  la 
Pique,  les  partisans  d'Arevalo  n'avaient  pas  bougé.  Arevalo  avait 
dû  fuir  et  s'était  abrité  de  vive  force  dans  un  rancho.  Le  second  du 
Brandon  s'était  mis  aussitôt  avec  une  petite  troupe  de  matelots  à  la 
recherche  du  fugitif.  On  avait  marché  toute  la  nuit  et  silencieuse- 
ment entouré  le  rancho.  Mais  il  n'y  avait  plus  là  que  deux  hommes 
blessés.  Arevalo,  qu'on  savait  atteint  de  deux  coups  de  feu  à  la  cuisse, 
avait  été  emporté  dans  un  cadre  sur  les  épaules  de  quatre  de  ses 
compagnons,  s'était  ensuite  jeté  dans  une  grande  embarcation  et 
avait  gagné  le  large. 

En  somme,  sans  parler  de  cette  alerte,  Palizada  était  pris,  et 
comme  c'était  de  là  que  Carmen  lirait  tout  son  bois  d'exportation, 
le  commerce  de  la  presqu'île  était  complètement  ariêté  et  décou- 
ragé. Le  Yucatan  lui-même  se  montrait  inquiet.  Il  était  doublement 
malheureux,  dans  cette  partie  du  Mexique,  que  l'expédition  du 
Tabasco  n'eût  pas  eu  lieu,  car  nos  partisans  désespéraient  de  nous 
voir  réussir  et  les  distidens  commençaient  à  croire  à  notre  impuis- 
sance. Dans  cette  idée,  les  Tabasquefios  s'étaient  enhardis  à  établir 
à  l'entrée  du  Ghillepèque  une  petite  batterie  soutenue  par  un  poste 
forlifié  de  deux  cents  hommes.  Quoique  le  commandant  Cloué  fût 
encore  retenu  au  nord,  sa  pensée  se  tournait  très  activement  vers 
le  sud.  11  expédiait  ses  ordres  et  maintenait  le  blocus  fort  étroite- 
ment en  vue  d'une  expédition  de  guerre.  S'il  écrivait  au  capitaine 
de  la  Tourmente^  à  la  Frontera,  c'était  pour  lui  dire  qu'il  regrettait 
de  ne  pouvoir  être  déjà  auprès  de  lui  pour  prendre  Pratz  entre 
deux  feux,  Its  canonnières  remontant  par  l'Usumacinta  et  les  canots 
du  Magellan  par  la  lagune.  Il  lui  recommandait  de  veiller  sur  le 
Conservador,  qui  pouvait  craindre  d'être  seul,  et  de  lui  remonter 
le  moral  en  faisant  une  justice  sommaire  des  perturbateurs,  s'il  y 
en  avait.  Un  regrettable  incident  justifiait  ces  paroles. 

Le  chef  de  bandes  Regino  avait  osé  occuper  quelques  heures  la 
Frontera  et  avait  écrit  une  lettre  insolente  au  capitaine  de  la  Tour- 
mente sur  le  pont  de  laquelle  un  homme  avait  même  été  tué.  Le 
capitaine  avaii  hésité,  pour  répondi'e  à  cette  agression,  à  foudroyer 
une  ville  de  gens  inoffensifs  et  s'était  abstenu.  La  mise  en  avant  des 
questions  d'humanité  a  fait  trop  souvent  notre  faiblesse  au  Mexique. 
Dès  qu'un  homme  était  tué  sur  son  pont,  le  commandant  eût  mieux 
fait  de  tirer  sans  pitié  sur  le  point  d'où  était  parti  le  feu.  De  son 
côté,  la  Pique  allait  bloquer  le  Chillepèque  et  les  Dos  Bocas.  Quant 
au  vapeur  le  Tabasco,  qui  allait  librement  de  Vera-Gruz  à  San-Juan- 
Bautista,  on  le  traitait  toujours  avec  les  égards  que  lui  valait  son 
rôle  de  négociateur  occulte.  Le  commandant  Cloué  annonçait  sui- 
tout  son  arrivée  au  Brandon,  qui  par  sa  position  à  Carmen,  le  grade 


LA    MARINE    FRANÇAISE   AU    ilEXIQUE.  667 

et  l'activité  très  belle,  quoique  un  peu  remuante,  de  son  capitaine, 
pouvait  prendre  d;ins  un  cas  donné  l'initiative  des  opérations.  Il 
allait  la  prendre,  en  effet,  un  peu  à  la  'hâte  peut-être,  mais  fort 
heureusement. 

Le  commandant  de  Conquières  était  un  habile  et  vaillant  homme, 
très  ami  du  bruit,  mais  ayant  la  quàliié  de  s'attacher,  par  l'admi- 
ration qu'il  professait  volontiers  pour-eux,  ses  officiers  et  son  équi- 
page. 11  y  a  habileté  louable,  sauf  certains  iucunvéniens,  à  exagérer 
cheï  un  équipage  la  bonne  opinion  qu'il  peut  avoir  de  soi.  On  le 
trouve,  il  est  vrai,  assez  indépendant  et  assez  volontaire  d'allures 
dans  le  service  intérieur  du  bord,  mais  tout  disposé  d'amour-proore 
à  bien  faire  dans  les  circonstances  graves.  Le  Brandon,  à  l'exemple 
de  son  commandant,  était  fort  impatient  d'agir  quand  l'attaque  de 
Hegino  sur  la  Frontera  lui  en  donna  l'occasion.  Un  peloton  de  ma- 
telots et  d'Autrichiens  culbuta  l'ennemi  et  se  tint  prêt  à  marcher 
plus  loin.  M.  de  Jonquières  venait  d'envoyer  soa  second  à  Mérida 
pour  demander  au  commissaire  impérial  du  Yucxtan  un  renfort 
considérable  que  celui-ci,  comprenant  la  nécessité  de  frapper  un 
grand  coup,  accorda  aussitôt.  Le  3  juin,  une  colonne  coaiposée  de 
deux  cent  cinquante  Mexicains,  cent  quatre-vingts  Autrichiens  et 
soixante  matelots  du  Brandon,  s'embarqua  à  Carmen  sur  la  canon- 
nière à  vapeur  la  Louise,  huii  goélettes  et  les  cEtncts  du  Brandon 
armés  en  guerre.  Le  5,  on  entra  dans  Palizadasans  coup  férir:  l'en- 
nemi, prévenu  à  temps,  l'avait  évacué.  Le  6,  la  colonne  continua  péni- 
blemeiït  sa  route  par  les  arroyos  et  arriva  bientôt  en  vue  du  camp 
retranché  que  l'ennemi  avait  établi  sur  la  rive  opposée,  à  Jonuta. 
Les  remparts  étaient  couverts  de  monde,  le  pavillon  libéral  hissé. 
L'ennemi  ouvrit  le  feu  immédiatement.  On  attendit  pour  répondre 
que  l'on  fût  à  demi-portée;  puis,  défilant  devant  ces  retranche- 
mens,  on  opéra  le  débarquement  à  300  mètres  au-delà,  faute  d'un 
autre  endroit  convenable,  et  suivi  par  la  fusillade  de  l'ennemi  em- 
busqué sur  la  rive.  En  un  clin  d'œil,  tout  le  monde  fut  à  terre  et 
marcha  sur  les  retranchemens,  où  l'enseigne  de  vaisseau  Fleuriais 
eut  l'honneur  d'entier  le  premier  à  !a  tête  d'un  peloton  du  Bran- 
don. Le  capitaine  Heudeman,  avec  un  peloton  d'Autrichiens,  le 
suivit  de  très  près.  Les  dissidens,  ne  résistant  pas  au  choc,  prirent 
la  fuite  pendant  que  le  colonel  mexicain  Traconis  débusquait  tous 
les  ennemis  qui,  à  l'abri  des  buissons,  faisaient  essuyer  à  notre 
monde  un  feu  meurtrier.  Un  moment,  un  parti  de  cavalerie  essaya 
un  mouvement  tournant  sur  notre  droite,  mais  il  fut  vigoureuse- 
nient  accueilli  par  les  hommes  à  la  garde  des  canots.  Comme  ceux- 
ci  étaient  dominés  par  la  berge,  ils  mirent  aussitôt  un  obusier  à 
terre,  et  au  troisième  coup,  l'ennemi  lâcha  pied. 

C'était  la  fm  de  l'engagement.  Alors  éclata  une  de  ces  violentes 


668  r.EvuE  DES  deux  mondes. 

tournades,  si  communes  pendant  l'hivernage.  Il  fut  impossible  de 
songer  à  poursuivre  l'ennemi  dans  ce  pays  marécageux  et  au  milieu 
de  l'obscurité  produite  par  un  véritable  déluge.  On  trouva  seule- 
ment dix-neuf  morts  dans  le  camp  et  autour  du  camp,  et  on  avait 
fait  vingt -cinq  prisonniers.  Nous  avions  six  morts  et  vingt-cinq 
blessés,  et  deux  officiers  contusionnés.  Le  7  au  matin,  on  procéda 
à  la  destruction  des  retranchemens  et  à  l'établissement  des  Mexi- 
cains à  Jonuta,  où  ils  se  fortifièrent  avec  le  colonel  Traconis.  Les 
Français  revinrent  à  bord  du  Brandon  et  les  Autrichiens  à  Gam- 
pêche. 

Le  résultat  moral  de  cette  brillante  affah-e  fut  très  grand.  Le 
Yucatan,  pris  de  confiance,  voulut  marcher  contre  le  Tabasco.  Le 
commissaire  impérial,  très  intelligent  et  voyant  fort  clairement  que 
le  nœud  de  la  question  mexicaine,  envisagée  au  point  de  vue  impé- 
rialiste, était  dans  la  soumission  des  provinces  du  Sud,  se  résolut, 
ainsi  que  le  général  Castillo,  qui  commandait  sous  ses  ordres  à 
Campêche,  à  lancer  à  l'entreprise  toutes  les  forces  du  Yucatan.  Le 
commandant  de  la  division  navale  était  trop  heureux  de  ce  projet 
pour  ne  pas  s'y  associer  pleinement,  et  il  écrivit  aussitôt  au  maréchal 
pour  lui  demander  de  le  laisser  coopérer  à  l'expédition  avec  tous 
les  transports  et  toutes  les  forces  militaires  dont  la  marine  dispo- 
serait. En  attendant,  il  recommençait  ses  anciens  préparatifs  comme 
si  l'autorisation  de  faire  l'expédition  eût  été  déjà  donnée.  La  Tour- 
mente avait  ordre  de  se  préparer,  de  surveiller  plus  activement 
que  jamais  la  Frontera  et  le  Chillepèque.  Le  Pique,  partant  pour 
Carmen,  allait  y  chercher  un  canon  de  30  àa  Brandon  et  se  diri- 
geait de  là  sur  Campêche  pour  prévenir  le  général  Castillo  que  les 
transports  allaient  très  prochainement  prendre  ses  troupes.  Le 
Brandon  était  averti  de  l'expédition ,  à  laquelle  il  aurait  la  pre- 
mière place.  La  Tactique,  momentanément  détachée  dans  le  Nord 
pour  une  commission  à  la  Tisiphone,  avait  ordre  de  revenir  le  plus 
vite  possible  à  la  Frontera.  Le  Var  embarquait  la  chaloupe  à  vapeur 
VAugustine  et  se  rendait  à  Campêche  pour  y  prendre  le  corps  de 
Castillo.  Le  commandant  lui-même,  avec  le  Magellan  et  ï Adonis, 
appareillait  pour  Sisal,  afin  de  s'y  mettre  en  communication  avec 
M.  Salazar  Ilarregui. 

Mais  il  semblait  écrit  que  cette  expédition  contre  le  Tabasco 
serait  un  leurre  éternel  pour  la  marine.  Au  moment  où  le  Yuca- 
tan al'ait  marcher,  une  attaque  soudaine  des  Indiens  rebelles  le 
jeta  dans  des  craintes  folles.  On  croyait  les  voir  à  Mérida  et  à  Cam- 
pêche. Tous  les  préparatifs  commencés  furent  suspendus.  Le  com- 
missaire impérial  demanda  des  troupes  à  la  marine,  qui  n'en  avait 
pas.  Il  fallut,  pour  s'occuper  de  nouveau  du  Tabasco,  que  le  com- 
mandant Cloué  relevât  le  moral  des  Yucatèques  en  leur  organisant 


LA   MARINE   FRANÇAISE    AU    MEXIQUE,  669 

un  système  défensif  contre  les  Indiens,  En  même  temps,  la  Pique 
allait  à  Jonuta  voir  dans  quelle  position  était  le  colonel  Traconis 
et  où  les  canons  seraient  le  mieux  placés  pour  défendre  la  ville  au 
cas  où  les  libéraux  reviendraient.  On  parlait  en  effet  de  la  prochaine 
arrivée  de  quatre  cents  hommes  sous  un  chef  du  Chiapas.  Ces 
mesures  prises,  le  commandant  insista  de  nouveau  auprès  du  géné- 
ral Gastillo  à  Mérida  et  du  commissaire  impérial  du  Yucatan.  Il 
leur  rappelait  l'échec  de  Pratz,  par  suite  duquel  il  était  difficile  de 
trouver  de  meilleures  circonstances  pour  aller  à  San-Juan-Bautista. 
Les  eaux  étaient  suffisamment  hautes,  les  pluies  n'étaient  pas 
encore  trop  abondantes  et  l'ennemi  découragé.  Ce  serait  fait  en 
en  quinze  jours. 

Eût-il  réussi  à  les  entraîner?  Peut-être.  Mais,  à  ce  moment, 
arriva  tout  à  coup  une  lettre  du  ministre  de  la  guerre  Péza,  qui 
intimait  au  général  Gastillo  l'ordre  de  ne  pas  s'occuper  du  Tabasco, 
sous  le  prétexte  qu'une  autre  expédition  se  préparait.  Laquelle? 
On  affectait  d'avoir  entendu  dire  que  le  commandant  Cloué  était 
parti  pour  le  Tabasco  et  qu'il  n'y  avait  pas  lieu,  par  conséquent,  de 
disposer  pour  cet  objet  des  forces  du  Yucatan.  Dès  cet  instaat,  il 
n'y  avait  plus,  pour  la  division  française,  que  les  maladies  mena- 
çaient, qu'à  s'en  aller,  et  c'était  ce  qu'elle  allait  faire. 

Pourquoi  cette  lettre  du  ministre  Péza?  11  était  impossible  de  ne 
pas  concevoir  les  plus  graves  soupçons.  Ce  n'était  pas  la  première 
fois  qu'on  pouvait  remarquer  de  quelles  hautes  influences  s'ap- 
puyaient à  Mexico  les  gens  de  Tabasco.  Grâce  à  ces  influences  qu'ils 
sollicitaient  ou  dont  ils  acceptaient  le  concours,  le  Tabasco  restait 
comme  une  véritable  plaie  à  notre  côté  et  servait  aux  dissidens  en 
général  de  redoutable  point  d'appui  pour  paralyser  une  partie  de 
nos  forces.  Cette  lettre  du  ministre  Péza  n'était  point  la  seule  étrange 
chose  qui  se  |)assât  alors.  Au  centre  de  l'empire,  la  Huesteca  et  le 
Tamaulipas  étaient  le  théâtre  de  faits  au  moins  aussi  incompréhen- 
sibles. On  sait  qu'à  la  suite  des  événemens  de  Matamoros,  un  cer- 
tain calme  s'était  rétabli.  Tampico  était  tranquille,  quoique  redou- 
tant une  marche  de  Negrete  sur  Victoria  et  Tancasnequi.  On  n'était 
pas  d'ailleurs  inquiet  de  Tampico  même,  très  facile  à  défendre.  Mais 
à  Tuspan,  déjà  très  misérable,  il  régnait  une  fermentation  extrême. 
Sous  la  république,  un  décret  avait  ouvert  le  port  de  Tuspan,  en 
s'appuyant  sur  ce  que  cette  mesure  était  réclamée  par  des  pétitions 
représentant  1  million  d'habitans.  Or  une  simple  circulaire,  signée 
Gampillo,  venait  de  fermer  le  port,  sans  un  mois  ni  six  mois  de 
délai,  tout  de  suite,  en  signifiant  aux  consuls  étrangers  de  ne  plus 
rien  expédier  pour  Tuspan.  Tuspan  étant  le  meilleur  mouillage  de 
la  côte,  la  fermeture  du  port  ne  pouvait  être  que  le  résultat  d'une 
intrigue  ou  de  secrets  desseins.  Papantla,  qui  parlait  de  se  sou- 


670  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

mettre,  se  moquait  de  Tuspan  et  disait  qu'il  allait  se  faire  payer  sa 
soumission  de  tous  les  avantages  retirés  à  Tuspan.  Une  autre  cause 
de  fermentation  et  de  mécontentement  agitait  Tuspan  aussi  bien 
que  Tampico.  C'était  le  traité  que  le  gouvernement  de  Mexico  ve- 
nait de  conclure  avec  le  guérillero  Ugalde.  Cette  pièce  étonnante, 
signée  Péza,  était  conçue  dans  des  termes  tels  qu'il  semblait  impos- 
sible d'admettre  qu'elle  n'eût  pas  été  faite  à  l'insu  de  l'empereur. 
Elle  reconnaissait  en  effet  Ugalde  comme  commandant  supérieur  et 
commissaire-impérial  de  la  Huesteca  et  accordait  deux  mois  d'ar- 
riéré de  solde  à  ses  troupes  en  proclamant  le  patriotisme  de  ce  chef, 
qui  renonçait  pour  son  compte  à  la  solde  de  ces  deux  mois.  Il  est 
vrai  que  le  traité  lui  accordait  un  crédit  illimité  sur  la  douane  de 
Tampico,  où  M.  Rendu,  inspecteur  français  des  douaîies,  avait  l'ordre 
de  payer  toutes  les  sommes  qu'exigerait  Ugalde.  Celui-ci  n'avait 
encore  rien  réclamé,  mais  il  n'avait  eu  jusque-là  que  deux  mille 
hommes  de  troupes  et  s'empressait  d'en  recruter  quatre  mille. 
Arrivé  à  ce  chiffre,  il  demanderait  l'arriéré  de  solde  de  tous  ces  sol- 
dats anciens  et  nouveaux.  Cette  manœuvre  toute  mexicaine  expli- 
quait son  patriotisme.  Ce  traité  honteux  et  indigne  détachait  les 
habitans  de  la  cause  de  l'empereur  et  faisait  monter  le  rouge  au 
front  de  ceux  qui  le  lisaient. 

Où  allait-on  ainsi?  On  peut  avancer  que  ces  mesures  diverses, 
toutes  systématiquement  contraires  à  la  consolidation  de  l'empire, 
étaient  ignorées  de  Maximilien.  La  vérité  s'est  faite  depuis  sur  ce 
prince,  mais  à  cette  époque  déjà,  il  était  loin  de  se  montrer  à  la 
hauteur  de  la  tâche  qui  lui  incombait.  Mais  dans  quel  intérêt,  en 
vue  de  quelles  espérances  agissait-on  ainsi?  Pourquoi  ces  renaissans 
compromis  avec  les  dissidens  quand  ils  eussent  pu  être  écrasés? 
Pourquoi  ce  parti-pris  de  porter  les  choses  au  pire?  [Nous  en  avons 
dit  quelques  mots  et,  tout  confirme  le  soupçon  qu'un  parti  politique, 
suivant  une  voie  détournée  d'intrigues,  comptait  tirer  de  l'exagé- 
ration même  du  mal  le  remède  qui  convenait  le  mieux  à  ses  ambi- 
tieuses visées.  Pour  le  parti,  il  fallait  que  Maximilien  tombât  et  que 
sa  place,  laissée  vide,  échût,  de  par  le  droit  d'une  feinte  élection 
nationale  ou  par  l intervention  d'un  protectorat  puissant,  à  un 
nouvel  occupant  qui  fût  l'âme,  l'obligé  ou  le  soutien  de  la  cama- 
rilla.  S'il  n'est  pas  permis  de  lire  au  fond  des  consciences,  on  peut 
dire  que  le  maréchal  se  montrait  favorable  à  ces  combinaisons 
secrètes  ou  indulgent  pour  elles,  car  ce  fut  lui  qui  négocia  le  traité 
Ugalde,  et  le  ministre  Péza  ne  fit  que  le  signer. 

L'erreur  fut  de  ne  point  vouloir  sérieusement,  sincèrement  l'em- 
pire de  Maximilien.  Elle  fut  aussi  de  vouloir  s'appuyer,  pour  une 
é/olution  poliii|ue  d'un  succès  douteux,  sur  le  parti  vraiment  libé- 
ral du  Mexique,  sur  celui  qui  sentait  sa  force,  à  qui  profitaient 


LA    MAKINE   FRANÇAISE    AU    MEilQDE.  6"! 

toutes  nos  hésitations  et  à  qui  la  logique  des  événemens  donnait 
trop  de  bon  sens  pour  qu'il  se  fit  le  complaisant  naïf  d'une  révolu- 
tion de  palais  où  il  eût  tiré  les  marrons  du  feu  pour  ses  adver- 
saires. L'honnêteté  patriotique,  même  au  Mexique,  si  mélangée  de 
corruption  qu'elle  y  soit,  a  le  don  de  voir  bien  et  loin,  et  elle  pou- 
vait être  certaine  dès  lors,  en  face  des  fautes  de  l'administration, 
de  l'incapacité  du  chef  suprême,  de  l'incertitude  du  maréchal  dans 
ses  plans,  de  la  lassitude  qui  nous  gagnait,  de  l'improbation  géné- 
rale qui  accueillait  en  France  cette  expédition  du  Mexique  si  con- 
stamment vacillante  en  ses  résultats,  qu'au  travers  de  luttes  encore 
longues,  elle  arriverait  à  un  succès  définitif  d'indépendance  pour 
son  pays. 

Quoi  qu'il  en  soit,  ces  illusions  dont  on  se  berçait  furent  logiques 
avec  elles-mêmes.  A  partir  de  ce  moment,  l'attention  des  hommes 
qui  pouvaient  diriger  les  événemens  se  détourna  du  Sud,  où  ils 
voyaient  une  négociation  et  même  une  alliance  possible,  pour  se  por- 
ter vers  le  iNord,  où  le  fantôme  de  l'intervention  aaiéricaine  se  dres- 
sait plus  menaçant  chaque  jour,  où  d'ailleurs  le  parti  juariste  était 
puissant  et  que  prenaient  pour  but,  avec  une  apparence  de  succès, 
les  prétentions  de  l'ancien  président  Santa-Anna. 

Il  convient  de  signaler  ici  dans  quel  état  inquiétant  ou  douteux 
on  laissait  le  Sud  pour  courir  aux  éventuaUtés  dangereuses  du 
Nord.  Le  Yucatan,  sous  l'adunnistration  habile  et  toute  personnelle 
de  M.  Salazar,  se  détachait  sensiblement  de  nous,  sans  nous  être 
cependant  ouvei  tement  hostile.  Les  sympathies  que  nous  avaient 
montrées  Carmen  et  îa  lagune  de  Tenninos  s'éloignaient  de  notre 
cause  avec  un  certain  elfroi  de  l'avenir.  Tout  se  réunissait,  du 
reste,  pour  nous  les  aliéner.  Carmen  était  alors,  avec  une  criante 
injustice,  sacrifiée  à  Campêche  par  une  de  ces  complaisances  poli- 
tiques résultant  de  l'incertitude  générale  où  l'on  était  du  lendemain. 
Dans  presque  tout  le  Mexique,  les  familles  un  peu  influentes  avaient 
la  prudence  de  se  partager  entre  les  deux  camps.  Une  moitié  savait 
être  impérialiste,  l'autre  dissidente.  Ainsi,  il  y  avait  à  Campêche 
un  jeune  Guttierez  d'Estrada,  membre  du  parti  libéral,  négociant 
riche,  et  qu'en  sa  qualité  de  Campêchois  la  prospérité  de  Carmen 
offusquait.  Cairipêche,  jalouse  de  Carmen,  a  toujours  voulu  l'avoir 
sous  sa  dépendance.  Grâce  à  son  nom,  à  la  position  d'une  de  ses 
sœurs,  dame  d'honn*;ur  de  l'impératrice,  le  jeune  Guttierez  avait 
obtenu  que  Carmen  ne  reçût  de  marchandises  étrangères  que  pour 
sa  propre  consommation.  Les  nombreux  navires  chargés  de  bois 
qui  venaient  à  la  presqu'île  ne  pouvaient  donc  apporter  de  cargaisons 
puisque  Carmen  n'aurait  pas  eu  le  droit  de  les  écouler  dans  les  envi- 
rons. En  revanche,  si  Carmen  ne  pouvait  envoyer  des  marchandises  à 
Campêche,  Campêche  pouvait  lui  en  expédier  autant  et  à  peu  près 


672  REVUE    DES    DEUX   MONDES, 

au  prix  qu'il  lui  plaisait.  Ce  n'était  certes  pas  une  raison,  si  Gam- 
pêche  n'avait  pas  de  port,  pour  que  Carmen  en  supportât  les  con- 
séquences; mais  on  était,  de  ce  côté-là,  avec  la  témérité  de 
l'égoïsme,  aussi  ingrat  qu'envers  Tuspan,  qu'on  avait  fermé.  Mexico 
ne  frappait  que  ses  amis  ou  ses  partisans.  En  dehors  même  des 
menées  coupables  qu'on  pouvait  soupçonner,  c'était  tout  au  moins 
ne  pas  avoir  de  chance. 

Le  succès  de  Jonuta  n'avait  pas  eu  de  lendemain.  Le  colonel  Tra- 
conis,  avec  sa  garnison  mexicaine,  y  était  attaqué  quelquefois, 
enfermé  toujours.  La  surveillance  du  demi-blocus  n'était  pas  non 
plus  facile.  Nos  canonnières,  lorsqu'elles  remontaient  les  arroyos, 
étaient  reçues  à  coups  de  fusil  sans  y  pouvoir  répondre,  car  elles 
n'apercevaient  qu'un  peu  de  fumée  au-dessus  des  broussailles  de 
la  rive.  Les  employés  du  Conservador  à  la  Frontera  n'étaient  point 
sûrs  et  se  querellaient  entre  eux.  De  plus,  les  dissidens  avaient 
établi  une  ligne  de  douanes  intérieures  et,  le  prix  de  toutes  choses 
se  trouvant  ainsi  doublé,  le  commerce  impérial  périclitait  par  l'ab- 
sence ou  le  très  petit  nombre  de  consommateurs  qui  pussent 
payer,  sans  restreindre  leurs  besoins,  la  valeur  exagérée  des 
objets. 

A  Alvarado,  la  position  des  Français  et  des  Égyptiens  était  exces- 
sivement  pénible.    Nul   ne  leur   parlait,  ne   les   recevait.   S'ils 
passaient  dans  la  rue,  on  les  évitait  ou  l'on  fermait  devant  eux  la 
porte  des  maisons.  L'aversion  mexicaine  pour  nous  s'y  manifestait 
par  ces  protestations  silencieuses  qui  peuvent   d'abord  être  mé- 
prisées ou  dédaignées,  mais  qui  finissent  par  gêner  et  attrister  les 
gens  les  plus  insoucians.  Nos  matelots  et^nos  soldats  résistaient, 
mais,  chose  bizarre,  les  Égyptiens  tournaient  à  la  nostalgie  et  mou- 
raient. Aux  environs  de  la  Vera-Gruz,  le  peu  de  sécurité  des  che- 
mins, le  brigandage,  les  irruptions  soudaines  des  guérilleros,  la 
difficulté  de  se  procurer  des  vivres  étaient  les  mêmes.  On  y  était 
cerné  par  d'insaisissables  bandes  et  on  n'eût  pu  en  sortir  indivi- 
duellement. 

Au  Centre  et  à  l'Ouest,  la  soumission  de  la  Huesteca  qui,  semblait 
devoir  être  la  conséquence  du  fameux  traité  Ugalde,  était  loin 
d'être  un  fait  accompli.  Le  traité  n'avait  été  conclu  par  les  libé- 
raux que  pour  avoir  le  temps  de  réunir  leurs  forces  et  d'agir  au 
moment  de  l'arrivée  des  flibustiers  que  l'on  annonçait.  Ugalde  avait 
réalisé  son  argent  et  tourné  casaque.  Tuspan,  toujours  mécontent, 
bien  que,  sur  les  observations  du  commandant  Cloué,  on  eût  rou- 
vert son  port,  ne  cessait  d'être  menacé.  Les  bâtimens  que  l'on  y 
envoyait  avaient  été  autorisés  à  secourir  les  habitans  à  terre,  s'ils 
voulaient  se  défendre  encore  comme  ils  l'avaient  fait  déjà,  mais 
il  était  douteux  qu'ils  y  fussent  résolus,  V Adonis  était  au  mois 


LA   MARINE   FRANÇAISE   AU  MEXIQUE.  673 

d'août  devant  la  barre  pour  retarder  le  plus  possible  la  prise  de  la 
ville  par  l'ennemi,  qui  devenait  de  plus  en  plus  nombreux  depuis  le 
dernier  échec  des  Autrichiens.  Deux  cent  cinquante  de  ces  derniers 
avaient  en  effet  été  entièrement  détruits  à  Tlapacoyan  par  les  ;libé- 
raux.  Plusieurs  personnes  venant  de  Papantla  à  Tuspan  avaient  vu 
ramener  à  Papantla  quarante  prisonniers  autrichiens  sous  bonne 
escorte.  Trente  soldats  eussent  suffi  avec  ce  qu'il  y  avait  de  troupes 
mexicaines  pour  défendre  la  ville,  mais  il  les  fallait  si  on  ne  vou- 
lait perdre  Tuspan,  ce  qui  eût  été  un  grand  échec,  car  il  eût 
été  très  difficile  de  le  reprendre.  La  barre,  en  effet,  qui  a  14 
pieds  l'hiver,  n'en  avait  plus  que  6,  et  ce  n'est  pas  avec  des 
canots  qu'on  eût  repris  les  cerros  de  l'Hôpital  et  de  la  Cruz.  Le 
stationnaire  parti,  Tuspan  n'avait  plus  huit  jours  à  tenir.  La  situa- 
tion était  malheureusement  si  claire  que,  dans  quelques  pourparlers 
tenus  avec  Papantla,  Lazaro  Munos,  un  des  habitans  les  plus 
influons,  avait  répondu  :  «Je  ne  veux  pas  me  déshonorer  en  recon- 
naissant le  gouvernement  intrus  de  l'empereur.  Le  jour  du  triomphe 
est  proche,  et  j'en  crois  la  défaite  des  Autrichiens  et  nos  succès 
récens.  » 

Du  côté  de  Tampico,  la  plupart  des  routes  qui  conduisaient  vers 
l'intérieur  avaient  été  interceptées  dès  le  mois  de  mai.  Le  comman- 
dant supérieur  Voilée,  qui  avait  succédé  au  colonel  du  Pin,  avait 
voulu  réunir  son  monde  pour  marcher  sur  Santa-Barbara,  peut- 
être  même  sur  Victoria.  Il  avait  demandé  au  commandant  Cloué 
une  compagnie  de  débarquement  pour  garder  Tampico.  Mais  les 
ordres  du  ministre  étaient  formels  pour  ne  point  laisser,  à  moins 
d'absolue  nécessité,  des  matelots  à  terre,  et  d'ailleurs  le  maréchal 
n'avait  point  approuvé  les  projets  de  M.  Voilée.  Deux  bataillons, 
celui  de  la  légion  étrangère  du  commandant  Bryan,  que  la  marine 
avait  porté  à  Matamoros  au  mois  de  mai  et  qui,  dirigé  sur  Tam- 
pico, était  maintenant  campé  de  l'autre  côté  de  la  rivière,  à  Tam- 
pico-Alto, à  une  assez  grande  distance  de  la  ville,  et  celui  du  com- 
mandant Chopin,  qui  avait  poussé  une  pointe  à  liO  lieues  de  dis- 
tance, à  Tancasnequi,  n'étaient  pas  en  état,  par  les  maladies  qui  les 
affaiblissaient  et  la  difficulté  des  chemins,  de  revenir  assez  tôt  pour 
défendre  la  ville.  Aussi  la  population  impérialiste  de  Tampico  avait 
la  plus  grande  peur  de  l'ennemi.  Celui-ci  pourtant,  qui  aurait 
craint  à  son  tour  d'être  coupé,  n'eût  sans  doute  pas  occupé  Tam- 
pico, mais  l'eût,  tout  au  moins,  rançonné  et  pillé.  L'état  du  batail- 
lon de  Bryan  devint  bientôt  si  alarmant  que  le  Tarn  reçut  l'ordre 
de  le  ramener  à  Vera-Cruz  en  le  remplaçant  par  le  dépôt  de  batail- 
lon d'Afrique.  Quant  au  bataillon  Chopin,  s'il  était  besoin  de  com- 
muniquer avec  lui,  le  commandant  du  Tarn  devait  remonter   la 

TOME  xua.  —  1881,  i'i 


67A  aeviiB  DES  deux  uonoeô. 

rivière  avec  ua  canot  armé  d'une  pièce  de  li  et  quarante  carabiniers 
surveillant  les  broussailles  des  deux  rives.  Le  Tarn  ramenait  bien- 
tôt le  bataillon,  réduit  de  cinq  cents  hommes  à  trois  cent  vingt, 
sur  lesquels  cinquante  à  peine  pouvaient  porter  leurs  sacs,  jusqu'au 
chemin  de  fer  qui  les  emmenait  dans  l'intérieur.  Passant  d'un 
rapatriement  de  forces  malades  à  un  autre,  le  Tarn  repartait  aussi- 
tôt pour  Gampôche  afm  d'en  ramener  la  garnison  autrichienne, 
également  décimée.  Gomme  il  était  probable  que  le  maréchal  ne 
tarderait  pas  à  rappeler  le  bataillon  Chopin,  en  quelque  sorte  blo- 
qué à  Tancasnequi,  grand  dépôt  de  marchandises  de  Tampico,  il 
ne  restait  plus  bientôt  que  la  petite  portion  de  la  contre-guérilla 
Voilée  pour  défendre  la  ville,  tout  le  reste  du  Tamaulipas  étant 
aux  mains  de  l'ennemi  et  la  Huesteca  en  pleine  révolte.  Tel  était 
l'état  des  provinces  du  littoral  au  nord  de  Vera-Cruz.  De  plus,  le 
Michoacan  était  à  peu  près  perdu,  ce  qui  avait  sa  gravité,  cette 
riche  province  étant  contiguë  à  celle  de  Mexico.  On  avait  pu  croire 
qu'avant  d'opérer  dans  le  Nord,  le  mare  h  al  avait  songé  à  s'établir 
fortement  dans  le  Tamaulipas,  mais  on  voit  qu'il  y  réussissait  peu,  et, 
à  ce  sujet,  les  opérations  de  l'armée  de  terre,  à  cette  époque  en 
particulier  et  en  général  pendant  les  dernières  années  de  l'occupa- 
tion, ne  sont  que  marches  et  contre-marches,  courses  à  fond  de 
train,  arrêts  soudains,  retours  précipités.  Aucun  succès  n'est  déci- 
sif. Les  bandes  se  dispersent  et  se  reforment.  Nos  troupes  haras- 
sées agissaient  dans  le  vide,  et  un  point  était  à  peine  occupé  qu'il 
nous  fallait  l'abandonner  et  que  l'ennemi  le  reprenait. 

A.  cette  situation  si  tendue  on  n'avait  d'abord  apponé  que  des 
palliatifs.  Au  sud,  l'interdiction  de  navigation  aux  bâtimens  mexi- 
cains avait  été  levée.  Carmen  avait  reçu  des  promesses,  on  avait 
changé  et  quelque  peu  augmenté  la  garnison  d'Alvarado.  Au  nord 
Tuspan  était  rouvert,  mais  c'était  tout.  Une  indécision  manifeste 
régnait  à  Mexico,  autant  au  quartier-général  que  dans  le  gouver- 
nement. L'empereur  Maximillen,  étranger  dans  un  pays  absolu- 
ment nouveau  pour  lui,  essayant  de  lui  appliquer  des  réformes 
tout  européennes  et  qu'il  éiait  peu  apte  à  goûter,  mal  ou  diverse- 
ment conseillé,  plus  tiaiide  et  plus  homme  du  monde  qu'énergique 
et  doué  des  qualités  d'un  souverain,  eût  volontiers  accepté  l'en- 
tière et  puissante  tutelle  du  maréchal,  si,  plus  fraîchement  offerte 
et  plus  sérieusement  dévouée,  elle  n'eût  pas  eu  les  singulières  et 
inquiétantes  oscil'ations  qui  la  caractérisaient.  Mais  elle  les  avait, 
et,  par  suite,  de  légers  et  déjà  sensibles  dissentimens  qui  devaient 
bientôt  s'enveniaier  d'une  extrême  défiance  éclataient  entre  le 
jeune  souverain  et  le  maréchal.  On  coniprend  que  l'administration 
n'y  gagnât  pas  davantage  que  la  conduite  des  affaires  militaires. 
D'ailleurs,  l'administration  mexicaine  s'est  toujours  résumée  et  se 


LA    MARINE   FRANÇAISE    AU   MEXIQUE.  675 

résumait  dans  ces  deux  mots  :  désordre  et  concussion.  Le  luxe 
d'employés  dont  on  eût  pu  supprimer  le  plus  grand  nombre  était 
extrême,  et  les  plus  payés  étaient  naturellement  les  plus  incapables 
et  les  moins  sûrs.  Le  lieutenant  de  vaisseau  Détroyat,  chargé  de  la 
direction  générale  de  la  marine,  se  voyait  obligé  de  payer  les  pré- 
fets maritimes  d'une  marine  qui  n'avait  que  deux  vapeurs  nolisés 
par  l'état  et  trois  canots  à  la  Vera-Gruz.  Quelques  petits  bâtimens 
eussent  été  cependant  de  la  plus  grande  utilité  pour  surveiller  en 
deçà  de  leurs  brisans  les  barres  de  Cazones  près  de  Tuspan,  de 
Jésus  et  Soto-la-Marina,  entre  Tuspan  et  Matamores,  par  lesquelles 
on  pouvait  facilement  introduire  de  la  contrebande  de  guerre,  et 
pour  établir  à  Matamoros  même  des  communications  entre  cette 
ville  et  Bagdad.  Le  seul  nom  de  l'inscription  maritime  qu'il  était 
question  d'installer  dans  des  limites  fort  restreintes  faisait  fuir  à 
l'intérieur  les  hommes  du  littoral.  Les  capitaines  de  port,  très  bien 
appointés,  prélevaient  d'une  façon  scandaleuse  une  large  part  sur 
les  salaires  des  pilotes,  que  s'adjugeait  déjà  presque  en  entier  par 
des  manœuvres  aussi  coupables  le  pilote  major.  Dans  le  départe- 
ment des  postes,  pour  citer  un  autre  exemple,  le  directeur  de  Tus- 
pan  avait  ^5  piastres  par  mois  et  tant  pour  100  sur  la  recette. 
Deux  autres  employés  touchaient  chacun  hO  piastres,  et  il  y  avait  à 
peine  à  Tuspan  quelques  lettres,  toujours  distribuées  en  retard. 
Quant  au  désordre  de  l'administration,  pour  ne  citer  qu'un  seul 
fait,  on  avait  choisi  pour  un  établissement  de  condamnés  l'île  de 
Bermuja,  au  nord-ouest  de  Sisal,  dans  le  golfe.  L'inconvénient  était 
que  cette  île  n'existe  pas.  A  l'endroit  qui  lui  est  assigné  sur  les 
cartes,  on  file  200  mètres  de  ligne  sans  trouver  fond.  Ce  péniten- 
cier eût  été  nécessaire  pour  évacuer  les  condamnés  du  fort  Saint- 
Jean-d'Ulloa.  Le  commandant  Cloué  avait  proposé  l'île  Perès-aux- 
Alacraus,  ayant  à  proximité  un  excellent  port.  Il  eût  fallu,  il  est 
vrai,  un  baraquement  et  une  machine  à  recueillir  la  pluie,  car, 
comme  sur  presque  toute  la  côte  du  Mexique,  il  ne  s'y  rencontre 
pas  d'eau  potable.  On  n'avait  pas  répondu  au  commandant  C'ioué. 
La  marine  avait  également  sa  part  de  difficultés  et  de  gène.  Elle 
continuait  à  n'avoir  à  sa  disposition  qu'un  nombre  insuffisant  de 
navires.  Lorsqu'il  s'était  agi  de  surveiller  sérieusement  le  débar- 
quement possible,  imminent,  disait-on,  d'armes  et  de  flibustiers 
sur  tout  point  de  la  côte,  le  ministre  avait  annoncé  deux  avisos,  le 
Tartarc  et  VAchéron,  et  une  canonnière,  la  Diligente.  11  avait 
même  promis  une  autre  canonnière  pour  remplacer  la  Tempête^ 
qui  allait  être  démolie.  Or  VAchéron,  arrivé  de  la  Martinique, 
venait  d'y  être  renvoyé.  Il  n'était  plus  question  de  remplacer  la 
Tempête,  et  le  Tarlare  non  plus  que  la  Diligente  ne  paraissaient. 
Eu  revanche,  le  ministère  s'étonnait  que  le  Tarn  te  le  Var,  em- 


676  BEVDE    DES    DEDX    MONDES. 

ployés,  comme  nous  l'avons  vu,  par  ordre  du  maréchal  aux  mou- 
vemens  des  troupes,  fussent  restés  si  longtemps  au  Mexique. 
V Adonis  restait  presque  seul  pour  ravitailler  les  différens  points  de 
la  côte,  et  le  commandant  de  la  division  pouvait  craindre  de  se  voir, 
faute  de  moyens,  réduit  à  l'immobilité.  11  avait  à  se  plaindre  aussi 
du  personnel  qu'on  lui  envoyait.  Les  divisions  des  ports  ne  regar- 
dant pas  comme  une  faveur  à  faire  à  leurs  hommes  de  les  expédier 
au  Mexique,  ou  ne  voulant  pas  s'affaiblir,  désignaient  des  détache- 
mens  arrivant  sur  d'autres  navires  de  la  Gochinchine  ou  du  Séné- 
gal. C'étaient  autant  de  non-valeurs,  car  la  fièvre  contractée  dans 
l'extrême  Orient  ou  en  Alrique,  disparue  ou  à  demi  guérie  en 
France,  reparaissait  au  Mexique  chez  ces  hommes  affaiblis  que  leur 
courage  était  impuissant  à  soutenir  et  que  leurs  forces  trahis- 
saient. Ce  n'était  pas  la  division  navale,  c'était  l'hôpital  qui  se 
recrutait  ainsi,  La  pénurie  du  charbon  était  aussi  extrême.  La  con- 
sommation, qui  avait  été  calculée  à  Zi, 000  tonneaux  par  mois,  s'éle- 
vait au  double.  En  même  temps  qu'on  en  demandait  de  tous  côtés 
et  qu'il  n'en  arrivait  encore  d'aucun,  la  marine  se  voyait  forcée 
d'en  refuser  à  la  ville  pour  son  gaz  et  au  chemin  de  fer,  qui  lui  en 
devaient  déjà  chacun  250  tonneaux.  Ces  détails  caractérisent  une 
situation  avec  ses  ennuis  et  ses  côtés  douloureux. 

Les  événemens  du  JNord  attiraient,  nous  l'avons  dit,  l'attention 
du  maréchal,  et  ils  n'étaient  pas  sans  une  certaine  gravité  de  per- 
spective. Un  accident  inattendu  avait  précipité  la  paix,  que  dès  le 
mois  de  juin  on  supposait  prochaine  entre  les  confédérés  et  les 
fédéraux.  Les  confédérés  de  BrownsviUe  s'étaient  soulevés,  laute 
de  solde,  paraît-il,  et,  après  s'être  emparés  de  quelques  marchan- 
dises qu'ils  avaient  vendues,  s'étaient  dispersés.  Les  fédéraux  de 
Brazos  étaient  alors  entrés  sans  coup  férir  à  BrownsviUe,  s'y  étaient 
solidement  établis,  et  leur  nombre  augmentait  chaque  jour.  On 
disait  même  qu'il  devait  leur  arriver  continuellement  de  nouvelles 
troupes  jusqu'à  ce  que  relléctif  de  quarante  mille  hommes  lùtatteint. 
Les  fédéraux  allaient  faire  construire  une  grande  caserne  à  la 
bouche  du  fleuve,  en  lace  de  Bagdad,  et  faisaient  acheter  pour 
cela  une  quantité  considérable  de  bois.  Le  bruit  courait  qu'Ortéga 
et  Dobladone  tarderaient  pas  à  venir  à  BrownsviUe  et  que  les  Ame- 
ricainti  appuieraient  le  mouvement  d'un  corps  de  flibustiers  qui 
projetaient  de  s'emparer  de  Maïainoros  et  de  Bagdad.  Les  com- 
merçans  de  ces  deux  villes  éniigraient  en  masse  et  allaient  pour  la 
plupart  à  la  Nouvelle-Orléans,  il  semblait  évident  que  la  paix  con- 
clue aux  États-Unis  devait  mettre  hn  à  cette  prospérité  factice  de 
Matamoros,  qui  n'avait  d'autre  raison  d'être  que  le  commerce  du 
coton  plus  facile  à  faire  désormais  ailleurs  qu'au  Rio-Grande.  De 
plus,  un  si  grand  rassemblement  de  troupes  ne  s'exphquait  que 


LA    MARINE   FRANÇAISE    AD    MEXIQCE.  677 

par  de  mauvaises  intentions,  bien  que  le  général  fédéral  déclarât 
qu'il  n'avait  lieu  que  pour  observer  la  neutralité  et  empêcher  une 
invasion  des  chefs  libéraux.  Mais  était-ce  croyable?  Pendant  que  le 
gouvernement  affirmait  que  les  expéditions  de  flibustiers  ne  parti- 
raient pas,  on  voyait  déjà  passer  sur  la  frontière  du  fiio-Grande 
l'avant-garde  de  ces  expéditions,  et  les  hostilités  commenceraient 
sans  doute  que  le  cabinet  de  Washington  protesterait  encore  de  sa 
neutralité. 

L'intervention  américaine  paraissait  donc  imminente  et  donnait 
à  la  guerre  qui  pourrait  s'ensuivre  des  proportions  gigantesques. 
Non-seulement  le  INoi'd  serait  envahi  par  une  armée  moitié  de 
troupes  régulières,  moitié  d'aventuriers,  mais  la  marine  fédérale 
pouvait  écraser  notre  faible  division  et  menacer  toutes  les  côtes. 
Dès  lors  le  soin  de  protéger  Vera-Gruz  préoccupait  vivement  le 
maréchal,  car  Yera-Gruz  entre  nos  mains  était  une  porte  de  sortie 
sur  la  mer,  tandis  qu'au  pouvoir  des  Américains,  c'était  la  porte  du 
Mexi'i'ue  fermée  sur  nous.  Or,  il  n'était  point  facile  de  défendre 
les  mouillages  de  Yera-Cruz  et  de  Sacrificios.  Le  fort  de  Saint-Jean 
d'Ulloa  et  les  fortins  de  Vera-Gruz  eussent  été  complètement  inef- 
ficaces contre  des  bâtimens  blindés.  On  pouvait  faire  quelques 
revêtemens  en  terre,  mais  sans  y  compter.  Le  matériel  d'artillerie 
du  fort  était  complètement  insuffisant.  11  n'y  avait  qu'en  petit 
nombre  du  36  et  du  24  et  peu  de  projectiles.  Disposées  pour  battre 
du  côté  du  large  en  1838,  ces  pièces  étaient  inutiles  à  cause  du 
mauvais  état  des  murailles  sur  les  parties  qui  défendent  les  passses 
nord  et  sud.  D'ailleurs,  comme  il  n'y  eût  eu  probablement  que 
des  bâtimens  blindés  à  tenter  l'attaque ,  elles  n'auraient  point 
eu  d'effet  contre  eux.  Ce  qu'il  eût  fallu,  c'eût  été  au  moins,  pour 
défendre  les  passes,  deux  batteries  flottantes  d'une  certaine  puis- 
sance de  vapeur,  pour  changer  de  mouillage  avec  le  vent  et  le 
courant.  Quant  au  mouillage  de  Sacrificios,  il  était  impossible  de 
le  défendre,  car  on  s'y  rend  par  le  nord  et  par  le  sud  hors  de  por- 
tée de  canon.  Une  batterie  s'y  lût  trouvée  de  plus  isolée  et  sans 
eau.  Enfin  les  navires  de  la  division  du  Mexique  étaient  insuffisans 
de  toute  façon.  Si  Vera-Gruz  eût  été  véritablement  à  nous,  on  eût 
pu  l'armer  de  nos  canons  de  marine  et  s'y  retirer  comme  l'ont  fait 
les  Russes  à  Sébastopol,  mais  nous  n'eussions  pu  y  tenir.  A  la  vue 
des  Américains,  tout  s'y  fût  soulevé  et  nous  aurions  eu  l'ennemi 
devant  et  derrière  et  au  milieu  de  nous.  La  seule  défense  logique 
était  de  faire  remorquer  à  Fort-de-France,  à  la  Martinique,  les 
faibles  bâtimens  dont  nous  disposions,  de  recevoir  au  moins  deux 
batteries  flottantes  et  d'appeler  d'Europe  une  escadre  cuira&sée, 
qui  irait  au-devant  de  l'escadre  américaine. 

Cela  était  exact,  mais  point  rassurant,  et  il  y  avait  lieu  d'user  de 


678  BEVUE    DES    DEUX  MONDES.  ^ 

prudence.  Aussi  les  instructions  adressées  au  commandant  de  la 
Tisiphone  devant  Matamoros  étaient-elles  dans  ce  sens.  Il  lui  était 
recommandé  de  dire  au  général  américain  que,  pendant  la  guerre 
des  états,  la  France  avait  observé  la  neutralité  et  qu'elle  avait 
droit  à  ce  qu'on  l'observât  envers  elle.  Le  commandant  devait 
allier  un  ton  très  ferme  à  une  grande  politesse.  Ne  point  se  tenir 
à  l'écart  des  fédéraux,  mais  au  contraire  entretenir  des  relations 
avec  eux,  établir  enfin,  à  l'aide  du  général  Mejia,  d'un  côté  et  de 
l'autre,  en  payant  bien,  une  exacte  surveillance  sur  ce  qui  se  passe- 
rait tant  à  Bagdad  qu'à  Brazos,  afm  qu'aucune  expédition  de  fli- 
bustiers ne  pût  partir  sans  que  nous  en  fussions  avertis.  Mais  la 
situation  du  commandant  de  la  Tisiphone  était  très  délicate,  et  il 
pouvait  être  amené  à  tirer  les  premiers  coups  canon  de  la  guerre. 
Il  fallait  donc  ne  rien  faire  à  la  légère  et  s'inquiéter  des  diverses 
éventualités  qui  se  présenteraient.  Par  exemple,  le  passage  du  Rio- 
Bravo  par  les  troupes  fédérales  impliquait-il  un  acte  d'hostilité  et 
par  conséquent  de  déclaration  de  guerre  avec  la  France?  Si  des 
bâtimens  avec  pavillon  américain  débarquaient  des  troupes  sur  le 
territoire  mexicain,  devions-nous  nous  y  opposer  par  la  force?  Le 
Rio-Bravo  franchi,  devions-nous  attendre  qu'on  nous  tirât  des  coups 
de  canon  pour  savoir  si  nous  étions  en  guerre  avec  les  États-Unis? 
Si  des  bâtimens  américains  venaient  en  force  à  Vera-Cruz,  ou  à 
quelque  autre  point  du  littoral  mexicain,  quelle  conduite  tenir?  Il 
était  bon  de  tout  préciser,  car  l'Amérique  ne  s'astreint  guère  aux 
règles  ordinaires  des  peuples  civilisés.  Dans  ce  pays  où  l'opinion 
publique  est  affolée  et  toute-puissante,  un  coup  d'audace  si  irré- 
gulier, si  absurde  même  qu'il  soit,  peut  être  acclamé  par  la  nation 
et  s'imposer  au  gouvernement.  Nous  avions  à  redouter  l'entreprise 
soudaine  d'un  général  quelconque  et  même  d'un  simple  capitaine. 
Le  maréchal,  déjà  pressenti  à  cet  égard  qu'dque  temps  auparavant, 
avait  écrit  que  nous  pouvions  ne  nous  considérer  que  comme  indi- 
rectement engagés  dans  tout  conflit  américo-mexicain.  Ce  n'était 
pas  assez  pour  les  circonstances  actuelles,  il  fallait  savoir  quand 
nous  serions  directement  engagés  et  si,  à  moins  qu'on  ne  tirât  sur 
nous,  nous  devions  attendre  des  instructions  de  France  pour  nous 
regarder  comme  étant  en  guerre  avec  les  États-Unis,  quelque  acte 
d'hostilité  que  cette  puissance  se  hasardât  à  commettre  contre  le 
Mexique.  Le  maréchal  fut  cette  fois  consulté  catégoriquement  et 
répondit  moins  évasiveinent  par  des  instructions  dont  pouvait 
s'autoriser  et  dont  s'autorisa  plus  tard  le  commandant  Collet,  de  la 
Tisiphone. 

Le  maréchal  était  d'ailleurs  dans  ses  mêmes  incertitudes,  avec 
un  commencement  d'irritation.  On  l'eût  dit  semblable  au  joueur  à 
qui  d'heureuses  chances  ont  d'abord  souri  et  qui  s'étonne  de  ne 


LA    MARINE    FRANÇAISE    AU    MEXIQUfc:.  679 

les  point  voir  se  renouveler.  Rien  ne  se  passait  effectivement 
comme  il  se  fût  cru  des  droits  secrets  à  l'espérer.  Le  général  Gal- 
vez  venait  d'être  rappelé  subitement  du  Yucatan  à  Mexico,  parce 
qu'on  le  soupçonnait  de  vouloir  se  prononcer.  Gampèche,  où  l'on 
avait  eu  l'imprudence  de  laisser  rentrer  tous  les  individus  dange- 
reux que  le  commandant  Cloué  en  avait  bannis,  s'agitait  de  nou- 
veau. On  avait  introduit  l'ennemi  dans  la  place.  L'ancien  gouver- 
neur Pablo  Garcia,  tous  les  membres  de  son  gouvernement,  tous 
ses  partisans  les  plus  exaltés  y  étaient  revenus.  Ils  travaillaient  la 
ville,  dont  tout  le  bas  peuple  était  dévoué  à  Pablo  Garcia,  qui  était, 
à  ce  qu'il  paraît,  estimé  du  reste  de  la  population  et  digne  de  l'être. 
Le  Tabasco,  grâce  à  l'impunité  dont  on  l'avait  laissé  jouir,  s'était 
organisé  de  manière  à  servir  de  refuge  à  Juarès  si  celui-ci,  dans 
un  temps  donné,  ne  pouvait  plus  tenir  au  nord.  S'il  manœuvrait 
bien,  c'est  au  Tabasco  qu'il  se  rendrait  pour  prolonger  la  guerre 
indéfiniment  et  être  insaisissable. 

Le  pays  est  si  coupé  d'arroyos  qu'un  partisan  habile  s'y  soustrait 
toujours  à  ceux  qui  le  poursuivent.  Ce  qu'il  y  avait  de  bizarre,  c'est 
que,  le  blocus  étant  levé,  Juarès  pouvait  parfaitement  se  rendre 
avec  un  bâtiment  neutre  sur  n'importe  quel  point  du  littoral  et  que 
nous  n'avions  aucun  droit  de  le  saisir  tant  qu'il  serait  à  l'abri  d'un 
pavillon  étranger.  Il  pouvait  donc  à  son  gré  choisir  l'heure  ou  le 
lieu,  mais  on  inclinait  à  croire  qu'il  débarquerait  plutôt  entre  Alva- 
rado,  à  cause  des  ressources  que  lui  offrait  le  Tabasco,  et  la  lagune 
de  Terminos.  A  ce  dernier  endroit,  le  Brandon  continuait  à  garder 
Carmen  et  à  sauvegarder  Palizada  et  Jonuta.  A  la  Frontera,  nous 
touchions  toujours  les  droits  de  douane  sans  faire  autrement  la 
guerre  aux  libéraux  et  sans  qu'ils  nous  la  fissent.  Le  nouveau  capi- 
taine de  la  Tourmente  croyait  même  à  un  compromis  possible.  C'est 
que,  par  suite  d'une  divergence  d'opinions  et  surtout  d'intérêts  dont 
la  cause  occulte  et  déjà  signalée  par  nous  était  à  Mexico,  tous  les 
chefs  de  Tabasco  n'étaient  pas  d'accord.  Il  y  en  avait  qui  pen- 
chaient pour  un  accommodement,  non  avec  l'empire,  mais  avec  la 
France.  Toutefois  ils  ne  s'enhardissaient  à  aucune  proposition 
sérieuse  et  ne  trahissaient  la  cause  générale  et  libérale  de  leur 
pays  que  par  quelques  manifestaiions  sans  portée.  Dans  la  province 
de  Vera-Cruz,  non  contons  d'exploiter  par  bandes  la  route  d'Ori- 
zaba  et  les  alentours,  de  piller  les  diligences  et  de  maltraiter  les 
voyageurs,  les  libéraux  s'étaient  proposé  un  mouvement  révolu- 
tionnaire pour  le  16  septembre  1865,  anniversaire  de  l'indépen- 
dance. Le  commandant  Cloué  était  venu  de  Sacrificios  avec  le  Ma- 
gellan, quarante  soldats  européens  du  fort  avaient  été  envoyés  à  la 
garnison  et  les  compagnies  de  débarquement  s'étaient  tenues  prêtes 
toute  la  journée  à  sauter  à  terre  avec  trois  pièces  d'artillerie.  U 


gSO  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

n'y  avait  rien  eu,  mais  bien  précaire  était  la  possession  d'une  ville 
qu'il  fallait,  au  premier  bruit,  garder  de  la  sorte.  Au  centre,  dans 
le  Tamaulipas,  sur  le  littoral,  la  position  restait  la  même,  incer- 
taine et  hostile.  Le  succès  s'avançait  avec  nos  soldats,  reculait  avec 
eux ,  pas  plus  qu'eux  ne  s'établissait  nulle  part.  Nous  étions  subis 
par  ceux  qui  ne  se  retiraient  pas  devant  nous  et  harcelés  par  les 
vaincus  que  nous  faisions. 

Le  maréchal,  mécontent,  n'attendait  plus  qu'un  événement  de 
quelque  importance  pour  se  risquer  avec  sa  fortune,  soit  au  nord 
soit  au  sud.  Il  étouffait  au  milieu  des  mornes  et  ténébreuses  illu- 
sions dont  on  le  berçait  et  des  déceptions  qu'on  voulait  inutilement 
lui  transformer  en  espérances  ajournées.  A  tout  hasard,  il  s'était 
préparé  de  longue  main  aux  opérations  du  Nord.  Au  mois  d'août, 
le  colonel  belge  Vonder-Smissen,  à  Tacarubazo,  avait  pris  au  géné- 
ral dissident  Ortega  toute  son  artillerie.  Presque  en  même  temps, 
après  avoir  chassé  l'ennemi  du  Tamaulipas,  les  deux  colonnes  du 
général  Brincourt  et  du  colonel  Jeanningros  avaient  convergé  par 
l'intérieur  sur  Saltillo  et  Monterey.  Depuis,  le  Rhône,  qui  venait 
d'arriver  de  France,  avait  gardé  à  bord  trois  cents  hommes  du 
bataillon  d'Afrique  et  les  avait  répartis  entre  Tuspan,  dont  on 
avait  relevé  les  fortifications ,  et  Tampico.  Nos  moyens  étaient 
si  faibles  qu'on  avait  laissé  le  génie  colonial  à  Tuspan,  pen- 
dant le  trajet  de  Tuspan  à  Tampico,  pour  le  reprendre  au  retour 
et  le  ramener  à  la  Yera-Gruz.  La  Diligente  avait  accompagné  le 
Rhône  pour  appuyer  les  opérations  par  les  rivières.  De  Vera- 
Gruz,  le  Rhône  et  le  Tartare,  qui  allaient  remplacer  quelques  jours 
la  Tisiphone,  afin  qu'elle  changeât  son  artillerie  à  Yera-Gruz  et  se 
reposât  un  peu,  repartirent  pour  le  Rio-Grande,  chargés  de  porter 
des  munitions  et  des  vivres  au  général  Mejia,  dont  la  situation 
menaçait  de  devenir  fort  grave. 

Ainsi,  pendant  que  les  Américains  paraissaient  concentrer  sur  le 
Rio-Grande  une  armée  de  soixante-dix  mille  hommes  et  le  matériel  de 
chalands  et  de  bateaux  nécessaires  pour  passer  le  fleuve,  les  troupes 
du  maréchal  avançaient  vers  le  nord.  Quant  aux  libéraux  de  Jua- 
rez,  ils  occupaient  la  ligne  de  Montclara  à  Reynosa,  ce  qui  faisait 
supposer  qu'ils  attendaient  le  signal  des  Américains  pour  opérer 
avec  eux.  Quelque  imminentes  que  fussent  les  hostilités,  le  maré- 
chal cependant,  les  regards  et  les  désirs  tournés  en  arrière,  ne  se 
fût  peut-être  pas  encore  décidé  à  s'engager  à  Matamoros,  si  un  acte 
d'une  barbarie  sauvage,  en  lui  dessillant  les  yeux,  ne  lui  eût  mon- 
tré de  quelle  haine  implacable  étaient  animés  les  libéraux  du  Sud 
et  combien  peu  il  y  avait  à  compter  sur  eux. 

Le  7  octobre,  des  bandits,  se  qualifiant  de  force  libérale,  après 
avoir  enlevé  les  rails  d'un  tournant,  avaient  attaqué  le  chemin  de 


LA    MARINE    FRANÇAISE   AD   MEXIQUE.  68 i 

fer  de  Vera-Gruz  à  la  Soledad.  Le  mécanicien,  ayant  donné  un  coup 
de  sifflet  d'alarme,  avait  été  tué  immédiatement.  Le  commandant 
Friquet,  un  garde  d'artillerie  et  six  autres  militaires  français,  qui 
se  trouvaient  dans  le  train,  non-seulement  avaient  été  massacrés, 
mais  coupés  par  morceaux  et  honteusement  mutilés.  Les  autres  voya- 
geurs avaient  simplement  été  rançonnés  et  quelques  femmes  enfer- 
mées à  part  pendant  deux  heures  sans  qu'on  pût  savoir,  du  moins 
par  elles,  ce  qui  leur  était  arrivé.  Gela  s'était  fait  au  nom  de  la 
liberté,  et  le  sens  moral  était  tellement  nul  dans  le  pays,  ou  la  haine 
contre  nous  si  forte,  que  les  habitans  de  Vera-Gruz  s'enorgueillis- 
saient tout  haut  de  ce  massacre  et  d'avoir  eu  pour  l'accomplir 
d'aussi  vaillans  compatriotes.  Le  commandant  Cloué  avait  aussitôt 
envoyé  quelques  hommes,  mais  l'endroit  du  crime  était  désert.  Le 
lendemain  matin,  le  commandant  de  la  Soledad  avait  mis  en  cam- 
pagne quarante  Égyptiens  et  vingt  Mexicains  à  cheval,  mais  avait 
inutilement  atteint  l'ennemi,  qui  s'était  enfui.  Là  encore, sans  qu'on 
pût  faire  de  prisonniers,  on  avait  eu  un  caporal  des  sapeurs  du 
génie  tué  et  sept  hommes  blessés.  Trois  jours  plus  tard,  comme 
pour  nous  braver  ou  recueillir  les  applaudissemens  des  habitans  de 
Vera-Gruz,  une  troupe  de  cinquante  hommes  à  cheval  était  venue 
camper  et  déjeuner  derrière  les  dunes  de  sable  au  nord- ouest  et  à 
une  ou  deux  lieues  à  peu  près  de  la  ville.  Ils  voulaient  sans  doute, 
une  fois  les  portes  fermées,  tenter  comme  ils  l'avaient  fait  l'année 
précédente  dans  la  nuit  du  20  au  21  août,  un  coup  de  main  sur  le 
village  qui  est  autour  de  la  promenade.  La  pluie  toutefois  avait 
suffi  à  disperser  ces  libéraux.  D'ordinaire,  en  effet,  ils  ne  faisaient 
rien  par  la  pluie  parce  qu'ils  avaient  peur  d'attraper  la  fièvre,  qu'ils 
n'aimaient  pas  plus  que  les  balles  de  nos  soldats.  Depuis  le  7,  les 
trains  étaient  escortés,  mais  le  directeur  de  la  compagnie  crai- 
gnait, si  on  ne  faisait  pas  une  campagne  sérieuse  contre  ces 
bandes,  de  n'avoir  plus  d'employés,  car  les  libéraux  avaient  me- 
nacé ceux-ci  de  les  fusiller  s'ils  les  retrouvaient  sur  le  chemin  de 
fer.  Ils  avaient  annoncé  en  outre  qu'ils  feraient  dérailler  et  attaque- 
raient le  convoi  tous  les  jours. 

L'horrible  massacre  du  7  octobre  provoqua  un  décret  de  Maxi- 
milien,  mettant  hors  la  loi  tous  ceux  qui  dorénavant  seraient  pris 
les  armes  à  la  main.  Le  général  Alejandro  Garcia,  chef  des  libéraux 
du  Sud,  y  répondit  en  souverain  par  un  décret  semblable.  Mais  ce 
qui  donna  à  ces  deux  décrets,  qui  eussent  été  assez  inoffensifs  entre 
Mexicains,  une  véritable  et  terrible  portée,  ce  fut  la  circulaire  du 
11  octobre  du  maréchal  Bazaine.  Le  maréchal  rappelait  à  l'armée 
que,  le  18  juin,  Ortéaga  en  prenant  Uruapan  avait  fait  impitoyable- 
ment garder  à  vue  le  commandant  Lemus;  que,  le  17  juillet,  Anto- 
nio Ferez  assassinait  de  sa  propre  main  le  capitaine  comte  Kurzech 


682  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

après  le  combat  d'Ahuacatlan,  qu'Ugalde,  à  San  Felipe,  avait  fait 
fusiller  les  officiers  d'un  détachement  qu'il  avait  surpris  ;  que,  le 
7  octobre  enlin,  les  prisonniers  du  chemin  de  fer  avaient  été  odieu- 
sement traités  et  mis  à  mort.  En  conséquence,  le  maréchal  faisait 
savoir  aux  troupes  qu'il  n'admettait  plus  qu'on  fît  de  prisonniers. 
Tout  individu,  quel  qu'il  fût,  pris  les  armes  à  la  main,  serait  mis  à 
mort.  Aucun  échange  de  prisonniers  ne  serait  fait  à  l'avenir.  Il  fal- 
lait que  les  soldats  sussent  bien  qu'ils  ne  devaient  pas  rendre  leurs 
armes  à  de  pareils  adversaires.  C'était  une  guerre  à  mort  qui 
s'engageait  entre  la  civilisation  et  la  barbarie.  Des  deux  côtés  il 
fallait  tuer  ou  se  faire  tuer. 

Cette  circulaire  fut  de  la  part  du  maréchal  moins  un  acte  de  re- 
présailles que  de  colère.  Peut-être  l'écrivit-il  pour  creuser  un  abîme 
entre  les  libéraux  du  Sud,  entre  tous  les  libéraux  en  général  et  lui- 
même.  Il  n'y  avait  eu  rien  à  faire  avec  tous  ces  gens-là,  il  ne  vou- 
lut pas  qu'on  pût  rien  imaginer  de  nouveau  avec  eux  pour  l'avenir. 
Pour  le  moment,  dût-il  jouer  le  jeu  de  l'empire,  il  ne  s'occupa  plus 
que  d'une  solution  au  Nord,  et  s'il  n'eût  été  trop  tard,  c'était  à  la 
fois  ce  qu'il  y  avait  de  meilleur  pour  nos  intérêts  et  de  plus  hono- 
rable pour  le  maréchal. 

La  situation  de  Matamoros,  où  allait  se  débattre  la  question  du 
succès  des  dissidens  au  Nord  et  de  l'intervention  américaine,  était 
depuis  longtemps  inquiétante.  Dès  le  mois  d'août,  les  Américains, 
s'ils  n'étaient  pas  encore  décidés  à  franchir  la  rivière,  protégeaient 
du  moins  ouvertement  Cortina  et  lui  fournissaient  des  armes.  La 
troupe  de  Mejia  diminuait  sensiblement,  et  l'influence  du  général 
lui-mêm  ;:  était  paralysée  par  un  commissaire  impérial  Portilla  et  le 
ministre  des  travaux  publics,  M.  Robles,  dont  la  conduite  à  tous 
deux  donnait  lieu  aux  plus  graves  soupçons.  Un  incident  survenu 
entre  le  commandant  Bryan  et  îe  général  américain  Brown  avait 
fait  décider  au  maréchal  que  le  bataillon  étranger  quitterait  Mata- 
moros le  plus  tôt  possible.  Le  départ  des  troupes  françaises  avait  été 
fêté  comme  une  victoire  par  tous  les  Mexicains  sans  exception. 
Tout  le  monde  conspirait  hautement,  s'entendait  avec  Cortina,  lui 
payait  des  droits  pour  des  passe-ports  ou  le  libre  passage  de  mar- 
chandises. Les  employés  du  gouvernement  étaient  des  juaristes 
zélés.  Mejia,  annulé  et  dégoûté,  laiss  it  faire,  et  l'opinion  était  que 
Cortina  entrerait  avant  longtemps  dans  Matamoros  sans  coup  férir. 
Quelques  jours  plus  tard,  le  11  décembre,  M.  Robles,  qui  avait 
dû  revenir  à  Yera-Cruz,  restait  à  Matamoros.  Bien  qu'il  ne  fût  pas 
arrivé  de  nouvelles  troupes  à  Brazos  et  qu'il  fût,  au  contraire,  sorti 
de  la  rivière  plusieurs  vapeurs  chargés  de  noirs  pour  la  Nouvelle- 
Orléans,  on  s'attendait  néanmoins  à  une  attaque  renforcée  d'Amé- 
ricains. Les  inquiétudes  grandissant,  on  eût  voulu  confier  la  garde 


LA    MARINE   FRANÇAISE    AU    MEXIQUE.  683 

de  Bagdad  à  la  Tisiphone.  Mais  ce  n'était  pas  l'avis  du  conmman- 
dant  de  la  division  à  qui  on  en  avait  écrit,  car  la.  rade  de  Bagdad 
étant  foraine,  c'eût  été  une  force  imprudemment  mise  à  terre.  Les 
communications  étaient  coupées  en  effet  entre  Matamoros  et  Mon- 
terey,  ainsi  qu'entre  Matamoros  et  Bagdad,  à  l'embouchure  du  fleuve. 
Il  est  vrai  que,  dans  ce  dernier  espace,  l'inondation  presque  com- 
plète des  terres  y  suffisait.  Cependant,  à  la  fin  du  mois,  le  ministre 
Bobles  revenait,  et  Matamoros  semblait  moins  menacé  par  suite  du 
peu  d'intelligence  existant  entre  Gortina,  Escobedo  et  les  autres 
chefs  mexicains  qui  tenaient  la  campagne  dans  les  environs.  Toute- 
fois ces  chefs  avaient  toujours,  quoique  non  avoué,  l'appui  des 
autorités  fédérales  de  Brownsville.  Un  officier  très  intelligent,  en- 
voyé sous  un  prétexte  quelconque  à  Brazos,  avait  constaté  le  ras- 
semblement d'un  très  grand  nombre  de  chariots,  de  fourgons  et 
chalands  arrivés  démontés  d'Amérique. 

Le  28  septembre,  la  Tisiphone  retournait  à  Matamoros.  Elle 
avait  surtout  pour  mission  de  surveiller  les  Américains  et  de  s'as- 
surer s'il  était  vrai  qu'ils  employassent  15  à  20,000  noirs  à  la  con- 
struction de  deux  chemins  de  fer  dans  le  Texas  et  dans  le  voisinage 
de  la  frontière  du  Mexique,  sans  doute,  pour  faciliter  les  mouve- 
mens  de  -roupes.  Cette  crainte  constante  des  États-Unis,  qui  s' affir- 
mait cha'jue  jour  par  de  nouveaux  motifs,  agissait  si  fortement  sur 
le  maréchal  qu'il  allait  jusqu'à  les  supposer  capables  de  nous 
attaquer  sans  déclaration  de  guerre.  Il  demanda  même  au  comman- 
dant Cloué  si,  dans  le  cas  d'hostilités  subites  contre  Vera-Cruz,  il 
ne  lui  S'  rait  pas  possible  de  metLre  aussitôt  à  terre  son  matériel  et 
son  personnel  et  de.  se  retirer  sur  Cordova.  Une  objection  capitale  à 
cette  opération,  c'est  que,  si  l'agression  devait  être  soudaine,  nous 
ne  la  saurions  que  lorsqu'elle  aurait  eu  un  commencement  d'exé- 
cution et  qu'il  serait  déjà  trop  tard  pour  débarquer  à  Vera-Gruz  les 
hommes  et  le  matériel.  Quant  à  la  retraite  sur  Cordova,  elle  eût,  été 
un  désastre  avec  des  matelots  qui  ne  connaissent  pas  la  guerre  à 
terre  et  au  milieu  d'un  pays  qui  se  fût  entièrement  soulevé  contre 
nous.  Le  commandant  Cloué  répondait  avec  une  honorable  et  fière 
modestie  que  le  rôle  de  la  marine  est  sur  l'eau  et  non  à  terre,  qu'il  * 
se  croyait  capable  de  défendre  son  bâtiment  jusqu'à  la  dernière 
extrémité  aussi  bien  que  n'importe  quel  capitaine  de  vaisseau,  mais 
qu'il  se  reconnaissait  tout  à  fait  incapable  de  remplir  les  fonctions 
de  colonel.  C'était  de  la  franchise,  mais  les  choses  en  arrivaient  à 
un  point  où  il  devait  moins  que  jamais  déguiser  sa  pensée  au  ma- 
réchal. Le  commandant  Cloué  se  trouvait  d'ailleurs,  à  bord  du 
Magellan,  aux  prises  avec  la  fièvre  jaune,  qui  sévissait  également  à 
Carmen  sur  le  Brandon  et  faisait  ainsi  à  la  division  une  de  ses 
visites  périodiques.  On  manquait  de  médicamens,  de  linge,  de  chlo- 


684  REVDE   DES   DEUX  MONDES. 

rare  de  chaux,  qu'on  attendait  inutilement  de  France,  mais  c'étaient 
là  des  inconvéniens  dont  on  ne  s'occupait  plus.  L'important  eût 
été  de  prendre  la  mer  quelques  jours,  mais  les  affaires  retenaient  le 
commandant  à  Vera-Gruz,  et  il  ne  pouvait  envoyer  le  Magellan 
tout  seul  au  large,  son  poste  y  étant  dès  qu'il  y  avait  quelque  danger 
à  courir  à  bord. 

Ce  fut  alors  qu'il  apprit  la  nouvelle  de  l'attaque  de  Matamoros 
par  Escobedo,  qui  avait  plusieurs  milliers  d'hommes  et  onze  pièces 
de  canon.  Les  communications  étaient  interceptées  entre  Matamoros 
et  tout  autre  point,  et  nous  en  étions  réduits  à  expédier  des  cour- 
riers le  long  du  Texas  pour  connaître  la  situation  exacte.  Le  com- 
mandant partit  aussitôt  pour  Matamoros  avec  le  Magellan,  V Ado- 
nis, le  Tartare  et  la  Tactique.  Dans  cette  saison  des  coups  de  vent 
du  nord,  la  traversée  fut  pénible.  V Adonis  arriva  trente-six  heures 
en  retard,  et  le  Tartare  îmX  forcé  de  retourner  un  jour  à  Vera-Gruz. 
Il  avait  perdu  son  gouvernail  parti  par  la  jaumière  avec  la  barre  et 
tout  ce  qui  y  attenait.  A  peine  mouillé,  le  commandant  écrivit  au 
général  Wetzel,  qui  commandait  les  forces  des  litats-Unis,  sur  le 
Rio  Grande.  Les  faits  de  connivence  américaine  étaient  nombreux 
et  faciles  à  signaler.  Les  libéraux  tiraient  et  avaient  tiré  du  Texas, 
de  Brownsville  en  particulier,  la  plupart  de  leurs  ressources  en 
hommes  et  en  munitions.  Les  pièces  d'Escobedo  étaient  servies  par 
des  canonniers  américains  non  encore  congédiés.  Les  blessés  étaient 
reçus  à  l'hôpital  de  Brownsville,  où  les  officiers  d'Escobedo  et  de 
Gortina  venaient  journellement,  en  armes,  prendre  leurs  repas.  En 
un  mot,  Brov^^nswille  semblait  être  le  quartier-général  des  jua- 
ristes,  qui  n'eussent  été  capables  de  rien  entreprendre  sans  les 
secours  constamment  renouvelés  qui  leur  venaient  du  Texas. 

G' était  tenir  en  bride  les  Américains  par  une  protestation  for- 
melle contre  leur  violation  de  la  neutralité  sur  la  frontière.  Quant 
à  Matamoros,  l'arrivée  du  Magellan  et  des  autres  navires  sans 
troupes  à  bord  avait  produit  un  fâcheux  effet.  Le  général  Mejia  disait 
par  instans  qu'on  l'abandonnait,  mais  il  paraissait  néanmoins  décidé 
à  se  défendre  à  outrance  et  déployait  une  énergie  et  une  activité 
extraordinaires.  La  garnison  était  animée  d'un  bon  esprit,  et  la  popu- 
lation, ayant  appris  que  les  chefs  dissidens  avaient  promis  quatre 
heures  de  pillage  afin  d'attirer  dans  leurs  rangs  le  plus  d'aventu- 
riers possible,  s'était,  comme  au  mois  de  mai  précédent,  organisée 
en  milices.  Mejia  n'eût  demandé  que  deux  cents  pantalons  rouges 
pour  garder  la  ville  pendant  qu'il  sortirait  et  culbuterait  l'ennemi. 
La  division  ne  pouvait,  avec  ses  malades,  s'associer  autant  qu'elle 
l'eût  désiré  à  ce  mouvement  de  défense,  mais  elle  allait,  comme 
toujours,  agir  avec  autant  de  rapidité  que  d'énergie. 

Le  bruit  courant  que  l'ennemi  allait  tenter  quelque  chose  contre 


LA   MABINE    FRANÇAISE    AU   MEXIQUE.  685 

Bagdad,  la  Tisiphone  s'embossa,  en  dehors,  par  petit  fond,  pour  y 
rester  tant  que  le  calme  le  permettrait.  En  même  temps  on  armait 
en  guerre  le  petit  vapeur  de  commerce  VAntonia,  en  mettant  à  bord 
deux  pièces  d'artillerie,  une  de  12  et  une  de  4;  avec  les  hommes 
chargés  de  ces  pièces  et  un  peloton  de  carabiniers.  Les  hommes 
et  l'équipage  étaient  fournis  par  les  matelots  de  Y  Adonis  et  de  la 
Tisiphone.  L'enseigne  de  vaisseau  de  la  Bédollière,  un  des  officiers 
de  la  Tisiphone; SL\a.it  le  commandement  de  VAntonia.  Sa  mission 
était  de  concourir  à  la  défense  de  Matamoros  en  agissant  aux  abords 
du  fleuve,  près  de  la  ville.  Il  avait  à  recevoir  les  ordres  du  général 
Mejia,  mais,  fidèle  à  son  rôle  de  marin,  ne  devait  assister  la  ville 
que  par  eau.  VAntonia  partit  le  matin  du  9  novembre  de  la  rade 
de  Rio-Grande  pour  Matamoros,  et  sa  traversée  ne  devait  pas  s'ac- 
complir sans  incidens.  A  une  heure  de  l'après-midi,  à  un  endroit 
où  la  rive  est  haute  et  touffue,  VAntonia  fut  saluée  par  une  fusil- 
lade des  plus  vives.  Précisément,  par  suite  d'un  faux  coup  de 
barre,  le  bateau  échouait.  Il  resta  dix  minutes  sous  le  feu  et  y  ré- 
pondit si  vigoureusement  que  les  assaillans  se  retirèrent  pour  nous 
fusiller  de  plus  loin.  Cette  fois  on  leur  envoya  des  coups  de  mitraille 
et  ils  s'enfuirent  dans  la  plaine  à  toute  bride,  au  nombre  de  deux 
cents  cavaliers.  Quelque  temps  après,  deux  de  ces  cavaliers  pas- 
sèrent dans  une  barque  derrière  Y Anlonia,  abordèrent  au  Texas, 
et  de  la  rive  américaine  adressèrent  au  vapeur  sept  coups  de  feu. 
VAntonia  continuant  sa  route,  longeait  le  Tampico,  chargé  d'Amé- 
ricains et  amarré  sur  la  rive  mexicaine.  Un  morne  silence  accueillit 
les  Français,  tandis  qu'au  contraire  les  cavaliers  libéraux  commu- 
niquaient bruyamment  avec  le  vapeur.  Un  instant,  VAntonia  fut 
dominée  par  un  canon  placé  à  un  endroit  où  la  berge  était  fort  éle- 
vée. L'ennemi,  animé  à  la  lutte,  avait  oublié  ses  habitudes  de  pru- 
dence et  tirait  à  découvert.  On  voyait  les  chemises  rouges  et  les  cha- 
peaux à  bordure  blanche  des  hommes  de  Gortina  et  de  Canales.  Les 
matelots  furent  admirables  sous  cette  pluie  de  feu.  Deux  tombèrent 
grièvement  blessés.  Le  vapeur  VEugénia  venait  alors  au-devant  de 
VAntonia,  qu'il  escorta  jusqu'à  Matamoros  et  qui  ne  fut  plus  inquié- 
tée. Seulement  quand  nous  arrivâmes  àBrownsville  devant  le  camp 
des  Américains,  toutes  leurs  troupes  étaient  sur  le  bord  nous 
regardant  passer.  Ils  semblaient  consternés  de  nous  voir  et  ne  pous- 
saient pas  un  cri.  En  revanche,  les  cavaliers  qui  avaient  traversé 
le  Rio-Grande  cavalcadaient  dans  le  camp  et  échangeaient  des  saluts 
et  des  poignées  de  mains  avec  les  officiers  américains. 

Le  commandant  Cloué  écrivit  de  nouveau  au  général  Wetzel.  En 
lui  exposant  que,  selon  ses  ordres,  VAntonia  n'avait  pas  répondu 
aux  coups  de  feu  partis  de  la  rive  texienne,  il  lui  notifiait  que, 


686  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

d'après  les  lois  internationales,  les  Mexicains  en  armes  qui  fran- 
chissaient la  frontière  des  États-Unis  devaient  être  désarmés  et 
internés  par  les  Américains,  qu'à  bien  plus  forte  raison,  ceux-ci 
ne  devaient  tolérer  aucun  acte  d'hostilité  partant  de  chez  eux,  et 
qu'il  fallait  croire  que  le  général  Wetzel  avait  complètement  ignoré 
ces  infractions  diverses  à  la  neutralité.  La  plus  grande  indiscipline 
régnait  d'ailleurs  parmi  les  troupes  américaines.  Un  de  leurs  géné- 
raux venait  d'être  assassiné  par  un  soldat  noir.  La  politique,  à.  en 
juger  par  des  faits  bizarres,  flottait  autant  que  la  discipline.  Peu 
de  jours  après  l'arrivée  de  VAntoma,  un  haut  fonctionnaire  des 
États-Unis  venait  trouver  le  général  x\lejia  et  lui  exhibait  des  pou- 
voirs presque  illimités,  allant  jusqu'à  faire  fusiller  le  général  Wet- 
zel. Il  lui  annonçait  en  outre  qu'il  aurait  bientôt  à  lui  coniinuniquer 
des  bases  nouvelles  pour  la  reconnaissance  du  Mexique  par  les 
États-Unis.  Ce  haut  fonctionnaire  ressemblait  fort  à  un  espion  ou 
à  un  chevalier  d'industrie;  mais  la  conduite  tenue  par  le  cabinet  de 
Washington,  que  préoccupait  l'oaverture  du  congrès,  était  en  appa- 
rence si  inconsistante  qu'on  accueillait  les  bruits  les  plus  étranges. 
11  était  évident  toutefois  que  les  lif>éraux  s'acharneraient  à  l'at- 
taque de  Matamores  jusqu'à  ce  qu'ils  fussent  certains  que  la  pro- 
tection des  Américains  leur  ferait  défaut.  Il  y  avait  dans  la  ville,  en 
numéraire  et  en  marchandises,  des  sommes  immenses,  et  ils  se  pro- 
curaient de  l  aigcut  en  escomptant  leurs  espérances,  sinon  de  pil- 
lage, au  moins  de  possession.  Il  est  vrai  que  ces  perspectives 
surexcitaient  la  population  commerçante,  qui  construisait  et  occu- 
pait des  barricades,  faisait  des  patrouilles  et  passait  toute  la  nuit 
sous  les  armes.  D'un  autre  côté,  le  n/aréchal  faisait  avancer  ses 
colonnes.  Celle  du  colonel  d'Ornano  se  dirigeait  sur  Yictoria, 
celle  du  général  Jeanningros  sur  Montclava,  afin  d'opérer  une 
diversion  en  faveur  de  Matamoros.  Maiheureusemeiit  cette  rouie 
de  Victoria  à  Matamoros,  extrêmement  difficile,  presque  imprati- 
cable à  cause  des  inondations,  était  de  plus  une  espèce  de  désert 
sans  ressources.  Aussi  le  général  Meji a  était-il  fort  contrarié  de  la 
voir  prendre  aux  troupes  dans  la  crainte  qu'elles  n'arrivassent  trop 
tard.  Les  libéjaux  précipitaient  du  reste  leurs  attaques.  Excessi- 
vement décontenancés  par  la  réussite  complète  du  voyage  de  i'Aa- 
tonia^  ils  avaient  fait  tentative  sur  tentative  pour  la  prendre  ou  la 
détruire.  La  dernière  tentative,  le  11  novembre  au  soir,  avait  été  la 
plus  importante.  Cinq  embarcations  et  un  chaland  chargés  di:>  monde 
se  laissèrent  dériver  sur  YAntonia^  mais  l'ennemi  fut  reçu  à  portée 
de  pistolet  par  la  mitraille  et  le  feu  des  carabines.  Les  embarca- 
tions disparurent  alors,  soit  qu'elles  eussent  été  coulées,  soit  qu'elles 
se  fussent  abandonnées  au  courant.  Le  chaland  s'échappa  à  l'aide 


LA   MARINE  THANÇAISE   AU  MEXIQUE.  i^7 

d'un  subterfuge.  Il  se  fit  passer  pour  un  bâtiment  américain  en 
dérive  par  hasard. 

Le  20  novembre,  V Allier  arrivait  avec  trois  cent  soixante  Autri- 
chiens, vingt  Mexicains,  soixante  chevaux  ou  mulets.  Ces  renforts 
étaient  mis  à  terre  à  Bagdad,  le  même  jour.  Le  lendemain,  le  géné- 
ral Mejia  envoyait  pour  les  prendre  YAntonia  et  deux  autres  petits 
bateaux  à  vapeur  de  même  échantillon,  VAlamo  et  le  Camargo^ 
que  la  division  armait,  comme  VAntoma,  d'une  pièce  de  12,  d'une 
de  h  rayée  et  de  quelques  carabiniers  ;  ces  trois  bateaux  partaient 
de  Bagdad  le  22  au  matin  pour  Matamoros,  où  ils  arivaient  le  23 
sans  obstacle.  Ce  renfort  décida  les  libéraux  à  la  retraite.  Pour- 
tant, en  s'en  allant,  Escobedo  chercha  à  surprendre  Monterey;  mais 
le  commandant  La  Hayrie,  venu  de  Saltillo,  et  le  général  Jeannin- 
gros,  de  Montclava,  sauvèrent  la  ville  et  poursuivirent  le  général 
mexicain . 

La  délivrance  de  Matamoros  amena  le  rétablissement  de  la  tran- 
quillité à  Tuspan  et  à  Tampico,  où  les  partis  s'étaient  agités  et 
que  les  bandes  ordinaires  du  Tamaulipas  et  de  Papantla  avaient 
menacés  pendant  les  événemens  du  Nord.  A  Tampico,  le  comman- 
dant supérieur,  le  capitaine  Garrère,  avait  maintenu  la  défense  sur 
un  bon  pied.  Successeur  du  lieutenant  Voilée,  qui  avait  indisposé  la 
population  par  certains  actes  agressifs,  il  s'était  étudié  à  ramener 
l'ordre,  et,  comme  chaque  officier  avait  son  meilleur  plan  de  con- 
quête et  de  soumission  pour  le  Mexique,  il  avaii- cherché  par  que^que 
déférence  et  quelques  égards  pour  le  général  La  Madrid,  qui  com- 
mandait à  Tuspan,  en  lui  laissant,  par  exemple,  passer  la  revue 
des  troupes  de  la  contre-guérilla  et  de  la  garni.^on,  le  jour  de  la 
Saint-Maximilien,  à  rehausser,  par  l'amour-propre  flatté,  chez  les 
Mexicains,  le  sentiment  de  leur  valeur  et  de  leur  dignité  person- 
nelle. Il  n'avait  rehaussé  que  leur  aaiour-propre.  La  Diligente  avait 
dû  séjourner  à  Tuspan,  dans  la  rivière  même.  Le  capitaine  Revault 
avait  su  influencer  discrètement  la  population  et  réorganiser  la 
défense  possible  de  la  garnison.  11  ne  lui  avait  fallu  que  quelques 
carabiniers  dans  les  cerros  bien  approvi.-:iannés  de  vivres,  d'eau  et 
de  munitions.  Le  préfet  néanmoins  avait  été  assassiné,  et  le  capitaine 
de  la  Diligente,  qui  eût  peut-être  mieux  fa't  d'envoyer  par  une 
occasion  sûre  le  meurtrier  au  fort  de  Saint-Jean-d'Ulloa,  l'avait  laissé 
en  prison,  d'où  il  était  probable  que  l'influence  occulte,  mais  per- 
sistante, de  M.  Llovente  le  père  le  ferait  échapper.  Il  est  vrai  que 
\a.  Diligente,  qui  maintenant  pouvait  quitter  Tuspan,  n'aurait  qu'à 
y  revenir  pour  y  ramener  cette  sûreté  et  cette  fidélité  douteuses 
qui  étaient  l'état  normal  des  dilïérens  points  du  Mexique  occupés 
par  nous. 


688  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Libre  de  quitter  le  Rio-Grande,  le  commandant  Cloué  se  rendit 
alors  au  désir  du  maréchal,  que  les  nouvelles  d'un  prochain  débar- 
quement de  Santa- Anna,  ou  de  ses  partisans,  à  la  côte  de  Sota-Vento, 
avaient  inquiété.  Il  laissait  en  partant  la  Tisiphone  devant  Mata- 
moros  et  adressait  au  commandant  Collet  les  instructions  les  plus 
précises  pour  la  conduite  qu'il  avait  à  tenir.  Il  devait  procéder  sans 
retard  au  désarmement  des  petits  vapeurs  VAntonia,  la  Camargo 
et  VAlamo.  Puisqu'il  n'y  avait  plus  urgence  à  leur  séjour  à  terre, 
il  fallait  que  les  officiers  et  les  équipages  rejoignissent  leurs  bords. 
On  pouvait  fournir  de  la  poudre,  des  cartouches  et  des  boulets  au 
général  Mejia,  mais  aucune  arme  qui  nous  appartînt.  Quant  aux 
Américains,  il  fallait  observer  avec  eux  la  plus  grande  réserve 
et  ne  point  s'occuper  des  affaires  intérieures  puisqu'il  y  avait  des 
autorités  mexicaines,  et  surtout  ne  point  servir  à  celles-ci  ou  au 
général  Mejia  d'intermédiaire  officieux  avec  les  chefs  des  troupes 
des  États-Unis.  Ces  instructions  étaient  en  un  mot  la  circonspection 
la  plus  grande  et  la  plus  stricte  prudence  au  point  de  vue  politique 
et  militaire. 

L'année  1865  finissait.  Pendant  toute  sa  durée,  notre  fortune  au 
Mexique  avait  oscillé  entre  des  succès  et  des  échecs,  sauvegardée 
par  momens  par  des  conseils  loyaux  et  des  influences  d'honnêteté 
et  de  bon  sens  qui  ne  pouvaient  avoirmalheureusement  qu'une  action 
limitée,  arrêtée  et  compromise  par  les  visées  d'une  ambition 
secrète  que  la  plus  brillante  réussite  eût  seulement  absoute.  Nous 
avions  en  apparence  maintenu  notre  situation,  mais  au  fond  elle 
croulait  de  toutes  parts  et  allait  être  emportée  par  la  force  des 
choses.  L'administration  était  inerte  ou  corrompue.  La  population 
moyenne,  bien  disposée  pour  l'empire,  qui  lui  eût  apporté  l'ordre, 
mais  craintive  et  découragée,  n'offrait  qu'un  vain  et  passif  appui  ; 
les  libéraux,  fiers  de  n'avoir  point  succombé,  s'enflaient  des  com- 
plaisances qu'on  avait  eues  pour  eux  et  des  forces  qu'ils  avaient 
gagnées.  L'Amérique  hostile  et  menaçante  avait  toutes  prêtes  contre 
nous  ses  flottes  de  monitors  et  ses  bandes  licenciées  d'aventuriers 
et  de  flibustiers,  si  elle  n'était  désarmée  à  Paris  par  un  arrangement 
qui  conciliât  ses  prétentions  et  les  nôtres.  L'heure  était  passée  du 
règne  possible  de  Maximilien,  d'une  élection,  sinon  d'une  intrigue 
nationale  élevant  un  souverain  nouveau,  de  la  non-intervention,  à 
laquelle  des  déchiremens  intérieurs  avaient  jusqu'alors  contraint 
les  États-Unis  :  il  n'y  avait  plus  à  sonner  que  l'heure  de  notre 
retraite  et  de  la  dissolution  de  l'empire. 

Henri  Rivière. 


LA  FRANCE  AU  SOUDAN 


IV. 

LE    CHEMIN    DE    FER    TRANSSAHARIEN. 


Le  chemin  de  fer  du  Sénégal  au  Niger  étant  sur  le  point  d'être 
exécuté  (2),  les  considérations  qui  plaidaient  en  faveur  de  la  con- 
struction du  chemin  de  fer  transsaharien  deviennent  beaucoup 
moins  pressantes.  La  date  où  la  construction  de  celui-ci  s'impo- 
sera va  forcément  dépendre  de  la  fortune  de  celui-là. 

Que  veut-on?  Gréer  un  débouché  au  Soudan  pour  ouvrir  son 
immense  territoire  à  notre  influence  et  son  riche  marché  à  notre 
commerce.  Ce  but  sera  provisoirement  atteint  par  la  ligne  du 
Sénégal.  Une  voie  ferrée  qui  le  mettra  en  communication  avec  le 
reste  du  monde  est  indispensable  à  ce  grand  pays  jusqu'à  pré- 
sent fermé;  mais  deux,  c'est  un  luxe  auquel  on  ne  devra  songer 
qu'autant  qu'il  aura  fait  ses  preuves.  Quel  trafic  peut-il  alimenter? 
Les  données  que  nous  avons  résumées  dans  un  précédent  travail 
permettent  à  ce  sujet  les  plus  brillantes  hypothèses,  mais  ce  ne  sont 
que  des  hypothèses  :  l'exploitation  de  la  ligne  du  Sénégal  aura  pour 
premier  effet  d'en  vérifier  la  valeur  ;  elle  nous  procurera,  en  outre, 
sur  le  Soudan  une  foule  de  renseignemens  précis,  et  ces  nouveaux 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1"  décembre  1880. 

(2)  Depuis  la  publication  de  notre  premier  travail,  la  chambre  des  députe's  a 
approuvé  la  concession  du  chemin  de  fer  de  Dakar  à  Saint-Louis  à  la  compagnie  des 
BatignoUes  et  voté  les  crédits  nécessaires  pour  la  construction  d'une  première  section 
de  la  ligne  de  Saint-Louis  au  Niger,  section  comprise  entre  Médine  et  Bafoulabé. 

TOME  XLUl.  —  1881.  44 


690  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

élémens  auront  un  poids  décisif  dans  les  appréciations  sur  l'utilité 
d'un  autre  chemin  de  fer.  Si  le  trafic  se  développe  lentement,  il  est 
évident  que  la  construction  du  Transsaharien  sera  reculée  en  rai- 
son de  cette  lenteur.  Une  première  ligne  donnant  des  résultats  peu 
satisfaisans,  qui  fournirait  plusieurs  centaines  de  millions  pour  en 
créer  une  seconde?  Si  le  succès  répond  aux  espérances,  il  est  évi- 
dent, au  contraire,  qu'il  dissipera  toutes  les  appréhensions  des 
esprits  que  le  projet  de  lancer  une  voie  ferrée  à  travers  2,000  kilo- 
mètres de  sable  inquiète  comme  une  idée  un  peu  chimérique. 
Échec  ou  réussite,  le  sort  de  la  ligne  du  Sénégal  aura  donc  un 
contre-coup  inévitable  sur  celui  du  Transsaharien. 

Si  incertaine  que  cette  situation  rende  l'époque  où  cette  grande 
entreprise  entrera  dans  sa  période  d'exécution,  la  France,  pour  se 
trouver  prête  à  tout  événement,  n'en  doit  pas  moins  terminer 
promptement  les  études  commencées.  Aussi  bien  le  gouvernement 
les  fait-il  continuer,  —  avec  moins  de  vigueur,  il  est  vrai,  qu'on  ne  le 
souhaiterait.  Deux  raisons  l'y  engagent.  La  première,  c'est  que  la 
ligne  du  Sénégal  deviendra  vite  insuffisante  pour  un  commerce  très 
actif,  parce  qu'elle  laisse  les  produits  à  neuf  jours  de  Bordeaux, 
tandis  que  le  Transsaharien  les  amènera  à  quelques  heures  de  Mar- 
seille, et  parce  qu'elle  se  maintient  sur  tout  son  parcours  dans  des 
régions  qui  sont  meurtrières  pour  les  blancs  pendant  les  mois  de 
l'hivernage,  tandis  que  l'Algérie  et  le  Sahara,  hormis  pourtant  les 
bas-fonds,  sont  d'une  salubrité  constante.  La  seconde,  c'est  que 
cette  ligne  desservira  mal  la  partie  la  plus  riche  et  la  plus  peuplée 
du  Soudan,  celle  qui  s'étend  entre  le  Niger  et  le  lac  Tchad.  Le 
Transsaharien  sera  nécessaire  pour  y  atteindre  véritablement.  Le 
voyageur  Gérard  Rohlfs  a  proposé,  les  journaux  allemands  et  ita- 
liens ont  discuté  et  discutent  encore  le  projet  d'un  chemin  de  fei' 
qui,  partant  de  Tripoli  pour  aboutir  au  Bornou,  nous  enlèverait  à 
jamais  toute  cette  région.  Les  concurrens  qui  peuvent  nous  surgir 
de  ce  côté  ne  paraissent  pas  assez  riches  pour  aventurer  une  aussi 
colossale  dépense;  il  est  bon  néanmoins  de  nous  en  préoccuper, 
car  pas  plus  là  que  dans  le  haut  Niger  nous  ne  devons  nous  laisser 
distancer.  Dans  le  Soudan  gît  notre  dernière  chance  fie  nous  créer 
un  grand  empire  colonial.  Il  faut  que,  le  jour  où  la  ligne  transsaha- 
rienne sera  jugée  nécessaire,  nous  soyons  en  état  d'y  mettre  aus- 
sitôt la  pioche. 

I. 

La  commission  supérieure  instituée  «  pour  l'étude  des  questions 
relatives  à  la  mise  en  communication  par  voie  ferrée  de  l'Algérie 


LA   FRANCE   AU   SOUDAN.  691 

et  du  Sénégal  avec  l'intérieur  du  Soudan  »  se  réunit  pour  la  pre- 
mière fois  le  21  juillet  1879,  et  ses  séances  se  prolongèrent  jusqu'à 
la  fin  du  mois  d'octobre  suivant.  M.  de  Freycinet  l'avait  composée 
de  tous  les  hommes  capables  d'apporter  quelque  lumière  sur  les 
points  à  traiter  :  voyageurs  ayant  exploré  le  Sahara,  officiers  ayant 
commandé  dans  le  sud  de  l'Algérie,  savans  ayant  étudié  la  nature 
du  désert,  ingénieurs  experts  dans  les  travaux  projetés,  sénateurs 
et  députés  des  départemens  algériens,  membres  du  parlement 
s'occupant  d'une  façon  particulière  de  notre  colonie.  On  ne  pouvait 
rêver  assemblée  plus  compétente,  et  cependant,  malgré  l'intérêt 
que  présentèrent  les  discussions,  elles  ne  servirent  qu'à  faire  écla- 
ter la  divergence  des  vues.  Précisément  parce  qu'il  était  familier 
avec  la  question,  chaque  membre  arrivait  uvec  une  opinion  toute 
faite,  des  idées  fixes.  Les  uns  raisonnaient  d'après  leurs  sympa- 
thies pour  les  régions  qu'ils  avaient  parcourues,  les  autres  subis- 
saient l'irifluence  des  traditions  indigènes  qu'ils  avaient  étudiées; 
ceux-ci  prétendaient  arrêter  la  voie  à  Ouargla,  la  faisant  ainsi 
aboutir  au  néant  du  désert,  ceux-là  demandaient  qu'on  ouvrît 
immédiatement  des  chantiers  alors  que  personne  ne  sait  encore 
d'oii  la  ligne  partira  et  où  elle  ira;  deux  sous-commissions  pre- 
naient sur  le  même  sujet  des  résolutions  absolument  différentes; 
les  représentans  de  l'Algérie  parlaient  chacun  pour  leur  province; 
et  les  militaires  et  les  civils  se  témoignaient  une  défiance  qui  était 
comme  un  écho  lointain  de  l'inimitié  qui  les  divise  dans  notre  colo- 
nie africaine.  ÎNi  sur  le  point  de  départ,  ni  sur  la  direction  générale, 
ni  sur  le  point  d'arrivée  de  la  ligne,  ni  sur  la  façon  de  procéder 
aux  études,  il  ne  fut  possible  d'arriver  à  une  entente.  Les  provinces 
algériennes  réclamaient  toutes  les  trois  l'avantage  d'être  prises 
pour  tête  de  ligne,  ce  qui  obligeait  à  choisir  entre  trois  points  de 
départ  ;  comme  but  à  atteindre,  les  uns  proposaient  le  Niger  et  les 
autres  le  Haoussa,  ce  qui  obligeait  encore  à  choisir  entre  deux  points 
d'arrivée;  enfin,  il  y  avait  deux  systèmes  en  présence  pour  les 
explorations  dans  le  désert,  celui  des  voyageurs  isolés  et  celui  des 
voyageurs  escortés.  Pour  ne  mécontenter  personne,  tout  choix  fut 
remis  jusqu'à  plus  ample  informé.  On  décida  que  les  divers  tracés 
seraient  simultanément  étudiés  et  que  les  deux  systèmes  d'explo- 
ration seraient  employés  concurremment.  Disons  tout  de  suite  à 
ce  propos  que  M.  Soleillet,  qui  s'était  fait  connaître  par  deux 
voyages  à  In-Salah  et  à  Segou  et  qui  s'était  offert  pour  voyager 
isolément,  a  échoué  deux  fois  dans  son  projet  d'aller  de  Saint-Louis 
du  Sénégal  à  Alger,  en  passant  par  Tombouctou.  11  tente  actuelle- 
ment cette  entreprise  pour  la  troisième  fois. 

Sur  la  proposition  de  la  commission,  le  ministre  des  travaux  pu- 


692  BEVUE  DES   DEUX  MONDES. 

blics  confia  l'étude  des  tracés  :  dans  le  Tell  aux  ingénieurs  des  ponts 
et  chaussées  des  départemens  dont  ils  empruntent  le  territoire; 
dans  le  Sahara  algérien,  à  des  missions  techniques  spéciales;  et 
dans  le  grand  désert,  où  l'insécurité  ne  permet  pas  le  même  appa- 
reil scientifique,  à  des  expéditions  chargées  de  prendre  une  vue 
rapide  du  pays,  qui  est  presque  tout  entier  inconnu.  Nous  passe- 
rons rapidement  sur  les  travaux  de  MM.  Lebiez  et  Neveu-Derotrie 
dans  la  première  de  ces  zones,  parce  que  les  convenances  locales 
auxquels  ils  répondent  ne  sont  pas  de  nature  à  peser  beaucoup 
dans  le  choix  du  tracé  définitif;  ils  ont  démontré  que,  pas  plus 
dans  la  province  de  Constantine  que  dans  celle  d'Alger,  la  traversée 
de  l'Atlas  ne  présente  d'obstacle  sérieux  et  qu'on  pourra  facilement 
y  raccorder  le  Transsaharien  au  réseau  des  chemins  de  fer  déjà 
existans. 

Les  étu'les  dans  les  deux  autres  zones  se  partagent  naturelle- 
ment en  deux  faisceaux  :  un  coup  d'œil  sur  la  carte  suffit  pour 
s'en  rendre  compte.  Adopte-t-on  le  Haoussa  pour  but?  le  Transsa- 
harien doit  passer  par  le  Hoggar  et  partir,  soit  de  la  province  de 
Constantine,  soit  de  la  province  d'Alger  ;  la  province  d'Oran  est 
trop  éloignée  pour  entrer  en  concurrence.  Est-ce  le  Niger  que  l'on 
vise?  alors  c'est  la  province  de  Constantine  qui  est  trop  éloignée  à 
son  tour  ;  la  ligne  doit  passer  par  le  Touat  et  partir  d'Alger  ou 
d'Oran.  Il  y  a  par  conséquent  un  tracé  oriental  et  un  tracé  occi- 
dental. Examinons-les  l'un  après  l'autre. 

M.  Choisy,  ingénieur  en  chef  des  ponts  et  chaussées,  fut  chargé 
de  reconnaître  et  de  comparer  deux  itinéraires  du  Sahara  algé- 
rien, à  savoir  :  1°  entre  Laghouat  et  El-Goleah,  une  ligne  pouvant 
servir  de  tête  aux  deux  tracés  et  aboutir  aux  régions  soudaniennes, 
soit  par  le  Touat,  soit  par  le  Hoggar  ;  2°  entre  Biskra  et  Ouargla, 
un  tracé  destiné  à  gagner  le  Haoussa  par  la  vallée  de  ITgharghar  et 
le  Hoggar.  Il  emmena  avec  lui  un  ingénieur  des  ponts  et  chaussées, 
un  ingénieur  des  mines,  un  docteur  en  médecine  pour  les  recher- 
ches médicales  et  anthropologiques,  un  garde-mines  et  deux  chefs 
de  section  du  cadre  auxiliaire  des  travaux  de  l'état.  Comme  il  devait 
séjourner  dans  des  pays  sans  eau,  il  lui  fallut  un  matériel  considé- 
rable :  sa  caravane  ne  comptait  pas  moins  de  cent  dix  chameaux. 
Un  membre  des  Ouled-Sidi-Cheikh  y  était  incorporé  pour  la  pro- 
téger de  son  prestige  dans  une  région  qui  est  soumise  à  la  domi- 
nation religieuse  de  sa  famille.  La  mission  quitta  Laghouat  le 
17  janvier  1880,  se  dirigeant  sur  El-Goleah,  qui  est  presque  sous 
le  même  méridien  ;  elle  inclina  légèrement  vers  l'est  pour  se  rap- 
procher du  M'zab,  que  le  chemin  de  fer  ne  saurait  négliger  de  des- 
servir.  Pendant  neuf  jours,  elle  travailla  en  toute  sécurité,  pre- 


LA.   FRANCE   AU   SOUDAN.  693 

nant  son  temps,  se  dispersant  à  droite  et  à  gauche,  opérant  un 
cheminement  au  théodoUte  complété  par  un  levé  de  détail  à  la 
planchette;  mais  au  puits  de  Zebbacha,  elle  reçut  un  courrier  de 
la  division  d'Alger,  lui  annonçant  qu'une  bande  de  pillards  s'or- 
ganisait sur  la  frontière  du  Maroc  pour  envahir  le  sud  de  l'Al- 
gérie et  lui  conseillant  de  se  replier  sur  Laghouat.  M.  Ghoisy 
trouva  cette  retraite  humiliante  au  moment  où  ses  travaux  ne  fai- 
saient que  commencer;  il  envoya  des  éclaireurs  dans  la  direction 
du  Maroc  et,  ayant  constaté  que  l'ennemi  ne  s'était  pas  encore 
montré  dans  un  rayon  de  100  kilomètres,  il  continua  sa  marché 
vers  le  sud,  —  avec  plus  de  hâte,  il  est  vrai;  il  fallut  renoncer  désor- 
mais aux  opérations  géodésiques  et  se  contenter  d'un  iiinéraire  à 
la  boussole  et  au  baromètre,  quitte  à  faire  des  levés  exacts  sur  les 
points  douteux  ou  difficiles. 

La  mission  parvint,  le  17  février,  à  El-Goleah,  oiî  elle  passa  une 
semaine.  Cette  oasis,  perdue  entre  l'Algérie  et  le  Touat,  a  gardé 
un  souvenir  durable  de  la  visite  que  lui  a  faite  une  de  nos  colonnes 
en  1873;  elle  paie  régulièrement  l'impôt,  et  le  cheikh  fit  un  accueil 
empressé  à  nos  compatriotes.  Pendant  qu'on  se  reposait  des  fati- 
gues d'un  mois  de  marche  à  travers  des  lieux  inhabités,  une  partie 
de  l'expédition  fit  une  pointe  dans  le  sud.  Depuis  le  voisinage  du  golfe 
de  Gabès  jusqu'aux  bords  de  l'océan  Atlantique,  le  Sahara  est  coupé 
en  biais  par  une  épaisse  bande  de  dunes  de  sable  qui  court  du  nord- 
est  au  sud-ouest  et  qu'on  appelle  les  areg  dans  le  sud  de  l'Algérie. 
Ces  sables  constituaient  une  des  grosses  objections  que  l'on  oppo- 
sait au  projet  du  Transsaharien.  Comment  les  traverserait-on?  Dans 
son  voyage  à  In-Salah,  M.  Soleiliet  avait  découvert  qu'au  sud  d'El- 
Goleah,  ils  n'avaient  que  6  kilomètres  de  traversée;  M.  Choisy  vou- 
lut s'en  assurer,  et  il  eut  la  chance  de  découvrir  un  passage  plus 
facile  encore,  car  il  n'a  que  1  kilomètre  1/2  d'épaisseur.  Un  tunnel 
en  tôle  pour  contenir  les  sables  comme  les  Américains  en  ont  établi 
sur  le  Transcontinental  pour  arrêter  les  neiges,  c'est  tout  ce  qu'il 
faudrait  pour  franchir,  en  cet  endroit,  cette  barrière,  que  quel- 
ques imaginations  s'étaient  plu  à  dépeindre  comme  insurmontable; 
on  retrouve  ensuite  au-delà  des  plaines  à  sol  plat.  D'El-Goleah  à 
Ouargla,  le  programme  de  la  mission  ne  comportait  pas  formelle- 
ment l'étude  d'une  ligne  de  chemin  de  fer  ;  elle  ne  s'en  attacha 
pas  moins  à  dresser  une  carte  du  pays,  qui  fournira  de  précieuses 
indications  si  l'on  veut  plus  tard  relier  Ouargla  avec  le  Touat. 
«  Cette  région  fut  la  plus  inhospitalière  de  tout  notre  parcours,  dit 
M.  Choisy.  Les  indigènes  avaient  comblé  les  puits,  qui  sont  pro- 
fonds, pour  se  défendre  contre  les  incursions  du  sud.  Le  sol  pier- 
reux et  presque  absolument  stérile  offrait  à  peine  quelques  touffes 


69/1  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

de  thym  pour  alimenter  les  chameaux  de  la  caravane.  Enfm  un 
parti  puissant  nous  attendait  en  un  point  considéré  comme  une  des 
étapes  obligées  de  la  route,  le  puits  de  Kechaba.  Une  marche  for- 
cée de  neuf  journées  sans  rencontrer  un  seul  point  d'eau  a  seule 
pu  déjouer  les  projets  d'attaque.  » 

A  partir  de  Ouargla,  la  mission  retrouva  la  sécurité  et  put 
repren(ire  le  canevas  géodésique  avec  levé  de  détail»  Un  long  cha- 
pelet d'oasis  s'égrène  devant  les  pas  du  voyageur.  Les  populations 
sont  soumises,  l'eau  ne  manque  nulle  part  ;  sauf  la  chaleur,  qui 
commençait  à  devenir  excessive,  et  l'absence  de  points  de  repère 
dans  un  pays  parfaitement  plat,  rien  ne  gêna  les  études.  Elle  ne 
s'arrêta  plus  qu'à  Biskra,  où  elle  arriva  le  16  avril,  après  avoir 
parcouru  1,250  kilomètres  en  trois  mois  et  une  semaine.  Grâce  à 
une  hygiène  sévère,  elle  n'avait  pas  perdu  un  seul  homme.  L'ex- 
péditioa  Flatters,  dont  nous  parlerons  tout  à  l'heure,  a  joui  de  la 
même  immunité  :  ce  double  exemple  confirme  ce  que  l'on  savait 
déjà  de  la  salubrité  du  Sahara.  Considérés  en  eux-mêmes,  les 
deux  tracés  étudiés  par  M.  Ghoisy  sont  de  valeur  bien  inégale.  Les 
Zi50  kilomètres  qui  séparent  Laghouat  d'El-Golenh  sont  compris 
presque  tout  entiers  dans  le  plateau  crétacé  du  M'zab  ;  le  sol  y  a, 
dans  la  première  moitié  du  trajet,  la  physionomie  de  ce  que  les 
Arabes  appellent  làhamada^  il  est  dur,  rocailleux,  poli  par  les  vents, 
sans  terre  végétale,  stérile  et  désolé  ;  dans  la  seconde,  il  est  raviné 
par  de  nombreuses  vallées  orientées  vers  le  sud-est;  les  bonis  de  ces 
vallées  sont  heureusement  peu  escarpés.  Quatre  chaînes  de  dunes 
détachées  des  aregs  et  parallèles  à  ces  vallées  coupent  le  tracé  et 
exigeraient  5  kilomètres  de  tunnel.  L'eau  est  rare.  L'ingénieur  des 
mines,  M.  Rollatid,  qui  s'est  spécialement  occupé  de  l'hydrogra- 
phie, ne  croit  pas  à  la  possibilité  d'obtenir  des  eaux  artésiennes 
par  des  sondages  de  profondeur  modérée;  les  nappes  d'infiltration 
qui  alimentent  les  puits  indigènes  sont  d'un  faible  débit,  et  ce  sont 
les  seules  sur  lesquelles  on  puisse  compter.  Ces  eaux,  comme  la 
plupart  des  eaux  sahariennes,  sont  très  chargées  de  sels  terreux  et 
de  chlorures;  il  faut  s'attendre  à  ce  qu'elles  incrusteront  fortement 
les  chaudières  des  locomotives.  Il  n'y  a  point  d'autre  population 
sédentaire  sur  le  parcours  que  celle  du  M'zab,  qu'on  évalue  à 
trente  mille  âmes;  ce  pays  est  si  pauvre  qu'un  tiers  des  habitans 
émigrent  chaque  année  pour  aller  trafiquer  au  loin  ;  il  ne  possède 
que  quatre-vingt-huit  mille  palmiers.  La  nature  ne  semblait  pas 
l'avoir  fait  pour  être  jamais  aussi  peuplé;  mais,  jaloux  de  leur  indé- 
pendance, sépc»rés  du  reste  des  hommes  par  leurs  doctrines  que 
repoussent  les  musulmans  qui  les  entourent,  repliés  sur  eux- 
mêmes,  les  M'zabites  ont  fait  violence  au  désert  pour  se  constituer 


LA.    FRANCE    AU    SOUDAN.  695 

un  asile,  et  chérissent  d'un  sombre  amour  ce  triste  coin  de  teiTe, 
dont  la  désolation  même  leur  assure  la  paix  en  les  protégeant  contre 
l'envie. 

Le  parcours  entre  Biskra  et  Ouargla,  qui  est  de  ^70  kilomètres, 
est  beaucoup  plus  avantageux.  Sur  toute  la  ligne  des  oasis,  le  sol 
absolument  plat  est  formé  d'alluvions  qui  ont  la  consistance  du 
tuf.  Il  n'y  aurait  quelques  remblais  à  faire  qu'au-delà  de  l'Oued- 
Rhir  pour  traverser  sur  une  largeur  de  50  kilomèires  une  plaine 
d'un  aspect  fort  singulier;  elle  est  ridée  par  une  multitude  de  petites 
dépressions  dont  la  profondeur  n'excède  guère  5  mètces  et  dont 
le  fond  est  blanchi  par  des  cristallisations  salines;  le  sol  sableux  en 
est  maintenu  par  une  sorte  de  ciment  gypseuxqui  l'agglutine  légè- 
rement et  par  une  végétation  spontanée  que  la  culture  pourrait 
développer.  L'Oued- Rhir  offre  une  ligne  d'eau  continue  sur  un 
espace  de  plus  d'un  degré  terrestre.  Les  oasis  comptent  douze  mille 
huit  cents  habitans  et  quatre  cent  trente  mille  cinq  cents  palmiers 
en  rapport.  Les  deux  ateliers  de  forage  que  les  Français  y  ont 
organisés  et  qui  creusent  des  puits  avec  une  rapidité  qui  émer- 
veille les  indigènes  accroissent  chaque  jour  l'étendue  des  terres  cul- 
tivables en  amenant  à  la  surface  les  eaux  souteriaines  ;  on  estime 
qu'il  sera  possible  de  doubler  celle  qui  existe  actuellement  et  de 
porter  à  8,000  tonnes  la  production  des  dattes  et  à  1,200  celle  de 
l'orge.  Ouargla  et  les  oasis  de  son  rayon,  bien  que  n'ayant  que  de 
quatre  àcinq  mille  habitans,  ont  autant  de  palmiers  que  l'Oued-Rhir 
et  peuvent  fournir  7,000  tonnes  de  dattes.  Si  l'on  ajoute  à  cela  le 
commerce  du  M'zab,  qui  à  défaut  de  la  ligne  de  Laghouat  à  El- 
Goleah,  se  servirait  de  celle  de  Biskra  à  Ouargla,  celui  du  Souf,  qui 
donne  3,000  tonnes  de  dattes  par  an,  et  celui  des  Zibans,  qui  en 
donne  14,000,  on  en  arrive  à  conclure  avec  M.  Choisy  que" ce 
chemin  de  fer  de  Biskra  à  Ouargla  «  trouverait  dès  à  présent  des 
élémens  locaux  de  trafic  capables  d'indemniser  au  moins  partielle- 
ment des  frais  de  son  établissement.  » 

Chemin  faisant,  la  mission  a  fait  des  observations  intéressantes 
qui  ne  relevaient  point  absolument  de  son  programme.  Le  docteur 
Weisgerber  a  exécuté  de  nombreuses  mesures  anthropologiques  qui 
aideront  sans  doute  à  déterminer  avec  certitude  à  quel  rameau  de 
l'espèce  humaine  il  faut  rattacher  la  curieuse  population  séden- 
taire des  oasis.  On  sait  qu'elle  est  noire,  et  M.  Weisgerber  incline 
à  penser  qu'elle  provient  d'un  métissage  entre  nègres  et  berbères, 
Elle  parle  un  dialecte  berbère  qui  paraît  se  rapprocher  beaucoup 
du  Zenaga  da  Soudan.  Elle  aime  le  travail  autant  que  la  race 
arabe  l'abhorre,  et  est  parfaitement  acchmatée  dans  les  bas-fonds 
humides  de  l'Oued-Rhir,  qui  deviennent  meurtriers  pour  celle-ci  à 


QOQ  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

certaines  époques  de  l'année.  Le  problème  des  origines  du  Sahara, 
qui  préoccupe  si  vivement  les  géologues,  n'a  point  laissé  la  mission 
indifférente;  elle  a  confirmé  une  découverte  qui  rend  inadmissible 
l'hypothèse  consistant  à  considérer  le  désert  comme  une  mer  desséchée 
par  un  récent  soulèvement  qui  en  aurait  élevé  le  fond  au-dessus  du 
niveau  des  eaux.  Le  sol  du  Sahara  renferme  des  pointes  de  flèches 
en  silex  et  des  débris  de  la  taille  de  ces  flèches  en  quantité  innom- 
brable, preuve  irrécusable  de  l'existence  d'une  population  nombreuse 
qui  trouvait  un  climat  favorable  à  la  vie  dans  des  contrées  qui  sem- 
blent vouées  aujourd'hui  à  une  stérilité  éternelle.  La  mission  a 
recueilli  à  Ogla-el-Hassi  des  débris  de  taille  de  silex  sous  une  incru- 
station gypseuse  de  0"',60  déposée  par  des  sources  qui  ont  cessé  de 
couler  dès  les  temps  géologiques.  C'est  sans  doute  le  plus  ancien 
témoignage  de  l'industrie  humaine  que  l'on  ait  jusqu'à  présent 
retrouvé. 

Une  expédition  commandée  par  le  colonel  Flatters,  que  quatre  ans 
de  commandement  à  Laghouat  ont  familiarisé  avec  les  questions 
sahariennes,  a  continué  au-delà  de  Ouargla  l'étude  du  tracé  com- 
mencée par  M.  Ghoisy.  Elle  comprenait,  outre  M.  Flatters,  quatre 
officiers,  un  ing<^nieur  de  l'état,  M.  Beringer,  un  ingénieur  des 
raines,  M.  Roche,  le  docteur  Guiard,  un  conducteur  des  ponts  et 
chaussées  et  un  chef  de  section  du  cadre  auxiliaire  des  travaux 
de  l'état.  L'élément  militaire  y  était  assez  fortement  repré- 
senté, comme  on  voit,  et  son  emploi  n'a  justifié  aucune  des  craintes 
qui  avaient  été  exprimées  un  peu  tragiquement  dans  la  commission 
supérieure.  Les  populations  ne  se  sont  point  soulevées,  les  puits 
n'ont  point  été  comblés,  les  voies  de  communication  n'ont  pas  été 
rendues  impraticables,  et  l'expédition  n'a  pas  rencontré  d'autres 
obstacles  que  ceux  que  lui  opposaient  le  climat  et  la  nature  du 
pays.  Les  officiers,  obligés  à  des  rapports  quotidiens  avec  les  indi- 
gènes, y  acquièrent  une  connaissance  de  leur  langue  et  de  leurs  mœurs 
qui  se  rencontre  rarement  parmi  les  civils,  unie  au  savoir  néces- 
saire pour  l'étude  des  terrains.  Il  serait  absurde  que  les  mauvais 
souvenirs  des  bureaux  arabes  empêchassent  d'utiliser  ces  pré- 
cieux avantages  dans  l'exploration  du  désert.  Là,  plus  que  dans  le 
reste  de  l'Afrique  encore,  les  indigènes  n'ont  de  respect  que  pour 
la  force  ;  l'expédition,  avec  son  escorte  et  ses  chameliers,  présentant 
une  troupe  de  cent  cinq  hommes  bien  armés,  personne  n'a  songé  à 
inquiéter  sa  marche,  et  elle  a  trouvé  auprès  des  tribus  auxquelles 
elle  a  eu  affaire  une  bonne  volonté  qui  s'explique  aisément  par 
ceci,  qu'elle  était  en  état  de  tenir  tète  à  n'importe  quelle  attaque 
et  qu'elle  accablait  de  cadeaux  quiconque  se  présentait  en  ami. 

Son  but  était  de  traverser  de  part  en  part  le  pays  des  Touareg 


LA   FRANCE   AU   SOUDAN.  697 

et,  après  avoir  visité  la  Sebkha  d'Amadghor  et  gagné  le  pays  d'Aïr, 
de  descendre  au  Soudan  sur  un  point  dont  le  choix  était  laissé  à 
l'inspiration  des  circonstances.  Elle  ne  l'a  point  atteint  dans  sa  pre- 
mière campagne.  Après  avoir  suivi  l'itinéraire  qu'elle  s'était  tracé 
jusqu'à  El-Biodh  au  sortir  des  areg,  elle  a  quitté  la  direction  sud  et 
s'est  laissé  entraîner  vers  le  sud-est  à  Temacinin  et  dans  la  vallée 
des  Ighargharen,  qui  l'aurait  menée  à  Rhat  si  elle  l'avait  suivie  jus- 
qu'au bout.  M.  Flatters  explique  cette  déviation  imprévue  par  le 
mauvais  vouloir  de  ses  guides  chaamba,  par  leur  ignorance  du  che- 
min de  righarghar  supérieur  (qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec  les 
Ighari^haren  qui  en  sont  un  affluent),  par  la  nécessité  de  s'abou- 
cher avec  les  Azdjer,  sur  le  territoire  desquels  il  s'était  engagé,  et  par 
diverses  considérations  d'ordre  politique,  toutes  choses  que  peut- 
être  on  aurait  dû  prévoir.  Du  reste,  par  suite  des  lenteurs  budgé- 
taires, le  départ  avait  été  beaucoup  trop  tardif;  l'expédition  n'a  pu 
en  effet  quitter  Ouargla  que  le  5  mars  1880,  alors  que  l'époque  des 
grandes  chaleurs  approchait.  Elle  y  est  rentrée  le  17  mai  suivant, 
après  avoir  poussé  jusqu'au  lac  Menkhough,  où  elle  était  arrivée  le 
16  avril.  Elle  a  rapporté  du  chemin  qu'elle  a  parcouru  un  levé  à  la 
boussole  avec  détermination  des  altitudes  au  baromètre  et  des  obser- 
vations astronomiques  de  longitude  et  de  latitude  faites  tous  les  deux 
ou  trois  jours  et  dans  tous  les  endroits  importans.  Elle  a  reconnu 
sur  une  longueur  de  600  kilomètres  environ  le  tracé  que  l'on  devra 
adopter  pour  le  Transsaharien  si  on  se  décide  pour  la  ligne  orien- 
tale. A  partir  de  Ouargla,  le  sol  s'élève  d'une  manière  insensible. 
Après  une  plaine  unie,  on  rencontre  la  région  des  Kantras  ;  les  Arabes 
appellent  kantra  (pont)  des  hauteurs  qui  ont  été  créées  pour  le 
ravinement  du  sol  autour  d'elles.  Puis  on  entre  dans  les  areg,  qui 
ont  en  cet  endroit  une  épaisseur  de  près  de  300  kilomètres;  à  son 
retour,  l'expédition  a  découvert  un  passage  qui  a  parfois  jusqu'à 
50  kilomètres  de  large  et  qui  est  libre  de  dunes.  La  traversée  de 
cette  région  redoutée  ne  présenterait  donc  encore  de  ce  côté  aucune 
difficulté.  Les  indigènes  appellent  ce  passage  le  gassi  de  Mokhanza. 
Au-delà  s'é'endent  des  hamadas  plates,  nues  et  désolées,  auxquelles 
succède  la  vallée  de  l'Igharghar,  dont  le  colonel  Flatters  compare  le 
sol  à  un  terrain  de  ballast.  Les  cartes  donnent  à  l'Igharghar  un 
lit  continu,  ce  qui  peut  induire  en  erreur;  comme  beaucoup  d'autres 
oueds  de  la  région,  l'Oued  Igharghar  n'est  qu'une  suite  de  dépres- 
sions, orientées  dans  une  même  direction  et  n'offrant  point  le  thal- 
weg qu'on  s'attendrait  à  rencontrer  dans  le  lit  d'une  rivière  des- 
séchée. 

Au  point  de  vue  de  l'établissement  de  la  voie,  le  pays  visité  par 
l'expédition  ne  laisse  rien  à  désirer  ;  le  terrain  y  est  presque  tou- 


6y8  BEVDE   DES   DEDX  MONDES. 

jours  uni  :  on  n'aurait  le  plus  souvent  qu'à  poser  purement  et  sim- 
plement les  rails  dessus.  Mais  cet  avantage  est-il  suffisant  pour 
compenser  une  désolation'^dont  on  aura  une  idée  par  ce  fait,  que  nos 
compatriotes  ont  parcouru  plus  de  800  kilomètres  sans  rencontrer 
d'autre  habitant  sédentaire  que  le  nègre  qui  garde  la  Zaouïa  de 
Temacinin,  espèce  de  Robinson  du  désert  perdu  au  milieu  de  ce 
royaume  du  néant?  Quant  aux  nomades,  ils  en  virent  en  tout  quatre- 
vingts,  pauvres  vagabonds  que  la  faim  talonne  sans  cesse  et  qui 
furent  reçus  et  traités  par  l'expédition,  car,  par  une  coutume  qui 
dit  assez  quelle  est  leur  misère,] chez  eux  c'est  l'étranger  qui  offre 
l'hospitalité.  Sables  et  cailloux  calcinés  par  un  ciel  de  feu,  lignes 
désespérément  monotones^ d'un  'sol  dénudé,  l'œil  n'aperçoit  pas 
autre  chose,  et  l'attristante  impression  de  cette  aridité  est  renforcée 
encore  en  quelques  endroits  par  les  teintes  lugubres  que  donnent  aux 
terrains  les  débris  de  silex  noir  et  de  calcaire  gris  qui  les  recou- 
vrent. On  ne  peut  guère  espérer  une  résurrection  de  ce  pays  maudit. 
M.  Roche  estime  que  l'on  trouvera  de  l'eau  de  bonne  qualité  en 
quantité  suffisante  pour  les  besoins  du  chemin  de  fer,  mais  il  y  a 
peu  de  chances  de  découvrir  des  nappes  arti^siennes  pareilles  à 
celles  qui  sont  la  vie  et  la  fortune  de  l'Oued-Rhir  et  de  Ouargla. 

Le  parlement  ayant  voté  un  nouveau  crédit  de  500,000  francs 
pour  la  continuation  des  études  du  Transsaharien,  M.  Flatters  a 
quitté  Paris  au  mois  d'octobre  dernier  pour  aller  reprendre  ses 
explorations.  Instruit  par  l'expérience  de  la  première  campagne, 
assuré  des  bonnes  dispositions  des  Touareg  Azdjers,  qu'il  a  visités, 
appelé  par  des  avis  des  Touareg  Hoggars,  auxquels  il  a  annoncé 
sa  visite,  il  se  promet  cette  fois  de  pousser  jusqu'au  Soudan  la 
reconnaissance  du  tracé  oriental  qu'il  a  entreprise.  Quelles  difficul- 
tés présentera  le  passage  du  versant  nord  au  versant  sud  du  Hoggar? 
Quels  escarpemens  rencontrera-t-on  sur  le  versant  sud?  La  région 
montagneuse  de  l'Aïr  n'offrira-t-elle  point  d'obstacles?  Rencontrera- 
t-on  de  l'eau  partout?  Autant  de  questions  sur  lesquelles  on  a  besoin 
d'être  renseigné  avant  de  juger  définitivement  dans  quelles  con- 
ditions d'exécution  se  présente  ce  tracé. 


II. 


M.  Pouyanne,  ingénieur  en  chef  des  mines,  avaitiété  chargé  d'étu- 
dier le  tracé  occidental  en  territoire  algérien.  Une  expédition  orga- 
nisée par  la  société  de  géographie  d'Oran,  se  joignant  aux  caravanes 
indigènes  qui  vont  chaque  année  au  Touat,  devait  achever  la  recon- 


LA   FRANCE    AU    SOUDAN. 

naissance  du  terrain  jusqu'à  ce  pays  et  plus  loin  si  c'était  possible. 
La  commission  supérieure  n'avait  pas  cru  devoir  envoyer  elle-même 
une  mission  destinée  à  opérer  dans  des  régions  où  une  hostilité 
tantôt  sourde,  tantôt  ouverte,  n'a  jamais  cessé  de  régner  contre  les 
Français  depuis  la  conquête;  elle  avait  pris  ce  détour  de  recourir  à 
la  société  de  géographie  d'Oran.  Il  nous  semble  que  la  commission 
a  une  tendance  à  s'exagérer  l'importance  du  caractère  des  per- 
sonnes chargées  d'expéditions  dans  le  désert.  Officier  ou  civil,  délé- 
gué officiel  d'i  gouvernement  ou  voyageur  privé,  un  Français  n'est 
pour  les  populations  sahariennes  qu'un  étranger  qu'elles  redoutent 
et  dont  elles  se  défient.  S'il  affecte  de  se  présenter  en  simple  parti- 
culier, elles  se  défient  un  peu  plus  de  lui  et  elles  le  redoutent  un 
peu  moins.  «  C'est  un  espion,  »  ne  cessait-on  de  répéter  autour  de 
Gérard  Rohifs.  Peut-être  le  mieux  serait-il  de  revêtir  franchement 
tous  nos  voyageurs  d'un  caractère  officiel;  ils  ne  trouveraient  ni 
plus  ni  moins  d'antipathies,  et  du  moins  ils  seraient  protégés  par 
la  crainte  qu'inspire  la  France,  dont  la  force  est  bien  connue  dans 
tout  le  désert. 

Deux  ingénieurs  étaient  placés  sous  les  ordres  de  M.  Pouyanne. 
L'un,  M.  Clavenad,  a  étudié  une  ligne  de  Tiaret  à  El-Maïa,  suivant 
un  tracé  proposé  par  le  général  Golonieu;  il  a  reconnu  qu'elle 
serait  très  facile  à  construire,  mais  elle  ne  saurait  prétendre  à 
devenir  la  tête  du  Transsaharien,  car  elle  allonge  le  trajet  sans  uti- 
lité et  ne  mène  directement  à  aucun  des  grands  ports  de  l'Algérie. 
L'autre,  M.  Bail!s,a  étudié  deux  lignes  auxquelles  il  serait  possible 
de  souder  le  tracé  occidental.  La  première  va  de  Saïda  à  Mecheria: 
elle  a  le  grave  inconvénient  de  rencontrer  des  pentes  assez  raides 
aux  environs  immédiats  de  Saïda,  où  des  inchnaisons  de  0'",015 
seraient  nécessaires;  de  plus,  l'eau  y  est  assez  rare.  La  seconde  va 
de  Ras-el-Ma  au  même  point,  Mecheria;  les  points  d'eau  y  sont 
abondans  et  les  pentes  les  plus  fortes  y  ont  moins  de  0'",010. 
En  aucun  autre  point  de  l'Algérie,  dit  M.  Pouyanne  dans  son 
rapport,  il  ne  serait  plus  facile  de  franchir  les  montagnes.  Une  la- 
cune de  32  kilomètres  subsistait  entre  Ras-el-Ma  et  Magenta,  point 
extrême  du  chemin  de  fer  de  Sidi-Bel-Abbès.  Des  études  faites  par 
la  compagnie  de  l'Ouest  algérien  ont  démontré  qu'elle  ne  présen- 
tait pas  plus  de  difficultés  que  le  reste  du  parcours.  Ainsi  se  trouve 
résolue  la  question  de  la  traversée  de  l'Atlas  dans  la  province  d'O- 
ran, traversée  prématurément  jugée  impraticable  par  la  deuxième 
sous-commission  du  Transsaharien,  ce  qui  lui  avait  fait  rejeter  en 
bloc  le  tracé  occidental.  Il  est  reconnu  aujourd'hui,  au  contraire, 
que  les  provinces  algériennes  offrent  toutes  les  trois  des  passages 
faciles  à  travers  la  double  chaîne  de  l'Atlas,  ce  ne  sont  donc  point 


700  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

des  considérations  d'ordre  technique  qui  pourront  déterminer  un 
choix  entre  elles. 

M.  Pouyanne  a  poursuivi  les  études  vers  le  sud  à  partir  de  Meche- 
ria-  il  devait  s'engager  par  l'Oued-Namous ,  dans  la  direction  du 
Touat,  mais  la  menace  d'une  incursion  des  pillards  marocains,  qui 
avait  déjà  inquiété  M.  Choisy,  l'empêcha  de  dépasser  Tiout,  et  la 
mission  de  la  société  de  géographie  d'Oran  dut  également  tourner 
bride  en  cet  endroit.  De  sorte  que,  tandis  que  les  missions  attachées 
au  tracé  oriental  pénétraient  jusqu'à  1,500  kilomètres  dans  l'inté- 
rieur des  terres,  celles  du  tracé  occidental  étaient  obligées  de  s'ar- 
rêter à  460  kilomètres  de  la  côte.  Si  fâcheux  que  soit  le  fait,  il  ne 
rend  cependant  point  impossible  dès  maintenant  une  appréciation 
raisonnée  de  ce  dernier.  Nous  possédons  en  efïet  sur  les  pays  qu'il 
doit  traverser  jusqu'au  Touat  une  masse  de  renseignemens  à  laquelle 
les  missions  avortées  auraient  donné  sans  doate  plus  de  précision, 
mais  sans  pouvoir  beaucoup  y  ajouter.  Le  général  Colonieu  est  allé 
jusqu'au  Gourara;  Gérard  Rohlfs  a  visité  en  détail  le  Tafilalet,  le 
Touat  et  le  Tidikelt  (1).  M.  Soleillet  est  également  parvenu  jusque 
dans  cette  dernière  contrée;  une  colonne  française  sous  les  ordres 
du  général  de  Wimpfen  a  parcouru  en  1870  le  bassin  de  l'Oued- 
Guir;  le  général  de  Colomb  a  réuni  une  quantité  énorme  d'infor- 
mations indigènes  sur  le  Touat  dans  un  résumé  dont  l'exactitude  a 
surpris  tous  les  explorateurs  qui  ont  pu  la  vérifier  sur  les  lieux  ; 
enfin  M.  Sabatier  et  le  capitaine  GrauUe  ont  refait  pour  l'édification 
de  la  commission  supérieure  un  travail  du  même  genre.  On  voit 
que  les  autorités  ne  manquent  point. 

La  partie  la  plus  élevée  de  la  chaîne  de  l'Atlas  est  située  dans  le 
Maroc,  elle  dépasse  la  ligne  des  neiges  éternelles.  Il  en  résulte  que 
les  oueds  du  versant  méridional,  c'est-à-dire  ceux  dont  le  cours 
appartient  au  Sahara,  tandis  qu'ils  n'ont  le  plus  souvent  que  des  hts 
desséchés  en  Algérie,  coulent  au  Maroc  à  la  surface  du  sol  pendant 
l'hiver  et  contiennent  en  tout  temps  de  l'eau  en  abondance  à  quel- 
ques mètres  de  profondeur  sous  le  sable.  Le  l""  avril  1870,  la  colonne 
du  général  de  Wimpfen  eut  le  spectacle  d'une  inondation  en  plein 
désert.  «  C'était  une  crue  de  l'Oued-Guir,  dit  M.  du  Casse  dans  sa 
relation  ;  l'eau  se  précipitant  en  flots  écumeux  soulève  la  poussière 
qui  semble  précéder  le  fleuve,  lequel  présente  alors  l'aspect  le  plus 
étrange.  Le  milieu  du  cours  roule  des  vagues  rapides,  élevées, 
tandis  que  les  bords  semblent  disparaître  sous  des  flocons  d'eau 
saumâtre.On  ne  tarda  pas  à  distinguer  une  foule  de  reptiles  ;  lézards 


(1)  Les  oasis  que  les  géographes  comprennerit  sous  le  nom  général  de  Touat  forment 
trois  groupes  principaux  :  le  Gourara,  le  Touat  et  le  Tidikelt. 


LA  FRANCE   AU   SOUDAN.  701 

verts,  serpens  jaunes,  tortues  grises,  cherchant  à  se  hisser  sur  les 
branches  des  tamarins  déracinés  et  emportés  par  le  courant.  Ce 
spectacle  rappelait  sur  une  petite  échelle,  aux  soldats  du  centre  de 
la  France,  les  inondations  de  la  Loire.  »  L'Oued-Guir  se  réunit  à 
rOtied-Sousfana  pour  former  l'Oued-Saoura,  appelé  aussi  Messaoura 
et  Messaoud,  qui  se  perd  dans  les  sables  après  avoir  longé  le  Touat. 
L'eau,  c'est  la  vie  dans  le  désert;  elle  fait  jaillir  la  verdure  comme 
par  enchantement  ;  aussi  le  Sahara  marocain  n*a-t-il  point  l'aspect 
désolé  du  Sahara  algérien,  les  oasis  s'y  pressent  en  lignes  serrées 
le  long  des  rivières,  nourrissant  une  population  nombreuse.  On 
estime  à  cent  cinquante  mille  le  nombre  des  habitans  de  l'Oued- 
Guir  et  à  deux  cent  mille  celui  des  habitans  du  Tafilalet. 

L'importance  du  Touat  justifierait  à  elle  seule  la  construction 
d'un  chemin  de  fer  pour  le  desservir.  Sur  un  espace  de  300  kilo- 
mètres de  long  et  de  160  de  large  s'épanouissent  au  milieu  de  leurs 
jardins  trois  cent  cinquante  villages  dont  quelques-uns,  comme 
Tamentit,  comptent  jusqu'à  six  mille  habitans.  Le  total  de  la  popu- 
lation ne  doit  pas  être  inférieur  à  quatre  cent  mille  âmes.  Des  nappes 
souterraines  d'une  extraordinaire  abondance  et  aménagées  avec  une 
admirable  industrie  par  les  indigènes,  entretiennent  la  fraîcheur 
de  ce  pays  au  milieu  des  plaines  arides  qui  l'entourent.  Les  oasis 
étant  placées  dans  des  vallées  inclinées  vers  le  sud,  les  Touatiens 
creusent  un  puits  à  1  ou  2  kilomètres  au  nord  de  l'endroit  où  ils 
veulent  amener  l'eau,  puis  un  autre  à  30  mètres  plus  bas,  puis  un 
troisième  à  la  même  distance  du  second,  et  ainsi  de  suite  jusqu'au 
point  d'arrivée.  Chaque  puits  alimente  une  rigole;  on  relie  tous  ces 
ruisselets  par  des  galeries  souterraines  qui  les  ramassent  en  un 
ruisseau  dont  les  indigènes  qui  ont  coopéré  à  la  besogne  se  par- 
tagent les  eaux,  une  fois  qu'elles  sont  arrivées  à  ciel  ouvert  :  on 
appelle  cela  une  Feggara.  Ces  patiens  travaux  de  taupe  sillonnent 
le  pays  de  leurs  innombrables  ramifications.  A  l'ombre  des  dattiers 
qui  sont  la  principale  culture,  le  sol  ainsi  fécondé  produit  du  blé, 
de  l'orge,  du  maïs,  du  mil,  des  haricots,  des  petits  pois,  des  pois 
chiches,  des  fèves,  des  navets,  des  carottes,  des  oignons,  des  aulx, 
des  choux,  des  citrouilles,  des  melons,  des  pastèques  et  divers 
autres  légumes.  Les  chameaux,  les  chèvres  et  les  moutons  forment 
de  grands  troupeaux,  ces  derniers  n'ont  point  de  cornes  et  par  suite 
d'un  effet  du  climat  ils  ont  du  poil  au  lieu  de  laine.  Chaque  année, 
des  caravanes  apportent  du  blé  de  l'Algérie  et  l'échangent  contre 
des  dattes.  On  calcule  que,  tant  dans  le  Touat  que  dans  l'Oued-Guir 
et  le  Tafilalet,  il  existe  actuellement  dix  miUions  de  palmiers  pou- 
vant donner  150,000  tonnes  de  fruits.  A  un  élément  de  trafic  si 
considérable  s'ajouterait  encore  pour  le  chemin  de  fer,  au  cas  impro- 


702  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

bable  où  on  ne  le  prolongerait  pas  plus  loin,  le  commerce  assez 
important  auquel  le  Touat  a  servi  de  tout  temps  do  lieu  de  transit 
entre  le  Maroc  et  Tripoli,  d'une  part,  et  le  Soudan,  de  l'autre. 

Le  tracé  occidental  du  Transsaliarien  se  rattacherait  à  Magenta 
au  réseau  algérien  déjà  existant,  traverserait  les  hauts  plateaux  au 
milieu  des  plus  beaux  champs  d'alfa  qu'il  y  ait  en  Algérie,  côtoierait 
l'immense  plaine  de  Tamlett,  que  la  colonne  de  Wimpfen  trouva 
couverte  d'un  incomparable  tapis  de  fleurs  et  dont  les  cultures  des 
Beni-Guill  et  des  Douï-Menia  indiquent  quel  serait  l'avenir  entre  les 
mains  de  la  colonisation  européenne,  —  toucherait  à  Figuig,  l'oasis 
semblable  à  une  ville  du  moyen  âge  avec  ses  onze  ksours  (1)  reliés 
par  une  muraille  flanquée  de  tours  rondes,  —  suivrait  le  cours  de 
l'Oued-Sousfana,  et  gagnerait  le  ïouat  à  travers  une  véritable  forêt 
de  palmiers.  «  Depuis  Figuig  jusqu'au  point  où  il  se  perd,  dit  M.  de 
Colomb,  rOued-Messaoura  est  rempli  d'oasis  et  de  ksours  qui  s'é- 
lèvent surtout  sur  la  rive  gauche;  on  ne  perd  pour  ainsi  dire  pas 
de  vue  les  palmiers  et  les  hommes.  Les  caravanes  trouvent  de  l'eau 
à  chaque  étape,  elles  marchent  toujours,  comme  disent  les  Arabes, 
dans  el  amara,  c'est-à-dire  le  plein,  l'opposé  de  el  khela^  le  vide, 
le  désert.  C'est  un  long  trait  d'union  composé  d'eau,  de  palmiers, 
d'habitations  humaines  entre  les  rives  de  la  Méditerranée  et  le 
groupe  le  plus  important  des  oasis  sahariennes,  que  partout  ailleurs 
sépare  une  large  barrière  de  sables  brûlans.  »  Rohlfs,  dans  les  notes 
qu'il  prenait  au  moment  où  il  allait  atteindre  Karsaz,  confirme 
ainsi  ces  renseignemens  :  «  Quant  au  lit  de  l'Oued- Saoura,  il  est 
envahi  par  les  palmiers  plutôt  que  par  l'eau;  aussi  rappelle-t-on,du 
moins  dans  cette  partie  de  son  cours,  Rhaha,  la  forêt.»  M.  Pouyanne 
propose  une  variante  qui,  s'inclinant  vers  l'ouest  à  Tiout  seulement, 
ne  gagnerait  la  vallée  du  Sousfana  qu'au-dessous  de  Figuig.  Le 
premier  tracé  parait  préférable.  Quel  que  soit  celui  qu'on  adop- 
tera, comme  on  disposera  de  plus  de  5  degrés  de  latitude  pour 
descendre  de  700  mètres  environ,  la  pente  sera  nulle,  et  la  tra- 
versée des  areg,  s'opérant  par  la  vallée  de  l'oued,  se  fera  sans 
qu'on  ait  aucune  dune  à  franchir. 

Quelle  est  la  nature  du  pays  entre  le  Touat  et  le  Niger?  Sur  la 
foi  de  quelques  itinéraires  fournis  par  des  indigènes,  on  le  consi- 
dérait généralement  comme  fort  désolé.  Un  mémoire  soumis  par 
M.  Sabatier  à  la  commission  supérieure  est  venu  ébranler  cette 
croyance.  Procédant  au-delà  de  Touat  comme  il  avait  procédé  en 
deçà,  M.  Sabatier  a  recueilli  les  témoignages  de  divers  indigènes, 
arabes,   touaregs  et  nègres,   qui  ont  visité  cette  région,    et  il  a 

(1)  Ksar,  pluriel  ksour,  centre  de  population  fortifié  dans  le  désert,  où  le  moindre 
village  est  du  reste  protégé  par  un  mur. 


LA   FRANCE   AU    SOUDAN.  703 

acquis  la  conviction  qu'après  avoir  disparu  sous  les  dunes  d'Iguidi 
qui  ont  envahi  son  lit,  l'Oued-Guir  reparaît  au-delà  dans  l'Oued- 
Ahenet,  se  joint,  en  en  prenant  le  nom,  à  l'Oued-Teghazert  (I),  indi- 
qué par  M.  buveyrier  sur  sa  belle  carte  du  Sahara,  et  s'en  va  se  perdre 
dans  des  marais  dont  Barth  a  signalé  l'existence  près  du  coude 
septentrional  du  INiger.  Cette  découverte,  si  elle  se  vérifie,  ferait 
de  rOued-Guir  un  alïluent  du  grand  fleuve  soudanien,  dont  le  vaste 
bassin  serait  agrandi  vers  le  nord  jusqu'aux  montagnes  de  l'Atlas. 
M.  Sabatier  a  recueilli  assez  de  détails  pour  avoir  pu  essayer  une 
description  de  cette  intéressante  vallée.  11  n'en  a  point  obtenu  sur 
l'origine  du  Teghazert,  mais  depuis  qu'il  a  composé  son  mémoire, 
nous  avons  su  par  M.  le  colonel  Flatters  que  rOued-Te^'hazert,qui 
sort  du  plateau  de  Mouydir,  présente  près  de  sa  source  cette  parti- 
cularité, remarquable  pour  des  Sahariens,  d'un  ruisseau  d'eau  vive 
coulant  à  ciel  ouvert  pendant  quelques  kilomètres.  Après  s'être 
dirigé  vers  l'ouest  jusqu'aux  environs  d'In-Zize,  où  il  rencontre 
rOu€d-Ahenet,  le  Teghazert  se  détourne  vers  le  sud  dans  la  direc- 
tion du  ]Nig«r.  L'eau  n'est  pas  apparente  dans  son  cours  supérieur, 
si  ce  n'est  en  temps  de  pluie,  mais  il  suffit  de  creuser  un  peu  dans 
son  lit  pour  la  trouver  douce  et  abondante.  Des  cultures  impor- 
tantes y  seraient  possibles,  n'étaient  la  violence  et  la  fréquence  des 
orages.  «  Les  grêlons  sont  tellement  gros,  disait  un  des  informateurs 
de  M.  Sabatier,  qu'ils  tuent  des  gazelles  et  des  moutons,  et  chaque 
fois  la  rivière  charrie  des  animaux  tués.  Dans  ces  circonstances, 
Toued  devient  très  fort, et  on  reste  parfois  plusieurs  jouis  sans  pou- 
voir le  traverser.  »  Les  pâturages  sont  très  beaux  dans  le  voisinage 
après  les  pluies,  et  les  lions,  les  sangliers,  les  gazelles,  les  mou- 
flons, les  antilopes  et  les  autruches  y  trouvent  une  abondance  attes- 
tée par  la  facilité  avec  laquelle  ils  s'y  multiplient.  A  ni'îsure  qu'il 
descend  vers  le  sud,  le  Teghazert  reçoit,  surtout  des  montagnes  du 
Hoggar,  de  nombreux  afflaens;  il  grossit  et  garde  plus  longtemps 
un  courant  apparent  :  il  coule  pendant  toute  la  saison  des  pluies. 
Dans  son  cours  moyen  apparaissent  de  véritables  forêts  peuplées  de 
bêtes  sauvages,  parmi  lesquelles  l'éléphant,  dont  la  présence  ne 
peut  s'expliquer  que  par  l'existence  d'eaux  permanentes;  les  pâtu- 
rages deviennent  plus  vastes,  et  les  possesseurs  du  pays,  les  Toua- 
reg Aouliminden,  y  élèvent  d'innombrables  troupeaux  de  bœufs, 
de  moutons,  de  chèvres  et  de  chameaux.  Enfin,  plus  bas  encore, 
on  entre  dans  la  région  des  pluies  tropicales,  la  végétation  est  de 
plus  en  plus  puissante,  les  forêts  sont  de  plus  en  plus  étendues  ;  on 

(1)  Teghazert,  Tirejert,  Tireschirt,  Tirehert,  Tireghart,  sont  un  sevd  et  même  nom 
berbère,  qui  veut  dire  ruisseau. 


70  II  HE  VUE   DES   DEUX   MONDES. 

trouve  clans  la  vallée  des  plantations  de  dattiers  et  des  cultures 
de  riz  et  de  mil,  et  il  n'est  pas  de  pauvre  qui  n'y  ait  au  moins 
une  vingtaine  de  bœufs  et  de  chameaux  et  une  cinquantaine  de 
moutons,  tant  les  troupeaux  sont  nombreux. 

Des  témoignages  assez  probans  viennent  corroborer  les  rapports 
des  indigènes  consultés  par  M.  Sabatier.  Barth  signale  dans  la  direc- 
tion où  se  trouverait  la  vallée  du  Teghazert  divers  districts  particu- 
lièrement favorisés  :  celui  d'Im-Eggellala  «  remarquable  par  sa  terre 
noirâtre  et  l'abondance  de  ses  puits,  »  celui  de  Tilimssi  «  riche  en 
fourrages  pour  les  chameaux,  »  celui  de  Timitren,  «  qui,  indépen- 
damment des  puits  nombreux,  possède  plusieurs  villages,  »  celui 
d'Aheret  (ou  Ahenet),  qui  présente  «abondance  de  puits  et  de  tor- 
rens  temporaires.  »  L'officier  de  spahis  Ben-Driss  a  déclaré  devant 
la  commission  supérieure  qu'il  tenait  de  son  frère,  qui  a  conduit 
une  expédition  au-delà  du  Touat,  qu'à  cinq  jours  de  ce  pays  se 
trouve  une  région  montagneuse,  arrosée,  couverte  de  diverses 
essences  parmi  lesquelles  dominent  les  gommiers,  très  peuplée  et 
habitée  par  une  population  sédentaire  (ce  serait  l'Ahenet).  Dans 
un  mémoire  adressé  à  la  même  commission,  le  rabbin  Mardoché, 
qui  a  résidé  plusieurs  années  à  Tombouctou  et  a  descendu  le  Niger 
jusqu'à  Gago,  évalue  à  deux  millions  le  nombre  de  Aouliminden. 
Si  exagéré  que  soit  ce  chiffre,  il  suppose  évidemment  que  le  désert 
où  ces  Touareg  passent  une  partie  de  leur  existence  olïre  de  grandes 
ressources.  Enfin  il  a  existé,  ainsi  qu'en  témoignent  El-Bekri,  Ibn- 
Batouta  et  les  traditions  indigènes,  une  ville  considérable  nommée 
Tademekka  à  neuf  jours  au  nord  du  coude  du  Niger,  en  un  point 
compris  dans  la  vallée  du  Teghazert,  telle  que  M.  Sabatier  la  trace. 
«  C'est  une  grande  ville,  dit  El-Bekri,  mieux  bâtie  que  Ghana  et 
Kouka,  habitée  par  des  Berbères.  »  D'autres  ruines  sont  également 
signalées  dans  la  même  direction;  il  faut  nécessairement  que  le  pays 
où  elles  se  trouvent  soit  fertile  pour  avoir  pu  nourrir  autrefois  une 
nombreuse  population. 

L'importance  du  travail  de  M.  Sabatier  ressort  du  simple  énoncé 
des  faits;  il  est  inutile  d'y  insister.  Elle  impose  au  gouvernement 
l'obligation  d'organiser  au  plus  vite  une  expédition  mieux  escortée 
que  celle  de  la  société  de  géographie  d'Oran.  L'expérience  du  colo- 
nel Flatters  a  démontré  la  vérité  de  l'axiome  depuis  longtemps  for- 
mulé que  cent  hommes  bien  armés  peuvent  parcourir  le  désert 
sans  avoir  rien  à  craindre.  Qu'on  assure  à  la  nouvelle  mission  la 
protection  nécessaire,  qu'on  lui  trace  au  besoin  un  itinéraire  à 
l'orient  du  Touat  pour  éviter  toutes  complications  dans  les  oasis  et 
qu'elle  reconnaisse  sans  tarder  cette  vallée  qui  vient  de  nous  être 
révélée  et  qui,  continuant  celle  de  l'Oued- Guir,  établirait  entre 


LA   FRANCE   AU   SOUDAN.  705 

l'Algérie  et  le  Soudan,  à  travers  ce  Sahara  si  longtemps  réputé 
inaccessible,  une  ligne  d'eau  et  de  verdure  ininterrompue. 

III. 

Convient-il  de  comparer  dès  aujourd'hui  deux  tracés  sur  lesquels 
les  informations  sont  encore  si  loin  d'être  complètes?  Ce  n'est,  en 
somme,  qu'imiter  ce  qui  s'est  fait  à  la  commission  supérieure,  dont 
presque  tous  les  membres,  comme  nous  l'avons  dit,  sont  arrivés 
avec  une  opinion  faite.  Le  Transsaharien  ne  sera  pas  une  affaire 
industrielle;  il  va  de  soi  pourtant  qu'on  devra  s'efforcer  de  le  con- 
struire de  façon  à  ce  qu'il  coûte  le  moins  et  à  ce  qu'il  rapporte  le 
plus  possible.  Le  coût  et  le  rapport  probables  de  chaque  tracé,  voili 
donc  ce  qu'il  faut  comparer.  Le  tracé  oriental  aura  à  franchir  le  faîte 
du  Hoggar  et  à  passer  par  le  pays  alpestre  de  l'Aïr  ;  il  y  a  donc  des 
difficultés  techniques  à  prévoir  de  ce  côté  ;  pour  le  tracé  occidental  il 
n'y  en  a  point  :  deux  vallées  à  suivre  pour  arriver  au  Niger  et  par  con- 
séquent des  pentes  insensibles.  Le  tracé  oriental  nécessitera  en  outre 
des  travaux  considérables  pour  la  recherche  de  l'eau  ;  sur  le  tracé 
occidental  on  l'indique  partout  comjne  très  abondante.  Le  trafic  local 
sur  le  tracé  oriental  sera  à  peu  près  nul.  De  Ouargla  à  l'Aïr,  il  y  a 
IjAOO  kilomètre.^  du  plus  stérile  des  déserts,  1,400  kilomètres  sans 
autre  culture  que  les  200  palmiers  de  Temacinin.  Qu'on  songe  à  ce 
que  coûtera  une  journée  d'ouvrier  quand  il  faudra  amener  là  non- 
seulement  l'ouvrier,  mais  encore  l'eau  qu'il  boira,  les  vivres  qu'il 
consommera,  les  ustensiles,  tous  les  objets  de  campement  et 
jusqu'au  bois  dont  il  aura  besoin.  Dans  un  pays  plus  de  deux  fois 
aussi  grand  que  la  France  vivent  les  -Vzdjers  et  les  Hoggars,  qui  for- 
ment vingt-quatre  tribus  :  la  plus  importante  d'entre  elles  peut 
mettre  sur  pied  200  hommes,  il  y  en  a  beaucoup  qui  n'en  peuvent 
pas  mettre  20.  Et  encore  M.  Duveyrier  dit-il  qu'une  population  aussi 
clairsemée  ne  peut  vivre  des  produits  du  sol,  à  moins  d'avoir  la 
sobriété  du  chameau.  Qu'on  juge  par  là  de  ce  qu'il  faut  attendre 
de  cette  partie  du  Sahara;  ces  1,/iOO  kilomètres  ne  produiront 
jamais  un  centime  de  trafic  local,  et  exigeant  cependant  autant  d'en- 
tretien que  les  autres,  grèveront  éternellement  le  budget  du  Trans- 
saharien de  frais  improductifs.  De  Biskra  aux  frontières  du  Haoussa, 
pour  2,200  kilomètres  de  chemin  de  fer,  on  ne  peut  compter  pour 
alimenter  le  trafic  local  que  sur  les  36,800  tonnes  de  produits  qu'au 
dire  de  M.Rolland,  peuvent  donner  les  oasis  du  Sahara  algérien  et 
sur  ce  que  fourniraient  les  80  ou  100,000  habilans  de  rÂïr,pays  qui, 
s'il  faut  en  croire  Barth,  nourrit  également  assez  mal  sa  population. 
Le  tracé  occidental  a  sous  ce  rapport  un  avantage  écrasant.  Sur 
1,100  kilomètres  de  parcours,  un  trafic  qui  serait  peut-être  suffisant 

TOME  XLIII.  —  1881.  45 


705  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pour  justifier  la  construction  d'une  ligne  d'intérêt  local  lui  est  assuré 
jusqu'à  .la  ftx)niière  du  Maroc  par  l'alfa  et  au-delà  de  la  frontière  du 
Maroc  par  une  population  de  750,000  habitans  et  une  forêt  de 
10  millions  de  dattiers  produisant  150,000  tonnes  de  dattes.  Passé 
le  Touat,  les  élémens  d'appréciation  manquent;  pourtant  on  est 
assuré  déjà  de  ne  point  rencontrer  de  vide  immense  comme  entre 
Ouargla  et  l'Aïr. 

Si  on  s'en  tenait  au  prix  de  revient  et  au  trafic  local,  aucune 
hésitation  ne  serait  permise,  il  ne  saurait  être  question  du  tracé 
oriental.  Mais  il  y  a  une  autre  considération,  et  capitale,  celle  du 
point  où  il  est  le  plus  utile  de  faire  aboutir  le  Transsaharien.  Les 
partisans  du  tracé  oriental  disent  :  Ce  point,  ce  sont  les  riches 
royaumes  du  Soudan  central,  qu'il  ne  faut  pas  nous  laisser  enlever 
par  une  ligne  allant  de  Tripoli  au  Bornou.  Il  faut  que  le  Transsa- 
harien aboutisse  au  Haoussa;  à  quoi  bon  le  faire  aboutir  au  Niger, 
qui  aura  déjà  un  débouché  par  la  ligne  du  Sénégal?  A  notre  avis, 
ils  ont  raison  quant  au  point  à  atteindre.  Mais  de  ce  que  le  Trans- 
saharien doit  avoir  pour  but  de  desservir  le  Soudan  central,  il  ne 
s'ensuit  pas  forcément  qu'il  doive  passer  par  les  plateaux  dévas- 
tés des  Touaieg.  Rien  ne  fait  une  nécessité  d'arrêter  le  tracé 
occidental  au  coude  du  Niger;  de  là  on  n'a  qu'à  le  faire  des- 
cendre par  la  vallée  du  fleuve  pour  le  faire  pénétrer  dans  le  Sou- 
dan central.  Prenez  une  carte  et  mesurez  les  distances.  Sokoto 
est  la  capitale  du  grand  empire  qui  occupe  avec  le  royaume  moins 
considérable  de  Bornou  le  Soudan  central.  Une  ligne  partant  de 
Philippeville  pour  aboutir  à  Sokoto  en  passant  par  Ouargla,  la 
Sebkha  d'Amadghor,  l'Aïr  et  Ratsena,  ce  qui  est,  croyons-nous,  le 
tracé  le  plus  en  faveur,  aurait  en  chiffres  ronds  3,000  kilomètres 
de  longueur;  une  ligne  partant  d'Oran  et  aboutissant  à  Sokoto  en 
passant  par  l'Oued-Guir,  le  Touat,  le  coude  et  la  vallée  du  Niger, 
n'en  aurait  que  70  ou  80  de  plus,  c'est-à-dire  que  la  distance  serait 
sensiblement  la  même.  Pour  les  pays  à  l'ouest  de  la  longitude  de 
Sokoto,  le  tracé  par  le  Niger  aurait  l'avantage  d'une  plus  courte 
distance;  l'avantage  appartiendrait  au  tracé  par  le  Hoggar  pour  les 
pays  situés  à  l'est,  qui  sont,  il  est  vrai,  les  plus  importans.  Le  pro- 
blème qui  se  pose  se  résume  donc  ainsi.  Le  tracé  oriental  a  pour  lui 
d'être  de  500  kilomètres  plus  court  pour  aller  à  Kano,  à  Rouka  et 
dans  le  bassin  du  Ghari;  contre  lui  de  ne  pouvoir  compter  dans  un 
parcours  de  2, "200  kilomètres  que  sur  un  trafic  local  insignifiant, 
d'avoLi'  à  traverser  1,/iOO  kilomètres  d'un  désert  terrible,  d'offrir 
des  difficultés  d'exécution  plus  grandes,  d'être  plus  long  pour 
atteindre  les  rives  du  Niger  moyen,  qui  ne  laissent  point  que  d'être 
fort  peuplées  et  fort  commerçantes.  Le  tracé  occidental  a  pour  lui 
d'être  assuré  sur  1,100  kilomètres  de  parcours  d'un  trafic  local 


LA.   FRANCE    AU   SOLDAN.  707 

considérable,  d'arriver  au  Soudan  par  une  vallée  verdoyante,  de 
desservir  la  vallée  du  "Siger  supérieur,  pour  laquelle  la  ligne  du 
Sénégal  sera  vite  insuffisante  et  que  le  tracé  oriental  n'atteindra 
jamais,  de  drainer  ainsi  le  commerce  du  Soudan  tout  entier,  d'être 
plus  court  pour  atteindre  le  Niger  moyen  ;  contre  lui  d'exiger 
500  kilomètres  de  plus  pour  aller  à  Kano  et  plus  loin  dans  l'est.  Il 
ne  serait  point  sage  de  ne  pas  attendre  l'achèvement  des  études 
pour  se  prononcer  définitivement,  mais  dès  à  présent  on  peut 
remarquer  qu'il  y  a  bien  des  avantages  réunis  du  même  côté. 

Nous  n'avons  point  parlé  jusqu'à  présent  d'une  objection  qui  a  été 
faite  au  tracé  occidental  et  qui  a  bien  son  importance,  c'est  que  c'est 
une  objection  de  circonstance,  une  objection  politique  en  quelque 
sorte,  qui  ne  nous  semblait  pas  pouvoir  entrer  en  ligne  de  compte 
avec  les  considérations  tirées  de  la  nature  du  pays  que  nous  venons 
d'exposer.  Les  siècles  succéderont  aux  siècles,  et  il  est  probable 
que  le  Hoirgar  sera  toujours  aussi  désolé;  c'est  là  une  difficulté 
éternelle,  tandis  que  la  difficulté  qui  nous  reste  à  mentionner  peut 
disparaître  du  jour   au  lendemain;  |elle  est  donc  loin  d'avoir  la 
même  force.  De  Figuig  à  l'extrémité  du  Touat,  le  tracé  occidental 
traverse  une  région  soumise  nominalement  à  l'empereur  du  Maroc. 
Gomment  surmonterez- vous  cette  difficulté  politique?  demandent 
les  partisans   du  tracé  oriental.  Si  nous   osions  dire  toute  notre 
pensée,  nous  avouerions  que  nous  serions  heureux  que  le  gouver- 
nement fut  obligé  de  la  surmonter,  car   il  serait   amené  par  là  à 
mettre  fin  à  une  situation  que  nous  supportons  depuis  bien  des 
années  avec  une  résignation  qui  ne  nous  fait  pas  grand  honneur. 
Expliquons-nous.  La  frontière  entre  le  Maroc  et  l'Algérie  a  été  fixée 
par  le  traité  de  1845,  dont  la  colonie  n'a  jamais  cessé  de  demander 
la  révision.  A  partir  de  Teniet-el-Saci,   les   plénipotentiaires  ont 
jugé  inutile  d'en  fixer  la  ligne,  «  la  terre  ne  se  labourant  pas;  » 
ils  se  sont  contentés  de  faire  le  départ  des  oasis  et  des  tribus  qui 
relèveraient  de  la  France  et  de  celles  qui  relèveraient  du  Maroc. 
Les  Beni-Guill,les  Douï-Menia,les  Amour  et  quelquefois  les  Aït-Atta 
et  les  Aït-Eddeg,  qui  ont  été  attribués  à  cette  dernière  puissance, 
formaient  autrefois  la  redoutable  association  armée  du  Zegdou  qui 
envahi'^sait  régulièrement  tous  les  hivers  le  territoire  de  la  pro- 
vince d'Oran  au  moment  où  les  troupeaux  des  nomades  descen- 
daient dans  le  Sud.  Nous  avons  infligé  plusieurs  leçons  sévères  à 
ces  pillards;  leurs  expéditions  sont  devenues  moins  considérables, 
mais  elles  n'ont  point  cessé.  Depuis  l'insurrection  de  186A,  une 
partie  de  la  grande  tribu  oranaise  de  Oaled-Sidi-Gheikh  s'est  réfu- 
giée chez  eux,  et  ce  ferment  de  haine  n'a  point  contribué,  on  le 
pense  bien,  à  changer  leurs  dispositions  à  notre  égard.  Il  ne  se 
passe  point  d'année  que  quelques  razzias  ne  soient  tentées  contre 


708  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

nos  tribus;  l'année  dernière,  on  leur  a  volé  encore  quinze  cents  cha- 
meaux et  une  escouade  du  train,  surprise  sur  la  route  d'El-  Aricha 
à  Sebdou,  a  eu  deux  hommes  tués.  On  a  vu,  en  outre,  que  quelques- 
unes  des  missions  chargées  d'étudier  le  tracé  du  Transsaharien  ont 
été  arrêtées  par  la  nouvelle  d'une  nouvelle  incursion  qui  se  prépa- 
rait et  que  d'autres  ont  été  gravement  inquiétées  dans  leurs  tra- 
vaux. L'état  de  guerre  est  permanent  de  ce  côté,  et  cette  insécurité 
empêche  souvent  nos  tribus  de  jouir  de  leurs  pâturages.  L'autorité 
du  Maroc  sur  les  tribus  que  nous  avons  citées  est  absolument 
nulle;  elles  ne  paient  point  d'impôt,  n'obéissent  à  aucun  ordre,  se 
battent  fréquemment  entre  elles  et  vivent  de  fait  dans  la  plus  par- 
faite indépendance.  Cette  indépendance,  elle  est  virtuellement 
reconnue  par  les  deux  puissances  intéressées  elles-mêmes,  par  la 
France,  puisque  ce  n'est  que  dans  des  cas  exceptionnels  qu'elle  a 
demandé  compte,  au  gouvernement  marocain  des  déprédations  dont 
elle  est  la  victime,  par  le  Maroc,  puisqu'il  a  parfaitement  toléré  à 
différentes  reprises  que  nos  colonnes  aillent  châtier  ces  brigands 
sur  le  territoire  qui  est  censé  lui  appartenir;  en  1870,  la  colonne 
du  général  de  Wimpfen  s'est  avancée  jusqu'à  320  kilomètres  au-delà 
de  la  frontière  telle  qu'elle  est  marquée  sur  les  cartes.  Une  pareille 
situation  est  intolérable  ;  armés  de  la  trop  longue  liste  de  toutes 
ces  violations  de  notre  territoire,  forts  de  l'impuissance  du  Maroc  à 
maintenir  l'ordre  bien  avérée  par  trente-cinq  ans  d'expérience,  nous 
avons  le  droit  et  le  gouvernement  a  le  devoir  d'en  demander  le 
règlement.  Gomment?  Tous  les  officiers,  tous  les  voyageurs,  tout 
les  hommes  qui  ont  eu  l'occasion  de  s'occuper  de  la  question  sont 
unanimes.  Certes,  l'opinion  du  voyageur  allemand  Gérard  Rohlfs 
est  bien  désintéressée  ;  or  voici  ce  qu'il  dit  :  «  Avant  tout,  les  Fran- 
çais devraient  transporter  leurs  frontières  jusqu'à  l'Oued-Mes- 
saoura,  s'emparer  de  cette  rivière  et  de  ses  affluens,  ce  qui  entraî- 
nerait la  soumission  du  Touat:  c'est  d'ici,  en  effet,  que  partent 
toutes  les  difficultés,  tous  les  désordres,  et  tant  qu'ils  n'occuperont 
pas  ces  frontières  naturelles,  il  n'y  aura  aucun  calme  durable  dans 
le  sud  de  la  province  d'Oran.  »  Est-ce  là  une  difficulté  de  nature  à 
faire  rejeter  le  tracé  occidental?  De  ce  qu'on  vient  de  lire,  il  n'est 
point  téméraire  de  conclure  que  cette  rectification  de  frontière 
pourrait  s'obtenir  par  un  accord  avec  le  Maroc;  il  faudrait  au 
moins  le  tenter.  Il  n'y  aura  réellement  difficulté  qu'après  qu'on 
aura  échoué,  si  on  échoue. 

Reste  le  Touat.  Là  nous  sommes  absolument  libres,  rien  ne  nous 
lie  les  mains.  Le  traité  de  18Ù5  dit  formellement  :  «  Article  6.  Quant 
au  pays  qui  est  au  sud  des  ksours  des  deux  gouvernemens  (ksours 
désignés  dans  l'article  5),  comme  il  n'y  a  pas  d'eau,  qu'il  est  inha- 
bitable et  que  c'est  le  désert  proprement  dit,  la  délimitation  en 


LA   FRANCE   AU   SOUDAN.  709 

serait  superflue.  »  Gomme  on  voit,  rien  du  Touat,  qui  géographi- 
quement  appartient  à  l'Algérie,  sous  les  longitudes  de  laquelle  il 
est  placé.  Le  Maroc  y  exerce,  il  est  vrai,  une  sorte  d'autorité  reli- 
gieuse, mais  nous  n'y  avons  jamais  reconnu  son  autorité  politique, 
qui  y  est  plus  illusoire  encore  que  parmi  les  tribus  de  l'Oued-Guir. 
Quelques  faits  vont  le  démontrer.  En  1857,  des  délégués  du  Touat 
vinrent  à  Alger  offrir  la  soumission  de  leur  pays  ;  ils  demandaient 
un  traité  pareil  à  celui  que  nous  avions  conclu  avec  le  M'zab  et  qui, 
moyennant  le  paiement  d'un  tribut,  accordait  à  ce  pays  le  droit  de 
se  gouverner  à  sa  guise.  Leur  offre  ne  fut  pas  acceptée,  par  pure 
insouciance,  croyons-nous.  En  1860,  le  commandant  Golonieu  se 
présenta  devant  Timimoun  muni  de  lettres  de  l'empereur  du  Maroc 
l'autorisant  à  visiter  le  pays; on  lui  répondit  :  «Nous  nous  moquons 
de  l'empereur  du  Maroc  comme  de  toi,  chien  de  chrétien  !  »  Cepen- 
dant, effrayés  de  l'apparition  d'un  Français  et  craignant  les  attaques 
d'une  puissance  qui  leur  avait  refusé  un  traité,  ils  réunirent 
25,000  douros  et  vingt  jolies  esclaves  noires  et  les  envoyèrent  au 
sultan  du  Maroc  en  lui  demandant  sa  protection  contre  les  Euro- 
péens; le  sultan  la  promit.  Quatre  ans  après,  Rohlfs  constate  plai- 
samment dans  le  Tidikelt  que  l'empereur  du  Maroc  «  n'est  pas 
oublié  dans  les  prières  du  vendredi  à  la  mosquée  ;  mais  à  cela  se 
bornent  ses  droits.  »  En  1873,  en  apprenant  qu'une  colonne  fran- 
çaise était  à  El-GoIeah,lesTouatiens,  qui  craignent  avant  tout  une 
guerre  susceptible  de  détruire  leurs  patiens  travaux  d'irrigation,  dé- 
libérèrent d'envoyer  leur  soumission.  On  dit  même  que  des  envoyés 
se  mirent  en  route  et  ne  revinrent  qu'en  apprenant  que  notre 
colonne  était  rentrée  dans  l'intérieur  de  l'Algérie.  En  réalité,  le 
Touat  est  donc  indépendant.  M.  Soleillet  a  exprimé  devant  la  com- 
mission supérieure  l'avis  qu'au  moyen  d'une  rente  annuelle  d'une 
vingtaine  de  mille  francs,  nous  pourrions  nous  assurer  du  cheikh 
des  Ouled-Bou-Hamou,  l'homme  le  plus  influent  du  Touat.  Les 
Anglais  ont  beaucoup  usé  de  ce  système  de  pensions  dans  leurs 
colonies  et  il  leur  a  généralement  réussi.  Nous  pourrions  en 
essayer. 

En  terminant,  il  ne  nous  reste  qu'à  exprimer  le  vœu  que  ces 
questions  politiques  qui  intéressent  autant  l'Algérie  que  le  Transsa- 
harien soient  résolues  au  plus  vite,  afin  que,  le  jour  où  les  deux 
tracés  seront  étudiés  complètement,  on  n'ait,  pour  faire  un  choix 
entre  eux,  à  considérer  que  les  avantages  naturels  qu'ils  présen- 
teront l'un  et  l'autre. 


Paui.  Bodrde. 


L'AVENIR    POLITIQUE 


DE 


L'EMPIRE    ALLEMAND 


Il  y  a  dix  ans  révolus  que  le  nouvel  empire  germanique  a  été  pro- 
clamé au  château  de  Versailles,  dans  la  galerie  des  glaces,  en  face  d'un 
autel  recouvert  d'un  drap  rouge  où  se  détachait  l'image  de  la  croix  de 
fer  prussienne.  Dix  années  bien  employées  comptent  dms  la  vie  d'uû 
peuple,  et  il  est  naturel  qu'au  commencement  de  1881,  beaucoup  d'Al- 
lemands aient  senti  le  besoin  de  se  recueillir,  de  rentrer  en  eux-mêmes, 
de  faire  leur  inventaire  et  leur  bilan,  de  dresser  Tétat  de  leurs  profits 
et  de  leurs  pertes.  —  OiJi  en  sommes-nous?  se  sont-ils  demandé.  Notre 
situation  présente  répond-elle  aux  espérances  que  nous  avions  con- 
çues? Nous  avons  fondé  notre  nouvel  établissement  politique  à  la  sueur 
de  nos  fronts  ;  Dieu  sait  tous  les  efforts,  tout  le  sang  qu'il  nous  a  coû- 
tés. Un  avenir  glorieux  et  tranquille  lui  est-il  réservé?  nos  peines  ont- 
elles  été  suffisamment  payées?  ceux  qui  nous  gouvernent  savent-ils 
bien  où  ils  vont  et  nous  mènent-ils  où  nous  voudrions  aller?  bref, 
sommes-nous  contens  et  avons-aous  le  droit  de  l'être? 

«  Notre  jeune  empire  allemand  vient  d'achever  son  deuxième  lustre, 
lisons-nous  dans  une  brochure  récemment  publiée  par  un  ministre 
d'état  du  grand-duché  de  Baden,  devenu  président  de  la  haute  cour  des 
comptes.  Quand  on  considère  le  chemin  parcouru,  on  devrait  s'attendre 
à  rencontrer  partout  ce  sentiment  de  douce  satisfaction  qui  convient  à  un 
peuple,  lorsque  après  des  siècles  de  vaines  aspirations  et  de  laborieux 
efforts,  il  a  vu  ses  rêves  s'accomplir.  Il  n'est  pas  même  nécessaire  de 
regarder  au  dehors  pour  que  celui  d'entre  nous  qui  a  l'humeur  la  plus 
chagrine  sente  battre  son  cœur  eu  comparant  les  honneurs  qui  sont 


l'avenir  politique  de  l'empire  allemand.  711 

rendas  aujourd'hui  au  nom  allemand  avec  cette  sorte  de  tolérance  dédai- 
gneuse et  compatissante  dont  nous  étions  autrefois  l'objet.  A  l'intérieur 
aussi,  les  progrès  accomplis  défient  toute  comparaison...  Et  pourtant, 
dans  une  foule  d'esprits,  la  reconnaissance  pour  les  résultats  obtenus,  la 
confiance  joyeuse  dans  l'avenir  ont  fait  place  à  un  certain  malaise.  Il 
ne  manque  pas  de  raisons  pour  expliquer  cette  fâcheuse  disposition,  si 
commune  aujourd'hui.  Les  con^^équences  des  calamités  économiques  qui 
nous  avaient  frappés  n'ont  pas  encore  été  réparées,  quoique  un  mieux 
sensible  tende  à  se  produire.  L'ultramontanisme  emploie  incessamment 
les  perfides  artifices  qui  lui  sont  familiers  à  propager  partout  le  mécon- 
tentement que  lui  fait  éprouver  l'écliec  de  ses  plans  de  domination,  en 
quoi  il  est  aidé  par  le  travail  souterrain  de  la  démocratie  sociale,  qui, 
fomentant  les  mauv  ises  passions  et  les  convoitises  des  uns,  les  inquié- 
tudes des  autres,  s'applique  à  empoisonner  l'esprit  public.  Toutefois  on 
n'a  pas  encore  réussi  à  aigrir  les  populations  prises  dans  It  ur  masse. 
Les  incertitudes,  les  défiances,  les  soucis,  le  mécontentement  sont  sur- 
tout répandus  parmi  ceux  qui  prennent  une  part  immédiate  et  active 
aux  luttes  politiques,  ou  qui  du  moins  les  suivent  avec  un  intérêt  con- 
stant. Cette  mauvaise  humeur  se  manifeste  particulièrement  chez  les 
libéraux,  qui  tremblent,  non  pour  l'unité  de  l'Allemagne,  mais  pour 
quelques-unes  des  libertés  récemment  conquises.  Le  centre  catholique, 
qui  s'était  flatté  de  l'espoir  d'être  récompensé  des  services  qu'il  avait 
rendus  au  gouvernement  dans  la  réforme  du  tarif  douanier,  a  été  déçu 
dans  son  attente,  et  s'il  consent  à  adoucir  en  quelque  mesure  ses  pro- 
cédés, il  n'en  persévère  pas  moins  dans  son  système  d'opposition  à 
outrance.  Les  partis  conservateurs  eux-mêmes,  quoique  les  signes  des 
temps  leur  semblent  plus  propices,  paraissent  moroses  et  peu  rassurés; 
l'extrême  droite  pressent  que,  dans  le  cas  le  plus  favorable,  elle  devra 
renoncer  à  plusieurs  de  ses  prétentions,  et  les  modérés  s'efforcent  vai- 
nement de  constituer  dans  le  parlement  une  majorité  à  la  fuis  conser- 
vatrice et  libérale  qui  ait  une  assiette  solide.  Assurément  chacun  des 
partis  qui  nous  divisent  a  ses  griefs  et  sss  s'ijets  de  plainte;  nous  ne 
voulons  pas  rechercher  ce  qu'il  y  a  de  fondé  dans  leurs  doléances, 
nous  tenions  seulement  à  constater  qu'en   dépit  des  brillans  succès 
remportés  durant  ces  dix  dernières  années,  le  découragement  est  la 
maladie  régnante  dans  nos  cercles  politiques  (1).  » 

Ainsi  parle  M.  le  docteur  Jolly  dans  sa  brochure,  qui,  à  ce  qu'il  paraît, 
n'a  pas  été  composée  et  publiée  sans  l'aveu  de  M.  de  Bismarck;  en  tout 
cas,  elle  est  de  nature  à  lui  plaire.  En  l'écrivant,  l'ancien  ministre  badois 
s'est  proposé  de  combattre  le  pessimisme  et  les  dispositions  chagrines  de 
beaucoup  d'Allemands  enclins  à  voir  les  choses  en  noir.  II  se  plaint 
qu'il  y.  a  parmi  ses  compatriotes  trop  d'idéalistes  intransigeans,    dont 

(1)  Der  Beichstag  und  die  Partheien,  von  D*"  Jolly  ;  Berlin,  1880. 


712  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

les  rêves  refusent  d'entrer  en  composition  avec  les  réalités  de  la  vie  et 
dont  la  devise  est  :  Tout  ou  rien.  Il  se  plaint  aussi  que  le  goût  de  tout 
censurer  et  de  tout  dénigrer  est  trop  répandu  en  Allemagne:  «  Si  d'au- 
tres peuples,  dit-il,  ont  péri  par  un  excès  d'optimisme,  nous  souffrons 
plutôt  d'un  excès  d'esprit  critique.  »  Cependant  il  convient  que  la  situa- 
tion actuelle  n'est  pas  absolument  satisfaisante,  que  l'avenir  n'est  pas 
définitivement  assuré,  qu'on  peut  s'attendre  de  jour  en  jour  à  voir  tout 
remrttre  en  question.  Le  nouvel  établissement  politique  est  encore 
incomplet,  inachevé.  Qu'en  alviendra-til?  Le  bloc  de  marbre  sera-t-il 
dieu,  table  ou  cuvette?  Frédéric  II  disait  que  son  grand-père,  en  érigeant 
la  Prusse  en  royaume,  avait  mis  dans  sa  postérité  un  germe  d'ambiiion 
qui  devait  fructifier  tôt  ou  tard,  que  la  monarchie  qu'il  avait  fondée 
était  une  espèce  d'hermaphrodite  qui  tenait  moins  du  royaume  que  de 
Télectorat,  qu'il  avait  laissé  à  ses  descendans  «  le  soin  de  décider  cet 
être.  »  On  peu?,  dire  que  pareillement  le  nouvel  empire  germanique 
est  une  création  équivoque,  qui  tient  à  la  fois  du  césarisme  et  de  la 
monarchie  ronstitutionnelle,  mais  qui  n'est  franchement  ni  l'un  ni 
l'autre.  Les  Allemands  ont  le  sentiment  vague  ou  précis  qu'un  jour  ou 
l'autre  il  faudra  décider  cet  être,  et  ils  se  demandent  comment  cette 
crise  se  dénouera,  si  c'est  la  réaction  ou  le  libéralism.^  qui  aura  gain 
de  cause.  Ce  doute  les  tient  en  suspens  et  en  haleine,  et  Tavenir  leur 
paraît  un  peu  trouble. 

Parmi  les  mécontens  que  M.  Jolly  s'efforce  de  tranquilliser  et  de  ras- 
séréner, les  uns  s'en  prennent  ouvertement  à  M.  de  Bismarck,  ils  le 
rendent  responsables  de  leurs  chagrins,  ils  prétnn  lent  qu'en  toute 
occurrence  il  n'a  pris  conseil  que  de  ses  convenances  personnelles, 
que  la  constitution  qu'il  leur  a  octroyée  a  été  faite  par  un  homme  et 
pour  un  homme,  d'où  il  résulte  que,  quan  1  cet  homme  ne  sera  plus,  la 
machine  aura  beaucoup  de  peine  à  fonctionner.  D'autres,  au  contraire, 
reprochent  aux  partis  d'avoir  entravé  M.  de  Bismarck  dans  son  œuvre 
et  dnns  ses  combinaisons,  de  s'être  plu  à  le  contrarier,  à  le  gêner,  à 
lui  susciter  mille  ennuis  et  des  difficultés  san^.  nnnbre.  Tout  serait 
allé  bien  mieux  s'il  avait  eu  ses  coudées  franches,  si  l'on  avait  respecté 
la  liberté  de  son  génie  et  de  ses  inspirations.  Deux  philosophes  qui 
ont  traité  dernièrement  ce  sujet  s'accordent  à  regretter  qu'on  n'ait 
pas  investi  le  chancelier  d'une  sortede  dictature  provisoire.  L'un  de  ces 
philosophes  représente  à  ses  compatriotes  qu'ils  auraient  mieux  fait  de 
suivre  l'exemple  de  leur  souverain,  que  le  roi  G  lillaume  a  eu  souvent 
à  se  plaindre  des  procédés  de  son  ministre,  et  que  cependant  il  l'a 
toujours  supporté  et  toujours  laissé  faire.  «  La  postérité,  ajoutc-t-il, 
s'étonnera  que  l'Allemagne  ait  produit  dans  notre  temps  un  si  grand 
homme  et  qu'elle  lui  ait  cherché  tant  de  chicanes.  »  Les  philosophes 
allemands  ont  du  goût  pour  les  dictateurs,  et  ils  croient  volontiers  à 
l'infaillibilité  des  grands  hommes. 


l'avemr  politique  de  l'empire  allemand.  713 

Ces  plaintes  contradictoires  nous  paraissent  également  injustes  et 
mal  fondées.  M.  de  Bismarck  a  l'habitude  de  faire  toujours  tout  ce  qu'il 
peut,  mais  on  ne  saurait  exiger  de  lui  qu'il  opère  des  miracles.  S'il  a 
beaucoup  pensé  à  lui  en  organisant  l'empire  allemand,  s'il  s'est  fait  sa 
part,  la  part  du  lion,  il  a  fait  aussi  celle  des  autres.  Il  n'a  pas  procédé 
en  dictateur.  Plus  sage,  plus  avisé  que  certains  philosophes,  il  a  jugé 
que  le  temiis  des  Lycurgue  et  dus  Solon  était  passé,  qu'on  ne  constitue 
pas  une  nation  sans  la  consulter,  sans  lui  demander  son  avis,  sans  se 
mettre  d'acc^rJ  avec  l'opinion  publique.  Il  s'était  réservé  lahaute  main 
et  l'initiative,  il  avait  conçu,  rédigé  de  toutes  piices  son  programme, 
mais  il  l'a  modifié,  amendé  selon  le  goût  de  ceux  qu'il  tenait  à  satis- 
faire. Se  maintenant  dans  une  sphère  supérieure,  se  dérobant  quelque- 
fois comme  le  dieu  qui  rentre  dans  sa  nuée,  il  n'a  voulu  se  lonner  à 
aucun  parti,  mais  il  a  traité  tour  à  tour  avec  l'un  ou  avec  l'autre  et  il 
les  a  tous  invités  à  s'associer  à  son  entreprise.  Il  a  produit  ainsi  une 
œuvre  composite,  pleine  de  disparates,  do.it  lui  seul  possède  le  secret 
et  qui  ne  le  satisfait  qu'à  moitié;  toutefois  il  est  résolu  à  s'en  contenter. 
Quand  il  ne  sera  plus  là  pour  la  défendre,  chaque  parti  s'efforcera  de 
la  tirer  à  lui,  et  Dieu  sait  ce  qu'il  en  adviendra;  est-il  responsable  des 
sottises  qu'on  pourra  faire  après  sa  mort  ? 

Que  la  constitution  de  l'empire  allemand  ne  fasse  le  bonheur  de  per- 
sonne, pas  même  de  celui  qui  l'a  inventée,  c'est  un  fait  qu'on  peut 
regretter,  mais  qu'il  en  pût  êtrj  autrement,  que  M.  de  Bismarck  soit 
demeuré  au-dessous  de  sa  tâche,  cela  nous  semble  fort  douteux.  Il 
avait  à  compter  avec  des  situations  si  complexes,  avec  ue,^  intérêts  si 
compliqués  et  si  contraires,  qu'à  sa  place  nul  homme  d'état  ne  s'en 
serait  mieux  tiré.  Il  a  été  éclectique,  non  par  goût,  par  tempérament, 
par  humeur  ou  par  caprice,  mais  par  sag-^sse  et  par  nécessité.  Conser- 
vateurs et  libéraux  se  plaignent  également  de  lui.  S'ils  étaient  de  bonne 
foi,  s'ils  se  livraient  à  un  sérieux  examen  de  conscience,  ils  avoueraient 
qu'il  n'était  pas  en  son  pouvoir  de  leur  procurer  une  entière  satisfaction 
et  qu'il  a  eu  besoin  de  toute  son  habilité  pour  ne  leur  causer  qu'un 
mécontentement  modéré. 

M.  de  Bismarck  n'a  pas  voulu  que  la  constitution  de  l'empire  fût 
l'œuvre  exclusive  d'un  parti,  et  on  ne  saurait  l'en  blâmer.  Il  ne  pouvait 
trouver  dans  aucun  groupe  politique  un  appui  suflisant,  ni  des  vues,  des 
désirs,  des  intérêts  absolument  conformes  aux  siens.  Aussi  n'a-t-il  con- 
clu d'alliance  défensive  et  offensive  avec  personne;  il  a  toujours  refusé 
de  s'engager,  il  n'a  passé  que  des  marchés  temporaires  et  condition- 
nels, il  n'a  contracté  que  des  liaisons  d'un  jour.  Il  est  possible  que  la 
coquetterie  soit  le  fond  de  son  humeur,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que 
sa  situation  le  condamnait  aux  infidélités;  quoi  qu'on  lui  proposât,  il 
trouvait  partout  quelque  chose  à  prendre  et  quelque  chose  à  laisser. 
S'il  avait  suivi  son  penchant,  s'il  avait  obéi  à  ses  sympathies  naturelles, 


714  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

il  aurait  lié  partie  avec  les  conservateurs,  ses  vieux  amis  éprouvés,  qui, 
au  temps  du  conflit,  lui  avaient  prêté  main-forte  avec  un  infatigable 
dévoûment.Mais  le  roi  de  France,  quand  il  prend  son  métier  au  sérieux, 
n'ignore  pas  seulement  les  injures  faites  au  duc  d'Orléans,  il  est  tenu 
d'oublier  aussi  les  services  rendus.  Si  le  chancelier  n'a  jamais  rompu 
avec  ses  anciens  amis,  il  les  a  souvent  semonces,  souvent  rabroués  et 
souvent  CiUitristés;  le  salut  de  son  entrepris3  était  à  ce  prix. 

Les  conservateurs  prussiens  représentent  moins  l'esprit  de  conservation 
que  les  tendances,  les  opinions,  les  intérêts  d'une  caste.  Ils  se  recrutent 
surtoutparmi  la  p  tite  noblesse  terrienne  de  la  Prusse  occiîentaleetorien- 
tale,  de  la  Poinéranie,  du  Brandebourg  ;  la  Silésie  et  la  Westphalie  ne  leur 
fournissent  qu'un  faible  contingent,  et  ils  n'ont  jamais  réussi  à  prendre 
pied  dans  les  Provinces  Rhénanes.  Comme  le  remarque  M.  JoHy,  ils  ont 
peu  de  ramifications  hors  de  Prusse.  En  1877  et  1878,  ils  ont  obtenu 
quelques  sièges  dans  le  royaume  de  Saxe,  dans  les  deuxMeck'embourg; 
ils  ont  remporté  aussi  quelques  succès  électoraux  dans  le  grand-duché 
de  Baden,  mais  ils  les  devaient  au  bon  vouloir  des  ultramontains,  dont 
l'alliance  n'est  jamais  sûre.  Les  hobereaux  prussiens,  qui  sont  la  moelle 
et  l'âme  dup;^rti,  ont  joué  un  grand  rôle  dans  l'histoire  de  leur  pays,  et 
on  serait  mal  venu  à  leur  disputer  l'influence  qu'ils  exercent.  Ils  sont 
nés,  ils  ont  grandi  dans  l'idée  qu'ils  se  doivent  à  leur  roi  et  qu'ils  sont 
Jes  serviteurs  tie  l'état.  Ils  ne  plaignent  ni  leur  temps  ni  leurs  peines, 
ils  sont  toujours  prêts  à  payer  de  leur  personne  dans  les  assemblées  pro- 
vinciales comme  sur  les  champs  de  bataille.  Ds2  quoi  qu'il  s'agisse,  le 
principe  d'autorité  leur  est  cher;  ils  ont  une  aversion  profonde  pour 
toute  mesure  qui  tend  à  diminuer  les  prérogatives  royales,  il  leur 
semble  qu'amoindrir  le  souverain,  c'est  les  amoindiU"  eux-mêmes. 
Enclins  à  une  économie  presque  parcimonieuse  dans  la  conduite  de 
leur  ménage,  ils  ne  marchandent  jamais  les  deniers  publics  au  ministre 
de  la  guerre,  ils  votent  avec  empressement  toutes  les  augmentations 
qu'il  leur  demande.  Pour  le  socialiste,  l'armée  est  un  fléau;  pour  le 
progressiste,  elle  est  un  mal  nécessaire;  pour  le  vrai  conservateur  prus- 
sien, elle  est  l'arche  sainte,  l'école  où  l'on  apprend  toutes  les  vertus  et 
particulièrement  cette  sévère  discipline  sans  laquelle  il  n'y  a  plus  de 
peuples  respectueux  ni  de  rois  exactement  obéis. 

Le  malheur  est  que  ces  hobereaux  si  méritans,  si  dévoués  à  l'état, 
pleins  d'abnégation,  disposés  aux  grands  comme  aux  petits  sacrifices, 
ont  l'esprit  court  et  la  tête  étroite.  M.  de  Bismarck  aurait  bien  voulu 
leur  ôter  leurs  préjugés,  en  leur  laissant  toutes  leurs  vertus;  cela  n'é- 
tait pas  facile.  Vertus  et  préjugés,  tout  cela  se  tient;  ce  sont  des  mar- 
chandises qu'il  faut  acheter  en  bloc.  Pour  les  conservateurs  prussiens, 
la  gloire,  le  bonheur  suprême  dans  ce  monde  est  d'être  un  Prussien, 
et  ils  estiment  qu'un  Prussien  ne  peut  devenir  Allemand  sans  déroger. 
Si  on  les  eût  écoutés,  la  Prusse  eût  gardé  son  quant-à-soi  politique,  ses 


l'avenir   POLITIQrE   DE   l'jELMPIRE   ALLEMAND.  715 

institutions  et  ses  coutumes  propres,  elle  se  fût  abstenue  de  faire  mé- 
nage en  commun  avec  ses  frères  du  Sud,  elle  les  eût  laissé  se  gouverner 
et  s'administrer  à  leur  guise,  elle  se  serait  contentée  de  leur  imposer 
son  hégémonie  miliiaire  et  d'en  faire  des  soldats  dignes  de  servir  sous 
ses  drapeaux.  M.  de  Bismarck  a  tâché  plus  d'une  fois  de  leur  persua- 
der que  leurs  désirs  ét;iient  des  chimères,  que  [^oor  rendre  les  hégé- 
monies accej  tables,  il  importe  de  les  déguiser,  que  le  particularisme 
du  Brandebourg  est  aussi  dangereux  que  les  autres,  que,  pour  décider 
les  Allemands  à  devenir  Prussiens,  il  fallait  que  les  Prussiens  se  rési- 
gnassent à  devenir  un  peu  Allemands,  qu'euûn  chacun  devait  y  mettre 
du  sien  et  renoncer  à  quelque  chose.  Ils  ont  eu  beaucoup  di  peine  à 
l'en  croire;  ils  ne  se  sont  [jas  révoltés,  mais  ils  ont  obéi  tristement,  la 
tête  basse,  et  leurs  soupirs  ont  été  entendus  de  toute  l'Europe. 

Quand  un  parvenu  abandonne  à  jamais  l'humble  demeure  de  ses 
pères  pour  habiter  le  fastueux  palais  qu'il  s'est  bâti,  il  n'a  garde  d'em- 
mener avec  lui  ses  meubles  dépenaillés,  ses  rideaux  fripés,  ses  vieilles 
chaises  boiteuses.  U  se  commande  un  ameublement  tout  neuf,  et  il 
faut  que  ses  domestiques,  son  train  de  vie,  sa  dép/cnse  comme  ses 
habitudes,  tout  soit  assorti  à  sa  nouvelle  fortune.  Les  conservateurs 
prussiens  entendaient  transporter  dans  la  grande  maison  neuve  leurs 
vieux  meubles  et  toutes  leurs  vieilles  habitudes  d'esprit.  Leur  intelli- 
gence réfractaire  e^t  fermée  à  toutes  les  idées  qui  ont  cours  dans  le 
mo.ide  depuis  1789;  ils  protestent  contre  tous  les  changemens  écono- 
miques et  sociaux  qui  se  sont  proluits  dans  la  société  moderne.  Ils 
estiment  qu'il  n'y  a  d'état  bien  ordonné  que  celui  où  chacun  se  tient  à 
la  place  que  lui  a  assignée  sa  naissance,  et  dans  lequel  la  direction  de 
l'esprit  public  appartient  à  une  classe  formée  de  gentilshommes  cam- 
pagnards, médiocrement  riches,  mais  en  revanche  portant  tous  l'épau- 
lette.  Ils  dé.-^approuvent  toutes  les  lois  qui  tendent  à  mo  lifier  les  situa- 
tions consacrées  p  r  le  temps  et  à  déplacer  les  influences;  la  liberté 
d'industrie,  la  liberté  d'établissement,  la  liberté  du  commerce  de  l'ar- 
gent leur  sont  odieuses.  C'est  ce  qui  explique  la  part  qu'ils  prennent 
aujourd'hui  à  l'aj^itation  anti-sémitique.  Le  juif  représente  à  leurs  yeux 
l'influence  maudite  de  la  fortune  mobilière,  l'insolence  du  million 
qui  fait  la  roue  au  soleil,  et  depuis  qu'Israël  enrichi  s'est  mis  à  bâtir  et 
à  posséder  la  terre,  leurs  ressentimens  ne  connais.-^ent  plus  de  bornes. 

D'ailleurs  ils  n'ont  jamais  pu  concevoir  que  la  religion  fût  une  chose 
indifférente  en  matière  politique;  ils  la  consi  ièrent  comme  le  soutien 
du  trône,  comme  l'alliée  naturelle  de  la  discipline  militaire,  ils  n'ad- 
mettent pas  qu'on  puisse  exercer  une  charge  de  quelque  importance 
sans  avoir  fait  ses  preuves  d'orthodoxie.  Comme  récrivait  dernièrement 
M.  Mommsen,  il  n'y  a  pour  eux  de  citoyen  digne  de  posséder  tous  les 
droits  politiques  que  «  celui  qui  descend  d'un  des  trois  fils  de  Mannus, 
qui  s'entend  à  labourer  et  à  semer,  et  qui  comprend  l'Évangile  comme 


716  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'interprète  son  pasteur.  »  L'empire  allemand  ne  pouvait  leur  agréer 
qu'à  la  condition  d'être  un  empire  agricole,  militaire  et  chrétien.  M.  de 
Bismarck  aime  et  prône  l'agriculture,  il  fait  passer  l'intérêt  de  l'armée 
avant  tous  les  autres,  et  il  a  déclaré  plus  d'une  fois  que  l'état  est  tenu 
d'agir  et  de  parler  en  bon  chrétien  ;  mais  il  a  toujours  fait  ses  réserves, 
il  esL  trop  de  son  siècle  pour  ne  pas  les  faire.  Après  que  saint  Patrick 
eut  converli  les  Irlandais,  ils  continuèrent  de  penser  qu'un  peu  de 
paganisme  était  nécessaire  au  bonheur,  et  dans  la  cérémonie  du  bap- 
tême par  immersion,  ils  avaient  soin  que  le  bras  droit  de  l'enfant 
demeurât  hors  de  l'eau,  afin  que  plus  tar  i  il  pût  s'en  servir  sans  scru- 
pule pour  étrangler  son  ennemi,  pour  caresser  sa  maîtresse  on  pour 
agiter  le  cornet  aux  dés.  Si  attaché  que  snit  M.  de  Bismarck  à  la  doc- 
trine de  l'état  chréiien,  il  paraît  croire,  lui  aussi,  qu'an  peu  de  paga- 
nisme est  nécessaire  au  bonheur  d'un  grand  empire,  et  dans  toutes 
les  lois  qu'il  a  fait  voter  par  son  parlement,  au  grand  chagrin  de  ses 
anciens  alliés,  il  a  eu  soin  de  faire  la  part  du  démon,  de  ce  diable  qui 
remplit  les  escan  elles  et  rend  les  impôts  indirects  très  productifs.  Le 
baptême  du  nouvel  empire  allemand  est  demeuré  incomplet  comme  celui 
des  Irlandais  du  temps  jadis  :  le  bras  droit  sortait  de  l'eau,  et  les  con- 
servateurs orthodoxes  n'ont  pas  été  contens. 

Quelque  irritation  qu'aient  souvent  causée  à  M.  de  Bismarck  les  pré- 
jugés et  les  entêtemens  de  ses  vieux  amis,  quelques  duretés  qu'il  leur 
ait  dites  quelquefois,  il  les  a  toujours  considérés  comme  son  troupeau 
et  sa  famille.  Mais,  pour  exécuter  le  programme  qu'il  avait  conçu,  il  a 
dû  recourir  à  l'assistance  du  parti  libéral,  qui  exprime  la  pensée  de  la 
classe  moymne  et  des  universités  et  qui,  en  toute  rencontre,  fait  profes- 
sion de  rationalisme  politique.  Si  les  préjugés  sont  de  grands  rémoras, 
le  rationalisme  a  aussi  ses  inconvéniens.  Il  ne  croit  qu'à  la  logique  et 
à  l'évidence  de  ses  principes,  il  fait  trop  bon  marché  de  l'histoire,  des 
traditions,  des  souvenirs,  des  sentimens  et  même  des  convenances.  Il 
ressemble  parfois  à  un  taureau  lâché  dans  une  boutique  de  porcelaines, 
et  l'Allemagne  est  le  pays  du  monde  où  les  porcelaines  sont  les  plus 
précieuses  et  les  plus  fragiles.  Les  libéraux,  auxquels  M.  de  Bismarck 
dut  avoir  recours  pour  organiser  la  confédération  du  Nord  et  plus  tard 
l'empire  allemindjui  reprochaient  de  s'arrêter  à  mi-chemin,  de  man- 
quer de  conséquence  et  de  résolution.  Il  est  certain  que,  dans  sa  poli- 
tique intérieure,  cet  impétueux,  ce  violent  a  pu  ressembler,  en  plus 
d'une  occasion,  à  un  homme  de  juste  milieu,  préférant  aux  brutalités 
souvent  inutiles,  toujours  odieuses,  les  sages  tempéramens  et  les 
moyens  détournés.  Les  libéraux  entendaient  faire  de  l'Allemagne  un 
empire  unitaire,  et  i's  tenaient  peu  de  compte  des  susceptibilités,  des 
inquiétudes,  des  o nbrages  des  petits  souverains,  que  M.  de  Bismarck 
a  dû  protéger  contre  leurs  entreprises.  Il  leur  disait  :  «  Je  n'ai  jamais 
passé  pour  un  homme  timide,  gauche  ou  embarrassé,  mais  soyez  surs 


l'avenir  politique  de  l'empire  allemand.  717 

que  j'ai  réclamé  de  nos  confédérés  tous  les  sacrifices  que  ma  con- 
science me  permettait  de  leur  imposer,  et  que  je  ne  saurais  aller  plus 
loin.  »  Le  15  novembre  1871,  quand  les  unitaires  à  outrance  proposèrent 
que  toutes  les  monnaies  allemandes  fussent  frappées  à  !'•  ffigie  de  l'em- 
pereur, il  leur  répondit  :  «  Vous  me  parlez  de  vos  convictions,  j'ai  aussi 
les  miennes  et  je  passe  ma  vie  à  leur  faire  violence  dans  l'intérêt  de 
l'état.  Nous  autres  hommes  de  gouvernement,  nous  n'avons  pas  le  droit 
de  ne  consulter  que  nos  préférences  et  nos  désirs.  Ce  n'est  pas  pour 
exercer  de  fâcheuses  pressions  sur  nos  confédérée  que  Dieu  a  donné  à 
la  Prusse  la  force  dont  il  lui  a  plu  de  l'investir.  En  ma  qualité  de  chan- 
celier de  l'empire,  les  sentimens  personnels  des  monarques  confédérés, 
surtout  des  plus  puissans  d'entre  eux,  ne  me  sont  nullement  indifférens, 
et  celui  qui  n'en  a  cure  n'est  qu'un  théoricien.  Je  dois  compter  avec  ces 
sentimens,  ils  pèsent  sur  mes  décisions.  »  Il  cherchait  à  les  consoler 
en  insinuant  que  les  moyens  détournés  conduisent  plus  sûrement  au 
but,  il  les  engageait  à  ne  pas  déranger  ses  combinaisons,  il  leur  disait 
comme  Archimède  au  soldat  romain  :  Noli  turbare  circulos  meos,  — 
après  quoi  il  leur  rappelait  que  la  logique  n'est  pas  tout  dans  les  affaires 
humaines,  mais  il  ne  les  persuadait  pas.  Les  conservateurs  se  résignaient 
en  soupirant;  les  libéraux,  moins  dociles,  ne  soupiraient  pas,  ils  se 
fâchaient,  et,  obligés  de  céder,  ils  se  promettaient  de  revenir  à  la 
charge.  La  logique  s'arroge  le  droit  d'être  intraitable  et  se  fait  un  devoir 
d'être  indiscrète. 

Mais  ce  n'est  pas  seulement  l'Allemagne  une  et  indivisible  que  récla- 
maient les  libéraux;  ils  aspiraient  à  inaugurer  dans  le  nouvel  empire 
le  pur  régime  parlementaire,  et  c'est  à  quoi  M.  de  Bismarck  ne  pouvait 
pas  se  prêter,  leurs  tentatives  se  sont  heurtées  contre  d'inexorables 
refus.  Ceux  qui  pensent  qu'il  se  débarrasserait  volontiers  de  son  parle- 
ment lui  font  tort.  11  consent  à  se  laisser  discuter,  il  accorde  aux  assem- 
blées un  certain  droit  d'inspection  et  de  contrôle  dans  les  affaires  de 
l'état,  il  les  autorise  à  voter  le  budget  des  dépenses,  à  examiner,  à 
amender,  à  corriger  les  lois,  il  souffre  même  qu'elles  le  questionnent 
quand  il  lui  plaît  d'être  questionné  ;  mais  il  n'admet  pas  que  son  exis- 
tence dépende  de  leur  bon  plaisir,  ni  qu'elles  se  mêlent  de  faire  ou  de 
défaire  des  ministres.  Ce  sont  les  principes  consacrés  par  la  monarchie 
prussienne  qu'il  a  introduits  dans  la  charte  de  la  confédération  du  Nord 
et  de  l'empire  allemand,  et  cette  fois  il  a  eu  pour  lui  l'assentiment  des 
conservateurs.  En  Angleterre,  le  cabinet  n'est  qu'un  comité  du  corps 
législatif;  en  Prusse,  il  est  le  représentant  du  roi.  En  Angleterre,  à 
la  vérité,  la  chambre  des  communes  ne  choisit  pas  directement  les 
ministres,  mais  elle  les  impose  au  choix  du  souverain  ;  en  Prusse,  le 
souverain  les  choisit  au  gré  de  ses  intérêts  et  de  ses  convenances.  En 
Angleterre,  ils  sont  les  serviteurs  du  parlement,  et  quand  ils  ont  maille 
à  partir  avec  ce  maître  capricieux  et  mobile,  ils  doivent  résigner  leurs 


718  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

fonctions;  en  Priissp,  ils  sont  les  serviteurs  de  la  couronne,  et  ils  res- 
tent en  charge  aussi  longtemps  qu'ils  possèdent  sa  confiance.  Jamais  le 
roi  Guillaume,  devenu  empereur  d'Allemagne,  n'aurait  consenti  à  se 
dépouiller  de  ce  qu'il  regarde  comme  sa  plus  précieuse  prérogative.  Il 
pense  avoir  fait  toutes  les  concessions  qu'on  pouvait  honnêtement  lui 
demander;  il  s'en  tient  là  :  sa  gloire  comme  sa  vieillesse  le  protègent 
contre  les  in  liscrétions  des  parlementaires  et  des  logiciens.  —  «  Je 
vous  ai  fait  assembler,  disait  Henri  IV  aux  notables  de  Rouim,  pour  rece- 
voir vos  conseils,  pour  les  croire,  pour  les  suivre,  envie  qui  ne  prend 
guère  aux  rois,  aux  barbes  grises  et  aux  victorieux.  »  —  Et  comme 
Gabrielle  d'Estrées  lui  reprochait  cet  excès  de  condescendance  :  «  Ventre 
saint-gris,  il  est  vrai,  ro;  artit  le  roi,  mais  j'avais  mon  épée.  »  L'Alle- 
magne est  le  pays  où  il  y  a  le  plus  de  parlemens,  mais  l'épée  est  tou- 
jours là.  D'habitude, elle  est  polie,  souvent  même  accorte,  gracieuse,  et 
elle  déguise  ses  refus  sous  un  ton  d'aimable  bonhomie;  mais  elle  n'ab- 
dique jamais,  elle  se  réserve  le  dernier  mot.  C'est  l'épée  de  Sadowa  et 
de  Sedan. 

Les  Anglais  ont  décidé  que  la  royauté  est  la  source  déshonneurs  et 
la  trésorerie  la  source  des  affaires.  L'empereur  d'Âilemagne  et  son 
chancelier  entendent  disposer  des  affaires  aussi  bien  que  des  hon- 
neurs; mais  les  libéraux  en  appellent.  M»  le  docteur  Jolly,  pour  en 
revenir  à  lui,  leur  représente  qu'ils  ont  tort,  qu'après  tout  l'empire 
allemand  jouit  des  bienfaits  du  régime  constitutionnel,  puisque  toutes 
les  lois  y  sont  votées  par  le  Reichstag.  Il  les  engage  à  se  contenter  de 
ce  qu'on  leur  a  donné,  il  les  exhorte  à  abjun  r  leurs  chimères.  li  s'ef- 
force de  leur  démontrer  que  le  régime  parlementaire  est  inconciliable 
non-seulement  avi  c  les  prérogatives  du  souverain,  mais  avec  l'esprit 
militaire,  avec  la  situation  qui  a  été  faite  à  l'armée  allemande,  avec 
l'influence  touie -puissante  de  la  bureaucratie.  Il  remarque  également 
que  le  parlementarisme  ne  prospère  et  ne  fleurit  que  dans  les  pays  où 
il  y  a. deux  partis  et  où  ces  deux  partis  s'accordeut  sur  certains  prin- 
cipes, tandis  que  dans  le  Reichstag  il  y  a  des  sociali  tes,  des  Polonais, 
des  guelfes,  des  ultramoatains,  des  progressistes,  des  conservateurs  à 
outrance  et  des  conservateurs  mitigés,  des  libéraux  intransigeans  et 
des  libéraux  accommodans,  à  l'eau  de  rose.  Le  moyen  de  former  une 
majorité  gouvernenieutale  avec  des  partis  si  divisés,  sans  compter  qu'à 
l'exception  du  centre  catholique,  ils  sont  rebelles  à  la  discipline,  enclins 
à  chipoter,  à  discuter  la  consigne,  à  bourrer,  à  houspiller  leurs  chefs? 
M.  Jolly  en  conclut  que  les  cliangemens  désirés  par  les  libéraux  ne 
s'accompliront  pas  de  si  tôt,  qu'avant  cinquante  ans  au  moiûs  il  ne 
saurait  en  être  question. 

Les  libéraux  poi irraient  lui  répondre  qu'on  û.e  naît  pas  parlemen- 
taire, qu'on  le  devient,  que  c'est  précisément  par  la  pratique  des 
affaires  que  les  partis  se  forment  à  la  discipline  et  acquièrent  l'esprit 


l'aveni»  poirriQUE  de  l'empire  allemand.  719 

de  gouvernement,  que  pour  apprendre  aux  enfans  à  nager,  on  com- 
mence par  les  jeter  à  l'eau.  On  pourrait  lui  répondre  aust^i  que  \& 
régime  qu'il  combat  a  déjà  réussi  à  s'acclimater  dans  une  grande  partie 
de  l'Europe  et  qu'il  tend  à  faire  sans  cesse  de  nouveaux  progrès.  C'est 
une  contagion  qui  gagne  de  proche  en  proche  ;  l'AUenugue  parviendra- 
t-elle  à  s'en  préserver?  Elle  possède  aujourd'hui  un  grand  homme  d'é- 
tat qui  lui  tient  lieu  de  beaucoup  de  choses  et  qui  lui  interdit  les  expé- 
riences. Quand  elle  l'aura  perdu,  les  expérimentateurs  auront  beau 
jeu;  ils  invoqueront  le  courant  du  monde  et  de  l'opinion,  et  il  sera 
difficile  de  les  tenir  en  échec.  Il  est  des  entraînemens  auxquels  on  ne 
résiste  pas. 

Ce  qu'il  faut  accorder  à  M.  JoUy,  c'est  que  l'expérience  parlementaire 
ne  pourra  se  faire  en  Allemagne  sans  y  causer  une  crise  dont  les  consé- 
quences seront  graves  et  peut-ê(re  funestes.  Aux  difficultés  qu'il  a  si- 
gnalées s'en  joint  une  autre  plus  sérieuse  encore,  dont  il  n'a  rien  dit.  Pour 
arriver  à  leurs  fins,  les  libéraux  devront  à  leurs  risques  et  périls  rema- 
nier la  constitution,  qui  a  placé  à  la  tête  de  l'empire  et  au-dessus  du 
Reichstag  une  sorte  d'assemblée  souveraine  appelée  le  conseil  fédéral. 
Cette  assemblée  se  compose  des  représentans  officiels  des  états  confédé- 
rés, munis  d'instructions  qui  les  lient,  d'un  mandat  impératif  et  d'un 
droit  de  veto  absolu.  «  Le  conseil  fédéral,  disait  M.  de  Bismarck  en  1871, 
est  une  véritable  cham'-re  des  états,  où  siègent  non  des  individus,  mais 
les  gouvernemens  qu'ils  représentent.  Quand  le  baron  de  Friesen 
ouvre  un  avis,  c'est  un  royaume  qui  parle  par  sa  bou'  he,  son  vote  est 
celui  de  la  couronne  de  Saxe,  ayant  derrière  elle  le  parlenient  saxon.  Le 
respect  qui  est  dû  au  vote  de  vingt-cinq  états  explique  l'importance 
que  possède  le  cons  il  fédéral  et  qui  n'est  pas  celle  d'une  assemblée 
ordinaire  :  tout  changement  dans  la  constitution  en  vertu  duquel  cette 
chambre  des  états  de  l'empire  allemand  serait  affaiblie,  diminuée  ou 
médiatisée  me  paraîtrait  infiniment  dangereux.  Le  conseil  fédéral  est 
un  collège  fédératif,  chargé  d'exercer  la  souvei^aineté  collective  de 
l'empire,  car  la  souveraineté  ne  réside  pas  dans  l'empereur,  elle  réside 
dans  l'ensemble  des  gouvernemens  confédérés.  Je  vous  engage  à  ne  pas 
toucher  au  conseil  fédéral,  je  vois  dans  cette  institution  une  sorte  de 
palladium,  une  puissante  garantie  pour  l'avenir  de  l'Allemagne.  » 

Les  libéraux  rêvent  de  donner  la  direction  des  affaires  à  un  minis- 
tère impérial  responsable  devant  le  Reichstag;  ils  ne  pourraient  exé- 
cuter leur  projet  sans  porter  une  grave  atteinte  à  la  souveraineté  du 
conseil  fédéral  et  sans  le  réduire  à  la  condition  d'une  simple  chambre 
des  lords.  —  «Croyez-vous,  s'écriait  M.  de  Bismarck  dès  1867,  qu'un 
prince  allemand  se  résigne  à  échanger  sa  situation  contre  celle  d'un 
simple  pair?  »  Il  ajoutait  quelques  jours  plus  tard  :  «  Ce  que  vous  dési- 
rez, je  n'oserais  pas  le  demander  au  roi  de  Saxe.  »  —  Quand  il  ne  sera 


720  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plus  là  pour  défendre  les  garanties  et  les  avantages  qu'il  a  stipulés 
lui-même  en  faveur  des  souverains  confédérés,  quand  la  marée  mon- 
tante du  libéralisme  unitaire  emportera  les  digues  qu'il  lui  opposait, 
on  demandera  au  roi  de  Saxe,  au  roi  de  Bavière,  au  roi  de  Wurtemberg 
beaucoup  de  choses  qu'il  leur  sera  pénible  d'accorder.  Consenti!  ont-ils 
généreusement  à  se  réduire  au  rang  de  simples  pairs?  Signerout-ils 
leur  déchéance  de  leur  propre  main?  Selon  toute  apparence,  il  leur  en 
coûterait  moins  de  se  démettre  que  de  se  soumettre.  Et  les  libéraux  en 
viendront  peut-être  à  souhaiter  leur  démission,  car  les  libéraux  finiront 
par  s' apercevoir  que  les  petites  couronnes  sont  souvent  fort  gênantes 
et  que,  pour  établir  l'unité  de  gouvernement  dans  un  état  fédtJratif,  la 
première  chose  à  faire  est  de  supprimer  les  rois,  les  princes  et  les 
grands-ducs.  Nous  doutons  que  l'argumentation  solide,  mais  un  peu 
filandreuse  de  M.  Jolly,  les  décide  à  renoncer  à  leurs  visées;  toutefois 
il  a  raison  de  leur  représenter  que  le  régime  parlementaire  est  bien 
difficile  à  installer  en  AUi^magne.  En  vérité,  il  serait  plus  aisé  d'y  pro- 
clamer la  république;  le  malheur  est  que  cette  solution  ne  plairait  pas 
à  tout  le  monde.  Que  sera  l'Allemagne  dans  cinquante  ans?  Les  desti- 
nées sont  mystérieuses,  et  tout  prophète,  fût-il  président  de  la  haute 
cour  des  comptes,  est  sujet  à  caution. 

M.  Jolly  a  écrit  sa  brochure  pour  combattre  les  alarmistes  et  pour 
dire  leur  fait  aux  pessimistes.  Cependant  il  est  obligé  de  convenir  que 
les  institutions  que  s'est  données  l'empire  allemand  sont  à  la  fois 
imparfaites  et  diffi.ilem.jnt  perfectibles,  qu'il  faut  avoir  un  bon  carac- 
tère pour  s'en  contenter,  mais  qu'on  ne  saurait  les  réformer  sans  tout 
remettre  en  question.  Il  convient  aussi  que,  quand  M.  de  Bismarck  ne 
sera  plus  là,  l'Allemagne  se  trouvera  fort  empêchée  de  le  remplacer  tt 
aura  beaucoup  de  peine  à  se  passer  de  lui.  «  Après  moi, le  gâchis  !»  disait 
un  jour  le  roi  Louis-Philippe.  C'est  précisément  le  gâchis  qui,  à  tort  ou 
à  raison,  fait  peur  à  ces  pessimistes  dont  M.  Jolly  cherche  à  relever  le 
courage.  Aussi  s'accordent-ils  tous  à  souhaiter  que  M.  de  Bismarck 
vive  encore  très  longtemps.  Il  s'est  plaint  si  souvent  de  sa  santé  que  ses 
doléances  n'excitent  plus  guère  d'inquiétudes,  A  vrai  dire,  alors  même 
qu'il  se  porte  bien,  le-;  inégalités  de  son  humeur  causent  quelquefois 
du  tracas  à  ceux  qui  l'entourent;  mais  l'Aile  nagne  s'y  est  accoutumée, 
et  comme  certain  mari  à  qui  sa  femme  reprochait  de  n'avoir  pas  assez 
d'égards  pour  ses  nerfs,  elle  lui  dirait  volontiers  :  a  Pardonnez-moi, 
j'ai  beaucoup  de  respect  i-our  vos  nerfs;  depuis  quinze  ans  au  moins  je 
vous  en  entends  parler  avec  considération,  ce  sont  pour  moi  d'iinciennes 
connaissances,   et  nous  finirons,  eux  et  moi,  par  devenir  bons  amis.  » 


G.  Valbert. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


31  jauvier  1881. 

Au  jour  fixé,  le  parlement  s'est  de  nouveau  réuni  au  Luxembourg  et 
au  Palais-Bourbon.  M.  le  président  du  sénat,  en  homme  d'esprit,  s'est 
plu  à  ouvrir,  par  un  discours  d'une  familiarité  ingénieuse  et  piquante, 
les  travaux  de  l'assemblée  dont  il  est  chargé  pour  la  seconde  fois  de 
diriger  les  débats-,  il  ne  s'est  pas  défendu  d'opposer  avec  une  fine 
bonhomie  le  régime  tempéré  et  indulgent  du  sénat  aux  habitudes  d'une 
autre  assemblée.  M.  le  président  de  la  chambre  des  députés,  élu  pour 
la  troisième  fois,  a  prononcé,  lui  aussi,  son  discours,  un  discours  plus 
ample,  plus  solennel,  plus  officiel,  qui  pourrait  passer  pour  un  message. 
M.  Gambetta  a  eu  un  peu  l'air  de  faire  le  testament  de  la  chambre,  eu 
retraçant  à  grands  traits  la  carrière  qu'elle  a  parcourue,  en  lui  rappelant 
aussi  ce  qui  lui  reste  à  voter  avant  de  disparaître,  et,  dans  cet  exposé 
qui  touche  à  la  fois  à  la  politique  intérieure  et  à  la  politique  extérieure, 
il  n'a  probablement  pas  introduit  sans  intention  cette  déclaration  ras- 
surante adressée  à  l'assemblée  :  «  C'est  surtout  en  ce  qui  touche  le 
maintien  de  la  paix  au  dehors  qu'on  peut  dire  que  votre  union  avec  le 
gouvernement  et  le  pays  a  été  inaltérable.  En  dépit  d'assertions  sans 
fondement,  le  monde  entier  sait  que  la  politique  extérieure  de  la  France 
ne  peut  cacher  ni  desseins  secrets  ni  aventures.  C'est  là  une  garantie 
qui  tient  à  la  forme  mèuie  de  l'état  républicain,  où  tout  dépend  de  la 
souveraineté  nationale,  et  d'une  démocratie  au  sein  de  laquelle  la  paix 
extérieure,  digne  et  forte,  est  à  la  fois  le  moyen  et  le  but  du  progrès  à 
l'intérieur.  »  Voilà  qui  est  entendu  et  constaté  !  — Ce  n'est  pas  tout  :  dans 
un  ordre  moins  officiel,  avec  moins  d'éclat  et  d'apparat,  un  ancien  pro- 
cureur général  à  la  cour  des  comptes,  M.  Humbert,  élu  président  de  la 
gauche  sénatoriale,  a  fait  lui  aussi  sa  manifestation.  Il  a  prononcé  un 
discours  qui  a  son  importance  comme  expression  mesurée  et  réfléchie 
des  opinions,  des  vues,  du  système  de  conduite  parlementaire  d'un  des 
groupes  les  plus  considérables  de  la  majorité  républicaine  du  sénat. 

Ce  ne  sont  donc  pas  les  discours  qui  manquent  à  ce  début  d'une  ses- 

lOME  XLHI.  —  1881.  46 


722  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

sion  qui  doit  être  la  dernière  pour  la  chambre  des  députés,  qui  sera 
aussi  la  dernière  pour  une  portion  du  sénat  soumise  à  un  prochain 
renouvellement  triennal.  Discours  et  programmes,  avec  des  nuances 
différentes,  avec  une  mesure  diverse  d'autorité,  ils  expriment,  les  uns 
et  les  autres,  à  peu  près  les  mêmes  idées,  le  même  sentiment  d'une 
paix  intérieure  et  extérieure  incontestée,  de  l'affermissement  des  insti- 
tutions nouvelles.  Ils  ont  le  même  accent  de  satisfaction,  de  confiance, 
et  le  fait  est  qu'aujourd'hui,  à  part  l'imprévu  des  crises  toujours  pos- 
sibles, en  dehors  des  hostilités  absolument  irréconciliables,  on  ne  voit 
pas  bien  à  quels  dangers  immédiats  la  république  fondée  par  la  consti- 
tution aurait  à  faire  face,  quels  ennemis  elle  aurait  à  craindre. 

D'un  côté,  les  récentes  élections  municipales,  ces  élections  mêmes 
que  M,  Gambetta  appelle  «  magnifiques,  »  montrent  tout  au  moins  que 
le  radicalisme  extrême  n'est  qu'une  minorité  turbulente  et  agitatrice 
désavouée  par  l'opinion,  et  qu'il  y  a  dans  la  masse  du  pays  une  majo- 
rité un  peu  moins  prononcée  ou  accentuée  peut-être  qu'on  ne  le  croit, 
toujours  prête  néanmoins  à  se  rallier  au  régime  qui  existe,  qui  lui  donne 
l'ordre  et  la  paix.  La  défaite  des  radicaux  révolutionnaires,  des  reve- 
nans  de  la  commune,  c'est  le  trait  caractéristique  des  dernières  élec- 
tions municipales,  qui  sont  en  cela  le  signe  des  dispositions  du  pays,  du 
courant  général  des  opinions.  D'un  autre  côté,  dans  le  camp  opposé, 
entre  les  partis  conservateurs  ouvertement  hostiles,  le  plus  remuant, 
celui  qui  aurait  peut-être  pu  à  Toccasion  capter  une  certaine  popularité 
démocratique  ou  rurale,  le  parti  bonapartiste,  pour  l'appeler  par  son 
nom,  est  visiblement  livré  à  un  travail  croissant  de  dissolution.  Tant  que 
le  prince  impérial  a  vécu,  il  restait,  avec  la  séduction  de  sa  jeunesse,  le 
dernier-né,  le  représentant  accepté  de  la  dynastie  napoléonienne  ;  sa 
présence  même  dans  l'exil  pouvait  contenir  les  divisions  et  entretenir 
les  espérances  du  parti.  Depuis  que  le  jeune  prince  est  allé  périr  dans 
une  obscure  échauffourée  du  Zoulouland,  la  débandade  a  commencé 
dans  le  parti.  L'armée  se  disperse  ou  se  dissout  d'elle-même,  faute  de 
chef  et  de  drapeau.  Les  plus  vieux,  ceux  qui  ont  servi  avec  quelque  éclat 
le  second  empire,  s'en  vont  ou  se  fatiguent.  Les  plus  jeunes  ne  savent 
plus  trop  où  ils  en  sont,  et  avant  de  retrouver  l'empire,  ils  cherchent 
un  empereur  à  tâtons.  Les  uns  alors  prennent  leur  parti  et  serepUent 
vers  la  monarchie  ;  les  autres  s'en  vont  ou  reviennent  vers  la  républi- 
que, puisque  le  pays  semble  s'accommoder  de  la  république.  Le  parti 
se  divise,  se  disloque,  et  un  des  signes  les  plus  récens,  les  plus  curieux 
de  ce  travail  croissant  est  certes  cette  lettre  par  laquelle  un  député 
bonapartiste,  M.  Dugué  de  la  Fauconnerie,  rallié  au  régime  républi- 
cain, vient  de  donner  sa  démission  pour  faire  ratifier  son  évolution  par 
les  électeurs  qui  l'ont  nommé.  L'empire  n'est  plus  un  danger,  les  radi- 
caux ont  été  vaincus  au  dernier  scrutin  ;  de  ces  deux  ennemis  la  répu- 
blique n'a  plus  guère  rien  à  craindre  pour  le  moment.  Des  deux  côtés 


BEVDEi   —  CHRONIQUE.  725 

ce  n'est  pas  la  sécurité  qui  lui  manque  pour  vivre,  pour  choisir  libre- 
ment sa  direction  et  sa  voie. 

Que  manque-t-il  donc  aujourd'hui  à  la  république,  ou  plutôt,  puisque 
la  république  elle-même  n'est  pas  en  question,  que  manque-t-il  à  ceux 
qui  ont  la  prétention  de  la  représenter,  de  parler  pour  elle,  de  l'admi- 
nistrer et  de  la  faire  vivre?  11  leur  manque  précisément  de  savoir 
mettre  à  profit  ces  circonstances  de  plus  en  plus  favorables  que  leur 
créent  le  déclin  et  l'impuissance  des  partis  hostiles,  de  se  faire  une  poli- 
tique proportionnée  à  une  situation  devenue  plus  régulière,  de  com- 
prendre qu'on  ne  gouverne  pas  dans  la  victoire  comme  dans  la  lutte, 
et  qu'on  gouverne  encore  moins  un  pays  tout  entier  comme  un  parti. 
11  leur  manque  d'entrer  dans  ce  règne  nouveau  des  institutions  répu- 
blicaines avec  un  esprit  plus  libre  de  fanatismes  de  secte,  de  préjugés 
vulgaires  de  parti,  de  passions  exclusives,  avec  un  sentiment  plus  précis 
et  plus  net  de  la  nécessité  des  choses.  Si  l'on  n'a  pas  ce  sentiment  et 
cet  esprit,  si  l'on  met  la  violence  dans  un  pays  paisible,  les  expédions 
révolutionnaires  dans  les  lois,  l'agitation  stérile  dans  le  parlement,  on 
ne  tarde  pas  à  gaspiller  la  sécurité  conquise,  et  Ton  revient  bientôt 
aux  incertitudes,  aux  situations  disputées  d'où  l'on  se  croyait  sorti. 
M.  Gambeita  a  dit  l'autre  jour,  dans  son  discours  de  la  chambre  :  uPour 
répondre  aux  intérêts  comme  aux  volontés  de  la  France,  il  nous  faut<.;n- 
tourer  la  république  que  nous  avons  fondée  d'institutions  de  plus  en  plus 
libérales,  de  plus  en  plus  démocratiques,  pour  réunir  tous  les  patriotes, 
tous  les  Français.  »  Kien  de  mieux;  mais  il  ne  suffit  pas  de  le  dire,  il 
faut  le  faire.  Tout  cela  ne  s'accompht  pas  sans  doute  en  un  jour,  et  les 
élections  qui  vont  se  faire  cette  année  auront  vraisemblablement  une 
influence  décisive  sur  la  direction,  sur  les  vraies  conditions  de  la  poli- 
tique de  la  France.  Le  meilleur  moyen  de  se  préparer  à  ces  élections 
serait  d'avoir  une  session  utile,  fructueuse  et  de  ne  pas  commencer 
surtout  par  des  discussions  confuses  qui,  sous  prétexte  d'affranchir  la 
presse,  risquent  de  n'aboutir  à  rien,  ou  d'ajouter  à  d'anciennes  incohé- 
rences de  législation  des  incohérences  nouvelles. 

Où  en  sont  aujourd'hui  les  efforts  de  la  diplomatie  de  la  France  et 
de  l'Europe  pour  détourner  de  nouveaux  conflits  en  Orient,  pour  em- 
pêcher que  cette  malueureuse  difficulté  des  frontières  helléno-turques 
ne  trouble  la  paix  du  monde?  qu'en  est-il  de  ce  travail  persévérant, 
jusqu'ici  plus  persévérant  qu'heureux,  entrepris  par  les  plus  grandes 
puissances  pour  résoudre  un  problème  compliqué  de  tant  d'intérêts  et 
de  tant  de  passions,  pour  arriver  à  concilier,  dans  la  mesure  prévue 
par  le  tr^iité  de  Berlin,  les  ambitions  de  la  Grèce  et  les  résistances  de 
la  Turquie?  Déjà,  au  commencement  de  décembre,  il  y  a  quelques 
semaines,  une  première  discussion  s'est  engagée  dans  notre  parlement, 
au  sénat  et  à  la  chambre  des  députés  sur  ces  graves  affaires,  sur  la 
participation  de  la  politique  française  aux  négociations  orientales.  On 


724  REVUE    DES    DEUX   MONDiiS 

était  alors  en  pleine  délibération  intime  entre  les  cabinets,  au  début  de 
cette  proposition  d'arbitrage  qui  venait  à  peine  d'être  conçue,  qui  n'avait 
pas  encore  échoué  comme  bien  d'autres  tentatives,  et  toutes  les  expli- 
cations, tous  les  commentaires,  devaient  nécessairement  rester  un  peu 
vagues.  Cette  discussion  sur  les  difficultés  orientales,  sur  la  politique 
française,  elle  va  se  rouvrir  un  de  ces  jours  prochains  à  la  chambre, 
et  cette  fois  non  plus  avant  l'arbitrage,  mais  après  l'échec  avoué 
de  l'arbitrage,  non  plus  sur  des  données  incertaines  ou  incomplètes, 
mais  dans  des  conditions  plus  précises,  sur  une  suite  de  faits  et  d'in- 
cidens  éclairés  par  les  documens  que  M.  le  ministre  des  affaires  étran- 
gères vient  de  rassembler.  Le  nouveau  «  Livre  jaune,  »  qtii  paraît  en 
ce  moment  même,  a  l'avantage  de  venir  à  propos  et  de  reprendre  le  con- 
flit turco-hellénique  au  point  où  l'avaient  laissé  les  précédentes  publica- 
tions, à  la  veille  de  la  dernière  conférence  de  Berlin,  de  montrer  ce  qui 
a  été  fait,  comment  cette  négociation  s'est  engagée,  comment  elle  s'est 
un  peu  égarée  en  chemin;  il  laisse  voir  suffisamment  le  rôle  des  divers 
cabinets,  du  cabinet  français  en  particulier,  les  illusions  ou  les  impru- 
dences qui  se  sont  mêlées  à  beaucoup  de  bonnes  intentions,  comme 
aussi  les  efforts  sérieux  et  courageux  tentés  depuis  quelques  semaines 
par  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères  pour  détournpr  des  compli- 
cations de  plus  en  plus  menaçantes,  pour  dégager  dans  tous  les  cas  la 
politique  de  la  France. 

Cette  affaire  des  frontières  grecques,  qui  est  devenue  par  degrés  assez 
grave  pour  mettre  en  péril  la  paix  de  l'Orient  et  du  monde,  pour 
absorber  toutes  les  politiques,  on  n'a  certainement  pas  oublié  comment 
elle  est  née.  D'une  manière  générale,  elle  a  sans  doute  son  origine 
dans  l'éternel  antagonisme  de  la  race  hellénique  et  de  la  race  turque 
se  disputant  ces  contrées  éclairées  autrefois  des  premiers  rayons  de  la 
civilisation;  diplomatiquement,  elle  a  son  point  de  départ  dans  le  trei- 
zième protocole  du  congrès  de  Berlin  «invitant»  la  Porte  à  négocier  avec 
la  Grèce  une  rectification  de  limites  sommairement  ébauchée,  et  dans 
l'article  2k  du  traité  du  13  juillet  1878,  prévoyant  le  cas  oîi,  à  défaut 
d'une  entente  entre  les  deux  états,  l'Europe  serait  amenée  à  «  offrir 
sa  médiation  pour  faciliter  les  négociations.  »  La  décision  du  congrès 
avait  pour  objet  évident  de  favoriser  la  Grèce  sans  porter  néanmoins 
atteinte  à  la  souveraineté  du  sultan  qui,  au  lieu  de  subir  l'obligation  for- 
melle des  cessions  territoriales,  comme  pour  la  Serbie,  le  Monténégro 
et  la  Bulgarie,  recevait  seulement  «  l'invitation  »  de  négocier  sur  une 
frontière  nouvelle  en  Épire  et  en  Thessalie.  C'est  là  le  point  de  départ 
précis  et  régulier.  Des  négociations  ont  été  engagées  selon  le  vœu  du 
congrès,  entre  Turcs  et  Hellènes,  elles  se  sont  poursuivies  à  Prévesa  et 
à  Constantinople.  La  Turquie  a  offert  un  tracé  de  délimitation  qu'elle 
s'est  naturellement  efforcée  de  réduire  le  plus  qu'elle  a  pu  ;  aux  restric- 
tions des  Turcs,  les  Grecs,  de  leur  côté,  ont  opposé  des  prétentions  pas- 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  725 

sablement  ambitieuses  et  démesurées.  On  ne  s'est  pas  entendu  un  seul 
instant,  c'était  bien  facile  à  prévoir.  La  libéralité  inscrite  par  l'Europe 
en  faveur  de  la  Grèce  dans  le  traité  de  Berlin  se  trouvait  dès  lors  en 
suspei.is.  C'est  la  seconde  phase,  la  phase  des  négociations  directes 
inutilement  poursuivies  pendant  plus  d'une  année.  Il  n'y  avait  plus  rien 
à  attendre  de  pourparlers  oi^i  les  deux  parties  portaient  plus  de  ressen- 
limens  et  d'oiubmges  que  d'intentions  conciliantes.  C'est  alors,  aux 
premitTS  mois  de  l'année  qui  vient  de  finir,  c'est  alors  que  commence 
!a  troisième  phase  qui  a  son  point  culminant  à  la  conférence  de  Berlin, 
'.onstituée  pour  exercer  la  médiation  prévue  par  le  traité  de  1878.  Assu- 
rément rien  n'était  plus  conforme  à  la  légalité  créée  à  Berlin;  lés  inten- 
tions bienveillantes  et  pacifiques  des  puissances  n'étaient  pas  douteuses, 
et  si,  après  avoir  un  instant  hésité  entre  diverses  formes  d'action  média- 
trice, elles  se  décidaient  à  la  réunion  d'une  conférence  diplomatique 
dans  une  des  capitales  de  l'Europe,  c'était  uniquement  pour  donner 
plus  de  relief  et  d'autorité  à  leur  délibération.  Que  la  réunion  eût  lieu 
à  Berlin  ou  à  Paris,  —  les  deux  villes  avaient  été  d'abord  désignées  par 
l'Angleterre,  —  on  croyait  agir  au  mieux,  pour  en  finir.  Il  faut  bien  le 
-.lire  cependant,  c'est  la  conférence  de  Berlin  qui,  sans  le  vouloir,  a  tout 
vàté  et  a  créé  cette  situation  presque  violente  d'aujourd'hui,  d'où  l'on 
ne  sait  plus  comment  sortir.  C'est  là  que  la  question  s'est  nouée  de  la 
•■■lus  iJangoreuse  manière  dans  la  confusion  des  idées  et  des  conseils.  On 
a  voulu  trop  faire  et  on  n'a  rien  fait,  faute  d'une  appréciation  exacte 
des  circonstances,  de  ce  qui  était  possible,  de  ce  que  permettaient  et 
cette  légalité  dont  on  s'armait,  et  la  diversité  même  des  politiques  en 
I  urope. 

Que  pouvait  ou  devait  être  cette  réunion,  qui  n'avait  dû  être  d'abord 
qu'une  commission  technique  de  délimitation  envoyée  en  Épire  pour 
régler  la  question  sur  le  terrain  et  qui  est  devenue  presque  à  l'impro- 
viste  une  conférence  diplomatique?  Elle  avait  sa  mission  toute  tracée 
dans  l'article  du  iraité  de  Berlin  qui  constituait  son  droit;  elle  était  une 
médiation  off^.rte  pour  «  faciliter  les  négociations  »  entre  la  Turquie  et 
!a  (ir  :ce,  elle  n'avait  point  d'autre  rôle.  Qu'a-t-elle  été  ou  qu'a-t-elle 
paru  être?  Elle  s'est  trouvée  aussitôt  ressembler  à  une  sorte  de  nou- 
veau congrès  dispo  ant  de  territoires  mis  en  liquidation  par  la  guerre, 
distiibuant  des  provinces,  sanctionnant  un  projet  de  délimitation  arrêté 
d'avance  :-ur  des  cartes  d'éiat-major  et  plus  étendu  que  tout  ce  qui 
avait  été  \.  revu,  notifiant  enfin  ses  décisions  comme  un  ultimatum, 
ciimme  l'ex   ression  irrévocable  du  jugement  souverain  de  l'Europe. 

D'un  seul  c  up,  elle  dépassait  visible;nent  le  but,  et  les  Turcs,  qui  y 
étaient  intér  ssés,  qui  sont  de  fins  diplomates,  les  Tunes  ne  s'y  sont  pas 
irumpés  un  insiant.  Dès  le  premier  jour,  dès  le  15  juin,  avant  que  rien 
fût  décidé,  ils  l'ont  dit,  ils  l'ont  écrit  dans  une  sorte  de  protestation 
anticipée  :  «  Les  puissances  sont  naturellement  seules  juges  de  !a 


726  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

manière  dont  elles  procéderont  à  la  médiation,  et  la  Sublime-Porte 
n'aurait  rien  à  objecter  à  la  conférence  projetée  si  les  informations 
fournies  à  ce  sujet  ne  semblaient  indiquer  que  les  représentans  des 
puissances  sont  appelés  à  prendre  des  décisions  qui  seraient  inconci- 
liables avec  l'idée  et  le  caractère  d'une  médiation.  La  Sublime-Porte  a 
toujours  compris  que  la  médiation  des  puissances  consisterait  avant 
tout  à  examiner,  à  discuter  tel  ou  tel  projet  de  rectification  de  fron- 
tières, en  s'adressant  à  chacun  des  deux  états,  particulièrement  à  celui 
qui  est  appelé  à  faire  tous  les  sacrifices.  Cette  conviction,  fondée  sur 
l'observation  rigoureuse  de  l'esprit  et  des  termes  de  l'article  2h  du 
traité  de  Berlin,  doit  sans  doute  exclure  toute  crainte  d'une  atteinte  à 
l'indépendance  du  gouvernement  impérial.  »  C'était  là  le  point  vif  que 
les  Turcs  saisissaient  habilementdès  la  veille  de  la  conférence.  Les  puis- 
sances outre-passaient  leur  droit,  et,  en  sortant  de  leur  vrai  rôle,  elles 
entraient  dans  une  voie  pleine  de  périls.  Au  lieu  de  simplifier  une 
situation  déjà  assez  confuse,  elles  la  compliquaient  encore;  au  lieu 
d'apaiser  un  différend,  elles  l'aggravaient  et  l'envenimaient.  D'un  côté, 
elles  étaient  bien  sûres  d'avance,  elles  ne  pouvaient  l'ignorer,  que  ce 
qu'elles  faisaient  serait  repoussé  par  la  Porte  comme  une  usurpation 
sur  le  droit  souverain  d'un  état  nécessairement  appelé  à  délibérer  sur 
la  mesure  de  ses  propres  concessions.  D'un  autre  côté,  par  la  forme 
comme  par  l'esprit  de  leurs  décisions,  elles  rendaient  la  question  encore 
plus  insoluble  en  mettant  le  feu  à  ce  malheureux  petit  état  grec.  Elles 
semblaient  légitimer  les  ambitions  et  les  revendications  helléniques,  et 
à  partir  de  ce  moment  en  effet,  il  n'y  a  plus  eu  un  doute  à  Athènes  ! 
L'acte  de  Berlin  est  devenu  pour  tous  un  arrêt  définitif  et  irrévocable. 
Les  territoires  de  la  Thessalie  et  de  l'Épire,  Janina,  Larissa,  Metzovo, 
ont  été  considérés  comme  une  propriété  de  la  Grèce  que  les  Turcs 
étaient  sommés  de  restituer,  et  avant  même  que  la  diplomatie  eût 
achevé  son  travail,  les  Grecs  commençaient  leurs  armemens;  ils  se 
mettaient  en  devoir  d'exécuter  ce  qu'ils  appelaient  la  sentence  euro- 
péenne, de  défendre  ce  qu'ils  appelaient  désormais  leur  droit.  Or, 
entre  les  Turcs  et  les  Grecs  ainsi  mis  en  présence,  quelle  était  la  situa- 
tion de  l'Europe?  L'Europe  avait  trop  fait  pour  une  simple  médiation, 
telle  que  la  prévoyait  le  traité  de  1878,  et  pour  aller  au-delà  elle  ne  se 
trouvait  sûrement  pas  en  mesure.  Elle  ne  s'était  d'ailleurs  proposé  rien 
de  semblable  à  Berlin;  elle  n'avait  voulu  ni  s'engager  elle-même  ni 
engager  les  Grecs  dans  un  conflit  pour  l'exécution  de  ce  qu'elle  avait 
décidé.  Seulement  elle  s'était  trompée;  elle  ne  s'était  pas  aperçue 
qu'en  croyant  travailler  pour  la  paix,  elle  risquait  d'avoir  donné  d^-^ 
armes  pour  la  guerre  et  qu'après  avoir  adopté  théoriquement,  avec  une 
certaine  solennité,  un  tracé  de  frontières,  il  resterait  toujours  à  u  r'a- 
lis^r  pratiquement  »  ce  tracé. 
C'était  là  justement  la  difficulté,  d'autant  plus  grave  que,  par  le  fjit, 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  727 

dans  cette  singulière  et  malheureuse  campagne,  les  diverses  puissances, 
rattachées  par  ce  fragile  lien  du  concert  européen,  n'avaient  visiblement 
ni  un  rôle  égal,  ni  les  inêm.es  préoccupations,  ni  la  même  initiative.  On 
le  voit  assez -dans  cette  série  de  dépêches  où  se  reflètent  les  impressions 
successives  des  cabinets  avant  comme  après  la  conférence.  Ainsi  i!  est 
bien  clair  que  la  Russie,  bien  que  fort  disposée  à  favoriser  la  Grèce,  à 
encourager  ses  espérances,  ne  veut  pas  se  mettre  en  avant.  La  Russie  dit 
à  notre  ambassadeur  à  Saint-Péiersbourg,  M.  le  général  Chauzy,  qu'elle 
a  «  déjà  trop  à  demander  sur  des  points  qui  l'intéressent  plus  particu- 
lièrement pour  se  décider  à  prendre  l'initiative  dans  cette  affaire  de  la 
Grèce,  si  bien  soutenue  par  la  France...  »  Le  baron  Haymerlé,  à 
Vienne,  met  tous  ses  soins  à  bien  constater  que  l'Autriche  ne  propose 
rien,  qu'elle  se  rallie  simplement  aux  propositions  qui  lui  sont  faites. 
M.  de  Bismarck,  en  s'empressant  avec  bonne  grâce  d'offrir  une  fois  de  plus 
l'hospitalité  à  la  diplomatie,  décline  toute  responsabilité  :  il  attend  les 
ouvertures  de  Londres  ou  de  Paris,  et  ne  se  charge  que  pour  la  forme 
de  la  convocation.  D'où  vient  donc  l'initiative?  Est-ce  de  l'Angleterre? 
Oui  sans  doute;  le  cabinet  de  Saint-James  cependant,  après  s'être 
beaucoup  agité,  après  avoir  tracé  de  vastes  programmes  et  avoir  paru 
vouloir  résoudre  à  la  fois  toutes  les  questions  orientales,  le  cabinet 
aiiglals  ne  demanderait  pas  mieux  que  de  mettre  la  France  en  avant, 
et  la  France,  de  son  côté,  tient  à  laisser  à  l'Angleterre  l'honneur  de 
prendre  l'initiative  pour  la  Grèce  comme  elle  l'a  prise  pour  le  Monté- 
négro, comme  elle  !a  prendra  pour  l'Arménie.  Au  demeurant,  il  (  st  de 
toute  évidence  qu'on  ^a  prépare  sans  entrain,  avec  peu  de  confiance, 
à  cette  réunion,  où  l'on  va  pourtant  bâcler  une  chose  assez  exiraorJi- 
naire,  et  si  les  difficultés  ou  les  hésitations  se  manifestent  avant  la 
conférence,  elles  deviennent  bien  plus  sensibles  encore  le  lendemain. 
A  pt'ine  l'œuvre  est-elle  accomplie,  en  effet,  à  peine  la  délibération 
de  Berlin  est-elle  communiquée  par  une  note  collective  à  Constanîi- 
nople  et  à  Athènes;,  on  commence  à  réfléchir,  à  voir  les  embarras,  les 
impossibilités.  L'attitude  de  la  Porte  démontre  qu'on  n'aura  pas  aussi 
facilement  raison  qu'on  le  croyait  de  la  résistance  des  Turcs.  Les  agita- 
tions belliqueuses  de  la  Grèce  deviennent  d'heure  en  heure  un  sujet 
d'inquiétude  et  ne  tardent  pas  à  provoquer  des  impatiences,  bientôt 
des  remontrances.  Des  doutes  s'élèvent  sur  l'efficacité  de  l'œuvre  de 
Berlin,  sur  le  danger  des  passions  qu'on  a  enflammées,  sur  les  suites 
de  conflagrations  nouvelles  en  Orient.  M.  de  Bismarck  reste  assez  froid 
et  n'est  pas  même  éloigné  de  fournir  des  fonctionnaires  allemands  à  la 
Porte  ottomane.  Le  jour  vient  où  notre  ambassadeur  à  Vienne,  M.  le 
comte  Duchâtel,  écrit  :  «  D'après  l'ensemble  des  impressions  que  j'ai 
recueillies,  les  dispositions  des  puissances  ne  seraient  guère  favorables 
à  la  Grèce,  en  ce  sens  qu'aucun  gouvernement  ne  témoignerait  l'in- 
tention de  prêter  une  assistance  matérielle  aux  revendications  hellé- 


728  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

niques  sur  les  territoires  fixés  par  la  conférence  de  Berlin.  La  seule 
question  qui  se  pose  avec  une  certaine  préoccupation  est  de  savoir  ce 
que  ferait  l'Europe  au  cas  probable  où  la  guerre  amènerait  des  revers 
désastreux  pour  l'armée  grecque;  mais  cette  préoccupation  ne  peut 
qu'augmenter  le  désir,  qui  paraît  général,  de  trouver  par  les  voies  diplo- 
matiques un  moyen  d'écarter  des  complications  dangereuses  pour  le 
maintien  de  la  paix  européenne...  Les  termes  dans  lesquels  le  baron 
Haymerlé  m'a  parlé  de  l'ancien  tracé  de  M.  Waddington,  excluant  la 
cession  de  Janina,  et  en  même  temps  des  concessions  qu'il  serait  peut- 
être  permis  d'espérer  de  la  Turquie,  m'ont  donné  lieu  de  penser  que 
les  décisions  prises  à  Berlin  ne  sont  pas  considérées  comme  immuables 
et  définitives...  »  Bref,  le  baron  Haymerlé  parle  en  homme  désabusé, 
tout  prêt  à  accéder  à  des  combinaisons  nouvelles,  surtout  fort  peu  dis- 
posé à  se  risquer  pour  les  frontières  de  Grèce,  et  si  le  chef  de  la  diplo- 
matie autrichienne  parle  ainsi,  il  y  a  des  chances  pour  qu'il  soit  d'ac- 
cord avec  le  chef  de  la  diplomatie  allemande. 

Quel  est  cependant  en  tout  cela  le  rôle  de  la  France  ?  Peut-être,  sans 
trop  insister  sur  des  nuances  de  conduite  ou  de  langage,  y  aurait-il 
quelque  distinction  à  faire  entre  les  diverses  phases  de  cette  question 
des  négociations  européennes  pour  les  frontières  helléniques.  Évidem- 
ment, à  la  lecture  attentive  du  «  Livre  jaune,  »  on  se  dit  qu'il  y  a  eu 
des  momens  oij  la  France  n'est  pas  sans  avoir  éprouvé  une  certaine 
impatience  d'action,  d'action  diplomatique  bien  entendu,  un  certain 
besoin  de  se  montrer.  Non  pas  que  la  diplomatie  française,  tant  qu'elle 
a  été  conduite  par  M.  de  Freycinet,  ait  cessé  d'être  mesurée,  qu'elle  se 
soit  écartée  dece  programme  de  la  a  paix  sans  jactance  et  sans  faiblesse,  » 
que  l'ancien  président  du  conseil  traçait  un  jour.  La  diplomatie  fran- 
çaise, fidèle  en  cela  à  l'opinion  du  pays,  a  su  certainement  éviter  les 
engagemens  compromettans,  et  peut-être  même  a-t-elle  mis  parfois 
quelque  affectation  à  se  défendre  de  «prendre  la  tête  du  mouvement,  » 
selon  le  mot  de  M.  Léon  Say,  qui  était  alors  ambassadeur  à  Londres; 
mais  enfin,  c'est  bien  visible,  la  politique  françai-e  a  toujours  eu  un 
peu  l'air  de  faire  de  «'ette  question  grecque  sa  propriété,  son  lot  dans 
les  négociations  orientales,  d'accepter  sinon  l'apparence,  du  moins  la 
réalité  d'un  certain  rôle  d'initiative,  et  on  a  cru  assez  souvent  dans  les 
chancelleries  à  ces  intentions,  à  ces  velléités  françaises.  On  y  croyait 
si  bien  qu'au  moment  de  la  conférence  de  Berlin,  les  autres  cabinets 
trouvaient  naturel  de  demander  à  la  France  de  prendre  l'initiative  des 
propositions  qui  seraient  fortunlées  en  faveur  de  la  Grèce.  «  Il  a  paru 
aux  cabinets,  disait  le  prince  de  Hnhenlohe  à  M.  de  Saint-Vallier,  que, 
la  France  ayant  eu  le  mérite  de  l'initiative  devant  le  congrès  de  1878,  il 
lui  appartient  aujourd'hui  de  présenter  ses  vues  et  de  définir  l'impor- 
tance de  la  rectification  qu'elle  désire  voir  réaliser.  »  Bien  mieux,  le  jour 
où  lacon  férence  de  Berlin  achevait  son  œuvre,  M.  de  Freycinet,  songeant 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  729 

peu  au  lendemain,  se  reposant  dans  la  satisfaction  du  résultat  qu'il 
croyait  avoir  conquis,  se  laissait  aller  à  dire  :  «  Après  deux  années  de 
négociations,  notre  persévérance  a  été  couronnée  de  succès.  La  confé- 
rence de  Berlin  vient  de  prononcer  une  décision  finale  en  harmonie  avec 
nos  désirs.  Dès  lors,  l'Eui  ope  nous  a  déchargés  de  notre  mandat  bénévole; 
elle  s'est  approprié  nos  vues,  elle  s'est  donné  la  mission  d'en  pour- 
suivre l'exécution.  Elle  les  réalisera  à  son  heure,  suivant  les  voies  qui 
lui  conviendront;  mais  la  Grèce  est  armée  désormais  d'un  titre  irréfra- 
gable. La  Turquie  est  mise  en  demeure  de  se  conformer,  dans  son 
propre  intérêt,  au  sage  avis  des  puissances  médiatrices  ou  de  précipi- 
ter ses  destins  en  courant  l<^s  chances  d'une  crise  dont  l'obscurité  de 
l'avenir  dérobe  peut-être  à  ses  regards  les  conséquences  funestes,  mais 
dont  la  résistance  aveugle  rendrait  certainement  l'échéance  inévitable.  » 
M.  de  Freycinet  se  hâtait  d'ajouter,  il  est  vrai,  que  «  conséquente  avec 
elle-même,  la  France  se  doit  et  doit  à  ses  alliés  de  leur  rappeler  qu'elle 
a,  dès  l'origine,  exclu  de  ses  prévisions,  dans  l'affaire  grecque,  l'hypo- 
thèse d'un  recours  à  la  coercition  matérielle...  »  La  réserve  était  cer- 
tainement sage  et  nécessaire;  mais  alors  à  quoi  bon  s'applaudir  si 
aisément  pour  un  résultat  destiné  à  être  sitôt  démenti  ?  Pourquoi  ces 
interprétations  excessives  d'un  acte  propre  uniquement  à  enflammer, 
à  enivrer  d'illusions  un  petit  peuple  et  dénué  de  toute  garantie  efficace? 
Pourquoi  ne  pas  dire  tout  simplement  qu'on  a  sans  doute  des  sympa- 
thies traditionnelles  pour  )a  Grèce,  mais  que,  n'ayant  aucun  secours  à 
lui  offrir,  on  ne  peut  ni  l'abuser  par  cette  déclaration  d'un  «  titre  irré- 
fragable, »  ni  lui  laisser  le  moindre  prétexte  de  ?e  jeter  dans  de  péril- 
leuses aventures  ? 

Le  malheur  est  qu'avec  les  meilleures  intentions,  sans  avoir  précisé- 
ment commis  des  fautes  irréparable"?,  on  s'est  laissé  un  peu  échauffer 
par  l'apparence  d'un  rôle  séduisant,  on  a  cédé  h  l'impatience  de 
•saisir  l'occasion  d'un  succès  qu'on  croyait  facile ,  qu'on  s'était  flatté 
dans  tous  les  cas  de  placer  sous  la  sanction  et  la  sauvegarde  de  l'Europe. 
Le  résultat  est  cette  situation  qui  n'a  pas  tardé  à  se  manif  ster,  où  une 
solution  représentée  comme  définitive  est  devenue  impossible,  où  le 
prétendu  «titre  irréfragable  »  consacré  à  Bf^rlin  semble  abandonné  par 
l'Europe  elle-même,  et  où  ce  qu'il  y  a  eu  de  plus  sage  pour  le  nou- 
Vi'au  ministre  des  affaires  étrangères  entrant  au  pouvoir  sur  ces  entre- 
laites a  été  d'essayer  de  s'arrêter,  de  renouer  avec  les  cabinets  des 
délibérations  plus  conformes  aux  circonstances.  M.  Barthélémy  Saint- 
llilaire,  dans  la  discussion  sératoriale  du  mois  dernier,  demandait 
qu'on  lui  fît  crédit  d'un  peu  de  confiance.  Cette  confiance,  il  la  méri- 
tfit  assurémint,  il  !'a  justifiée  par  les  efforts  qu'il  a  multipliés  depuis 
quelques  semaines  pour  la  netteté  de  nos  relations  et  pour  le  bien  de 
la  paix.  Est-ce  à  dire  qu'il  ait  eu  à  modiTier  complètement  la  politique 
extérieure  qu'il  a  reçue  de  ses  prédécesseurs?  Non  sans  doute,  il  y 


780  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

a  depuis  dix  ans  pour  la  France  fine  politique  générale  de  réserve  à 
laquelle  on  ne  pourrait  manquer  impunément,  dont  aucun  ministre  ne 
paraît  avoir  songé  sérieusement  à  se  départir.  M.  Barthélémy  Sâint- 
Hilaire  n'a  eu  ni  à  renier  ce  qui  avait  été  fait  avant  lui,  ni  à  désavouer 
les  sympathies  de  la  France  pour  la  Grèce,  ni  à  décliner  les  engagemens 
diplomatiques  ou  moraux  de  Berlin.  Il  s'est  simplement  borné  à  la 
tâche,  déjà  assez  difficile,  de  rectifier  des  interprétations  abusives,  de 
dissiper  des  confusions,  de  remettre  un  peu  d'ordre  et  de  clarté  dans 
les  affaires  grecques,  et  de  tenter  de  reprendre  avec  l'Europe  un  travail 
de  pacification.  Il  a  dû  faire  œuvre  de  sage,  de  modérateur,  même  de 
censeur  si  l'on  veut,  et  cette  œuvre,  il  l'a  accomplie  dans  une  série  de 
dépêches  ou  de  circulaires  un  peu  abondantes,  un  peu  troublées,  — 
toujours  inspirées  néanmoins  d'un  sentiment  de  juste  et  patriotique 
prévoyance. 

Bien  n'est  plus  pénible  sans  doute  que  d'avoir  à  dissiper  les  illu- 
sions, à  décourager  les  espérances  d'un  peuple  auquel  on  s'intéresse.  Ce 
rôle  ingrat,  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères  n'a  point  hésité  à  l'ac- 
cepter vis-à-vis  du  cabinet  d'Athènes.  Malheureusement  la  Grèce,  soit 
qu'elle  ait  été  encouragée,  soit  qu'elle  n'ait  obéi  qu'à  sa  propre  inspi- 
ration, la  Grèce  s'est  accoutumée,  depuis  quelque  temps,  aux  plus 
étranges  interprétations  du  traité  de  1878,  des  délibérations  de  la  der- 
nière conférence  ;  elle  en  est  venue  à  cette  idée,  qui  lui  met  ed  ce 
moment  les  armes  dans  les  mains,  que  l'Europe  est  liée  envers  elle, 
qu'on  lui  doit  les  territoires  promis  à  son  ambition,  qu'il  suffira  vrai- 
semblablement d'un  coup  de  tête  pour  entraîner  l'Occident  à  lui  prêter 
appui.  Ce  sont  ces  abus  d'imagination  que  M.  le  ministre  des  affaires 
étrangères  ne  craint  pas  de  rudoyer  d'une  vive  et  pressante  parole,  en 
ramenant  les  traités  à  leur  vrai  sens,  en  montrant  aux  Grecs  que  les 
àctés  de  la  dernière  conférence  peuvent  être  un  «  conseil  amical,  »  une 
tentative  de  médiation  bienveillante,  qu'ils  sont  un  «  titre  précieux,  » 
nullement  un  «  titre  irréfragable  »  et  définitif,  ayant  valeur  et  force 
obligatoires.  M.  Coumoundouros  s'offense  et  s'indigne  dans  une  circulaire 
d'hier,  c'est  possible:  il  ne  détruit  pas  ce  qui  est  évident;  on  ne  saurait 
surtout  établir  une  analogie  plausible  entre  le  Danemark  attaqué  autre- 
fois dans  son  territoire,  dans  son  indépendance,  livré  au  péril  d'un 
démembrement,  et  la  Grèce,  brûlant  de  se  jeter  sur  des  territoires  qui 
appartiennent  à  la  Turquie,  menacé'^  tout  au  plus  de  n'avoir  qu'un 
agrandissement  modéré.  Et  en  même  temps  que  M.  le  ministre  des 
affaires  étrangères,  au  risque  de  s'attirer  les  philippiques  de  M.  Cou- 
moundouros, fait  entendre  à  Athènes  le  langage  d'une  raison  cordiale  et 
ferme,  il  se  tourne  vers  les  chefs  de  la  diplomatie  européenne  pour  leur 
demander  de  reprendre  en  commun,  sous  une  autre  forme,  l'œuvre  de 
conciliation  interrompue,  singulièrement  menacée  aujourd'hui.  Il  a  pro- 
posé Cet  arbitrage  qui  â  fait  le  tour  de  l'Europe  et  des  chancelleries 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  731 

dans  ces  dernières  semaines.  Si  l'idée  a  été  accueillis  partout,  sous 
certaines  conditions  toutefois,  il  faut  bien  dire  qu'il  n'y  a  eu  guère  d'il- 
lusion nulle  part,  ni  à  Berlin,  ni  à  Vienne,  ni  à  Saint-Pétersbourg,  e* 
le  doute  qui  s'esi  élevé  partout  n'a  été  que  trop  tôt  justifié  parle  résul- 
tat. Entendons-nous  :  rien  n'a  été  ofliciellement  proposé  et  repoussé. 
Il  s'agissait,  au  contraire,  de  déterminer  la  Porte  et  la  Grèce  à  prendre 
l'initiative,  à  demander  l'arbitrage  des  puissances,  en  s'engageant  d'a- 
vance à  se  soumettre  à  tout  ce  qui  serait  décidé.  C'est  ce  qu'on  n'a  pu 
obtenir,  c'est  ce  qui  a  échoué  devant  les  répugnances  des  Turcs  et  ce 
qui  aurait  aussi  vraisemblablement  échoué  devant  les  répugnances  des 
Grecs. 

Dans  quels  termes  reste  donc  à  l'heure  qu'il  est  cette  redoutable  ques- 
tion, sept  mois  après  la  conférence  de  Berlin?  De  l'œuvre  de  cette  con- 
férence on  n'en  parle  plus  que  pour  la  ranger  parmi  les  documens 
historiques.  L'arbitrage  lui-même  est  tombé  dans  les  eaux  de  Gonstan- 
tinople  comme  il  serait  tombé  infailliblement  dans  les  eaux  du  Pirée, 
et  les  Grecs  montrent  toute  l'animation  d'un  peuple  sourd  à  tout  con- 
seil, prêt  à  entrer  en  campagne,  poussant  ses  forces  à  la  frontière,  tan- 
dis que  les  Turcs  les  attendent  de  pied  ferme,  résolus  à  soutenir  éner- 
giquement  la  lutte,  à  rendre  guerre  pour  guerre.  C'est  là  assurément 
une  situation  plus  que  jamais  périlleuse.  D'un  autre  côté,  cependant,  le 
dernier  mot  de  la  diplomatie  ne  semble  pas  dit  encore.  Si  l'arbitrage  a 
disparu,  une  proposition  nouvelle  vient  de  surgir.  Les  Turcs,  par  une 
dépêche  habilement  conciliante  qui  n'est  point  sans  avoir  produit  une 
certaine  impression,  offrent  de  négocier,  non  pas  par  voie  de  conférence 
ou  d'arbitrage,  mais  directement  avec  les  puissances,  et  il  n'est  point 
impossible  que ,  satisfaits  dans  leur  orgueil ,  ils  soient  disposés  à 
quelques-unes  de  ces  concessions  sur  lesquelles  le  baron  Haymerlé 
comptait  il  y  a  quelques  semaines.  Qu'en  sera-t-il?  C'est  encore  le 
secret  des  délibérations  des  cabinets  aujourd'hui.  Ce  qui  touche  essen- 
tiellement la  France  pour  le  moment  au  milieu  de  toutes  ces  agitations, 
c'est  que  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères  semble  bien  décidé  à 
s'inspirer  avant  tout  de  l'intérêt  supérieur  de  la  paix;  il  ne  le  cache 
pas,  il  pousse  même  au  besoin,  avec  un  certain  pathétique,  le  cri  d'a- 
larme, et  quand  on  parle  de  la  nécessité  de  la  paix,  est-ce  donc  par  un 
sentiment  de  défaillance  ?  Est-ce  par  une  sorte  de  défection  aux  des- 
tinées et  à  la  grandeur  du  pays?  Est-ce  pour  se  faire  un  systènle  com- 
mode (le  cette  «  paix  à  tout  prix  »  qui,  dans  des  temps  plus  heureux, 
a  été  le  thème  banal  de  tant  d'oppositions  et  de  déclamations?  On  sait 
bien  que  tout  est  changé,  qu'il  n'y  a  aucune  ressemblance  entre  l'époque 
où  la  H  paix  à  tout  prix  »  était  un  mot  de  guerre  contre  un  gouverne- 
ment et  le  moment  présent.  La  France  a  aujourd'hui  toutes  sortes  de 
raisons  de  désirer  la  paix.  La  première  raison,  c'est  qu'il  paraîtrait 
vraiment  assez  étrange  de  chercher  à  enflammer  le  pays  pour  la  rectifi- 


732  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

cation  de  la  frontière  des  îiutres.  La  seconde  raison,  c'est  qu'après 
avoir  laissé  commettre  bien  des  folies  en  son  nom,  la  France  n'est  pas 
sans  doute  disposée  à  se  laisser  rejeter  dans  les  aventures  et  qu'avant 
de  rentrer  dans  l'action,  elle  a  besoin  de  se  sentir  assez  reconstituée, 
assez  réorganisée  pour  remplir  tout  son  rôle,  pour  ne  manquer  ni  à  son 
passé  ni  à  son  avenir. 

De  toutes  les  puissances  engagées  dans  ces  malheureuses  affaires 
orientales,  l'Angleterre  n'a  point  été  la  moins  vive,  la  moins  portée  à 
l'action  il  y  a  quelque  temps,  et  elle  semble  maintenant  s'être  un  peu 
refroidie.  Elle  n'en  est  nullement  sans  doute  à  déserter  son  rôle,  à  se 
désintéresser  de  tout  ce  qui  se  passe  en  Orient;  elle  temporise,  elle 
évite  les  initiatives  qui  pourraient  la  conduire  plus  loin  qu'elle  ne  le 
voudrait,  et  d'ailleurs  pour  le  moment  elle  est  tout  entière  à  ses  affaires 
intérieures,  à  ses  débats  de  parlement,  au  grand  effort  qu'elle  tente 
pour  ramener  la  paix  en  Irlande. 

L'Irlande  en  effet,  c'est  son  embarras  sans  cesse  renaissant,  son 
«  obstruction  »  pour  employer  le  mot  du  jour.  En  dehors  même  des 
crimes  agraires  et  des  séditions  locales  qui  désolent  le  pays,  contre 
lesquelles  les  répressions  sont  le  plus  souvent  inefficaces,  l'Angleterre 
rencontre  cet  embarras  irlandais  sous  toutes  les  formes.  Elle  l'a  rencon- 
tré il  y  a  quelques  jours  sous  la  forme  de  ce  procès  qui  avait  été  in- 
tenté devant  la  cour  de  Dublin  à  M.  Parnell  et  à  ses  amis,  qui  s'est 
terminé  sans  résultat,  par  l'impossibilité  où  s'est  trouvé  le  jury  de  se 
mettre  d'accord.  Quand  ce  n'est  plus  le  procès  Parnell,  c'est  dans  le 
parlement  même  l'opposition  delà  brigade  irlandaise,  habile  à  se  mul- 
tiplier, acharnée  à  résister,  à  pratiquer  par  les  procédés  les  plus  variés 
cet  art  perfectionné  de  «  l'obstruction  »  qui  consiste  à  tout  empêcher. 
Pour  la  première  fois,  depuis  longtemps,  en  Angleterre,  la  discussion  de 
l'adresse  a  occupé  plus  d'une  semaine  par  le  seul  fait  d'^  la  ténacité 
irlandaise.  Quand  on  a  eu  voté  l'adrusse,  on  n'en  avait  pas  fini;  ce 
n'était  que  le  commencement.  Alors  est  venue  la  grosse  question,  celle 
des  mesures  de  coercition  proposées  par  le  gouvernement,  soutenues 
par  M.  Forster.  Le  bill  récemment  présenté  n'est  d'ailleurs  qu'une  par- 
tie du  système  ministériel;  il  consiste  dans  la  suspension  de  Vhabeas 
corpus,  dans  l'autorisation  donnée  au  vice-roi  d'Irlande  de  faire  arrêter 
les  suspects  de  trahison  ou  d'autres  crimes  dans  les  districts  livrés  à 
l'agitation.  Chose  curieuse!  il  ne  s'agissait  encore  que  de  la  mise  à 
1  ordre  du  jour  du  bill,  et  dès  le  début,  il  y  a  eu  une  séance  qui  s'est 
prolongée  pendant  vingt-deux  heures!  Vainement  M.  Gladstone  est  inter- 
venu en  présentant  de  sa  parole  ilécisive  un  exposé  de  la  situation  de 
l'Irlande  fait  pour  justifier  les  mesures  proposées.  Les  Irlandais  s.int 
restés  sur  la  brèche  jusqu'à  fatiguer  toutes  les  forcer.  M.  Gladsione  a 
été  obligé  de  se  retirer.  Le  speaker  lui-même  a  dû  quitter  son  siège 
pour  aller  prendre  quelque  repos.  Les  membres  du  parlement  se  re- 


KEVUE.    —   CHRONIQUE.  733 

layaient,  la  bataille  n'a  fini  que  par  lassitude,  par  épuisement.  S'il 
en  est  ainsi  pour  la  simple  mise  à  l'ordre  du  jour,  que  sera-ce  lorsque 
le  bill  lui-même  sera  discuté,  lorsque  les  autres  parties  du  système  du 
gouvernement  se  succéderont?  Il  faut  vraiment  toute  la  longanimité 
britannique,  tout  le  respect  dont  la  liberté  parlementaire  est  entourée  à 
Londres  pour  que  ces  abus  ne  causent  pas  quelque  impatience.  C'est 
la  grandeur  de  l'Angleterre  de  pouvoir  supporter  les  orages,  même  les 
puérilités  irritantes  de  la  liberté,  sans  se  sentir  atteinte  dans  sa  puis- 
sance et  dans  sa  prospérité. 

Gh.  de  Mazade. 


Théorie  scientifique  des  couleurs,  et  leurs  applications  à  l'art  et  à  l'industrie,  par 
O.-N.  Rood,  professeur  de  physique  au  Golumbia-College  de  New- York,  Paris  1881; 
Germer-Baillière. 

Les  couleurs  sont  la  joie  des  yeux,  et  l'attrait  qu'elles  exercent  sur 
notre  esprit  est  certainement  pour  quelque  chose  dans  la  multiplicité 
des  travaux  qui  ont  pour  objet  la  théorie  mathématique  de  la  lumière. 
«  Le  spectre  solaire,  dit  M.  Rood,  a  été,  bien  des  années  avant  les 
découvertes  de  Kirchhoff  et  de  Bunsen,  un  sujet  favori  d'études  pour 
les  physiciens  ;  cette  affection  a  dû  attendre  près  d'un  demi-siècle  avant 
d'obtenir  sa  récompense;  mais  s'il  n'avait  eu  le  charme  de  ses  cou- 
leurs, s'il  avait  été  moins  examiné,  le  spectre  serait  peut-être  resté 
pour  nous  une  énigme  pendant,  un  siècle  de  plus.  »  C'est  ainsi  que  le 
plaisir  des  sens  a  été  un  auxiliaire  fort  utile  de  la  science,  et  la  science, 
qui  paie  toujours  généreusement  l'aide  qu'on  lui  prête,  a  mis  au  jour  le 
secret  mécanisme  des  phénomènes  et  a  posé  les  principes  de  toutes 
les  applications  des  couleurs. 

En  parcourant  les  traités  les  plus  récens,  comme  celui  de  M.  O.-N. 
Rood,  dont  l'édiiion  française  vient  de  paraître,  ou  celui  de  M.  Bezold, 
on  est  frappé  de  la  clarté  que  de  bonnes  définitions  ont  introduite  dans 
la  théorie  des  couleurs  et  surtout  dans  leur  classification.  Les  physi- 
ciens admettent  aujourd'hui  que  toute  sensation  colorée  dépend  de  trois 
facteurs  qui  la  déterminent  complètement  et  qui  sont  :  1°  une  couleur 
franche,  définie  par  sa  longueur  d'onde;  c'est  ce  que  M.  Rood  appelle 
la  teinte,  M.  Ghevreul  la  nuance,  M.  Hehnholtz  le  ton;  2"  l'intensité 
lumineuse  ou  luminosité,  que  l'on  peut  aussi  définir  par  la  quantité  de 
noir  ajoutée  à  l'intensité  normale;  3"  le  degré  de  pureté  ou  de  satu- 
ration, qui  dépend  de  la  quantité  de  blanc  mêlée  à  la  couleur  franche. 
Voilà  donc  les  trois  constantes,  les  trois  propriétés  caractéristiques  qui 
permettent  de  porter  l'ordre  et  la  règle  dans  l'ondoyant  chaos  des 
teintes  que  produisent  l'art  et  la  nature  et  qui  parfois  semblent  si 
vagues,  si  indécises  et  si  fortement  influencées  par  l'éclairage  ou  par 


73&  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

les  contrastes  qu'on  désespère  de  les  fixer.  Tout  le  monde  comprend 
d'ailleurs  immédiatement  ce  qu'on  entend  ici  par  teinte  ou  nuance  (la 
première,  ou,  suivant  M.  Rood,la  troisième  constante  de  toute  couleur); 
il  faut,  au  contraire,  un  certain  effort  de  réflexion  pour  bien  saisir  la 
signification  des  deux  autres  constantes.  L'éclat  ou  la  luminosité  d'une 
couleur  dépend,  comme  nous  l'avons  dit,  de  l'intensité  des  rayons  colo- 
rés qui  répondent  à  sa  teinte,  et  cet  éclat  est  modifié  par  l'addition 
d'une  certaine  proportion  de  noir.  Les  couleurs  ainsi  rabattues  peuvent 
aussi  être  obtenues  en  éclairant  de  moins  en  moins  une  surface  peinte 
avec  une  couleur  franche,  ce  qui  prouve  bien  que  le  mélange  avec  du 
noir  équivaut  à  une  diminution  d'intensité.  Mais  le  mélange  avec  du 
blanc  ne  produit  pas  l'effet  contraire,  c'est-à-dire  une  augmentation 
d'intensité,  comme  on  pourrait  le  croire  et  comme  beaucoup  de  per- 
sonnes l'admettent  volontiers  ;  les  couleurs  blanchies  ne  sont  nullement 
des  couleurs  franches,  plus  intenses,  plus  lumineuses;  ce  sont  des  cou- 
leurs impures,  des  couleurs  iiiiparfaitement  saturées. 

Le  langage  des  peintres  n'est  guère  conforme  à  cette  manière  de  voir, 
et  il  peut  en  résulter  quelque  obscurité  et  quelque  confusion.  Ils  disent 
d'une  couleur  qu'elle  est  lumineuse  ou  brillante  simplement  parce 
qu'elle  rappelle  à  l'esprit  l'impression  de  la  lumière,  et  non  parce 
qu'elle  réfléchit  beaucoup  de  lumière  à  l'œil.  De  même,  ils  emploient 
souvent  le  mot  de  pureté,  dans  un  sens  très  différent  de  celui  que  nous 
lui  attribuons  ici;  en  disant  qu'une  couleur  est  remarquablement 
pure,  ils  entendent  qu'elle  n'est  ni  terne  ni  indécise,  mais  ils  ne  son- 
gent pas  aux  effets  du  mélange  avec  une  proportion  plus  ou  moins  forte 
de  blanc.  Si  l'on  adopte  les  définitions  qui  viennent  d'être  établies,  il 
faudra  donc,  pour  obtenir  une  classification  rationnelle  des  couleurs, 
former  d'abord  un  cercle  chiomatique  avec  une  série  de  teintes  fran- 
ches, distribuées  sur  la  circonférence  extrême  en  suivant  l'ordre  des 
couleurs  spectrales,  et  dégradées  successivement  par  des  proportions 
croissantes  de  blanc  depuis  le  bord  jusqu'au  centre,  occupé  par  le 
blanc;  on  aura  ainsi  tous  les  degrés  de  pureté  des  teintes  normales, 
représentés  par  les  «  tons  affaiblis  »  des  cercles  chromatiques  de 
M.  Chevreul.  Ensuite  on  formera  une  échelle  des  intensités  au  moyen 
d'une  série  de  cercles  semblables,  obtenus  en  rabattant  le  premier 
avec  du  noir.  On  pourrait  d'ailleurs,  à  mesure  que  les  couleurs  devien- 
nent plus  sombres,  diminuer  le  diamètre  des  cercles  successifs;  leur 
superposition  donnerait  alors  un  cône  terminé  par  une  pointe  noire,  et 
dont  l'axe  serait  occupé  par  une  gamme  de  tons  gris,  depuis  le  noir 
jusqu'au  blanc.  C'est  le  cône  chromatique  de  Lambert,  auquel  nous 
ramènent,  comme  on  voit,  les  théories  les  plus  récentes  et  les  plus 
rationnelles. 

Coumie  types  de  couleurs  franches,  ou  prend  toujours  les  teintes  du 
spectre  de  la  lumière  solaire.  Dans  ces  derniers  temps,  M.  Vierordt  a 


REVUE»    —  CHRONIQUE.  725 

fait  une  tentative  pour  déterminer,  par  des  moyens  photométriques, 
la  luminosité  relative  des  différentes  régions  du  spectre  donné  par  le 
prisme,  et  il  a  trouvé  celle  du  jaune  orangé  égale  à  7890,  tandis  que 
celle  du  vert  bleu  descend  à  1100  et  celle  du  violet  à  13.  De  son  côté, 
M.  Rood  a  cherché  à  déterminer  l'étendue  des  espaces  que  les  diffé- 
rentes couleurs  occupent  dans  le  spectre,  et  en  multipliant  cette  éten- 
due par  l'intensité  correspondante,  il  a  obtenu  des  nombres  qui  repré- 
sentent assez  bien  les  proportions  des  diverses  lumières  colorées  qui 
composent  le  faisceau  blanc  :  il  a  trouvé,  par  exemple,  que,  pour 
1000  parties  de  lumière  solaire  blanche,  il  y  a  54  parties  de  rouge, 
IZjO  de  rouge  orangé,  80  d'orangé,  lUde  jaune  orangé,  bh  de  jaune,  etc. 
«  Les  peintres,  dit  M.  Rood,  ont  l'habitude  de  diviser  les  couleurs  en 
couleurs  chaudes  et  couleurs  froides.  Si  nous  traçons  la  ligne  de 
séparation  de  manière  à  comprendre  parmi  les  couleurs  chaudes  le 
vert  jaunâtre,  nous  trouverons  que  la  luminosité  totale  des  couleurs 
chaudes  contenues  dans  la  lumière  blanche  est  un  peu  plus  de  3  fois 
celle  des  couleurs  froides.  Si  nous  excluons  le  vert  jaunâtre  de  la  liste 
des  couleurs  chaudes,  le  rapport  de  luminosité  ne  sera  plus  que  2  envi* 
ron.  » 

C'est  à  ces  couleurs  spectrales  qu'il  faut  toujours  comparer  les  cou-» 
leurs  naturelles  dont  on  veut  déterminer  la  teinte;  c'est  leur  mélange, 
opéré  par  la  superposition  des  images  sur  la  rétine,  qui  nous  fait  con- 
naître les  effets  véritables  de  k  combinaison  de  deux  couleurs.  On  con-? 
State  alors  que  toute  couleur  a  sa  teinte  co:nplémentaire  avec  laquelle 
elle  donne  le  blanc.  C'est  ainsi  que  la  superposition  directe  du  jaune 
et  du  bleu  donne  du  blanc  ou  du  moins  un  gris  très  clair.  On  reproduit 
les  mêmes  phénomènes  au  moyen  de  disques  tournans  à  st^.cteurs 
diversement  colorés.  Tout  autres  sont  les  effets  du  mélange  des  matières 
colorantes,  tel  que  l'opère  le  peintre  sur  sa  palette.  Ici  le  jaune  et  le 
bleu  donnent  du  vert.  C'est  que  les  couleurs  des  pigmens  et  en  général 
les  couleurs  des  objets  que  l'on  rencontre  dans  la  nature  sont  des  cou-» 
leurs  d'absorption.  La  gomme-gutte,  par  exemple,  paraît  jaune  parce 
qu'elle  absorbe  le  bleu  et  le  violet  qui  existeut  dans  la  lumière  blanche; 
en  l'associant  à  une  substance  bleue  qui  absorbi;  le  rouge  et  l'orangé, 
on  élimine  du  spectre  à  peu  près  toutes  les  teintes,  hormis  le  vert,  et 
voilà  pourquoi  cette  couleur  s'obtient  en  mêlant  un  pigment  jaune  à  un 
pigment  bleu.  Ce  tamisage  des  rayons  par  voie  d'absorption  et  de 
réflexion  suffit  à  rendre  compte  des  phénomènes  si  divers  et  souvent  si 
bizarres  que  nous  offrent  les  objets  colorés.  Lorsqu'il  s'agit,  par  exemple, 
d'un  tissu  de  soie  ou  de  laine,  la  lumière  qu'il  envoie  à  l'œil  provient 
de  réflexion  à  la  surface  des  fibres;  mais  avant  de  s'y  refléchir,  une 
partie  a  traversé  les  fibres  teintées  et  s'est  ainsi  colorée  elle-même.  L.» 
pouvoir  réflecteur  des  fibres  textiles  joue  dans  ces  effets  un  rôle  impor- 
tant. 11  est  facile  de  constater  que  le  lustre  naturel  de  la  soie  est  bien 


736  KEVUE   DES    DEUX    MONDES. 

supérieur  à  celui  de  la  laine,  et  que  la  laine  a  un  lustre  supérieur  à 
celui  du  coton;  en  outre,  la  disposition  des  fibres  dans  le  tissu  peut  les 
rendre  plus  ou  moins  aptes  à  réfléchir  la  lumière  ;  de  là  les  différences 
d'aspect  que  présentent  les  tissus  de  coton,  de  soie  ou  de  laine  teintés. 
La  physique  peut  donc  expliquer  d'une  manière  très  simple  la  plupart 
des  faits  qui  ont  rapport  aux  couleurs;  mais  elle  ne  peut  se  passer  du 
secours  de  la  physiologie,  à  laquelle  ressortissent  les  phénomènes  si 
complexes  que  l'on  comprend  sous  le  nom  d'effets  de  contraste. 

On  sait  qu'on  peut  notablement  changer  l'aspect  que  nous  présente 
une  surface  colorée,  qu'on  peut  en  modifier  la  teinte,  sans  agir  direc- 
tement sur  elle;  il  suffit  pour  cela  de  changer  la  couleur  qui  lui  est 
contiguë  ou  le  fond  sur  lequel  elle  se  projette.  Ces  changemens,  ces 
effets  singuliers  de  contraste,  sont  dus  en  partie  à  des  phénomènes 
réels  dont  l'œil  est  le  siège,  en  partie  à  des  incertitudes  d'appréciation 
de  la  part  de  l'observateur,  et  s'expliquent  par  la  fatigue  des  nerls. 
Le  contraste  peut  nuire  à  certaines  couleurs,  ou  bien  les  favoriser  : 
il  peut  les  faire  paraître  plus  riches  en  augmentant  leur  degré  de  satu- 
ration naturel,  ou  bien,  en  diminuant  cette  saturation,  leur  donner  un 
aspect  pâle,  terne,  et  même  sale.  Par  le  contraste,  on  peut  obtenir 
qu'elles  présentent  plus  que  leur  éclat  naturel;  alors  elles  nous  pa- 
raissent belles,  même  lorsque  leurs  teintes  naturelles  sont  de  celles 
qui,  isolées,  seraient  appelées  faibles  et  ternes.  «  C'est  ainsi,  dit 
M.  Rood,  que  des  tableaux  presque  entièrement  composés  de  teintes 
qui  semblent  par  elles-mêmes  modestes  et  rien  moins  que  brillantes, 
nous  paraissent  souvent  présenter  les  couleurs  les  plus  vives  et  les 
plus  splendides;  de  même,  il  peut  souvent  arriver  que  les  couleurs 
les  plus  voyantes  soient  disposées  de  manière  à  offrir  l'aspect  de 
couleurs  tout  à  fait  médiocres...  Dans  la  combinaison  des  couleurs, 
de  leurs  ornemens  ou  de  leurs  tableaux,  les  peintres  de  tous  les  lemps 
ont  nécessairement  obéi  aux  lois  du  contraste,  qu'ils  ont  pour  ainsi  dire 
devinées,  comme  les  enfans  qui  marchent  et  sautent  obéissent  aux  lois 
de  la  pesanteur,  bien  qu'ils  n'en  soupçonnent  pas  l'existence.  »  Ces  lois 
du  contraste,  ces  changemens  d'intensité,  de  nuance  et  de  lumino- 
sité, produits  par  le  voisinage  de  deux  couleurs,  sont,  on  le  pense 
bien,  une  source  de  perplexités  et  de  confusion  pour  les  commençans, 
qui  sans  cesse  sont  trompés  par  des  apparences  dues  à  celte  cause. 
C'est  pour  cela  qu'un  livre  comme  celui  que  vient  de  nous  donner 
M.  Rood  est  appelé  à  rendre  des  grands  services  aux  artistes  et  aux 
amateurs,  en  les  familiarisant  avec  la  nature  des  obstacles  qu'ils  ren- 
contreront sur  leur  chemin,  et  en  leur  signalant  l'existence  de  difficul- 
tés contre  lesquelles  ils  lutteraient  vainement. 


Le  directeur-gérant  :  C.  Buloz. 


LE 


VEUVAGE    D'ALINE 


DEUXIÈME  PARTIE  (1) 


VI. 

Minuit  sonnait  à  quelque  église  voisine  quand  Marc  mit  pied  à 
terre  devant  le  petit  hôtel  d'assez  mauvaise  apparence  où  Antoinette 
était  descendue  au  hasard,  en  choisissant  un  quartier  perdu,  dans 
son  désir  de  se  mieux  cacher. 

—  M"*  Dumont  ?  dit-il,  jetant  au  concierge  le  nom  d'emprunt 
qu'elle  avait  joint  à  son  adresse,  et  un  peu  inquiet  pour  elle  de 
l'opinion  que  pourrait  donner  sa  visite  à  cette  heure  indue. 

—  M"'*  Dumont  !  s'écria  le  concierge  qui  se  leva  aussitôt  avec 
empressement;  je  vais  vous  conduire  tout  de  suite.  Ah!  la  pauvre 
dame  !  quelqu'un  vient  donc  la  réclamer,  à  la  fin  !  On  était  embar- 
rassé ici,  je  vous  en  réponds,  et  désolé.  Ces  événemens-là  font 
toujours  tant  de  tort  aux  maisons  où  ils  arrivent! 

—  Quel  événement?  demanda  Marc  avec  une  émotion  terrible. 

—  Vous  ne  savez  donc  pas?  reprit  le  concierge;  en  ce  cas,  je 
suis  fâché  de  vous  avoir  dit  sans  précautions... 

—  Je  ne  sais  rien,  parlez  vite. 

(1)  Voyez  Revue  du  l*'  février. 
TOME  xLiii.  —  15  février  1881.  41         . 


738  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

—  Dame!  je  n'ose  plus,  si  vous  êtes  son  parent,  si,.,  je  vous 
croyais  préparé. 

—  Parlerez-vous  ?  s'écria^Marc  hors  de  lui  en  le  secouant  par 
l'épaule. 

—  Oli  !  puisque  vous  le  prenez  comme  cela!..  Eli  bien  !..  voilà!.. 
Cette  dame... 

Le  maître  de  l'hôtel  parut  et  d'un  geste  impérieux  fit  taire  son 
employé  : 

—  Je  vous  demande  pardon,  monsieur,  dit-il,  veuillez  me  suivre. 
C'est  un  bien  grand  malheur;  le  médecin  croit  qu'il  n'y  a  pas  de 
remède. 

Un  cri  étouffé  expira  sur  les  lèvres  de  Marc,  et  ce  fut  presque  sans 
en  avoir  conscience  qu'accroché  à  la  rampe  il  gravit  l'escalier  étroit, 
faiblement  éclairé  :  —  Tu  l'as  tuée  !  lui  criait  un  remords  féroce  ; 
tu  l'as  tuée! 

S'il  eût  pensé  à  la  nouvelle  M'"°  de  Sénonnes,  c'eût  été  pour 
la  maudire  comme  il  se  maudissait  lui-même;  mais  il  ne  pensait 
qu'à  celle  qu'il  allait  trouver  là-haut,  morte  peut-être,  morte  en 
un  pareil  lieu,  sans  avoir  pu  poser  son  dernier  regard  sur  un 
visage  ami,  sans  autres  sentimens  autour  d'elle  qu'une  banale 
compassion  mêlée  d'outrageantes  curiosités,  morte  délaissée,  dans 
la  honte  et  le  désespoir!  Quelle  fin  pour  tant  de  jeunesse,  pour 
tant  de  beauté,  quel  dénoûment  à  leurs  amours,  dont  toutes  les 
phases  lui  apparaissaient  à  la  fois  dans  ce  cadre  insohte  !  Tel  un 
noyé,  au  moment  suprême,  embrasse,  dit-on,  comme  en  une 
vision,  tous  les  moindres  incidens  de  sa  vie  avec  une  lucidité  hor- 
rible. Il  n'entendait  qu'à  demi  son  guide  lui  raconter  en  montant 
les  trois  étages  que  cette  dame  était  arrivée  le  malin,  qu'elle  avait 
demandé  un  commissionnaire  pour  porter  une  lettre  à  l'autre 
extrémité  de  Paris.  En  attendant  le  retour  de  cet  homme,  elle 
était  très  surexcitée,  très  nerveuse;  du  reste,  ses  allures  n'a- 
vaient pas  paru  naturelles  de  prime  abord  ;  tout  semblait  l'effrayer  : 
on  eût  dit  une  personne  qui  a  quelque  motif  pour  se  cacher. 
L'hôte  en  avait  fait  la  réflexion  avec  un  peu  de  méfiance.  Son 
envoyé  était  revenu  longtemps  après;  n'ayant  trouvé  personne,  il 
.avait  laissé  la  lettre.  L'agitation  de  la  pauvre  dame  avait  alors 
redoublé  :  elle  s'était  enfermée  dans  sa  chambre;  on  devait  l'a- 
vertir tout  de  suite  si  quelqu'un  demandait  M'"'  Dumont.  Vers 
quatre  heures,  elle  était  sortie  plus  pâle  que  jamais,  en  courant 
presque;  à  son  retour,  elle  avait  refusé  le  dîner  qu'on  lui  propo- 
sait et  recommandé  expressément  que  personne  n'entrât  chez  elle 
avant  le  lendemain  matin.  Cette  recommandation  même  avait  excité 
les  soupçons;  d'ailleurs  on  l'entendait  marcher  d'un  pas  sacoadé 


LE    VBUV AGE   d' ALINE.  7B9 

avec  des  sanglots.  C'était  étrange...  Peut-être  avait-on  affaire  à  une 
folle.  —  J'irai  voir,  avant  de  me  coucher,  si  elle  n'a  besoin  de  rien, 
s'était  dit  l'hôtesse.  —  En  effet,  elle  avait  frappé  à  la  porte  douce- 
ment d'abord,  puis  à  grand  bruit  sans  obtenir  de  réponse;  enfin, 
bien  que  la  porte  fût  fermée  en  dedans,  elle  réussit  à  l'ouvrir  avec 
une  double  clé  qu'elle  gardait  toujours.  Une  forte  odeur  d'opium 
l'effraya  dès  le  premier  pas;  la  dame,  étendue  sur  son  lit,  sem- 
blait dormir,  mais  en  s'approchant,  en  la  touchant,  on  s'était  aperçu 
qu'elle  était  morte;,,  du  moins  le  médecin  du  quartier,^appelé  aus- 
sitôt, ne  parvenait  pas  depuis  une  heure  à  la  faire  revenir.  Elle 
avait  pris  du  poison,  un  narcotique,  c'était  évident,  bien  qu'elle  eût 
détruit  toute  trace  de  la  bouteille,  qu'on  n'avait  pu  retrouver;  mais 
le  docteur  ne  s'y  était  pas  trompé. 

—  Antoinette  !  s'écria  Marc,  s'arrêtant,  sans  oser  faire  un  pas  de 
plus,  sur  le  seuil  d'une  porte  ouverte  devant  lui. 

Un  silence  funèbre  régnait  dans  cette  chambre  mal  éclairée,  au 
fond  de  laquelle  se  dessinait,  sous  les  rideaux  relevés  du  lit,  une 
forme  rigide  que  lui  cachait  le  médecin  penché  sur  elle  et  occupé 
à  épuiser  toutes  les  ressources  de  son  art.  Il  ne  distingua  nettement 
que  la  main,  d'une  blancheur  cadavérique,  qui  pendait  sur  le  drap 
et  une  grande  tresse  dénouée  de  cheveux  noirs. 

—  Elle  vient  d'ouvrir  les  yeux,  dit  le  médecin. 

—  Antoinette!  répéta  Marc  en  se  jetant  à  genoux  auprès  du  lit 
et  en  couvrant  de  baisers  cette  main  glacée  qui  parut  s'assouplir 
et  se  réchauffer  sous  ses  lèvres. 

Tout  à  coup  M"""  d'Herblay  se  redressa  entre  les  bras  qui  l'enve- 
loppaient. 

—  Toi!  balbutia-t-elle;  toi! 

Puis  elle  retomba  dans  son  mortel  engourdissement.  Mais  Marc, 
persuadé  qu'elle  s'apercevait  de  sa  présence,  continuait  à  l'appeler 
et  à  la  serrer  sur  son  cœur.  Gomme  il  répétait  pour  la  centième 
fois: 

—  Ne  meurs  pas  !  reviens  à  toi  1 

—  A  quoi  bon?  dit-elle  avec  effort  en  relevant  à  demi  ses  pau- 
pières alourdies. 

Sa  voix  le  navra;  elle  était  faible  au  point  de  n'avoir  rien  d'hu- 
main. 

-—  Je  t'appartiens  pour  toujours,  dit-il  cédant  à  une  impulsion 
de  pitié  plus  forte  que  sa  volonté  même.  Je  te  suivrai  où  tu  iras, 
entends-tu,  Antoinette! 

—  Tu  m'aimes  encore?.. 

Comme  elle  soupirait  ces  derniers  mots,  son  visage  s'illumina 
d'une  joie  extatique  qui  bientôt  fit  place  à  d'affreuses  convulsions. 


740  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Les  phénomènes  de  surexcitation  nerveuse  venaient  remplacer  la 
torpeur,  momentanément  dissipée. 

—  Assez  d'émotions,  dit  brusquement  le  médecin,  bien  que 
celles-ci  aient  aidé,  j'en  conviens,  à  l'effet  du  café. 

—  "Vous  la  croyez  sauvée?.,  elle  est  sauvée?.,  répétait  Marc,  l'es- 
prit tendu  sur  cette  idée  fixe. 

—  Je  ne  réponds  de  rien,  dit  tout;  bas  le  médecin  en  haus- 
sant les  épaules;  on  ne  peut  calculer  les  ravages  produits  chez  une 
femme  très  délicate  par  un  poison  aussi  violent  et  pris  à  pareille 
dose.  Des  soins  affectueux  et  dévoués  peuvent  beaucoup  dans  les 
cas  mêmes  qui  nous  semblent  le  plus  graves  ;  voilà  tout  l'espoir 
qu'il  m'est  permis  de  vous  donner. 

Ce  fut  une  nuit  d'agonie  pour  Marc  autant  que  pour  la  mori- 
bonde. Il  ne  s'éloigna  pas  une  minute  de  ce  chevet  où  la  stupeur 
ne  cédait  qu'au  délire  et  à  d'autres  crises  inséparables  de  l'empoi- 
sonnement. Rien  ne  le  rebutait;  son  zèle  et  sa  tendresse  touchè- 
rent jusqu'aux  témoins  d'ailleurs  indifférens  de  ces  tristes  scènes. 
En  agissant  avec  une  sorte  de  fièvre,  il  répétait  sans  cesse,  comme 
si  Antoinette  eût  pu  l'entendre  :  —  Won,  je  ne  te  quitterai  pas! 
—  Tous  les  obstacles  s'effaçaient  devant  le  seul  devoir  qu'il 
reconnût  en  ce  moment,  le  devoir  de  se  dévouer  à  cette  femme 
qui  mourait  par  lui  comme  s'il  l'eût  frappée  de  sa  propre  main. 
Les  premières  lueurs  de  l'aube  le  rappelèrent  cependant  à 
d'impérieuses  réalités;  elles  tombèrent  à  la  façon  d'une  douche 
glacée  sur  son  ivresse  douloureuse.  C'est  l'effet  immanquable  de 
la  clarté  du  jour;  elle  dissipe  froidement  et  brutalement  les  hallu- 
cinations, les  enthousiasmes,  la  décevante  magie  de  la  nuit.  11  vit 
les  choses  comme  elles  étaient  aux  feux  naissans  de  ce  soleil 
qui  se  levait  sur  une  journée  dont  il  avait  oublié  l'emploi,  dans 
l'excès  de  son  émotion,  sur  la  journée  qui  devait  être  celle  de  ses 
noces!  Un  frisson  le  secoua  de  la  tête  aux  pieds,  car  ce  soleil 
impitoyable  accusait  plus  distinctement  sur  le  visage  d'Antoi- 
nette des  signes  qui  sans  doute  étaient  ceux  de  la  mort,  en 
même  temps  qu'il  révélait  toute  la  vétusté,  toutes  les  souillures  de 
cette  ignoble  chambre  d'auberge.  Elle  allait  finir  là,  elle  qui  ne  s'é- 
tait jamais  montrée  à  lui  qu'entourée  de  toutes  les  élégances  les 
plus  raffinées;  son  cadavre  sortirait  ignominieusement,  sous  le  der- 
nier coup  d'un  scandale  public,  du  bouge  où  un  désespoir  dont  il  était 
cause  l'avait  conduite  pour  y  mourir! — De  pareilles  pensées  étaient 
faites  pour  troubler  violemment  une  imagination  moins  exaltée  que 
la  sienne.  Et  l'amant  d'Antoinette,  mourante,  se  voyait  comme 
dans  un  cauchemar  l'époux  devant  la  loi  de  M"*  Béraud!  Que  lui  était 
celle-là?  Un  mot  cependant,  un  oui  froidement  prononcé  l'avait  uni 


LE    VEUVAGE    d'aLINE.  741 

la  veille  pour  jamais  à  cette  étrangère,.,  tandis  que  des  années, 
toute  une  vie  courte,  mais  ardente,  d'amour  réciproque  ne  lui  don- 
naient pas  le  droit  d'attendre  ici  le  dernier  soupir  de  sa  maîtresse! 
En  cet  instant,  Aline  lui  fut  odieuse,  et  tous  les  liens  inventés  par 
le  monde  lui  inspirèrent  une  sorte  de  mépris  farouche.  A  quoi  se 
résoudre?  Un  second  médecin  appelé  venait  de  constater  dans  l'état 
de  M"""  d'Herblay  des  complications  alarmantes,  une  sensibilité 
étrangement  diminuée,  quand  Marc,  au  milieu  de  l'affreuse  anxiété 
que  lui  causaient  ses  paroles,  entendit  sur  l'escalier  des  voix  con- 
fuses, et  comme  le  bruit  d'une  altercation  dans  laquelle  son  nom 
était  répété  cà  plusieurs  reprises.  Il  sortit  prêt  à  tout  et  presque  sou- 
lagé par  le  sentiment  qu'en  venant  le  surprendre,  on  lui  épar- 
gnait la  nécessité  d'un  aveu. 

La  figure  irritée  d'Albéric  de  Vesvre  lui  apparut.  Il  repoussait 
l'hôte  qui  voulait  l'arrêter  et  répétait  avec  une  énergie  pleine 
de  colère  : 

—  Il  est  ici,  et  je  le  verrai...  Je  sais  qu'il  est  ici  ! 

—  Ah!  enfin!  s'écria-t-il  en  apercevant  Marc,  je  te  trouve, 
malheureux!  Si  Pierre  ne  t'avait  pas  entendu  donner  l'adresse,  que 
devenions-nous?  As-tu  perdu  la  raison?  Je  t'emmène. 

—  Tais-toi!  dit  Marc  d'un  ton  qui  imposa  silence  à  M.  de  Vesvre 
mieux  que  ses  paroles  mêmes;  tais-toi  et  viens. 

Il  le  saisit  par  le  bras  et  l'entraîna  au  milieu  de  la  chambre  où 
gisait  M*""  d'Herblay  dans  un  état  intermédiaire  entre  le  sommeil 
et  la  mort. 

—  Viens  et  juge  !  reprit  Marc'en  lui  montrant  le  lit. 

Albéric  garda  quelque  temps  le  silence;  sa  physionomie,  insou- 
ciante d'ordinaire,  était  bouleversée  par  l'horreur. 

—  Ne  pourrais-je,  demanda-t-il  lentement,  te  dire  un  mot  ail- 
leurs qu'ici? 

On  leur  ouvrit  la  chambre  voisine. 

—  Marc,  reprit  M.  de  Vesvre  en  saisissant  avec  force  les  mains 
de  son  cousin,  c'est  une  rude  épreuve,  je  le  reconnais;  mais  enfin, 
il  y  va  de  l'honneur. 

—  Tu  crois  de  bonne  foi  que  je  doive  l'abandonner  à  ses  der- 
niers momens? 

—  Bah  !  elle  en  reviendra,  et  d'ailleurs  d'autres  peuvent  prendre 
soin  d'elle.  Je  me  charge  de  veiller  à  ce  que  tout  se  passe  humai- 
nement et  correctement.  Est-ce  ta  faute  après  tout  si  cette  folle 
imagine  de  s'empoisonner  le  jour  de  tes  noces  comme  une  gri- 
sette?  Es- tu  tenu  pour  cela  de  perdre  ton  avenir,  de  te  rendre  cou- 
pable d'une  déloyauté  infâme?  car  ce  serait  un  acte  sans  nom,  que 
le  monde  flétrirait  et  dont  tu  ne  te  relèverais  pas. 

—  La  lâcheté  serait  de  m'éloigner. 


7A2  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

—  Auras-tu  donc  toujours  l'esprit  faux  et  au  rebours  du  sens 
commun?  Oublies-tu  que  tu  es  marié?  que  ta  femme,  ta  femme, 
entends-tu,  t'attendra  dans  une  heure  ?  Quant  à  ton  père,  il  sait 
déjà  que  îu  as  passé  la  nuit  hors  de  chez  toi,  mais  rien  de  plus. 
}e  l'ai  empêché  à  grand'peine  de  me  suivre.  Jamais  on  n'a  imaginé 
de  situation  semblable.  Et  si  M.  Béraud  vient  à  découvrir  !..  Ton  sang 
ne  suffira  pas  à  satisfaire  la  juste  indignation  de  ce  brave  homme. 

—  Oh!  celui  qui  me  délivrerait  de  la  vie  me  rendrait  le  seul 
service  que  je  puisse  attendre  de  qui  que  ce  soit.  Mais  M.  d'Her- 
blay  a  droit  à  la  première  réparation,  je  suppose.  Voyons,  ajouta-il, 
répondant  à  un  geste  impatient  de  M.  de  Vesvre,  sérieusement  et 
honnêtement,  que  ferais-tu  à  ma  place? 

—  Je  conduirais  Aline  à  l'autel  comme  elle  a  le  droit  de  l'exiger, 
répondit  Albéric  sans  aucune  hésitation  ;  ce  qui  ne  veut  pas  dire 
que  j'abandonnerais  absolument  pour  cela  M™"  d'Herblay. 

—  Oui,  traître  envers  toutes  les  deux,  dit  Marc  avec  amertume. 
C'est  là  votre  honneur  à  vous. 

—  Faute  de  mieux,  il  faut  sauver  au  moins  les  apparences  et 
gagner  du  temps.  Mais  ne  songeons  qu'à  l'heure  présente  :  tu  te 
dois  à  la  vicomtesse  de  Sénonnes,  conclut  Albéric  appuyant  sur  ce 
nom  comme  s'il  ne  pouvait  manquer  d'assurer  l'effet  de  sa  leçon 
de  loyauté  mondaine. 

—  Pour  Dieu  !  ne  me  parlez  plus  d'elle,  s'écria  Marc  avec  une 
sorte  d'égarement,  quai?d  l'autre  est  là  qui  agonise. 

Un  faible  gémissement  le  rappela  auprès  d'Antoinette  ;  en  cher- 
chant à  saisir  ces  dernières  syllabes  entrecoupées,  ces  derniers 
gestes  à  demi  ébauchés  que  l'amour  et  la  douleur  guettent  au 
chevet  des  mourans,  il  crut  l'entendre  balbutier  : 

—  Reste  ! 

—  Oui,  je  le  jure,  s'écria-t-il  avec  une  sorte  de  frénésie,  je  le 
jure  sur  l'honneur  qu'ils  prétendent  m'apprendre  à  discerner  et 
surtout  ce  que  je  reconnais  de  sacré!  Je  reste!  rien  ne  m'arra- 
chera d'ici  ! 

Il  se  tourna  vers  Albéric,  qui  l'avait  suivi,  tandis  qu'autour  d'eux 
chacun  se  retirait  par  discrétion  ou  par  crainte. 

—  Que  M'^"  de  Sénonnes  garde  mon  nom,  s'écria-t-il,  et  ma  for- 
tune et  l'estime  du  monde,  que  je  perds  sans  regret,  ayant  à  regret- 
ter tant  d'autres  biens  plus  précieux.  Je  reste  ici! 

YII. 

Ce  fut  un  scandale  sans  précédens  peut-être  et  dont  tout  Paris 
s'occupa  pendant  plusieurs  semaines.  Le  jour  même  de  la  bénédic- 
tion nuptiale,  alors  que  le  mariage  devant  la  loi  était  accompli 


i 


LE    VEUVAGE   d' ALINE.  743 

déjà,  le  vicomte  de  Sénonnes  avait  lâchement  abandonné  sa  jeune 
femme  et  suivi  une  ancienne  maîtresse  qui  s'était  empoisonnée  tout 
juste  assez  pour  le  ramener  à  elle  et  lui  imposer  de  nouvelles 
chaînes.  Il  n'y  avait  qu'une  voix  pour  flétrir  une  pareille  conduite, 
et  l'astuce  dont  M'"'  d'Herblay  avait  fait  preuve  semblait  non  moins 
révoltante  que  la  trahison  de  son  complice;  l'intérêt  le  plus  vif, 
en  revanche,  s'attachait  à  la  délaissée,  qui  acceptait,  disait-on,  la 
situation  exceptionnellement  triste  et  délicate  que  lui  faisait  sa  des- 
tinée avec  une  admirable  dignité.  Du  reste,  on  ignorait  générale- 
ment les  détails  de  cette  aventure  et  l'on  suppléait,  comme  il  arrive 
d'ordinaire,  à  la  connaissance  précise  des  faits  par  des  légendes  si 
invraisemblables  que  les  plus  crédules  se  lassèrent  vite  de  les  écou- 
ter, ce  qui,  jusqu'à  nouvel  ordre,  mit  fin  aux  commentaires.  Nous 
trouverons,  quant  à  nous,  les  renseignemens  qui  manquaient  à  la 
chronique  mondaine  dans  la  correspondance  intime  de  la  baronne 
de  Vesvre  et  de  son  frère  le  prince  Alexandre  Orsky,  alors  en  prome- 
nade errante  à  travers  l'Europe,  comme  c'est  la  continuelle  habi- 
tude des  Russes  de  distinction.  Le  prince  Orsky  ne  séjournait  que 
par  exception  dans  ses  terres  de  la  petite  Russie  et  passait  chaque 
année  à  Pétersbourg,  à  la  façon  d'un  brillant  météore,  tout  j  uste  assez 
pour  faire  regretter  son  absence  en  rappelant  combien  il  pouvait  être 
aimable.  La  lettre  suivante  de  M"*"  de  Vesvre  le  trouva  sur  le  lac 
Majeur,  où  il  s'ennuyait  : 

«  Me  voilà  fière,  écrivait-elle  dans  son  style  exotique  et  à  bâtons 
rompus,  me  voilà  triomphante!..  J'ai  réussi  pour  une  fois  à  t' inté- 
resser, puisque  tu  me  demandes  la  suite,  toi  dont  la  principale 
prétention  depuis  longtemps  est  de  traverser  en  sourd  et  en  aveugle 
un  monde  qui  n'offre  rien  que  de  prévu.  Si  tu  deviens  de  plus  en 
plus  insensible  au  jjlaisir  cVclre,  tu  aimes  encore  regarder  vivre 
les  autres,  je  t'y  prends  !  Il  est  vrai  que  le  spectacle  est  rarement 
curieux  comme  il  l'a  été  en  cette  circonstance.  Curieux  et  triste, 
et  singulièrement  imprévu,  n'en  déplaise  à  tes  théories,  qui,  du 
reste,  sont  un  peu  les  miennes.  N'importe,  moi  qui  ne  pleure  guère, 
même  sur  les  ennuis  qui  me  concernent,  —  tout  au  plus  sur  les 
tiens,  —  j'ai  encore  les  yeux  rouges  des  larmes  que  m'a  fait  ver- 
ser le  malheur  immérité  de  cette  petite  fille,  si  parfaitement  insigni- 
fiante la  veille,  si  grande  tout  à  coup  sous  l'adversité.  Les  âmes  nobles 
sont  seules  transformées  ainsi  ;  le  coup  qui  abattrait  un  être  vulgaire 
les  exalte  et  les  mûrit  à  la  fois,  fait  jaillir  l'étincelle.  Voilà  pourquoi 
tu  me  vois  attachée  par  miracle,  sincèrement  attachée  à  une  femme, 
et  capable  d'une  de  ces  amitiés  dont  je  me  suis  moquée  souvent, 
n'en  ayant  guère  rencontré,  pratiqué  même,  diras-tu,  —  eh  bien  ! 
oui,  j'en  conviens,  — que  le  simulacre  et  la  grimace.  Nous  sommes 


7/|4  REVUE   DES   DEDX  MONDES. 

sceptiques,  ma  chère  âme,  mais  qu'il  se  présente  à  nous  d'aven- 
ture quelque  chose  de  sincèrement  beau  et  bon,  nous  nous  remet- 
tons à  croire,  et  cela  vraiment  avec  une  satisfaction  secrète.  Je  parle 
ici  pour  moi,  car  pour  toi,  c'est  différent;  tu  doutes  quand  même. 
Pourtant  si  tu  avais  vu  cette  enfant,  le  matin  de  ses  noces,  à  l'heure 
où  elle  se  préparait  à  revêtir  sa  toilette  de  mariée,  tomber  tout  à 
coup  du  haut  de  la  confiance  absolue  si  naturelle  à  cet  âge,  comme 
tombe  un  petit  oiseau  frappé  par  le  plomb  qui  le  tue,  la  situation 
t'eût  paru  pathétique  peut-être.  Figure-toi  que  cet  absurde  garçon, 
sans  courage,  je  le  conçois,  pour  la  voir  et  pour  aborder  face  à  face 
un  sujet  si  brûlant,  lui  a  écrit  des  choses...  Mon  Dieu!  combien 
les  plus  spirituels  d'entre  vous  peuvent  devenir  bêtes  à  l'occasion!.. 
«  Qu'il  n'espérait  pas  qu'elle  lui  pardonnât  jamais,  —  parbleu  !  — 
qu'il  en  était  indigne  ;  mais  qu'un  jour  elle  comprendrait  qu'il  eût  pu 
se  montrer  plus  lâche,  plus  coupable  encore.  »  — Je  me  demande  com- 
ment? et  toi?..  —  A  mots  couverts,  il  lui  parlait  de  certains  devoirs 
indépendans  de  la  morale  ou  des  conventions  d'ici-bas  et  qui  s'im- 
posent d'une  façon  d'autant  plus  impérieuse;  il  en  était  victime,  et 
la  fatalité  inexorable  le  forçait  de  l'en  rendre  victime  avec  lui. 
Il  payait  une  dette  au  passé,  à  un  passé  qu'elle  ne  pouvait  con- 
cevoir, qu'il  n'osait  par  respect  lui  révéler.  Il  emportait  de  grands 
remords...  peut-être  cet  affreux  malheur  serait-il  réparable  un 
jour;  peut-être  le  lien  à  peine  formé  pourrait-il  être  rompu.  Il  la 
suppliait  d'oublier  le  mauvais  rêve  qui  avait  traversé  sa  vie...  » 

Quel  galimatias  pour  la  pauvre  enfant  !  Elle  restait  devant  cet 
adieu  inopiné  aussi  déroutée  qu'elle  eût  pu  l'être  devant  des 
hiéroglyphes  ;  elle  entrevoyait  seulement  que  celui  qui,  quelques 
heures  après,  devait  la  conduire  à  l'autel,  avait  violé  un  ser- 
ment prononcé  tout  à  l'heure,  la  laissant  à  une  solitude  pleine  d'hu- 
miliations et  de  tristesses.  Je  l'ai  trouvée  en  cet  état,  pelotonnée 
dans  un  coin  de  sa  chambre,  courbée  sur  l'énigme  qu'elle  s'effor- 
çait en  vain  de  résoudre,  aussi  blanche  d'ailleurs  que  le  peignoir 
de  mousseline  qui  la  couvrait,  tout  enveloppée  de  ses  cheveux, 
qu'on  était  en  train,  au  moment  où  tomba  la  foudre,  d'entrelacer 
de  fleurs  d'oranger.  La  robe  de  satin  blanc  s'étalait  encore  sur  le 
lit  et  semblait  parler  avec  une  éloquence  !  Elle  me  fit  l'effet  d'un 
linceul.  J'avançai...  Je  suis  brave  au  besoin;  je  ne  recule  pas 
devant  les  responsabilités.  Nous  étions  tous,  n'est-ce  pas?  nous, 
ses  parens,  ses  alliés,  un  peu  solidaires  du  crime  de  Marc,  car  j'ap- 
pelle cela  un  crime  simplement,  et  quand  Albéric,  à  son  retour  de 
cette  scène  de  mélodrame  au  chevet  de  la  dame  censée  expirante, 
m'avait  tout  raconté,  je  m'étais  dit  :  —  Ma  place  est  là-bas,  auprès 
de  cette  pauvre  fille  qui,  en  somme,  est  maintenant  des  nôtres. 


LE    VEUVAGE    d'aLINE.  7A5 

C'est  plus  que  désagréable,  mais  j'irai.  —  J'y  vais  donc,  un  peu 
embarrassée  de  mon  personnage,  cherchant  des  phrases  et  n'en 
trouvant  pas.  Une  Anglaise  qui  est  auprès  d'elle  depuis  son  enfance 
et  que  j'avais  toujours  vue  figée  dans  un  calme  imperturbable,  — 
mais  il  y  a  des  circonstances  où  les  glaçons  se  fondent  bon  gré 
mal  gré,  —  court  à  ma  rencontre  :  —  Oh!  madame!.,  le  ciel  vous 
envoie!  Vous  seule  peut-être  saurez  lui  dire,  lui  expliquer...  — 
Le  ciel!  Il  me  semblait  que  le  ciel  n'avait  rien  à  faire  là  dedans, 
mais  plutôt  l'enfer  qui  m'accommodait  un  petit  supplice  de  sa 
façon.  Si  ma  tante  de  Sénonnes  avait  pu  me  remplacer,  mais  non! 
outre  qu'au  moment  même  elle  déchirait  dans  une  attaque  de 
nerfs  les  nombreux  mètres  de  point  d'Alençon  qu'elle  comptait 
porter  à  l'église  sur  du  taffetas  gris-perle,  son  rôle  en  qualité  de 
mère  du  coupable  eût  été  encore  plus  difficile  que  le  mien. 

Jesuis  entrée  tout  doucement,  je  suis  allée  m' asseoir  auprès  d'elle 
sans  qu'elle  y  prît  garde,  je  lui  ai  mis  les  bras  autour  du  cou,  et 
je  lui  ai  dit  :  —  Pleurons  ensemble,  ma  chérie  !  —  Mais  je  pleurais 
seule,  à  ce  qu'il  m'a  semblé,  pendant  qu'elle  restait  là  immobile, 
silencieuse,  la  tête  sur  mon  épaule. 

—  Imagine-toi,  lui  dis -je,  la  tutoyant  pour  la  première  fois, 
que  tu  as  une  sœur  et  répands  ta  douleur  devant  moi  tout  à  ton 
aise. 

Elle  a  relevé  son  visage  si  pâle  et  m'a  regardée  fixement  d'un 
air  absorbé  qui  ne  me  laissait  rien  lire.  L'aimait-elle,  et  cet  aban- 
don lui  brisait-il  le  cœur?  ou  bien  n'a-t-elle  souffert  que  dans  sa 
fierté?  Entre  nous ,  cette  dernière  hypothèse  me  paraît  la  plus 
probable.  Ils  se  connaissaient  si  peu!.,  et  puis  cela  me  fait  moins 
de  chagrin  de  le  croire.  —  Mon  pauvre  oncle!  a-t-elle  dit  tout  bas. 

—  et  alors  seulement  ses  yeux  sont  devenus  humides,  —  mon 
pauvre  oncle!  comme  il  va  souffrir! 

C'était  très  bien,  n'est-ce  pas,  de  penser  d'abord  à  son  second 
père?  mais  un  pareil  souci  excluait  apparemment  toute  idée  de  pas- 
sion. La  passion  est  égoïste  de  sa  nature.  J'ai  respiré,  je  lui  ai  dit  : 

—  Votre  famille,  nous  tous,  votre  famille  et  le  monde  seront  pour 
vous  et  contre  lui... 

Elle  a  haussé  les  épaules  d'un  air  de  dédain  et  de  tristesse,  mais 
en  ajoutant  aussitôt  :  —  Vous  êtes  bonne,  et  je  vous  remercie. 
Voulez-vous  m'aider  en  ce  moment... 

Un  petit  frisson  l'a  interrompue,  et  elle  a  repris  tout  bas  : 

—  Terrible!  vraiment  terrible!  en  reculant  la  main  sur  ses  yeux 
comme  si  elle  eût  entrevu  devant  elle  un  abîme. —  C'était  à  fendre 
le  cœur,  et  si  naturel  tout  cela,  si  enfantin,  si  désolé  à  la  fois  ! 

Je  lui  ai  dit  avec  élan  :  —  Disposez  de  moi,  je  suis  à  vous. 


7/i6  BEVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Alors  elle  a  remis  entre  mes  mains  la  sotte  confession  de  ce 
misérable.  Songe  qu'en  la  recevant,  elle  avait  peut-être  cru  à  un 
premier  billet  d'amour,  et  rougi  avant  de  l'ouvrir...  Pauvre 
mignonne!..  Tandis  que  je  parcourais  en  m'exclamant...  oh!  je 
ne  l'ai  pas  ménagé,  je  te  jure...  elle  lisait  par-dessus  mon  épaule. 
Arrivée  à  un  point  où  il  disait  :  «  Elle  m'a  aimé  cinq  ans,  elle  m'a 
sacrifié  tout  ce  qui  est  l'honneur  d'une  femme,  elle  s'est  fermé 
tout  retour  vers  le  passé,  tout,  jusqu'à  un  asile  ;  elle  va  mourir,  et 
j'en  suis  cause.  Vous,  Aline,  par  bonheur  vous  ne  m'aimez  pas, 
vous  ne  pouvez  m'aimer,..  »  j'ai  vu  glisser  sur  ses  lèvres  un  amer 
sourire  et  mes  doutes  m'ont  reprise.  S'il  se  trompait  pourtant? 

—  Est-ce  vrai  ?  m'a-t-elle  demandé. 

—  Quoi,  mon  enfant? 

—  Qu'elle  lui  ait  fait  de  si  grands,  de  si  longs  sacrifices? 

—  Oui,  ai-je  répondu,  sentant  qu'il  valait  mieux  dire  la  vérité 
entière.  C'était  une  de  ces  affections  condamnées  parce  qu'elles 
sont  contre  les  lois  divines  et  humaines,  mais  dans  laquelle,  je 
crois,  la  malheureuse  avait  mis  tout  son  cœur. 

11  me  semblait,  en  parlant,  froisser  une  sensitive.  Je  ne  savais 
comment  m'y  prendre  pour  éclairer  cette  innocence  sans  la  blesser. 

—  Vous  la  connaissiez  ?  a-t-elle  repris  brusquement.  Elle  était 
belle? 

—  Oui.  ■ —  Ma  foi!  en  convenant  de  cela,  je  donnais  une  excuse 
à  Marc  qui  en  a  si  peu! 

—  Belle,  et  dévouée,  et  l'aimant  assez  pour  mourir...  Il  a  donc 
raison,  sa  place  est  auprès  d'elle;  mais,  en  ce  cas,  pourquoi?,. 

Sa  voix  s'est  brisée.  J'ai  compris  qu'elle  eût  voulu  ajouter: 

—  Pourquoi,  en  ce  cas,  est-il  venu  me  chercher  dans  le  calme 
heureux  où  je  vivais?  —  Mais  j'ai  feint  de  ne  pas  comprendre. 
Qu'aurais-je  répondu? 

Elle  a  poursuivi,  frappée  sans  doute  par  une  pensée  nouvelle  : 

—  Ce  qui  m'arrive  sera  considéré  généralement,  n'est-ce  pas, 
comme  une  mortelle  injure? 

—  Qui  retombera  sur  celui  qui  vous  l'inflige  et  ne  vous  rendra 
que  plus  intéressante,  plus  digne  de  respect,  ai-je  répliqué  avec 
vivacité,  croyant  calmer  ses  craintes, 

—  Oh  !  ce  n'est  pas  là  ce  qui  me  préoccupe.  Que  pourrait-on 
faire  sinon  me  plaindre  ? 

Hélas  !  elle  ignore  à  quelles  suppositions  malveillantes  un  pareil 
abandon  donnerait  certainement  lieu  si  le  coupable  n'avait  pris  soin 
de  s'accuser  lui-même  ! 

—  Mais  mon  oncle  m'adore,  vous  le  savez,  et  dans  le  premier 
moment  de  surprise  et  de  colère,  l'idée  de  me  venger...  Sais-je  à 


LE   VEUVAGE   D' ALINE.  ihl 

quelle  extrémité  il  se  portera?  dit-elle  en  se  jetant  dans  mes  bras, 
avec  des  sanglots  cette  fois,  des  sanglots  décliirans  qui  soulevaient 
tout  son  corps. 

—  Voulez-vous,  lui  ai-je  demandé  à  l'oreille,  que  nous  allions  le 
trouver  et  l'arrêter,  si  c'est  possible,  dans  des  représailles  qui  ne 
remédieraient  à  rien? 

—  Oh  !  je  n'osais  vous  en  prier,  s'écria-t-elle  avec  vivacité. 
Merci!  merci!.,  venez  avec  moi...  Si  je  le  voyais  maintenant  seul 
à  seule,  l'émotion  serait  trop  forte  pour  tous  les  deux,  tandis  que 
votre  présence  lai  imposera...  Oui,  vous  êtes  bonne,  et  je  vous 
aime,  je  vous  aime  pour  toujours,  dit-elle  en  m'embrassant  de 
nouveau.  Attendez  que  je  baigne  mes  paupières  dans  de  l'eau 
fraîche,  afin  qu'il  ne  s'aperçoive  pas  que  j'ai  autant  pleuré. 

Pendant  qu'elle  s'efforçait  naïvement  d'effacer  les  traces  de  son 
chagrin,  je  me  sentais  vraiment,  pour  cette  orpheline,  des  entrailles 
de  mère.  Quel  bonheur  que  mon  Sacha  soit  un  homme,  à  l'abri  de 
votre  perversité,  de  votre  inconstance,  de  vos  trahisons  à  vous 
autres  dont  il  sera  le  pareil,  méchant  comme  vous,  armé,  comme 
vous,  de  griffes  qui  déchirent  les  cœurs  !  Des  griffes,  ses  petits 
ongles  roses!.,  pauvre  Sacha  chéri!..  Enfin  je  l'ai  à  moi  pour 
quelques  années,  en  attendant  qu'il  devienne  un  monstre, 
et,  ma  foi!  mieux  vaut  encore  être  monstre  que  d'être  victime 
comme  le  serait  probablement  ma  fille,  comme  l'est  cette  pauvre 
Aline,  si  digne  d'un  meilleur  sort.  Elle  a  réparé  le  désordre  de 
ses  vêtemens,  relevé  ses  beaux  cheveux,  et  nous  sommes  des- 
cendues toutes  les  deux,  presque  aussi  inquiètes  l'une  que  l'autre, 
au  rez-de-chaussée  où  se  trouve  le  cabinet  de  M.  Béraud.  Il  ne 
croyait  pas  sa  nièce  avertie  encore  de  l'événement  que,  pensait-il 
sans  doute,  elle  apprendrait  toujours  assez  tôt,  et  qu'il  eût  été, 
d'ailleurs,  terriblement  embarrassé  pour  lui  apprendre;  depuis 
une  heure,  il  était  en  concihabule  avec  mon  oncle  de  Sénonnes. 
Quand  nous  approchâmes  de  la  porte,  le  conciliabule  prenait,  grâce 
à  la  gravité  des  circonstances  et  à  l'irascibilité  naturelle  des  deux 
hommes,  le  caractère  d'une  véhémente  discussion. 

—  Vous  m'avez  tous  trompé,  indignement  trompé!.,  vociférait 
M.  Céraud. 

■ —  Parce  que  j'ai  gardé  le  silence  sur  cette  liaison  ?  Parbleu  ! 
vous  ne  pouviez  pas  croire  que  mon  fils  fût  arrivé  à  l'âge  qu'il  a 
sans  laisser  un  peu  de  son  cœur  aux  broussailles  du  chemin...  je 
vous  ai  entendu  dire  à  vous-même  que  vous  n'auriez  aucune  con- 
fiance en  un  jeune  mari  qui  n'eût  pas  vécu,  jeté  sa  gourme.  Cette 
femme  ou  une  autre,  peu  importait...  Un  attachement  si  ancien, 
dites-vous?  C'était  une  raison  de  plus  pour  qu'il  s'en  fût  lassé  et 


748  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  que,  de  ce  côté,  nous  n'eussions  rien  à  craindre.  Le  diable 
m'emporte  si  j'aurais  cru  qu'une  vieille  maîtresse!..  D'ailleurs  il 
avait  rompu  avec  elle  depuis  qu'il  connaissait  votre  nièce,  j'af- 
firme qu'il  ne  l'avait  pas  revue,  qu'auriez-vous  pu  exiger  de 
mieux?  Tous  les  hommes  qui  se  marient  ont  à  expédier  quelque 
affaire  de  cette  sorte  et  le  font  sans  bruit, 

La  main  brûlante  d'Aline  s'était  posée  sur  mon  bras. 

—  Est-ce  vrai?  murmura-t-elle,  est-ce  vrai  que  les  choses  se  pas- 
sent ainsi  dans  le  monde? 

Oh  !  mon  ami,  qu'il  est  triste  et  plein  d'effroi  le  regard  que  la  jeune 
fille,  éveillée  en  sursaut  de  son  rêve  d'enfant,  jette  sur  les  réalités 
qu'on  lui  a  cachées  jusque-là  avec  tant  de  soin!  Si  les  pauvrettes 
savaient,  si  elles  pouvaient  deviner,  soupçonner  seulement,  comme 
elles  hésiteraient  à  donner  leur  main ,  dont  la  famille  dispose  si 
facilement,  grâce  à  l'ignorance  où  on  les  tient  de  toutes  choses  ! 

Nous  continuions  cependant  à  prêter  l'oreille  sans  scrupule,  en 
retenant  notre  souiïle. 

—  Non,  je  ne  me  faisais  pas  d'illusions  ridicules,  reprit  après 
une  pause  M.  Béraud,  mais  comment  aurais-je  cru  que  votre  fils 
fût  un  lâche  ? 

Mon  oncle  frémit  comme  si  on  l'eût  souffleté  lui-même  de  ce 
nom  : 

—  Dites  un  malheureux  sans  raison  et  sans  volonté,  un  fou,  un 
don  Quichotte,.,  un... 

—  Un  lâche,  je  le  répète,  car  il  brise  une  innocente  vie  qui  déjà 
reposait  entre  ses  mains,.,  un  lâche,  j'irai  le  lui  dire  en  face.  Nous 
verrons  de  quelle  façon  il  lui  plaira  de  me  répondre.  Et  tenez,  j'y 
vais. 

Aline  poussa  la  porte  avec  une  résolution  soudaine,  elle  entra 
d'un  pas  ferme,  le  visage  impassible,  si  différente  d'elle-même 
que  je  ne  reconnaissais  plus  l'enfant  qui  tout  à  l'heure  avait  pleuré 
dans  mes  bras.  Les  deux  hommes,  à  son  approche,  se  turent  tout 
interdits. 

—  Non,  mon  oncle,  dit-elle  en  marchant  vers  M.  Béraud,  vous 
n'irez  pas.  Je  crois  avoir  le  droit  d'exprimer  ici  ma  volonté,  reprit- 
elle  avec  une  explosion  d'énergie  qui  n'admettait  pas  de  réplique, 
et  on  me  doit,  vous-même,  mon  oncle,  vous  me  devez  d'en  tenir 
compte  et  de  la  respecter.  Ceci  me  concerne,  ne  concerne  que 
moi. 

M.  de  Sénonnes,  qui  ne  l'avait  jamais  vue  qu'intimidée  devant 
lui,  ne  pouvait  visiblement  en  croire  ses  oreilles  ;  M.  Béraud  cachait 
son  visage  entre  ses  mains. 

—  Vous  n'irez  pas ,  répéta  Aline ,  personne  ne  se  placera  entre 


LE    VEUVAGE    d'aLïNE.  7^9 

moi  et...  mon  mari.  Il  a  repris  sa  liberté,  je  la  lui  laisse.  Ce  ne 
serait  comprendre  ni  votre  dignité  ni  la  jmienne  que  de  vouloir 
m'imposer  à  qui  ne  veut  pas  de  moi. 

—  C'est  un  moment  de  vertige,  de  folie,  hasarda  M.  de  Sénonnes, 
Vous  avez  raison,  ma  chère  belle.  Laissez-le  à  la  honte  qu'il  doit 
déjà  avoir  de  lui-même.  Un  jour,  bientôt,  il  viendra  vous  baiser 
les  pieds  et  implorer  sa  grâce. 

Aline  le  toisa  de  haut  : 

—  Jamais  !  prononça-t- elle  avec  une  lenteur  glacée,  jamais!.. 
Quoi  que  fasse  par  la  suite  M.  le  vicomte  de  Sénonnes,  la  barrière 
qu'il  lui  a  plu  d'élever  ce  matin  entre  nous  ne  s'abaissera  jamais. 
Tout  est  fini.  Et  c'est  pour  cela,  mon  oncle,  dit-elle  en  se  tour- 
nant vers  iM.  Béraud,  que  vous  allez  me  jurer... 

—  Oh  !  ma  pauvre  chère  fille,  tout  ce  que  tu  exigeras,  j'y  souscri- 
rai, s'écria  le  pauvre  homme,  qui  était  dans  un  état  de  confusion 
et  de  désespoir  à  faire  pitié.  Oh  mon  enfant,  pardonne-moi,  par- 
donne-moi. 

Il  se  mit  à  genoux  devant  elle. 

J'entraînai  mon  oncle  de  Sénonnes,  qui  une  fois  seul  avec  moi 
s'emporta  en  menaces,  en  fureurs,  en  malédictions  contre  le  fils 
qui  le  déshonorait. 

Depuis  il  y  a  eu  entre  eux,  je  le  sais,  une  scène  épouvantable. 
L'entêtement  de  Marc  est  exaspéré  par  ces  violences.  Ma  tante 
s'est  retirée  du  champ  de  bataille  en  se  constituant  malade.  Elle  a 
cinq  ou  six  syncopes  par  jour,  s'abreuve  de  thé  avec  quelques  tar- 
tines et  s'informe  à  chaque  instant  de  ce  que  dit  le  monde,  oii  elle 
prétend  qu'il  lui  sera  impossible  de  reparaître,  comme  si  elle  ne 
concevait  pas  de  malheur  plus  grand  que  celui-là. Moi,  je  la  soigne, 
je  feins  de  m'attendrir  sur  elle  et  je  lui  recommande,  sans  inquié- 
tude sérieuse,  de  ne  point  se  laisser  périr  d'inanition, 

Albéric  va  là-bas  prendre  des  nouvelles.  Pendant  plusieurs  jours, 
celle  qui  est  cause  de  tous  nos  ennuis  a  flotté  entre  la  vie  et  la 
mort;  maintenant  on  la  croit  hors  de  danger,  au  moins  du  danger 
imminent,  car  sa  santé  sera  sans  doute  altérée  pour  toujours. 

Marc  se  tient  aux  ordres  de  M.  d'Herblay,  qui  reste  coi  dans 
ses  terres,  ne  se  montre  pas,  et  lui  laisse  malicieusement  sa  femme 
sur  les  bras,  —  une  vengeance  comme  une  autre,  —  assez  raffinée 
même. 

Tout  cela  va  finir  par  un  enlèvement  forcé  et  du  malheur,  je  gage, 
pour  tous,  car  la  moins  malheureuse  ne  sera  pas  M""  d'Herblay, 
quoique  l'on  dise  qu'elle  est  arrivée  à  ses  fins. 

Ce  n'est  pas  vrai  pour  qui  la  connaît,  si  peu  que  ce  soit.  Son 
vilain  mari  s'est  donné  le  plaisir  de  l'épouvanter,  elle  a  perdu  la 


750  REVDE    DES    DEUX   MONDES. 

tête  elle  a  fait  appel  à  la  seule  protection  qu'elle  se  connût  au 
monàte,  croyant  le  mariage  moins  avancé  qu'il  ne  l'était  en  effet, 
persuadée  du  reste  que  iMarc  l'aimait  encore  parce  que,  sur  le  point 
de  le  perdre,  elle  l'aimait,  bien  entendu,  plus  que  jamais.  Mauvais 
raisonnement  sans  doute,  mais  certaines  femmes,  —  elle  est  du 
nombre,  —  ne  raisonnent  pas,  elles  sentent.  Ayant  lancé  son  appel, 
la  pauvre  sotte  a  découvert  qu'il  allait  tomber  au  milieu  du  bruit 
des  noces  comme  un  trouble-fête,  et,  aussi  effrayée  de  sa  mauvaise 
action  involontaire  qu'affolée  par  la  pensée  de  son  isolement,  qui 
la  laissait  en  butte  à  des  vengeances  dont  son  imagination  surex- 
citée s'exagérait  l'horreur,  elle  s'est  dit  : 

—  Finissons-en  avec  la  vie  et  laissons  des  regrets,  des  remords 
à  tout  le  monde. 

Soit  !  mais  il  fallait  en  finir,  il  fallait  mourir  coûte  que  coûte,  ne 
pas  se  tromper  de  dose;  ces  tentatives-là,  lorsqu'elles  avortent,  sont 
ridicules.  Elle-même  doit  le  comprendre.  Non,  je  ne  puis  m'empê- 
cher  de  la  plaindre  de  n'avoir  pas  mieux  réussi  à  se  supprimer  et 
je  ne  la  juge  point  comme  fait  la  foule,  si  sujette  à  erreur  tou- 
jours, ce  qui  ne  veut  pas  dire  que  je  l'excuse  au  moins,  mais  je 
crois  qu'elle  a  forgé  de  ses  mains  un  châtiment  que  son  complice 
partagera  sous  peu.  —  Qu'en  penses-tu?  » 

A  cette  question  directe,  le  prince  Orsky  répondit  : 
«  — Je  pense  que  ma  chère  petite  sœur  m'a  écrit  une  jolie  page 
de  roman  sentimental  qui  indique  chez  elle  toute  sorte  de  facultés 
que  je  ne  lui  connaissais  pas,  notamment  celle  de  s'attendrir  outre 
mesure,  de  tremper  bourgeoisement  son  mouchoir  de  larmes.  Et 
pourquoi  une  pareille  dépense  de  sensibilité?  Pour  un  mariage 
rompu  avant  sa  consommation,  c'est-à-dire  parce  qu'une  comé- 
die qui  aurait  pu  être  aussi  mauvaise  que  tant  d'autres  finit  sans 
avoir  commencé.  Ton  ingénue  a  de  la  tête,  des  principes,  beau- 
coup d'argent,  un  bonhomme  d'oncle;  elle  n'était  pas  amoureuse 
de  son  futur  mari,  ou  du  moins  elle  l'était  dans  une  mesure  rai- 
sonnable, commue  doit  l'être  une  petite  fille  bien  élevée  qui  se 
prépare  à  être  une  jeune  femme  accomplie.  Ce  lype-là  me  laisse 
froid...  Naïveté,  candeur...  à  merveille!  c'est  toujours  la  demoi- 
selle à  marier  :  qu'elle  reste  aux  mains  de  M.  Scribe!  Moi, 
j'aime  que  l'on  n'ait  pas  le  sens  commun,  et  à  ce  titre  les  deux 
autres  possèdent  mes  sympathies.  Ni  lai  ni  elle  assurément  n'a 
calculé  son  intérêt  personnel...  celle-ci  se  tue,  celui-là  se  dévoue, 
tout  cela  d'élan  et  sans  réflexion,  bravo!.,  ce  n'est  pas  banal  et 
c'est  en  somme  la  vie  prise  au  sérieux.  Heureux  qui  peut  prendre 
quelque  chose  au  sérieux  en  ce  monde!  Peut-être  l'enthousiasme 


LE   VEOVAGE    d' ALINE.  751 

qui  les  a  fait  retomber  dans  les  bras  l'un  de  l'autre  ne  durera- t-il 
pas,  mais  cet  enthousiasme  ils  l'auront  subi,  ils  y  auront  cédé  : 
voilà  les  heures  divines  de  l'existence,  je  suppose,  celles  où  l'on 
est  profondément  remué,  emporté  hors  de  soi-même,  celles  où  l'on 
perd  la  tête.  Il  n'est  pas  donné  à  tous  de  connaître  ces  heures-là. 
J'admire  et  j'envie.  Un  drôle  eût  épousé  la  petite  héritière,  gardé 
sa  maîtresse,  juré  fidélité  à  sa  femme  avec  une  trahison  dans  le 
cœur  et  ménagé  les  deux  à  la  fois  en  attendant  qu'il  délaissât 
femme  et  maîtresse  pour  un  troisième  caprice  qui  n'aurait  pas  été 
le  dernier.  Et  le  monde  eûr,  fermé  les  yeux  hypocritement,  ou  même 
trouvé  cela  sinon  naturel,  du  moins  ordinaire  :  or  tout  ce  qui  est 
ordinaire  est,  selon  lui,  excusable.  Ton  grand  coupable  a  été  plus 
honnête.  11  a  respecté  la  vierge  et  gardé  sa  foi  en  preux  chevalier 
à  la  Madeleine,  qui  n'avait  plus  que  lui.  Sa  prétendue  victime  elle- 
même  lui  rendra  justice  un  jour,  quand  elle  l'aura  remplacé  par  un 
autre  époux,  car  elle  le  remplacera,  cela  va  sans  dire;  il  doit  être 
aisé,  en  France  comme  ailleurs,  de  rompre  un  lien  aussi  chimérique 
que  le  oui  échangé  devant  témoins,  sans  plus...  et  comme 
M"*"  Béraud  est  riche,  elle  trouvera  tout  de  suite  cette  utilité  qui 
permet  aux  filles  de  porter  des  diamans  et  de  sortir  seules:  un 
mari!  Je  lui  sou'îaite  d'être  bientôt  pourvue  et,  en  attendant,  je 
ne  plains  pas  ton  cousin  Marc,  dont  les  qualités  de  cerveau  brûlé 
m'avaient  intéressé  d'ailleurs  quand  je  l'ai  vu  à  Paris  :  il  éprouve, 
il  vit  ce  qu'il  exprime;  il  n'est  pas  poète  sur  le  papier  seule- 
ment. Quant  à  M""'  d'Herblay,  dont  je  me  rappelle  avoir  été 
amoureux  tout  un  soir  à  l'Opéra,  elle  vaut  que  l'on  fasse  un 
coup  de  tête  pour  elle.  C'est  le  genre  de  femme  que  je  préfère, 
la  femme  frémissante  à  toutes  les  impressions  comme  une  corde 
de  lyre  et  dont  le  charme  est  à  la  fois  insinuant  et  capi- 
teux commxB  un  parfum  de  jasmin,  sans  plus  de  force  personnelle 
qu'une  liane,  helpless,  — les  Anglais  seuls  ont  le  mot  pour  expri- 
mer la  chose,  —  incapable  de  se  soutenir,  de  se  défendre  elle  - 
même  ;  une  femme  doit  être  ainsi  pour  attacher.  Moi,  —  est-ce  un 
bien  ou  un  mal?  —  je  continue  à  ne  rencontrer  que  des  coquettes, 
mais  elles  suffisent  à  mes  aspirations  présentes  ;  l'expérience  de  la 
vie,  tu  le  sais,  nous  apprend  à  limiter  nos  aspirations  singulière- 
ment. Donc  les  beautés  rebattues  de  l'Isola  Bella  sont  depuis  peu 
éclairées  et  rajeunies  pour  moi  par  le  feu  de  deux  grands  yeux 
américains  dont  j'ai  fait  mon  étoile,.,  rien  d'une  étoile  fixe.  Nous 
chevauchons,  nous  naviguons,  nous  flirtons  à  perdre  haleine.  Ce 
tourbillon-là  n'est  pas  ennuyeux  de  temps  à  autre,  en  voyage.  Il 
s'arrêtera  quand  je  voudrai.  Sur  ce  point,  n'est-ce  pas,  tu  es  bien 
bien  tranquille,  connaissant  ton  yieux  Sacha?  » 


752  REVDE   DES   DEUX   MONDES. 

Alexandre  Orsky  partageait  avec  son  petit  filleul  le  privilège 
d'être  appelé  familièrement  Sacha  par  M'""  de  Vesvre.  Celle-ci 
ne  lui  fit  pas  attendre  une  assez  vive  riposte  :  encre  bleue  sur 
papier  rosé  où  courait  ce  parfum  insaisissable  et  inimitable,  parti- 
culier à  la  baronne  Olga  : 

{(  Tu  pousses  décidément  trop  loin  le  goût  du  paradoxe,  il  te  fait 
divaguer;  ta  lettre  est  absurde  et  choquante  d'un  bout  à  l'autre,  je 
te  le  dis  sans  ambages,  et  d'abord  tu  ne  sais  pas  le  premier  mot 
de  la  loi  française,  quand  tu  décides  qu'un  mariage  à  l'état  de 
simple  formalité  sans  lendemain  peut  être  rompu.  Nous  ne  sommes 
pas  en  Russie,  nous  autres,  mais  en  France,  et  le  code  français  est, 
à  mon  avis,  le  plus  mal  fait,  le  plus  impitoyable,  le  plus  barbare 
de  tous  les  codes...  j'entends  sur  ce  point  du  mariage,  qui  est  le 
seul  à  propos  duquel  j'aie  jamais  eu  la  fantaisie  de  le  consulter. 
Apprends  donc...  je  n'invente  rien,  je  cite,  tu  t'en  aperçois,  n'est-ce 
pas?.,  aux  grands  mots  que  j'emploie,  apprends  donc  que  le  mariage 
est  consommé,  non  pas  par  le  fait  de  la  cohabitation,  mais  pure- 
ment et  simplement  par  l'acte  civil.  Cet  acte  une  fois  dressé  en 
présence  de  quatre  témoins,  après  lecture  faite  aux  parties  de  toutes 
les  pièces  constatant  leur  état  civil,  puis  du  titre  de  la  loi  qui  con- 
cerne les  droits  et   les   devoirs  respectifs   des    époux,  cet   acte 
accompagné  des  paroles  solennelles  :  —  Au   nom  de  la  loi,  je 
vous  unis  —  vous   enchaîne  jusqu'à  la  mort.  Rien  ne  peut   en 
détruire  l'effet,  ni  les  plus  abominables  outrages  de  la  part  d'un  des 
conjoints,  ni  l'adultère,  ni  même  un  attentat  sur  la  vie  du  compa- 
gnon de  chaîne,  ou  même  une  peine  infamante  prononcée  contre 
le  misérable  dont  vous  portez  le  nom,  rien,  pas  même  l'abandon 
immédiat.  Oh!  si  l'on  réussissait  à  relever  un  vice  de  forme  dans 
ce  malheureux  acte,  une  erreur  seulement  sur  l'orthographe  du 
nom,  l'ordre  des  prénoms,  l'âge,  le  lieu  de  la  naissance,  quelque 
vétille  de  ce  genre  enfin ,  il  y  aurait  matière  à  discuter  (combien 
je  méprise  la  puérilité  des  législateurs  !)  —  mais  ici  tout  est  par- 
faitement correct  et  régulier,  tout,  sauf  la  conduite  du  mari,  qui 
importe  peu,  paraît-il,  et  ce  chiffon  de  papier  inattaquable  s'op- 
pose à  ce  qui  serait  juste  et  naturel  une  séparation  instantanée,  si 
l'on  peut  appeler  séparation  le  retour  à  une  liberté  réciproque  de 
deux  êtres  qui  n'ont  jamais  été  unis  de  fait.  Invoquez  les  tribu- 
naux, ils  feront  la  sourde  oreille  comme  l'a  fait  un  notaire  que  j'ai 
accablé  d'injures  l'autre  matin  :  —  Mais,  madame,  la  séparation 
de  corps  remédie  aux  griefs... 

—  Joli  remède   votre  séparation  de   corps  !  Nous  voyons  de 
quelle  espèce  ,de  femmes  elle  émaille  généralement  la  société  I 


LE   VEUVAGE   d' ALINE.  753 

D'ailleurs,  monsieur,  nous  n'avons  pas  à  alléguer  des  sévices,  des 
injures  qui  rendent  l'existence  commune  insupportable  ;  cette 
existence  commune  n'a  pas  commencé;  le  devoir  de  fidélité,  de 
protection,  d'assistance  n'a  jamais  été  rempli.  Les  deux  personnes 
qui  s'étaient  juré  tout  cela  la  veille  se  sont  trouvées  le  lendemain 
étrangères  Vime  à  l'autre,  ennemies  l'une  de  l'autre,  perdues  l'une 
pour  l'autre. 

—  Qu'est-ce  qui  le  prouve,  madame? 

—  Mais  l'évidence,  monsieur  !  elles  n'ont  jamais  vécu  sous  le 
même  toit. 

—  Ceci  eût  été  une  raison  jadis,  au  temps  où.  était  en  vigueur  la 
déclaration  de  1639;  alors  il  fallait  la  cohabitation  publique  des 
époux  pour  que  le  mariage  produisît  des  effets  civils;  la  loi  depuis 
a  été  modifiée. 

—  C'est  une  sotte  et  détestable  modification,  monsieur:  cepen- 
dant votre  loi,  toute  mauvaise  qu'elle  puisse  être,  ne  saurait  tenir 
contre  ceci  :  le  mariage  religieux  n'a  pas  été  célébré,  il  n'y  a  pas 
eu  de  bénédiction  donnée.  Donc... 

—  Oh  !  la  bénédiction  est  à  nos  yeux  du  superflu,  on  peut  s'en 
passer  et  elle  n'ajoute  rien... 

— Monsieur!  —  Je  l'ai  foudroyé  du  regard,  et  il  s'est  tu.  Non, 
jamais  je  n'aurais  pu  croire  qu'un  notaire,  un  personnage  réputé 
respectable,  pût  descendre  à  ce  degré  d'immoralité! 

M.  Béraud  se  faisait  fort  cependant  de  gngner  une  cause  si  évi- 
demment juste,  de  délivrer  sa  nièce  à  tout  prix,  et  se  propo- 
sait de  confier  cette  affaire  à  l'éloquence  d'un  avocat  célèbre,  bien 
que  le  mot  d'enquête,  prononcé  aussitôt,  eût  suscité  pour  nous 
des  idées  bien  désagréables.  N'importe,  il  eût,  je  crois,  dans  son 
exaspération  très  légitime,  passé  sur  tout  cela.  La  mort  ne  le  lui  a 
pas  permis.  T'ai-je  dit  en  commençant  qu'une  seconde  attaque, 
prévue  du  reste  par  les  médecins,  mais  que  tant  d'émotions  et  de 
secousses  ont  précipitée  peut-être,  l'avait  enlevé  la  semaine  der- 
nière ? 

Combien,  s'il  a  eu  au  milieu  des  ténèbres  de  son  agonie  une 
lueur  de  réflexion,  ce  pauvre  homme  a-t-il  dû  souffrir  de  laisser 
son  enfant  chérie  seule  au  monde  à  la  merci  d'une  famille  qu'elle 
connaît  si  peu  et  qui  est  en  somme  la  famille  de  celui  qui  l'a  mor- 
tellement offensée!  Je  l'ai  vu  à  ses  derniers  momens.  Il  ne  pouvait 
plus  ni  parler,  ni  se  mouvoir,  ni  même  ouvrir  les  yeux  ;  je  crois 
cependant  qu'il  a  entendu  ma  voix  qui  lui  disait  :  —  Je  veillerai 
sur  elle,  —  car  quelque  chose  comme  une  larme  a  coulé  de  ses  pau- 
pières fermées.  —  Oui,  je  veillerai  sur  elle  de  mon  mieux,  je  le  lui 
ai  promis  à  elle-même,  quoique  je  ne  voie  pas  ce  que  je  pourrai 

TOUS  xLui.  —  1881.  48 


75 A  REVUE    DES    DEUX   MONDES, 

pour  son  bonheur...  un  bonheur  brisé  HTémédiablement,,,  mais 
elle  rendra,  je  croîs,  ma  tâche  facile  par  sa  grande  raison  et  son 
grand  courage. 

Elle  se  conduit  à  merveille.  M.  et  M'"^  de  Sénoanes  le  recon- 
naissent; elle  leur  inspire  une  estime  mêlée  d'étonnement  et  d'in- 
volontaires sympathies.  Ses  façons  envers  eux  sont  si  douces,  si 
pleines  d'égards,  d'une  soumission,  d'une  déférence  quasi  filiales  ! 
Comme,  après  la  mort  de  son  oncle,  ils  lui  ouvraient  leur  maison, 
qai,  disaient-ils  à  cette  heure  d'expansion  et  d'attendrissement, 
serait,  si  elle  y  consentait,  toujours  la  sienne,  elle  les  a  remerciés 
en  exprimant  le  désir  d'aUer  cacher  son  deuil  quelque  part  à  la 
campagne  avec  m' ss  Rath,  sa  gouvernante,  la  seule  personne  qui 
pût  bien  comprendre  l'étendue  de  la  perte  qu'elle  avait  faite.  J'ai 
alors  suggéré  à  ma  tante  l'idée  démettre  Bruyères  à  sa  disposition. 
C'est  une  petite  terre  que  les  Sénonnes  possèdent  en  Auvergne  et 
dont  la  tristesse  même,  le  complet  isolement  s'harmoniseront  avec 
l'état  de  son  âme;  elle  pourra  y  trouver  le  repos  dont  elle  a  besoin 
après  de  telles  crises  et  le  silencieux  respect  que  mérite  sa  situa- 
tion exceptionnelle.  Après  quelque  hésitation,  après  s'être  assurée 
surtout  qu'elle  serait  là  loin  des  villes  et  de  tout  voisinage,  à  l'abri 
de  curiosités  importunes  dans  un  domaine  absolument  perdu,  où 
les  propriétaires  mêmes  n'étaient  allés  q  l'à  de  si  rares  intervalles 
que  les  paysans  ne  les  connaissaient  pas,  sur  la  promesse  enfin 
qu'on  l'y  laisserait  seule  le  temps  qu'elle  voudrait,  Aline  a  consenti, 
et  elle  est  partie  dès  le  lendemain.  Depuis  je  ne  sais  rien  d'elle, 
sauf  que  sa  santé  est  meilleure  qu'on  n'aurait  pu  l'espérer;  c'est 
miss  Ruth  qui  me  l'écrit.  Ce  consentement  de  vivre  à  Bruyères 
implique,  il  me  semble,  une  acceptation  tacite  de  sa  nouvelle  famille 
et  le  renoncement  à  des  projets  de  divorce,.,  j'oublie  que  ce  mot 
n'a  pas  cours  en  France,  enfin  à  des  revendications  de  liberté  qui 
n'ont  peut-être  jamais  été  complotées  que  par  M.  Béraud,  à  son 
insu.  Je  me  demande  ce  qu'elle  pense,  ce  qu'elle  fera.  Toute  la 
suite  de  cette  étrange  histoire  qui  se  passe  à  mes  côtés  m'inté- 
resse plus  qu'aucun  roman  que  j'aie  jamais  lu.  C'est  que  les 
romans,  fussent-ils  mille  fois  à  sensation,  restent  bien  au-dessous 
des  émouvantes  péripéties  de  la  vie  réelle,  quoi  qu'on  en  dise  !  Il 
faut  que  les  conteurs  de  profession  aient  peu  d'esprit  pour  ne  pas 
trouver  mieux  que  tout  ce  qu'ils  inventent,  en  regardant  autour 
d'eux  simplement...  Puisque  tu  m'y  encourages,  j'écrirai  peut-être 
tôt  ou  tard  un  roman  de  ma  façon.  Du  reste,  cela  devient  à  la 
mode  ici  parmi  les  femmes  du  monde.  Elles  ont  toutes  plus  ou 
moins  les  doigts  barbouillés  d'encre;  ce  travers  nous  vient  d'An- 
gleterre, je  crois,  ou  d'Amérique...  A  propos,  ta  belle  Américaine 
qui  fait  bien  tant  et  tant  de  choses,  serait-elle  authoress  à  ses  mo- 


LE    VEDVAGE   d' ALINE.  755 

mens  perclus?  Elle  tracerait  en  ce  cas,  quelque  jour,  le  portrait  d'un 
grand  original  qui  donnerait  une  singulière  opinion  à  ceux  qui  ne 
les  connaissent  pas  des  Russes  et  de  la  Russie, 


Le  prince  Orsky  à  M^^  de  Vcsvre. 

((  Ma  belle  Américaine  ne  se  tache  pas  les  doigts  d'encre  :  figure- 
toi  une  fleui*  des  défrichemens,  fraîche  éclose  dans  ces  états  de 
l'Ouest  qui  ne  se  piquent  pas  encore  beaucoup  de  culture  ;  elle  est, 
bien  que  son  éblouissante  vivacité  d'allures  empêche  les  plus  per- 
spicaces de  s'en  apercevoir  tout  de  suite,  souverainement,  idéale- 
ment ignorante  et  bête,  ce  qui  ne  lui  nuit  guère  à  mes  yeux,  car  tu  sais 
qu'une  petite  sœur  que  j'ai  de  par  le  monde  est  la  seule  femme  à  qui 
je  pardonne  d'avoir  trop  d'esprit.  L'esprit  chez  les  femmes  fait  tou- 
jours beaucoup  de  tort  au  reste...  De  jolis  animaux  frlngans  et 
coquets,  voilà  ce  qu'il  leur  convient  d'être,  voilà  ce  qu'est  miss 
Aurora,  ni  bas-bleu,  ni  philosophe,  ni  artiste,  ni  libre  penseuse, 
parfaite  en  tout,  sauf  sur  un  point  :  la  vanité;  elle  m'appelle 
prince  vingt  fois  dans  une  heure  et  professe  pour  les  titres,  fus- 
sent-ils achetés  d'hier,  la  vénération  naturelle  à  ces  filles  émancipées 
de  la  plus  jeune  desrépubhques;  mais  il  ne  s'agit  pas  d'elle  aujour- 
d'hui. J'ai  à  te  parler  d'un  hasard  curieux  :  étant  en  promenade 
à  Magadino,  je  lis  sur  un  livre  d'auberge  le  nom  de  Marc  de 
Sénonnes,  et  quelques  minutes  après  je  vois,  appuyée  au  balcon  de 
la  même  auberge,  une  figure  de  femme  que  je  reconnais  vaguement 
sous  la  mantille  de  dentelles  dont  elle  s'enveloppait  d'un  air  fri- 
leux ou  pour  dérober  ses  traits  peut-être...  Eh  bien!  elle  est  tou- 
jours charmante  malgré  sa  pâleur  de  rose  blanche  alanguieetpliée 
par  l'orage.  Jamais  on  n'eût  plus  joli  fardeau  à  porter  dans  ses  bras  à 
travers  l'Italie.  Je  t'assure  que  bien  des  gens  prendraient  leur  parti  de 
l'avoir  toute  à  eux,  en  dépit,  comme  tu  le  dis  d'un  ton  si  solennel, 
en  dépit  des  lois  divines  et  humaines.  Permets-moi  de  te  répondre 
à  ce  sujet  qu'une  âme  intrépide  et  sans  préjugés  peut  trouver  d'au- 
tant plus  de  plaisir  à  braver  ces  prétendues  lois.  Il  est  vrai  que 
derrière  eux  les  fugitifs  laissent  une  victime, — je  continue  d'em- 
ployer tes  expressions  quoique  je  les  trouve  exagérées,  car,  en 
somme,  Ariane  ne  fat  jamais  inconsolable,  et  je  ne  connais  pas 
d'état  plus  digne  d'envie  que  celui  de  veuve,  de  veuve  jeune  et 
riche,  cela  va  sans  dire.  Ici,  par  privilège  spécial,  la  veuve  n'a  pas 
à  se  couvrir  de  crêpes  funèbres,  ni  à  se  répandre  en  tirades  de 
regrets  sur  les  vertus  du  défunt,  ni  à  regimber  contre  de  nou- 
veaux liens  conjugaux...  Point  important,  l'injure  qu'elle  a  subie 
est  telle  que  toutes  les  vengeances  qu'elle  en  pourra  tirer  to.it 


756  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

excusées  d'avance;  enfin,  si  elle  est  investie  par  suite  d'un  men- 
songe social  du  degré  de  liberté  qui  est  le  partage  des  femmes,  elle 
est  jeune  fille  de  fait,|ce  qui  attache  à  sa  personne  et  à  sa  situation 
un  charme  très  piquant,  très  rare,  lequel  attirera  autour  d'elle  ce 
qui  vous  plaît  le  plus  à  vous  toutes,  mesdames,  que  vous  soyez  sages 
ou  légères,  que  vous  les  rebutiez  ou  vous  combliez  leurs  vœux  (style 
de  romance),  une  nuée  d'adorateurs.  Votre  code  français,  quelque 
mal  fait  qu'il  soit,  offre  donc  quelques  compensations  auxquelles  n'a 
peut-être  pas  pensé  le  législateur.  Je  veux,  avant  un  an,  voir  la  fille 
de  Jephté  revenir  souriante  et  en  bon  point  des  montagnes  loin- 
taines où  elle  aura  réfléchi  aux  avantages  d'un  sort  exceptionnel. 
Tu  seras  la  première,  t'intéressant  à  elle  comme  tu  le  fais,  à  lui  tra- 
cer son  rôle  dans  la  société  parisienne,  et,  ma  foi!  si  tu  te  montrais 
au-dessous  de  cette  tâche,  je  pousserais  peut-être  la  charité  jusqu'à 
m'en  charger.  J'irai  donc,  l'hiver  prochain,  juger  si  ton  élève  te  fait 
honneur  et  offrir  mes  hommages,  je  n'en  doute  pas,  à  une  aimable 
coquette  de  plus.  Tu  vas  me  demander  peut-être,  en  admettant  que 
quelqu'un  s'en  soucie  encore,  quel  chemin  ont  pris  les  deux  réprou- 
vés. Vraiment,  je  ne  saurais  te  le  dire,  miss  Aurora  ne  m'ayant  per- 
mis qu'une  halte  de  dix  minutes  à  Magadino,  qui  est  un  point  de 
relâche  des  bateaux  à  vapeur  sur  le  lac.  Les  routes  du  Saint-Gothard, 
du  Bernardin  et  du  SpUïgen  y  aboutissent.  Laquelle  ont-ils  prise? 
Tout  ce  que  je  sais,  c'est  que  nous  sommes  à  Locarno,  où  nous 
grimpons  à  la  sueur  de  notre  front,  —  la  chaleur  commence  à  être 
insupportable,  —  et,  malgré  notre  qualité  de  protestante,  ennemie 
des  superstitions  papistes,  à  l'église  de  la  Madonna  del  Sasso.  » 

"VIIL 

Tandis  que  le  drame  dont  elle  était  l'héroïne  excitait  la  com- 
passion, la  curiosité  ou  l'humeur  railleuse  des  gens  et  don- 
nait lieu  aux  commentaires  les  plus  indiscrets,  Aline,  sans  souci 
de  ce  que  l'on  disait,  de  ce  que  l'on  pensait,  prenait,  absorbée  dans 
un  chagrin  bien  lourd  à  porter  pour  une  aussi  jeune  âme,  le  che- 
min de  la  retraite  qu'elle  avait  choisie  sans  la  connaître.  Miss 
Ruth,  une  femme  de  confiance  et  un  vieux  domestique  l'accompa- 
gnaient; pour  le  reste,  elle  comptait  s'accommoder  en  toutes 
choses  de  ce  que  lui  offrirait  le  hasard  au  terme  de  son  voyage. 
Les  détails  matériels  lui  importaient  peu,  rien  ne  lui  importait  en 
somme;  elle  était  comme  pétrifiée.  Il  lui  semblait  que  ce  masque 
impassible  dont  elle  avait  couvert  d'abord  par  fierté,  par  pudeur, 
le  tumulte  douloureux  de  son  âme,  était  devenu  le  vrai  visage 
d'une  nouvelle  Aline,  également  incapable  désormais  de  pleurer  et 
de  sourire;  il  lui  semblait  que  ses  sentimens  naturels  avaient  été 


LE  VEUVAGE  d'aLINE.  757 

trop  profondément  refoulés  pour  pouvoir  jamais  revenir  à  la  sur- 
face et  s'épancher  comme  autrefois,  que  tout  en  elle  avait  vieilli 
jusqu'à  mourir,  qu'elle  était  inerte  autant  qu'un  caillou  roulé  par 
la  tempête. 

Lequel  de  nous  n'a  connu  cet  état  singulier  qui  suit  une  vio- 
lente tension  des  nerfs  domptés,  maîtrisés,.,  à  quel  prix,  hélas!., 
cette  sorte  de  paralysie  morale  qui  succède  au  trop  rude  effort? 
On  se  demande  :  —  Est-ce  que  je  sens  encore  quelque  chose? 
est-ce  que  je  pense?  qui  suis-je?  qu' est-il  arrivé?  —  Parfois,  sous 
quelque  fugitive  influence  extérieure,  une  vibration  secrète  nous 
fait  encore  tressaillir  ;  la  blessure,  cachée  au  fond  du  cœur,  se 
rouvre  et  saigne.  C'est  comme  une  impression  physique,  doulou- 
reuse, aiguë,  dont  nous  démêlons  à  peine  la  cause.  Aline  éprouvait 
cela  au  milieu  de  l'espèce  de  prostration  qui  la  domina  pendant 
une  partie  du  voyage.  De  temps  à  autre  un  trait  de  lumière  traver- 
sait son  cerveau  engourdi  :  —  J'ai  tout  perdu,  je  suis  seule... 
J'ai  laissé  derrière  moi  mon  second  père,  que  je  ne  reverrai  plus. 

Ou  bien  encore,  songeant  à  un  autre  : 

—  Il  est  parti,  c'en  est  fait  ;  tout  est  brisé. 

Puis  de  nouveau  elle  cessait  de  penser,  de  se  souvenir  jusqu'à 
se  demander  soudain  :  —  Pourquoi  suis-je  en  deuil?  où  vais- je? 

Cette  suspension  de  nos  facultés  est  bien  voisine  de  la  folie,  mais 
par  bonheur  les  événemens  imposaient  à  la  pauvre  Aline  un  remède 
souverain  en  pareil  cas  :  la  secousse  du  voyage,  qui  devient  vite 
distraction.  Quand,  après  avoir  quitté  le  chemin  de  fer  à  Clermont- 
Ferrand,  elle  s'engagea  en  voiture  sur  une  mauvaise  route  qui, 
longeant  de  profonds  précipices,  serpente  parmi  les  volcans  éteints, 
il  lui  sembla  que  l'air  vif  qui  soufflait  des  hauteurs,  les  arômes 
rafraîchissans  qui  montaient  des  vallées  et  la  voix  retentissante  des 
torrens  encaissés  dans  leurs  lits,  la  tiraient  de  sa  léthargie,  lui  rap- 
pelant que  tout  n'était  pas  mort  autour  d'elle,  en  elle.  Par  une 
faible  pression,  elle  répondit  au  contact  de  la  main  de  miss  Ruth, 
qui  tenait  la  sienne  sans  que  jusque-là  elle  s'en  fût  aperçue. 

—  God  bless  youl  lui  dit  la  pauvre  Anglaise,  dont  le  regard 
anxieux  n'avait  cessé  d'interroger  son  visage,  de  guetter  ce  réveil  ; 
—  l'œuvre  de  Dieu  est  toujours  belle,  regardez,  my  dear. 

Et  Aline  regarda,  s' éveillant  tout  à  fait.  Elle  n'avait  guère  quitté 
Paris  ou  les  environs  depuis  son  enfance.  M.  Béraud,  retenu  par 
ses  affaires,  ne  pouvait  s'absenter,  bien  qu'il  formât  toujours  sur 
ce  chapitre  les  plus  beaux  projets,  projets  que  naturellement  on 
devait  réaliser  à  deux.  Le  père  et  la  fille  avaient  fait  ainsi  en  ima- 
gination le  tour  du  monde  au  coin  du  feu,  et  maintenant  elle  voya- 
geait sans  lui  dans  des  circonstances  auxquelles  ni  lui  ni  elle  n'eus- 
sent certainement  jamais  pensé... 


758  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Le  manoir  de  Bruyères  est,  comme  le  château  de  Murol,  dont  il  n'a 
pas  à  beaucoup  près  les  imposantes  proportions  ni  la  beauté  ro- 
mantique, situé  près  de  la  route  qui  conduit  de  Glermont  au  Mont- 
Dore,  en  passant  par  Issoire  et  Saint-Nectaire.  Il  domine  le  lac 
Chambon  et  fait  face  au  Tartaret,  dont  la  cime  rougeâtre  et  calci- 
née sort  d'une  ceinture  de  forêts.  Pour  l'atteindre,  il  faut  traverser 
une  solitude  sauvage  bouleversée  par  les  formidables  accidens 
propres  aux  terrains  volcaniques  et  où  de  pauvres  villages  clair- 
semés à  l'ombre  aride  des  montagnes  donneraient  aux  esprits  les 
moins  réfléchis  l'impression  du  peu  de  place  que  tient  dans  la  na- 
ture notre  pauvre  vie  humaine.  Cette  impression,  Aline  la  subit 
avec  le  degré  d'humilité  et  de  résignation  passive  qu'elle  comporte. 

—  Regardez,  continuait  miss  Ruth,  qui,  comme  la  plupart  des  pro- 
testantes, avait  le  goût  de  la  parabole,  —  des  tremblemens  de  terre 
furieux  ont  secoué  autrefois  cette  campagne  si  tranquille  aujour- 
d'hui, des  colonnes  de  flammes  ont  jailli  de  ces  cratères  à  tout 
jamais  éteints,  les  courans  de  lave  ont  déchiré  ce  sol...  Quelles 
convulsions  effrayantes  alors!  Et  depuis  tout  s'est  refroidi  pourtant 
peu  à  peu  ;  un  souffle  de  paix  a  passé  sur  la  révolte  des  élémens 
et  rétabli  l'ordre. 

Elle  s'interrompit.  Les  yeux  vaguement  interrogateurs  d'Aline 
semblaient  lui  demander  où  elle  voulait  en  venir,  puis  avec  un  peu 
de  crainte,  elle  reprit  au  bout  d'un  instant  : 

—  Tout  s'apaise,  mon  enfant,  le  trouble  de  nos  cœurs  comme  le 
reste. 

C'était  la  première  allusion  qu'elle  eût  faite  à  une  douleur  qu'elle 
partageait.  Aline  frissonna  légèrement. 

—  Ne  parlons  pas  de  nous,  dit-elle,  ne  parlons  plus  jamais  de 
nous. 

Et  elle  se  renversa  dans  la  voiture  avec  un  petit  bâillement 
nerveux. 

Miss  Ruth  se  le  tint  pour  dit;  un  guide  ouvert  sur  les  genoux, 
elle  lui  nommait  consciencieusement  tous  les  sommets  qui  se  décou- 
paient à  l'horizon,  et  les  moindres  hameaux,  et  les  vieilles  églises, 
ou  ces  ruines  féodales  penchées  sur  des  rochers  dont  elles  semblent 
faire  partie,  tant  leur  architecture  noircie  et  lézardée  par  les  siècles 
s'identifie  avec  la  structure  bizarre  des  masses  basaltiques  ;qui  leur 
servent  d'assises.  Ce  fut  ainsi  qu'avant  la  nuit  on  atteignit  Bruyères. 
De  loin  la  vieille  tour,  sorte  de  vigie  qui  est  avec  quelques  murs 
croulans  tout,  ce  qui  reste  de  l'ancien  château,  a  une  apparence 
inaccessible  qui  plut  singulièrement  à  la  jeune  M"""  de  Sénonnes 
dans  la  disposition  où  elle  se  trouvait. 

—  Personne,  pensa-t-elle,  ne  viendra  me  chercher  si  haut! 


lE   TEUVAGE   d' ALINE.  759 

L'isolement  et  le  silence  étaient  les  seuls  biens  qu'elle  se  crût 
capable  de  goûter  encore. 

Un  chemin  en  lacet  assez  mal  entretenu  conduit  du  village  blotti 
à  mi-côte  de  la  montagne  jusqu'au  semblant  de  forteresse  qui  en 
couronne  la  cime.  Ce  fut,  lorsque. k  voiture  traversa  le  village,  un 
concert  discordant  d'aboiemens  de  chiens  maigres  et  de  cris  d'en- 
fans  elîarés.  Les  gens  sur  le  seuil  de  leurs  portes  basses  se  décou- 
vraient respectueusement;  on  leur  avait  dit  que  la  bru  des  vieux 
maîtres  du  château  venait  passer  à  Bruyères  le  temps  d'une  absence 
de  son  mari  et  d'un  deuil  de  famille.  Voilà  tout  ce  qu'ils  savaient, 
et  peu  curieux  de  leur  naturel,  indifférens  d'abord  à  tout  ce  qui 
n'était  point  leur  intérêt  propre,  ils  ne  cherchaient  rien  de  plus.  Les 
gardiens  du  château,  un  couple  à  cheveux  blancs,  s'en  tenaient  de 
même  au  mot  d'ordre.  Leur  accueil  n'eut  rien  d'obséquieux,  mais 
ils  avaient  tout  préparé  pour  que  leur  jeune  maîtresse  se  trouvât 
installée  aussi  commodément  que  possible;  du  reste,  lacomtessede 
Sénonnes,  toujours  bien  conseillée  par  M""^  de  Vesvre,  avait  eu 
soin  d'envoyer  les  meubles  et  les  engins  de  confort  qui  pouvaient 
manquer  dans  cette  demeure  depuis  longtemps  abandonnée.  Bien 
que  l'on  fût  en  été,  un  bon  feu,  les  soirées  étant  encore  fraîches, 
pétillait  dans  la  vaste  cheminée  d'une  chambre  à  coucher  d'apparat 
où  l'on  avait  dressé  le  souper.  A  dix-huit  ans,  on  se  laisse  prendre 
volontiers,  eût-on  plus  d'un  souci  dans  l'âme,  à  tout  ce  qui  est 
nouveau,  imprévu,  original.  Aline  dîna  d'assez  bon  appétit 
sur  une  petite  tabîe  au  coin  du  feu  en  échangeant  avec  miss  Ruth 
mainte  remarque  sur  les  choses  insolites  qui  l'entouraient;  elle 
dormit  bien  sous  le  dais  plus  vermoulu  encore  qu'empanaché  d'un 
lit  à  quenouilles  autour  duquel  les  petits  meubles  modernes  envoyés 
de  Paris  faisaient  disparate,  et  le  lendemain  elle  éprouva  d'abord 
un  sentiment  de  curiosité  en  s'éveillant  dans  ces  murs  couverts  de 
tapisserie  à  personnages  qui  semblaient  eux-mêmes  étonnés  de  la 
voir  là.  C'était  la  première  fois,  depuis  certain  jour  funeste,  qu'elle 
éprouvait  à  son  réveil  autre  chose  qu'une  angoisse,  en  songeant 
qu'il  fallait  recommencer  à  vivre.  Elle  s'habilla  vite  pour  aller  faire 
connaissance  avec  son  domaine. 

De  près  et  en  plehi  jour,  il  avait  certainement  moins  grand  air 
que  vu  d'en  bas  à  travers  le  crépuscule.  Les  murailles  démantelées 
cachaient  difficilement  leurs  brèches  sous  la  profusion  des  ronces 
et  dés  groseilliers  sauvages  qui  croissaient  en  liberté  parmi  les 
débris  méconnaissables  de  la  chapelle,  de  la  salle  des  gardes  et  du 
chemin  de  ronde,  mais  un  escalier  encore  praticable  conduisait  à  une 
terrasse  qui  pour  Aline  valait  à  elle  seule  toutes  les  magnificences 
de  la  plus  opulente  demeure,  car  jamais  panorama  comparable  à 
celui-là  n'avait  frappé  ses  regards  :  elle  découvrit  le  lac  Ghambon,. 


760  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

cette  belle  nappe  formée,  au  dire  des  géologues,  par  un  barrage 
de  lave  qu'a  vomi  le  Tartaret  à  travers  la  vallée  de  Ghaudefour,  si 
pittoresquement  sévère  un  peu  plus  haut,  quand  on  la  voit  du 
Sancy,  à  sa  naissance,  mais  si  riante  en  cet  endroit  où  elle  aboutit 
large  et  tout  en  fleurs  avec  sa  riche  végétation  forestière,  qui  tranche 
sur  les  scories  des  volcans  inactifs.  Les  coulées  délave  se  moulent 
à  perte  de  vue  sur  les  accidens  du  sol  ;  on  dirait  un  fleuve  noir  aux 
ondes  immobiles.  Blocs  prismatiques  fendillés  comme  par  la  puis- 
sance d'un  incendie,  puys  arrondis  encadrés  de  sapins  sombres,  eaux 
étincelantes  endormies  dans  la  verdure  pâle,  ou  écumeuses  à  la 
paroi  des  rochers,  tout  cela  se  déroulait  sous  les  pieds  d'Aline,  qui, 
planant  ainsi  entre  terre  et  ciel,  se  sentait  transportée  au-dessus 
des  passions,  des  cruautés,  des  mensonges  de  la  vie  et  commençait 
à  croire  vaguement  que  cette  solitude  lui  rendrait,  en  effet,  la  paix 
de  l'âme  avec  la  raison  qu'elle  avait  failli  perdre,  tandis  que  cha- 
cun, oubliant  que  le  vrai  désespoir  est  muet,  s'étonnait  de  son  cou- 
rage 1 

Bientôt  les  paysans  prirent  l'habitude  de  voir  aller  et  venir  parmi 
eux  une  femme  en  deuil,  affable  et  douce,  qui  s'informait  en  pas- 
sant de  leurs  besoins  et  caressait  leurs  enfans.  Ils  la  trouvaient  un 
peu  singulière  pourtant,  malgré  sa  grande  bonté,  car  elle  marchait 
beaucoup  dans  la  campagne,  jusqu'à  se  fatiguer  ainsi  pour  son 
plaisir,  et  rapportait  des  gerbes  de  plantes  sauvages  qu'ils  appe- 
laient de  l'herbe,  sans  distinction,  ou  même  des  pierres,  des  ègra- 
vats,  auxquels  avait  l'air  de  s'intéresser,  comme  s'ils  valaient 
quelque  chose,  la  a  maîtresse  d'école  ;  »  ils  nommaient  ainsi  l'an- 
cienne institutrice,  un  drôle  d'oiseau  celle-là,  dont  personne  ne 
pouvait  prononcer  le  nom  et  qui  sifflait  entre  ses  grandes  dents 
un  jargon  qui  n'était  ni  du  français  ni  du  patois.  Elle  éidÀi  portée 
sur  les  /?'yrei9  presque  autant  que  M.  le  curé,  bien  qu'elle  n'allât  pas 
à  la  messe.  La  dame  lisait  beaucoup  aussi  du  reste;  ça  devait  être 
la  mode  de  Paris.  Tels  furent  les  seuls  propos  auxquels  donna  lieu 
pendant  six  mois  le  séjour  d'Aline  à  Bruyères  ;  puis  un  jour  le  bruit 
courut  dans  le  village  que  son  mari  était  revenu  sans  doute,  car  elle 
allait  retourner  à  Paris.  En  réalité,  la  famille  de  Sénonnes,  qui  crai- 
gnait que  l'hiver,  très  précoce  dans  les  montagnes  d'Auvergne,  ne 
vînt  surprendre  Aline,  mal  pourvue  contre  ses  rigueurs,  la  pressait 
de  quitter  sa  retraite;  mais  elle  n'en  avait  aucune  hâte,  ayant  trouvé 
au  fond  de  ce  désert  des  sujets  d'occupation  et  d'intérêt. 

La  charité  lui  mettait  l'aiguille  à  la  main  pour  vêtir  les 
pauvres,  qui  seuls  recevaient  ses  visites;  elle  explorait  le  pays 
à  l'aide  des  petits  chevaux  indigènes  qu'elle  poussa  même  jusqu'au 
Mont-Dore,  délivré  par  le  froid  de  l'invasion  des  baigneurs  et  rendu 
à  son  caractère  sauvage;  enfin  elle  se  créait  peu  à  peu  un  jardin, 


LE    VEUVAGE   d' ALINE.  761 

un  herbier,  une  collection  de  minéraux  ;  ses  goûts  d'étude  avaient 
repris  le  dessus,  grâce  à  l'impulsion  de  miss  Ruth,  qui  veillait  avec 
soin  à  ce  que  cet  apaisement  que  lui  versait  la  nature  ne  dégénérât 
pas,  comme  il  arrive  presque  toujours,  en  rêverie  mélancolique, 
en  évanouissement  des  énergies  de  l'âme.  Les  détracteurs  des 
savantes  oublient  combien  l'habitude  de  s'instruire  et  de  penser,  de 
sortir  de  soi  par  un  exercice  intellectuel  quelconque  peut  être  utile 
dans  les  grandes  crises  de  la  vie  même  à  une  femme,  surtout  à 
une  femme  peut-être. 

Chaque  matin,  la  poste  lui  apportait  ce  qui  s'imprime  de  meil- 
leur à  Paris.  Ce  fut  ainsi  qu'au  bas  d'une  page  de  revue,  elle 
tomba  un  jour  à  l'improviste  sur  le  nom  de  Marc  Séverin.  Ce  nom, 
elle  le  connaissait,  il  était  à  ses  yeux  mille  fois  plus  beau  que  le 
vieux  nom  de  Sénonnes  ;  elle  s'était  complu,  dans  les  courtes 
journées  d'illusion  qui  lui  avaient  été  données,  à  en  parer  son 
fiancé  lorsqu'elle  pensait  à  lui,  au  bonheur  prochain  de  marcher 
à  ses  côtés,  en  le  soutenant  par  la  chaleur  de  sa  sympathie,  par  la 
sincérité  de  son  enthousiasme,  dans  une  voie  qu'elle  pressentait 
glorieuse  et  féconde.  La  rencontre  fut  si  brusque,  si  imprévue  et 
lui  causa  une  émotion  si  forte  qu'elle  laissa  échapper  le  livre  avec 
un  cri,  comme  si  elle  eût  senti  la  morsure  d'un  serpent. 

Peu  de  jours  après  son  arrivée  à  Bruyères,  il  y  avait  longtemps 
déjà,  elle  avait  éprouvé  quelque  chose  de  semblable  en  trouvant 
au  fond  d'un  secrétaire  le  portrait  de  Marc,  une  photographie 
oubliée  par  M°^'=  de  Sénonnes  lors  d'un  de  ses  rapides  passages  en 
Auvergne.  Comme  elle  avait  vite  refermé  le  tiroir!.,  depuis,  elle 
craignait  de  s'en  approcher  seulement;  il  lui  semblait  toujours 
que  le  visage  ennemi  allait  lui  apparaître  encore.  Et  là,  c'était 
bien  pis,  c'était  l'écho  de  sa  pensée  qui  venait  la  troubler  dans 
cette  solitude.  Elle  ne  lirait  pas,.,  elle  brûlerait  ces  feuilles  dont 
l'aspect  seul  blessait  son  regard,  et,  en  attendant,  elle  les  cache- 
rait à  miss  Ruth,  qui  ne  devait  pas  soupçonner  qu'elle  pût  être 
impressionnable  à  ce  point. 

La  revue  donc  fut  jetée  dans  le  tiroir  où  se  cachait  déjà  le 
portrait,  puis  il  arriva  que,  les  jours  qui  suivirent,  Ahne,  malgré 
elle,  y  pensa  beaucoup.  Ainsi  déjà  il  était  redevenu  assez  calme, 
assez  maître  de  lui  pour  fixer  sur  le  papier  les  rêves  de  poésie 
et  de  passion  que  lui  versait  l'amour  de  cette  femme  à  laquelle 
il  l'avait  offerte  en  holocauste  !  Si  elle  en  avait  le  courage  pour- 
tant,., elle  pourrait  trouver  là  un  aperçu  au  moins  de  ce  qu'elle 
aurait  eu  honte  de  demander  à  personne,  ce  qu'il  devenait,  ce 
qu'il  faisait,  ce  qui  occupait  son  esprit;  le  choix  seul  d'un  sujet, 
la  manière  de  le  traiter,  sont  autant  d'indices.  Avec  un  mélange  de 
répugnance,  de  curiosité,  de  mépris  d'elle-même,  elle  tira  des 


762  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

oubliettes  où  elle  l'avait  jetée  l'œuvre  de  Marc  et  entreprit  de  la 
lire  comme  elle  aurait  lu  celle  d'un  inconnu;  mais  les  batteraens 
de  son  cœur  continuaient  de  l'avertir  qu'elle  cherchait  autre 
chose  encore  que  ce  qu'il  avait  écrit,  et  qu'en  s'efforçant  de  remon- 
ter à  la  source  de  cette  inspiration,  elle  essayait  de  plonger  dans 
les  secrets  d'une  vie  à  laquelle  cependant  elle  n'avait  point  de 
part. 

La  crainte  de  ce  qu'elle  allait  découvrir  se  mêlait  cruellement 
pour  elle  à  l'envie  bien  humaine,  bien  féminine  surtout,  de  savoir... 
C'était  une  étude  brillante  et  profonde  à  la  fois  sur  Leopardi,  enca- 
drant la  traduction  de  morceaux  lyriques  inédits  où  se  répan- 
dait avec  fougue  la  navrante  théorie  de  Vinfelicità^  —  et  c'était 
daté  d'Italie.  —  Ainsi,  dans  ce  pays  du  soleil,  où  il  était  allé  cher- 
cher la  liberté  avec  celle  qui  représentait  tout  son  bonheur,  — 
il  fallait  bien  le  croire,  puisque  pour  elle  il  n'avait  pas  hésité  à 
quitter  sa  patrie,  sa  famille,  en  foulant  aux  pieds  une  innocente 
destinée  qui  depuis  la  veille  dépendait  de  la  sienne,  —  il  ne  trou- 
vait rien  de  mieux  à  faire  qu'à  maudire  avec  le  grand  poète  du  pes- 
simisme, dont  il  se  faisait  l'interprète  et  le  commentateur  déses- 
péré, la  vie  mille  fois  pire  que  la  mort,  et  la  nature  hostile,  et  les 
passions  qui  ne  sont  que  des  ombres  mensongères  comme  le  génie, 
comme  la  gloire,  comme  la  vertu,  comme  la  beauté,  comme  l'a- 
mour. Aline  fut  saisie,  presque  terrifiée  par  la  poignante  ironie  et 
la  farouche  amertume  qui  régnait  dans  cet  essai,  consacré  moins 
à  Leopardi  lui-même,  moins  au  mal  du  siècle  en  tant  que  mal  géné- 
ral et  absolu,  qu'à  l'analyse  passionnée  d'un  égoïsme  souffrant  qui, 
sous  prétexte  de  montrer  quel  lot  misérable  est  celui  de  l'humanité 
en  masse,  confesse  comme  malgré  lui  et  à  son  insu  sa  propre 
misère.  Le  tourment  d'une  conscience  déroutée,  violentée,  en 
lutte  contre  l'orgueil,  se  trahissait  à  plus  d'un  signe.  C'est  souvent 
pour  donner  le  change  au  remords  qui  s'impose  que  les  âmes  fai- 
bles éprouvent  le  besoin  de  nier  la  réahté  du  devoir  et  sont  con- 
duites ainsi  à  proclamer  le  néant.  Cette  prétendue  conviction  philo- 
sophique n'est  alors  que  du  désespoir. 

Ahne  comprit  tout  cela  vaguement,  par  intuition,  au  milieu  de 
la  perplexité  croissante  qui  s'emparait  d'elle  : 

—  Mon  Dieu!  il  est  donc  bien  malheureux?..  Malheureux  auprès 
d'elle?.,  par  elle  peut-être?.. 

Et  une  pitié  confuse  s'élevait  dans  son  cœur,  tandis  que  ses 
lèvres  murmuraient,  comme  pour  lui  rappeler  ses  ressentimens 
évanouis  l'espace  d'une  seconde  : 

—  Malheureux?,,  Soit  1  il  a  mérité  de  l'être  ! 


LE    VtUVAGE   D  ALINE. 


IX. 


76a 


Marc  était  malheureux  en  effet,  mille  fois  plus  que  cette  enfant 
ne  pouvait  le  soupçonner,  mille  fois  plus  qu'il  ne  voulait  se 
l'avouer  à  lui-même,  et  le  monde  qui  s'apitoyait  sur  la  victime 
de  ce  mari  déserteur  aurait  pu,  s'il  eût  été  juste,  accorder  une 
bonne  part  de  sa  compassion  au  bourreau.  Les  vertiges  du  cœur 
sont  souvent  irrésistibles,  irrésistibles  surtout  quand  des  appa- 
rences de  courage  et  de  générosité  viennent  colorer  d'un  prisme 
mensonger  ce  qui  n'est,  au  fond,  qu'entraînement  ou  faiblesse, 
mais  combien  de  fois  a-t -il  suffi,  pour  y  mettre  fin,  que  l'obstacle 
élevé  entre  l'abîme  et  celui  qui  brûlait  de  s'y  précipiter  s'abaissât 
tout  à  coup!  Nul  ne  s'oppose  à  votre  fantaisie,  libre  à  vous, 
insensé,  de  vous  casser  la  tête.  Soudain  l'insensé  réfléchit; 
n'étant  plus  contrarié  ni  persécuté,  il  s'arrêtera  de  lui-même  au 
bord  du  gouffre,  ou  bien  s'il  y  saute,  emporté  par  un  élan  qu'il 
n'est  plus  maître  de  retenir,  ce  sera  sans  doute  à  regret.  Lorsque 
auprès  d'Antoinette  expirante,  Marc  avait  cru  sentir  se  réveiller 
avec  force  son  amour  tout  près  de  passer  à  l'état  de  souvenir,  la 
conscience  d'un  grand  péril,  d'un  grand  sacrifice,  lui  servait  de 
stimulant  et  d'excuse  :  il  voyait  en  effet  la  loi,  la  famille,  la 
société,  la  mort  même,  déchaînées  contre  les  résolutions  extrêmes 
que  lui  dictait  l'impérieuse  nécessité  du  moment,  et  sans  raisonner 
un  acte  injustifiable,  il  le  revêtait  du  moins  d'une  sorte  d'héroïsme, 
étant  en  réalité  seul  contre  tous.  Pour  pouvoir  adoucir  ce  qui 
semblait  être  la  dernière  heure  d'une  femme  dont  il  avait  causé  la 
perte,  il  se  fermait  tout  retour  vers  les  siens,  en  même  temps  que 
vers  la  considération,  vers  la  fortune,  dont  ils  avaient  été  si  jaloux 
pour  lui;  la  perspective  d'un  duel  avec  le  mari  outragé  achevait 
de  le  mettre  à  l'aise  ;  d'ailleurs  il  ne  doutait  pas  que  M.  Béraud  ne 
voulût,  à  son  tour,  laver  dans  le  sang  la  mortelle  injure  faite  à  sa 
nièce,  et  il  se  disait,  prêtant  ainsi  aux  événemens  une  conclusion 
qu'ils  ne  devaient  pas  avoir  :  —  Eh  bien  !  je  me  laisserai  tuer, 
elle  sera  libre.  —  C'était  se  donner  le  beau  rôle.  Ce  rôle,  notre 
imagination  le  choisit  toujours  d'avance,  mais  il  arrive  qu'au  mo- 
ment même  la  cruelle  logique  des  faits  nous  en  impose  un  autre 
tout  différent.  Ce  fut  le  cas  pour  Marc  de  Sénonnes.  Le  vieillard 
qu'il  se  promettait  de  ménager  mourut  sur  ces  entrefaites,  sans 
lui  demander  de  réparation,  11  succomba  peut-être  à  la  blessure, 
plus  cruelle  que  celle  d'un  coup  de  feu  ou  d'un  coup  d'épée,  qu'il 
lui  avait  faite  au  cœur.  M.  d'Herblay  se  trouva  suffisamment  vengé 
en  gardant  la  dot  de  sa  femme  et  en  laissant  cette  dernière  à  la 
merci  de  l'n^omme  dont  elle  avait,  par  un  acte  de  folie,  perdu  l'ave- 


76/i  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

nir,  enfin  Antoinette  revint  à  la  vie  contre  tout  espoir,  avec  l'effroi 
du  mal  qu'elle  avait  fait. 

En  ces  circonstances  imprévues,  Marc  suivit  la  seule  voie  qui  lui 
restât  ouverte,  il  prit  la  charge  d'une  existence  brisée,  il  persuada 
éloquemment  à  sa  maîtresse  que  le  plus  cher  de  ses  rêves  était 
enfin  accompli  :  n'avait-il  pas  longtemps  désiré  autrefois  qu'une 
détermination  irréparable  confondît  leurs  deux  existences  !  Cette 
détermination  ne  pouvait  venir  que  d'elle,  mille  scrupules  faciles 
à  comprendre  l'avaient  empêché  de  l'arracher,  quand  il  l'aurait 
fallu,  à  tout  ce  qui  la  séparait  de  lui;  ils  avaient  l'un  et  l'autre 
sacrifié  leur  amour  à  des  motifs  d'un  ordre  intérieur,  et  l'amour 
s'était  vengé;  maintenant  ils  étaient  seuls  sur  la  terre  pour  ainsi 
dire,  seuls  capables  de  se  comprendre  et  de  se  consoler  mutuelle- 
ment; quant  à  lui,  il  ne  regretterait  rien  auprès  d'elle.  A  force  de 
le  répéter,  il  finit  presque  par  le  croire;  la  joie  humble  et  inquiète 
de  cette  pauvre  femme  qu'il  avait  ramenée  du  tombeau  et  qui  lui 
disait  sans  cesse  :  —  Je  te  dois  tout,  fais  de  moi  ce  que  tu  voudras, 
—  exaltait  en  lui  d'ailleurs  un  sentiment  tout  nouveau  de  dévoû- 
ment  et  de  responsabilité;  ils  prirent  comme  deux  amans  de  la 
première  heure  le  chemin  de  ce  poétique  exil  où  sont  allées  s'é- 
vanouir tant  de  passions  romanesques  tuées  par  leur  expansion 
même  et  leur  affranchissement  des  entraves  sociales.  L'illusion 
du  bonheur  pourtant  ne  fut  sincère  que  chez  Antoinette  :  l'orgueil 
d'avoir  triomphé  mourante  d'une  jeune  rivale,  le  plaisir  inconnu 
jusque-là  de  la  possession  réciproque  sans  contrainte,  l'enchan- 
tement inséparable  chez  chacun  de  nous  du  retour  à  la  vie  dans 
des  circonstances  nouvelles  qui  nous  procurent  l'exquise  sensation 
de  renaître  et  enfin  la  sollicitude  affectueuse,  incessante  de  Marc, 
tout  contribua  d'abord  à  la  tromper.  Jamais  elle  n'avait  cru  posséder 
sur  lui  un  pareil  ascendant;  pour  elle  il  était  allé  jusqu'à  com- 
mettre une  mauvaise  action,  lui  si  chevaleresque,  si  pénétré  de 
sentimens  d'honneur;  elle  en  était  secrètement fière,  n'étant  qu'une 
femme,  une  femme  puérile  et  vaniteuse  autant  que  charmante. 
L'idée  ne  lui  vint  pas  que  cet  amour  galvanisé  fût  sur  le  point  de 
s'éteindre  dans  son  paroxysme  même,  et  cependant  dès  les  premiers 
jours  d'exaltation  et  de  fièvre  où  Marc  lui  persuadait  et  se  per- 
suadait à  la  fois  qu'elle  saurait  tout  remplacer  pour  lui,  quelque 
chose  d'indéfinissable  s'élevait  entre  eux  comme  une  barrière.  Ce 
quelque  chose  ne  prenait  pas  de  forme  précise  dans  l'imagination 
d'Antoinette,  mais  les  yeux  de  Marc  ne  le  discernaient  que  trop 
nettement.  C'était  un  loyal  et  doux  visage  de  jeune  fille,  le  visage 
de  celle  qui  s'était  fiée  à  lui,  à  sa  parole  et  dont  il  avait  trompé 
l'attente.  Quand  cette  apparition  venait  à  surgir,  et  elle  surgissait 
vingt  fois  le  jour,  il  éprouvait  un  serrement  de  cœur  affreux  avec 


LE   VEUVAGE   d'aLINE.  765 

le  morne  dégoût  de  lui-même  et  une  irritation  sourde  contre  sa 
complice,  contre  la  cause  de  ce  lâche  abandon  ;  —  pour  se  justifier 
il  évoquait  le  souvenir  de  cette  nuit  d'horreur  où  la  pitié  l'avait 
retenu  à  tout  risque  au  chevet  de  M"^^'=  d'Herblay,  mais  par  l'effet 
d'une  substitution  étrange,  il  lui  semblait  maintenant  voir  au  lieu  des 
traits  d'Antoinette  à  l'agonie  d'autres  traits  non  moins  pâles,  non 
moins  défigurés  :  ceux  d'Aline;  pour  celle-là  il  n'avait  pas  eu  de  pitié. 

Les  deux  fugitifs  s'étaient  d'abord  enfoncés  dans  l'intérieur  de 
la  Suisse,  où  l'air  pur  avait  fortifié  peu  à  peu  la  santé  d'Antoinette 
sans  la  rétablir  tout  à  fait,  car  elle  devait  rester  languissante  toute 
sa  vie;  la  jeune  femme  supportait  du  reste  avec  une  patience  angé- 
lique  des  retours  de  souffrance  qui  contribuaient  à  attacher  Marc  en 
lui  rappelant  sa  funeste  tentative  contre  elle-même.  Jamais,  répétait- 
elle  souvent,  elle  ne  s'était  sentie  aussi  heureuse.  L'existence  errante 
qu'ils  menaient  réalisait  tous  les  romans  qu'elle  avait  pu  lire  ou 
imaginer  dans  son  froid  et  ennuyeux  ménage;  ce  qu'elle  en  avait 
goûté  jusque-là  avait  toujours  été  entravé  par  des  obstacles  ou 
empoisonné  par  la  crainte;  désormais  elle  n'avait  plus  rien  à  sou- 
haiter, elle  eût  voulu  qu'il  en  fût  éternellement  de  même,  avoir 
sans  cesse  à  ses  pieds,  tout  à  elle,  celui  qu'elle  avait  si  chèrement 
reconquis.  Sa  première  déception  fut  lorsque  Marc  lui  parla  de 
faire  halte  dans  une  ville  quelconque  pour  s'y  fixer  d'une  façon 
stable  et  se  remettre  à  travailler  ;  en  dehors  de  tout  autre  motif, 
certaines  nécessités  matérielles  l'y  contraignaient.  Maxime  Henrion 
auquel  il  s'était  adressé,  en  lui  confiant  les  difficultés  de  sa  situation, 
avait  assuré  un  débouché  à  ses  futurs  travaux;  il  dépendait  de  lui 
de  profiter  du  crédit  et  de  la  bonne  volonté  d'un  ami  influent  ;  il 
allait  être  ainsi  en  mesure  de  satisfaire  le  plus  vif  de  ses  goûts 
et  se  réjouissait  d'avance  de  pouvoir  enfin  écrire  à  sa  guise, 
sans  risque  de  voir  chaque  pensée  quelque  peu  nouvelle  ou  har- 
die traitée  de  théorie  subversive  ou  de  trahison  envers  la  cast 
dont  il  faisait  partie.  Ayant  rompu  avec  le  monde,  il  secouait  natu- 
rellement cette  sujétion  et  trouvait  presque  dans  sa  délivrance  un 
dédommagement  à  tout  le  reste.  La  poésie,  on  l'a  reconnu  de  tout 
temps,  est  une  mauvaise  nourrice;  il  projetait  donc  de  ne  pas  s'en 
tenir  à  elle  seule  et  avait  conçu^un  plan  d'essais  où  il  ferait  entrer 
des  considérations  de  toute  sorte  sur  les  événemens  et  les  tendances 
de  son  temps. 

Dans  l'ardeur  que  lui  inspirait  son  œuvre,  il  en  parlait  beaucoup 
à  Antoinette,  qui  l'écoutait  avec  moins  d'intérêt  que  de  tristesse. 
L'interrompant  tout  à  coup,  tandis  qu'il  essayait  de  la  lui  exposer  : 

—  Mais,  s'écria-t-elle,  suivant  le  fil  de  sa  propre  pensée,  dans 
cette  ville  où  il  faudra  nous  fixer,  dites-vous,  notre  situation  réci- 
proque deviendra  le  point  de  mire  de  la  curiosité... 


756  REVDE   DES    DEUX   MONDES. 

—  Qae  nous  importe?  Nous  devons  accepter  risolemeiit  au.milieu 
de  la  foule. 

—  L'isolement  soit,  mais  la  réprobation  générale,  les  remarques 
injurieuses,  le  mépris,  murmura  Antoinette  avec  un  frisson.  Cha- 
cun saura  vite  à  quoi  s'en  tenir.  Je  serai  montrée  au  doigt. 

Il  vit  comme  elle  tenait  encore  à  ce  qu'elle  appelait  parfois  avec 
lui  les  hypocrisies  sociales  et  combien  elle  pouvait  souffrir  d'avoir 
perdu  le  semblant  de  respect  dont  elle  était  depuis  longtemps 
réduite  à  se  contenter  dans  le  monde  où  sa  liaison  avec  Marc  avait 
été  plus  que  soupçonnée.  V  éclat  lui  faisait  peur;  elle  avait  appris  à 
le  considérer  comme  la  seule  honte  réelle  et  bien  qu'elle  l'eût  bravé 
dans  une  heure  d'égarement,  il  était  toujours  à  ses  yeux  le  pire  de 
tous  les  maux. 

—  Nous  sommes  convenus,  ma  chérie,  de  nous  suffire  à  nous- 
mêmes  et  de  ne  rien  voir  au-delà,  dit  Marc,  cherchant  à  l'apaiser. 

—  Oh!  répliqua-t-elle,  tu  sais  bien  que  je  ne  demande  rien  de 
plus. 

C'était  vrai;  pour  qu'elle  oubliât  tout,  même  sa  profonde 
déchéance,  il  suffisait  que  Marc  fût  à  ses  côtés;  mais  se  mettait-il  au 
travail,  l'ennui  la  prenait  aussitôt  et,  après  des  heures,  il  la  trou- 
vait plongée  dans  le  même  fauteuil  où  il  l'avait  laissée,  les  mains 
croisées  sur  ses  genoux,  étouffant  des  larmes  entre  ses  paupières 
4emi-closes.  A  quoi  avait-elle  pensé?  Il  croyait  le  deviner  et  cher- 
chait à  calmer  par  de  consolantes  paroles  cette  conscience  qu'il  sup- 
posait bourrelée  k  jmme  la  sienne  ;  mais  ses  consolations  faisaient 
fausse  route,  car  chez  elle  ce  n'était  pas  la  conscience  qui  souffrait, 
c'était  plutôt  une  susceptibilité  maladive,  un  involontaire  égoïsrae. 
Elle  souffrait  de  le  voir  absorbé  dans  son  travail  quand  elle  eût 
voulu  qu'il  le  fût  tout  entier  en  elle  comme  elle-même  l'était  en 
lui.  Son  âme  exclusive  était  incapable  de  s'ouvrir  à  cette  vérité 
que  le  rôle  de  l'homme  ne  peut  se  restreindre  à  l'amour,  qui 
est  toute  la  vie  de  la  plupart  des  femmes.  Elle  imagina  qu'il  se 
refroidissait  pour  elle  et,  s'ingéniant  à  chercher  les  causes  de 
ce  refroidissement,  n'en  vit  pas  de  plus  probable  que  la  perte  de 
sa  beauté;  car  elle  était  terriblement  changée,  quoi  qu'en  eût  pu 
dire  le  prince  Orsky,  dont  les  yeux  prévenus  ne  l'avaient  entrevue 
que  de  loin  enveloppée  d'un  charme  toujours  ensorcelant  de  mélan- 
colie et  de  grâce.  En  face  de  son  miroir,  qu'elle  consultait  sans 
cesse  et  dont  elle  s'exagérait  les  reproches,  la  pauvre  femme  arri- 
vait parfois  à  un  état  voisin  du  désespoir  et  dont  Marc  était  bien 
loin  de  soupçonner  les  motifs  puérils.  En  vain  essaya-t-il  de  l'inté- 
resser à  ses  travaux,  à  des  ambitions  très  légitimes  qui,  stimulées 
par  le  succès,  s'emparaient  de  lui  de  plus  en  plus  ;  il  fut  bientôt 
forcé  de  s'avouer,  ce  dont  il  ne  s'était  jamais  aperçu  au  temps  où  il 


LE   VEUVAGE   d'aLINE.  767 

ne  lui  lisait  que  des  vers  remplis  d'elle  et  qui  la  ravissaient  à  titre 
d'encens,  il  fut  forcé  de  reconnaître  que  son  intelligence  était 
incapable  de  s'élever  au-dessus  d'un  niveau  assez  médiocre, 
de  même  qu'elle  n'avait  pas  l'âme  assez  forte  pour  braver  avec 
suite  l'opinion  du  monde,  qui  était  pour  elle  bien  plus  que  la 
morale  et  que  le  devoir.  Des  années  de  liaison  contrariée,  inter- 
rompue, il  est  vrai,  n'avaient  pas  permis  à  Marc  de  déchilTrer, 
comme  il  sut  le  faire  en  quelques  semaines  de  vie  commune,  un 
caractère  qu'il  devait  entreprendre  en  vain  de  modifier.  On  ne  cor- 
rige pas  les  défaillances  de  l'esprit  et  de  l'âme  chez  une  femme 
arrivée  à  l'âge  de  trente  ans  sans  connaissances  acquises,  sans 
aspirations  vraiment  hautes  vers  un  autre  idéal  que  celui  du  bon- 
heur personnel,  résumé  tout  entier  dans  la  passion  partagée,  inces- 
samment vibrante,  mais  avant  tout  voilée,  quelque  coupable  qu'elle 
puisse  être,  de  mystère,  de  considération.  Il  n'y  avait  ni  dévoûment 
soutenu,  ni  courage  réel  à  attendre  d'elle  dans  une  situation  tran- 
chée, antipathique  à  sa  nature;  d'autre  part,  le  calme  nécessaire  au 
<>'avail  était  impossible  auprès  de  cet  être  impétueux  et  fragile  dont 
i  fallait  s'occuper  sans  cesse.  Marc  le  comprit;  il  comprit  que  des 
sacrifices  qu'il  n'avait  pas  prévus  s'imposeraient  encore  à  lui  pour 
aggraver  un  mal  dont  il  avait  déjà  sondé  la  profondeur;  mais  ce 
qui  l'affligeait  surtout,  c'était  l'impossibiliié  de  rendre  Antoi- 
nette heureuse.  Il  n'y  a  de  bonheur  possible  en  etïet  qu'à  la 
condition  de  mettre  de  part  et  d'autre  toutes  ses  pensées  en  com- 
mun et  chacun  d'eux,  hélas!  nourrissait  des  pe-^sées  qu'il  ne  pou- 
vait exprimer.  Antoinette  confessait  seulement  un  vague  remords  de 
vivre  :  —  Sais-tu,  dit-elle  un  jour,  que  je  regrette  parfois  de  n'être 
pas  morte?  Il  me  semble  que  tu  serais  plus  à  moi  avec  mon 
souvenir  que  tu  ne  l'es  souvent  ici  âmes  côtés... 

C'était  un  reproche  au  fond,  un  reproche  timide  et  tendre,  que 
Marc  supporta  néanmoins  avec  quelque  impatience,  car  il  y  voyait 
encore  poindre  une  idée  fixe  d'absorption  égoïste.  Antoinetto  .tait 
l'entrave,  l'entrave  perpétuelle,  et  elle  se  plaignait,  comme  s'il  l'eût 
négligée!  C'était  injuste,  exaspérant.  La  pauvre  femme,  qui  était 
étrangement  clairvoyante  dans  un  ordre  d'observation  très  res- 
treint, mais  sans  cesse  creusé,  sans  cesse  approfondi  pour  son  sup- 
plice, vit  bien  qu'elle  l'irritait;  elle  répéta  tristement  en  elle-même 
cette  fois  :  —  Pourquoi  ne  suis-je  pas  morte? 

Non,  assurément,  la  jeune  épouse  abandonnée  au  fond  de  sa  soli- 
tude n'était  pas  plus  à  plaindre  que  ces  deux  élus  de  la  passion 
dans  leur  tête-à-tête  ininterrompu,  pareil  à  l'embrassement  éternel 
et  forcé  des  couples  criminels  que  Dante  fait  flotter  parmi  les 
ténèbres  de  l'enfer.  Th.  Beintzon. 

(La  troisième  partie  om  prooftott"»*'}) 


AUGUSTE  MARIETTE 


Une  bien  triste  nouvelle  nous  arrive  d'Egypte  :  Auguste  Mariette 
est  mort.  Jadis  le  malheur  cheminait  d'un  pas  lent,  atteignant  tour 
à  tour  les  cœurs  qu'il  visait  ;  le  progrès  l'a  fait,  —  si  c'est  là  du  pro- 
grès, —  plus  foudroyant,  simultané  pour  tout  le  monde.  Le  télé- 
graphe passe,  brutal,  et  attriste  d'un  éclair  des  amis  dispersés  aux 
deux  pôles.  Le  journal,  —  la  bruyante  machine  qui  fait  chaque  matin 
la  voirie  de  la  ville,  balayant  les  idées,  les  faits  et  les  morts  de  la 
veille  pour  laisser  la  place  à  ceux  du  jour,  —  le  journal  jette  un 
nom  dans  la  fosse  commune  des  notices  nécrologiques  :  Mariette, 
archéologue.  —  Qu'est-ce  que  cela?  auront  demandé  beaucoup 
d'honnêtes  lecteurs,  après  s'être  apitoyés  sur  la  disparition  d'un 
vaudevilliste  célèbre,  d'un  acteur  fameux  ou  d'un  politicien  illustre. 
—  Mariette-Bey  ?  qui  était  ce  Turc?  a  peut-être  dit  quelqu'un  en 
France.  Puis  la  foule  a  oublié.  Espérons  pourtant  que  plus  d'un  lec- 
teur français,  parmi  ceux  qui  surveillent  en  avares  le  trésor  dimi- 
nué de  nos  gloires,  aura  senti  un  coup  au  cœur  en  voyant  s'é- 
teindre une  de  ces  gloires;  espérons  qu'en  tout  pays  bien  des 
hommes,  parmi  ceux  qui  attendent  de  ce  siècle  une  révélation  de 
vérité,  auront  eu  un  cri  de  souffrance  et  de  révolte  devant  ce 
méfait  de  la  mort  :  l'ouvrier  de  génie  pris  à  sa  tâche  en  plein  effort, 
en  pleine  promesse,  au  moment  où  il  préparait  la  lumière  qui  sera 
l'aube  de  demain. 

Aujourd'hui,  ce  langage  peut  paraître  ambitieux,  appliqué  au 
modeste  savant  ;  je  crois  qu'il  reste  bien  au-dessous  de  ce  que  dira 
l'avenir.  Ah!  comme  ce  grand  juge  bouleversera  nos  catégories! 
comme  nous  serions  stupéfaits  si  nous  pouvions  le  voir  classer  à 
sa  guise  les  renommées  et  les  créations  de  notre  temps  !  Si  nous 


AUGUSTE    MARIETTE.  769 

voulons  savoir  ce  qui  adviendra  de  nous,  l'histoire,  qui  enseigne 
tout,  est  là  pour  nous  le  dire.  Rappelons  de  ses  profondeurs  un  des 
siècles  qu'elle  garde  :  écoutons  revivre  ce  siècle  dans  les  Mémoires 
écrits  par  un  de  ses  enfans  et  comparons  l'impression  contempo- 
raine à  notre  jugement,  à  nous  qui  sommes  la  postérité:  que  trou- 
verons-nous de  commun?  Le  siècle  est  empli  de  luttes  stériles, 
agité  de  ses  passions,  tout  bruyant  de  gens  et  de  choses  qui  lui  font 
illusion  ;  il  meurt,  recule  dans  le  passé  ;  le  bruit  tombe,  les  gens  et 
les  cho-es  de  peu  s'évanouissent,  les  petits-fils  regardent  sans 
comprendre  les  portraits  qu'on  leur  a  laissés  en  les  leur  donnant 
pour  très  grands.  Que  reste-t-il  alors  ?  Des  humbles,  des  obscurs, 
qui  font  lentement  leur  ascension  dans  l'histoire  et  envahissent 
tout  son  ciel;  des  inconnus,  que  les  contemporains  coudoyaient 
avec  mépris,  et  qui  se  trouvent  avoir  révolutionné  le  monde,  un 
moine  qui  écrivait  dans  une  cellule,  un  patron  de  bateau  qui  cou- 
rait la  mer,  un  ouvrier  qui  assemblait  des  caractères  d'imprimerie, 
un  géomètre  qui  écoutait  graviter  les  astres,  un  physicien  qui 
regardait  bouillir  de  l'eau.  Voilà  ceux  que  l'avenir  salue  pour 
ancêtres,  après  avoir  fait  litière  des  gros  intérêts  et  des  grosses 
vogues  de  l'époqup,  des  superbes  de  huit  jours.  M.  Renan  a  dit 
très  finement  :  «  L'homme  de  la  société,  avec  ses  déJains  frivoles, 
passe  presque  toujours  sans  s'en  apercevoir  à  côté  de  l'homme  qui 
est  en  train  de  créer  l'avenir;  ils  ne  sont  pas  du  même  monde;  or 
l'erreur  commune  des  gens  de  la  société  est  de  croire  que  le  monde 
qu'ils  voient  est  le  monde  entier.  »  —  On  peut  prévoir  quels  seront 
les  nom>  placés  le  plus  haut,  quand  ce  travail  de  redressement  se 
sera  fait  pour  notre  siècle;  on  peut  les  prévoir,  si  l'on  croit  que  la 
raison  de  vivre  du  monde  est  le  progrès  vers  une  plus  grande 
quiétude  morale,  faite  de  science  positive,  assise  sur  la  connais- 
sance des  origines  et  des  lois  universelles;  à  ce  compte,  les  noms 
d'aujourd'hui  réservés  à  la  vénération  de  l'avenir  seront  ceux  d'un 
Cuvier,  d'un  Burnouf,  d'un  Mariette.  Efforçons-nous  de  devancer 
le  temps  en  les  honorant;  et  puisqu'il  est  de  mode  que  la  passion 
fasse  cortège  à  tous  les  cercueils  qui  traversent  la  rue,  sachons 
nous  passionner  pour  une  mémoire  qui  va  sûrement  à  l'immorta- 
lité. 

A  cette  place  d'ailleurs,  il  n'était  pas  besoin  de  préambule  pour 
parler  de  Manette.  La  Revue  a  suivi  pieusement  cette  résurrection 
de  l'histoire  qiii  se  faisait  depuis  trente  ans  en  Egypte  à  la  voix  du 
savant;  il  y  a  peu  d'années,  M.  Desjardins  nous  donnait  sur  lui 
une  biographie  émue  et  très  complète.  Il  n'y  aurait  pas  à  la  reprendre 
si  la  mort  n'était  venue,  avec  son  dégagement  d'horizon,  sa  liberté 
d'éloges  et  son  devoir  de  justice.  Ceux  qui  savent  mieux  diront  ce 

TOMB  ^Lin.  —1881  49 


770  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

qu'il  faut  dire  sur  cette  tombe;  les  disciples  de  l'égyptologue,  ses 
collègues  de  l'Institut,  ses  émules  sur  le  terrain  des  hautes  études 
raconteront  à  nouveau  l'œuvre  du  grand  chercheur  :  je  n'ai  pas 
qualité  pour  devancer  leur  tâche.  Qu'il  me  soit  permis  seulement 
de  rendre  bien  vite  un  dernier  hommage  à  mon  maître  et  à  mon 
ami,  d'esquisser  familièrement  cette  noble  figure,  que  je  voudrais 
voir  plus  populaire,  de  rassembler  au  hasard  des  souvenirs  pré- 
cieux, tels  qu'ils  remontent  à  la  mémoire,  douloureux  et  pressés, 
sous  l'émotion  de  ce  méchant  coup. 

I. 

Tout  le  monde  va  en  Egypte  aujourd'hui,  et,  en  Egypte,  tout  le 
monde  va  une  fois  au  musée  de  Boulaq.  C'est  indiqué  dans  les  guides 
entre  la  visite  aux  derviches  tourneurs  et  la  course  au  puits  de  Joseph. 
Parmi  les  milliers  de  touristes  qui  ont  traversé  depuis  vingt  ans  le 
petit  jardin  du  musée,  beaucoup  ont  pu  apercevoir  dans  la  cour  à 
main  gauche,  sous  les  acacias,  un  homme  de  grande  taille,  de 
forte  carrure,  vieilli  plutôt  que  vieux,  athlète  pris  rudement  en 
plein  bloc,  comme  les  colosses  qu'il  gardait.  La  figure,  haute  en 
couleur,  avait  une  expression  songeuse  et  bourrue,  ])on  enfant  au 
demeurant;  il  était  vêtu  de  la  stambouline  et  coiffe  du  fez.  A  sa 
mine  placide  non  moins  qu'à  son  costume,  on  le  prenait  volontiers 
pour  un  pacha  turc;  il  en  avait  l'allure  fataliste  et  oisive  quand  il 
flânait  dans  son  domaine,  nourrissant  ses  singes  du  Soudan,  regar- 
dant avec  béatitude  couler  l'eau  du  Nil  et  luire  le  bon  soleil  voisin 
du  tropique.  Tandis  que  le  visiteur  traversait  le  jardin,  ce  proprié- 
taire sourcillait  d'un  air  rogue  et  fâché,  il  suivait  l'iutrus  d'un 
regard  jaloux,  le  regard  de  l'amant  qui  voit  un  inconnu  entrer  chez 
sa  bien-aimée ,  du  prêtre  qui  voit  un  profane  pénétrer  dans  le 
temple.  Cependant  le  petit  ânier  fellah  tirait  le  touriste  par  la 
manche  et  lui  montrait  l'homme  en  articulant  de  son  mieux  : 
«  Mariette-Bey.  »  —  Au  sortir  du  musée,  les  voyageurs  très  con- 
sciencieux, —  les  Américains  généralement,  —  poussaient  jusqu'à 
la  porte  de  la  nmdeste  maison,  tout  affaissée  et  décrépite  par  les 
inondations  du  fleuve  ;  ils  passaient  leurs  cartes  ;  le  plus  souvent  on 
leur  répondait  que  le  bey  faisait  la  sieste,  ce  qui  était  vrai.  Avec 
un  peu  de  bonheur,  ils  entraient  et  trouvaient  un  hôte  silencieux, 
renfrogné ,  qui  leur  demandait  distraitement  ce  qu'ils  avaient  vu 
la  veille  à  l'Opéra.  Quand  on  le  complimentait  sur  ses  «  antiques,  » 
il  prenait  l'air  vexé  d'un  poUcier  qu'on  entretiendrait  de  son  métier; 
son  expression  de  lassitude  disait  clairement  :  «  J'ai  reçu  huit  ou  dix 
mille  touristes  qui  m'ont  parlé  des  Pyramides;  je  les  ai  montréss 


AUGDSTE   MARIETTE.  771 

d'office  à  quelques  douzaines  de  têtes  couronnées,  et  comme  d'ail- 
leurs vous  n'y  entendez rieni,  j'aimerais  bien  causer  d'autre  chose; 
j'aimerais  mieux  ne  pas  causer  du  tout.  »  Les  curieux  sortaient 
habituellement  peu  charmés. 

Parfois  quand  un  jeune  homme  ,  un  compatriote  surtout,  trou- 
vait une  phrase  juste,  un  accent  de  curiosité  sincère;  le  regard 
rentré  du  bey  s'éclairait,  se  fixait  sur  l'inconnu,  scrutateur  d'abord 
et  ironi'pie;  si  on  le  pressait  sur  le  fait  ou  la  date  en  question,  il 
commençait  par  répondre,  en  haussant  ses  larges  épaules  :  «  Oui, 
nous  disons  cela;  mais  qu'est-ce  que  nous  en  savons?  C'est  peut- 
être  tout  le  contraire.  »  11  fallait  alors,  —  héliis!  mon  pauvre 
maître,  je  puis  livrer  le  secret  qui  vous  faisair  parler,  personne 
n'en  usera  plus,  —  il  fallait  alors  abonder  dans  son  sens  et  affir- 
mer avec  lui  que  l'histoire  égyptienne  est  conjecturale,  que  l'art 
égyptien  n'est  pas  de  l'art.  Aussitôt  sa  parole  éclatait,  abondante 
et  irritée,  il  vous  foudroyait  de  preuves,  puis  vous  oubliait,  s'ou- 
bliait lui-même  et  causait;  à  ceux  qui  n'ont  pas  entendu  cette  cau- 
serie, rien  ne  saurait  la  faire  imaginer;  ceux  qui  l'ont  entendue  ne 
l'oublieront  jamais.  La  glace  rompue,  il  vous  prenait  en  affection, 
vous  entraînait  à  son  musée,  et  là  il  continuait  devant  ses  viîilles 
pierres;  à  sa  voix,  elles  s'animaient,  les  momies  se  levaient  de  leurs 
gaines,  les  dieux  parlaient,  les  scribes  déroulaient  leurs  papyrus, 
les  milliers  de  scarabées,  symboles  d'âmes  libérées,  empli-saient 
l'air  du  bourdonnement  de  leurs  noms  sonores  et  de  leur.?  millé- 
simes fabuleux.  Au  commandement  de  ce  roi  des  temps,  la  pro- 
cession des  siècles  retrouvées  par  lui  S3  déroulait  dans  les  salles 
funéraires;  ils  revivaient  tou.'^,  accablans  de  vieillesse  et  de  gran- 
deur, racontant  les  théodicées  superbes,  les  civilisations  inouïes,  les 
conquêtes  d'Afrique,  les  invasions  d'Asie. 

Tant  que  passair,  ce  torrent  d'histoire,  on  demeurait  courbé  sous 
l'elTroi  de  pareilles  révélations,  sous  la  puissance  de  l'évocateur; 
soudain,  à  quelque  détour  de  la  conversation,  il  se  rapetissait, 
redevenait  humain,  et  le  charme  changeait  de  nature;  le  maître 
sévère  de  ce  peuple  de  dieux  et  de  rois  disparaissait  pour  faire 
place  au  père  jouant  avec  ses  enfans.  C'était  sa  famille,  tous  ces 
bonshommes  de  calcaire  et  de  basalte,  et  jamais  enfans  de  chair  et 
d'os  ne  furent  plus  tendrement  aimés.  Chacun  de  ces  témoins  des 
annales  du  monde  avait  eu,  outre  sa  chronique  intime,  son  petit 
roman  connu  de  Mariette  seul,  deviné  ou  imaginé  uuk.  heures  de 
rêverie  par  le  poète  qui  se  cachait  sous  le  savant,  Képhren,  le  con- 
structeur de  la  deuxième  pyramide,  est  la  première  victime  royale 
des  révolutions;  sa  magnifique  statue  estmutilée;  on  l'a  retrouvée, 
avec  d'autres  du  même  pharaon,  au  fond  du  puits  de  Gizeh,  où  quelque 


772  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

émeute  les  avait  précipitées.  «  Ce  fut  un  vrai  93,  »  disait  Mariette. 
Ti,  le  propriétaire  du  grand  tombeau  de  Saqqarah,  où  sont  repré- 
sentés de  vastes  domaines,  avait  été  l'un  des  plus  riches  particu- 
liers de  l'ancien  empire.  Mariette  parlait  de  son  immense  fortune 
avec  la  nuance  de  respect  qu'un  pauvre  diable  de  savant  marque 
involontairement  aux  puissans  de  la  finance.  Voici  une  douce  et 
mélancolique  figure  de  jeune  homme,  marquée  du  sceau  des  des- 
tinées tragiques;  c'est  Ménephtha,  qu'on  suppose  être  le  pharaon 
noyé  dans  la  Mer-Rouge,  joué  par  cet  astucieux  Moïse.  Mariette  ne 
pensait  rien  de  bon  de  Moïse  :  un  traître  à  l'Egypte!  Et  son  crité- 
rium pour  tout  personnage  historique,  c'était  de  savoir  si  ce  per- 
sonnage avait  servi  ou  nui  à  l'Egypte.  Dans  la  série  des  reines, 
notre  guide  s'arrêtait  avec  de  secrètes  faiblesses  :  Amnéritis, 
l'Éthiopienne  emprisonnée  dans  sa  fine  tunique  d'albâtre,  le  rete- 
nait longtemps  ;  il  nous  faisait  admirer  «  sa  grâce  chaste.  »  Que  si 
l'on  essayait  d'en  rabattre  un  peu,  Mariette  se  fâchait  tout  net, 
comme  si  l'on  eût  plaisanté  sur  sa  sœur.  Mais  sa  préférence,  c'était 
encore  Taïa,  la  coquette  étrangère,  la  femme  d'Asie,  aux  lèvres  sen- 
suelles, à  l'œil  alangui,Gléopâtre  des  premières  histoires,  qui  troubla 
l'Egypte  bien  avant  l'exode  des  Hébreux.  On  devinait  que  Mariette  en 
savait  long  sur  les  déportemens  de  cette  belle  personne,  bien  qu'aucun 
papyrus  n'ait  parlé  de  Taïa;  quand  on  l'interrogeait  sur  elle,  il  cli- 
gnait des  yeux  et  rougissait  :  c'était  une  plaie  de  famille.  Le  fils 
de  prédilection,  le  plus  choyé  de  tous,  c'était  l'aîné,  ce  merveilleux 
Cheikh-el-Beled,  l'homme  de  bois,  vieux  de  quatre  mille  ans,  de  cinq 
mille  peut-être,  si  intense  de  vie,  quand  il  vous  regarde  au  fond 
de  l'âme,  qu'il  senible  créé  d'hier  et  prêt  à  marcher.  Le  Cheikh- 
el-Beled,  le  ((  maire  du  village,  »  comme  l'avaient  surnommé  eux- 
mêmes  les  Arabes  en  l'amenant  au  jour,  a  été  trouvé  à  Saqqarah, 
dans  ce  fief  glorieux  du  savant,  théâtre  de  ses  plus  belles  décou- 
vertes; il  était  bien  entendu  que  l'homme  de  bois  avait  été  en  son 
temps  cheikh  ou  maire  de  la  localité  où  le  bey  le  remplaçait.  Ses 
membres  de  cèdre  jouaient  à  l'air  et  à  la  lumière  après  cette  longue 
sépulture  dans  le  sable.  C'était  la  grande  préoccupation  de  Mariette. 
Il  avait  essayé  de  le  mettre  sous  verre,  puis  expérimenté  les  cimens 
les  plus  délicats  :  jamais  père,  menant  son  fils  malade  aux  méde- 
cins, n'a  été  plus  anxieux,  plus  navré.  Il  fallait  voir  le  bey  disant 
à  M"'  Mariette,  en  lui  montrant  le  vieil  Égyptien  :  «  Tiens,  je  l'aime 
mieux  que  toi  !  je  l'aime  mieux  que  toi!  »  Puis  il  les  plaisantait 
tendrement,  ses  mngots;  il  disait  de  celui-ci  :  «  Comme  il  est  laid, 
le  monstre  1  »  De  celui-là  :  «  Comme  il  est  maladroitement  fait!  » 
Et  si  on  le  prenait  au  mot,  de  se  mettre  en  fureur,  avec  sa  bonne 
moue  de  bourru  bienfaisant.  On  appelait  volontiers  ainsi  «  le  père 


AUGUSTE    MARIETTE.  773 

Mariette,  »  et  nul  n'a  mieux  réalisé  le  type  du  genre  que  cet 
homme  excellent  et  chagrin.  Nos  expositions  parisiennes  amenaient 
de  violens  combats  dans  son  cœur;  il  craignait  tant  pour  ses  trésors 
les  dangers  du  voyage,  les  aventures  en  lointain  pays  !  D'ailleurs, 
à  quoi  bon  produire  les  vrais  dieux  chez  les  infidèles,  les  profanes? 
Il  n'en  venait  que  trop  à  Boulaq.  Aimant  bi 'U,  il  était  jaloux,  atro- 
cement jaloux.  Par  boutades,  il  eût  voulu  tout  enfouir  à  nouveau, 
pour  lui  seul.  Il  fît  ainsi  pour  les  tombeaux  de  Saqqarah,  après 
qu'on  y  eut  constaté  quelques  dégâts  commis  par  des  touristes 
slupides.  Lors  de  mon  premier  voyage  d'Egypte,  en  1872,  nous 
arrivâmes  à  Saqqarah  avec  quelques  amis,  sans  Mariette;  à  notre 
demande  de  voir  les  tombeaux,  son  intendant  nous  dit  qu'ils  étaient 
comblés;  comme  nous  nous  récriions,  l'Arabe  reprit  d'un  air  satis- 
f  lit  :  (i  Ce  n'est  rien,  Mariette  sait  où  ils  sont.  »  Le  bey  avait  soi- 
gneusement nivelé  le  sable  et  possédait  seul,  en  effet,  les  repères 
de  ses  trésors.  Cela  lui  suffisait;  il  se  frottait  les  mains  de  la  décon- 
venue des  voyageurs.  L'instant  d'après,  par  une  naturelle  contra- 
diction entre  sa  manie  d'amant  et  son  intelligence,  il  se  désolait  de 
ce  qu'il  ne  venait  pas  assez  de  monde  à  son  musée,  de  ce  qu'on 
pouvait  chercher  en  Lgypte  autre  chose  que  ses  sphinx  et  ses  dieux, 
attendant  les  hommes  de  bonne  volonté  pour  leur  révéler  les  secrets 
de  vérité. 

En  plus  de  son  histoire  passée,  chacune  de  ces  pierres,  chacun 
de  ces  morts  avait  son  histoire  actuelle,  l'histoire  de  sa  découverte. 
C'était  la  plus  vivante,  la  plus  saisissante  à  entendre  raconter  par 
Mariette,  il  s'interrompait  fréquemment  dans  son  commentaire  sur 
une  momie  pour  s'écrier  :  «  Et  quand  je  pense  comment  je  l'ai 
trouvée,  cette  coquine-là!  »  La  leçon  faisait  place  au  récit  pas- 
sionnant de  cette  chasse  à  l'antique.  Tantôt  c'était  un  hasard  pro- 
videntiel, tantôt  le  résultat  d'une  longue  poursuite  raisonnée.  La 
capture  de  tel  sarcophage  avait  coûté  des  efforts  de  sagacité,  d'in- 
duction et  de  calcul  qui  nous  faisaient  penser  au  Scarabée  d'or 
d'Edgar  Poë.  A  côté,  une  relique  grandiose  du  vi^il  art,  une  stèle 
qui  révélait  un  siècle,  étaient  sorties  de  terre  sous  le  bâton  distrait 
d'un  fellah.  Il  fallait  voir  le  bey  sonder  sur  toutes  les  faces  une 
pyramide  pour  trouver  le  couloir  de  la  chambre  funéraire,  comme 
un  voleur  de  nuit  qui  essaie  sa  pince  sur  un  coffre-fort.  Il  décou- 
vrait ainsi,  après  de  longs  tâtonnemens,  l'entrée  habilement  mas- 
quée. Il  revenait  sans  cesse  à  celle  de  Saqqarah  :  il  l'a  tourmentée 
trente  ans,  mais  cette  fois  la  pyramide  a  repoussé  l'ennemi  et  gardé 
sa  tombe  vierge.  On  sait  que  les  anciens  Égyptiens  mettaient  leur 
point  d'honneur  funèbre  à  bien  cacher  leur  dépouille,  au  fond  de 
labyrinthes  compliqués,  dont  Torifice  variait  de  place  et  se  dissi- 


774  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mulait  adroitement.  Il  semblait  que  ces  ruses  d'outre-tombe  eus- 
sent été  iiuaginées  pour  aiguiser  la  passion  de  Mariette  et  le  piquer 
au  jeu  dans  ses  contre-sapes,  dans  sa  lutte  avec  le  mort  qu'il  pour- 
suivait. Le  plus  petit  bibelot,  à  Boulaq,  rappelait  à  son  inventeur 
un  incident,  un  voyage,  un  ami  associé  à  l'entreprise,  un  souvenir 
de  jeunesse,  une  ironie  de  la  destiué^',  comme  tel  pharaon  res- 
tauré dans  une  fouille  sous  les  yeux  de  tel  prince  aujourd'hui 
dépossédé.  C'était  tout  le  roman  de  la  vie  du  savant  qui  tenait  entre 
ces  murs;  ses  joies,  ses  amours,  ses  triomphes,,  ses  méoom.ptes, 
toute  cette  tnoisson  d'une  vie.  que  les  autres  hommes  égrènent  .aux 
quatre  vems  et  que  cet  esprit  concentTé  sur  sa  tâche  avait  en- 
grangée dans  cette  galerie.  On  comprenait  qu'il  adoi-ât  son  petit 
univers,  qu'il  se  reprît  souvent  à  en  raconter  l'histoire  :  c'était  la 
sienne. 

II. 

Je  n'ai  pas  à  la  refaire  ici,  cette  histoire.  U»  diCnos  collabara- 
teurs  l'a  retracée,  et  on  ne  l'a  pas  oubliée.  Ceux  qui  voudront  la 
naieux  connaître  encore  la  liront  dans  le  récit  même  du  héros. 
Gomftie  s'il  avait  le  pressentiment  de  sa  fin,  Mariette  avait  rédigé 
dans  ces  dernières  années,  en  dehors  des  préoccupations  de  science 
pure,  l'histoiique  de  ses  premières  découvertes,  de  ses  grandes 
campagnes  de  Saqqnrah.  Il  les  a:  écrites  comme  il  les  contait,  avec 
un  feu  de  j*  unesse  et  une  émotion  de  souvenir  qui  gagneiit  le  lec- 
teur mieux  qu'aucun  roman  d'aventures.  Qu'il  me  sufiise  de  rappe- 
ler les  dates  cultoinantes  de  cette  vie.  Mariette  était  né  à  Boulogne 
en  1821.  (Ainsi,  il  est  tombé  avant  soixantt^  ans  le  bon  soldat  de 
la  scienc!',  usé  par  les  fatigues,  les  veilles,  le  soleil  du  désert,  la 
maladie  de  foie  qui  assom.brissait  son  humeur.)  A.  vingt  cinq  ans, 
professeur  au  collège  de  sa  ville  natale,  il  fait  dans  le  musée  de 
Boulogne  sa  première  fouille  et  trouve  une  momie  qui  croyait  sans 
doute  dormir  tranquille  en.  province  jusqu'à  la  fin  des  temps;  il 
feuillette  un  mémoire  de  ChampoUion  et  entend  le  dieu  d'Egypte 
qui  l'appelle.  En  18i8,  attaché  au  Louvre,  Mariette  rêve  sur  un 
passage  de  Strabon  ;  dans  ce  rêve  apparaissent,  aux  portes  de  Mem- 
phis,  les  sépultures  monumentales  des  Apis,  célèbres  dans  toute 
l'antiquité.  Pourquoi  ne  le  retrouverait-on  pas,  en  cherchant,  ce 
panthéon  du  vieuK  monde?  Ou  avouera  qu'il  fallait  bien  être  égyp- 
tologue  pour  soi3ger  en  18âS  à  restaurer  des  dieux  et  des  rois.  Le 
petit  employé  du  Louvre  s'agite,  inti'igue,  obtient  de  M.  de  Fal- 
loux,  l'année  suivante,  ujae  mission  pour  les  couvens  coptes,  oii  il 
ne  devait  jamais  aller,  et  un  crédit  de  8,000  francs,  si  mes  sou- 


AUGUSTE   MARIETTE.  775 

venirs  soat  exacts.  Le  voilà  parti  pour  sa  grande  aventure  et  tou- 
chant la  terre,  piomise.  Ce  bois  de  palmiers  qu'habite  seul,  couché 
dans  une  mare  du  jNil,  le  colosse  de  llhauisès,  c'est  l'enceinte  de 
Memphis;  ce  [)Iateau  de  Saqqarah,  là- haut  sur  la  colline,  c'est  la 
nécropole  de  l'ancienne  capitale.  Là  se  cache  te  trésor,  là  Marittte 
s'établit,  en  plein  dé>(rt,  dans  la  vénérable  cabane  où  il  ne  reve- 
nait jamais  sans  émotion.  Il  y  passa  trois  années,  les  années  mai- 
tresses  de  sa  vie,  dures,  horribles,  et  qui  plus  tard  remontaient 
bénies  et  lumineuses  dans  son  souvenir.  Ce  fut  k  crise  de  lutte 
que  traverse  tout  homme  marqué  pour  une  œuvre,  l'heure  où  il 
dépense  sa  pa  t  des  forces  éternelles.  Les  trois  mois  d'angoisse  de 
Christophe  Colomb  entre  Palos  et  San  Salvador,  Mariette  les  con- 
nut pendant  deux  ans,  tandis  qu'il  cherchait  son  monde  dans  le 
sable,  cet  autre  océan  dont  les  vagues,  roulées  par  le  khamsin, 
recouvraient  sans  trêve  la  piste  entrevue.  Tout  conspirait  contre 
lui,  les  éléinens,  le  désert,  les  hommes,  la  maladie,  l'ophialcnie, 
cette  plaie  d'Égyjîte,  qui  menaça  à  plusieurs  reprises  de  clore  les 
yeux  du  chercheur,  u.^és  sur  les  hiéroglyphes.  La  misèie  le  para- 
lysait :  les  8,000  francs  avaient  vite  fondu,  les  ouvriers  fuyaient; 
il  vivait  d'emprunts  faits  aux  juifs  d'Alexandrie  avec  le  secours  de 
notre  digne  consu',  M.  Delaporte,  delà  vente  de  quelques  bijoux 
d'or,  glanés  dans  les  premières  sépultures  découvert^'s.  D'odieuses 
intrigues  se  tramaient  au  séraï  du  Caire  :  on  tenta  de  faire  assas- 
siner rinofTeiisif  savant,  le  croyant  riche  de  ses  rapines  souter- 
raines. Et  tout  cela  n'était  rien,  mais  l'agonie  de  l'esprit,  la  perte 
incessante  du  fil  conducteur,  la  voie  égarée  dans  les  allées  de 
sphinx,  le  but  entrevu  et  fuyant,  le  doute  affreux  sur  son  calcul, 
hur  son  idée,  le  cauchemar  de  mourir  avant  de  toucher  le  port, 
que  dirt*.  de  ces  tortures?  Kien,  suion  qu'il  serait  difficile  d'exagé- 
rer la  force  morale  de  l'homme  qui  en  est  sorti  vainqueur.  C'était 
de  sa  bouche  qu'il  fallait  entendre  le  récit  de  l'épreuve  et  mieux 
encore  celui  du  triomphe;  quand,  dans  la  nuit  du  12  novembre 
1851,  une  porte  ayaiit  été  dégagée  du  sable,  les  torches  des  Arabes 
illuminèrent  soudain  la  profondeur  des  galeries  et  les  sarcophages 
géans  des  chapelles,  couvertes  de  pages  d'histoire;  quand  le  soli- 
taire de  Saq^jaiah,  tremblant,  croyant  à  un  rè^e,  à  tâtons  dans  les 
froides  ténèbres  qui  éteignaient  les  torches,  marqua  le  premier  un 
pas  humain  à  côté  de  l'empreinte  laissée  sur  le  sable,  il  y  a  deux 
mille  ans,  par  le  dernier  pèlerin  sorti  du  Sérapéum.  Il  est  vrai  de 
dire  que  ce  i  écit,  Mariette  l'achevait  rarement  sans  peine  :  avant 
qu'il  pût  finir,  sa  voix  devenait  sourde,  humide,  quelque  chose 
l'étranglait. 
Après  cette  grande  victoire,  le  désert  s'avoua  conquis  et  rendit 


776  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

de  lui-même  ses  tombeaux.  Le  nécromant  passait  sur  le  plateau  de 
Saqqarah,  et  comme  dans  la  vision  d'Ézéchiel,  un  peuple  mort  se 
levait  à  son  ordre,  sortait  des  hypogées,  proclamait  son  roi.  Le 
prophète  de  la  science  eût  pu  dire,  lui  aussi  :  «  J'ai  prophétisé 
sur  ces  ossemens  arides  ;  ils  se  sont  dressés  sur  leurs  pieds,  armée 
innombrable.  »  —  Les  grandes  luttes  étaient  finies,  mais  non  les 
ennuis. 

Il  fallait  aviser  maintenant  à  transporter  en  France,  au  Louvre, 
les  plus  précieuses  reliques  de  l'ancien  empire,  et  surtout  cette 
bibliothèque  sans  prix  du  Sérapéum,  lourdes  pages  de  pierre  où 
on  allait  lire  l'histoire  des  dieux.  La  pensée  de  créer  un  musée  en 
Egypte  ne  serait  venue  alors  à  personne.  En  matière  de  fouilles, 
Abbas-Pacha  s'en  tenait  à  la  conception  des  Orientaux,  dans  toute 
sa  simplicité  logique  :  un  habile  homme  qui  se  donne  tant  de  mal 
pour  creuser  la  terre  y  cherche  évidemment  un  trésor  :  quel  que 
soit  le  trésor,  il  vaut  de  l'argent,  et  l'argent  a  toujours  bonne  odeur, 
même  s'il  vient  des  morts.  Le  pacha  interdit  l'exportation  des  anti- 
quités -,  il  ne  réussit  pas  à  effrayer  l'insoumis  qui  bravait  les  volon- 
tés suprêmes  de  trente  dynasties  de  pharaons.  La  lutte  achevée 
contre  ceux-ci  reprit  sous  une  autre  forme  contre  le  pharaon  mo- 
derne; Mariette  se  fit  contrebandier,  et  son  génie  brilla  dans  cet 
art  comme  dans  tous  ceux  qu'il  entreprenait  pour  les  besoins  de  sa 
cause.  A  ce  moment,  notre  savant  passait  ses  journées  à  fabriquer 
des  faux  hiéroglyphiques  ;  il  sculptait  des  dieux,  il  barbouillait  de 
rébus  quelconques  toutes  les  pierres  blanches  qui  lui  tombaient  sous 
la  main;  on  les  chargeait  ostensiblement  sur  les  barques  du  Nil; 
les  gens  du  pacha  faisaient  main  basse  sur  la  cargaison  et  séques- 
traient solennellement  au  Caire  des  documens  dont  quelques-uns 
portaient,  en  langage  mystérieux,  des  légendes  fort  malhonnêtes 
pour  Abbas.  Pendant  ce  temps,  les  vraies  stèles  des  Apis  s'empi- 
laient dans  des  sacs  de  sorgho,  et  les  bons  petits  ânes  d'Egypte, 
trottant  toute  la  nuit  dans  les  sentiers  détournés  du  delta,  les  met- 
taient en  sûreté  au  consulat  de  France  à  Alexandrie.  Ce  fut  une 
armée  de  péripéties  comiques  et  tragiques  tour  à  tour.  Un  jour  que 
Mariette  parlait  lui-même  pour  Marseille  avec  le  plus  gros  de  son 
butin,  les  gendarmes  du  port  envahirent  le  paquebot  sous  vapeur: 
le  doux  savant  fit  tête  comme  un  lion,  requit  l'agent  de  France  à 
bord,  ordonna  de  lever  l'ancre,  rejeta  dans  un  canot  en  haute  mer 
les  sbires  fort  déconfits,  et  apporta  triomphalement  sa  bonne  prise 
à  notre  musée  national. 

Quelques  années  plus  tard,  quand  Mariette  eut  officiellement 
installé  les  antiquf^s  à  Boulaq,  on  eût  été  très  mal  venu  à  lui  rap- 
peler ses  tours  de  contrebandier.  Par  un  retour  ordinaire  des  sen- 


AUGUSTE    MARIETTE.  777 

limens  humains,  les  droits  de  propriété  de  l'Egypte  étaient  devenus 
sacrés  pour  le  nouveau  conservateur.  Il  réclama  de  Saïd-Pacha  des 
lois  encore  plus  draconiennes  que  celles  d'Abbas  contre  les  fouilles 
et  l'exportation.  Le  sous -sol  de  la  vallée  rlu  Nil  lui  appartenait; 
l'idée  qu'on  pouvait  voler  une  de  ses  pierres  l'exaspérait.  11  eût 
fait  volontiers  touiller  à  la  douane  d'Alexandrie  tous  les  voyageurs 
suspects  de  dissimuler  un  scarabée.  Retournant  les  procédés  d'au- 
trefois, il  voyait  de  fort  bon  œil  cette  industrie  des  faux  anti- 
ques qui  fleurit  dans  tous  les  villages  du  haut  Nil  et  atteint  une 
telle  perfection  d'imitation;  c'était  là  un  dérivatif  a  la  manie  de 
collection  des  touristes;  quand  ceux-ci  revenaient  montrer  au  bey 
des  Osiris  fraîchement  cuits  aux  fourneaux  arabas  de  Louqsor, 
Mariette  admirait  beaucoup,  de  son  bon  air  narquois,  enviait  la 
trouvaille,  ou  faisait  mine  de  se  fâcher  et  disait  :  «  Passe  encore 
pour  celui-là,  mais  pas  d'autres,  ou  je  vous  dénonce.  »  Pourrait-on 
jurer  que  lui-même  n'en  ait  jamais  donné  de  semblables  aux  qué- 
mandeurs de  souvenirs?  Parfois,  il  lui  venait  des  pensées  mélan- 
coliques sur  l'avenir  de  son  musée,  il  avouait  que  ces  trésors 
seraient  plus  en  sûreté  dans  notre  Louvre,  que,  s'il  y  avait  jamais 
moyen  d'arranger  cela...  et  il  ajoutait  tout  bas  :  après  moi. 

Ce  fut  en  1858  que  xMariette,  appelé  par  SaïJ-Pacha,  s'établit 
définitivement  en  Egypte.  Il  ne  l'a  plus  quittée  depuis  lors.  Tout  en 
créant  et  surveillant  le  musée  de  Boulaq,  il  exploitait  son  domaine, 
de  la  mer  aux  cataractes  de  Nubie,  de  Suez  au  Fayoum.  Chaque 
hiver,  son  peut  vapeur  sillonnait  le  Nil,  en  quête  de  monumens 
enfouis;  sous  la  pioche  de  ses  ouvriers,  les  grands  temples  secouaient 
leur  manteau  de  sable  et  rouvraient  leurs  vastes  salles  à  l'étude, 
cette  autre  prière.  Les  victoires  de.Mariette  se  nomment,  comme 
celles  de  Bonaparte,  les  Pyramides,  Esneh,  Thèbes,  Phiîœ;  mais 
des  victoires  du  savant  il  est  plus  resté.  L'infatigable  travailleur 
a  catalogué,  copié,  déchiffré  et  pubhé  pour  le  monde  savant  ces 
kilomètres  de  bas-reliefs  historiques  et  de  registres  hiéroglyphi- 
ques. Il  en  a  tiré  le  sens  littéral  d'abord,  puis  la  synthèse  philoso- 
phique, dans  ses  admirables  Mémoires;  en  dernier  lieti,  il  décou- 
vrait à  Tanis  le  cycle  des  Hycsos,  le  premier  chapitre  de  l'histoire 
des  migrations  mongoliques.  Mais  vais-je  mesurer  en  quelques 
lignes  cette  œuvre  colossale?  Non,  tenons-nous-en  à  l'homme 
aujourd'hui. 

Il  semblerait  que  cei  homme  dût  enfin  être  parfaitement  heureux. 
Si  le  bonheur  est  dans  la  poursuite  et  la  réussite  d'une  seule  idée, 
dans  la  faculté  de  vivre  à  la  place  qu'on  s'est  choisie  avec  tous  ses 
amours  rassemblés  contre  son  cœur,  Mariette  avait  toutes  les  con- 
ditions du  bonheur  dans  son  cher  univers  de    Boulaq.  Pourtant 


773  REVDE   DES    DEUX   MONDES. 

nous  l'avons  tous  connu  morose,  mécontent  de  lui-même  et  des 
autres,  cachant  mal  à  l'œil  d'un  ami  de  secrètes  blessures.  Sans 
doute  il  fallait  attribuer  la  plus  haute  part  de  cette  tristesse  à  l'in- 
quiétude éternelle  du  savant,  à  la  peine  de  tout  grand  esprit  qui 
entend  chanter  là-bas  la  vérité  lointaine  et  ne  sait  jamais  a^sez  d'où 
vient  le  chant  divin.  Mais  l'inégalité  d'humeur  de  M  iriette  avait 
aussi  des  causes  plus  terrestres.  Une  légende  un  peu  complaisante 
s'est  créée  sur  sa  situatiim  en  Egypte  ;  ou  a  dit  et  imprimé  que  des 
princes  njagniliqu^s  avaient  comblé  tous  ses  vœux  et  fait  la 
science  millionnaire,  ce  qui  n'est  pas  fréquent.  De  bonnes  gens 
ont  estimé  qup.  l'archéologie,  rentéj  et  protégée  par  les  Médicis  du 
Caire,  avait  fait  preuve  d'impuissance  en  ne  changant  pas  la  face 
du  monde  :  pour  un  peu,  on  eût  voté  au  pharaon  l'épithète  glo- 
rieuse de  son  prédécesseur,  Rhamsès  le  Grasid,  «  le  gardien  de  la 
vériié.  »  Nous  autres  vieux  Levantins,  nous  sommes  plus  scepti- 
ques, et  nous  avons  nos  versions  à  nous. 

III. 

Le  matin,  quand  Mariette  n'était  pas  dans  son  cabinet  de  travail  à 
Bott^aq,  on  savait  où  il  fallait  le  chercher.  C'était,  eu  hiver,  au  divan 
du  palais  d'Abdm;  en  été,  sous  un  grand  sycomore  qui  servait  de 
salon  d'attente  à  la  porte  du  pavillon  deOézireh,  «  sous  l'arbre,  » 
comme  on  disait  en  Egypte.  Là  se  réunissaient  les  counisans,  les 
fonctionnaires,  les  pachas,  les  curieux,  les  gens  d'affaires,  de  mal- 
tôte  et  de  politique,  ceux  qui  venaient  aux  nouvelles  et  prenaient 
le  vent,  ceux  qui  éprouvaient  le  besoin  de  voir  le  maître  ou  d'être 
vus  de  lui,  ceux  qui  espéraieût  un«?  faveur,  une  concession,  une 
fortune;  et  tout  le  monde  a  espéré  une  fortune  dans  cette  bien- 
heureuse Egypte  du  derjner  quart  de  siècle.  Quelle  page  d'histoire 
contemporaine  on  referait  avec  la  galerie  des  figures  qui  ont  défdé 
«  sous  l'arbre  »  de  Gézireh!  Toute  l'Egypte  y  a  passé  et  un  bon 
quart  de  l'Europe,  —  non  le  moins  bon,  à  parler  fran'',,  —  les 
avides,  les  naufragés,  les  gens  de  toutes  les  Judées,  qui  faisaient 
dire  à  quelqu'un  :  «  Heureux  ly  pharaon  de  la  Bible!  il  n'avait 
qu'un  Joseph.  »  Entre  les  cigarettes  et  les  tasses  de  café  qu'appor- 
taient les  Abyssins,  on  devisait,  on  nommait  aux  emi)lois,  on  s'ar- 
radhait  les  cotes  de  bon  so,  on  bâtissait  des  châteaux  sur  le  Nil,  on 
attendait  :  quoi  donc?  Oh!  mon  Dieu,  une  chose  toute  simple  en  ce 
temps  et  ce  pays-là,  on  attendait  qu'^  le  dispensateur  de  tout  bien 
vous  appelât  pour  vous  offrir  un  million  en  échange  d'un  petit  ser- 
vice; mieux  encore,  on  lui  en  apportait,  des  millions;  chaque  arri- 
vant avait  dans  une  poche  un  petit  papier  qui  les  promettait  par 


AUGUSTE   MARIETTE.  779 

centaines  ;  dans  l'autre  poche,  il  avait  sa  note  d'hôtel  à  régler  céans. 
Beauroup  attendaient  longtemps,  il  est  vrai,  et  atteiideut  j)eut-être 
encore;  mais  parfois  un  élu  sortait  avec  son  aubaine,  le  gagnant  du 
quine  à  la  loterie  des  Mille  et  une  Nuits,  et  c'était  assez  pour 
réchauffer  les  espérances  de  tous  les  aittres.  Des  obstinés  revenaient 
là  chaque  jour,  darant  des  semaines  et  des  mois,  sans  parvenir  à 
forcer  la  porte  du  sanctuaire;  en  Orient,  le  proverbe  ang'ais  n'a 
[•as  de  s^n^,  le  temps  n'a  aucun  prix,  sauf  le  quart  d'heure  où  l'on 
voit  le  maître.  Le  financier  marron  savait  qu'un  jour  ou  l'autre,  il 
arracherait  à  la  kssitnrle  ou  au  besoin  le  prix  de  ses  pas  perdus,  à 
50  pour  100  d'intérêt.  Les  as'pirans  concessionnaires  se  répétaient 
le  dicton  populaire  d'Egypte  :  «  Obtenez  la  concession  d'un  cure- 
dent,  et  votre  fortune  est  ^aite.  »  Rien  n'étonnait  plus,  «  sous 
l'arbre,  »  excepté  d'y  ren'  outrer  Mariette. 

Il  y  venait  pourtant,  et  des  plus  assidus.  Accr<ULpi  sur  ses  jambes 
croisées,  à  la  mode  du  lieu,  l'oreille  ai-x  propos  d'alentour,  l'œil 
sur  son  désert,  il  béait  à  son  ami  le  soleil  d'Egypte  d'un  air  indo- 
lent, pa4,ient  et  détaché  à  rendre  jaloux  les  Ji>usulmans  de  vieille 
roche  et  les  courtisans  de  métitT.  Que  faisait  là  ce  penseur?  dira- 
t-on.  D'aboi  d,  il  s'ajiiusait.  Le  penseur  n'avait  pas  tué  tout  à  fait 
le  pay-^an  normand,  bonhomme  à  la  manière  de  Rabelais  et  de  La 
Fontaine,  esprit  sarcasiique  et  malicieux  à  ses  heures.  Étant  de 
ceux  qui  s'intéressent  à  tout,  il  trouvait  plaisant  de  suivre  le  cours 
du  monde  et  la  comédie  humaine.  Ce  va-et-vient  d'ambitions,  d'ap- 
pétits, de  déconvenues  et  de  hassesses  rencontrait  en  lui  un  mora- 
liste attentif.  11  connais^iait  les  fils  de  tous  les  pantins,  il  se  pas- 
sionnait pour  la  pièce  r^u'on  jouait  devant  lui  depuis  quinze  ans, 
il  en  prenait  le  spectacle,  ayant  reçu  du  ciel  un  billet  de  faveur, 
comme  un  savant  qui  va  finir  sa  journée  au  Palais-Rayal.  Avec 
quelle  verve  mordante  il  racontait  en  rentrant  le  commérage,  la 
duperie  ou  la  curée  du  matin  !  Le  sens  critique  de  l'historien  trou- 
vait aussi  son  compte  aux  contrastes  originaux  qu'amenait  «  sous 
l'arbre  »  la  fusion  de  deux  mondes.  Il  aimait  à  nous  faire  remar- 
quer la  persistance  des  vieilles  mœurs  orientales  en  regard  des  raf- 
fmeoaeas  de  notre  civilL5ation,  l'instinct  nomade  et  patriarcal  de  ces 
Arabes,  de  ces  Turcs  qui  descendaient  de  leur  âne,  sous  le  syco- 
more, comme  les  vieillards  de  la  Bible  aux  portes  de  Jérusalem, 
comme  les  compagnons  du  Prophète  sous  le  palmier  de  Médine,  et 
cela  en  face  des  jardins  anglais  coupés  de  girandoles  de  gaz,  à  la 
porte  de  ce  palais  meublé  et  décoré  par  les  premiers  faiseurs  de 
Paris,  et  où  des  faiseurs  d'autre  sorte  discutaient  le  taux  d'un 
report,  la  prime  d'un  emprunt. 

Quand  le  moraliste  était  las  et  le  philosopha  indigné,  le  poète 


780  BEVUE    DES    DEUX   MONDES. 

venait  à  leur  secours.  Il  fermait  les  yeux,  et  sa  puissante  imagina- 
tion le  ramenait  à  Thèbes,  aux  portes  du  palais  de  Touihmès,  le 
plus  grand  roi  de  tous  les  temps,  suivant  lui.  Peut-être  voyait-il 
de  bonne  foi,  dans  cette  foule  qui  se  pressait  sous  les  grands 
pylônes,  entre  les  obélisques,  la  cour  du  fils  d'Ammon,  du  pre- 
mier roi-soleil;  les  prêtres  d'Oiiris, coiffés  du pscheiit,  les  guerriers 
vêtus  de  la  schcnti,  partant  sur  leurs  chars  pour  la  conquête  de 
l'Asie,  les  scribes  déployant  les  registres  de  papyrus;  les  devins 
commentant  les  livres  de  la  sagesse,  les  bayadères  couronnées  de 
lotus,  les  musiciennes  des  tombeaux  des  rois  ;  peut-être  transfigu- 
rait-il dans  le  mirage  étincelant  du  passé  tous  ces  acteurs  de  la 
coulisse  égyptienne  où  nous  voyions,  nous  profanes,  des  percep- 
teurs de  dîiDes,  des  représentans  de  syndicats,  des  fournisseurs 
de  chaussures  militaires  et  des  ballerines  de  Milan. 

Le  plaisir  des  observations  et  des  rêves  n'eût  pas  justifié  tant 
d'heures  perdues  pour  le  savant  :  la  vérité,  c'est  qu'il  fallait  qu'il 
fût  là.  Nul  ne  se  dérobe  aux  conditions  du  milieu  dans  lequel  il  vit. 
Bon  gré  mal  gré,  Mariette-Bey  faisait  partie  de  la  maison  vice- 
royale,  au  même  titre  que  le  chef  des  écuries  et  le  chef  des  eunu- 
ques noirs.  On  avait  un  égyptologue,  comme  les  ancêtres  avaient 
eu  un  astrologue,  fonctionnaire  de  parade,  mal  classé  entre  le  bouf- 
fon et  le  médecin.  La  mode  avait  changé  et  non  l'esprit.  Le  bey 
devait  épouser  les  habitudes  de  la  maison,  eu  accepter  les  charges 
commes  les  bénéfices.  Il  fallait  qu'il  fût  là  pour  apprendre  et  déjouer 
les  intrigues  ourdies  contre  lui  par  les  confrères,  les  ennemis.  Il 
fallait  qu'il  fût  là,  attendant  des  semaines  l'ordre  d'entrer,  pour 
guetter  un  bon  caprice,  la  minute  de  générosité  qui  lui  permettrait 
de  déblayer  Abydos  ou  de  fouiller  Tanis.  11  fallait  qu'il  fût  là,  enfin, 
parce  qu'on  pouvait  le  demander  et  s'étonner  de  ne  pas  le  trouver 
en  bas  ;  qu'il  y  fût  pour  se  faire  voir,  pour  rappeler  sa  figure,  ce 
qui  a  été  de  tout  temps  la  grande  affaire  et  la  première  nécessité 
dans  une  cour.  Le  crédit  était  à  ce  prix,  et  le  crédit  de  Mariette, 
c'était  celui  de  la  science;  si  le  bey  laissait  ébranler  sa  situation, 
avec  elle  s'écroulaient  les  beaux  projets  de  fouilles,  l'espoir  des 
grandes  découvertes,  le  temple  bâti  à  la  vérité.  Sur  le  sol  de  sable 
de  l'Egypte  rien  n'était  fixe,  tout  était  dû  aux  bonnes  chances  de 
l'humeur  et  du  moment.  Mariette  avait  un  traitement  modique  et 
sa  pethe  maison  de  Boulaq  ;  des  conditions  qui  eussent  paru  fort 
sortables  à  Paris  seuiblaient  misérables  en  Egypte,  pendant  la  sara- 
bande de  milliards  qui  a  ébloui  le  monde  ;  on  ne  changera  pas  l'op- 
tique des  rapports.  En  dehors  de  ce  traitement,  aucune  allocation 
fixe  pour  le  musée;  quand  un  «  visiteur  de  distinction  »  brisait  par 
mégarde  une  vitrine,  le  conservateur  la  faisait  replacer  à  tes  frais. 


AUGUSTE  MARIETTE.  781 

Les  libéralités  extraordinaires  qui  permirent  ses  grandes  entreprises 
durent  être  arrachées  ainsi  par  importunité,  par  adresse.  Durant 
les  premières  années,  tout  avait  été  facile,  Saïd- Pacha  donnait  carte 
blanche  au  savant.  Plus  tard,  on  s'avisa  de  diriger  ses  recherches, 
ce  qui  l'exaspérait.  Des  suggestions  ignorantes  ou  perfides  lui  fai- 
saient assigner  tel  champ  de  fouilles  qu'il  n'eût  jamais  choisi.  Ses 
instrumens  de  travail  étaient  les  corvées  de  fellahs;  on  ne  lui  mar- 
chandait guère  ce  qui  ne  coûtait  que  des  coups  de  bâton,  mais  on  le 
limitait  aux  districts  oùilsetrouvaitdes  corvéables  disponibles,  alors 
même  que  ces  districts  n'avaient  jamais  eu  l'ombre  d'un  temple  ou 
d'un  hypogée  ;  en  vain  montrait-il  sa  carte  de  l'Egypte  souterraine  ; 
il  n'y  avait  pas  de  fellahs  libres  sur  le  point  qu'il  convoitait.  D'au- 
tres fantaisies  mettaient  souvent  sa  patience  à  l'épreuve.  Un  prince 
étranger,  un  grand  personnage  arrivait;  on  faisait  comparaîue 
l'égyptologue,  ses  ordres  au  cou  ;  il  était  une  réclame  vivante  devant 
l'Europe,  le  cicérone  attitré  de  l'Egypte;  c'était  là,  dans  la  pensée 
du  maître,  la  vraie  raison  d'être  de  son  savant.  Une  fois  de  plus, 
Mariette  devait  remonter  le  Nil  pour  accompagner  l'illustre  visi- 
teur. Au  retour,  le  grand  personnage  parlait  à  Abdin  d'un  temple 
qui  lui  avait  plu  par  sa  silhouette  pittoresque  et  s'attristait  de  le 
voir  menacer  ruine  ;  piqué  d'amour-propre,  le  souverain  ordonnait 
au  bey  de  concentrer  ses  travaux  sur  un  monument  indifférent  à  la 
science.  Quand  on  monta  sur  la  scène  du  Caire  VAida  de  Verdi, 
Mariette  dut  brosser  les  décors,  dessiner  les  costumes  et  les  acces- 
soires :  n'était-il  pas  en  Ejypte  le  savant  à  tout  faire?  Aux  mau- 
vais jours,  quand  vint  la  grande  gêne,  les  libéralités  tarirent  :  il  y 
avait  des  créanciers  autrement  pressans  que  l'archéologie.  Mariette 
dut  alors  se  faire  petit,  solliciter  par  l'intermédiaire  des  favoris; 
par  ce  canal,  les  requêtes  n'arrivaient  guère;  quand  elles  arri- 
vaient, on  les  exauçait  peut-être;  mais  la  circulation  monétaire 
obéit  à  de  si  étranges  lois  en  Orient  que  le  bey  n'avait  jamais  de 
motifs  palpables  de  croire  au  succès.  Il  était  trop  juste  pour  mécon- 
naître les  générosités  réelles  dont  il  avait  bénéficié;  il  avait  même 
un  vrai  fonds  d'affection  et  de  gratitude  pour  ceux  qui  lui  avaient 
ouvert  l'Egypte  ;  seulement  les  procédés  le  blessaient,  et  quand  il 
pensait  à  ce  qu'on  aurait  pu  faire  pour  la  science  avec  les  miettes 
du  gaspillage  de  millions  auquel  il  assistait,  il  était  amer. 

A  ce  triste  métier  de  solliciteur  qui  eût  diminué  tout  autre,  le 
vieux  savant  grandissait.  Chacun  savait  si  bien  que  ce  n'était  pas 
pour  lui!  Et  p.iis  il  y  mettait  tant  d'esprit  et  de  malice!  11  aurait 
pu  apprendre  cet  art,  comme  les  autres,  dans  ses  papyrus  :  il  n'a- 
vait pas  déchiffré  pour  rien  les  «  instructions  de  Ptah-Hotep,  »  ce 
manuel  du  parfait  courtisan  il  y  a  quatre  mille  ans,  où  il  est  dit 


782  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

comme  l'on  doit  «  s'asseoir  à  la  cour,  téder  la  pUce  à  son  .supé- 
rieur, le  sa'uer  prosterué  jusque  sur  le  front.  »  En  réalité,  il  avait 
appris  la  diplotiiatie  dans  cette  longue  suite  de  luttes  qui  rend  la 
figure  de  Mariette  si  attachante;  ce  n'était  pas  un  savant  de  cabi- 
net, celui-là,  il  avait  durement  pratiqué  les  hommes;  l'expérience 
de  la  vie,  greffée  sur  celle  de  l'histoire,  lui  permettait  de  rendre 
des  points  aux  [)lus  fieffés  intrigans,  et  son  intrigue,  à  lui,  c'était 
une  vertu.  Qu'il  était  touchant  de  le  voir,  au  milieu  de  ces  gens 
possédés  d'une  pensée  de  lucre  ou  d'ambition,  suivre  seul  une  idée 
désintéressée,  combattre  pour  sa  religion  avec  les  armes  des  gen- 
tils, s'abaisser  pour  que  la  science  s'élevât!  Il  sentait  bien  le  prix 
de  son  sacrifice,  ses  journées  de  travail  perdues,  sa  dignité  frois- 
sée; conscient  de  sa  haute  mission,  de  sa  supériorité  moiale  sur 
tout  ce  qui  l'entourait,  il  revenait  du  divan  atteint  dans  son  légi- 
time orgueil,  iudigné  d'avoir  àû.  flatter  un  traitant  ou  céder  la  place 
à  un  eunuque,  lui,  le  serviteur  de  l'éternel.  Vers  la  lin,  ces  accès 
de  sourde  tristesse  étaient  fréquens;  ils  laissaient  Mariette  maus- 
sade tout  le  jour,  et  ces  jours-là  le  mal  du  foie  empirait;  il  faiit 
croire  qu'il  y  eut  beaucoup  de  ces  jours-là,  puisque  le  mal  l'a  em- 
porté si  tôt.  Voilà  comment  la  chaîne  d'or  fut  pesante;  il  était  équi- 
table de  rectifier  la  légende. 

Peut-être  ne  me  l'eussiez-vous  pas  jiermis,  cher  et  excellent 
ami.  Dans  le  repos  où  vous  êtes  à  cette  heure,  les  bons  souvenirs 
doivent  seuls  remonter.  Si  vous  aviez  la  parole,  vous  me  diriez  que 
ces  maîtres  exigeans  étaient  meilleurs  qu'on  ne  les  croit,  victimes 
eux-^mêines  des  circonstances,  des  fatalités  de  race  et  d'éducation; 
vous  me  diriez  que  l'histoire,  notre  commune  passion,  ne  nous  a 
rien  appris  si  elle  ne  nous  a  enseigné  à  juger  les  hommes  de  leur 
point  de  vue,  non  du  nôtre;  on  peut  vivre  dans  le  même  temps  et 
être  séparés  par  des  siècles,  on  peut  vouloir  le  bien  et  ne  pas  le 
comprendre  comme  son  voisin  ;  il  est  injuste  de  mesurer  les  esprits 
à  la  même  règle,  alors  qu'ils  ont  été  jetés  dans  des  moules  diffé- 
rons; une  seule  chose  est  de  droit  commun,  l'indulgence,  la  tolé- 
rance mutuelle.  Oublions  donc  les  mauvais  momens,  comme  nous 
vous  les  faisions  oublier  jadis,  en  vous  menant  retrouver  les  dieux 
du  musée.  C'était  vite  fait.  L'âme  de  Mariette  portait  en  elle-même 
d'ineffables  consolations  ;  un  instant  meurtrie  aux  épines  de  la  terre, 
elle  retrouvait  aussitôt  ses  ailes  pour  remonter  dans  l'idéal.  C'était 
une  âme  d'enfant,  gardée  toute  jeune  et  toute  tendre  par  l'austérité 
du  travaiil;  une  âme  d'artiste  et  de  poète,  ouverte  à  toutes  les 
extases,  vibrant  devant  les  spectacles  de  la  iiature  comme  devant 
ceux  de  l'hlirtoire.  Je  ne  sais  si  je  rends  bien  les  contradictions  de 
cette  âme  :  ie  caractère  trempé  résistait  à  tout,  un  rien  froissait 


AUGUSTE   MARIETTE.  783 

OU  charmait  le  cœur.  Que  de  fois,  après  la  leçon  du  musée,  assis 
sur  la  berge  du  ^ii,  il  nous  a  parlé  avec  passion  de  celte  admirable 
Egypte,  de  son  fleuve,  de  ses  cieux  nocturnes,  de  ce  long  printemps 
qui  refait  sans  cesse  la  terre  par  Tamour!  Sa  parole  s'exahait,  sa 
poitrine  se  gonflait,  et  l'on  ne  s'étonnait  pas  d'apercevoir  une  larme 
dans  ces  yeux  rougis  par  les  veilles  et  le  travail.  Tviut  l'appelait, 
cette  larme  d'eufant,  une  symphonie  de  Beethoven,  un  départ 
d'ami,  un  mot  de  la  pieuse  fitle  qui  gardait  la  vieillesse  du  sa\ant. 
Que  ces  y^ux  à  jamais  fermés  me  pardonnent  d'avoir  trahi  leur 
secret!  je  voulais  parler  du  puissant  esprit,  et  je  me  laisse  entraî- 
ner par  la  douceur  du  souvenir,  qui  me  rappelle  avant  toui  com- 
bien ce  puissant  était  bon.  Si  l'on  mesurait  Iî^s  hommes  au  cœur, 
ce  qu'il  y  aurait  de  plus  grand  chez  Mariette,  ce  ne  serait  pas  le 
génie;  ou  plutôt,  les  mots  nous  égarent  :  où  le  génie  puise-t-il  sa 
force,  si  ce  n'est  dans  le  cœur? 

IV. 

Je  ne  suis  pas  sûr  de  n'étonner  personne  en  parlant  aussi  déli- 
bérément du  génie  d'un  archéologue.  Sous  l'empire  de  notre  édu- 
cation classique,  nous  avons  institué  une  hiérarchie  où  les  ouvriers 
de  la  pensée  occupent  des  degrés  fort  inégaux;  au  sommet  se  pla- 
cent le  philosophe,  l'historien  :  nobles  titres,  proposés  à  notre 
admiration  par  notre  premier  professeur;  gens  d'agréable  compa- 
gnie et  chez  lesquels  le  génie  est  un  cas  fréquent.  Le  géomètre, 
l'astronome,  ont  également  leurs  lettres  de  noblesse  :  leur  partie 
est  un  peu  sévère,  nous  demandons  à  ne  pas  l'approfondir,  moyen- 
nant quoi  nous  leur  accordons  volontiers  du  génie.  Au  bas  de 
l'échelle  attendent  les  derniers-nés  de  la  science,  ceux  dont  les 
professions  ne  font  pas  encore  fortune,  l'archéologue,  l'orientaliste, 
par  exemple.  Il  ne  fut  pas  question  d'eux  au  collège  :  ni  Aristote, 
ni  Quiiitilien,  ni  RoUin  n'en  ont  parlé,  et  pour  cause;  c'est  bien  tôt 
pour  ces  parvenus  d'avoir  du  génie  :  il  est  entendu  d'ailleurs  que 
leurs  travaux  sont  du  genre  franchement  ennuyeux.  Pour  quelques 
personues,  archéologue  est  synonyme  d'antiquaire,  et  Walter  Scott 
a  fixé  le  type  :  un  vieux  monsieur  dont  la  manie  inofTensive  ras- 
semble dt-s  tessons  et  des  monnaies  fausses.  D'autres,  mieux 
instruiie.^,  soupçonnent  que  l'archéologue  est  à  l'historien  ce  que  le 
maçon  est  à  l'architecte,  mais  elles  le  condamnent  à  rester  tou- 
jours maçon  ;  elles  se  demandent  d'ailleurs  en  quoi  les  fouilles 
d'un  curieux  peuvent  réagir  sur  le  sort  de  l'humanité,  sur  notre 
conscience  et  notre  vie  intime.  Je  voudrais  persuader  que  des  ma- 
çons comme  Mariette  passent  vite  architectes  et  qu'ils  bâtissent  la 


78Zi  REVDE    DES    DEDX   MONDES. 

maison  où  habiteront  nos  fils;  —  c'est  une  des  conséquences  de  la 
transformation  qui  s'accomplit  dans  l'esprit  humain  depuis  le  siècle 
dernier. 

Jusqu'alors,  la  métaphysique  avait  été  la  reine  du  monde  ;  l'an- 
tiquité, le  moyen  âge,  les  siècles  modernes  lui  avaient  remis  doci- 
lement la  direction  des  esprits  ;  elle  gouvernait  la  pensée,  l'in- 
quiétait ou  l'apaisait  en  maîtresse  absolue.  Ce  gouvernement  est 
aujourd'hui  menacé  par  l'indifférence  générale;  les  métaphysiciens 
qui  luttent  pour  lui  avec  courage  et  talent  m'accorderont  qu'ils 
n'ont  plus  la  créance  du  monde.  En  France  au  moins,  un  Descartes 
ou  un  Hegel  pourrait  apparaître  avec  un  système  de  la  raison  pure, 
bien  peu  de  gens  tourneraient  la  tête  :  on  n'a  plus  souci  de  ces 
spéculations,  tout  en  plaçant  très  haut,  par  habitude,  ceux  qui 
s'y  consacrent.  En  revanche,  voici  un  naturaliste,  un  chimiste,  un 
médecin,  qui  apportent  un  fait  positif,  d'où  l'on  peut  conclure  une 
loi  générale  :  tout  ce  qui  pense  s'émeut;  on  sent  bien  que  ceux-ci 
tiennent  la  bonne  route,  eux  et  non  d'autres;  ce  sont  les  maîtres 
nouveaux  de  qui  nous  attendons  notre  avancement  intellectuel.  En 
faveur  des  sciences  physiques  et  naturelles,  le  courant  est  déjà 
irrésistible  ;  il  a  bien  fallu  remettre  à  ces  sciences  le  gouvernement 
d'un  monde  dont  elles  ont  changé  la  face,  les  conditions  mêmes 
d'habitabilité.  En  ce  qui  touche  les  sciences  morales,  le  mouve- 
ment est  moins  prononcé;  cependant  la  plupart  d'entre  nous  atten- 
dent désormais  de  l'histoire,  et  uniquement  de  l'histoire,  ce  que 
nos  pères  demandaient  à  la  philosophie  :  une  formule  de  l'homme 
et  de  ses  destinées,  une  raison  de  croire  et  d'espérer.  Pour  satis- 
faire à  nos  exigences,  l'histoire  a  dû  changer  ses  méibodes  :  au 
lieu  d'un  thème  à  variations  éloquentes,  elle  est  devenue  une 
science  exacte,  cherchant,  elle  aussi,  des  faits  nouveaux,  positifs, 
pour  en  conclure  des  lois  générales.  Plus  nous  iron<^,  plus  on  trou- 
vera de  similitude  entre  les  procédés,  les  efforts  et  les  i  ésultats  de 
ces  sciences  sœurs  :  celles  de  la  nature,  appuyées  sur  l'analyse 
des  phénomènes,  tendent  à  établir  l'unité  de  substance  et  de  force; 
trompés  par  la  diversité  des  effets,  nous  avions  multiplié  les  noms 
de  la  force;  nous  pressentons  déjà  et  nos  héritiers  verront  claire- 
ment qu'elle  est  une,  qu'elle  est  la  loi,  présidant  majestueusement 
à  la  vie  universelle.  Ce  jour-là  il  se  fera  un  grand  calme  chez  les 
hommes;  ils  se  comprendront  tous  en  disant  :  «  Au  commencement 
était  le  Verbe,  et  le  Verbe  était  Dieu.  » 

L'histoire  marche  vers  le  même  but.  Elle  a  une  connaissance 
suffisante  des  temps  qui  ont  immédiatement  précédé  le  nôtre,  son 
grand  travail  est  désormais  de  reculer  la  recherche  des  origines  ; 
elle  ressuscite  les  témoins  lointains  et  soumet  leurs  dépositions  à 


AUGUSTE    MARIETTE.  785 

une  enquête  rigoureuse;  cette  enquête  l'amène  à  soupçonner,  sous 
la  variété  des  familles  et  des  opinions  humaines,  un  tronc  unique, 
primordial,  (jui  contenait  en  germe  les  idées,  les  traditions,  les 
mythes  dilTérenciés  plus  tard  à  rinfmi.  Nos  pauvres  langues  sont 
peut-être  les  seules  coupables  du  chaos  ;  le  beau  symbole  de  Babel 
explique  bien  nos  malentendus;  chaque  mot  nouveau,  dévié  par 
l'usage,  a  été  le  pèru  d'une  erreur.  Si  un  philologue  de  génie  recon- 
stitue jamais  le  premier  idiome,  il  retrouvera  sans  doute  chez  les 
premiers  hommes  le  fonds  commun  de  pensées  et  de  croyances  d'où 
soriireiit,  compliquées  et  obscurcies,  toutes  nos  croyances  et  nos 
pensées.  Elle  se  cache  certainement  dans  quelque  vallée  de  l'Asie, 
cette  source  limpide  de  raison  divine  qui  a  coulé  tout  d'abord  dans 
l'homme  quand  il  regarda  la  loi  de  vie  agissant  sur  l'univers.  Un 
progrès  encore,  et  l'histoire,  donnant  la  main  aux  sciences  natu- 
relles, proclamera  avec  elles  l'unité,  la  continuité  du  souffle  de 
vie  dans  les  êtres,  homnjes  ou  choses;  elle  aussi  nous  fera  com- 
prendre la  large  parole  :  «  Au  commencement  était  le  Verbe,  et  le 
Verbe  était  Dieu  :  la  lumière  vraie  qui  éclaire  tout  homme  venant 
en  ce  monde.  » 

Dans  cette  importante  enquête  sur  les  origines,  l'archéologue  est 
le  grand  ouvrier  de  l'histoire.  D'ingrates  et  rudes  études  l'ont 
armé;  il  doit  connaître  tout  ce  qu'on  a  su  jusqu'à  lui  des  anciennes 
civilisations,  de  leurs  religions,  de  leurs  langues  perdues;  les 
idiomes  modernes  lui  sont  nécessaires  pour  suivre  les  travaux 
parallèles  aux  siens  dans  les  publications  des  savans  étrangers  ; 
il  ne  peut  ignorer  aucune  science,  car  le  trait  de  lumière  lui  vien- 
dra souvent  d'une  indication  astronomique  ou  géologique,  d'un 
détail  d'histoire  naturelle  ou  d'eihaographie;  il  doit  posséder  deux 
facultés  souvent  contradictoires,  la  divination  et  le  sens  critique. 
Une  partie  de  sa  vie  s'usera  a  la  recherche  matérielle  du  docu- 
ment; pour  se  procurer  des  élémens  de  travail,  il  devra  braver  les 
fatigues,  les  périls,  les  dé.eptions  du  cheriheur  d'or  américain. 
Les  documens  une  fois  trouvés,  le  véritable  labeur  commence  :  il 
faut  leur  arrancher  leurs  secrets  à  force  de  sagacité,  en  créant  sou- 
vent de  loutes  pièces  la  langue  et  l'alphabet  sur  lesquels  on  opère, 
en  forgeant  au  fur  et  à  mesure  tous  les  outils  dont  on  se  sert.  La 
plus  mince  erreur,  le  moindre  indice  négligé,  une  minute  d'inat- 
tention, sufliront  pour  stériliser  de  longs  mois  d'efforts  acharnés; 
ces  efforts  auront  été  souvent  dépensés  en  pure  perte  sur  un  texte 
banal;  les  premiers  résultats  seront  contradictoires,  désespérans; 
il  faudra  répéter  les  épreuves  à  l'infini  pour  être  autorisé  à  affir- 
mer scientifiquement  un  système,  une  chronologie  ;  et  le  fruit  de 

TOME  xuii.  —  1881.  50 


786  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

tant  de  veilles  trouvera  à  grand'peine  un  éditeur  qui  le  publie 
pour  quarante  lecteurs  en  Europe! 

Yoilà  certes  de  quoi  remplir  une  vie;  eh  bienl  ce  n'est  qu'une 
préparation,  et  si  l'archéologue  s'en  tient  là,  il  restera  le  manœuvre 
obscir,  V ontiquaire  dont  on  raille  la  bizarre  manie.  Mass  si  cet 
antiquaire  e^t  un  historien,  un  voyant  du  passé,  1  heure  est  venue 
pour  lui  d'élever  son  monument.  Q  <'il  éclaire  et  féconde  ses  pro- 
pres découvertes  avec  les  découvertes  similaires  de  ses  émules, 
l'indianiste,  le  sémiiisant,  l'assyriologue  ;  qu'il  rattache  les  fils  trou- 
vés par  lui  au  réseau  déjà  solide  de  la  vieille  histoire  a>iatique; 
qu'il  sache  lire  les  pages  mystérieuses  des  livres  sacrés,  de.  la 
Bible  et  des  Védas;  surtout  qu'il  explique  les  races  mortes  parle 
spectacle  des  races  vivantes  sur  le  même  sol,  par  l'action  néces- 
saire des  mêmes  miheux  sur  les  hommes,  qu'il  dégage  de  la  diver- 
sité des  symboles  l'unité  primitive  des  religions,  des  mythes, 
des  coutumes  de  l'ancien  monde;  s'il  a  le  don  qui  fait  vivre,  ses 
momies  retrouveront  une  âme;  une  voix  éloquente  sortira  de  ses 
pierres  et  nous  dira  les  empires  disparus,  l'existence  des  premiers 
hommes,  leurs  pensées  et  leurs  peines,  mères  des  noms  ;  le  savant 
créateur  nous  aura  rendu  des  ancêtres,  il  aura  repris  des  siècles 
au  néant  et  reculé  cet  horizon  des  temps  où  notre  inquiétude 
éiouffe;  par  lui  nous  saurons  d'où  nous  venons,  ce  qui  est  presque 
savoir  où  l'on  va.  Voilà  l'œuvre  de  l'archéologue;  je  plains  ceux 
qui  la  jugeraient  inutile  ou  ennuyeuse,  et  je  voudrais  bien  qu'on 
me  dit  qui  rendra  un  plus  fier  service  à  l'humatiiié. 

Auguste  Mariette  fut  cet  homme  complet.  Sa  sci^.nce  était  pro- 
digieuse et  elle  avait  des  ailes.  L'intuition  du  chercheur  était 
proverbiale  dans  le  monde  savant.  Quand  il  fouillait,  il  semblait 
qu'une  attractiou  magnétique  guidât  chaque  coup  de  pioche  vers 
les  gisemens  historijues  de  la  vallée  du  Nil.  «  Ah!  si  je  pou- 
vai.i  la  remuer  à  ma  guise!  disait-il  parfois  en  frappant  du  piel  sa 
terre  d'Egypte  :  je  la  sens  qui  me  cache  tarit  de  choses  !  per- 
sonne ne  peut  savoir  quelles  révélations  nous  garde  encore  ce 
sable.  »  Sa  grande  habitude  des  lectures  hiérog1yi)hiques  lui  per- 
mettait de  dépouiller  très  vite  les  documens  qu'il  trouvait;  de  ces 
matériaux  informes  il  faisait  aussitôt  l'histoire.  C'était  l'esprit  le 
plus  naturellement  g '-néralisatcur  qu'il  m'ait  été  donné  de  rencon- 
trer. Le  plus  menu  fait  n'était  pour  lui  qu'un  prétexte  à  s'élancer 
vers  les  hauteurs  de  la  synthèse.  Toutes  ses  études  convergeaient 
vers  un  but,  la  solution  du  problème  religieux  chez  les  anciens 
Égyptiens,  la  part  d'influence  qui  leur  revenait  dans  les  transfor- 
mations postérieures  de  l'idée  divine.  Deux  de  ses  ouvrages,  le 
Mémoire  sur  la  mère  d'Apis  et  le  Temple  de  Dendérah  ont  fait 


AUGUSTE   MARIETTE.  787 

avancer  d'un  siècle  l'étude  comparée  des  religions.  Encore  les  gens 
conipétens  assurent-ils  qu'il  faudra  chercher  la  moelle  du  lion 
dans  la  publication  posthume  des  manuscrits  du  savant.  On  a  dit 
que  Mariette,  après  avoir  défendu  loi  gtemps  la  croyance  au  Dieu 
unique  cluz  les  Égyptiens,  telle  qu'elle  est  attestée  par  Jainblique, 
était  revenu  dans  ses  derniers  travaux  à  la  théorie  du  panthéisme. 
Posée  en  ces  termes,  l'assertion  ne  me  seml)le  pas  exacte.  J'ai  sous 
les  yeux  une  lettre  qu'il  m'écrivait  à  la  fin  de  iS7Q  :  je  ne  me  crois 
pas  le  droit  de  la  publier,  mais  j'y  retrouve  l'affirmation  énergique 
des  idées  exposées  dans  le  Mémoire  sur  la  mère  d'Apis  et  en  par- 
ticulier du  dogme  égyptien  de  l'incarnation.  A  cette  époque,  le 
savant  a  mainte  fois  pUidé  devant  nous  la  ihèse  du  monothéisme 
sous  l'ancien  empire.  Ce  qu'il  est  vrai  de  dire,  c'est  que  Mariette 
variait  sur  ces  questions  suivant  le  dernier  document  qu'il  venait 
d'étudier.  Le  défaut  de  son  esprit,  —  la  mort  même  n'autorise 
pas  un  éloge  sans  réserves,  —  c'était  un  certain  manque  de  déci- 
sion intelle'  tuelle,  une  tendance  à  flotter  entre  les  solutions  par 
exagération  du  sens  critique  ;  il  développait  parfois  une  argumenta- 
tion vigoureuse  en  faveur  d'une  idée,  puis,  se  faisant  une  objection 
à  lui-même,  il  se  reprenait  en  disant  que,  dans  l'état  delà  science, 
on  ne  devait  encore  rien  affirmer.  Il  reconnaissait  d'ailleurs  de  très 
bonne  foi  son  impuissance  à  établir  une  doctrine  et  regrettait  alors, 
avec  une  candeur  touchante,  la  perte  de  M.  de  Rougé,  dont  l'es- 
prit si  net  et  si  sûr  était  plus  habile  à  conclure.  Mariette  ne  parlait 
jamais  qu'avec  un  profond  respect  de  cet  homme  é.iiinent;  il  gar- 
dait le  même  attachement  à  la  mémoire  de  l'illustre  Letronne  et 
de  ses  autres  maîtres;  il  est  vrai  qu'ils  étaient  hiorts,  et  je  ne 
jurerais  que  des  confrères  vivans  eussent  rencontré  la  même  amé- 
nité de  jugement;  mais  il  ne  faut  pas  demander  l'impossible  aux 
savans,  race  plus  irritable  encore  que  les  poètes. 

Le  nom  de  M.  de  Rougé  me  rappelle  le  violent  combat  qui  s'é- 
leva dans  l'âme  de  Mariette  en  apprenant  la  mort  du  regretté  pro- 
fesseur. Tous  les  bâtons  de  maréchaux  de  l'égyplologie  se  trou- 
vaient libres,  la  chaire  au  Collège  de  France,  la  direction  de  la 
section  du  Louvre,  le  siège  à  l'Institut  :  nul  ne  pouvait  les  disputer 
au  conservateur  de  Boulaq.  Précisément,  le  bey  venait  de  traverser 
une  période  de  mécoiuptes  et  de  froissemens;  je  le  trouvai  se  pro- 
menant à  grands  pas  dans  son  jardin  et  répétant  d'un  ton  joyeux  : 
«  Enfin,  je  vais  partir,  je  vais  les  quitter  :  voilà  ma  place  marquée 
en  France;  c'est  une  affaire  finie.  »  Nous  l'écoutions  en  souriant 
et  nous  lui  disions  à  l'envi  :  —  Non,  maître,  vous  ne  partirez  pas, 
vous  ne  les  quitterez  pas,  vos  enfans  de  Boulaq,  vous  le  savez  bien  ; 
la  France  est  ici  pour  vous,  puisque  vous  seul  pouvez  la  maintenir 


788  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

à  cette  place  enviée,  qui  irait  bien  vite  à  d'autres.  —  Mariette  se 
fâcha,  jura  que  nous  voulions  son  malheur,  qu'il  n'en  ferait  qu'à 
sa  tête,.,  et  il  ne  partit  pas.  Le  vieux  savant  montra  qu'on  peut 
mieux  aimer  la  patrie  en  la  servant  au  loin  qu'en  revenant  y  mou- 
rir. 

V. 

Vous  tous,  qui  avez  quitté  l'Egypte  le  regiet  au  cœur,  vous  avez 
évoqué  longtemps,  penchés  sur  l'arrière  du  bateau,  le  fantôme  de 
la  noble  terre  qui  s'évanouissait  dans  la  nuit  et  dans  la  mer.  La 
côte  basse  du  Delta  plongeait  brusquement  sous  l'horizon;  seul,  le 
phare  d'Alexandrie  persistait  dans  la  brume  là-haut  :  sa  clarté 
accompagnait  votre  route,  et  longtemps  vos  meilleurs  souvenirs  se 
rassemblaient  autour  de  ce  feu  lointain,  phalènes  qui  venaient  expi- 
rer sur  la  luiriière  agonisante.  Ainsi,  pour  ceux  qui  l'ont  connue,  la 
figure  du  bon  savant  résume  et  domine  de  très  haut  toutes  les 
vives  impressions  rapportées  de  là-bas.  C'est  sa  parole  qu'on 
retrouve  quand  on  cherche  à  expliquer  l'Egypte,  le  caractère 
unique  de  ce  pays,  de  ses  lois  physiques  et  de  son  histoire.  J'en 
appelle  aux  souvenirs  de  ce  groupe  ami  qui  s'était  resserré  autour 
de  Mariette,  il  y  a  quelques  années,  et  qu'un  dîner  intime  réunis- 
sait chaque  dimanche  aux  côtés  du  bey,  dans  le  beau  jardin  de 
l'Esbékieh.  C'était  chaque  fois  une  fête  nouvelle  pour  cette  jeu 
nesse  admise  au  petit  cénacle,  voyageurs,  artistes,  savans  ou  diplo- 
mates. On  venait  attendre  le  maître  sous  les  dattiers  et  les  mimosas, 
comme  devaient  fane,  aux  beaux  temps  des  écoles  alexandrines,  les 
disciples  d'un  Philon  ou  d'un  Origène.  On  se  demandait  à  l'avance 
vers  quelles  régions  inconnues  son  grand  coup  d'aile  nous  empor- 
terait ce  soir-là.  Il  arrivait,  d'habitude  morose  et  taciturne,  om- 
brageux parfois,  disant  :  «  Vous  ne  me  ferez  pas  parler.  »  Il  n'ai- 
mait guère  à  parler;  c'était  une  de  ces  natures  concentrées  qui  ont 
la  pudeur  de  leur  pensée  et  la  gardent  rivée  au  fond  de  l'àme 
comme  une  souffrance;  il  fallait  la  lui  arracher  de  haute  lutte,  elle 
s'écoulait  d'abord  malgré  lui,  il  avait  des  gestes  et  des  silences  de 
colère  en  cherchant  à  la  reprendre;  on  sentait  bien  qu'il  nous  don- 
nait sa  vérité  et  sa  poésie  comme  il  eût  perdu  le  sang  d'une  bles- 
sure. Nous  savions  que  c'était  un  combat  à  livrer,  et  les  rôles 
étaient  traîtreusement  distribués  pour  l'attaque  de  ce  silencieux. 
Les  premiers  coups  étaient  portés  d'ordinaire  par  un  esprit  joyeux 
et  intrépide,  l'enfant  gâté  du  bey,  l'explorateuf  de  l'Ogowé,  ce 
pauvre  Victor  de  Compiègne,  mort  à  trente  ans  sur  cette  terre  d'A- 
frique dont  il  avait  diminué  le  mystère  et  profané  les  solitudes. 


AUGUSTE   MARIETTE.  789 

Quelquefois  un  irrésistible  convive  était  là  pour  brusquer  la  vic- 
toire; c'était  l'autre  grand  Français  d'Egypte,  le  vieil  ami  de 
Mariette,  et  quand  celui-là  veut  quelque  chose,  Dieu  le  veut.  Je 
crois  bien  que  le  savant  appréciait  surtout,  dans  le  coup  de  génie 
de  son  ami,  le  mérite  d'avoir  ressuscité  une  idée  des  pharaons;  — 
je  crois  bien  qu'il  lui  en  a  voulu  plus  tard  d'avoir  fait  infidélité  à 
l'Egypte  pour  aller  sabrer  d'autres  continens  et  forcer  toutes  les 
mers  à  crier  son  nom,  comme  dit  le  psalmiste. 

Après  une  belle  défense,  Mariette  succombait  à  tant  d'embûches 
et  prenait  feu  à  propos  de  quel.jue  grosse  hérésie  scientifique.  Il 
discutait  et  rectifiait  le  fait,  mais  ce  n'était  qu'un  moment.  Le  fait 
le  conduisait  à  une  théorie  générale,  qui  se  changeait  bientôt  elle- 
même  en  une  course  impétueuse  à  travers  toutes  les  idées.  Quand 
les  objections  avaient  suffisamment  attisé  la  flamme,  tous  faisaient 
silence,  le  bey  continuait  seul,  et,  durant  des  heures,  nous  suivions 
l'éclatante  mêlée  de  pensées,  de  rêves,  de  souvenirs  humains  et 
d'espérances  éternelles  qui  hantaient  ce  cerveau  :  pensées  si  fortes, 
qu'il  nous  seniblait  parfois  entendre  comme  un  bruissement  d'ailes 
autour  de  son  front.  Ah  !  ces  «  Propos  de  table  »  du  grand  docteur, 
comment  un  de  nous  n'a-t-il  pas  songé  à  les  noter  fidèlement?  Ce 
serait  le  livre  qui  aurait  dû  rester  de  cet  homme,  pour  aller  droit 
à  la  foule,  rebelle  aux  travaux  spéciaux;  saisi  de  la  sorte  toui 
vivant,  le  livre  de  l'apôtre  lui  eût  conquis  plus  de  disciples  que  les 
mémoires  d" académie;  il  eût,  j'use  le  dire,  traduit  l'âme  du  pen- 
seur mieux  que  ne  l'ont  fait  ses  piupres  écrits,  car  sa  parole  était 
aussi  audacieuse  que  sa  plume  était  timide.  Ce  sage  nous  montrait 
alors  toutes  nos  idées  modernes  usées  déjà  par  les  sages  de  la 
vieille  Egypte.  Cette  théorie  de  la  lutte  pour  l'existence  qui  nous 
séduit  aujourd'hui,  (ju'est-ce  autre  chose  que  l'explication  du  mon  îe 
donnée  par  les  Égyptiens,  la  lutte  d'Osiris  et  de  Typhon,  desprin- 
ci])es  du  bien  et  du  mal,  des  forces  créatrices  contre  les  forces  des- 
tructives dans  la  nature?  Mariette  nous  montrait  cette  conception 
inspirée  aux  hommes,  dès  l'origine,  par  le  spectacle  du  renouveau 
perpétuel  dans  la  vallée  africaine,  par  la  victoire  et  la  défaite  quo- 
tidiennes du  soleil  qui  vivifie  et  des  ténèbres  qui  tuent.  11  nous 
mettait  en  garde  contre  l'injure  faite  à  son  peuple  quand  on  l'ac- 
cuse d'avoir  adoré  les  animaux  figurés  dans  ses  temples  :  c'étaient 
là  des  signes  convenus,  de  simples  appellations,  qui  symboHsaient 
dans  l'idée  du  vulgaire  les  forces  multiples  de  la  nature,  les  qualités 
abstraites  de  l'être  divin.  Alors  comme  de  tout  temps,  la  foule  ma- 
térialisait les  symboles  concédés  à  sa  faiblesse;  les  âmes  nourries 
de  plus  de  lumière  les  écartaient  pour  remonter  à  la  source  unique 
de  vie  et  de  bonté.  Mariette  disait  fort  bien  que  les  conceptions  des 


790  REVUE    DES   DBUX   MONiDBS. 

hommes  ne  diffèrent  pas  d'un  siècle  à  l'autre,  mais  plutôt  d'un 
esprii  à  un  autre;  tel  paysan  des  Abbruzzes  est  aussi  païen  de  nos 
jours  que  l'était. un  marinier  de  Thèbes;  tel  sage  db  Memphis  s'en- 
tendrait facilement  avec  un  philosophe  croyant  d'aujourd'hui.  îl  y 
a  une  somme  d'idées  communes  aux  esprits  supérieurs  qui  n'a 
guère  v.arié;  ceux-là  ont  été  frères  et  coreligionnaires.  Tout  le  long 
des  temps,  la  diversité  de  leurs  langages,  —  en  prenant  ce  mot 
dans  sa  plus  large  acception,  —  nous  fait  seule  illu  ion,  sans  quoi 
nous  comprendrions  qu'ils  se  sont  tous  rencontrés  dans  la  même 
communion  de  vérité.  Ainsi,  traduits  par  leur  éloquent  interprète, 
les  vieux  scribes  de  Rhauisès  priaient  et  adoraient  comme  Sacrate, 
saint  Augustin  ou  Malebranche.  L'historien  qui  fait  le  tour  des  âges 
est  comme  le  marin  qui  passe  la  ligne  et  voit  des  astres  nouveaux 
remplacer  ceux  de  son  enfance  ;  les  gens  restés  immobiles  dans  les 
deux  hémisphères  lui  crient  :  Nous  voyons  tout  le  firmament,  il  ne 
saurait  y  en  avoir  d'autre.  Lui  peut  répondre  :  Vous  n'en  voyez 
chacun  qu'une  part,  le  vrai  ciel  est  fait  de  tous  nos  cieux,  il  em- 
br,.sse  la  Croix  du  Sud  comme  la  Polaire,  et  ce  n'est  pas  trop  de 
toutes  les  clartés  pour  l'empHi-. 

Le  bey  continuait,  remuant  le  champ  de  l'idéeavec  toute  sa  pas- 
sion. Nous  l'écoutions  dire,  sans  penser  aux  heures.  La  nuit  d'JE- 
gypte  tombait,  lourde  de  chaleur,  calme  et  lumineuse,  sur  ce  grand 
jardin  solitaire  qui  nous  envoyait  les  parfums  des  nymphéas.  .D:u 
fond  des  quartiers  arabes,  la  triste  mélopée  d'un  chant  oriental 
arrivait  jusqu'à  nous  :  elle  rappelait  soudain  le  philosophe  au  souci 
des  kuimbles,  il  parlait  alors  de  ce  pauvre  peuple  fellah,  portîoat 
gaîment  sa  longue  misère  depuis  six  mille  ans,  il  retrouvait  dans 
le  rituel  égyptien  d'admirables  leçons  de  charité,  de  miséricorde 
pour  les  petits  et  les  souffrans;  il  citait  les  hymnes  mélan- 
coliques des  précurseurs  de  Job  qui  attestaient  déjà  la  tris- 
tesse du  sort  humain.  La  musique  plaintive  se  taisait,  les  énergies 
puissantes  de  la  nuit  d'Afrique  relevaient  l'âme  courbée,  la  fête 
des  étoiles  s'allumait  dans  le  ciel;  de  nouveau,  la  parole  du  char- 
m.eur  fuyait  la  terre  et  remontait  là-haut,  son  regard  courait  parmi 
ces  mondes  pour  leur  faire  confesser,  à  eux  aussi,  ce  qu'ils  peu- 
vent nous  dire  des  secrets  de  l'infiui.  Instruit  dans  cette  science  par 
Biot,  qui  lui  fut  un  précieux  collaborateur,  il  en  parlait  avec  enthou- 
siasme; il  nous  prodiguait  le  vaste  trésor  de  ses  connaissances,  et 
lui  qui  savait  tant,  il  laissait  d'habitude  mourir  l'entretien  sur  ce 
cri  de  lassitude  :  «  Ah!  si  nous  savions  !  si  nous  savions  !  » 

Vous  savez  maintenant,  cher  maître.  Je  pense  à  cette  belle  surate 
du  Koran  où  il  est  dit  :  «  Gourez  à  l'envi  les  uns  des  autres  vers  les 
bonnes  actions;  vous  retournerez  tous  à  Dieu;  il  vous  éclaircira  la 


AUGUSTE   MARIETTE.  791 

matière  de  vos  disputes.  »  A  cette  heure,  elle  est  éclaircie  pour 
vous,  la  matière  de  nos  di<putes  à  rEsbékieh.  —  Celui-là  a  dû. 
faire  un  fier  accueil  à  la  mort,  vieille  compagne  dans  l'intimité  de 
laquelle  il  avait  toujours  vécii.  Il  l'aura  saluée  du  beau  nom  que 
lui  donnt^  le  rituel  :  Ui  manifcslation  à  la  hvniêre.  Comment  n'eût-il 
pas  estimé  a  son  juste  prix  la  vanité  d'une  vie  humaine,  lui  dont  le 
travail  remuait  chaque  jour  des  milliers  de  siècles?  Quand  ses 
anciens  l'auront  appelé,  il  sera  descendu  simplem  nt  dans  leur 
compagnie  pour  y  chercher  le  reste  de  la  vérité,  comme  il  descen- 
dait jadis  la  poursuivre  dans  les  puits  funéraires  de  Thèbes  ou  de 
Saqjarah.  J'iinagi;ie  seulement  qu'en  se  sentant  frappé,  il  se  sera 
traîné  une  deruière  foi-  dans  les  salles  de  Boulaq;  il  aura  voulu 
revoir  et  remercier  encore  tous  ces  témoins  qui  l'avainit  servi, 
t')Ute  celte  famille  piur  laquelle  il  avait  vécu-,  il  aura  assuré  de 
son  mieux  l'avenir  de  ses  chères  reliques,  et  to:it  doucement,  en 
écoutant  ses  asnis  les  morts  parler  de  la  tombe,  il  les  y  aura 
rejoints. 

Mariette  a  dû  .lourtant  se  redresser  sur  son  lit  avec  un  cri  de 
regret,  s'il  est  vrai,  comme  je  viens  de  le  lire,  qu'on  ait  dégagé 
récemment  deux  pyramides  aux  environs  de  Saqqarah.  Ace  dernier 
défi  que  lui  jetaient  le  désert  et  le  passé,  il  aura  vainement  imploré 
quelques  jours  de  répit  pour  livrer  sa  dernière  bataille  au  profit  de 
la  science.  Q  lelle  ironie,  ces  pages  cachées  apparaissant  avec  leur 
secret  devant  les  yeux  qui  se  fermaient!  mais  quel  magnifique 
hommage,  ces  colosses  surgissant  aux  funérailles  de  leur  maître! 
—  Le  philosophe  se  sera  consolé  en  pensant  que  nul  ne  part  sur 
une  œuvre  achevée,  et  qu'il  se  trouve  toujours  un  héritier  pour 
terininer  la  tâche  interrompue.  C'est  tout  ce  qui  importe  à  l'huma- 
nité :  que  lui  fait  le  nom  de  l'ouvrier?  S  il  a  eu  ce  regret,  Mariette 
a  eu  d'aiitr  i  part  une  immense  joie.  Avant  ('e  mourir,  il  a  vu  débar- 
qufM-  eu  Fgyple  la  mission  qui  venait  installer  au  Caire  l'École  des 
hautes  études  orientales.  ÎS^otre  pays  s'est  fait  grand  honneur  en 
décrétant  cetîe  institution,  réclamée  ici  même  il  n'y  a  pas  long- 
temps. Il  est  bien  d'étudier  les  chefs-d'œuvre  à  Athènes  et  à  Rome  : 
il  est  mieux  d'étudier  le  vrai  aux  sources  de  l'histoire.  Cette  patrio- 
tique initiative  sera  comptée  à  ceux  qui  l'ont  prise,  et  l'on  peut 
douter  qu'il  reste  de  notre  temps  un  acte  plus  fécond  en  résultats. 
Quel  allégement  ce  dut  être  pour  Mariette  de  codifier  à  des  mains 
sûres,  à  son  meilleur  lieutenant,  l'œuvre  qui  échappait  de  ses  mains 
refroidies!  Elle  sera  continuée  et  agrandie,  cette  œuvre  adoptée 
par  la  patrie.  Ainsi,  m  in  vénérable  ami,  nous  n'avions  plus  droit  de 
vous  dire,  comme  autrefois:  «  Yous  ne  pouvez  pas  partir!  »  Ou 
vous  a  relevé  de  votre  poste,  et  vous  êtes  parti. 


792  REVCE    D1:S    DEUX    MOiNDES. 

Où  chercherons-nous  ce  qui  demeure  de  lui?  Je  ne  sais  quelle 
aura  été  la  volonté  des  siens,  mais  je  sais  bien  quel  serait  le  vœu 
de  tous  les  pèlerins  en  Egypte.  S'il  m'est  jamais  donné  de  revoir  la 
nécropole  de  Saq]arah,je  voudrais  trouver,  sur  l'emplacement  de 
la  maison  l»^gendaire  où  il  nous  accueillait,  un  monument  nouveau, 
commandant  tous  les  autres,  gardé  par  l'armée  des  sphinx.  Le  soir 
de  la  victoire,  on  ensevelit  le  soldat  sur  le  champ  du  bataille. 
Mariette  doit  reposer  là,  au  nii'ieu  de  son  peupl'%  dans  la  paix  de 
son  désert;  il  doit  y  être,  comme  dit  la  Bible,  celui  qui  veille  dans 
l'amas  des  m.orts  :  In  congerie  mortuonim  vigilabit.  Il  l'aura 
désiré,  sans  dcute,  à  l'exemple  de  celle  É.Lrypîionne  qui  demandait 
dans  stJii  épiiaphe  à  dormir  «  sous  la  brise,  aii  bord  du  courant  du 
JSil,  qui  rafraîchit  le  chagrin.  » 

Il  ne  restera  plus  à  la  France  qu'un  devoir  envers  son  grand 
enfant.  Si  nous  étions  à  ces  jours  d-  la  Renaissance,  où  le  premier 
souci  de  l'état  fut  d'honorer  les  serviteurs  de  l'idéal,  un  vaisseau 
serait  déjà  parti  pour  l'Egypte  ;  il  rapporterait  un  bloc  de  ce  gra- 
nit de  Syène  où  l'on  taillait  les  dieux,  de  cette  pierre  rose,  brûlée 
de  soleil,  la  pierre  qu'aimait  Mariette  et  qu'il  disait  être  la  plus 
belle  de  toutes;  on  la  confierait  à  un  artiste  capable  de  fondre 
dans  son  œuvre  la  liberté  de  la  figure  moderne  et  quelque  chose 
du  style  hiératique  de  Memphis  :  le  maître  y  revivrait,  assis  dans  la 
grave  attitude  des  sages  d'Egypte,  les  mains  sur  les  genoux,  la 
tête  ployée  sous  le  poids  de  la  pensée,  rude  et  puissant  comme 
étaient  s:'S  pharaons  et  comme  il  était  lui-même.  On  dresserait  le 
monument  à  la  porte  de  son  musée  du  Louvre,  entre  les  sphinx 
d'Apriès;  il  garderait  là  ses  premières  conquêtes,  il  introduirait 
dans  le  temple  ceux  qui  croient  à  sa  science,  il  y  appellerait  du 
regard  tt  de  l'exemple  ces  jeunes  recrues  qu'il  s'alïligeait  toujours 
de  ne  pas  voir  assez  iioubreusee  ;  et  comme  l'éloge  est  plus  doux 
dans  la  langue  qu'on  aime,  on  devrait  graver  sur  le  socle  le  beau 
témoignage  du  vieux  Ptah-Hotep  :  u  Je  suis  sorti  du  monde  ;  j'y  ai 
dit  la  vérité,  amie  de  Dieu,  chaque  jour.  »  Ce  qu'on  écrivait,  il  y  a 
quatre  mille  ans,  sur  le  sépulcre  de  l'Égyptien,  vous  pouvez  l'écrire 
sous  le  nom  d'Auguste  Mariette;  il  l'a  méiité. 

EUCÈNE-MfiLCmOR    DE    VoGUÉ. 


LES    CRISES 


DU 


CATHOLICISME   NAISSANT 


LE    MONTANÏSME 


Le  christianisme  était  vieux  d'environ  cent  trente  ans.  Le  grand 
jour,  malgré  les  affirmations  de  Jésus  et  des  prophètes  inspirés 
de  lui,  refusait  de  venir.  Le  Christ  tardait  à  se  montrer;  la  piéié 
ardente  des  premiers  jours,  qui  avait  eu  pour  mobile  la  croyance  à 
cette  prochaine  apparition,  s'était  refroidie  chez  plusieurs.  C'est 
sur  la  terre  telle  qu'elle  est,  au  sein  même  de  cette  société  romaine, 
si  corrompue,  mais  si  préoccupée  de  réforme  et  de  progrès,  qu'on 
songeait  maintenant  à  fonder  le  royaume  de  Dieu.  Les  mœurs  chré- 
tiennes, du  moment  qu'elles  aspiraient  à  devenir  celles  d'une  société 
complète,  devaient  se  relâcher  en  plusieurs  points  de  leur  sévérité 
primitive.  On  ne  se  faisait  plus  chrétien,  comme  dans  les  pre- 
miers temps,  sous  le  coup  d'une  forte  impression  personnelle;  plu- 
sieurs naissaient  chrétiens.  Le  contraste  devenait  chaque  jour  moins 
tranché  entre  l'église  et  le  monde  environnant.  Il  était  inévitable 
que  des  rigoristes  trouvassent  qu'on  s'enfonçait  dans  la  fange  de  la 
plus  dangereuse  mondanité,  et  qu'il  s'élevât  un  parti  de  piétistes 
pour  combattre  la  tiédeur  générale,  pour  continuer  les  dons  surna- 
turels de  l'église  apostolique,  et  préparer  l'humanité,  par  un  redou- 
blement d'austérités,  aux  épreuves  des  derniers  jours. 


794  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Déjà  le  pieux  auteur  d'IIet-mas  pleure  sur  la  décadence  de  son 
tenfips  et  appelle  de  ses  vœux  une  réforme  qui  fasse  de  l'Église  un 
couvent  de  saints  et  de  saintes.  Il  y  avait,  en  effet,  quelque  chose 
de  peu  conséquent  dans  l'espèce  de  quiétude  où  s'endormait  l'é- 
glise orthodoxe,  dans  cette  morale  tranquille  à  laquelle  se  rédui- 
sait de  plus  en  plus  l'œuvre  de  Jésus.  On  négligeait  1rs  prédictions 
si  précises  du  fondateur  sur  la  fm  du  monde  présent  et  sur  le 
règne  messianique  qui  devait  venir  ensuite.  L'apparition  prochaine 
dans  les  nues  étiit  presque  oubliée.  Le  désir  du  martyre,  le  goût 
du  célibat,  suites  d'une  tille  croyance,  s'affaiblissaient.  On  accep- 
tait des  relations  avec  un  monde  impur,  condamné  à  bientôt  hnir; 
on  pactisait  avec  la  persécution,  et  l'on  cherchait  à  y  échappei*  à 
prix  d'argent.  11  était  inévitable  que  les  idées  qui  avaient  formé  le 
fond  du  christianisme  naissant  rep.  russent  de  tenij^s  en  temps,  au 
milieu  de  cet  affaissement  général,  avec  ce  qu'elles  avaient  dg 
sévère  et  d'eiTrayant.  Le  fanatisme,  que  mitigeait  le  bon  sens 
orthodoxe,  faisait  des  espèces  d'éruptions,  comme  un  volcan  com- 
primé. 

I. 

Le  plus  remarquable  de  ces  retours  fort  naturels  vers  l'esprit 
apostolique  fut  celui  qui  se  produisit  en  Phrygie,  sous  Marc- 
Aurèle  (1).  Ce  fut  quelque  chose  de  tout  à  fait  analogue  à  ce  que 
nous  voyons  se  passer  de  notre  tennps,  en  Angleterre  et  en  Amé- 
rique, chez  1<  s  irvingiens  et  les  saints  des  derniers  jours.  Des  esprits 
simples  et  exaltés  se  crurent  appelés  à  renouveler  les  prodiges  de 
l'inspiration  individuelle,  en  dehors  des  chaînes  déjà  lourdes  de 
l'église  et  de  l'épiscopat.  Une  doctrine  depuis  longtemps  répandue 
en  Asie-Mineure,  celle  d'un  Paraclet  qui  devait  venir  compléter 
l'œuvre  de  Jésus,  ou,  pour  mieux  dire,  reprendre  renseignement  de 
Jésus,  le  rétablir  dans  sa  vérité,  le  purger  des  altérations  que  les 
apôtres  et  les  évêjues  y  avaient  introduites,  une  telle  doctrine, 
dis-je,  ouvrait  la  porte  à  toutes  les  innovations.  L'église  des  saints 
était  conçue  comme  toujours  progressive  et  comme  destinée  à  par- 
courir des  degrés  suc^ies^ifs  de  perfection.  Le  i-rophétisme  passait 
pour  la  chose  du  monde  la  plus  naturelle.  Les  sibyllistes,  les  pro- 
phèt  s  de  toute  origine  couraient  les  rues,  et,  malgré  leurs  gros- 
siers artifices,  trouvaient  créance  et  accueil. 

Quelques  petites  villes  des  plus  tristes  cantons  de  la  Phrygie 
Brûlée,  Tymium,  Pépuze,  dont  le  site  même  est  inconnu  ('  ),  furent 

(1)  La  date,  approximative  de  l'apparitinn  du  montanismc  est  l'an  107. 

(2)  Ces  petites  localités  n'étaient  pas  loin  d'Ouschak. 


LES    CRISES   DU    CATHOLICISME   NAISSANT.  795 

le  théâtre  de  cet  enthousiasme  tardif.  La  Phrygie  était  un  des  pays 
de  l'anticfiiiité  les  p!os  portés  arax  rêveries  religieuses.  Les  Phry- 
giens passaient,  en  général,  pour  niais  et  simples.  Le  christianisme 
eut  chez  eux,  d^s  l'origine,  un  caractère  essentiellement  mystique 
et  ascétique.  D^^jà,  dans  l'épître  aux  Colossiens,  Paul  combat  des 
erreurs  où  les  signes  précurseurs  du  gnosticis  ne  et  les  excès  d'un 
ascétisme  mal  entendu  semblent  se  mêler.  Presque  partout  ailleurs, 
le  christianisme  fut  une  religion  de  grandes  villes;  ici,  comme  dans 
la  Syrie  au  delà  du  Jourdain,  ce  fut  une  religion  de  bourgades  et 
de  campagnards.  Un  certain  Montanus  (l),  du  bourg  d'Ardabav,  en 
Mysie,  sur  les  confins  de  la  Phrygie,  sut  donner  à  ces  pieuses  folies 
un  caractère  contagieux  qu'elles  n'avaient  pas  eu  jusque-là. 

Sans  doute  l'indtation  des  prophètes  juif's  et  de  ceux  qu'avait 
produits  la  loi  nouvelle,  au  début  de  l'âge  apostolique,  fui  l'élément 
principal  de  cette  renaissance  du  prophétisme.  11  s'y  mêla  peut- 
être  aussi  un  élément  orgiastique  et  corybantique,  propre  au  pays, 
et  tout  à  fait  en  dehors  des  habitudes  réglées  de  la  prophétie 
ecclésiastique,  déjà  assujettie  à  une  tradition.  Tout  ce  mo  ide  cré- 
dule était  de  race  phrygienne,  parlait  phrygien.  Dans  les  parties 
les  plus  orthodoxes  du  christianisme,  d'ailleurs,  le  miraculeux  pas- 
sait pour  une  chose  toute  simple  ;  les  dons  spirituels  se  conti- 
nuaient dans  les  églises  comme  une  preuve  de  la  vérité.  La  révé- 
lation n'était  pas  clo-e;  elle  était  la  vie  permaneiite  de  l'église. 
Les  charismes  aposto'iques  se  continuaient  dans  beaucoup  de  com- 
munautés. On  citait  Agab,  Judas,  Silas,  les  filles  de  Philippe, 
Ammias  de  Philadelphie,  Quadratus,  comme  ayant  été  favorisés  de 
l'esprit  prophétique.  On  admettait  même  en  principe  que  le  cha- 
risme prophétique  durerait  dans  l'église  par  une  succession  non 
interrompue  jusqu'à  la  venue  du  Christ.  La  croyance  au  Paraclet, 
conçu  comme  une  source  d'inspiration  permanente  pour  les  fidèles, 
entretenait  ces  idées.  Qui  ne  voi^  combien  une  telle  croyance  était 
pleine  de  dangers?  Aussi  l'esprit  de  sagesse  qui  dirigeait  l'é-jlise 
tendait-il  à  sub.jidonner  de  plus  en  plus  l'exercice  des  dons  sur- 
naturels à  l'autorité  du  presbytérat.  Les  évêques  s'attribuaient  le 
discernement  des  esprits,  îe  droit  d'approuver  les  uns,  d'exorciser 
les  autres.  Cette  fois,  c'était  un  prophétisme  tout  à  fait  populaire 
qui  s'élevait  sans  la  permissioii  du  clergé,  et  voulait  gouverner  l'é- 
glise en  dehors  de  la  hiérarchie.  La  question  de  l'autorité  ecclé- 
siastique et  de  l'inspiration  individuelle,  qui  remplit  toute  l'histoire 
de  l'Église,  surtout  depuis  le  xvr  siècle,  se  posait  dès  lors  avec 

(1)  Ce  nom  n'était  pas  rare  dans  le  nord  de  l'Asie-Mineure,  particulièrement  en 
Phrygie.  {Corpus  inscr.  gr.,  3062,  3858  e,  4187;  Le  Bas,  n"  '/ôo.)  Les  doutes  qu'on  a 
élevés  sur  la  réalité  du  personnage  de  Montanus  sont  dénués  de  fondemeas  sérieux. 


796  liEVt'E    DES    DEUX    MONDE?. 

netteté.  Entre  le  fidèle  et  Dieu  y  a-t-il  ou  n'y  a-t-il  pas  un  inter- 
médiaire? Montanus  répondait  non,  sans  hésiter.  «  L'homme,  disait 
le  Paraclet  dans  un  oracle  de  Montanus,  est  la  lyre,  et  moi,  je  vole 
comme  l'archet;  l'homme  dort,  et  moi  je  veille.  » 

Montanus  j-isti fiait  sans  doute,  par  quelque  supériorité,  cette  pré- 
tention d'être  l'élu  de  l'Esprit.  Nous  croyons  volontiers  ses  adver- 
saires quand  ils  nous  disent  que  c'était  un  croyant  de  fraîche  date; 
n 'US  admettons  même  que  le  désir  de  primauté  ne  fut  pas  étranger 
à  ses  singularités.  Quant  aux  débauches  et  à  la  fin  honteuse  qu'on 
lui  attribue,  ainsi  qu'à  ses  disciples,  ce  sont  là  les  calomnies  ordi- 
naires, qui  ne  manquent  jamais  sous  la  plume  des  écrivains  ortho- 
doxes, quand  il  s'agit  de  noircir  les  dissidens.  L'admiration  qu'il 
excita  en  Phrygie  fut  extraordinaire.  Tel  de  ses  disciples  préten- 
dait avoir  plus  appris  dans  ses  livres  que  dans  la  Loi,  les  prophètes 
ei  les  évangélistes  réunis.  On  croyait  qu'il  avait  reçu  la  plénitude 
du  Paraclet;  parfois  on  le  prenait  pour  le  Paraclet  lui-même,  c'est- 
à-dire  pour  ce  Messie,  en  bien  des  choses  supérieur  à  Jésus,  que 
les  églises  d'Asie-Mineure  croyaient  avoir  été  promis  par  Jésus  lui- 
même.  On  alla  jusqu'à  dire  :  «  Le  Paraclet  a  révélé  de  plus  grandes 
choses  par  Montanus  que  le  Christ  par  l'Évangile.  »  La  Loi  et  les 
prophètes  furent  considérés  comme  l'enfance  de  la  religion;  l'Évan- 
gile en  fut  la  jeunesse  ;  la  venue  du  Paraclet  fut  censée  être  le  signe 
de  sa  maturité. 

Montanus,  comme  tous  les  prophètes  de  l'alliance  nouvelle,  était 
plein  de  malédictions  contre  le  siècle  et  contre  l'empire  romain. 
Même  le  voyant  de  69  (1)  était  dépassé.  Jamais  la  haine  du  monde 
et  le  désir  de  voir  s'anéantir  la  société  païenne  ne  s'étaient  expri- 
més avec  une  aussi  naïve  furie.  Le  sujet  unique  des  prophéties 
phrygiennes  était  le  prochain  jugpmeut  de  Dieu,  la  punition  des 
persécuteurs,  la  destruction  du  monde  profane,  le  règne  de  mille  ans 
et  ses  délices.  Le  martyre  était  recommandé  comme  la  plus  haute 
perfection;  mourir  dans  son  lit  passait  pour  indigne  d'un  chrétien. 
Le  encratites  (2),  condamnant  les  rapports  sexuels,  en  reconnais- 
saient au  moins  l'importance  au  point  de  vue  de  la  nature;  Mon- 
tants ne  prenait  même  pas  la  peine  d'interdire  un  acte  devenu 
absolument  insignifiant,  du  moment  que  l'humanité  en  était  à  son 
dernier  soir.  La  porte  était  ainsi  ouverte  à  la  débauche,  en  même 
temps  que  fermée  aux  devoirs  les  plus  doux. 

A  côté  de  Montanus  paraissent  deux  femmes,  l'une  appelée  tan- 
tôt Prisca,  tantôt  Priscille,  tantôt  Quintille,  et  l'autre,  Maximille.  Ces 
deux  femmes,  qui,  à  ce  qu'il  paraît,  avaient  dû  quitter  l'état  de  ma- 
riage pour  embrasser  la  carrière  prophétique,  entrèrent  dans  leur  rôle 

(i)  L'auteur  de  l'Apocalypse  de  Jean. 
(2)  Disciple  de  Tatien. 


LES    CRISES    DU    CATBOLICISME    NAISSANT.  797 

avec  une  hardiesse  extrême  et  un  complet  mépris  de  la  hiérarchie. 
Malgré  les  sages  interdictions  de  Paul  contre  la  participation  des 
femmes  aux  exercices  prophétiques  et  extatiques  de  l'église,  Pris- 
cille  et  Maximillene  reculèrent  pas  devantl'éclat  d'un  mmistère pu- 
blic. 11  semble  que  l'inspiration  individuelle  ait  eu  celte  fois,  comme 
d'ordinaire,  pour  compagnes  la  licence  et  l'audace.  Priscille  a  des 
traits  qui  la  rapprochent  de  sainte  Catherine  de  Sienne  et  de  Marie 
Alacoque.  Un  jour,  à  Pépuze,  elle  s'endormit  et  vit  le  Christ  venir 
vers  elle,  vêtu  d'une  robe  éclatante  et  ayant  l'apparence  d'une 
femme.  Christ  s'endormit  à  côté  d'elle,  et,  dans  cet  embrassement 
mystérieux,  lui  inocula  toute  sagesse.  11  lui  révéla  en  particulier  la 
sainteté  de  la  ville  de  Pépuze.  Ce  Heu  privilégié  était  l'endroit  où 
la  Jérusalem  céleste,  en  descendant  du  ciel,  viendrait  se  poser. 
Maximille  prêchait  dans  le  même  sens,  annonçait  d'atroces  guerres, 
des  catastrophes,  des  persécutions.  Elle  survécut  à  Priscille  et  mou- 
rut en  soutenant  qu'après  elle  il  n'y  aurait  plus  d'autre  prophétie 
jusqu'à  la  fin  des  temps. 

Ce  n'était  pas  seulement  la  prophétie,  c'étaient  toutes  les  fonc- 
tions du  dergé  que  cette  chrétienté  bizarre  prétendait  attribuer  aux 
femmes.  Le  presbytérat,  l'épiscopat,  les  charges  de  l'église  à  tous 
les  degrés  leur  étaient  dévolus.  Pour  justifier  cette  prétention,  on 
alléguait  Marie  sœur  de  Moïse,  les  quatre  filles  de  Pliilippe,  et 
même  Eve,  pour  laquelle  on  plaidait  les  circonstances  atténuantes 
et  dont  on  faisait  une  sainte.  Ce  qu'il  y  avait  de  plus  étrange  dans 
le  culte  de  la  secte,  était  la  cérémonie  des  pleureuses  ou  vierges 
lampadophores,  qui  rappelait  à  beaucoup  d'égards  les  «  réveils  » 
protestans  d'Amérique.  Sept  vierges  portant  des  flambeaux,  vêtues 
de  blanc,  entraient  dans  l'église,  poussant  des  gémissemens  de 
pénitence,  versant  des  torrens  de  larmes  et  déplorant,  par  des  gestes 
expressifs,  la  misère  de  la  vie  humaine.  Puis  commençaient  les 
scènes  d'illuminisme.  Au  milieu  du  peuple,  les  vierges  étaient 
prises  d'enthousiasme,  prêchaient,  prophétisaient,  tombaient  en 
extase.  Les  assistans  éclataient  en  sanglots  et  sortaient  pénétrés 
de  componction. 

L'entraînement  que  ces  femmes  exercèrent  sur  les  foules,  et 
même  sur  une  partie  du  clergé,  fut  extraordinaire.  On  allait  jusqu'à 
préférer  les  prophétesses  de  Pépuze  aux  apôtres  et  même  àChrist. 
Les  plus  modérés  voyaient  en  elles  ces  prophètes  prédits  par  Jésus 
comme  devant  achever  son  œuvre.  Toute  l' Asie-Mineure  fut  trou- 
blée. Des  pays  voisins,  on  venait  pour  voir  ces  phénomènes  exta- 
tiques et  pour  se  faire  une  opinion  sur  la  réalité  du  prophétisme 
nouveau.  L'émotion  fut  d'autant  plus  grande  que  personne  ne  reje- 
tait a  priori  la  possibilité  de  la  prophétie.  Il  s'agissait  seulement 
de   savoir  si  celle-ci  était  réelle.  Les  églises  les  plus  lointaines, 


79  s  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

celles  de  Lyon,  de  Vienne,  écrivirent  en  Asie  pour  être  informées. 
Plusieurs  évêques,  en  particulier  tEIIus  Publius  Julius,de  Debeltus, 
etSotas,d'AnchiaIe,en  Thrace(l),  vinrent  pour  être  témoins.  Toute 
la  chrétienté  fut  mise  eu  mouvement  par  ces  miracles,  qui  sem- 
blaient ramener  le  christianisme  d'un  siècle  en  arrière,  aux  joui'S 
de  sa  première  apparition. 

Lapl'ipart  des  évêques,  Apollinaire  d'HlérapoUs,  Zotique  de 
Coinane,  Julien  d'Apa  ;ié  %  Miiiiade,  le  célèbre  écrivain  ecclésias- 
tiq'îe,  un  certain  Aurélius  de  Cyrèae,  qualifié  «  martyr  »  de  son 
vivant,  les  deux  évêques  de  Thrace,  refusèrent  de  prendre  au  sérieux 
1-s  illuminés  de  Pépuze.  Presque  tous  déclarèrent  la  prophéûe 
individuelle  subversive  de  l'église  et  traitèrent  Priscille  de  possé- 
dée. Quelques  évêquvrs  orthodoxes,  en  particulier  Sotas  d'Anchiale 
et  Zotique  de  Comane,  voulurent  même  l'exorciser;  mais  les  Phry- 
giens les  en  empêchèrent.  Quelques  notables  d'ailleurs,  comme 
Thémi-on,  Théodote,  Alcibiade,  Proclu'o,  cédèrent  à  l'enthousiasme 
général  et  se  mirent  à  prophétiser  à  leur  tour.  Théodote,  surtout, 
fut  comme  le  chef  de  la  secte  après  Montanus  et  son  principal  zéla- 
teur. Quant  aux  simples  gens,  ils  étaient  tous  ravis.  Les  sombres 
oracles  des  prophétesses  étaient  colportés  au  loin  et  commentés.  Une 
véritable  église  se  formi  autour  d'elles.  Tous  les  dons  de  l'âge  apo- 
stolique, en  particulier  la  glossolalieetles  extases,  se  renouvelèrent. 
On  se  laissait  aller  trop  facilement  à  C3  raisonnement  dangereux  : 
«  Pourquoi  ce  qui  a  eu  lieu  n'aurait--il  pas  lieu  encore?  La  généra- 
tion actuelle  n'est  pas  plus  déshéritée  que  les  autres.  Le  Paradet,  re- 
présentant du  Christ,  n'est-il  pas  une  source  éternelle  de  révélation?» 
D'innombrables  petits  livres  répandaient  au  loin  ces  chimères.  Les 
bonnes  gens  qui  les  lisaient  trouvaient  cela  plus  beau  que  la  Bible. 
Les  nouveaux  exercices  leur  paraissaient  supérieurs  aux  charismes 
des  apôtres,  et  plusieurs  osaient  dire  que  quelque  chose  de  plus 
grand  que  Jésus  était  apparu.  Toute  la  Phrygie  en  devint  folle,  à 
la  lettre;  la  vie  ecclésiastique  ordinair  '  en  fut  comme  suspendue. 

Une  vie  de  haut  ascétisme  était  la  conséquence  de  cette  foi  brû- 
lante en  la  venue  pro(  haine  de  Dieu  su"  la  terre.  Les  prières  des 
saints  de  Phrygie  étaient  continuelles.  Ils  y  portaient  de  l'affepta- 
tion,  un  air  triste  et  une  sorte  de  bigoterie.  Leur  habitude  d'avoir, 
en  priant,  le  bout  de  l'index  appuyé  contre  le  nez,  pour  se  don- 
ner un  air  contrit,  leur  valut  le  sobriquet  de  «  nez  chevillés  (en 
phrygien,  tascodrugites).  Jeûnes,  austérités,  xérophagie  rigoureuse, 
abstinence  de  vin,  réprobation  absolue  du  mariage,  telle  était  la 
morale  que  devaient  logiquement  s'imposer  de  pieuses  gens  en 

(1)  Ces  deux  villes,  situées  sur  la  Mer-Noire,  étaient  vaisines  l'une  de  l'autre. 
Aujourd'hui  Burgas  et  Ahiali. 


LES    CRISES    DU   CATHOLICISME   NAISSANT.  799 

retraite  dans  l'espéraîice  du  dernier  jour.  Même  pour  la  cène,  ils 
ne  se  servaient,  comme  certains  ébionites,  que  de  pain  et  d'eau, 
de  from^^e,  de  sel.  Les  disciplines  austères  sont  toujours  conta- 
gieuses dans  les  foules,  car  eiles  rendent  le  saint  certain  à  bon 
marché  et  sont  faciles  à  pratiquer  pour  les  simples  de  bonne  vo- 
lonté, qui  ne  se  sentent  pas  capables  de  haute  spiritualité.  De 
toutes  paits,  ces  pratique  s  se  répandirent  ;  elles  pénétrèrent  jusque 
dans  les  Gaules  avec  les  Asiates  ijui  remontaient  en  nombre  si  con- 
sidérable la  vallée  du  Rhône;  un  des  martyrs  de  Lyon,  en  177, 
s'y  montrait  attaché  jusque  dans  sa  prison,  et  il  fallut  le  bon  sens 
gaulois  ou,  comme  on  crut  alors,  une  révélation  directe  de  Dieu 
pour  Ly  faire  renoncer. 

Ce  qu'il  y  avait  de  plus  fâcheux,  en  effet,  dans  les  excès  de  zèle 
de  ces  ardens  ascètes,  c'est  qu'ils  se  montraient  intraitables  contre 
tous  ceux  qui  ne  partageaient  pas  leurs  simagrées.  Ils  ne  parlaient 
que  du  relâchement  général.  Goi^me  les  flageilans  du  moyen  âge, 
ils  trouvaient  dans  leurs  pratiques  extérieures  im  motif  de  fol  orgueil 
et  de  révolte  contre  le  clergé.  Ils  osaient  dire  que,  depuis  Jésus, 
au  moins  depuis  les  apôtres,  l'église  avait  perdu  son  temps  et  qu'il 
ne  fallait  plus  attendre  uie  heure  pour  sanctifier  l'humanité  et  la 
préparer  au  règne  messianique.  L'église  de  tout  le  monde,  selon 
eux,  ne  valait  pas  mieux  que  la  société  païenne.  Il  s'agissait  de  for- 
mer dans  l'église  générale  une  église  spirituelle,  un  noyau  de 
saints,  dont  Pépuze  serait  le  centre.  Ces  élus  se  montraient  hau- 
tains pour  les  simples  fidèles.  Thémison  déclarait  que  l'église  catho- 
lique avait  perdu  toute  sa  gloire  et  obéissait  à  Satan.  Une  église  de 
saints,  voilà  leur  idéal,  bien  peu  différent  de  celui  de  pseudo- 
Hermas.  Qui  n'est  pas  saint  n'est  pas  de  l'église.  «  L'église,  disaient- 
ils,  c'est  la  totalité  des  saints,  non  le  nombre  des  évêques.  » 

Rien  n'était  plus  loin,  on  le  voit,  de  l'idée  de  catholicité  qui  ten- 
dait à  prévaloir  et  dont  l'essence  était  de  tenir  les  portes  ouvertes 
à  tous.  L'^s  catholiques  prenaient  l'église  telle  qu'elle  est,  avec  ses 
imperfections;  on  j)ouvait  être  pécheur  sans  cesser  d'être  chrétien. 
Pour  les  montanistes,  ces  deux  termes  étaient  inconciliables. 
L'église  doit  être  aussi  chaste  qu'une  vierge;  le  pécheur  en  est 
exclu  par  son  péché  même  et  perd  dès  lors  toute  espérance  d'y 
rentrer.  L'absolution  de  l'église  est  sans  valeur.  Les  choses  saintes 
doivent  être  administrées  par  les  saints.  Les  évêqu' s  n'ont  aucun 
privilège  en  ce  qui  concerne  les  dons  spirituf  Is.  Seuls,  les  pro- 
phètes, organes  de  l'Esprit,  peuvent  as.^urer  ;ue  Dieu  pardonne. 

Grâce  aux  manifestations  extraordinaires  d'un  piétisme  extérieur 
et  peu  discret,  Pépuze  et  Tymium  devenaient,  en  elîet,  des  espèces 
de  villes  saintes.  On  les  appelait  Jérusalem,  et  les  sectaires  vou- 
laient qu'elles  fussent  le  centre  du  monde.  On  y  venait  de  toutes 


800  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

parts,  et  plusieurs  soutenaient  que,  conformément  à  la  prédiction 
de  Priscille,  la  nouvelle  Sion  s'y  créait  déjà.  L'extase  n'était-elle 
pas  la  réalisation  provisoire  du  royaume  de  Dieu,  commencé  par 
Jésus?  Les  femmes  quittaient  leurs  maris  comme  à  la  fm  de  l'hu- 
manité. Chaque  jour,  on  croyait  voir  les  nuées  s'ouvrir  et  la  nouvelle 
Jérusalem  se  dessiner  sur  l'azur  du  ciel. 

Les  orthodoxes,  et  surtout  le  clergé,  cherchaient  naturellement 
à  prouver  que  l'attrait  qui  attachait  ces  puritains  aux  choses  éter- 
nelles ne  les  détachait  pas  tout  à  fait  de  la  terre.  La  secte  avait 
une  caisse  centrale  de  propagande.  Des  quêteurs  allaient  detous 
les  côtés  récolter  l'argent  et  provoquer  des  offrandes.  Les  prédica- 
teurs touchaient  un  salaire;  les  prophétesses,  en  retour  des  séances 
qu'elles  donnaient  ou  des  audiences  qu'elles  accordaient,  rece- 
vaient de  l'argent,  des  habits,  des  cadeaux  précieux.  On  voit  quelle 
prise  cela  donnait  contre  les  prétendus  saints.  Ils  avaient  leurs 
confesseurs  et  leurs  martyrs,  et  c'était  ce  qui  attristait  le  plus  les 
orthodoxes,  car  ceux-ci  eussent  voulu  que  le  martyre  fût  le  crité- 
rium de  la  vraie  église.  Aussi  n'épargnait-on  pas  les  médisances 
pour  diminuer  le  mérite  de  ces  martyrs  sectaires.  Thémison,  ayant 
été  arrêté,  échappa,  disait-on,  aux  poursuites  à  prix  d'argent.  Un 
certain  Alexandre  fut  aussi  emprisonné;  les  orthodoxes  n'eurent 
de  repos  que  quand  ils  l'eurent  présenté  comme  un  voleur  qui  mé- 
ritait parfaitement  son  sort  et  avait  un  dossier  judiciaire  dans  les 
archives  de  la  province  d'Asie. 

IL 

La  lutte  dura  plus  d'un  demi-siècle;  mais  la  victoire  ne  fut 
jamais  douteuse.  Les  phrygastes,  comme  on  les  appelait,  n'avaient 
qu'un  tort,  il  était  grave  :  c'était  de  faire  ce  que  firent  les  apôtres, 
et  cela  quand,  depuis  cent  ans,  la  liberté  des  charismes  n'était  plus 
qu'un  inconvénient.  L'église  était  déjà  trop  fortement  constituée 
pour  que  l'indiscipline  d&s  exaltés  de  Phrygie  pût  l'ébranler.  Tout 
en  adiijirant  les  saints  que  produisait  cette  grande  école  dascé- 
tisme,  l'immense  majorité  des  fidèles  refusait  d'abandonner  ses 
pasteurs  pour  suivre  des  maîtres  errans.  Montan,  Priscille  et  Maxi- 
mille moururent  sans  laisser  de  successeurs.  Ce  qui  assura  le 
triomphe  de  l'église  orthodoxe,  ce  fut  le  talent  de  ses  polémistes. 
Apollinaire  d'Hiérapolis  ramena  tout  ce  qui  n'était  pas  aveuglé  par 
le  fanatisme.  Miltiade  développa  la  thèse  qu'un  «  prophèfe  ne  doit 
pas  parler  en  extase,  »  da'iS  un  livre  qui  passa  pour  une  des  bases 
de  la  théologie  chrétienne.  Sérapion  d'Antioche  recueillit, vers  195, 
les  témoignages  qui  coudaumaient  les  novateurs.  Clément  d'Alexan- 
diie^se  proposa  de  les  réfuter. 


LES    CRISES    DU    CATHOLICISME    NAISSANT.  801 

Le  plus  complet  parmi  les  ouvrages  que  suscita  la  controverse 
fut  celui  d'un  certain  Apollonius,  inconnu  d'ailleurs,  qui  écrivit 
quarante  ans  après  l'apparition  de  Montanus  (c'est-à-dire  entre 
200  et  210).  C'est  par  les  extraits  que  nous  en  a  conservés 
Eusèbe  que  nous  connaissons  les  origines  de  la  secte.  Un  autre 
évêque,  dont  le  nom  ne  nous  a  pas  été  conservé,  composa  une  sorte 
d'histoire  de  ce  mouvement  singulier,  quinze  ans  après  la  mort  de 
Maximille,  sous  les  Sévères.  A  la  même  littérature  appartient  peut- 
être  l'écrit  dont  fit  partie  le  fragment  connu  sous  le  nom  de  Canon 
de  Mun/torij  dirigé  en  même  temps,  ce  semble,  contre  le  pseudo- 
prophétisme  montaniste  et  contre  les  rêves  gnostiques.  Les  mon- 
tanistes,  en  effet,  ne  visaient  pas  à  moins  qu'à  introduire  les  pro- 
phéties de  Montan,  de  Priscille  et  de  Maximille  dans  la  série  du 
Nouveau-Tes  ament.  La  conférence  qui  eut  lieu,  vers  210,  entre 
Proclus,  devenu  le  chef  de  la  secte,  et  le  prêtre  romain  Caïus,  roula 
sur  ce  point.  En  général,  l'église  de  Rome,  jusqu'à  Zéphyrin,  tint 
très  ferme  contre  ces  innovations. 

L'animosité  était  grande  de  part  et  d'autre;  on  s'excommuniait 
réciproquement.  Quand  les  confesseurs  des  deux  partis  étaient  rap- 
prochés par  le  martyre,  ils  s'écartaient  les  uns  des  autres  et  ne 
voulaient  avoir  rien  de  commun.  Les  orthodoxes  redoublaient  de 
sophismes  et  de  calomnies  pour  prouver  que  les  martyrs  monta- 
nistes  (et  nulle  ég'ise  n'en  avait  davantage)  étaient  tous  des  misé- 
rables ou  des  imposteurs,  et  surtout  pour  établir  que  les  auteurs 
de  la  secte  avaient  péri  miséralilement  par  le  suicide,  forcenés, 
hors  d'eux-mêmes,  devenus  la  dupe  ou  la  proie  du  démon. 

L'engouement  de  certaines  villes  d'Asie-Mineure  pour  ces  pieuses 
folies  ne  connaissait  point  de  bornes.  L'église  d'Ancyre,  à  un  cer- 
tain moment,  fut  tout  entière  entraînée  avec  ses  anciens  vers  les 
dangereuses  nouveautés.  Il  fallut  l'argumentation  serrée  de  l'é- 
vêque  anonyme  et  de  Zotique  d'Otre  pour  leur  ouvrir  les  yeux,  et 
même  la  conversion  ne  fut  pas  durable;  Ancyre,  au  iv"  siècle,  con- 
tinuait d'être  le  foyer  des  mêmes  aberrations.  L'église  de  Thyatires 
fut  infestée  d'une  manière  encore  plus  profonde.  Le  phrygisme  y 
avait  établi  sa  forteresse,  et  longtemps  on  considéra  cette  antique 
église  comme  perdue  pour  le  christianisme.  Les  conciles  d'Iconium 
et  de  Synnade,  vers  231,  constatèrent  le  mal  sans  pouvoir  le  guérir. 
La  créduliié  extrême  de  ces  bonnes  populations  du  centre  de  l'Asie- 
Mineure,  Phrygiens,  Galates,  etc.,  avait  été  la  cause  des  promptes 
conversions  au  christianisme  qui  s'y  opérèrent;  maintenant  cette 
crédulité  les  mettait  à  la  merci  de  toutes  les  illusions.  Phrygien 
devint  presque  synonyme  d' héréliqiie.N ers  235,  une  nouvelle  pro- 
phétesse  soulève  les  campagnes  de  la  Gappadoce,  allant  nu-pieds  par 

TOME   XLIII.   —    1881.  51 


802  KEVDE    DES   ÛËUX   MONDES. 

les  montagnes,  annonçant  la  fin  du  monde,  administrant  les  sacre- 
mens,  et  voulant  entraîner  ses  disciples  à  Jérusalem.  Sous  Dèce,  les 
montanistes  fournissent  au  martyre  un  contingent  considérable. 

Nous  raconterons  ici  une  autre  fois  les  embarras  de  conscience  que 
les  sectaires  de  Plirygie  causeront  aux  confesseurs  de  Lyon,  an  plus 
fort  de  leur  lutte.  Partagés  entre  l'admiration  pour  tant  de  sainteté 
et  l'étonnement  que  causeront  h  leur  droit  sens  tant  de  bizarreries, 
nos  héroïques  et  judicieux  compatriotes  essaieront  en  vain  d'éteindre 
la  discussion.  Un  moment  aussi  l'église  de  Rome  faillit  être  sur- 
prise. L'évêque  Zéphyrin  avait  déjà  presque  reconnu  les  prophéties 
de  Montan,  de  Priscille  et  de  Maximille,  quand  un  ardent  Asiate, 
confesseur  de  la  foi,  Epigone,  dit  Praxéas,  qui  connaissait  les  sec- 
taires mieux  que  les  anciens  de  Rome,  dévoila  les  faiblesses  des 
prétendus  prophètes  et  montra  au  pape  qu'il  ne  pouvait  approuver 
ces  rêveries  sans  démentir  ses  prédécesseurs,  qui  les  avaient  con- 
damnées. 

Le  débat  se  compliquait  de  la  question  de  la  pénitence  et  de  la 
réconciliation.  Les  évêques  réclamaient  le  droit  d'absoudre  et  en 
usaient  avec  une  largeur  qui  scandalisait  les  puritains.  Les  illumi- 
nés prétendaient  qu'eux  seuls  pouvaient  remettre  l'âme  en  grâce 
avec  Dieu,  et  ils  se  montraient  fort  sévères.  Tout  péché  mortel 
(homicide,  idolâtrie,  blasphème,  adultère,  fornication)  fermait, 
selon  eux,  la  voie  au  repentir.  Si  ces  principes  outrés  fussent  restés 
confinés  dans  les  cantons  perdus  de  la  Gatacécaumène,  le  mal  eût 
été  peu  de  chose.  Malheureusement  la  petite  secte  de  Phrygie 
servit  de  noyau  à  un  parti  considérable ,  qui  offrit  des  dangers 
réels,  puisqu'il  fut  capable  d'arracher  à  l'église  orthodoxe  son  plus 
illustre  apologiste,  TertuUien(l).  Ce  parti  rigoriste,  qui  rêvait  une 
église  immaculée  et  n'arrivait  qu'à  un  étroit  conventicule,  réussit, 
malgré  ses  exagérations,  ou  plutôt  à  cause  de  ses  exagérations 
mêmes,  à  recruter  dans  l'église  universelle  tous  les  austères,  tous 
les  excessifs.  Il  était  si  bien  dans  la  logique  du  christianisme  !  La 
même  chose  était  déjà  arrivée  pour  les  encratites  et  pour  Tatien.  Avec 
ses  abstinences  contre  nature,  sa  mésestime  du  mariage,  sa  con- 
damnation des  secondes  noces,  le  montanisme  n'était  autre  chose 
qu'un  millénarisme  conséquent,  et  le  millénarisme,  c'était  le  chris- 
tianisme lai-même.  «  Qu'ont  affaire,  dit  Tertullien,  des  soucis 
de  nourrissons  avec  le  jugement  dernier?  Il  fera  beau  voir  des 
seins  flottans,  des  nausées  d'accouchée,  des  mioches  qui  braillent, 
se  mêlant  à  l'apparition  du  juge  et  aux  sons  de  la  trompette.  Oh  ! 
les  bonnes  sages-femmes  que  les  bourreaux  de  l'Antéchrist!  »  Les 

(1)  Voir,  dans  la  Revue  du  l'^'"  novembre  186i,   l'excellent  travail  de  M.  Réville  Sur 
Tertullien  et  le  Montanisme.        •■ 


LES    CRISES    DU    CATHOLICISME    NAISSANT.  803 

exaltés  se  racontaient  que,  pendant  quarante  jours ,  on  avait  vu 
chaque  malin,  suspendue  au  ciel,  en  Judée,  une  ville  qui  s'éva- 
nouissait quand  on  approchait  d'elle.  Ils  invoquaient,  pour  prouver 
la  réalité  de  cette  vision,  le  témoignage  des  païens,  et  chacun 
supputait  les  délices  qu'il  goûterait  dans  ce  séjour  céleste  en  com- 
pensation des  sacrifices  qu'il  avait  faits  ici-bas  (1). 

L'Afrique  surtout,  par  son  ardeur  et  sa  rudesse,  devait  donner 
dans  ce  piège.  Montanlstes ,  novatianistes ,  donatistes ,  circoncel- 
lions  sont  les  noms  divers  sous  lesquels  se  produisit  l'esprit  d'indis- 
cipline, l'ardeur  malsaine  du  martyre,  l'aversion  pour  l'épiscopat, 
les  rêveries  millénaires,  qui  eurent  toujours  leur  terre  classique  chez 
les  races  berbères.  Ces  rigoristes,  qui  se  révoltaient  d'être  appelés 
une  secte,  mais  qui  dans  chaque  église  se  donnaient  comme  l'élite, 
comme  les  seuls  chrétiens  dignes  de  ce  nom,  ces  puritains  impla- 
cables pour  ceux  qui  voulaient  faire  pénitence,  devaient  être  le 
pire  fléau  du  christianisme.  Tertullien  traitera  l'église  générale  de 
cavernes  d'adultère  et  de  prostituées.  Les  évêques,  n'ayant  ni  le 
don  de  prophétie  ni  celui  des  miracles,  seront,  aux  yeux  de  ces 
exaltés,  inférieurs  aux  spirituels.  C'est  par  ceux-ci  et  non  par 
la  hiérarchie  officielle  que  se  font  la  transuiission  des  grâces  sacra- 
mentelles, le  mouvement  de  l'église  et  le  progrès.  Le  vrai  chrétien, 
ne  vivant  qu'en  perspective  du  jugement  dernier  et  du  martyre, 
passe  sa  vie  dans  la  contemplation.  Non- seulement  il  ne  doit  pas 
fuir  la  persécution,  mais  il  lui  est  ordonné  de  la  rechercher.  On  se 
prépare  sans  cesse  au  martyre  comme  à  un  complément  nécessaire 
de  la  vie  chrétienne.  La  fin  naturelle  du  chrétien,  c'est  de  mourir 
dans  les  tortures.  Une  crédulité  effrénée,  une  foi  à  toute  épreuve 
dans  les  charismes  spirites  (2),  achevaient  de  faire  du  montanisme 
un  des  types  de  fanatisme  les  plus  dangereux  que  mentionne  l'his- 
toire de  l'humanité. 

Ce  qu'il  eut  de  grave,  c'est  que  cet  effroyable  rêve  séduisit  l'ima- 
gination du  seul  homme  de  grand  talent  littéraire  que  l'ég'ise  ait 
compté  dans  son  sein  durant  trois  siècles.  Un  écrivain  incorrect, 
mais  d'une  sombre  énergie,  un  ardent  sophiste,  maniant  tour  à 
tour  l'ironie,  l'injure,  la  basse  trivialité,  jouet  d'une  conviction 
ardente  jusque  dans  ses  plus  manifestes  contradictions,  Tertullien 
trouva  moyen  de  donner  des  chefs-d'œuvre  à  la  langue  latine  à 
demi  morte,  en  appliquant  à  ce  sauvage  idéal  une  éloquence  qui 
était  restée  toujours  inconnue  aux  ascètes  bigots  de  Phrygie. 

(1)  In  compensationem  eorum  quœ  in  seculo  vel  despeximus  vel  amisimus.  (Tert. 
Adv.  Marc,  m,  24.) 

(2)  Voir  l'épisode  de  la  soror  qui  voyait  les  âmes,  dans  Tertullien,  de  Anima,  9. 
Extases  d'enfans  dans  saint  Cyprien,  Epist,  9. 


80A  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

La  victoire  de  l'épiscopat  fut,  dans  cette  circonstance,  la  victoire 
de  l'indulgence  et  de  l'humanité.  Avec  un  rare  bon  sens,  l'église 
générale  regarda  les  abstinences  exagérées  comme  une  sorte  d'ana- 
thème  partiel  jeté  sur  la  création  et  comme  une  injure  à  l'œuvre 
de  Dieu.  La  question  de  l'admission  des  femmes  aux  fonctions 
ecclésiastiques  et  à  l'administration  des  sacremens,  question  que 
certains  précédens  de  l'histoire  apostolique  laissaient  indécise,  fut 
tranchée  sans  retour.  La  hardie  prétention  des  sectaires  de  Phry- 
gie  à  insérer  des  prophéties  nouvelles  au  Canon  biblique  amena 
l'église  à  déclarer,  plus  nettement  qu'elle  ne  l'avait  encore  fait, 
la  nouvelle  Bible  close  sans  retour.  Enfin  la  recherche  téméraire 
du  martyre  devint  une  sorte  de  délit,  et  à  côté  de  la  légende  qui 
exaltait  le  vrai  martyr,  il  y  eut  la  légende  destinée  à  montrer  ce 
qu'a  de  coupable  la  présomption  qui  va  au-devant  des  supplices  et 
enfreint  sans  y  être  forcée  les  lois  du  pays. 

Le  troupeau  des  fidèles,  nécessairement  de  vertu  moyenne,  sui- 
vit les  pasteurs.  La  médiocrité  fonda  l'autorité.  Le  catholicisme 
commence.  A  lui  l'avenir.  Le  principe  d'une  sorte  de  yoguisme 
chrétien  est  étoufïé  pour  un  temps.  Ce  fut  ici  la  première  victoire 
de  l'épiscopat,  et  la  plus  importante  peut-être;  car  elle  fat  rem- 
portée sur  une  sincère  piété.  Les  extases,  la  prophétie,  la  glosso- 
lalie  avaient  pour  eux  les  textes  et  l'histoire.  Mais  ils  étaient  deve- 
nus un  danger;  l'épiscopat  y  mit  bon  ordre;  il  supprima  toutes  ces 
manifestations  de  la  foi  individuelle.  Que  nous  sommes  loin  des 
xemps  si  fort  admirés  par  l'auteur  des  Actes  des  apôtres!  Il  y  avait 
déjà  au  sein  du  christianisme  ce  parti  du  bon  sens  moyen,  qui  l'a 
toujours  emporté  dans  les  luttes  de  l'histoire  de  l'église.  L'autorité 
hiérarchique,  à  son  début,  fut  assez  forte  pour  dompter  l'enthou- 
siasme des  indisciplinés,  mettre  le  laïque  en  tutelle,  faire  triompher 
ce  principe  que  les  évêques  seuls  s'occupent  de  théologie  et  sont 
juges  des  révélations.  C'était  bien,  en  efiet,  la  mort  du  christia- 
nisme que  ces  bons  fous  de  Phrygie  préparaient.  Si  l'inspiration 
individuelle,  la  doctrine  de  la  révélation  et  du  changement  en  per- 
manence l'eut  emporté,  le  christianisme  allait  périr  dans  des  petits 
conventicules  d'épileptiques.  Ces  puériles  macérations,  qui  ne 
pouvaient  convenir  au  vaste  monde,  eussent  arrêté  la  propagande. 
Tous  les  fidèles  ayant  le  même  droit  au  sacerdoce,  aux  dons  spiri- 
tuels, et  pouvant  administrer  les  sacremens,  on  fût  tombé  dans 
une  complète  anarchie.  Le  charisme  allait  anéantir  le  sacrement; 
le  sacrement  l'emporta,  et  la  pierre  fondamentale  du  catholicisme 
fut  irrévocablement  établie. 

En  définitive,  le  triomphe  de  la  hiérarchie  ecclésiastique  fut  com- 
plet. Sous  Galliste  (217-222),  les  maximes  modérées  prévalurent 


LES    CRISES    DU    CATHOLICISME    NAISSANT.  805 

dans  l'église  de  Rome,  au  grand  scandale  des  rigoristes,  qui  s'en 
vengèrent  par  d'atroces  calomnies.  Le  concile  d'Iconium  clôt  le 
débat  pour  l'église,  sans  ramener  les  égarés.  La  secte  ne  mourut 
que  très  tard;  elle  se  continua  jusqu'au  vi*"  siècle,  à  l'état  de 
démocratie  chrétienne ,  surtout  en  Asie  Mineure,  sous  les  noms 
de  phnjges,  phrygaUes^  cataplirygcs,  pépuzieru^  tascodrugites^ 
quintilliens,  priscilliens,  artotyrites.  Eux-mêmes  s'appelaient  les 
purs  ou  les  spirituels.  Durant  des  siècles,  la  Phrygie  et  la  Galatie 
furent  dévorées  par  des  hérésies  piétistes  et  gnostiques  s'égarant 
en  des  nuées  d'anges  et  d'éons.  Pépuze  fut  détruite,  on  ne  sait  à 
quelle  époque  ni  dans  quelles  circonstances;  mais  l'etidroit  resta 
sacré.  Ce  désert  devint  un  lieu  de  pèlerinage.  Les  initiés  y  venaient 
de  toute  l' Asie-Mineure  et  y  célébraient  des  cultes  secrets,  sur  les- 
quels la  rumeur  populaire  eut  beau  jeu  à  s'exercer.  Ils  affirmaient 
énergiquement  que  c'était  là  le  point  où  allait  se  révéler  la  vision 
céleste.  Ils  y  restaient  des  jours  et  des  nuits  dans  une  attente  mys- 
tique, et,  au  bout  de  ce  temps,  ils  voyaient  le  Christ  en  personne 
venir  répondre  à  l'ardeur  qui  les  brûlait. 

III. 

Ainsi,  grâce  à  l'épiscopat,  censé  le  représentant  de  la  tradition 
des  douze  apôtres,  l'église  opéra,  sans  s'affaiblir,  la  plus  difficile 
des  transformations.  Elle  passa  de  l'état  conventuel,  si  j'ose  le  dire, 
à  l'état  laïque,  de  l'état  d'une  petite  chapelle  d'exaltés  à  l'état  d'é- 
glise ouverte  à  tous  et  par  conséquent  exposée  à  bien  des  imper- 
fections. Ce  qui  semblait  destiné  à  n'être  jamais  qu'un  rêve  de 
fanatiques  était  devenu  une  religion  durable.  Pour  être  chré- 
tien, quoi  qu'en  disent  Hermas  et  les  montanistes,  il  ne  faudra 
pas  être  un  saint.  L'obéissance  à  l'autorité  ecclésiastique  est  main- 
tenant ce  qui  fait  le  chrétien,  bien  plus  que  les  dons  spirituels. 
Ces  dons  spirituels  seront  même  désormais  suspects  et  exposeront 
fréquemment  les  plus  favorisés  de  la  grâce  à  devenir  des  héréti- 
ques. Le  schisme  est  le  crime  ecclésiastique  par  excellence.  De 
même  que,  pour  le  dogme,  l'église  chrétienne  possédait  déjà  un 
centre  d'orthodoxie  qui  taxait  d'hérésie  tout  ce  qui  sortait  du  type 
reçu,  de  même  elle  avait  une  morale  moyenne,  qui  pouvait  être 
celle  de  tout  le  monde  et  n'entraînait  pas  forcément,  comme  celle 
des  abstinens,  la  fin  de  l'univers.  En  repoussant  les  gnostiques, 
l'égUse  avait  repoussé  les  raffinés  du  dogme;  en  rejetant  les  mon- 
tanistes, elle  rejetait  les  raffinés  de  sainteté.  Les  excès  de  ceux  qui 
qui  rêvaient  une  église  spirituelle,  une  perfection  transcendante, 
venaient  se  briser  contre  le  bon  sens  de  l'église  établie.  Les  masses. 


806  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

déjà  considérables,  qui  entraient  clans  l'église  y  faisaient  la  majo- 
rité, et  en  abaissaient  la  température  morale  au  niveau  du  possible. 

En  politique,  la  question  se  posait  de  la  même  manière.  Les 
exagérations  des  montanistes,  leurs  déclamations  furibondes  contre 
l'empire  romain,  leur  haine  contre  la  société  païenne  ne  pouvaient 
être  le  fait  de  tous.  L'empire  de  Marc-Aurèle  était  bien  différent 
de  celui  de  Néron.  Avec  celui-ci,  il  n'y  avait  pas  de  réconciliation 
à  espérer;  avec  celui-là,  on  pouvait  s'entendre.  L'église  et  Marc- 
Aurèle  poursuivaient,  à  beaucoup  d'égards,  le  même  but.  Il  est 
clair  que  les  évêques  eussent  abandonné  au  bras  séculier  tous  les 
saints  de  Phrygie,  si  un  pareil  sacrifice  avait  été  le  prix  de  l'al- 
liance qui  eût  mis  entre  leurs  mains  la  direction  spirituelle  du 
monde. 

Les  charismes,  enfm,  et  autres  exercices  surnaturels,  excellons 
pour  entretenir  la  ferveur  de  petites  congrégations  d'illuminés,  de- 
venaient impraticables  dans  de  grandes  églises.  La  sévérité  extrême 
pour  les  règles  de  la  pénitence  était  une  absurdité  et  un  non -sens, 
si  l'on  aspirait  à  être  autre  chose  qu'un  conciliabule  de  soi-disant 
purs.  Un  peuple  n'est  jamais  composé  d'immaculés,  et  le  simple 
fidèle  a  besoin  d'être  admis  à  se  repentir  plus  d'une  fois.  Il  fut 
donc  admis  qu'on  peut  être  membre  de  l'église  sans  être  un  héros 
ni  un  ascète,  qu'il  suffit  pour  cela  d'êti"e  soumis  à  son  évêque.  Les 
saints  réclameront;  la  lutte  de  la  sainteté  individuelle  et  de  la  hié- 
rarchie ne  finira  plus;  mais  la  moyenne  l'emportera;  il  sera  pos- 
sible de  pécher  sans  cesser  d'être  chrétien.  La  hiérarchie  préférera 
même  le  pécheur  qui  emploie  les  moyens  ordinaires  de  réconcilia- 
tion à  l'ascète  orgueilleux  qui  se  justifie  lui-même  ou  qui  croit 
n'avoir  pas  besoin  de  justification. 

Il  ne  sera  néanmoins  donné  à  aucun  de  ces  deux  principes  d'ex- 
pulser l'autre  entièrement.  A  côté  de  l'église  de  tous,  il  y  aura 
l'église  des  saints;  à  côté  du  siècle,  il  y  aura  le  couvent;  à  côté 
du  simple  fidèle,  il  y  aura  le  religieux.  Le  royaume  de  Dieu,  tel 
que  Jésus  l'a  prêché,  étant  impossible  dans  le  monde  tel  qu'il  est, 
et  le  monde  s' obstinant  à  ne  pas  changer,  que  faire  alors,  si  ce 
n'est  de  fonder  de  petits  royaumes  de  Dieu,  sortes  d'îlots  dans 
un  océan  irrémédiablement  pervers,  où  l'application  de  l'Évangile 
se  fasse  à  la  lettre,  et  où  l'on  ignore  cette  distinction  des  pré- 
ceptes et  des  conseils,  qui  sert,  dans  l'église  mondaine,  d'échap- 
patoire pour  esquiver  les  impossibilités?  La  vie  religieuse  est  en 
quelque  sorte  de  nécessité  logique  dans  le  christianisme.  Un  grand 
organisme  trouve  le  moyen  de  développer  tout  ce  qui  existe  en 
germe  dans  son  sein.  L'idéal  de  perfection  qui  fait  le  fond  des  prédi- 
cations galiléennes  de  Jésus,  et  que  toujours  quelques  vrais  disciples 


LES    CRISES    DU    CATHOLOCISME    NAISSANT.  807 

relèveront  obstinément,  ne  peut  exister  dans  le  monde;  il  fallait 
donc  créer,  pour  qu'il  fût  réalisable,  des  mondes  fermés,  des 
monastère.^,  où  la  pauvreté,  l'abnégation,  la  surveillance  et  la  cor- 
rection réciproques,  l'obéissance  et  la  chasteté  fussent  rigoureuse- 
ment pratiquées.  L'Évangile  est,  en  réalité,  plutôt  XEnchiridion 
d'un  couvent  qu'un  code  de  morale  ;  il  est  la  règle  essentielle  de 
tout  ordre  monastique;  le  parfait  chrétien  est  un  moine;  le  moine 
est  un  chrétien  conséquent;  le  couvent  est  le  lieu  où  l'Évargile, 
partout  ailleurs  utopie,  devient  réalité.  Le  livre  qui  a  prétendu 
enseigner  l'imitation  de  Jésm-Christ  est  un  livre  de  cloître.  Satis- 
fait de  savoir  que  !a  morale  prêchée  par  Jésus  est  pratiquée  quelque 
part,  le  laïque  se  consolera  de  ses  attaches  mondaines  et  s'habi- 
tuera facilement  à  croire  que  de  si  hautes  maximes  de  perfection 
ne  sont  pas  faites  pour  lui.  Le  bouddhisme  arésolu  la  question  d'une 
autre  manière.  Tout  le  monde  y  est  moine  une  partie  de  sa  vie.  Le 
christianisme  est  content  s'il  y  a  quelque  part  des  lieux  où  la  vraie 
vie  chrétienne  se  pratique  ;  le  bouddhiste  est  satisfait  pourvu  qu'à 
un  moment  de  sa  vie  il  ait  été  pnrfait  bouddhiste. 

Le  montanisme  fut  une  exagération,  il  devait  périr.  Mais,  comme 
toutes  les  exagérations,  il  laissa  des  traces  profondes.  Le  roman 
chrétien  fut  en  partie  son  ouvrage.  Ses  deux  grands  enthousiasmes, 
chasteté  et  martyre,  restèrent  les  deux  élé  iiens  fondamentaux  de 
la  littérature  chrétienne.  C'est  le  montanisme  qui  inventa  cette 
étrange  association  d'idées,  créa  la  Vierge  martyre,  et,  introdui- 
sant le  charme  féminin  dans  les  plus  sombres  récits  de  supplices, 
inaugura  cette  bizarre  littérature  dont  l'imagination  chrétienne,  à 
partir  du  iv^  siècle,  ne  se  détacha  plus.  Les  Actes  montanistes  de 
sainte  Perpétue  et  des  martyrs  d'Afrique,  tout  empreints  de  la  foi 
aux  charismes ,  pleins  d'un  rigorisme  extrême  et  de  brûlantes 
ardeurs,  imprégnés  d'une  forte  saveur  d'amour  captif,  mêlant  les 
plus  fines  images  d'une  esthétique  savante  aux  rêves  les  plus  fana- 
tiques, ouvrit  la  série  de  ces  œuvres  de  volupté  austère.  Perpétue 
ne  voit  que  des  martyrs  dans  le  paradis.  La  recherche  du  martyre 
devient  une  fièvre  impossible  à  dominer.  Les  circoncellions,  cou- 
rant le  pays  par  troupes  folles  pour  chercher  la  mort,  forçant  les 
gens  à  les  martyriser,  traduisirent  en  actes  épidémiques  ces  accès 
de  sombre  hystérie. 

La  chasteté  dans  le  mariage  resta  une  des  bases  de  l'intérêt  des 
romans  chrétiens.  Or  c'était  bien  là  encore  une  idée  montaniste. 
Comme  le  faux  Herraas,  les  montanistes  remuent  sans  cesse  la 
cendre  périlleuse  qu'on  peut  bien  laisser  dormir  avec  ses  feux 
cachés,  mais  qu'il  est  imprudent  d'éteindre  violemment.  Les  pré- 
cautions qu'ils  prennent   à  cet  égard  témoignent  d'une  certaine 


808  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

préoccupation,  plus  lascive  au  fond  que  la  liberté  de  l'homme  du 
monde;  en  tout  cas,  ces  précautions  sont  de  celles  qui  aggravent 
le  mal,  ou  du  moins  le  décèlent,  le  mettent  à  vif.  Une  tendresse 
excessive  à  la  tentation  se  laisse  conclure  de  cette  crainte  exagérée 
de  la  beauté,  de  ces  interdictions  contre  la  toilette  des  femmes  tt 
surtout  contre  les  artifices  de  leurs  cheveux,  qui  se  retrouvent 
à  chaque  page  des  écrits  montanistes.  La  femme  qui,  par  le  tour  le 
plus  innocent  donné  à  sa  chevelure,  cherche  à  plaire  et  amène  cette 
simple  réflexion  qu'elle  est  jolie,  devient,  au  dire  de  ces  âpres  sec- 
taires, aussi  coupable  que  celle  qui  excite  à  la  débauche.  Le  démon 
des  cheveux  se  charge  de  la  punir  (1).  L'aversion  du  mariage 
venait  des  motifs  qui  auraient  dû  y  pousser.  La  prétendue  chasteté 
des  encratites  n'était  souvent  qu'une  inconsciente  duperie. 

Un  roman  qui  fut  sûrement  d'origine  montaniste,  puisqu'on  y 
trouvait  des  argumens  pour  prouver  que  les  femmes  ont  le  droit 
d'enseigner  et  d'administrer  le  sacremens  (*2),  roule  tout  entier  sur 
cette  équivoque  passablement  dangereuse.  Nous  voulons  parler  de 
Thécla.  Bien  autrement  scabreux  et  irritant  est  le  roman  des  saints 
Nérée  et  Achillée;  on  ne  fut  jamais  plus  voluptueusement  chaste; 
on  ne  traita  jamais  du  mariage  avec  une  plus  naïve  impudeur. 
Qu'on  lise,  dans  Grégoire  de  Tours,  la  délicieuse  légende  des  deux 
Amans  cC Auvergne  -,  dans  les  Actes  de  Jean,  le  piquant  épisode  de 
Drusiana-^  dans  les  Actes  de  Thomas,  le  récit  des  Fiancés  de  l'Inde; 
dans  saint  Ambroise,  l'épisode  de  la  vierge  d'Antioche  au  lupanar; 
on  comprendra  que  les  siècles  qui  se  nourrirent  de  tels  récits  purent, 
sans  mérite,  se  figurer  avoir  renoncé  à  l'amour  profane.  Un  des 
mystères  le  plus  profondément  entrevus  par  les  fondateurs  du  chris- 
tianisme, c'est  que  la  chasteté  est  une  volupté  et  que  la  pudeur  est 
une  des  formes  de  l'amour.  Les  gens  qui  craignent  les  femmes 
sont,  en  général,  ceux  qui  les  aiment  le  plus.  Que  de  fois  on  peut 
dire  avec  justesse  à  l'ascète  :  Fallit  te  incautum  pietas  tua  !  Dans 
certaines  parties  de  la  communauté  chrétienne,  on  vit  paraître,  à 
diverses  reprises,  lidée  que  les  femmes  ne  doivent  jamais  être 
vues,  que  la  vie  qui  leur  convient  est  une  vie  de  réclusion,  selon 
l'usage  qui  a  prévalu  dans  l'Orient  musulman.  Il  est  facile  de  voir 
à  quel  point,  si  une  telle  pensée  eût  prévalu,  le  caractère  de  l'é- 

(1)  Eclogœ  ex  scripturis  propheticis  (dans  les  Œuvres  de  saint  Clément},  39, 
pensée  de  Tatien. 

(2)  Tertullien,  de  Bapt.,  17;  saint  Jérôme,  de  Viris  ill,  7.  L'épisode  du  «  lion  bap- 
tisé »  consistait  probablement  en  ce  que  le  lion  qui,  dans  l'amphithéâtre,  refusait  de 
dévorer  Thécla  recevait  le  baptême  de  celle-ci  comme  bon  chrétien.  (Saint  Ambroise, 
de  Virginibus,  ii,  3.)  L'origine  montaniste  de  ce  roman  explique  que  Tertullien,  qui 
était  de  la  coterie,  en  ait  eu  si  vite  connaissance. 


LES    CRISES    DU   CATHOLICISME   NAISSANT,  809 

glise  eût  été  altéré.  Ce  qui  distingue,  en  effet,  l'église  de  la  mos- 
quée et  même  de  la  syDagogue,  c'est  que  la  femme  y  entre  libre- 
ment et  y  est  sur  le  même  pied  que  l'homme,  quoique  séparée 
ou  même  voilée.  II  s'agissait  de  savoir  si  le  christianisme  serait, 
comme  le  tut  plus  tard  l'islamisme,  une  religion  d'hommes,  d'où  la 
femme  est  à  peu  près  exclue.  L'église  catholique  n'eut  garde  de 
commettre  cette  faute.  La  femme  eut  des  fonctions  de  diaconie 
dans  l'église  et  y  fut  avec  l'homme  dans  des  rapports  subordonnés, 
mais  fréquens.  Le  baptême,  la  communion  eucharistique,  les  œu- 
vres de  charité  entraînaient  de  perpt^tuelles  dérogations  aux  mœurs 
de  l'Orient.  Ici  encore  l'église  catholique  trouva  le  milieu  entre  les 
exagérations  des  sectes  diverses  avec  une  rare  justesse  de  tact. 

Ainsi  s'explique  ce  mélange  singulier  de  pudeur  timide  et  de 
dangereux  abandon  qui  caractérise  le  sentiment  moral  dans  les 
églises  primitives.  Loin  d'ici  les  vils  soupçons  de  débauchés  vul- 
gaires, incapables  de  coniprendre  une  telle  innocence!  Tout  était 
pur  dans  ces  saintes  libertés;  mais  aussi  qu'il  fallait  être  pur  pour 
pouvoir  en  jouir!  La  légende  nous  montre  les  païens  jaloux  du  pri- 
vilège qu'a  le  prêtre  de  voir  un  moment  dans  sa  nudité  baptismale 
celle  qui,  par  l'immersion  sainte,  va  devenir  sa  sœur  spirituelle  (1). 
Que  dire  du  «  saint  baiser,  »  qui  fut  l'ambroisie  de  ces  généra- 
tions chastes;  de  ce  baiser  qui,  comme  le  consolamenlum  des 
cathares  (2),  était  un  sacrement  de  force  et  d'amour,  et  dont  le 
souvenir,  mêlé  aux  plus  graves  impressions  de  l'acte  eucharistique, 
suffisait  durant  des  jours  à  remplir  l'âme  d'une  sorte  de  parfum? 
Pourquoi  l'église  était-elle  si  aimée,  que,  pour  y  rentrer  quand  on 
en  était  sorti,  on  allait  au-devant  de  la  mort?  Parce  qu'elle  était 
une  école  de  joies  infmies.  Jésus  était  vraiment  au  milieu  des 
siens.  Plus  de  cent  ans  après  sa  mort,  il  était  encore  le  maître  des 
voluptés  savantes,  l'initiateur  des  secrets  transcendans. 

Ernest  Renan. 


(1)  Voir,  dans  les  manuscrits  et  les  éditions  xylographiques,  les  miniatures  repré- 
sentant le  baptême  de  Drusiana.  (Didot,  les  Apocalypses  figurées,  p.  51-52,)  Les  païens 
regardent  par  les  trous  de  la  porte,  d'une  manière  qui  implique  un  soUfiçoa  ou  du 
moins  un  sentiment  do  jalousie  contre  le  ministre  du  sacrement. 

(2)  Schmidt,  Histoire  des  cathare^;,  n,  p.  119  et  suiv. 


QUATRE  ANNÉES 


DE 


L'HISTOIRE  DES  ÉTATS-UNIS 


L'ADMINISTRATION    DE    M.  HAYES. 


L'élection  de  novembre  1876,  qui  porta  M.  Hayes  à  la  présidence, 
amena  la  crise  la  plus  redoitable  que  les  États-Unis  aient  eu  à 
traverser  depuis  la  première  élection  du  président  Lincoln,  et, 
pendant  quelques  mois,  on  put  appréhender  le  renouvellement  de 
la  guerre  civile.  Durant  plus  de  dix  années,  les  états  du  Sud 
avaient  perdu  cette  autonomie  dont  ils  s'étaient  toujours  montrés 
plus  jaloux  que  les  autres  membres  de  la  confédération  :  leurs 
principaux  citoyens,  longtemps  exclus  de  toute  fonction  publique, 
même  élective,  venaient  à  peine  de  recouvrer  la  plénitude  de  leurs 
droits  politiques;  des  aventuriers,  accourus  du  Nord,  avaient  envahi 
tous  les  emplois  et  s'y  maintenaient  grâce  aux  suffrages  dociles 
des  nouveaux  affranchis,  dont  ils  avaient  capté  la  confiance.  Les 
revenus  publics,  indignement  dilapidés,  ne  suffisaient  pas  à  payer 
les  traitemens  que  ces  fonctionnaires  faméliques  se  faisaient  attri- 
buer par  des  assemblées  couiplaisantes,  uniquement  composées  de 
leurs  créatures;  les  taxes  locales  étaient  continuellement  accrues 
pour  faire  face  à  de  nouveaux  emprunts.  Les  propriétaires  du  sol, 
désarmés  et  surveillés,  étaient  tenus  .éloignés  du  scrutin  par  la 


QUATRE    ANNÉES   DE   l'hISTOIRE   DES    ÉTATS-UNIS.  SU 

fraude  ou  par  la  violence,  et  la  présence  des  troupes  fédérales, 
mises  à  la  disposition  des  gouverneurs  locaux  par  les  autorités  de 
Washington,  rendait  toute  résistance  impossible.  Cette  protection 
faisait  toute  la  force  des  administrations  parasites  qui  avaient  usurpé 
l'autorité  dans  les  anciens  états  à  esclaves  ;  c'était  seulement  d'un 
changement  dans  le  pouvoir  centrait^  que  ces  états  pouvaient 
attendre  le  terme  de  leur  oppression  et  la  restitution  de  leurs 
droits. 

Les  hommes  du  Sud  avaient  fait  des  tfforts  désespérés  pour 
assurer  le  succès  d'un  candidat  qui  fût  disposé  à  leur  rendre  jus- 
tice. Ils  s'étaient  prêtés  à  toutes  les  concessions  :  ils  avaient  accepté 
de  porter  k  la  présidence  un  homme  du  Nord,  M.  Tilden,  ancien 
gouverneur  de  New~York,  bien  qu'il  professât  en  matière  de 
finances  des  opinions  diamétralement  contraires  à  celles  qui  domi- 
naient dans  le  Sud  :  ils  avaient  pris  pour  candidat  à  la  vice- 
présidence  un  homme  de  l'Ouest,  M.  Hendricks,  de  l'Indiana; 
attestant  par  ce  double  choix  qu'ils  abdiquaient  toute  pensée  de 
revanche,  toute  intention  de  revenir  sur  le  passé.  Rien  ne  pouvai*^^ 
être  plus  expUcite  que  les  déclarations  par  lesquelles  les  hommes 
les  plus  influens  du  Sud,  ceux  même  qui  avaient  joué  le  rôle  le 
plus  actif  pendant  la  guerre  civile,  affirmaient  qu'ils  acceptaient 
les  faits  accomplis,  qu'ils  ne  demandaient  qu'à  reprendre  leur 
place  au  sein  de  la  patrie  commune  et  ne  revendiquaient  pour 
leurs  concitoyens  que  le  droit  d'être  administrés  par  des  manda- 
taires librement  élus.  Ces  déclarations  n'avaient  pas  été  sans  pro- 
duire quelque  elTet  sur  les  populations  du  Nord,  au  sein  desquelles 
les  idées  de  conciliation  et  de  rapprochement  faisaient  tous  les 
jours  des  progrès  sensibles;  le  témoignage  d'hommes  sincères, 
qui  avaient  imposé  silence  à  leurs  intérêts  de  parti  pour  rendre 
hommage  à  la  vérité,  avait  établi  la  réalité  des  griefs  du  Sud. 
Enfin,  l'opinion  avait  été  profondément  émue  par  les  scandales 
administratifs  qui  avaient  éclaté  coup  sur  coup  à  Washington,  par 
les  procès  du  ministre  de  la  guerre  et  du  premier  aide  de  camp 
du  président,  accusés  tous  les  deux  de  concussions,  par  les  imputa- 
tions dirigées  contre  le  ministre  de  la  marine  et  qui  devaient  aboutir 
à  un  blâme  législatif.  Tout  disposait  les  esprits  à  croire  qu'il 
était  temps  d'arracher  le  pouvoir  à  la  coterie  qui  le  détenait  depuis 
dix  ans. 

I. 

Le  parti  démocratique  avait  donc  cru  au  succès  de  son  candidat 
et,  de  fait,  M.  Tilden  approcha  du  but  aussi  près  que  possible. 


812  REVOE    DES    DEDX    MONDES. 

Les  états  où  il  obtint  sans  contestation  l'avantage  disposaient  de  184 
voix  au  sein  du  collège  présidentiel,  où  la  majorité  absolue  est  de 
185.  Le  candidat  républicain,  M.  Hayes,  ne  pouvait  compter  que 
sur  166 voix;  trois  états,  disposant  ensemble  de  19  voix,  la  Caro- 
line du  Sud,  la  Louisiane  et  la  Floride,  étaient  revendiqués  par  les 
deux  partis.  En  attribuant  ces  trois  états  à  M.  Hayes,  —  et  comme 
ils  appartiennent  tous  les  trois  à  l'extrême  Sud,  il  était  assez 
invraisemblable  qu'ils  lui  eussent  donné  l'avantage,  —  le  candidat 
républicain  se  trouvait  élu  à  une  seule  voix  de  majorité.  Ce  fait 
était  déjà  de  nature  à  affaiblir  l'autorité  morale  de  l'élu  ; 
il  empruntait  un  surcroît  de  gravité  au  reproche  qu'on  adressait 
légitimement  au  sénat,  où  les  partisans  de  M.  Hayes  étaient  en 
majorité,  d'avoir  élevé  le  iNouveau-Mexique  au  rang  d'état,  à  la 
veille  même  de  l'élection,  sans  tenir  compte  des  conditions  habi- 
tuellement requises  et  uniquement  afin  d'assurer  trois  voix  de  plus 
au  candidat  républicain. 

:  Une  autre  considération  frappait  tous  les  esprits.  Les  électeurs 
présidentiels  sont  nommés  dans  chaque  état  au  scrutin  de  liste.  Eu 
additionnant  les  voix  obtenues  par  les  électeurs  favorables  à  M.  Til- 
den,'on  arrivait  à  constater  que  celui-ci  avait  obtenu  une  majorité  de 
plus  de  600,000  voix  sur  l'ensemble  delà  confédération.  Il  avait  donc 
eu  incontestablement  pour  lui  le  plus  grand  nombre  des  suffrages 
populaires.  C'était  la  première  fois  qu'un  fait  semblable  se  pro- 
duisait, bien  qu'il  fût  déjà  arrivé  que  la  majorité  absolue  au  sein 
du  collège  présidentiel  ne  correspondît  pas  à  la  majorité  absolue 
des  suffrages  populaires.  M.  Lincoln,  lors  de  sa  première  élection, 
n'avait  eu  que  A  2  pour  100  des  suffrages  populaires;  ses  trois  com- 
pétiteurs en  avaient  réuni  ensemble  58  [)Our  100  ;  mais  il  avait  eu 
beaucoup  Jplus  de  suffrages  qu'aucun  d'eux.  INéanmoins,  une  des 
raisons  mises  en  avant  par  les  états  du  Sud  pour  contester  la  vali- 
dité de  son  élection  et  pour  refuser  de  reconnaître  son  autorité, 
avait  été  qu'il  n'était  l'élu  que  d  une  minorité.  Avec  quelle  force 
les  suffrages  obtenus  par  M.  Tilden  ne  permettaient-ils  pas  d'oppo- 
ser le  même  argument  à  l'élection  de  M.  Hayes,  surtout  si  cette 
élection  était  entachée  de  fraude? 

Or  il  ne  paraissait  pas  contestable  que  des  irrégularités  graves 
et  des  fraudes  eussent  été  commises.  Dans  la  Caroline  du  Sud,  où 
deux  gouverneurs  et  deux  administrations  rivales  étaient  en  pré- 
sence et  où  l'on  s'attendait  de  jour  en  jour  à  une  collision  violente, 
la  force  matérielle  et  des  voies  de  fait  avaient,  dans  plusieurs 
paroisses,  écarté  du  scrutin  les  électeurs  du  parti  démocratique. 
Dans  la  Louisiane,  la  commission  de  recensement  était  accusée  et, 
sur  le  témoignage  de  son  propre  secrétaire,  M.  Littlefield,  elle  fut 


QUATRE   ANNÉES    DE   l'iIISTOIRE    DES   ÉTATS-UNIS.  813 

convaincue  d'avoir  altéré  les  résultats  du  scrutin  pour  neuf  paroisses, 
dont  deux  très  importantes,  celles  de  Vernon  et  de  Feliciana.  Sur  la 
proposition  du  gouverneur  républicain,  M.  Madison  Wells,  et  avec 
son  assistance,  la  commission  avait  retranché  pour  chacune  de  ces 
paroisses  plusieurs  centaines  de  voix  à  la  liste  démocratique,  elle 
avait  fait  disparaître  les  relevés  authentiques  et  leur  avait  substitué 
des  pièces  fausses,  fabriquées  dans  ses  bureaux.  La  même  com- 
mission avait,  sous  de  vains  prétextes,  annulé  les  votes  de  paroisses 
entières  :  ainsi  un  nègre  ayant  succombé  à  une  attaque  d'apoplexie, 
dans  sa  propre  maison,  pendant  les  opérations  électorales,  cette 
mort  accidentelle  avait  été  transformée  en  un  meurtre  politique  et 
avait  servi  de  motif  pour  annuler  le  vote  de  la  paroisse  comme 
résultat  de  l'intimidation.  Enfin  on  avait  saisi  plusieurs  documens 
de  la  main  d'un  nommé  Maddox,  ami  particulier  du  gouverneur 
Wells  et,  entre  autres,  une  lettre  dans  laquelle  ce  Maddox  se  disait 
chargé  d'olfrir  au  comité  de  M.  Tilden,  de  faire  attribuer  la  ma- 
jorité à  la  liste  démocratique,  moyennant  un  million  de  dollars 
à  répartir  entre  les  membres  de  la  commission  de  recensement.  Il 
exposait  comment  on  s'y  prendrait  et  spécifiait  les  termes  de  paie- 
ment. Dans  la  Floride,  le  gouverneur  avait  simplement  délivré  aux 
trois  électeurs  républicains  des  certificats  déclarant  qu'ils  avaient 
obtenu  la  majorité  des  sulfrages.  Or  celte  déclaration  était  le  résul- 
tat d'une  erreur  commise,  volontairement  ou  non,  dans  le  recen- 
sement des  votes.  Il  n'était  contesté  par  personne  que  la  majorité 
s'était  prononcée  en  faveur  des  démocrates  :  il  suffisait,  pour  recon- 
naître l'erreur,  d'additionner  les  relevés  des  paroisses,  tels  qu'ils 
avaient  été  publiés  par  le  gouverneur  lui-même.  Sur  une  requête 
qui  lui  avait  été  présentée,  la  cour  suprême  de  l'état,  bien  que 
coujposée  de  trois  juges  républicains,  avait  à  l'unanimité  reconnu 
qu'il  y  avait  eu  erreur  d'addition.  Le  juge  fédéral  du  district  avait 
l'ait  la  même  déclaration.  Il  avait  été,  par  suite,  procédé  à  un  nou- 
veau recensement,  dont  le  résultat  était  attesté  par  la  signature  des 
deux  tiers  des  membres  de  chacune  des  deux  chambres.  Le  doute 
n'était  donc  pas  possible. 

Ces  faits  n'étaient  encore  qu'imparfaitement  connus  lorsque  le 
congrès  se  réunit  au  commencement  de  décembre  1876;  mais  ce 
qui  en  avait  transpiré  avait  sulfi  par  exciter  une  grande  fermen- 
tation dans  le  Sud  et  pour  répandre  l'inquiétude  dans  le  Nord  et 
dans  l'Ouest.  Le  premier  acte  de  la  chambre  des  représentans, 
où  les  démocrates  étaient  en  majorité,  fut  de  décider  l'envoi  dans 
le  Sud  d'une  commission  avec  mandat  de  faire  une  enquête  sur 
la  façon  dont  les  opérations  électorales  avaient  été  conduites.  Les 
républicains  firent  aussitôt  voter  par  le  sénat,  où  ils  dominaient, 


814  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'envoi  d'une  commission  semblable  afin  qu'elle  servît  de  contre- 
poids et  de  contrôle  à  la  commission  de  la  chambre.  Les  deux 
enquêtes  furent  donc  conduites  simultanément  et  dans  un  esprit 
opposé  ;  néanmoins  elles  révélèrent  assez  de  fraudes  pour  couvrir 
de  confusion  les  honnêtes  gens  du  parti  républicain  et  pour  faire 
reconnaître  par  les  esprits  les  plus  prévenus  que  les  résultats  élec- 
toraux, dans  les  trois  états  contestés,  étaient  entachés  de  suspi- 
cion légitime.  Les  républicains  avaient  d'autant  plus  sujet  d'être 
inquiets  que,  parmi  les  électeurs  qui  avaient  dû  voter  pour  M.  Hayes, 
on  en  signalait  deux,  l'un  dans  la  Floride,  l'autre  dans  l'Orégon, 
comme  étant  encore  investis  d'emplois  fédéraux  au  moment  de 
leur  désignation  et  comme  ayant  été  inéligibles  aux  termes  de  la 
constitution.  Il  suffisait  qu'une  de  ces  deux  voix  fût  retranchée  à 
M.  Hayes  pour  que  celui-ci  n'eût  plus  la  majorité  absolue  :  dans 
ce  cas,  il  y  avait  ballottage,  et  c'était  à  la  chambre  des  représentans 
qu'il  appartenait  de  choisir  le  président.  Il  n'était  pas  douteux  que 
le  choix  de  la  chambre  ne  se  portât  sur  M.  Tilden. 

A  mesure  qu'on  se  rapprochait  du  second  mardi  de  février,  date 
fixée  par  la  constitution  pour  que  le  sénat  procédât  au  recensement 
officiel  des  votes  du  collège  électoral  présidentiel,  l'agitation  pre- 
nait des  proportions  plus  redoutables.  Les  intransigeans  du  parti 
républicain,  à  la  tête  desquels  étaient  MM.  Blaine,  Gameron  et  Gon- 
kling,  n'hésitaient  pas  à  soutenir  qu'il  ne  fallait  tenir  aucun  compte 
des  révélations  des  enquêtes  ni  des  réclamations  du  Sud,  que  les 
fraudes  et  les  actes  de  violence  avaient  été  à  l'usage  des  deux  partis 
et  se  coaipensaient;  le  sénat  devait  s'en  tenir  aux  faits  publics  et 
acquis  et  proclamer  M.  Hayes  comme  le  futur  président  ;  le  général 
Grant  et  l'armée  étaient  là  pour  avoir  raison  de  toutes  les  protesta- 
tions. A  ce  langage  comminatoire  les  démocrates  répondaient  par 
d'égales  menaces.  Ils  avaient  pour  eux  le  bon  droit,  ils  ne  se  lais- 
seraient pas  enlever  par  la  fraude  ou  la  violence  le  fruit  de  leur 
victoire.  Au  cas  où  le  sénat  proclamerait  M.  Hayes  l'élu  du  pays,  la 
chambre  des  représentans  opposerait  à  cette  déclaration  menson- 
gère une  protestation  solennelle  en  faveur  de  M.  Tilden;  elle  rejet- 
terait le  budget,  elle  refuserait  tout  subside  au  gouvernement,  et 
le  l\  mars,  M.  Tilden  serait  reconnu  président  dans  tous  les  états 
où  il  avait  obtenu  la  majorité.  Si,  des  deux  côtés,  on  ne  voulait 
écouter  que  les  conseils  de  la  passion,  le  gouvernement  fédéral 
allait  être  désorganisé;  la  confédération  était  exposée  à  se  couper 
en  deux,  comme  après  l'élection  de  Lincoln,  et  la  guerre  civile 
était  la  seule  issue  qu'on  pût  entrevoir. 

Gomment  prévenir  un  conflit  aussi  funeste  à  l'honneur,  au  repos, 
à  tous  les  intérêts  du  pays?  Où  trouver  une  autorité  dont  la  déci- 


QUATRE    ANNÉES    DE    l'hISTOIRE   DES   ÉTATS-UNIS.  815 

sion  pût  être  acceptée  par  tous  sans  que  la  soumission  ressemblât 
en  rien  à  l'abdication  d'un  droit?  Le  général  Grant  avait  été  l'inter- 
prète de  tous  les  honnêtes  gens  du  parti  républicain  lorsqu'il  avait 
dit  à  l'occasion  de  cette  crise  :  «  Aucun  homme  digne  de  la  prési- 
dence ne  saurait  consentir  à  l'occuper,  s'il  y  était  élevé  par  la 
fraude.  Chacun  des  deux  partis  peut  supporter  d'être  déçu  dans  ses 
espérances,  mais  aucun  des  deux  ne  peut  consentir  à  l'emporter  à 
l'aide  de  résultats  sur  lesquels  pèserait  le  soupçon  de  relevés  illé- 
gaux ou  frauduleux.  »  C'était  là  le  langage  de  la  droiture  et  de  l'hon- 
nêteté; mais  où  était  l'autorité  qui  prononcerait  sur  les  questions 
en  litige  entre  les  deux  partis  ?  La  constitution  fédérale  n'a  rien  prévu 
pour  la  vérification  des  opérations  électorales  :  le  sénat  n'est  investi 
d'aucun  droit  de  contrôle  sur  les  votes  qui  lui  sont  transmis,  sous 
la  forme  de  bulletins  cachetés,  par  les  gouverneurs  des  états.  L'opi- 
nion la  plus  accréditée  parmi  les  jurisconsultes  ne  lui  attribue  qu'un 
simple  pouvoir  dcchiratif;  c'est-à-dire  que  sa  fonction  se  borne  à 
ouvrir  les  bulletins  de  vote  en  séance  publique  et  à  constater  offi- 
ciellement le  nombre  des  suffrages  obtenus  par  les  candidats,  sans 
qu'il  puisse  se  faire  juge  de  la  validité  des  suffrages  exprimés. 
Néanmoins,  pendant  la  guerre  civile  et  par  un  simple  or  îre  du 
jour,  le  sénat  avait  établi  comme  règle  que,  lorsque  le  vote  d'un 
état  donnait  lieu  à  contestation,  il  ne  pouvait  être  rendu  valable 
que  par  une  décision  conforme  des  deux  chambres.  Il  suffisait  donc, 
pour  que  le  vote  d'un  état  ne  fût  pas  compté,  que  la  majorité 
d'une  des  deux  chambres  se  prononçât  pour  son  annulation.  A 
l'abri  de  cette  jurisprudence,  lors  de  la  seconde  élection  du  géné- 
ral Grant,  le  sénat  avait  tenu  pour  non  avenus  les  votes  de  l'Arkan- 
sas  parce  que  les  bulletins  de  vote  lui  avaient  été  transrais  sous  un 
pli  scellé  du  cachet  personnel  da  gouverneur  et  non  du  sceau  de 
l'état.  Or  il  avait  été  établi,  après  1  élection,  que  l'état  d'Arkan- 
sas  n'avait  ni  armoiries  ni  sceau  officiel  et  que,  de  tout  temps,  on 
y  avait  procédé  de  la  façon  que  le  sénat  avait  déclarée  irrégulière. 
La  majorité  obtenue  en  1872  par  le  général  Grant  était  tellement 
considérable  que  l'admission  ou  le  rejet  des  votes  de  l'Arkansas  ne 
pouvait  avoir  aucune  influence  sur  le  résultat  définitif.  Néanmoins, 
dès  cette  époque,  les  jurisconsultes  se  préoccupèrent  des  consé- 
quences éventuelles  d'une  jurisprudence  dans  laquelle  ils  ne  pou- 
vaient s'empêcher  de  voir  une  véritable  usurpation. 

En  présence  du  silence  absolu  de  la  constitution,  quelle  pouvait 
être  la  valeur  légale  d'une  simple  décision  du  sénat?  Le  pays  se 
soumettrait-il  à  une  jurisprudence  créée  dans  une  époque  de  lutte 
et  de  trouble  pour  satisfaire  les  passions  d'un  parti  disposant  alors 
d'une  force  irrésistible?  Où  conduirait  d'ailleurs  l'application  de 
cette  jurisprudence,  les  deux  chambres  étant  animées  de  sentimens 


816  BEVUE   DES    DEUX   MONDES. 

absolument  contraires?  Si  l'une  frappait  d'opposition  les  votes  en 
faveur  de  M.  Tilden,  l'autre  ne  manquerait  pas  de  contester  la  vali- 
dité de  tous  les  suffrages  accoj-dés  à  M,  Hayes  :  les  élections  seraient 
ainsi  annulées  en  fait,  et  la  confédération  se  trouverait  sans  prési- 
dent et  sans  gouvernement.  Cette  perspective  était  loin  de  déplaire 
à  tout  le  monde  :  les  républicains  intransigeans  soutenaient  que, 
dans  ce  cas,  le  général  Grant  conserverait  le  pouvoir  jusqu'à  ce 
qu'il  fût  procédé  à  une  nouvelle  élection,  et  en  s'attachant  rigou- 
reusement à  la  lettre  de  la  constitution,  on  aurait  pu  prétendre  que 
cette  élection  ne  pouvait  valablement  avoir  lieu  avant  l'automne 
de  1880,  Il  faut  reconnaître,  à  l'honneur  du  général  Grant,  qu'il 
repoussa  de  toutes  ses  forces  une  combinaison  qui  l'aurait  laissé 
en  possession  du  pouvoir.  Nul  n'appuya  plus  énergiquement  les 
appels  à  la  conciliation  qui  se  faisaient  entendre  de  toutes  parts. 

Un  compromis  fut  donc  proposé  qui  consistait  à  remettre  à  une 
commission  arbitrale  l'examen  et  la  décision  de  toutes  les  questions 
litigieuses.  Cette  commission,  qui  serait  investie  des  mêmes  pou- 
voirs que  le  congrès,  devait  se  composer  de  cinq  sénateurs,  de  cinq 
représentans  et  de  cinq  des  juges  de  la  cour  suprême.  Celte  inter- 
vention du  pouvoir  judiciaire  n'avait  rien  que  de  conforme  aux  idées 
et  à  la  pratique  des  Américains,  la  cour  suprême  étant  l'inierprète 
légal  de  la  constitution  et  exerçant  un  véritable  droit  d'annulation 
sur  les  lois  particulières  des  états  et  même  sur  les  lois  votées  par 
le  congrès,  lorsqu'elle  les  juge  contraires  au  pacte  lédéral.  Si  le 
conmierce  et  l'industrie,  si  tous  les  intérêts  alarmés  par  la  per- 
spective d'une  nouvelle  guerre  civile  étaient  unanimes  à  souhaiter 
qu'une  transaction  mît  un  terme  à  l'agitation  fiévreuse  à  laquelle 
le  pays  était  en  proie,  les  hommes  qui  font  une  profession  de  la 
politique  et  qui  en  vivent  n'écoutaient  que  l'esprit  de  parti  et  refu- 
saient de  désarmer.  Le  compromis  rencontra  donc  une  opposition 
ardente  au  sein  du  sénat,  où  les  républicains  avaient  la  majorité. 
MM.  Blaine  et  Hamlin,  du  Maine;  les  deux  Cameron,  de  la  Pensyl- 
vanie,  et  M.  Sherman,  de  l'Ohio,  se  signalèrent  par  leur  acharne- 
ment; mais  M.  Gonkling,  de  J\evv-York,  confident  habituel  du 
général  Grant,  et  M.  Frelinghuysen,  du  New-Jersey,  qui  devait  à 
son  titre  d'ancien  vice-président  des  États-Unis  une  grande  autorité 
morale,  rallièrent  au  compromis  un  certain  nombre  de  voix  répu- 
blicaines et  réussirent  à  le  faire  voter.  L'opposition  lut  beaucoup 
moins  vive  à  la  chambre  ;  toutefois  signalons  qu'au  nombre  de  ceux 
qui  combattirent  le  compromis  avec  le  plus  de  vivacité  se  trouva 
M.  Garfield,  de  l'Ohio,  celui-là  même  qui  vient  d'être  élu  président. 
Dès  que  la  loi  eut  été  votée,  elle  fut  transmise  au  président,  qui 
s'empressa  de  la  sanctionner  et  de  la  faire  promulguer. 

Un  seul  des  sénateurs  du  parti  démocratique,  M.  Eaton,  avait 


QUATRE   ANNÉES    DE   l'hISTOIRE   DES    ÉTATS-UNIS.  817 

parlé  et  voté  contre  le  compromis,  parce  que  la  rédaction  de  la 
loi,  à  son  avis,  ne  donnait  pas  les  garanties  que  son  parti  avait  le 
droit  d'exiger.  M.  Eaton  avait  vu  juste,  et  la  plus  cruelle  déception 
attendait  les  démocrates.  Les  deux  chambres  procédèrent  immé- 
diatement à  la  désignation  des  membres  de  la  commission  arbi- 
trale. Conformément  aux  usages  américains,  qui  sont  les  mêmes 
que  ceux  du  parlement  anglais  et  qui  veulent  qu'on  fasse  dans 
toute  commission  la  part  de  la  minorité,  la  chambre  élut  trois 
démocrates  et  deux  républicains;  le  sénat,  à  son  tour,  fit  choix  de 
trois  républicains  et  de  deux  démocrates.  Les  forces  se  trouvaient 
donc  balancées,  et  l'influence  décisive  allait  demeurer  à  l'élément 
judiciaire.  Les  convenances  contraignaient  la  cour  suprême  à  dési- 
gner les  plus  anciens  de  ses  membres.  Les  deux  doyens  se  trouvè- 
rent être  deux  démocrates;  venaient  ensuite  deux  juges  apparte- 
nant au  parti  républicain;  le  cinquième,  M.  Davis,  était  un 
démocrate,  mais  à  ce  moment  même  la  législature  de  l'illinois 
l'élut  pour  représenter  cet  état  au  sénat,  et  le  juge  qui  venait  après 
lii  par  rang  d'ancienneté  était  un  républicain  ardent,  à  qui  appar- 
tiat  ainsi  la  voix  prépondérante,  et  qui  était  bien  décidé  à  ne  con- 
sulter que  les  intérêts  de  son  parti. 

Xbusés  par  le  titre  de  la  commission  arbitrale,  les  démocrates 
avaient  cru,  en  votant  la  loi,  qu'ils  auraient  affaire  à  un  véritable 
tribunal  qui  se  ferait  juge  de  la  validité  des  opérations  électorales, 
devant  lequel  ils  pourraient  produire  les  preuves  qu'ils  avaient  réu- 
nies et  faire  entendre  les  témoins  qui  avaient  déjà  comparu  devant 
les  commissions  d'enquête.  Gela  n'eut  pas  fait  le  compte  des  répu- 
blicains, qui  ne  se  dissimulaient  pas  l'impossibilité  de  contester  les 
fraudes  commises  dans  la  Louisiane  et  dans  la  Floride.  Il  fallait  donc 
supprimer  toute  discussion  sur  la  moralité  et  la  validité  des  suffrages 
exprimés.  La  commission  arbitrale  à  la  majorité  de  huit  voix  contre 
sept,  commença  par  poser  comme  première  règle  de  ses  délibéra- 
tions que  son  examen  ne  porterait  que  sur  les  documens  qui  lui 
seraient  transmis  par  le  président  du  sénat  avec  les  certificats  joints 
aux  bulletins  de  vote.  Cette  première  décision  enlevait  aux  démo- 
crates la  possibilité  de  faire  usage  des  preuves  écrites  et  des  docu- 
mens recueillis  dans  la  double  enquête  qui  venait  d'avoir  lieu,  et 
de  faire  entendre  des  témoins  à  l'appui  de  leurs  protestations. 
Abordant  ensuite  le  fond  du  litige,  la  commission  décida,  à  la  même 
majorité  de  huit  voix  contre  sept,  qu'aux  termes  du  bill  de  compro- 
mis, elle  avait  les  mêmes  pouvoirs  que  les  deux  chambres  du  con- 
grès, réunies  en  convention,  mais  que  ses  pouvoirs  n'allaient  pas 
au-delà  de  ceux  de  la  convention,  et  qu'elle  ne  pouvait  les  étendre  : 
par  conséquent,  il  ne  lui  appartenait  pas  d'apprécier  la  validité 

TOME   XLIII.   —   1881.  ^^ 


818  BEVTJE   DES    DEUX   MONDES. 

et  la  régularité  des  opérations  électorales,  mission  confiée  dans 
chaque  état  à  la  commission  de  recensement.  Elle  réduisait  donc 
son  rôle  à  celui  du  congrès  lui-même,  c'est-à-dire  à  constater  si  les 
déclarations  des  résultats  du  scrutin  populaire  émanaient  de  l'au- 
torité qui  avait  mandat  légal  de  faire  ces  déclarations,  c'est-à- 
dire  des  commissions  de  recensement  ;  si  les  votes  des  électeurs  pré- 
sidentiels avaient  été  transmis  en  bonne  et  due  forme  sous  pli  cacheté, 
et  s'ils  avaient  été  accompagnés  de  certificats  contresignés  par 
l'autorité  compétente,  c'est-à-dire  par  les  gouverneurs.  Grâce  à 
cette  interprétation  inattendue  du  compromis,  la  commission  arbitrale 
supprima  donc  complètement  la  discussion  des  points  de  fait  et  ruina 
l'espérance  légitime  que  les  démocrates  avaient  conçue  de  faire 
annuler  les  votes  de  quelqu'un  des  trois  états  objets  du  litige, 
Touti^s  les  questions,  y  compris  celles  de  l'éligibilité  d'un  électeur 
de  la  Floride  et  d'un  électeur  de  l'Orégon,  furent  résolues  contre 
les  démocrates ,  et  la  commission  arbitrale ,  opérant  exactement 
comme  l'aurait  fait  le  sénat  lui-même,  et  tenant  pour  indiscutables 
les  bulletins  de  vote  qui  lui  étaient  remis,  déclara  que  M.  Hayes 
ayant  réuni  185  voix,  c'est-à-dire  la  majorité  absolue  du  collège 
présidentiel,  était  élu  président.  Toutes  les  décisions  furent  rendues 
à  la  même  majorité,  les  huit  membres  républicains  votant  invaria- 
blement dans  un  sens,  et-  les  sept  démocrates  dans  l'autre,  sans 
que  personne,  dans  ce  litige  où  aucun  intérêt  privé  n'était  en  jeu, 
se  fît  le  moindre  scrupule  de  n'écouter  que  l'esprit  de  parti. 

Plus  les  espérances  des  démocrates  avaient  été  grandes,  plus 
le  désappointement  fut  amer.  Les  résolutions  les  plus  violentes 
se  firent  jour  aussitôt:  les  décisions  de  la  commission  arbitrale 
furent  qualifiées  d'ignoble  escamotage,  et  il  fut  plus  que  jamais 
question  d'en  appeler  aux  armes.  La  situation  était  d'autant  plus 
grave  que  l'on  était  arrivé  aux  derniers  jours  de  février  :  le  prési- 
dent allait  être  désarmé  par  l'expiration  légale  de  ses  pouvoirs;  le 
congrès  était  paralysé  par  l'antagonisme  qui  existait  entre  les  deux 
chambres  ;  et  les  deux  partis,  enfiévrés  par  six  mois  de  luttes 
électorales  et  trois  mois  d'incertitude  et  d'anxiété,  s'exaspéraient 
l'un  l'autre  par  un  continuel  échange  de  menaces  et  de  défis. 
Une  te'le  situation  autorisait  toutes  les  craintes;  mais  les  États- 
Unis  firent  voir,  à  l'occasion  de  cette  crise,  quelles  épreuves  redou- 
tables peuvent  être  impunément  traversées  par  une  démocratie  au 
sein  de  laquelle  les  principes  religieux  et  les  sentimens  conserva- 
teurs ont  gardé  leur  puissance  et  entretiennent  dans  la  popula- 
tion le  respect  du  droit  et  l'obéissance  à  la  loi.  Une  crise  vient-elle 
à  se  produire  dans  une  telle  démocratie,  le  véritable  patriotisme, 
le  sentiment  des  devoirs   qu'imposent  à  tous  la  préservation  de 


QUATRE  ANNÉES    DE    l'hISTOIRE    DES    ÉTATS-UNIS.  819 

l'ordre  matériel  et  le  souci  du  bien  public,  font  taire  l'esprit  de 
parti,  dominent  les  passions  politiques  et  font  accepter  les  sacri- 
fices d'opinions  les  plus  douloureux. 

On  vit  donc  les  hommes  les  plus  considérables  parmi  les  démo- 
crates, ceux-là  précisément  que  le  triomphe  de  M.  ïilden  aurait 
amenés  au  pouvoir,  se  mettre  en  avant  pour  fermer  la  bouche  aux 
intransigeans  de  leur  parti,  reconnaître  que  les  républicains  avaient 
pour  eux  la  lettre  de  la  loi,  que  le  compromis  qui  avait  abouti  à  la 
création  de  la  commission  arbitrale  devait  être  observé,  quelque 
déception  qu'il  eût  amenée,  et  que,  l'élection  de  M.  Hayes  en  décou- 
lant nécessairement,  il  fallait  préférer  la  défaite  au  déchirement  de 
la  patrie.  C'était  déjà  un  résultat  considérable  que  d'avoir  coupé  en 
deux  fractions  égales  le  collège  électoral  et  la  nation;  l'évidence 
de  l'injustice  commise  à  l'égard  du  parti  ne  pourrait  qu'accroître 
et  fortifier  les  sympathies  qu'il  avait  reconquises  au  sein  des  popu- 
lations du  Nord  :  la  résignation  volontaire  du  Sud  imposerait  à  ses 
adversaires  le  respect,  la  justice  et  la  modération.  A  la  tête  de  ceux 
qui  tenaient  ce  sage  et  patriotique  langage  étaient  MM.  Lamar, 
député  de  la  Louisiane,  et  Wade  Hampton,  gouverneur  élu  de 
la  Caroline  du  Sud,  dont  le  dévoùment  aux  intérêts  du  Sud  ne  pou- 
vait être  suspecté,  car  tous  deux  avaient  fait  leurs  preuves,  et  leurs 
paroles  empruntaient  à  leur  passé  une  irrésistible  autorité. 

Une  réunion  générale  des  représentans  du  parti  démocratique 
fut  convoquée  pour  délibérer  sur  la  conduite  à  tenir.  A  la  suite 
d'un  débat  orageux,  il  fut  décidé,  à  la  majorité  de  60  voix  contre  41, 
qu'aucune  opposition  ne  serait  faite  à  la  proclamation  et  à  l'instal- 
lation de  M.  Hayes,  qu'on  se  bornerait  à  une  simple  protestation. 
Les  partisans  de  la  conciliation  firent  remarquer  que  toute  autre 
conduite  menait  à  la  guerre  civile  et  au  renouvellement  des 
désastres  dont  le  Sud  se  relevait  si  péniblement.  Un  appel  à  la 
résistance  aliénerait  sans  retour  les  populations  du  Nord,  dont  les 
yeux  commençaient  à  s'ouvrir  sur  les  excès  de  toute  sorte  dont  le 
Sud  avait  soulfert.  Il  fallait,  au  contraire,  se  faire  un  argument 
de  l'injustice  dont  M.Tilden  était  victime  et  profiter  du  retour  d'o- 
pinion qui  se  produisait  dans  le  Nord  pour  obtenir  enfm  la  restitu- 
tion de  l'autonomie  administrative  des  états  du  Sud  et  la  fin  du 
régime  militaire.  Les  mêmes  orateurs  firent  valoir  encore  que,  dans 
le  congrès  nouveau  dont  les  pouvoirs  allaient  commencer  en  même 
temps  que  ceux  du  président,  le  4  mars  1877,  la  majorité  assurée 
aux  démocrates  au  sein  de  la  chambre  des  représentans  serait  plus 
forte  encore  que  dans  le  congrès  qui  allait  se  séparer;  que  la  majo- 
rité républicaine  du  sénat  serait  fort  affaiblie  et  qu'on  avait  l'espé- 
rance d'arriver  bientôt  à  l'égalité  des  forces.  Le  parti  démocratique 


820  REVUE    DES    DEDX   MONDES, 

aurait  donc  en  main,  par  le  budget,  la  disposition  de  la  fortune 
publi(]ue,  et  par  les  conditions  qu'il  pourrait  mettre  au  vote  des 
crédits,  il  imposerait  au  gouvernement  l'équité  et  l'impartialité 
qu'il  n'avait  pu  obtenir  du  général  Grant  que  dans  la  dernière  année 
de  sa  présidence.  Ces  exhortations  prévalurent  sur  les  conseils  de 
la  colère  et  de  la  passion. 

Pendant  que  des  efforts  énergiques  étaient  faits  pour  calmer 
l'irritatiod  des  députés  du  Sud,  les  idées  de  conciliation  et  d'apai- 
sement faisaient  également  leur  chemin  au  sein  du  parti  républi- 
cain. Le  revirement  incontestable  qui  s'était  produit  dans  les 
sentimens  des  populations  du  Nord  se  dessinait  avec  plus  de  force 
depuis  que  les  enquêtes  avaient  révélé  l'état  d'oppression  dans 
lequel  les  états  du  Sud  avaient  vécu  pendant  dix  années,  le  gaspil- 
lage et  la  dilapidation  de  leurs  finances,  et  l'ilotisme  politique  dans 
lequel  la  population  blanche  était  maintenue  avec  l'assistance  des 
baïonnettes  fédérales.  Plusieurs  députés  républicains  du  Massa- 
chusetts exprimèrent  publiquement,  avec  autant  de  force  que  de 
franchise,  les  sentimens  que  ces  révélations  éveillaient  chez  eux.  11 
n'était  point  de  républicain  modéré  qui  ne  reconnût  la  nécessité  de 
mettre  fin  à  la  pohtique  de  compression  à  outrance.  Une  entente 
n'était  donc  pas  imi)ossil)le  :  des  ouvertures  furent  faites  confiden- 
tiellement aux  amis  de  M.  Hayes  par  les  hommes  les  plus  influens 
du  Sud.  Ceux-ci  se  déclaièrent  prêts  à  accepter  et  à  laisser  procla- 
mer M.  Hayes,  si  le  nouveau  président  s'engageait  à  reconnaître 
comme  légitimement  élus  M.  Wade  Hampton  et  M.  Nichoils,  nom- 
més gouverneurs,  le  premier  dans  la  Caroline  du  Sud  et  le  second 
dans  la  Lousiane,  à  abandonner  à  leurs  propres  forces  les  soi-disant 
gouverneurs  républicains  qui  ne  pouvaient  espérer  d'être  installés 
et  maintenus  que  jjar  l'emploi  des  troupes  fédérales  et  l'effusion 
du  sang  ;  enfin  à  retirer  du  Sud  les  garnisons  fédérales  dès  qu'une 
expérience  de  quelques  ujois  aurait  démontré  que  leur  présence 
n'était  pas  nécessaire  au  maintien  de  la  tranquillité  publique. 
Les  hommes  du  SuJ,  on  le  voit,  ne  visaient  qu'à  reprendre  en 
main  l'administration  de  leurs  propres  affaires  :  il  était  bien 
plus  important  à  leurs  yeux  d'être  maîtres  chez  eux  et  de  ne  plus 
se  voir  imposer  par  la  force  des  représentans  et  des  gouverneurs 
qui  les  accablaient  d'impôts  et  d'exactions  que  de  faire  asseoir 
un  homme  de  leur  parti  sur  le  fauteuil  présidentiel.  Ils  n'avaient 
lutté  pour  la  présidence  qu'en  vue  de  reconquérir  leur  auto- 
nomie administrative  :  si  on  la  leur  assurait,  ils  obtenaient  le  résul- 
tat qu'ils  avaient  souhaité  par-dessus  tout  ;  ils  faisaient  bon  marché 
des  honneurs  et  des  profits  attachés  aux  fonctions  fédérales. 

Les  ouvertures  confidentielles  des  chefs  des  démocrates  furent 


QUATRE    ANNÉES    DE    l'hISTOIRE    DES    ÉTATS-UNIS.  821 

accueillies  favorablement  par  les  amis  de  M.  Hayes;  et  le  lendemain 
du  jour  où  la  réunion  des  démocrates  avait  décidé  d'accepter  les 
décisions  de  la  commission  arbitrale,  un  ami  intime  de  M.  Hayes, 
le  représentant  du  district  électoral  de  l'Ohio,  dans  lequel  M.  Hayes 
réside  et  qu'il  a  représenté  au  congrès,  prit  la  parole  au  sein  de  la 
chambre  et,  se  portant  fort  pour  le  futur  président,  déclara  que 
celui-ci  regarderait  comme  un  devoir  de  traiter  tous  les  états  avec 
une  égale  impartialité,  et  d'assurer  aux  citoyens  du  Sud,  quels  que 
fussent  leurs  antécédens  et  leurs  opinions,  la  jouissance  de  leurs 
droits  civils  et  politiques  dans  toute  leur  plénitude.  Cette  déclara- 
tion, faite  avec  une  grande  solennité,  fut  prise  et  acceptée  comme 
un  engagement  formel  de  la  part  du  futur  président. 

II. 

Avant  de  se  séparer,  la  chambre  des  représentans,  dont  les  pou- 
voirs expiraient,  vola  une  protestation  dans  la({uelle  elle  exprimait 
la  conviction  que  M.  Tilden  avait  obtenu  une  majorité  d'au  moins 
18  voix  et  qu'il  avait  été  le  véritable  élu  de  la  nation.  Bien  que 
cette  affirmation  ne  pût  être  contredite  avec  sincérité  par  personne, 
la  protestation  de  la  chambre  n'en  était  pas  moins  une  affaire  de 
pure  forme,  et  nul  ne  songeait  plus  à  mettre,  obstacle  à  la  pro- 
clamation et  à  l'installation  du  candidat  républicain.  Lorsque 
M.  Hayes  se  rendit  de  la  Maison-Blanche  au  Gapitole  pour  prêter 
serment  de  fidélité  à  la  coiisiitution,  des  groupes  nombreux  firent 
retentir  sur  le  passage  du  cortège  des  cris  de:  uVive  Tilden!  »  mais 
tout  se  borna  à  cette  inoiïensive  manifestation,  et  dès  que  le  prési- 
dent parut  sur  l'estrade  élevée  en  face  du  Gapitole,  le  silence  s'éta- 
blit de  lui-même  pour  permettre  à  tous  d'entendre  le  discours 
qui  devait  formuler  le  programme  de  la  nouvelle  administration. 

La  plus  grande  partie  de  ce  discours  étaii  consacrée  à  la  situa- 
tion des  anciens  états  à  esclaves.  M.  Hayes  renouvelait,  mais  avec 
plus  de  précision  et  de  force,  les  engagemens  qu'il  avait  pris  dans 
la  lettre  par  laquelle  il  avait  accepté  la  candidature  à  la  prési- 
dence (i).  Il  annonçait  l'intention  de  poursuivre  la  pacification  défi- 
nitive du  pays  par  le  respect  et  la  protection  des  droits  constitu-' 
tionnels  de  tous  les  citoyens,  sans  acception  ni  de  parti  ni  de 
couleur.  En  proclamant  que  1*^  rétablissement  de  l'autonomie  admi- 
nistrative de  tous  les  états  était  une  nécessité  impérieuse  et  que  la 
question  se  posait  dans  le  Sud  entre  le  gouvernement  parla  majorité 
ou  l'absence  de  tout  gouvernement,  entre  le  rétablissement  de 

{1)  Voyez  la  Revue  du  15  septembre  IbTù. 


822  REVDE    DES    DEDX   MONDES. 

l'ordre  social,  du  travail  et  de  la  prospérité  ou  l'anarchie  et  le 
retour  à  la  barbarie,  M.  Hayes  désavouait  implicitement  la  poli- 
tique violente  et  passionnée  de  son  prédécesseur,  qui,  pendant  le 
cours  de  son  administration,  avait  maintenu  des  minorités  en  pos- 
session du  pouvoir  par  l'assistance  des  forces  fédérales.  Les  pre- 
miers actes  du  président  furent  conformes  à  son  langage.  M.  Hayes 
accepta  sans  hésiter  la  démission  de  tous  les  ministres  du  général 
Grant,  même  de  M.  Morrill,  malgré  les  preuves  de  capacité  que 
celui-ci  avait  données  dans  la  conduite  des  finances  et  malgré  le 
succès  de  l'emprunt  de  liOO  millions  de  dollars  qu'il  avait  émis 
pour  commencer  la  conversion  de  la  dette  fédérale.  11  tint  à  don- 
ner une  première  satisfaction  aux  hommes  du  Sud  en  éloignant  de 
ses  conseils,  malgré  les  instances  qui  étaient  faites  auprès  de  lui,  le 
ministre  de  la  guerre,  M.  Gameron,  qui,  au  début  de  la  lutte  élec- 
torale, avait  adressé  aux  commandans  des  forces  fédérales  une  cir- 
culaire considérée  comme  une  tentative  d'intimidation  à  l'égard 
des  électeurs  démocrates. 

Pour  composer  son  ministère,  M.  Hayes  fit  appel  à  des  hommes 
nouveaux,  et  il  les  choisit  de  préférence  dans  la  fraction  la  plus 
modérée  du  parti  républicain.  M.  Evarts  fut  nommé  secrétaire 
d'état,  c'est-à-dire  ministre  des  affaires  étrangères.  Né  à  Boston  en 
1818,  mais  devenu  citoyen  de  l'état  de  New- York,  M.  Evarts  a  la 
réputation  d'être  le  premier  jurisconsulte  et  l'avocat  le  plus  élo- 
quent des  États-Unis.  La  considération  dont  il  jouit  est  égale  à  sa 
réputation,  et  il  a  été  plusieurs  fois  question  de  lui  offrir  la  candi- 
dature au  poste  de  gouverneur  de  l'état  de  New-Yoi  k,  qui  est,  après 
la  présidence,  la  fonction  élective  la  plus  considérable  des  Etats- 
Unis,  M.  Evarts  a  occupé  le  poste  d'avocat-général,  c'est-à-dire  de 
ministre  de  la  justice  dans  le  cabinet  du  président  Lincoln;  il  a  été 
le  conseil  judiciaire  et  le  principal  défenseur  du  président  Johnson, 
lorsque  celui-ci  fut  mis  en  accusation  devant  le  sénat  par  une 
chambre  où  dominait  la  fraction  extrême  du  parti  républicain.  Il  a 
été  un  des  trois  jurisconsultes  que  le  gouvernement  fédéral  chargea 
de  soutenir  la  cause  des  États-Unis  devant  le  tribunal  arbitral  de 
Genève,  dans  le  litige  relatif  aux  déprédations  de  VAlabama,  et  il 
a  dû  à  sa  réputation  d'éloquence  d'être  chargé  de  prononcer  le  dis- 
cours d'ouverture  de  l'exposition  organisée  pour  célébrer  le  cente- 
naire de  l'indépendance  américaine.  La  popularité  de  M.  Evarts 
tenait  moins  encore  à  ses  talens  qu'à  la  modération  notoire  de  ses 
opinions.  En  187/1,  il  avait  flétri  avec  énergie,  comme  un  acte  d'in- 
juste oppression,  l'envoi  dans  la  Louisiane  d'un  corps  de  troupes 
fédérales,  destiné  à  réinstaller  par  la  force  une  administration  qui  ne 
devait  ses  pouvoirs  qu'à  la  fraude  et  qui  avait  été  chassée  par  la 


QUATRE   ANNÉES    DE   l'hISTOIRE    DES   ÉTATS-UNIS.  823 

population.  Dès  le  début  de  la  latte  électorale,  il  s'était  déclaré  en 
faveur  des  réformes  administratives  et  de  la  punition  des  concus- 
sionnaires, et  bien  qu'il  eût  .soutenu  devant  la  commission  arbitrale 
la  thèse  favorable  à  la  candidature  de  M.  Hayes,  il  avait,  à  cette 
occasion,  prononcé  sur  les  di'oits  des  états  et  les  devoirs  de  l'auto- 
rité centrale  un  discours  qu'aucun  démocrate  n'aurait  désavoué.  Sa 
présence  dans  le  cabinet  était  donc  une  garantie  pour  le  Sud. 

M.  Karl  Schurz,  appelé  au  ministère  de  l'intérieur,  est  un  Alle- 
mand qui  s'est  réfugié  aux  États-Unis  après  les  événemens  de  I8Z18. 
Il  s'y  est  fait  naturaliser  et  il  est  citoyen  du  Missouri.  Pendant  la 
guerre  de  la  rébellion,  il  a  servi  avec  distinction  dans  l'armée  fédérale, 
à  la  tête  d'une  brigade  exclusivement  formée  d'émigrans  allemands; 
ruais  il  a  été  un  des  premiers  à  recommander,  après  la  victoire,  la 
modération  et  la  justice  vis-à-vis  des  vaincus.  Sénateur  pour  le  Mis- 
souri, de  18(59  à  1875,  il  avait  fait  une  opposition  très  vive  à  la 
politique  du  général  Grant,  et  il  était  devenu  l'un  des  chefs  du 
groupe  des  républicains  libéraux  qui  avaient  combattu  la  réélection 
du  général.  Il  avait  appuyé  de  sa  parole  et  de  son  influence  la  can- 
didature de  M.  Hayes,  mais  en  se  déclarant  le  partisan  très  résolu 
de  la  réforme  administrative.  Le  ministre  de  la  guerre,  M.  Mac 
Grary,  de  l'Iowa,  avait  chaleureusement  appuyé  le  bill  de  compro- 
mis au  sein  de  la  chambre  des  représentans.  Le  choix  le  plus  signi- 
ficatif était  celui  du  directeur-général  des  postes,  M.  David  Kay,  du 
Tennessee.  Celui-ci  était  un  démocrate  de  vieille  roche  et  un  ancien 
l'ebelle  :  il  avait  pris  parti  pour  le  Sud  avec  la  plupart  de  ses  com- 
patriotes, et  il  avait  fait  toutes  les  campagnesdela  guerre  de  larébel- 
îion  comme  colonel  du  IS''  régiment  du  Tennessee.  A  la  mort  de 
l'ex-président    Johnson,    il   l'avait   remplacé    au   congrès   fédéral 
comme  sénateur  pour  le  Tennessee;  mais  il  n'avait  pas  tardé  à  rési- 
gner son  mandat,  afin  de  se  consacrer  exclusivement  au  barreau. 
Il  jouissait  d'une  grande  considération  dans  le  Sud.  En  l'appelant  à 
faire  partie  du  cabinet,  M.  Hayes  donnait  le  premier  exemple  d'un 
président  faisant  entrer  au  conseil  des  ministres  un  représentant 
du  parti  vaincu.  Il  va  sans  dire  qu'avant  M.  Kay  aucun  rebelle  am- 
nistié n'avait  rempli  des  fonctions  fédérales  de  quelque  importance. 
Parmi  les  autres  membres  du  cabinet,  le  ministre  de  la  marine, 
M.  Piich-ird  Thompson,  de  l'Indiana,  et  l'attorney-général,  M.  Devens, 
du  Massachusetts,  n'avaient  encore  joué  aucun  rôle  marquant  et 
n'avaient  point  d'antécédens  qui  les  empêchassent  de  se  rallier  à 
la  politique  de  modération  du  président.  Un  seul  ministre,  celui  des 
finances,  M.  Sherman,  de  l'Ohio,  frère  du  général  en  chef  de  l'ar- 
mée fédérale,  s'était  montré  hostile  au  compromis  ;  mais  il  était  le 
compatriote  et  l'ami  personnel  de  M.  Hayes  :  il  passait  pour  fort 


82Ù  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

entendu  dans  les  matières  de  finances,  et  cette  réputation,  qu'il 
devait  justifier,  avait  déterminé  sa  nomination. 

L'opinion  publique  applaudit  sans  réserve  à  l'esprit  qui  avait 
inspiré  les  choix  de  M.  Hayes  :  ils  n'en  excitèrent  pas  moins  un  assez 
vif  mécontentement  parmi  les  chefs  du  parti  républicain.  Ceux-ci 
faisaient  remarquer  avec  amertume  que  quatre  des  états  qui  avaient 
voté  pour  M.  Tilden,  New-York,  l'Indiana,  le  Missouri  et  le  Ten- 
nessee, avaient  fourni  des  membres  au  cabinet,  où  les  états  qui 
avaient  donné  la  majorité  au  parti  républicain  ne  comptaient  que 
trois  représentans.  Etait-ce  ainsi  que  M.  Hayes  récompensait  les 
efforts  et  les  sacrifices  faits  pour  assurer  le  succès  de  sa  candida- 
ture? N'était-ce  pas  assez  d'abandonner  les  administrations  répu- 
blicaines du  Sud  et  de  livrer  ainsi  un  certain  nombre  d'états  aux 
anciens  rebelles,  fallait-il  encore  faire  à  ceux-ci  une  place  dans  le 
gouvernement?  La  chambre  des  représentans  avait  dû  se  séparer 
par  suite  de  l'expiration  de  ses  pouvoirs  ;  mais  le  sénat  était  demeuré 
réuni  en  session  administrative,  parce  que  son  approbation  était 
nécessaire  pour  rendre  définitifs  les  choix  que  le  président  avait  faits. 
On  appréhenda  pendant  quelques  jours  que  le  sénat  ne  refusât  de 
confirmer  la  nomination  de  quelques-uns  des  nouveaux  ministres; 
mais  une  scission  s'opéra  au  sein  de  la  majorité  républicaine  ;  un 
certain  nombre  de  sénateurs  du  Nord  annoncèrent  l'intention  de  se 
coaliser  avec  les  démocrates,  et  la  crainte  d'un  échec  fit  reculer  les 
mécontens.  Tous  les  ministres  furent  confirmés  dans  leurs  fonctions. 

M.  Hayes  tint  fidèlement  tous  les  engagemens  qui  avaient  été 
pris  en  son  nom.  H  voulut  voir  et  fit  venir  à  Washington  la  plupart 
des  hommes  importans  du  Sud,  et  entre  autres  les  gouverneurs 
Wade  Hampton  et  Nicholis,  pour  les  interroger  sur  la  situation  des 
états  auxquels  ils  appartenaient.  Aucun  d'eux  n'hésita  à  se  porter 
garant  du  maintien  de  l'ordre  après  le  départ  des  troupes  fédérales; 
et  sur  la  foi  de  ces  promesses,  le  président  retira  les  troupes 
cantonnées  dans  le  Sud,  en  ne  laissant  que  les  forces  néces- 
saires pour  garder  le  cours  du  Rio-Gi  ande  et  mettre  le  Texas  à 
l'abri  des  incursions  des  maraudeurs  mexicains.  Le  départ  des 
troupes  fédérales,  en  enlevant  aux  meneurs  du  parti  républicain 
dans  le  Sud  le  prestige  qui  faisait  leur  unique  force,  eut  pour  con- 
séquence la  dispersion  ou  l'abdication  des  législatures  et  des  admi- 
nistrations qui  avaient  usurpé  la  direction  des  atfaires  locales. 
L'agitation  entretenue  par  des  luttes  aussi  irritantes  que  stériles 
disparut  aussitôt  :  l'apaisement  se  fit  dans  les  esprits,  et  le  Sud  ne 
tarda  pas  à  jouir  d'un  calme  profond.  Cette  tranquillité  ne  fut  même 
pas  troublée  par  les  événemens  graves  dont  les  autres  parties  de 
la  confédération  furent  le  théâtre  pendant  les  mois  de  juillet  et 


QUATRE    ANNÉES    DE   l'hISTOIRE   DES    ÉTATS-UNIS.  825 

d'août  1877.  On  se  souvient  que,  la  stagnation  des  affaires  et  la 
diminution  du  trafic  ayant  contraint  les  compagnies  de  chemins  de 
fer  à  réduire  les  salaires  de  leur  personnel,  une  grève  ou  plutôt 
une  véritable  conspiration  s'organisa  pour  suspendre,  dans  le  nord 
et  dans  l'ouest  de  l'Union,  le  service  des  chemins  de  fer,  de  la  poste 
et  du  télégraphe.  Cette  grève  ne  prit  fin  qu'après  des  désordres  et 
des  collisions  sanglantes  qui  ont  été  racontées  ici  même  (1). 
M.  Hayes  n'hésita  pas  à  prêter  partout  main  forte  aux  adminis- 
trations locales,  désarmées  ou  impuissantes  :  il  suppléa  au  petit 
nombre  des  troupes  fédérales  en  recourant  aux  équipages  de  la 
flotte  :  la  décision  et  l'énergie  dont  il  fit  preuve  ne  contribuèrent 
pas  médiocrement  à  hâter  le  rétablissement  de  l'ordre. 

Aussitôt  la  clôture  de  la  session,  M.  Hayes  avait  conçu  le  projet 
de  visiter  les  états  du  Nord,  afin  d'avoir  occasion  d'exposer  et  de 
justifier  sa  politique  aux  yeux  du  gros  de  son  parti.  Il  fut  reçu  à 
merveille  dans  le  Massachusetts,  où  les  idées  de  modération  domi- 
naient; mais  on  lui  donna  le  conseil  de  ne  pas  pousser  sa  tournée 
au-delà  de  Boston.  Dans  les  autres  états  de  la  Nouvelle-Angleterre, 
il  aurait  trouvé  ses  adversaires  maîtres  du  terrain,  et  ceux-ci  auraient 
pu  profiter  des  réceptions  publiques  pour  discuter  et  censurer 
en  sa  présence  la  ligne  de  conduite  qu'il  avait  adoptée.  M.  Hayes 
déféra  à  ces  conseils  et  retourna  incontinent  à  Washington  en  traver- 
sant les  états  du  Centre,  New-York,  Naw-Jersey  et  la  Pensylvanie, 
où  l'accueil  qui  lui  fut  fait  ne  laissa  rien  à  désirer.  La  chambre  des 
représentans,  dont  les  pouvoirs  avaient  expiré  le  û  mars,  absorbée 
par  la  discussion  du  compromis  et  des  décisions  de  la  commission 
arbitrale,  n'avait  pu  terminer  l'examen  de  plusieurs  mesures  impor- 
tantes, et  elle  n'avait  pas  voté  le  budget  de  la  guerre.  Le  président 
avait  donc  songé  à  convoquer  une  session  extraordinaire  pour  le 
mois  de  juin,  afin  de  remédier  à  cette  omission.  H  abandonna  ce 
dessein  afin  de  ne  pas  fournir  à  ses  ennemis  l'occasion  d'une  cam- 
pagne parlementaire  contre  ses  ministres  et  afin  de  laisser  aux  mé- 
contentemens  le  temps  de  se  calmer.  Des  banquiers  consentirent  à 
avancer,  sur  la  signature  du  ministre  des  finances,  les  sommes 
nécessaires  au  paiement  de  la  solde  ;  les  traitemens  des  employés 
furent  suspendus,  et  la  session  extraordinaire  fut  ajournée  à  la 
seconde  moitié  d'octobre.  Avant  la  réunion  du  congrès,  le  président 
résolut  de  parcourir  les  états  du  Sud  afin  de  se  rendre  compte  par 
lui-même  de  l'état  des  choses  depuis  le  départ  des  troupes  fédé- 
rales, dont  les  derniers  détachemens  avaient  dû  être  rappelés  pour 
coopérer  à  la  répression  des  désordres  dans  les  états  du  Centre.  A  son 

(t)  Voyez  la  Revue  du  l'""  et  15  octobre  1877. 


826  REVUE    DES    DEUX   MONDES, 

arrivée  à  Louisville,  dans  le  Kentucky,  M.  Hayes  fut  reçu  par  la  plu- 
part des  gouverneurs  et  des  représentans  des  états  du  Sud,  accourus 
pour  lui  faire  honneur.  Chargé  de  porter  la  parole  pour  tous,  M.  Wade 
Hampton  prononça  à  celte  occasion  un  discours  qui  eut  un  immense 
retentissement.  En  rendant  hommage  à  la  politique  conciliante  du 
président,  en  faisant  l'éloge  de  sa  droiture  et  de  sa  modération, 
M.  Wade  Hampton  rompit  ouvertement  avec  les  intransigeans  du 
Sud,  non  moins  aveugles  et  non  moins  exaltés  que  ceux  du  Nord, 
qui  annonçaient  déjà  l'intention  de  profiter  de  la  réunion  du  con- 
grès pour  mettre  en  question  la  validité  des  pouvoirs  de  M.  Hayes 
et  rouvrir  ainsi  un  débat  irritant.  L'orateur  ne  s'en  tenait  pas  là  : 
en  faisant  ressortir  l'esprit  de  justice  qui  animait  les  nouvelles 
administrations  du  Sud,  en  annonçant  l'observation  fidèle  de  toutes 
les  lois  rendues  par  le  congrès  pour  consacrer  les  droits  civils  et 
politiques  des  aft'ranchis,  en  protestant  solennellement  du  respect 
des  hommes  du  Sud  pour  les  faits  accomplis  et  pour  la  législation 
qui  a  sanctionné  ces  faits,  M.  Wade  Hampton  donnait  aux  républi- 
cains modérés,  au  nom  de  ses  compatriotes,  toutes  les  assurances 
et  tous  les  gages  qu'on  pouvait  exiger  de  gens  d'honneur.  C'est 
ainsi  que  ce  discours  fut  interprété  ;  il  fut  considéré  comme  un 
appel  à  la  concorde  et  à  l'oubli  définitif  des  luttes  du  passé.  Tandis 
que  le  voyage  de  M.  Hayes  dans  la  vallée  du  Mississipi  et  son  retour 
par  les  états  riverains  de  l'Atlantique  n'étaient  qu'une  suite  d'ova- 
tions, les  conventions  ou  réunions  préparatoires,  convoquées  par  le 
parti  républicain  dans  l'Ohio,  le  Minnesota,  la  Pensylvanie,  le  New- 
Jersey,  le  Massachusetts,  pour  faire  choix  des  candidats  que  le 
parti  devait  soutenir  aux  élections  d'automne,  votaient  des  résolu- 
tions approbatives  de  la  politique  du  président. 

L'harmonie  était  loin  de  se  rétablir  au  sein  du  parti  républicain: 
le  résultat  des  élections  d'automne  ne  fit  qu'ajouter  aux  griefs 
des  mécontens.  Non-seulement  les  démocrates  reconquirent  leur 
ancienne  prépondérance  d.ms  tous  les  états  du  Sud,  mais  plusieurs 
états  du  Centre  où  ils  avaient  échoué  l'automne  précédent,  et 
notamment  les  grands  états  de  Pensylvanie  et  d'Ohio,  leur  donnè- 
rent l'avantage.  Ce  dernier  coup  était  le  plus  sensible  :  la  révolu- 
tion administrative  qui  s'opérait  dans  les  états  du  Sud  retirait  à  une 
foule  d'aventuriers  venus  du  Nord  les  places  dont  ils  s'étaient  em- 
parés ;  mais  elle  était  prévue  et  ne  dissipait  aucune  illusion  :  la 
volte-face  des  grands  états  du  Centre  menaçait  l'existence  même 
du  parti  républicain.  Au  lieu  de  voir  dans  ce  changement  une 
réaction  contre  la  politique  à  outrance  du  général  Grant,  les  me- 
neurs républicains  persistaient  à  ne  l'attribuer  qu'à  l'aveuglement 
et  à  la  faiblesse  de  M.  Hayes,  qui  décourageait  et  désorganisait  le 


QUATRE    ANNÉES    DE   l'hISTOIRE    DES    ÉTATS-UNIS.  827 

parti  par  la  condescendance  qu'il  montrait  pour  ses  adversaires.  Le 
président  faisait  si  bien  les  affaires  des  démocrates  que,  dans  son 
propre  état  d'Ohio,  il  n'avait  pu  préserver  ses  amis  personnels 
d'une  défaite.  iN'était-il  pas  temps  de  l'arrêter  dans  cette  voie?  ne 
devait -on  pas  mettre  à  profit  le  contrôle  que  le  sénat  exerce  sur 
les  nominations  et  sur  la  haute  administration,  et  s'en  servir  pour 
tenir  le  président  en  échec?  Telles  furent  les  questions  que  les 
sénateurs  de  la  Nouvelle-Angleterre  examinèrent  entre  eux  sur 
l'initiative  et  sous  la  présidence  de  M.  Blaine,  lorsque  le  congrès 
se  fut  assemblé.  Ce  premier  conciliabule  fut  suivi  d'une  réunion 
de  tous  les  sénateurs  républicains,  convoqués  tout  exprès  pour 
arrêter  la  ligne  de  conduite  à  suivre  vis-à-vis  du  président. 
M.  Blaine,  qui  était  l'âme  de  ce  mouvement,  se  trouva,  par  suite 
d'une  indisposition,  hors  d'état  d'assister  à  cette  réunion;  mais  son 
collègue,  M.  Hamlin,  se  chargea  de  faire  connaître  sa  manière  de 
voir.  La  discussion  fut  orageuse  :  M.  Conkling  attaqua  le  président 
avec  une  extrême  vivacité;  il  fut  appuyé  par  ]VL\L  Edmunds, 
Ogelsby,  Howe,  Mitchell  et  Wedieigh;  mais,  à  leur  grande  sur- 
prise, M.  Hayes  trouva  dans  MM.  Christiancy,  Hoar,  Dawes  et  Mat- 
thews  des  défenseurs  énergiques.  Il  fut  bientôt  manifeste  que,  sur 
trente-cinq  sénateurs  présens,  dix  au  moins  refuseraient  de  s'asso- 
cier à  la  campagne  projetée  contre  le  président.  M.  Gonkling  n'avait 
parlé  de  rien  de  moins  que  de  rejeter  toutes  les  nominations  faites 
par  le  président,  à  moins  qu'elles  n'eussent  pour  motif  le  rem- 
placement de  sujets  frappés  d'indignité.  Moins  absolu,  M.  Edmunds 
se  bornait  à  demander  qu'on  ne  confirmât  point  la  nomination  de 
M.  Harlan,  récemment  appelé  à  la  cour  suprême,  et  quelques  nomi- 
nations  qui  avaient  eu  lieu  pour  les  états  du  Sud.  La  minorité 
déclara  résolument  qu'elle  ne  permettrait  pas  à  M.  Gonkling  et  à  ses 
amis  d'abuser  de  la  majorité  que  les  républicains  possédaient 
encore  dans  le  sénat  pour  créer  un  conflit  permanent  entre  cette 
assemblée  et  le  président  :  rien  ne  justifiait  une  pareille  conduite, 
qui  serait  jugée  sévèrement  par  l'opinion  publique  ;  elle  ne  pouvait, 
d'ailleurs,  avoir  d'autre  résultat  que  de  contraindre  M.  Hayes, 
comme  autrefois  M.  Tyler,  à  se  jeter  dans  les  bras  de  ses  anciens 
adversaires  et  de  mettre  au  service  des  démocrates  l'autorité  et 
l'influence  de  la  première  magistrature.  En  présence  de  cette  atti- 
tude de  la  minorité,  les  meneurs  abandonnèrent  successivement 
toutes  leurs  propositions,  et  l'on  s'arrêta  de  commun  accord  à  une 
démarche  à  faire  auprès  du  président  pour  lui  demander  qu'à 
l'avenir,  quand  il  s'agirait  de  pourvoir,  dans  le  Sud,  à  des  fonc- 
tions judiciaires  ou  à  des  postes  permettant  d'influer  sur  les  élec- 
tions, il  ne  fît  tomber  ses  choix  sur  des  démocrates  qu'à  défaut  de 
candidats  républicains  d'un  caractère  irréprochable. 


828'  KEVDE    DES    DEUX    MONDES. 

Les  nominations  faites  par  le  président  en  dehors  des  influences 
politiques,  tel  était,  on  le  voit,  le  principal,  pour  ne  pas  dire 
l'unique  grief  des  mécontens  du  sénat.  Rien  ne  montre  mieux 
quelle  distance  sépare  la  théorie  de  la  pratique  et  avec  quelle  faci- 
lité merveilleuse  les  partis  oublient  et  les  promesses  qu'ils  ont 
faites  et  les  reproches  qu'ils  ont  adressés  à  leurs  adversaires.  En 
1876,  pendant  la  lutte  pour  la  présidence,  aucune  question  ne  sem- 
blait tenir  plus  de  place  dans  les  préoccupations  de  l'opinion 
publique  que  la  réforme  des  services  publics.  La  nécessité  de  cette 
réforme  formait  le  plus  beau  morceau  du  programme  de  M.  Til- 
den;  mais  M.  Hayes  n'avait  pas  été  moins  éloquent  sur  ce  cha- 
pitre. De  l'aveu  des  deux  concurrens,  la  politique  avait  envahi  et 
corrompu  toutes  les  administrations  :  les  fonctionnaires  n'étaient 
plus  nommés  pour  leur  mérite,  mais  pour  leurs  opinions  et  leurs 
relations;  ce  n'était  plus  par  le  travail  et  la  bonne  conduite,  c'était 
par  les  services  électoraux  que  l'avancement  s'obtenait.  Les  deux 
concurrens  avaient  promis  à  l'envi  de  couper  le  mal  à  la  racine  en 
n'ayant  plus  égard  pour  les  nominations  aux  recommandations  poli- 
tiques et  en  tenant  la  main  à  ce  que  les  fonctionnaires  demeuras- 
sent désormais  en  dehors  des  luttes  électorales.  C'étaient  les  efforts 
honorables  tentés  par  M.  Hayes  pour  tenir  cette  promesse  qui  sou- 
levaient contre  lui  le  mécontentement  de  son  parti. 

Nommés  pour  deux  années  seulement  à  l'élection  directe,  soumis 
à  toutes  les  variations  du  suffrage  universel  et  confinés  par  la  con- 
stitution dans  des  attributions  bien  définies,  les  représentans  ne 
pèsent  pas  d'un  grand  poids  dans  la  balance  politique,  et  leur  hos- 
tilité ne  pouvait  avoir  de  graves  conséquences  pour  le  président; 
il  n'en  était  pas  de  même  des  sénateurs,  sous  le  contrôle  desquels 
tombent  tous  les  détails  de  l'administration.  Élus  pour  six  années 
par  les  législatures  locales  et  à  raison  de  deux  seulement  par  état, 
les  sénateurs  sont  de  tout  autres  personnages  que  les  représentans. 
Il  leur  faut,  pour  arriver  au  congrès,  des  relations  étendues,  une 
influence  sérieuse  et  une  grande  notoriété.  Aussi  les  sénateurs 
sont-ils,  dans  choque  état,  les  chefs  naturels  du  parti  qui  les  a 
nommés  ;  ce  sont  eux  qui  donnent  l'impulsion,  qui  provoquent  les 
candidatures,  qui  préparent  et  dirigent  les  élections  de  tous  les 
degrés.  Le  sénateur  qui  avait  contribué  de  son  influence,  de  sa 
parole  et  souvent  de  sa  bourse  à  l'élection  d'un  président,  se  croyait 
un  droit  imprescriptible  à  réclamer  pour  ses  protégés  tous  les 
emplois  fédéraux  qui  venaient  à  vaquer  dans  son  état.  Il  remplis- 
sait ainsi  les  services  publics  de  ses  créatures  :  les  fonctionnaires 
qui  lui  devaient  leur  nomination  et  qui  attendaient  de  lui  leur 
avancement  devenaient  entre  ses  mains  des  agens  électoraux  dévoués, 
se  mettaient  en  avant    pourfaire  partie  des  comités  et  des  assem- 


QUATRE    ANNEES    DE    L'hISTOIRE    DFS    ÉTATS-UNIS.  8*29 

blées  préparatoires,  n'épargnaient  aucun  eflort  pour  faire  adopter 
par  ces  assemblées  les  candidatures  qui  leur  étaient  désignées  et 
qu'ils  appuyaient  ensuite  auprès  des  électeurs  de  toute  l'influence 
que  leur  donnaient  leurs  fonctions.  C'est  ainsi  que  sénateurs  et 
représentans  se  chargeaient  de  pourvoir  aux  fonctions  publiques  et 
qu'à  leur  tour  les  fonctionnaires  se  chargeaint  de  faire  réélire  séna- 
teurs et  représentans.  Est-ce  seulement  aux  États-Unis  qu'on  a  vu 
ce  cercle  vicieux  s'établir  au  détriment  du  service  public? 

Malgré  la  solennité  des  promesses  faites  au  nom  de  leur  propre 
parti  pendant  la  période  électorale,  les  meneurs  républicains  n'a- 
vaient jamais  imaginé  qu'il  pût  venir  à  l'esprit  du  président  et  de 
ses  ministres  de  ne  pas  faire  d'exception  en  faveur  de  leurs  amis 
politiques.  La  réforme  administrative  devait  consister  à  ne  tenir 
aucun  compte  des  recommandations  des  sénateurs  démocrates; 
mais  pouvait-on  songer  à  ruiner  l'influence  des  sénateurs  républi- 
cains et  à  détruire  le  travail  de  plusieurs  années  en  rompant  les 
mailles  du  filet  dans  lequel  on  avait  enveloppé  les  électeurs? 
M.  Hayes,  qui  s'était  interdit  de  viser  à  une  réélection,  se  tenait 
pour  lié  par  les  engagemens  qu'il  avait  pris  en  acceptant  la  candi- 
dature et  qu'il  avait  renouvelés  dans  son  discours  d'inauguration. 
«  J'appelle  l'attention  du  pays,  avait-il  dit  le  h  mars,  sur  l'impor- 
tante nécessité  de  la  réforme  dans  les  services  civils,  réforme  qui 
ne  doit  pas  porter  seulement  sur  certains  abus,  sur  certaines  pra- 
tiques du  patronage,  dit  officiel,  sanctionné  par  l'habitude  dans  plu- 
sieurs départemens  de  notre  administration,  mais  qui  doit  effectuer 
un  changement  dans  le  système  même  des  nominations ,  réforme 
enfin  qui  doit  être  rationnelle  et  complète  et  être  un  retour  aux 
maximes  des  fondateurs  de  notre  gouvernement.  Ceux-ci  n'avaient 
jamais  attendu  ni  désiré  de  la  part  des  fonctionnaires  publics  aucun 
service  de  parti.  Ils  entendaient  que  les  fonctionnaires  publics 
devaient  tous  leurs  services  au  gouvernement  et  au  peuple.  Ils  vou- 
laient que  l'emploi  fût  permanent  tant  que  la  réputation  person- 
nelle de  l'occupant  demeurerait  intacte  et  que  la  manière  dont  il 
remplirait  ses  devoirs  serait  satisfaisante.  Ils  entendaient  que  les 
nominations  aux  emplois  ne  seraient  ni  faites  ni  espérées  en  récom- 
pense de  services  de  parti,  ni  simplement  sur  les  recommanda- 
tions des  membres  du  congrès,  comme  si  ceux-ci  avaient  un  titre 
quelconque  à  exercer  une  influence  décisive  sur  ces  nominations.  » 

Il  est  impossible  d'imaginer  rien  de  plus  net  et  de  plus  précis 
qu'un  pareil  langage.  M.  Hayes  était  donc  conséquent  avec  lui- 
même  en  tirant  de  leur  léthargie  les  commissions  d'examen  qui  ne 
fonctionnaient  plus  que  pour  la  forme  et  en  restituant  un  caractère 
sérieux  à  l'obligation  du  certificat  de  capacité  pour  entrer  dans  un 


830  KEVUii    1.  :S    DEUX    MONDjîS, 

service  public.  A  l'approciie  des  élections  d'automne,  une  circu- 
laire adressée  à  tous  les  fonctionnaires  fédéraux  avait  invité  ceux 
qui  faisaient  partie  de  comités  ou  d'organisations  électorales  per- 
manentes à  s'en  retirer  immédiatement  et  avait  interdit  à  tout  agent 
fédéral,  sous  pei  le  de  destitution,  de  faire  désormais  partie  d'au- 
cun comité,  d'aucune  assemblée  préparatoire,  d'aucune  convention. 
Cette  circulaire  fut  commentée  publiquement  par  M.  Sherman, 
pendant  une  tournée  qu'il  fit  dans  l'Ohio.  Le  ministre  des  finances 
expliqua  que  toute  liberté  était  laissée  aux  fonctionnaires  fédéraux 
de  donner  cours  à  l'ours  préférences  personnelles  et  même  de  les 
faire  connaître  par  la  parole  ou  par  l'impression,  mais  qu'il  leur 
était  interdit  de  jouer  un  rôle  actif  dans  une  organisation  électo- 
rale quelconque.  Gela  était  à  merveille,  mais  le  gouvernement 
aurait-il  la  force  de  faire  observer  une  règle  aussi  contraire  à  des 
habitudes  invétérées  I 

M.  Gonkling,  qui  était  l'homme  le  plus  considérable  du  parti 
républicain  dans  le  New-York,  attachait  une  grande  importance 
aux  élections  de  cet  état,  en  prévision  du  jour  où  il  aurait  à  solli- 
citer le  renouvellement  de  son  mandat  de  sénateur;  il  s'était  habi- 
tué à  y  e^  ercer,  grâce  à  la  faveur  du  général  Grant,  une  influence 
sans  rivale  et  à  y  disposer  de  tous  les  emplois.  G'était  sur  le  pres- 
tige qu'il  avait  acquis  ainsi  que  reposaient  ses  espérances  d'être 
élevé  un  jour  à  la  présidence.  A  son  instigation,  trois  des  principaux 
fonctionnaires  fédéraux  de  iNew-York  acceptèrent  de  faire  partie  de 
la  convention  préparatoire  chargée  de  désigner  les  candidats  répu- 
blicains dans  les  élections  d'automne;  M,  Gornel,  qui  occupait  les 
fonctions  de  directeur  des  douanes,  le  poste  le  plus  important  et  le 
mieux  rétribué  de  tout  le  service  financier,  brigua  ouvertement  et 
obtint  la  présidence  de  la  convention.  11  était  impossible  de  jeter 
un  défi  plus  direct  au  premier  magistrat  de  la  république ,  et  si 
M.  Hayes  fermait  les  yeux  sur  une  insubordination  aussi  flagrante, 
c'en  était  fait  de  ses  promesses  et  de  toute  tentative  de  réforme. 
Le  président  n'hésita  pas  et  frappa  immédiatement  les  trois  fonc- 
tionnaires désobéissans.  La  nomination  de  leurs  successeurs  devait 
être  confirmée  par  le  sénat,  et  c'était  là  que  M.  Gonkling  attendait 
le  président.  Aux  termes  d'un  amendement  introduit  dans  la  con- 
stitution, pendant  la  guerre  civile,  pour  désarmer  le  président 
Johnson  de  sa  plus  importante  prérogative,  le  président  n'a  plus  le 
droit  complet  de  révocation;  il  ne  peut  plus  que  suspendre  les 
fonctionnaires,  et  si  le  nouveau  titulaire  qu'il  présente  pour  un 
poste  n'est  pas  agréé  par  le  sénat,  le  fonctionnaire  suspendu 
reprend  ses  fonctions.  M.  Gonkling  combattit  de  toutes  ses  forces 
la  confirmation  du  successeur  donné  à  M.  Gornel,  et  comme  celui-ci 


QUATRE    ANNÉES    DE   L'iIISTOIBE    DES    ÉTATS-UNIS.  831 

était  un  vétéran  du  parti  républicain  et  comptait  beaucoup  d'amis 
au  sein  du  sénat,  sa  cause  trouva  des  défenseurs  zélés.  Les  démo- 
crates assistaient  avec  une  satisfaction  maligne  à  cette  querelle  de 
ménage,  et  comme  la  plupart  d'entre  eux  s'abstinrent  à  dessein  de 
voter,  M.  Conkling  l'emporta,  et  le  successeur  de  M.  Gornel  ne  fut 
pas  confirmé. 

Les  deux  autres  fonctionnaires,  qui  n'avaient  pas  rendu  des  ser- 
vices aussi  signalés  à  leur  parti  ou  qui  ne  comptaient  pas  des  amis 
aussi  nombreux  dans  le  sénat,  furent  moins  heureux.  L'opinion 
publique  se  prononçait  pour  le  président;  beaucoup  de  gens  étaient 
d'avis  que  le  sénat  avait  fait  abus  du  droit  de  confirmation  que  la 
constitution  lui  attribue.  Ce  droit  lui  a  été  donné  en  vue  de  pré- 
venir le  favoritisme  et  la  nomination  de  sujets  incapables  ou  indi- 
gnes; en  s' arrogeant  la  faculté  de  rejeter  même  des  sujets  irrépro- 
chables, le  sénat  empiétait  sur  les  prérogatives  du  pouvoir  exécutif, 
et  il  pouvait,  par  une  série  d'exclusions  systématiques,  arriver  à 
imposer  indirectement  les  candidats  d'une  coterie  politique.  Sous 
l'empire  de  cette  impression  de  l'opinion  et  pour  constater  qu'ils 
ét^iient  maîtres  du  terrain,  les  sénateurs  démocrates  donnèrent  l'ap- 
point de  leurs  voix  à  la  minorité  républicaine  et  firent  confirmer  les 
autres  candidats  du  président. 

Le  vote  en  faveur  de  M.  Gornel  avait  eu  lieu  le  jour  même  où  le 
congrès  se  séparait  pour  les  vacances  de  Noël.  Les  chambres  ne 
reprirent  leurs  travaux  qu'au  milieu  dn  janvier  :  cet  intervalle  avait 
suffi  pour  calmer  les  passions  qui  étaient  en  jeu.  On  avait  réfléchi  des 
deux  parts,  et  d'activés  démarches  furent  entreprises  pour  amener 
un  rapprochement  entre  le  président  et  les  mécontens.  Le  succès  de 
ces  démarches  fut  rendu  plus  facile  par  les  fautes  du  parti  démo- 
cratique, qui  ne  tarda  point  à  adopter,  dans  les  questions  finan- 
cières et  économiques,  une  ligne  de  conduite  tout  à  fait  contraire 
aux  vues  du  président.  Disons  tout  de  suite  que  la  réforme  admi- 
nistrative fit  les  frais  de  la  réconciliation.  Le  président  se  borna  à 
maintenir  en  place  les  fonctionnaires  qui  se  conduisaient  bien  et  à 
refuser  les  révocations  ou  les  déplacemens  qui  lui  étaient  demandés 
sans  motif  sérieux;  comme  il  s'était  entouré  d'honnêtes  gens,  que 
le  contrôle  incessant  d'une  chambre  hostile  tenait  les  chefs  de  ser- 
vice sur  leurs  gardes,  on  ne  vit  se  renouveler  aucun  des  scan- 
dales qui  avaient  marqué  l'administration  précédente  et  soulevé 
une  si  violente  animadversion.  11  ne  fut  plus  question  d'introduire 
de  nouvelles  règles  pour  réprimer  des  abus  qui  avaient  cessé  d'exis- 
ter, et,  grâce  à  l'empire  des  mœurs  et  de  l'habitude,  personne  ne 
songea  plus  à  s'étonner  que  les  ministres  du  président,  poursuivis 
d'attaques  continuelles,  préférassent  pour  les  emplois  vacans  les 


832  REVDE    DES    DEUX   MONDES, 

candidats  de  leurs  amis  à  ceux  de  leurs  adversaires.  La  réforme 
administrative  avait  vécu. 


III. 

La  prospérité  des  États-Unis  était  loin  de  se  relever  des  atteintes 
que  lui  avait  portées  la  crise  de  1873;  les  résultats  de  l'année  1877 
ne  furent  pas  plus  favorables  que  ceux  de  l'année  précédente.  Dès  les 
premiers  jours  de  l'hiver,  les  faillites  commencèrent  à  se  multiplier, 
et  le  nombre  s'en  accrut  encore  considérablement  dans  les  deux  pre- 
miers mois  de  1878.  Quelques  personnes  prétendaient  bien  que  les 
maisons  qui  succombaient  ainsi  l'une  après  l'autre  étaient  celles 
dont  l'existence  avait  été  indûment  prolongée  par  des  expédiens 
et  par  l'abus  du  papier  de  circulation,  et  que  leur  disparition,  en 
débarrassant  le  marché  américain  d'élémens  sans  force  et  sans 
moralité,  rendrait  aux  affaires  une  assiette  plus  solide;  mais  l'es- 
prit public  n'en  était  pas  moins  frappé  de  cette  multiplication  de 
sinistres  financiers.  La  propriété  foncière  ressentait  elle-même  le 
contre-coup  de  cette  émotion;  elle  était  atteinte  d'une  dépréciation 
considérable,  et  nombre  de  prêteurs  sur  hypothèque  renonçaient 
à  exécuter  leur  gage  pour  ne  pas  avoir  à  subir  une  perte  plus 
forte  encore  que  l'abandon  des  intérêts  qui  leur  étaient  dus. 
Les  possesseurs  des  plus  grands  domaines  ne  trouvaient  plus  à 
emprunter  sur  leurs  propriétés,  et  il  ne  se  faisait  plus  d'affaires 
commerciales  qu'au  comptant.  La  disparition  presque  complète 
du  papier  de  commerce  enlevait  aux  banques  des  états  riverains 
de  l'Océan  l'aliment  principal  de  leurs  opérations,  et  comme 
ces  établissemens  avaient  à  payer  au  percepteur  fédéral  et  au 
percepteur  de  leur  état  des  taxes  fort  lourdes  qui  s'élevaient 
ensemble  à  5  pour  100  de  leur  capital  social ,  ils  avaient  presque 
tous  cherché  dans  une  réduction  de  ce  capital  un  allégement  aux 
charges  accablantes  qui  pesaient  sur  eux.  Leur  revenu  le  plus  net 
provenait  des  fonds  publics,  dont  ils  se  rendaient  acquéreurs  pour 
ne  pas  laisser  sans  emploi  les  billets  qu'ils  étaient  autorisés  à 
émettre  et  que  le  commerce  recherchait  pour  les  paiemens  à  opérer 
à  l'intérieur. 

Les  états  de  la  vallée  du  Mississipi,  habitués  à  trouver  dans  les 
banques  des  états  atlantiques  les  capitaux  dont  ils  avaient  besoin, 
souffraient  plus  que  tous  les  autres  du  resserrement  général  du 
crédit.  Au  moment  de  la  fièvre  des  chemins  de  fer,  les  états,  les 
comtés  et  les  villes  avaient  emprunté  à  l'envi,  et  sans  discuter  le 
taux  de  l'intérêt,  des  sommes  considérables  pour  aider  à  la  con- 


QUATRE    ANNÉES    DE   l'hISTOIRE   DES  ÉTATS-UNIS.  835 

struction  des  voies  ferrées  et  pour  exécuter  des  travaux  d'utilité 
publique.  La  dette  des  divers  états  s'élevait  à  un  milliard,  et  on  ne 
pouvait  évaluer  à  moins  d'un  milliard  et  demi  les  dettes  des  comtés 
et  des  villes  ;  les  intérêts  de  cet  énorme  capital  avaient  cessé  d'être 
payés;  les  sommes  immenses  englouties  dans  la  construction 
des  chemins  de  fer  étaient  également  improductives  par  suite  de 
l'insuffisance  du  trafic.  L'Ouest  succombait  donc  sous  le  poids  de 
ses  dettes,  il  vendait  mal  ses  produits,  et  il  n'avait  ni  argent  ni 
crédit.  Un  état  de  souffrance  général  avait  donc  succédé  à  une 
période  de  prospérité  plus  [apparente  que  réelle;  et  comme  cette 
prospérité  avait  coïncidé  avec  la  diffusion  du  papier-monnaie,  la 
plupart  des  hommes  de  l'Ouest  étaient  imbus  de  cette  idée  fausse 
que  la  multiplication  des  signes  monétaires,  n'eussent-ils  par  eux- 
mêmes  aucune  valeur  intrinsèque,  doit  avoir  pour  conséquence 
nécessaire  l'abondance  et  le  bon  marché  des  capitaux.  Tout  le  mal 
provenait  donc,  à  leur  avis,  des  efforts  qui  avaient  été  faits  pour 
retirer  de  la  circulation  les  greenbacks,  c'est-à-dire  les  assignats 
émis  par  le  gouvernement  fédéral  pendant  la  guerre.  Ces  tentatives 
étaient  le  résultat  d'un  calcul  égoïste  des  capitalistes  et  des  rentiers 
de  l'Est,  qui  visaient  à  raréfier  les  capitaux  pour  faire  hausser 
le  prix  de  l'argent  et  augmenter  leurs  profits.  Il  suffisait,  pour 
déjouer  ces  calculs,  d'arrêter  le  retrait  des  assignats,  et  d'élargir 
la  circulation  en  rendant  cours  à  l'argent,  qu'on  avait  démonétisé. 
Telles  étaient  les  idées  qui  avaient  cours  dans  l'Ouest;  elles 
furent  épousées  avec  ardeur  par  les  démocrates  du  Sud.  Les  états 
du  Sud  étaient  moins  endettés  que  ceux  de  l'Ouest,  parce  qu'ayant 
cessé  de  payer  aucun  intérêt  à  leurs  créanciers  dès  les  premiers 
jours  de  la  guerre  civile,  ils  n'avaient  plus  trouvé  de  prêteurs  au 
rétablissement  de  la  paix  ;  mais  ils  souffraient  également  de  la  pénu- 
rie de  l'argent,  et  ils  croyaient  avoir  tout  intérêt  à  faire  cause 
commune  avec  l'Ouest  dans  les  questions  économiques  pour  recon- 
quérir, avec  l'aide  de  cet  allié  puissant,  leur  ancienne  prépondé- 
rance politique.  Un  concert  s'établit  donc  aisément  pour  battre  en 
brèche  la  mesure  législative  qui  avait  imposé  au  gouvernement 
fédéral  l'obligation  de  reprendre,  à  partir  du  l*'  janvier  1879,  les 
paiemens  en  espèces  et,  par  conséquent,  fixé  implicitement  à  la 
même  date  la  cessation  du  cours  forcé  des  assignats.  On  n'osa  point 
demander  tout  d'abord  le  rappel  d'un  bill  qui  était  dû  à  l'initiative 
du  général  Grant  et  dont  la  défense  avait  fait  partie  du  programme 
républicain ,  —  on  se  serait  heurté  à  la  majorité  républicaine  du 
sénat,  —  mais  on  tendit  au  même  but  par  des  voies  détournées.  Le 
ministre  des  finances,  pendant  l'année  1877,  avait  consacré  les 
excédens  budgétaires  à  retirer  de  la  circulation  les  petites  coupures 

TOME  XLIII.  —  1881.  63 


83/i  REVUE   DES   DEUX  MONDES, 

des  assignats  qui  se  détérioraient  rapidement  et  dont  le  remplace- 
ment constituait  une  véritable  charge  pour  le  trésor  fédéral.  La 
chambre  lui  interdit  de  poursuivre  cette  opération  et  d'appliquer 
aucune  partie  des  ressources  publiques  au  retrait  des  assignats  en 
circulation.  De  plus,  dès  les  premiers  jours  de  la  session  extraor- 
dinaire qui  s'était  ouverte,  le  15  octobre  1877,  un  démocrate, 
M.  Bland,  avait  présenté  un  bill  qui  imposait  au  ministère  des 
finances  de  reprendre  la  frappe  des  dollars  d'argent  au  titre  de 
/il2  grains  1/2,  et  qui  rendait  les  nouveaux  dollars  valables  pour 
tous  les  paiemens  soit  du  trésor,  soit  des  particuliers.  Sans  même 
attendre  le  vote  de  ce  bill,  quelques  états  de  l'Ouest,  notamment 
rillinois,  par  une  véritable  usurpation  sur  les  droits  du  congrès, 
attribuèrent  aux  monnaies  d'argent  le  cours  légal  et  une  valeur 
libératoire  illimitée  dans  toute  l'étendue  de  leur  territoire. 
P  Gomme  l'argent,  au  cours  auquel  il  était  alors,  perdait  de 
8  à  10  pour  100  sur  l'or,  la  conséquence  forcée  du  bill  de 
M.  Bland  était  une  banqueroute  partielle.  Les  partisans  du  bill 
ne  contestaient  pas  cette  conséquence ,  mais  ils  prétendaient 
qu'elle  n'était  qu'une  représaille  légitime.  Le  montant  des  emprunts 
contractés  par  l'Ouest,  soit  par  les  états,  soit  par  les  particuliers, 
avait  été  versé  en  un  papier  plus  ou  moins  déprécié  :  en  rendant 
obligatoire  le  paiement  en  or  à  partir  d'une  date  fixe,  le  congrès 
avait  imposé  aux  emprunteurs  de  rembourser  plus  qu'ils  n'avaient 
réellement  reçu  :  en  leui-  permettant  de  s'acquitter  soit  en  argent 
soit  en  assignats,  la  nouvelle  législation  ne  ferait  que  rétablir 
l'équilibre.  Le  débiteur  s'attribuait  donc  le  droit  de  mettre  son 
créancier  à  la  portion  congrue;  il  était  impossible  de  faire  meil- 
leur marché  des  contrats.  Le  gouvernement  américain  ne  pouvait 
point  ne  pas  se  préoccuper  des  conséquences  que  de  semblables 
prétentions  devaient  avoir  nécessairement  pour  le  crédit  de 
l'Union.  A  l'ouverture  de  la  session  ordinaire,  le  premier  lundi  de 
décembre,  le  président  Hayes,  dans  son  message,  et  le  ministre 
des  finances,  dans  son  rapport  au  congrès,  combattirent  de  toutes 
leurs  forces  le  bill  de  M.  Bland  et  les  étranges  théories  sur  les- 
quelles il  était  fondé.  Le  président,  tout  en  admettant  qu'il  pouvait 
y  avoir  lieu  de  frapper  des  espèces  d'argent  et  de  revenir  à  une  cir- 
culation bimétallique,  protestait  énergiquement  contre  toute  atteinte 
aux  engagemens  pris  vis-à-vis  des  créanciers  de  l'État.  «  Je  re- 
commande, disait-il,  que  toute  mesure  établissant  le  monnayage 
de  l'argent  exempte  la  dette  publique  émise  jusqu'ici  du  paie- 
ment, soit  du  capital,  soit  des  intérêts  en  espèces  d'une  valeur 
moindre  que  la  monnaie  d'or  actuelle  du  pays.  »  M.  Sherman 
demandait,  de  son  côté,  «  qu'une  disposition   expresse  prescrivit 


QUATRE  ANNÉES   DE  l' HISTOIRE  DES   ETATS-UNIS.  \855 

l'emploi  de  l'or  seul  pour  le  paiement  du  principal  et  des  inté- 
rêts des  rentes  émises  depuis  février  1873  pour  une  valeur  de 
592,990,700  dollars  et  même  pour  les  rentes  émises  avant  la  dé- 
monétisation de  l'argejit.  »  A  l'appui  de  ses  recommandations,  le 
ministre  faisait  valoir  le  préjudice  que  la  seule  présentation  du 
bill  avait  suffi  pour  porter  au  crédit  public.  Le  congrès  avait  auto- 
risé dans  la  session  précédente  l'émission  jusqu'à  concurrence  de 
AOO  millions  de  dollars  d'un  emprunt  en  Ii  pour  100  destiné  à 
rembourser  les  obligations  5  et  6  pour  100  qui  arrivaient  à  échéance 
en  1878  et  1879.  Sur  ces  400  millions,  75  devaient,  à  titre 
d'essai,  être  mis  à  la  disposition  du  public  par  voie  de  souscription 
directe  aux  caisses  du  Trésor;  le  surplus  devait  être  placé,  autant 
que  possible,  en  Europe  par  l'entremise  de  banquiers.  Le  Trésor 
avait  écoulé  sans  peine  la  première  partie  de  l'emprunt,  mais 
pour  le  reste,  les  ventes  s'étaient  arrêtées,  le  ministre  appréhen- 
dait de  voir  retirer  les  propositions  qu'il  avait  reçues,  et  il 
avait  sujet  de  craindre  que  les  détenteurs  des  fonds  américains  en 
Europe  ne  les  fissent  vendre  aux  États-Unis  pour  se  mettre  à  l'abri 
d'une  législation  préjudiciable  à  leurs  intérêts. 

Les  états  riverains  de  l'Atlantique  qui  servent  d'intermédiaires 
commerciaux  entre  la  vallée  du  Mississipi  et  l'Europe  n'étaient  pas 
atteints  moins  directement  dans  leurs  intérêts  que  les  créanciers 
de  la  confédération.  Ils  allaient  être  contraints  d'accepter  en 
argent  le  remboursement  de  marchandises  livrées  ou  de  crédits 
ouverts  en  vue  d'un  remboursement  en  or;  et  vis-à-vis  de  leurs  créan- 
ciers étrangers,  à  qui  ils  ne  pourraient  imposer  la  même  obligation, 
ils  seraient  tenus  de  s'acquitter  en  or  ou  de  subir  sur  le  prix  des  mar- 
chandises une  augmentation  correspondante  à  la  dépréciation  de  l'ar- 
gent. Les  intérêts  menacés  se  défendirent  énergiquement.  Les  ban- 
ques de  iNew-York.  furent  les  premières  à  se  concerter  et  à  prendre 
l'engagement  réciproque  de  ne  plus  faire  de  prêts,  de  ne  plus  ouvrir  de 
crédits,  de  ne  plus  livrer  de  marchandises  aux  gens  de  l'Ouest,  sans 
insérer  dans  le  contrat  à  intervenir  l'obligation  expresse  de  payer  tout 
en  or.  La  ville  de  Chicago  dans  l'Illinois,  la  ville  de  Gleveland  dans 
l'Ohio,  d'autres  villes  de  l'Ouest,  qui  avaient  besoin  d'argent,  essayè- 
rent vainement  de  négocier  des  emprunts  sur  la  place  de  New-York  : 
elles  ne  purent  réussir  à  trouver  prêteurs,  même  en  offrant  un 
intérêt  de  7  et  8  pour  100.  Une  réunion  générale  de  tous  les  éta- 
blissemens  de  crédit,  de  toutes  les  compagnies  d'assurance,  de  toutes 
les  caisses  d'épargne,  en  un  mot  de  tous  les  établissemens  qui 
avaient  des  capitaux  à  placer,  fut  convoquée  à  New- York  pour 
nommer  un  comité  chargé  de  rédiger  un  mémoire  qui  serait  pré- 
senté au  président  et  au  congrès.  Ce  mémoire  reçut  l'adhésion 


83fî  BEVUE   DES   DEUX  MONDES. 

même  des  banques  de  la  Louisiane,  dont  l'intervention  démontra  à 
quel  point  le  monde  commercial  était  unanime  sur  cette  question  ; 
et  une  députation  de  banquiers  s'établit  en  permanence  à  Washin- 
gton pour  combattre  le  projet  de  M.  Bland. 

Rien  n'y  fit  :  Topinion  se  prononçait  dans  tout  l'Ouest  avec  une 
force  irrésitible  :  en  outre,  les  propriétaires  des  mines  d'argent 
qui  avaient  quelque  peine  à  écouler  le  produit  de  leur  extraction, 
et  qui  comptaient  trouver  dans  le  trésor  fédéral  un  acquéreur  ré- 
gulier et  d'une  solvabilité  incontestable,  ne  ménageaient  point  les 
sacrifices  pour  recruter  des  adhérens  à  la  remonétisation  de  l'ar- 
gent. L'opposition  alla  en  s'afTaiblissant  :  les  républicains  du  sé- 
nat, abandonnés  par  leurs  collègues  de  l'Ouest,  s'estimèrent  trop 
heureux  de  maintenir  intact  le  bill  relatif  à  la  reprise  des  paiemens 
en  espèces,  et  bornèrent  leurs  efforts  à  introduire  dans  le  bill  Bland 
des  amendemens  qui  en  restreignaient  la  portée.  Après  trois  mois 
de  discussions  passionnées,  toutes  les  ressources  de  la  stratégie 
parlementaire  se  trouvant  épuisées,  le  bill  fut  voté  à  une  majorité 
qui,  dans  chacune  des  deux  chambres,  excédait  les  deux  tiers  et 
qui  en  assurait  ainsi  l'adoption  définitive.  Néanmoins,  le  prési- 
dent, convaincu  qu'il  avait  un  devoir  à  remplir,  n'hésita  pas  à  user 
de  son  veto.  Le  message  qu'il  adressa  aux  deux  chambres  motivait 
ce  veto  sur  ce  que  la  loi  sanctionnait  la  violation  des  engagemens 
publics  et  privés,  et  sur  ce  qu'elle  portait  une  grave  atteinte  au 
crédit  public  :  les  fonds  fédéraux  ayant  été  vendus  contre  de  l'or  à 
la  condition  qu'ils  seraient  remboursés  en  or,  l'intention  de  les 
rembourser  en  argent  ne  pouvait  manquer  d'être  considérée  comme 
un  manque  de  foi.  Le  défaut  capital  du  bill  était  de  ne  contenir 
aucune  disposition  pour  protéger  éventuellement  les  créances  pré- 
existantes dans  le  cas  où  la  nouvelle  monnaie  d'argent  viendrait  à 
avoir  moins  de  valeur  que  la  monnaie  qui  seule  avait  cours  légal  au 
moment  où  les  dettes  avaient  été  contractées.  Le  président  décla- 
rait donc  ne  pouvoir  sanctionner  un  bill,  qui  autorisait  la  violation 
des  obligations  les  plus  sacrées,  et  il  terminait  en  exprimant  la 
conviction  profonde  que,  si  le  pays  devait  retirer  quelque  avantage 
du  monnayage  de  l'argent,  ce  ne  pouvait  être  qu'en  frappant  des 
dollars  d'une  valeur  correspondante  aux  obligations  à  remplir  vis- 
à-vis  des  créanciers. 

Quelque  justes  et  quelque  sensées  que  fussent  ces  observations, 
le  congrès  ne  s'arrêta  point  à  les  discuter  :  les  deux  chambres 
votèrent  à  nouveau  le  bill  sans  aucun  débat  ;  deux  heures  et  demie 
après  la  réception  du  message,  le  bill  était  renvoyé  au  président, 
voté  à  des  majorités  plus,  fortes  qu'avant  le  veto,  196  voix  contre  73 
dans  la  chambre  des  représentans,  et  A6  voix  contre  19  dans  le 


QUATRE    ANNÉES    DE   L'iIISTOIRE  DES   ÉTATS-UNIS.  8S7 

sénat.  Le  bill,  tel  qu'il  devenait  loi,  était  fort  court.  Il  imposait  au 
ministre  des  finances  d'acheter  mensuellement,  au  prix  courant 
du  marché,  de  deux  à  quatre  millions  de  dollars  de  métal  argent 
et  de  faire  frapper  immédiatement  des  dollars  d'argent  de 
Zil2  grammes  1/2,  qui  seraient  monnaie  légale  à  leur  valeur 
nominale  pour  l'acquittement  de  toutes  dettes  publiques  ou  pri- 
vées. Tout  détenteur  d'espèces  d'argent  pourrait  les  déposer  au 
trésor  contre  des  certificats  d'égale  valeur  qui  ne  devraient  pas 
être  inférieurs  à  10  dollars.  Ces  certificats  auraient  valeur  libéra- 
toire pour  le  paiement  des  droits  de  douane  et  des  impôts  publics 
et  pourraient  être  remis  en  circulation  par  l'état  après  leur  récep- 
tion. Le  président  devait  inviter  les  états  membres  de  l'Union  latine 
et  tous  autres  états  à  se  réunir  en  conférence  avec  les  États- 
Unis  afin  de  déterminer  le  rapport  entre  l'or  et  l'argent,  d'intro- 
duire entre  les  nations  l'usage  de  la  monnaie  bimétallique,  et  d'as- 
surer la  fixité  de  la  valeur  relative  des  deux  métaux.  Les  adversaires 
de  la  mesure  y  avaient  introduit,  par  voie  d'amendemens,  deux 
correctifs  importans  :  la  réception  des  dollars  d'argent  ne  devait  pas 
être  obligatoire  quand  le  paiement  en  une  autre  monnaie  aurait  été 
expressément  stipulé,  et  le  ministre  des  finances  ne  devait  pas 
consacrer  à  la  fois  plus  de  cinq  millions  de  dollars  à  l'achat  de 
métal  argent. 

Ainsi  amendé,  le  bill  était  loin  de  satisfaire  les  inflaîionistes, 
comme  on  nommait  les  partisans  de  l'élargissement  de  la  circula- 
tion. Ceux-ci  auraient  voulu  donner  une  tout  autre  extension  à 
la  fabrication  de  la  monnaie  d'argent;  ils  auraient  voulu  surtout 
interdire  l'introduction  dans  aucun  contrat  de  toute  clause  excluant 
les  paiemens  en  argent  ou  en  assignat3.  Des  bills  complémentaires 
furent  donc  présentés  à  la  chambre  des  représentans  pour  rap- 
porter purement  et  simplement  le  Bcsiimption  Act  de  1375,  pour 
conférer  aux  particuliers  le  droit  de  faire  monnayer  l'argent  en 
leur  possession,  pour  rendre  obligatoire  pour  l'état  la  délivrance, 
contre  dépôt  d'argent  en  barres,  de  certificats  qui  auraient  cours 
légal.  Ces  deux  derniers  projets  de  loi  auraient  eu  pour  consé- 
quence immédiate  la  conversion  en  espèces  ou  en  un  nouveau 
papier-monnaie  de  tout  le  métal  que  les  mines  des  Montagnes 
Rocheuses  auraient  pu  produire.  Les  partisans  du  papier-monnaie 
allaient  encore  plus  loin  :  ils  auraient  voulu  doubler  d'un  seul 
coup  l'émission  des  assignats.  La  circulation  fiduciaire  des  Etats- 
Unis  était,  à  ce  moment,  de  700  millions  de  dollars,  représentés 
pour  la  moitié  par  les  assignats  en  cours,  et  pour  l'autre  moitié 
par  les  billets  que  les  banques  nationales  étaient  autorisées  à 
émettre  en  proportion   des  dépôts  qu'elles  avaient  effectués   en 


838  REVUE  DES   DEUX   UONDES. 

assignats  ou  en  fonds  publics  dans  les  caisses  du  trésor.  On  vou- 
lait rendre  obligatoire  le  retrait  de  tous  les  billets  de  banque  et 
leur  remplacement  par  une  valeur  égale  d'assignats:  on  aurait  ainsi 
substitué  à  un  papier  convertible  et  qui  devait  à  cette  converti- 
bilité la  confiance  et  les  préférences  du  commerce  un  papier-mon- 
naie inconvertible,  qui  se  serait  déprécié  en  proportion  de  sa  multi- 
plication. Cependant  la  convention  démocratique  de  l'Indiana, 
présidée  par  M.  Hendricks,  qui  avait  été,  en  1876,  le  candidat  des 
démocrates  pour  la  vice-présidence  des  États-Unis,  ne  se  borna 
pas  seulement  à  inscrire  cette  mesure  en  tête  du  programme 
qu'elle  publia  :  elle  y  ajouta  la  demande  qu'il  ne  fût  apporté  au- 
cune limite  ni  à  la  fabrication  de  la  monnaie  d'argent  ni  à  l'émission 
des  assignats,  qui  devaient  être  multipliés  jusqu'à  concurrence  des 
besoins  du  pays  ;  que  l'argent  et  les  assignats  eussent  cours  légal 
et  valeur  libératoire  pour  tout  paiement  quelconque  de  dettes 
publiques  ou  privées,  à  moins  de  stipulation  contraire,  que  le 
lîesumption  Act  fut  rapporté  sans  restriction  ni  réserve,  et  que  l'on 
reconnût  aux  États  le  droit  d'imposer  les  rentes  et  les  obligations 
émises  par  le  trésor  fédéral  aussi  bien  que  toute  autre  propriété. 

Ce  n'était  pas  seulement  dans  l'Indiana  que  des  idées  aussi  sub- 
versives du  crédit  public  avaient  cours.  Le  22  février  1878  eut  lieu 
à  Toledo,   dans  l'Ohio,    une  réunion  de  quatre  cents  délégués, 
envoyés  par  vingt-quatre  des  trente-quatre  états  de  la  confédéra- 
tion. Cette  réunion  avait  pour  objet  de  fondre  en  un  seul  parti,  qui 
s'intitulerait  le  parti  national,  les  adeptes  de  toutes  les  théories 
financières,  économiques  et  communistes  qui   s'étaient  fait  jour 
depuis  quelques  années  et  de  recruter  des  adhérens  au  sein  des 
affiliations  ouvrières  qui  se  rattachaient  à  V  Union  des  travailleurs. 
Les  organisateurs  du  nouveau  parti  proclamèrent  leur  résolution 
d'agir  en  dehors  du  parti  républicain  et  du  parti  démocratique  et 
d'appuyer  des  candidats  spéciaux  pour  toutes  les  fonctions  locales 
ou  fédérales.  Le  programme  rédigé  par  la  convention  de  Toledo 
n'était  qu'un  amalgame  des  doclv'mes  inflationistes  et  des  griefs  des 
associations  ouvrières  ;  il  comprenait  tout  à  la  fois  l'émission  illi- 
mitée du  papier-monnaie  avec  cours  forcé,  la  réduction  des  heures 
de  travail,  la  réglementation  des  salaires  et  la  reprise  par  l'état  des 
mines,  des  chemins  de  fer  et  des  établissemens  industriels.  Ce  nou- 
veau parti,  dont  les  défenseurs  du  papier-monnaie  formaient  le 
principal  élément  et  qui  dut  à  cette  circonstance  le  nom  de  parti 
des  greenbackers ,   acquit  un  moment  assez  de  consistance  pour 
jouer  un  rôle  important  dans  les  élections  des  états  de  la  vallée 
du  Mississipi;  il  y  tenait  la  balance  entre  les  anciens  partis:  par 
l'affinité  des  doctrines  financières,  les  démocrates  furent  entraînés 


QUATRE    ANNÉES    DE   l'hISTOIRE  DES   ÉTATS-UNIS.  839 

à  une  alliance  étroite  avec  lui  ;  et,  par  un  contre-coup  inévitable, 
le  monde  des  affaires  fut  conduit  à  envelopper  dans  la  même  répro- 
bation les  démocrates  et  les  théoriciens  insensés  dont  ceux-ci 
acceptaient  le  concours  politique. 

L'accueil  favorable  que  la  majorité  de  la  chambre  des  représen- 
tans  s'empressait  de  faire  aux  propositions  les  plus  déraisonnables 
des  inflationistps  ne  pouvait  manquer  d'exercer  une  fâcheuse 
influence  au  dehors.  Le  syndicat  qui  avait  traité  avec  le  ministre 
des  finances  pour  la  plus  grande  partie  du  nouvel  emprunt  en 
h  pour  100  exigea  la  résihation  de  son  contrat.  M.  Sherman  fut 
contraint  de  demander  au  congrès  l'autorisation  de  recourir  à  une 
souscription  directe  et  de  subdiviser  le  nouveau  fonds  en  petites  cou- 
pures afin  de  les  mettre  à  la  portée  de  toutes  les  bourses  et  de 
faire  concurrence  aux  caisses  d'épargne.  Les  détenteurs  de  fonds 
américains  en  Europe  appréhendèrent  de  voir  payer  les  arrérages 
en  argent  d'abord  et  bientôt  après  en  papier  et  d'avoir  à  subir  un 
agio  considérable;  nombre  de  porteurs  anglais  se  hâtèrent  de  se 
défaire  des  rentes  américaines  qu'ils  avaient  acquises  à  bas  prix, 
et  dans  l'espace  de  quelques  mois,  il  en  revint  aux  États-Unis  pour 
près  d'un  demi-milliard.  Ce  fut  une  nouvelle  cause  de  resserre- 
ment des  affaires. 

Les  démocrates  attachaient  une  grande  importance  à  conserver 
les  sympathies  de  l'état  de  New-York,  dont  ils  avaient  eu  les  voix 
dans  l'élection  de  1876,  et  comme  le  commerce  de  New-York,  qui 
subsiste  surtout  de  son  rôle  d'intermédiaire,  a  toujours  incliné  vers 
le  libre  échange,  ils  crurent  se  concilier  sa  faveur  en  appuyant  de 
toutes  leurs  forces  la  proposition  faite  par  M.  Fernando  Wood, 
ancien  maire  de  New- York,  d'une  révision  générale  du  tarif  des 
douanes.  M.  Wood  faisait  valoir  que  les  charges  imposées  par  la 
guerre  au  pays  étaient  complètement  acquittées,  que  le  service  de 
la  dette  publique  était  largement  assuré,  et  que  l'amortissement 
même  suivait  son  cours  régulier  :  il  estimait  que,  dans  ces  condi- 
tions, et  pour  faciliter  le  développement  des  transactions  commer- 
ciales, on  pouvait  renoncer  à  une  partie  du  revenu  produit  par 
les  douanes  :  il  avait  donc  élaboré  un  nouveau  tarif,  qui  dégrevait 
un  grand  nombre  d'articles.  Ce  projet  menaçait  directement  les 
intérêts  des  états  de  l'Est  et  du  Centre,  qui  sont  adonnés  à  l'indus- 
trie, et  qui  regardent  le  maintien  du  système  protecteur  comme 
indispensable  à  leur  prospérité.  Leurs  représentans  combattirent 
donc  avec  acharnement  le  nouveau  tarif  et,  après  une  lutte  longue 
et  ardente,  ils  réussirent  à  le  faire  échouer.  Cette  tentative  n'eut 
donc  d'autre  résultat  que  d'enlever  aux  démocrates  les  sympathies 
des  industriels. 


8/10  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 


IV. 


Une  faute  plus  grave  encore  fut  de  vouloir  rouvrir  au  bout  de 
quinze  mois  la  controverse  à  laquelle  avait  donné  lieu  l'élection 
présidentielle  de  1876.  Un  ami  de  M.  Tilden,  M.  Montgomery  Blair, 
avait  fait  émettre  par  la  législature  du  Maryland  le  vœu  que  les 
fraudes  électorales  qui  avaient  empêché  le  véritable  élu  de  la  nation 
d'être  élevé  à  la  présidence  fussent  mises  en  lumière  et  punies. 
Ce  fut  le  signal  d'une  campagne  qui  devait  tourner  au  détriment 
de  ses  promoteurs.  Les  autorités  de  la  Louisiane  traduisirent  en 
justice  les  membres  de  l'ancienne  commission  de  recensement 
comme  coupables  d'avoir  falsifié  les  résultats  électoraux  et  firent 
condamner  l'un  d'eux,  nommé  Anderson,  à  deux  ans  d'emprison- 
nement. Les  papiers  saisis  chez  Anderson  et  les  débats  de  son  pro- 
cès firent  connaître  un  certain  nombre  de  faits  scandaleux,  et  don- 
nèrent la  preuve  que  plusieurs  personnages  considérables  du  parti 
républicain,  les  sénateurs  Matthews  et  Chandler  et  le  ministre  des 
finances  Sherman  avaient  été  en  relations  secrètes  avec  les  meneurs 
de  l'élection  présidentielle  dans  le  Sud  et  n'avaient  pas  ignoré  si 
même  ils  n'avaient  encouragé  les  fraudes  commises.  S'appuyant 
sur  ces  révélations,  un  député  démocrate,  M.  Potter,  proposa  une 
enquête  législative  sur  les  fraudes  qui  avaient  pu  vicier  l'élection 
présidentielle  dans  certains  états.  Cette  proposition  avait  pour  effet 
de  remettre  en  question  la  légitimité  des  pouvoirs  de  M.  Hayes  et 
de  faire  peser  sur  le  parti  républicain  l'imputation  de  manœuvres 
illégales.  Aussi  les  débats  furent-ils  empreints  d'une  acrimonie 
extrême.  La  minorité  républicaine  de  la  chambre  ne  put  empêcher 
le  vote  de  l'enquête,  mais  elle  fit  accepter,  à  titre  d'amendement 
que  l'enqnête  serait  étendue  à  tous  les  états  et  qu'elle  porterait 
sur  les  agissemens  de  tous  les  partis. 

L'enquête  fut  immédiatement  ouverte  à  Washington  même,  et 
elle  fut  conduite  avec  toute  l'ardeur  de  la  passion.  Elle  faillit  ame- 
ner un  conflit  entre  les  deux  chambres  :  le  sénateur  Matthews,  cité 
devant  la  commission  de  la  chambre,  refusa  de  comparaître  en  se 
retranchant  derrière  ses  prérogatives  de  sénateur,  et  il  fut  question 
de  le  faire  appréhender  au  corps.  Les  investigations  de  la  commis- 
sion firent  découvrir  une  foule  de  faits  qui  jetaient  le  jour  le  plus 
déplorable  sur  les  mœurs  politiques  aux  États-Unis;  il  fut  établi 
qu'en  Louisiane  le  pli  cacheté  renfermant  les  relevés  électoraux  avait 
été  ouvert  frauduleusement,  que  des  relevés  fictifs  avaient  été  sub- 
stitués aux  relevés  authentiques,  qu'on  avait  contrefait  plusieurs 
des  signatures  qui  devaient  garantir  l'authenticité  de  ces  docu- 


QUATRE   ANNÉES    DE   l'hISTOIRE   DES  ÉTATS-UNIS.  841 

mens  :  quant  aux  faits  de  corruption,  ils  étaient  innombrables.  Les 
républicains  réussirent  à  démontrer  que  les  partisans  de  M.  Tilden 
n'avaient  pas  été  beaucoup  plus  scrupuleux  que  ses  adversaires,  et 
que  M.  Tilden  lui-même  avait  fermé  les  yeux  sur  le  trafic  des  votes 
quand  il  s'opérait  en  sa  faveur.  Mais  la  balance  était  loin  d'être 
égale,  et  les  faits  établis  à  la  charge  du  parti  au  pouvoir  étaient  à  la 
fois  les  plus  nombreux  et  les  plus  répréliensibles.  Néanmoins,  l'en- 
quête, tout  en  faisant  naître  chez  les  honnêtes  gens  des  sentimens 
de  tristesse  et  de  dégoût,  et  en  ajoutant  à  l'espèce  de  déconsidé- 
ration dont  souffrent  aux  États-Unis  les  hommes  qui  se  mêlent 
activement  aux  luttes  des  partis,  ne  produisit  point  le  résultat  que 
les  démocrates  en  attendaient.  Elle  ne  pouvait  avoir  aucune  consé- 
quence pratique,  à  moins  de  faire  descendre  M.  Hayes  du  fauteuil 
présidentiel,  c'est-à-dire  d'opérer  la  révolution  devant  laquelle  on 
avait  reculé  en  février  1877.  Aussi  les  hommes  les  plus  considéra- 
bles du  Sud  n'épargnèrent-ils  aucun  effort  d'abord  pour  prévenir  et 
ensuite  pour  arrêter  cette  enquête  irritante  et  inutile.  Le  directeur 
général  des  postes,  M.  Kay,  fit  appel  aux  sentimens  de  conciliation 
de  ses  compatriotes.  M.  Alexandre  Stephens,  de  la  Géorgie,  qui 
avait  été  vice-président  de  la  confédération  du  Sud,  alors  presque 
mourant,  adressa  une  longue  lettre  dans  le  même  sens  à  ses 
anciens  coreligionnaires  pohtiques.  Plusieurs  législatures  d'état 
protestèrent  énergiquement  contre  toute  tentative  de  revenir  sur  le 
compromis  de  1877.  Ce  mouvement  d'opinion  acquit  tant  de  force 
qu'il  intimida  les  plus  exaltés  des  démocrates,  et  la  chambre  des 
représentans  jugea  prudent  de  rassurer  les  esprits  en  déclarant, 
par  une  résolution  spéciale,  que  les  résultats  de  l'enquête  ne  pour- 
raient, en  aucun  cas,  avoir  pour  conséquence  de  porter  atteinte 
aux  pouvoirs  du  président  Hayes,  dont  l'autorité  avait  reçu  de  l'ad- 
hésion du  congrès  une  sanction  définitive. 

Ces  luttes  stériles,  inspirées  par  la  seule  passion  politique,  eurent 
du  moins  pour  résultat,  en  absorbant  le  temps  du  congrès,  de  faire 
perdre  de  vue  et  de  rendre  impossible  le  vote  du  bill  destiné  à 
rapporter  le  Resumption  Act.  On  avait  atteint  les  derniers  jours 
du  printemps  sans  avoir  voté  aucune  partie  du  budget.  Préoccu- 
pée de  se  faire  bien  venir  des  électeurs,  la  majorité  de  la  chambre 
s'empressa  de  prodiguer  les  crédits  pour  les  entreprises  d'utilité 
pubHque  :  chemins  de  fer,  canaux,  lignes  télégraphiques,  endigue- 
ment  des  rivières,  approfondissement  des  ports,  tout  fut  si  libé- 
ralement doté  que  les  crédits  demandés  par  le  gouvernement  se 
trouvèrent  accrus  de  16  millions  de  dollars,  au  grand  effroi  du 
ministre  des  finances  qui  avait ,  au  contraire ,  invité  le  congrès  à 
réduire  les  dépenses  publiques  de  11  millions  de  dollars,  afin  de 


842  REVDE   DES   DEUX  MONDES. 

pouvoir  trouver  dans  l'excédent  des  recettes  sur  les  dépenses  le 
montant  de  la  dotation  annuelle  de  l'amortissement.  Il  est  vrai 
que  la  chambre  rétablissait  l'équilibre  par  un  procédé  non  moins 
expéditif,  en  réduisant  outre  mesure  la  dotation  de  certains  ser- 
vices civils,  notamment  du  personnel  diplomatique  et  consulaire,  en 
prétendant  ramener  l'effectif  de  l'armée  à  dix-huit  mille  hommes, 
lorsque  le  gouvernement  demandait  de  le  porter  à  vingt-cinq  mille. 
Heureusement,  le  sénat  intervint  pour  restreindre  les  prodigalités 
des  représentans  et  pour  rétablir  les  crédits  qu'ils  avaient  suppri- 
més. Une  lutie  très  vive  s'engagea  entre  les  deux  chambres,  mais 
à  la  suite  de  nombreuses  conférences,  et  la  lassitude  aidant,  les 
représentans  finirent  par  céder  sui  presque  tous  les  points.  L'effec- 
tif de  l'armée  fut  fixé,  par  transaction,  à  vingt-deux  mille  cinq 
cents  hommes,  et  la  session  prit  fm  le  20  juin  1878. 

Le  parti  démocratique  ne  s'était  préoccupé,  pendant  toute  la 
session,  que  de  s'assurer  l'avantage  dans  les  élections  de  l'automne; 
ces  élections  devaient,  en  effet,  pourvoir  au  renouvellement  de  la 
chambre  des  représentans  dont  les  pouvoirs  expiraient  le  4  mars 
1879,  et  à  l'élection  des  législatures  qui  devraient  remplacer  un 
tiers  des  sénateurs.  L'événement  prouva  combien  il  s'était  trompé 
dans  ses  calculs-,  les  intérêts  qu'il  avait  alarmés  se  tournèrent 
contre  lui,  et  les  résultats  des  élections  furent  loin  de  lui  être  aussi 
favorables  qu'en  1876.  La  majorité  lui  demeura  acquise  dans  la 
chambre,  mais  une  majorité  trop  faible  pour  permettre  une  action 
décisive,  et  au  lieu  d'acquérir  la  majorité  dans  le  sénat,  il  arriva 
seulement  à  balancer  dans  cette  assemblée  les  forces  du  parti  répu- 
bhcain.  Les  faits  commençaient  d'ailleurs  à  mettre  en  lumière  les 
erreurs  de  sa  politique  financière.  Les  dollars  d'argent  que  le  mi- 
nistre des  finances  était  contraint  de  faire  frapper  ne  parvenaient 
pas  à  pénétrer  dans  la  circulation,  le  public  et  le  commerce  con- 
tinuaient à  leur  préférer  l'or  ou  les  billets.  A  peine  sortis  des 
caisses  fédérales,  ils  y  rentraient  parce  que  les  importateurs  les 
recherchaient  pour  les  donner  en  paiement  des  droits  de  douane 
et  profiter  ainsi  de  l'écart  entre  la  valeur  de  l'argent  et  la  valeur  de 
l'or;  mais  le  renouvellement  de  cette  opération  avait  pour  effet  de 
diminuer  l'écart  entre  les  d^ux  métaux.  Une  autre  cause,  plus  heu- 
reuse et  plus  eflicace,  contribua  à  faire  baisser  la  prime  sur  l'or. 
Les  Élats-Unis  eurent  en  1878,  en  coton,  une  récolte  exception- 
nelle pour  la  quantité  et  la  qualité  et  une  récolte  en  céréales  abon- 
dante. La  plupart  des  pays  d'Europe  eurent  au  contraire  une  récolte 
des  plus  médiocres.  Dès  les  derniers  jours  de  l'été,  l'Europe  com- 
mença à  expédier  aux  États-Unis  des  sommes  considérables  pour 
payer  les  cotons  et  les  blés  dont  elle  avait  besoin,  et  ces  envois 


QUATRE   ANNÉES   DE   l'hISTOIRE   DES    ÉTATS-UNIS.  843 

continuèrent  pendant  tout  l'automne.  En  même  temps,  le  ministre 
des  finances  réussissait  à  placer  le  reliquat  de  l'emprunt  à  pour 
100  grâce  à  sa  subdivision  en  petites  coupures.  Il  se  procurait  ainsi 
les  moyens  de  poursuivre  ses  opérations  de  conversion,  et  de  con- 
tinuer à  payer  en  or  les  arrérages  de  la  dette  publique  sans  tou- 
cher à  la  réserve  métallique  qu'il  avait  formée  et  qu'il  accroissait 
autant  que  possible  en  vue  de  la  reprise  des  paiemens  en  espèces. 
Lors  de  la  réunion   du  congrès,  en  décembre,  le  président  put 
déclarer  dans  son  message  que  toutes  les  mesures  étaient  prises 
pour  assurer  au  1"  janvier  1879  la  mise  à  exécution  du  Resump- 
iion  Act.  Le  ministre  des  finances  avait,  en  effet,  dans  les  caisses 
publiques,  en  espèces  ou  en  lingots  d'or,  une  valeur  de  près  de 
150  millions  de  dollars,  égale  par  conséquent  à  la  moitié  des  assi- 
gnats encore  en  circulation.  Aussi,  dès  l'approche  de  Noël,  la  prime 
sur  l'or  avait  complètement  disparu  :  l'or,  les  assignats  et  les  bil- 
lets de  banque  se  maintenaient  au  pair.   Dans  ces  conditions,  la 
suppression  du  cours  forcé  ne  pouvait  créer  aucun  embarras,  et  ce 
grand  fait  financier  s'accomplit   sans  que   le  public  en  mesurât 
l'importance  et  presque  sans  qu'il  s'en  aperçût.    Des  capitalistes 
qui  avaient  fait  venir  d'Europe  une  certaine  quantité  d'or  dans  la 
pensée  que  les  banques  de  New- York  éprouveraient  le  besoin  de  for- 
tifier leur  encaisse  ne  purent  en  obtenir  même  une  prime  de  1/2 
pour  100  et  durent  renoncer  à  tirer   profit  de  leur  opération.  Le 
commerce  continua  à  rechercher,  pour  ses  paiemens  à  l'intérieur, 
les  grosses  coupures  en  assignats,  et  les  bureaux  des  douanes 
reçurent  pour  l'acquittement  des  droits  autant  d'espèces  métalli- 
ques que  de  papier. 

Il  semblait  que  le  succès  de  cette  mesure  délicate  dût  être  le 
dernier  coup  pour  les  inflatiomstes,  qui  avaient  si  souvent  prédit 
que  la  reprise  des  paiemens  en  espèces  déterminerait  une  crise 
et  jetterait  une  perturbation  générale  dans  les  affaires.  Ils  n'en 
tentèrent  pas  moins  un  effort  désespéré  au  sein  de  la  chambre  des 
représentant,  et  proposèrent  l'abrogation  pure  et  simple  du  7?^- 
sumptioR  Act.  Le  vote  eut  lieu  à  la  fin  de  février,  presque  deux 
mois  après  la  mise  à  exécution  du  bill  de  1875  :  il  se  trouva  en- 
core 106  démocrates  pour  appuyer  la  proposition;  mais  27  démo- 
crates du  Nord,  en  la  repoussant,  déplacèrent  la  majorité.  Cette 
tentative  malheureuse  des  ijiflationistes  eut  pour  conséquence 
l'avortement  successif  de  toutes  les  propositions  tendant  à  accroî- 
tre la  masse  du  papier-monnaie.  La  session  fut  d'ailleurs  d'une 
stérilité  extrême  :  les  deux  chambres  ne  purent  se  mettre  d'accord 
sur  aucune  mesure,  sauf  le  vote  d'un  bill  qui  interdisait  à  tout 
capitaine  de  navire  de  prendre  à  son  bord  et  de  débarquer  sur  le 


844  EEVDE   DES    DEUX   MONDES, 

territoire  américain  plus  de  quinze  Chinois.  Ce  bill  était  une  con- 
cession aux  ouvriers  de  la  Californie,  jaloux  de  la  concurrence  que 
les  émigrans  chinois  leur  faisaient  dans  certaines  industries, 
M.  Hayes  frappa  ce  bill  de  son  veto,  parce  qu'il  était  en  contradic- 
tion avec  les  stipulations  du  traité  qui  assure  aux  sujets  du  gou- 
vernement chinois  les  mêmes  droits  et  les  mêmes  avantages  qu'aux 
sujets  de  toute  autre  nation.  M.  Hayes  fut  soutenu,  en  cette  occa- 
sion, par  l'opinion  des  états  du  Nord,  et  l'opposition  n'essaya  pas 
de  faire  revivre  le  bill.  La  chambre,  arrivée  au  terme  de  son 
mandat,  se  sépara  sans  avoir  voté  le  budget  de  la  guerre,  parce 
que  le  parti  démocratique  s'obstina  à  introduire  dans  ce  budget 
une  disposition  qui  interdisait  l'emploi  des  troupes  fédérales  pour 
faire  la  police  des  élections.  Le  sénat,  de  son  côté,  persista  à 
repousser  cet  article  additionnel,  comme  portant  atteinte  aux  droits 
du  président,  qui  a  la  disposition  de  la  force  armée,  et  pouvant  le 
mettre  dans  l'impuissance  de  maintenir  ou  de  rétablir  la  paix  pu- 
blique. Le  président  convoqua  la  ^chambre  nouvelle  pour  une  ses- 
sion extraordinaire  de  quelques  jours,  et  obtint  d'elle  le  vote  des 
crédits  nécessaires  à  l'entretien  des  troupes. 

Cette  opposition  taquine,  ces  tentatives  pour  désorganiser  les 
services  publics,  le  renouvellement  continuel  de  débats  acrimo- 
nieux et  sans  résultat  possible  produisit  à  la  longue  sur  l'opinion 
publique  une  impression  fâcheuse  pour  le  parti  démocratique.  La 
facilité  avec  laquelle  ce  parti  acceptait  l'alliance  des  greenbackers 
et  appuyait  leurs  candidats  quand  il  n'espérait  point  faire  élire  les 
siens,  lui  aliénèrent  de  plus  en  plus  les  sympathies  du  Nord.  La 
faveur  publique  revenait  au  parti  républicain,  qui  puisait  une  force 
incontestable  dans  le  succès  des  mesures  financières  de  M.  Sherman 
et  dans  le  réveil  de  l'industrie  et  des  affaires.  L'Angleterre  n'avait 
pas  eu,  depuis  un  demi-siècle,  une  récolte  aussi  faible  que  celle 
de  1879  :  en  Irlande,  ni  les  blés  ni  les  pommes  de  terre  n'arri- 
vèrent à  maturité;  sans  être  aussi  mal  traité,  le  continent  euro- 
péen n'avait  pas  récolté  de  quoi  satisfaire  à  ses  besoins.  Loin  de  se 
ralentir,  les  exportations  à  destination  de  l'Europe  s'étaient  donc 
accrues  et  provoquaient  de  continuels  arrivages  d'or  qui  alimen- 
taient l'encaisse  des  banques  et  du  trésor  fédéral.  La  convertibi- 
lité du  papier-monnaie  était  donc  assurée,  et  par  surcroît  les 
demandes  de  la  Chine  et  du  Japon,  en  absorbant  la  production  des 
mines  d'argent  américaines,  prévenaient  la  baisse  de  l'argent  et  met- 
taient le  trésor  à  l'abri  de  la  perte  qu'aurait  pu  lui  causer  la  dépré- 
ciation des  dollars  qu'il  était  obligé  de  fabriquer  mensuellement. 
Le  ministre  des  finances,  qui  avait  encore  250  millions  à  payer  pour 
achever  la  conversion  des  bons  à  l'échéance  de  1879,  pouvait  donc 


QUATRE   ANNÉES   DE   l'iIISTOIRE   DES   ÉTATS-UNIS.  845 

donner  aux  électeurs  de  l'Ohio  l'assurance  que  cette  opération 
serait  terminée  pour  la  fin  d'octobre.  Il  exprimait  l'espérance  d'un 
notable  accroissement  dans  le  produit  des  douanes  par  suite  de 
l'activité  qu'avait  recouvrée  l'industrie  métallur  giqu  et  de  la 
hausse  des  salaires.  Des  quantités  considérables  de  fonte  et  de  fer 
étaient  importées  tous  les  jours,  et  le  retour  de  l'aisance  générale 
allait  ranimer  les  demandes  sur  les  produits  fabriqués,  sur  les  vins 
et  sur  les  articles  de  luxe  de  l'Europe.  Les  conversions  successive- 
ment opérées  avaient  réduit  de  près  d'un  tiers  la  charge  annuelle 
de  la  dette  publique  :  une  couple  d'années  heureuses  ferait 
gagner  aux  États-Unis  un  capital  équivalant  à  leur  dette. 

Cet  ensemble  de  faits  ne  pouvait  manquer  d'agh-  sur  les  élec- 
tions. Les  démocrates,  en  se  coalisant  avec  les  greenbackers^  réus- 
sirent à  faire  passer  une  liste  de  fusion  dans  le  Maine,  réputé  jus- 
que-là une  des  forteresses  du  parti  républicain,  mais  en  revanche 
ils  furent  battus  à  des  majorités  considérables  dans  l'Ohio  et  dans 
la  Pensylvanie  :  en  outre,  dans  les  états  les  plus  importans  de 
l'Ouest,  le  Wisconsin,  le  Minnesota,  l'Iowa,  l'Indiana  même,  ils 
perdirent  un  grand  nombre  de  voix  comparativement  aux  résultats 
des  élections  précédentes.  Enfin,  dans  l'état  de  New-York,  dont  ils 
se  croyaient  sûrs,  ils  virent  élire  un  républicain  aux  fonctions  de 
gouverneur,  par  suite  de  l'antagonisme  qui  avait  éclaté  entre  les 
partisans  de  M.  Tilden  et  l'association  politique  de  Tamman y-Hall, 
qui  se  disputaient  la  disposition  des  emplois  municipaux.  C'étaient 
là  d33  fâcheux  pronostics  pour  l'élection  présidentielle  de  1880. 

Cucheval-Clabignï,       ,     , , 


LE 


SALON    DE    M"^    NECRER 

D'APRÈS  DES  DOCUMENS  TIRÉS  DES  ARCHIVES  DE  COPPET. 


VllI  \ 

COPPET  PENDANT  LA  RÉVOLUTION.  —  LES  DERNIERES  ANNÉES- 

DE  M"^  NECKER. 


C'était  en  1784  que  M.  Necker  était  devenu  possesseur  de  la 
terre  et  du  château  de  Coppet,  après  avoir  pensé  jadis  à  acheter 
Ferney,  que  Voltaire  cherchait  à  vendre.  Le  concours  de  diverses 
circonstances  a  donné  au  nom  de  Coppet  assez  de  notoriété  pour 
qu'on  trouve  peut-être  quelque  intérêt  à  un  retour  très  rapide  sur 
l'histoire  de  ses  propriétaires  successifs.  La  seigneurie  de  Coppet 
était,  à  la  fin  du  siècle  dernier,  une  des  plus  anciennes  terres  féo- 
dales du  pays  de  Yaud,  dont  l'organisation,  tout  aristocratique, 
n'offre  dans  le  passé  aucun  rapport  avec  celle  de  la  république  de 
Genève.  Elle  fut  constituée,  en  1355,  par  un  démembrement  de 
l'importante  seigneurie  de  Commugny  dont  mouvait  tout  le  pays 
environnant,  et  le  château  fut  bâti,  en  1457,  par  cet  habile  et 
remuant  comte  Pierre  de  Savoie,  que  ses  contemporains  appelaient 
le  petit  Charlemagnee,i  qui  étendit  le  premier  sur  le  pays  de  Vaud 
la  main  de  son  ambitieuse  maison.  Après  avoir  été  donné  en  fief  aux 
comtes  de  Gruyère,  la  terre  de  Coppet  fut  érigée  en  baronnie  par 

(1)  Voyez  la  Bevuc  des  \"  janvier,  1"  mars,  l«r  avril,  1"  juin,  1"  août,  15  dé« 
cembre  1880  et  du  1"  janvier  1881. 


LE   SALON  DE  M""®   NECKEE.  '847 

le  duc  Charles,  en  lliSli,  ce  qui  donna  aux  différens  propriétaires 
le  droit  de  porter  le  titre  de  baron  de  Coppet,  titre  que  M.  Necker 
prit,  à  plusieurs  reprises,  dans  des  actes  publics  et  en  particulier 
dans  le  contrat  de  mariage  de  sa  fille.  Durant  le  cours  du  xvi®  siè- 
cle, le  pays  du  Vaud  fut  livré  à  toutes  les  vicissitudes  de  la  guerre 
religieuse  et  de  la  lutte  entre  la  maison  de  Savoie  et  Leurs  Excel- 
lences de  Berne;  aussi  la  baronnie  de  Coppet  changea-t-elle  plu- 
sieurs fuis  de  mains,  et  le  château  fut  brûlé  en  entier  (à  l'exception 
de  quelques  soubassemens  qui  existent  encore)  par  l'armée  ber- 
noise, qu'on  appelait  Varmée  des  gentilsliommes  de  la  Cuiller, 
Enfin,  au  commencement  du  xvii^  siècle,  la  baronnie  fut  achetée  par 
François  de  Bonne,  duc  de  Lesdiguières,  lieutenant-général  pour  le 
roi  en  Dauphiné;  mais  il  s'en  dégoûta  bientôt  et,  après  maintes 
ventes  et  reventes  successives,  la  terre  et  le  château,  reconstruit  tel 
qu'il  est  aujourd'hui,  arrivèrent  aux  mains  de  l'antique  famille  des 
comtes  de  Dohna,  les  seuls  des  nombreux  propriétaires  de  Coppet 
qui  aient  laissé  quelque  souvenir  de  leur  passage. 

Les  comtes  de  Dohua  étaient  une  illustre  maison  allemande  qui 
tirait  son  nom  du  château  de  Dohna,  près  de  Dresde,  et  dont  une 
branche  subsiste  encore  en  Prussse.  Ils  portaient  tous  le  titre  de 
burgrave  et  comte  du  saint-empire.  Le  comte  Frédéric  de  Dohna, 
l'acquéreur  de  Coppet,  était  gouverneur  de  la  principauté  d'Orange, 
enclavée  dans  le  comtat  Venaissin,  qui  appartenait  au  prince  de 
Nassau.  Pendant  plus  d'un  demi-siècle,  les  comtes  de  Dohna  tin- 
rent dans  le  pays  la  situation  d'une  famille  princière,  et  ils  trai- 
taient sur  ce  pied  avec  la  république  de  Genève.  Dans  la  cathé- 
drale de  Saint-Pierre,  i's  avaient  leur  tribune  spéciale,  tout  comme 
de  petits  souverains.  La  comtesse  de  Dohna  étant  accouchée  d'une 
fille,  au  mois  de  mai  1668,  le  comte  demanda  «  que  la  seigneurie 
voulût  bien  présenter  sa  fille  au  baptême,  »  et  cette  demande  ayant 
été  agréée,  par  reconnaissance  sans  doute  pour  le  service  que  le 
comte  de  Dohua  avait  rendu  à  la  république  en  acceptant  le  com- 
mandement d'une  petite  armée  réunie  contre  le  duc  de  Savoie,  le 
Magnifique  Petit  Cunseil  décida  «  que  M.  le  premier  syndic,  accom- 
pagné de  quelques  membres  du  Conseil,  iraient  à  Coppet  sur  la 
petite  frégate  de  la  seigneurie,  pour  là  faire  les  devoirs  de  parrain 
selon  la  coutume,  et  que  l'on  ferait  faire  une  médaille  en  or  de  la 
valeur  de  25  pistoles,  laquelle  M.  le  premier  syndic  présenterait  à 
M'"*  la  comtesse  de  la  part  de  la  seigneurie,  et,  en  outre,  que  l'on 
y  porterait  des  confitures  et  dragées  en  bonne  quantité  qu'ils  y  pré- 
senteraient aussi.  »  Les  conseillers  envoyés  par  la  seigneurie  furent, 
disent  les  procès  verbaux  du  conseil,  «  très  bien  accueillis  et  régalés 
par  M.  le  comte  et  par  M'""  la  comtesse,  qui  leur  témoignèrent  beau- 
coup de  reconnaissance  avec  les  assurances  de  leur  aiîection,  »  et 


8/i8  KEVUE    DES    DEUX   MONDES, 

la  petite  fille,  présentée  au  baptême  par  la  seigneurie,  reçut  les 
noms  d'Espérance-Madeleine-Cm^f^. 

Un  souvenir  plus  intéressant  que  celui  du  baptême  de  la  petite 
Genève,  et  qui  se  rattache  également  à  la  possession  de  Goppet  par 
le  comte  de  Dohna  est  celui  du  séjour  qu'y  fit  Bayle,  le  célèbre 
auteur  du  Dictionnaire  historique  et  critique.  Très  jeune  encore 
(il  avait  à  peine  vingt- trois  ans)  Bayle  avait,  abjuré  la  religion 
calviniste,  à  laquelle  appartenait  sa  famille,  puis  il  l'avait  embras- 
sée de  nouveau,  et  ses  parens  avaient  jugé  prudent,  pour  fortifier 
sa  foi  chancelante,  de  l'envoyer  à  Genève.  Mais,  à  Genève, Bayle 
trouva  la  vie  fort  dispendieuse,  et  n'ayant  pas  voulu  s'ac- 
commoder d'une  place  de  régent  de  seconde  qui  lui  était  offerte 
parce  que,  dit-il  dans  une  lettre  à  son  père,  «  on  traite  ce  genre 
d'hommes  comme  les  véritables  antipodes  du  vrai  mérite  et  que  les 
railleurs  sont  perpétuellement  déchaînés  contre  eux,  si  bien  qu'il 
faut  avoir  des  dents  de  Saturne  pour  dévorer  cette  pierre,  »  il 
accepta  d'entrer  chez  le  comte  de  Dohna  pour  servir  de  précepteur 
à  ses  deux  enfans  (bien  que  la  position  fût,  à  ce  qu'il  parait,  peu 
lucrative),  et  il  vint  en  cette  qualité  s'établir  à  Goppet. 

Les  occupations  de  Bayle  ne  consistaient  pas  seulement  à  ensei- 
gner aux  jeunes  comtes  le  latin,  l'histoire,  la  géographie  et  même 
le  blason,  science  dans  laquelle  il  était,  de  son  propre  aveu,  fort 
novice;  entre  temps,  il  servait  encore  de  secrétaire  au  comte 
de  Dohna  lui-même,  soit  qu'il  tînt  la  plume  pour  écrire  des 
lettres  insignifiantes,  soit  que  le  comte,  qui  se  piquait  d'érudi- 
tion militaire,  le  chargeât  de  rechercher  dans  les  auteurs  an- 
ciens a  le  véritable  nom  latin  de  toutes  les  charges  militaires 
d'aujourd'hui;  ce  qui,  ajoutait  Bayle  dans  une  lettre  datée  de 
Goppet,  selon  mon  petit  sens,  n'est  pas  facile  à  trouver.  Car  je 
n'ai  pas  pris  garde  qu'ils  eussent  ce  grand  attirail  d'officiers  subal- 
ternes qu'on  remarque  aujourd'hui,  et  je  me  trouve  fort  embar- 
rassé de  dire  sergent  en  latin  sans  circonlocutions.  Or,  tel  est  le 
but  de  M.  le  comte.  »  Il  n'y  a  donc  rien  d'étonnant  que  Bayle,  peu 
payé,  mais  fort  occupé,  se  soit  dégoûté  de  cette  situation  et  qu'après 
dix-huit  mois  de  séjour,  il  ait  quitté  Goppet  au  mois  de  mai  1674. 
Mais  ce  qui  est  plus  digne  de  remarque  et  ce  qui  peint  bien  cette 
indifférence  pour  la  nature  qui  était  le  propre  du  xvii'  siècle,  c'est 
que  nulle  part,  ni  dans  la  correspondance  de  Bayle,  ni  dans  ses 
œuvres,  on  ne  trouve  un  souvenir  et  comme  un  reflet  de  ces  années 
que  sa  jeunesse  avait  passées  en  présence  du  lac  et  des  montagnes, 
•Parmi  les  nombreuses  lettres  écrites  par  lui  de  Goppet,  il  n'y  en  a 
pas  une  seule  où  il  y  ait  une  ligne  de  description,  et  qui  ne 
pût  être  datée  de  la  plus  plate  contrée  de  France  ou  d'Allemagne. 
Aussi,  dans  le  château  même,  ne  subsiste- t-il  aucun  souvenir  de 


LE   SALON   DE   M°^^   NECKER,  8Û9 

son  séjour,  et  bien  qu'il  fût  à'coup  sûr  fort  intéressant  de  montrer 
aux  visiteurs  la  chambre  de  Baylc,  on  ne  pourrait  le  faire  que  par 
une  petite  supercherie  dont  il  ne  serait  point  impossible  à  la  vérité 
de  trouver,  dans  le  pays  même,  d'autres  exemples. 

Du  comte  Frédéric  de  Dohna,  le  château  de  Coppet  passa  au 
comte  Alexandre,  son  fils,  l'un  des  élèves  de  Bayle.  Mais  celui-ci, 
après  avoir  possédé  le  château  assez  longtemps,  le  vendit,  en  1713, 
au  baron  Sigismond  d'Erlach,  Prussien  de  naissance  et  colonel  des 
cent-suisses.  Celui-ci  s'en  défît  au  bout  de  deux  ans,  et  de  ventes 
en  reventes  successives,  la  baronnie,  qui  ne  paraît  avoir  inspiré 
un  vif  attachement  à  aifcun  de  ses  nombreux  propriétaires,  finit 
par  arriver  aux  mains  de  noble  Pierre  Germain  de  Thelusson, 
ancien  associé  de  M.  Necker.  Ce  fut  à  lui  que  M.  Necker  l'acheta. 
Lors  de  cette  dernière  vente,  il  y  avait  déjà  près  d'un  siècle  que 
le  pays  de  Vaud  était  sous  la  domination  de  Leurs  Excellences  de 
Berne,  et  Leurs  Excellences  intervenaient  dans  chacun  de  ces  con- 
trats pour  asseoir  leur  autorité  par  des  conditions  qui  n'avaient, 
on  va  le  voir,  rien  de  libéral.  C'est  ainsi  que,  dans  le  contrat  passé 
au  profit  du  baron  d'Erlach,  l'acte  d'investiture  est  donné  par  le 
trésorier  du  pays  de  Vaud  au  nom  de  Leurs  Excellences  de  Berne, 
aux  deux  conditions  suivantes  : 

1°  D'être  bon,  loyal  et  féal  vassal  de  Leurs  Excellences  de  Berne,  nos 
souverains  seigneurs  et  supérieurs,  maintenir  et  procurer  leur  autorité, 
honneur  et  profit,  et  éviter  leur  perte,  déshonneur  et  dommage  de  tout 
son  possible,  et  tant  qu'il  sera  rière  leur  souveraineté,  obéir  et  obser- 
ver leur  mandemens  et  commandemens,  leurs  ordonnances  et  statuts 
par  eux  établis  ou  à  établir,  tant  au  regard  du  gouvernement  de  leur 
état  que  de  la  religion  réformée  et  discipline  ecclésiastique,  sans  y  con- 
trevenir, ni  permettre  aucune  chose  contraire. 

2"  Item,  que  ladite  baronnie  ne  pourra  être  possédée  par  aucune  per- 
sonne de  religion  contraire  à  la  religion  réformée,  quand  même  ce 
seraient  des  héritiers  ou  descendans  du  seigneur  baron,  à  moins  qu'au 
préalable  ils  n'en  ayent  obtenu  la  permission  et  l'investiture  de  Leurs 
Excellences  de  Berne. 

Cette  clause,  qui  refusait  à  tout  catholique  le  droit  de  devenir 
propriétaire  dans  le  pays  de  Vaud,  était  tout  à  fait  en  harmonie 
avec  la  législation  d'un  petit  pays  qui  donnait  alors,  tout  protestant 
et  républicain  qu'il  fût,  le  spectacle  des  mêmes  actes  d'intolé- 
rance si  justement  reprochés  à  la  France  catholique  et  monarchique. 
C'est  ainsi  qu'à  la  fin  du  xvn^  siècle,  une  profession  de  foi  ou  con- 
sensus ayant  été  rédigée  par  ordre  de  Leurs  Excellences  de  Berne, 

TOME   SLIII.   —  1881.  54 


850  REVUE  DES   DEUX  MONDES, 

les  sujets  de  Leurs  Excellences  furent  tenus  de  prêter  serment  de 
conformité  à  ce  consensus,  et  que  des  chambres  de  religion  furent 
investies  du  droit  de  condamner  les  contrevenans,  suivant  les  cas, 
au  bannissement,  à  la  confiscation  des  biens,  au  fouet,  à  la  marque, 
aux  galères  ou  à  la  mort  (1).  Cette  clause  d'exclusion  a  été  main- 
tenue dans  la  législation  du  pays  de  Vaud  jusqu'à  l'époque  de  la 
révolution  française,  et  chacun  sait  qu'elle  empêcha  Voltaire  (un 
bien  pauvre  catholique  cependant,  écrivait-il  à  M'""  d'Épinay), 
d'acheter  une  maison  à  Lausanne.  Cependant,  lorsque  M.  Necker 
fit  l'acquisition  de  Goppet,  cette  prohibition  avait  pris  une  forme 
un  peu  différente,  et  le  nouvel  acquéreur  s'obhgeait  seulement  à 
ne  transférer  sa  baronnie  «  à  aucun  prince,  seigneur,  ni  parti- 
culier étranger,  sans  en  avoir  obtenu  la  permission  de  Leurs  Excel- 
lences de  Berne,  à  l'exception  de  ses  héritiers  légitimes  professant 
la  sainte  religion  réformée.  » 

Leurs  Excellences  de  Berne  intervenaient  également  dans  tous 
ces  contrats  à  un  point  de  vue  beaucoup  plus  lucratif.  C'est 
ainsi  que  M.  Necker,  ayant  payé  pour  l'acquisition  du  château 
de  Goppet,  la  somme  de  500,000  livres,  argent  de  France,  soit 
333,333  florins  6  sols  I\  deniers,  argent  de  Berne,  le  laud  (ce 
que  nous  appellerions  le  droit  de  mutation),  exigé  par  le  gouver- 
nement de  Berne,  s'élevait  à  121,  979  florins,  c'est-à-dire  à  plus  du 
tiers  du  prix  d'achat.  En  revanche  le  gouvernement  de  Berne  garan- 
tissait à  M.  iNecker  la  jouissance  de  toutes  les  prééminences  et 
dépendances  de  la  baronnie  de  Coppet,  c'est-à-dire  d'un  certain 
nombre  de  droits  féodaux  qui  constituaient  une  branche  impor- 
tante du  revenu  de  la  terre  et  dont  la  suppression  sans  indemnité 
devait  un  jour  considérablement  réduire  la  fortune  de  M.  INecker, 
Ces  droits,  au  reste,  n'avaient  rien  d'exorbitant  et  ils  étaient  de 
ceux  qu'un  ministre  libéral  de  Louis  XVI  pouvait  percevoir  sans 
.scrupule  :  droit  de  four  banal,  de  pressoir,  etc.  Ils  ne  furent  sup- 
primés qu'à  la  fin  du  siècle,  et  les  plus  grands  seigneurs  de  France 
étaient  déjà  privés  depuis  plusieurs  années  de  leurs  redevances 
féodales,  que,  plus  heureux,  le  baron  de  Coppet  jouissait  encore 
paisiblement  des  siennes. 

Le  château  acquis  par  M.  Necker  était  alors  comme  aujourd'hui 
un  grand  bâtiment  sans  caractère.  Ce  bâtiment  se  compose  de  trois 
corps  de  logis  qui  forment  en  se  repliant  une  cour  intérieure. 
On  ne  pénètre  dans  cette  cour  qu'en  passant  sous  une  voûte  et 

(1)  Voyez  Verdcil,  Histoire  du  canton  du  Vaud.  Hâtons-nous  de  dire  qu'aujourd'hui 
le  canton  de  Vaud  s'honore,  au  contraire,  par  le  caractère  tolérant  de  sa  législatioa 
religieuse,  ctacccrde  en  particulier  aux  catholique?,  à  la  différence  d'un  cantun  hie.î 
voisin,  une  liberté  qui  leur  est  à  la  fois  assurée  par  la  loi  et  garantie  par  les  mœurs. 


L'î   SALON   DE   M™'   NECKER.  851 

une  vieille  grille  en  fer,  qui  devait  autrefois  fermer  un  pont-levis, 
la  sépare  du  parc.  Cette  grille  est  flanquée  de  deux  grosses  tours, 
dont  l'une  est  moderne,  mais  dont  l'autre  (qui  est  précisément  la 
tour  des  archives),  atteste  son  ancienneté  par  l'épaisseur  de  ses 
murailles  et  cache  dans  ses  soubassemens  un  gros  pilier  muni 
d'un  anneau  en  fer,  auquel  on  attachait  autrefois  les  prisonniers. 
D'une  longue  galerie  située  au  rez-de-chaussée  où  M,  Necker 
installa  sa  bibliothèque  en  attendant  qu'elle  devînt  un  jour  la 
salle  de  spectacle,  on  n'aperçoit  d'autre  vue  que  les  sommets  d'une 
rangée  de  platanes,  dont  le  feuillage  épais  cache  les  maisons  du 
village.  Mais  du  balcon  qui  court  le  long  des  fenêtres  du  premier 
étage,  on  découvre  un  paysage  qu'on  n'oublie  point  et  dont  l'at- 
trait ramène  souvent  à  Goppet  ceux  qui  l'ont  une  fois  contemplé, 
de  même  que,  suivant  une  croyance  populaire,  l'eau  de  la  fon- 
taine Trévi  ramène  à  Rome  ceux  qui  ont  une  fois  trempé  leurs 
lèvres  dans  ses  ondes.  A  droite,  la  ville  de  Genève,  tantôt  dispa- 
raissant à  midi  dans  le  miroitement  du  soleil  dont  les  rayons  se 
reflètent  dans  ses  clochers  de  zinc,  tantôt  dessinant  vers  le  soir  la 
ligne  de  ses  maisons  blanches  sur  le  ciel  rougeâtre;  vis-à-vis  la 
côte  de  Savoie,  la  lourde  masse  des  Voirons  étalant  ses  pentes  entre- 
coupées de  bois  de  sapins  et  de  pâturages,  le  château  de  Beaure- 
gard,  dont  l'aspect  sévère  semble  fait  pour  servir  de  cadre  à  cette 
mâle  figure  diun  Homme  d'autrefois^  si  bien  décrite  par  son  arrière- 
petit-fils,  et  rappelle  en  face  de  Coppet  les  souvenirs  d'un  monde 
si  différent;  à  gauche,  enfin  le  lac,  le  beau  lac  dans  toute  son  éten- 
due, déployant  vers  Lausanne  la  nappe  unie  de  ses  eaux  bleues. 
Cependant  celui  qui,  sans  pénétrer  dans  la  maison,  aurait  dirigé 
ses  pas  vers  le  parc,  attiré  par  l'ombre  et  la  fraîcheur,  celui-là 
pourrait  en  s'y  promenant  se  croire  à  cent  lieues  du  lac  et  des  mon- 
tagnes. Deux  grandes  allées  droites,  derniers  vestiges  d'un  parterre 
à  la  française,  lui  diraient  que  ce  parc  a  été  dessiné  dans  un  temps 
où  l'on  ne  regardait  point  autour  de  soi,  et  où  l'on  cherchait  surtout 
dans  la  promenade  le  plaisir  de  la  conversation  à  l'ombre.  Aussi 
s'étonnerait-il  moins  que  de  grands  arbres,  ces  arbres  que  M™"  de 
Staël  appelait  des  «  amis  témoins  de  sa  destinée,  »  ferment  la  vue  de 
tous  côtés,  et  laissent  à  peine  apercevoir  par  quelques  rares  percées 
les  pentes  violettes  du  Jura.  Ce  qu'était  au  reste,  il  y  a  cent  ans,  le 
château  de  Goppet,  il  l'est  encore  aujourd'hui,  car  pas  une  pierre 
n'en  a  été  changée.  Sans  doute  bien  des  habitations  plus  modernes 
élèvent  sur  les  coteaux  qui  avoisinent  le  lac  des  constructions  plus 
somptueuses,  ou  déroulent  vers  ses  bords  des  pelouses  plus  riantes. 
Mais  lorsque,  les  yeux  encore  éblouis  ou  charmés,  on  pénètre  dans 
cette  cour  intérieure  silencieuse  et  sombre,  lorsqu'on  franchit  sur- 


852  BEVDE  DES  DEUX  MONDES. 

tout  le  seuil  de  la  maison  dont  quelques  pièces  conservent  intacte 
l'empreinte  du  passé  et  semblent  prêtes  à  recevoir  leurs  hôtes  d'au- 
trefois, on  ne  saurait  refuser  à  cette  vieille  demeure,  comme  aux 
souvenirs  qu'elle  rappelle,  le  charme  et  la  mélancolique  grandeur 
des  choses  qui  ne  sont  plus, 

II. 

Lorsqu'à  la  un  de  septembre  1790  une  chaise  de  poste  débar- 
qua M.  et  M"®  Necker  dans  la  cour  de  Goppet,  l'impression  un  peu 
triste  qu'on  éprouve  toujours  en  pénétrant  par  un  jour  d'automne 
dans  une  habitation  depuis  longtemps  inoccupée  dut  être  singu- 
lièrement aggravée  par  leurs  dispositions  intérieures.  M.  Necker 
s'était  vu  vilipendé  par  ses  adversaires,  abandonné  par  ses  amis, 
renié  par  le  pays  qu'il  avait  adopté.  M""^  Necker,  de  son  côté,  ne 
pouvait  manquer  de  sentir  douloureusement  le  contraste  entre  ce 
retour  à  Goppet  et  le  premier  séjour  qu'elle  y  avait  fait  quelques 
années  auparavant,  alors  qu'aux  témoins  de  sa  difficile  jeunesse  elle 
s'était  montrée  riche  de  tous  les  bienfaits  du  présent  et  de  toutes 
les  promesses  de  l'avenir.  Aussi,  à  peine  arrivés  et  installés,  M.  Nec- 
ker dans  un  appartement  qui  regardait  vers  Genève,  M'"®  Necker 
dans  une  grande  et  obscure  chambre  dont  les  fenêtres  avaient  vue 
sur  le  parc,  s'étaient-ils  appliqués  tous  deux  à  chercher  les  consola- 
tions que  leur  nature  diverse  comportait,  M.  Necker  dans  le  travail, 
M"'^  Necker  dans  l'amitié. 

En  prenant  la  plume  aussitôt  après  son  arrivée  à  Goppet,  M.  Nec- 
ker était  obligé  d'avouer  «  que  le  respect  qu'il  avait  religieuse- 
ment rendu  à  l'opinion  publique  s'était  affaibli  dspuis  qu'il  l'avait 
vue  soumise  aux  artifices  des  méchans  et  trembler  devant  les 
mêmes  hommes  qu'autrefois  elle  eût  fait  paraître  à  son  tribunal 
pour  les  vouer  à  la  honte  et  les  marquer  du  sceau  de  sa  réproba- 
tion.» G'  était  cependant  à  l'opinion  publique  qu'il  s'adressait  lorsque, 
dans  son  Essai  sur  l'administration  de  M.  Necker  par  lui-même, 
il  entreprenait  la  justification  de  sa  conduite  dans  les  circon- 
stances difficiles  qu'il  venait  de  traverser.  Aussi  ne  faut-il  chercher 
dans  cet  Essai  ni  une  histoire  complète  des  premiers  temps  de  la 
révolution,  ni  même  un  récit  détaillé  des  actes  de  M.  Necker.  Mais 
je  me  permets  de  recommander  la  lecture  de  cet  ouvrage  un  peu 
oublié  à  ceux  qui  mènent  aujourd'hui  la  campagne  de  réaction  his- 
torique contre  la  constituante.  Ils  auront  la  satisfaction  d'y  trou- 
ver, exprimées  parfois  sur  un  ton  assez  acerbe,  la  plupart  des 
attaques  qu'ils  dirigent  aujourd'hui  contre  l'œuvre  des  législateurs 
de  89  et  l'indication  très  sagace  des  côtés  fragiles  de  cette  œuvre. 


LE   SALON   DE  M^^"  NECKER.  853 

Mais,  si  bien  fondées  que  soient  les  critiques  de  M.  Necker,  le 
ressentiment  personnel  qu'il  laisse  percer  leur  enlève  cependant 
quelque  peu  de  leur  autorité,  et  cet  Essai  ne  saurait  avoir  la 
valeur  d'un  ouvrage  historique  ou  politique. 

Il  n'en  est  pas  de  même  de  son  Étude  sur  le  pouvoir  exécutif 
dans  les  grands  états,  h  laquelle  il  mettait  la  main,  dès  son  premier 
ouvrage  terminé,  et  qu'il  fit  paraître  au  commencement  de  l'année 
1792.  M.  Nourrisson,  dans  une  étude  sévère  jusqu'à  la  malveillance 
qu'il  a  consacrée  à  M.  Necker,  convient  cependant  que  cette  étude 
est  une  de  celles  où  M.  Necker  a  déployé  le  plus  de  sagacité  poli- 
tique et  qu'elle  le  classe  au  rang  des  publicistes.  Ce  n'est  pas  seu- 
lement, en  effet,  une  démonstration  très  solide  des  périls  auxquels 
la  constitution  de  1791  exposait  la  France.  C'est  encore  une  analyse 
très  fine  des  vices  inhérens  à  la  démocratie  pure,  et  une  prédic- 
tion très  juste  des  conséquences  auxquelles  son  triomphe  ne  peut 
manquer  d'entraîner  un  grand  pays.  Gomme,  en  matière  aussi  géné- 
rale, ce  qui  est  vrai  dans  un  siècle  l'est  encore  dans  un  autre,  on 
pourrait  appliquer  au  spectacle  que  nous  voyons  se  dérouler  sous 
nos  yeux  plus  d'un  passage  détaché  de  l'ouvrage  de  M.  Necker. 
N'avons-nous  pas  eu  l'occasion  de  juger  combien  est  fidèle  cette 
peinture  d'une  assemblée  qui  veut  se  rendre  permanente  et  omni- 
potente : 

Vingt-quatre  mois  de  séances  suffiront  à  peine  pour  laisser  le  temps 
à  chaque  député  d'avoir  place  dans  le  logographe  et  pour  faire  arriver 
dans  son  district  ou  sa  municipalité  quelques  paroles  de  lui  un  peu 
remarquables.  Sur  les  sept  cent  quarante-cinq,  il  y  en  aura  sept  cent 
quarante  peut-être  absolument  neufs  à  la  gloire.  Il  faudra  bien  qu'ils 
s'essaient  à  celte  conquête;  il  faudra  bien  qu'ils  jouissent,  les  uns  de 
leurs  succès,  les  autres  de  leurs  espérances,  les  autres  de  leur  part  au 
triomphe  commun.  Ajouterons-nous  que  les  dix-huit  francs  par  jour, 
exactement  payés,  seront  peut-être  aussi  un  lien  imperceptible?  C'est  un 
simple  soupçon,  mais  la  chose  est  possible.  Et  quel  plaisir  encore  pour 
tous  ces  messieurs  de  donner  des  ordres  à  leur  premier  commis  le  roi 
de  France!  Quel  plaisir  encore  de  faire  apparaître  au  coup  de  sifflet 
tous  les  ministres  à  la  barre!  Ah!  jamais  on  ne  pourra  quitter  de  plein 
gré  ces  fonctions  enivrantes,.,  et  comme  les  affaires  vont  chercher  la 
puissance  réelle  quand  l'accès  vers  cette  puissance  est  toujours  ouvert, 
c'est  à  l'assemblée  nationale  que  tout  le  monde  s'adressera,  et  cette 
assemblée,  en  se  résignant  facilement  à  l'accroissement  de  sa  domina- 
tion, deviendra  chaque  jour  davantage  le  point  de  réunion  de  tous  les 
genres  de  pouvoir.  Elle  réservera  seulement  au  gouvernement  les  objets 
d'une  décision  épineuse  ou  désagréable  et  se  ménagera  le  moyen  de  le 
censurer  à  coup  sûr. 


85/i  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Ne  pourrait-on  point  également  inviter  quelques-uns,  non  point 
de  nos  sept  cent  quarante-cinq,  mais  de  nos  cinq  cent  trente 
députés  à  méditer  ces  réflexions  sur  le  caractère  éphémère  de  la 
popularité? 

Les  grands  embarras  surtout  viendront  lorsque,  tous  les  genres  de 
pouvoirs  une  fois  réunis  entre  les  mains  d'hommes  élus  par  la  nation, 
les  représentons  du  peuple,  en  possession  de  toutes  les  autorités,  auront 
seuls  à  compter  avec  lui  et  ne  pourront  plus  le  distraire  de  ses  plaintes 
en  fixant  comme  aujourd'hui  toutes  ses  pensées  sur  les  ennemis  dont 
il  est  environné  et  sur  les  combats  qu'il  faut  leur  livrer.  La  victoire 
une  fois  reconnue,  la  toute-puissance  une  fois  avouée,  ces  excuses  ne 
seroient  plus  admissibles.  On  charmeroit  ce  peuple  encore  quelque 
temps  ea  le  louant,  en  lui  apprenant  qu'il  s'est  levé  majestueusement, 
qu'il  a  pris  une  superbe  attitude,  que  l'univers  le  contemple,  que  l'uni- 
vers l'admire.  Mais  il  est  un  terme  aux  promesses  et  aux  espérances, 
car  la  nature  des  choses  est  sourde  et  muette,  et  le  langage  de  l'hypo- 
crisie ne  peut  rien  contre  elle.  On  éprouvera  donc  tôt  ou  tard  qu'il  est 
impossible  de  faire  à  vingt-six  millions  de  souverains  un  sort  propor- 
tionné à  leurs  prétentions  et  à  leur  dignité;  et  lorsqu'ils  remarqueront, 
la  plupart,  que  leur  sort  n'est  point  changé, lorsqu'ils  s'apercevront  que 
la  pluie  continue  à  se  glisser  dans  leurs  réduits,  que  les  vents, soufflent 
encore  à  travers  leurs  cloisons,  que  le  prix  du  pain  et  le  tarif  des 
salaires  ne  sont  point  dans  leur  dépendance,  ils  croiront  avoir  été  trom- 
pés; ils  prêteront  l'oreille  à  de  nouvelles  séductions,  et  leurs  derniers 
amis,  leurs  derniers  chevaliers,  verront  comme  les  autres  leur  autorité 
renversée. 

Louis  XVI  était  encore  sur  le  trône  au  moment  oii  parut  l'ouvrage 
de  M.  Necker,  mais  la  surveillance  étroite  qui  depuis  la  tentative 
de  Varennes  était  exercée  sur  lui,  se  resserrait  chaque  jour  davan- 
tage. M.  Necker  voulut,  dans  ces  circonstances,  faire  parvenir  au 
souverain  qu'il  avait  servi  avec  un  dévoûment  souvent  mal  apprécié, 
un  nouvel  hommage  de  ses  sentimens,  et  il  lui  adressa  son  ouvrage 
en  l'accompagnant  de  la  lettre  suivante  : 

Je  désire  avec  ardeur  que  cet  ouvrage,  absolument  nécessaire  pour 
ma  défense,  obtienne  l'approbation  de  Votre  Majesté.  Elle  y  ven-a  quel- 
quefois l'expression  des  sentimens  que  je  professerai  pour  sa  personne 
jusqu'à  la  fin  de  ma  vie.  Il  n'est  aucun  instant  du  jour  où  mes  regards 
attendris  ne  se  tournent  vers  le  plus  vertueux  des  princes  et  le  plus 
malheureux  des  monarques,  et  je  partage  tous  les  détails  de  sa  situa- 
tion avec  la  plus  profonde  douleur. 


LE    SALON   DE  M""   NECKER.  855 

Louis  XVI  ne  répondit  point  à  cette  lettre,  et,  sans  doute,  livré 
tout  entier  aux  tristesses  et  aux  périls  de  sa  situation,  il  n'eut  guère 
la  curiosité  ni  le  temps  de  jeter  un  coup  d'oeil  sur  l'œuvre  de  son 
ancien  ministre.  Mais  si  quelques-unes  des  pages  du  livre  passèrent 
sous  S'S  yeux, il  dut  être  touché  du  ton  dont, à  plusieurs  reprises, 
M.  Necker  y  parle  de  son  ancien  maître.  Jamais,  en  effet,  dans 
aucun  des  ouvrages  qu'il  a  publiés  soit  avant,  soit  après  la  mort  de 
Louis  XVI,  M.  iNecker  n'a  manqué  une  occasion  de  rendre  témoi- 
gnage en  termes  émus  aux  vertus,  à  la  droiture,  aux  intentions 
patriotiques  du  prince  qu'il  avait  servi;  jamais  non  plus  il  n'a  laissé 
percer  l'ombre  d'un  sentiment  d'amertume,  inspiré  par  le  souvenir 
des  préventions  contre  lesquelles  il  avait  toujours  eu  à  lutter,  de 
l'abandon  dont  à  deux  reprises  il  avait  été  victime,  et  du  peu  de 
reconnaissance  dont  avaient  été  payés  ses  derniers  efforts.  Tel 
n'était  pas  toujours  le  ton  dont  on  s'exprimait  sur  le  compte  de 
Louis  XVI  dans  le  monde  des  émigrés,  et  la  différence  entre  les 
deux  langages  montrerait  au  besoin  que  les  serviteurs  les  plus 
intransigeans  (pour  employer  un  mot  à  la  mode)  ne  sont  pas  tou- 
jours les  plus  respectueux. 

Tandis  que  M.  iNetker,  encore  dans  la  pleine  vigueur  de  l'esprit, 
continuait  de  demander  au  travail  les  consolations  qu'il  ne  refuse 
jamais,  M""  JNetker,  plus  jeune  que  son  mari  de  plusieurs  années, 
voyait  au  contraire  lui  éch.ipper  toutes  les  ressources  auxquelles  elle 
aurait  pu  s'adresser  pour  fortifier  son  courage.  Avant  même  que  les 
derniers  événemensdont  elle  avait  profondément  ressenti  le  contre- 
coup eussent  achevé  de  détruire  sa  santé  déjà  ébranlée,  sa  fai- 
blesse croissante  l'avait  forcée  à  se  retirer  peu  à  peu  du  train  du 
monde,  et  certaines  réflexions  qu'on  trouve  éparses  dans  ses  œuvres 
montrent  qu'elle  n'avait  pas  laissé  de  ressentir  la  tristesse  de  cette 
vieillesse  précoce  :  «  Lorsqu'on  est  vieille,  dit-elle  quelque  part,  il 
faut  travailler  à  se  supporter  soi-même,  à  plus  forte  raison  à  se 
faire  supporter  aux  autres;  »  et  dans  un  autre  endroit  :  '(  La  vieil- 
lesse des  femmes  n'est  supportable  dans  ce  monde  qu'autantqu'elles 
n'y  remplissent  point  d'espace,  qu'elles  n'y  font  point  de  bruit, 
qu'elles  ne  demandent  aucun  service,  qu'elles  rendent  tous  ceux  qui 
dépendent  d'elhs,  et  qu'elles  ne  se  montrent  que  pour  le  bonheur 
des  autres.  Lorsqu'on  est  vieille  et  qu'on  a  rempli  sa  tâche  sur  la 
terre,  il  faut  considérer  comme  assez  bien  employé  le  temps  qu'on 
passe  sans  faire  de  fautes,  sans  ennui  et  sans  douleurs.  » 

Ce  qui  devait  encore  aggraver  le  sentiment  un  peu  triste  exhalé 
dans  ces  lignes,  c'est  qu'à  cette  femme,  dont  l'amitié  avait  rempli 
la  vie,  une  rigueur  particulière  de  la  destinée  avait  enlevé  tous  ceux 
qui,  par  leur  attachement  passionné,  l'auraient  aidée  à  traverser  cette 


356  REYDE  DES   DEUX  MONDES, 

seconde  et  pénible  phase.  Lorsque  M'^*  Necker  avait  acquis  Coppet, 
Thomas,  qui  avait  toujours  eu  horreur  de  Paris  et  le  goût  de  la  soli- 
tude, formait  le  projet  d'acheter  une  petite  maison  dans  le  village 
et  de  s'y  établir  auprès  d'elle.  «  Je  serois  auprès  de  vous,  écrivait-il, 
je  pourrois  vous  voir  tous  les  jours  et  à  toutes  les  heures  que  vous 
auriez  de  libres.  Je  serois  votre  vassal  et  celui  de  M.  Necker,  et  jamais 
féodalité  ne  m'auroit  paru  plus  douce.  »  Mais  Thomas  avait  disparu, 
et  ce  charmant  projet  de  vasselage,  comme  l'appelait  M""  Necker, 
avait  été  détruit  par  le  souffle  de  la  mort.  Elle  ne  retrouvait  pas 
non  plus  en  Suisse  celui  dont  elle  avait  reçu,  auquel  elle  avait 
porté,  dès  sa  jeunesse,  tous  les  tendres  senlimens  qu'une  femme 
sûre  d'elle-même  peut  porter  et  recevoir  dans  l'amitié.  Il  y  avait 
déjà  près  de  deux  ans  que  Moultou  était  mort,  et  de  quelque  côté 
que  M""  Necker  se  tournât,  elle  ne  trouvait  plus  que  des  souvenirs. 
C'était  à  ces  souvenirs  qu'elle  se  rattachait  avec  passion,  soit  que 
par  d'affectueuses  lettres  elle  pressât  la  veuve  de  Moultou,  ses  filles, 
sa  belle-sœur,  la  Gothon  chérie  d'autrefois,  de  faire  à  Coppet  de 
longs  séjours,  soit  que,  remontant  plus  loin  encore  dans  le  passé, 
elle  se  reportât  vers  les  temps  de  sapremièrejeunesse,dontla  scène 
était  si  voisine,  au  risque  d'ébranler  des  cordes  toujours  vibrantes 
dans  son  cœur.  —  On  se  souvient  peut-être  de  l'affection  passionnée 
que  Suzanne  Curchod  portait  à  sa  mère,  du  désespoir  où  sa  mort 
inopinée  l'avait  plongée  et  des  reproches  qu'elle  s'adressait  à  elle- 
même  d'avoir  troublé  par  les  inégalités  de  son  humeur  les  der- 
niers jours  d'une  vie  si  chère.  L'aiguillon  de  ce  remords,  dont 
elle  s'exagérait  singulièrement  la  gravité,  n'avait  jamais  cessé  (ses 
papiers  intimes  en  font  foi)  de  harceler  une  conscience  scrupuleuse 
jusqu'à  la  minutie,  et  c'était  sans  doute  oppressée  par  ses  regrets 
qu'elle  écrivait  un  jour  cette  pensée,  où  l'on  croirait  entendre 
l'écho  d'un  cœur  brisé  :  «  Il  est  des  souvenirs  si  tendres  et  si  dou- 
loureux qu'ils  font  le  sort  de  toute  une  vie.  »  Aujourd'hui  qu'après 
bien  des  vicissitudes  le  sort  la  ramenait  dans  des  lieux  si  proches 
de  ceux  où  s'était  écoulée  sa  jeunesse,  alors  qu'une  heure  à  peine 
la  séparait  de  ce  presbytère  de  Crassier,  témoin  des  joies  et  des 
épreuves  de  son  adolescence,  les  souvenirs  du  passé  ne  pouvaient 
manquer  de  se  réveiller  chez  elle  dans  toute  leur  force,  et  elle 
devait  chercher  à  faire  revivre  et  à  perpétuer  ces  souvenirs  dans 
la  forme  qui  était  celle  du  temps.  A  peine  arrivée  à  Coppet,  elle 
s'occupait  à  ériger  dans  le  temple  du  village  un  monument  à  la 
mémoire  de  ses  parens,  et  sur  le  socle  de  ce  monument  qui  existe 
encore  aujourd'hui,  elle  faisait  graver  une  inscription  où  elle  cher- 
chait à  perpétuer  la  mémoire  de  leurs  vertus  et  de  ses  regrets.  De 
nos  jours,  le  mode  n'est  plus  guère  aux  inscriptions  de  cette  nature, 


LE    SALON    DE   M'""    NECRER.  857 

et  rien  ne  fait  sourire  comme  ces  vains  efforts  de  l'homme  pour  lut- 
ter contre  le  temps  et  l'oubli.  Faut-il  croire  qu'à  une  époque  où  l'on 
vit  si  vite,  cette  lutte  même  ait  été  reconnue  comme  impossible,  et 
que  chacun  de  nous  préfère  concentrer  en  lui-même  l'intérêt  de  sa 
vie  au  lieu  de  s'attarder  à  d'inutiles  regrets? 

Il  y  avait  cependant  bien  près  de  Coppet  quelqu'un  avec  qui 
j|tuo  j^eci^ei-  pouvait  s'entretenir  encore  du  passé,  d'un  passé  auquel 
le  temps  avait  enlevé  toute  l'amertume  du  ressentiment  et  laissé 
toute  la  douceur  du  souvenir  :  c'était  Gibbon.  Depuis  longtemps 
Lausanne  était  devenue  pour  Gibbon  comme  une  seconde  patrie. 
C'était  là  qu'après  une  incursion  heureusement  courte  dans  la  poli- 
tique, il  était  venu  chercher  le  loisir  et  le  calme  nécessaires  à  ses 
longs  travaux  ;  là  il  avait  immortalisé  son  nom  en  écrivant  cette  triste 
et  éloquente  histoire  de  la  décadence  d'un  peuple  qui  n'a  pas  su 
trouver*  dans  le  respect  de  ses  grands  souvenirs  un  remède  à  ses 
divisions  intérieures;  là  il  venait  encore  chercher  un  repos  stu- 
dieux à  l'ombre  de  ce  même  berceau  d'acacias,  sous  lequel,  sa 
gran  Je  œuvre  achevée,  il  s'était  promené  avec  mélancolie,  comme 
quelqu'un  qui  vient  de  se  séparer  d'un  ami.  Aussi  M""  Necker,  qui 
déjà  l'avait  retrouvé  en  Suisse  quelques  années  auparavant,  avait- 
elle  hâte  de  lui  adresser  un  nouvel  et  amical  appel.  Gibbon  se 
rendit  à  cet  appel  avec  un  empressement  qui  put  tromper  M""®  Nec- 
ker,  et  il  vint,  au  mois  d'octobre  1790,  passer  quelques  jours  à 
Coppet.  Mais  elle  aurait  été  singulièrement  déçue  et  froissée  si 
elle  avait  pu  savoir  en  quels  termes  Gibbon  rendait  compte  de  sa 
visite  à  son  ami  lord  Sheffield  : 

J'ai  passé  quatre  jours  au  château  de  Coppet  avec  Necker.  J'aurois 
voulu  pouvoir  mettre  soa  exemple  sous  les  yeux  de  tout  jeune  homme 
travaillé  par  le  démon  de  l'ambition.  Ayant  à  sa  disposition  tout  ce  qui 
peut  assurer  le  bonheur  privé,  il  est  le  plus  malheureux  des  êtres  vi vans. 
Le  passé,  le  présent,  l'avenir  lui  sont  également  odieux.  Lorsque  je  lui 
suggérois  quelques  distractions  domestiques,  lire,  bâtir,  il  me  répondoit 
sur  le  ton  du  désespoir  :  «  Dans  l'état  ou  je  suis,  je  ne  puis  sentir  que 
le  coup  de  vent  qui  m'a  abattu.  »  ^1""=  Necker  a  extérieurement  meil- 
leure attitude,  mais  le  diable  ny  perd  rien. 

Ami  aussi  peu  sensible  qu'il  avait  été  amant  peu  fidèle,  c'était 
là  tout  ce  que  Gibbon  trouvait  à  dire  sur  le  compte  d'amis  qui  lui 
avaient  fait  accueil  au  temps  de  leur  prospérité.  Cependant  il 
renouvelait  assez  fréquemment  ces  visites,  et  un  commerce  plus 
intime  devait  l'amener  à  rendre  meilleure  justice  à  M.  Necker: 

Je  me  suis  formé  de  M.  Necker  une  opinion  beaucoup  plus  favorable 


858  REVUE   DES    DECX   MONDES. 

qu'autrefois.  Dans  l'intimité,  il  se  départ  de  sa  réserve  et  de  sa  mé- 
lancolie. J'ai  été  à  même  de  mieux  juger  de  son  esprit,  et  tout  ce  que 
j'en  ai  vu  est  honnête  et  droit.  Il  a  été  surpris   par  l'ouragan,  il  s'est 
trompé  de  route  lians  le  brouillard,  mais  je  me  demande  si,  dans  une 
situation  aussi  périlleuse,  aucua^homme  aurait  pu  mieux  faire. 

Mais  de  M™^  Necker  elle-même  il  n'est  plus  jamais  question  dans 
les  lettres  de  Gibbon,  et  la  ténacité  de  ces  illusions  que  les  femmes 
sont  sujettes  à  conserver  sur  les  hommes  qui  les  ont  aimées  (leur 
eussent-ils  été  infidèles),  put  seule  lui  dissimuler  que  ce  n'était 
pas  là  l'ami  dont  son  cœur  avait  besoin.  Sauf  les  quelques  visites 
de  Gibbon,  la  vie  qu'on  menait  à  Goppet  était  singulièrement  soli- 
taire. Le  flot  des  émigrans,  chaque  jour  plus  nombreux,  passait 
cependant  bien  près  d'eux.  Les  uns  traversaient  Genève,  pour  de 
là  gagner  Turin  et  la  petite  cour  du  comte  d'Artois  ;  les  autres 
s'établissaient  à  Lausanne  ou  sur  la  côte  du  pays  de  Vaud,  pour  y 
attendre  la  fm  de  ce  qu'ils  appelaient  la  giboulée.  Là,  tout  entiers 
à  leurs  espérances,  à  leurs  chimères,  à  leurs  ressentimens,  ils  me- 
naient cette  vie  d'héroïsme  et  de  frivolité  dont  le  récit  excite  à  la 
fois  l'impatience  et  l'admiration.  Mais  ils  avaient  frappé  Goppet 
d'interdit,  et  celui  d'entre  eux  qui  aurait  rendu  visite  à  l'ancien  mi- 
nistre de  Louis  XVI  aurait  été  considéré  comme  un  traître  à  son 
roi  et  à  sa  cause.  «  Il  n'y  a  pas  un  Français,  écrivait  Gibbon  à  lord 
Sheiïield,  qui  voudrait  mettre  le  pied  chez  M.  Necker.  »  Leur  soli- 
tude demeura  donc  absolue  jusqu'au  moment  où  M"^"  de  Staël, 
chassée  de  France  par  les  événemens,  vient  définitivement  s'établir 
auprès  d'eux. 

M'"''  de  Staël  avait  fait  à  ses  parens  une  première  visite,  peu  de 
temps  après  leur  arrivée,  au  mois  d'octobre  1790.  Elle  ne  se  plut 
guère  à  Goppet,  mais  dans  sa  pensée  le  séjour  qu'y  faisaient  ses 
parens  ne  devait  être  que  momentané  ;  elle  se  berçait  encore  d'illu- 
sions que  l'avenir  ne  devait  pas  tarder  à  démentir,  et  caressait 
l'espoir  de  ramener  bientôt  son  père  à  Paris.  Aussi  écrivait-elle  à 
son  mari  en  lui  dépeignant  la  vie  qu'ils  menaient  à  Goppet  : 

Nous  possédons  dans  ce  château  l'aimable  Fermier  (1)  et  M.  Gibbon, 
l'auteur  de  rz/is^ofre  du  bas-empire,  l'ancien  ann-ureux  de  ma  mère, 
celui  qui  vouloit  l'épouser.  Quand  je  le  vois,  je  me  demande  si  je  serois 
née  de  son  union  avec  ma  mère;  je  me  réponds  que  non  et  qu'il  sufli- 
soit  de  mon  père  seul  pour  que  je  vinsse  au  monde.  Mon  Dieu!  que  j'ai 

(1)  Il  est  assez  souvent  question  de  ce  Fermier  dans  les  journaux  intimes  de 
M"<=  Necker,  et  des  conseils  qu'il  lui  donnait.  J'incline  à  croire,  sans  en  être  sûr,  que 
c'était  un  ministre  protestant  qui  était  quelque  peu  le  directeur  de  conscience  de 
M"^  Necker. 


lE  SALON   DE   M""  NEGKER.  859 

besoin  qu'il  revienne  à  Paris,  mon  père!  L'air  de  ce  pays-ci  ne  lui  con- 
vient pas.  Il  est,  en  effet,  très  contraire  aux  dents,  et  depuis  quatre 
jours  une  énorme  fluxion  le  retient  dans  sa  chambre;  il  est  mélanco- 
lique, mais  bon  et  sensible  comme  je  l'ai  toujours  trouvé.  Je  me  surprends 
souvent  les  yeux  baignés  de  larmes  en  contemplant  ce  majestueux 
exemple  des  vicissitudes  humaines,  de  l'amour  et  de  l'ingratitude  d'une 
grande  nation-,  mais  je  tâche  de  lui  cacher  un  sentiment  qui  pourroit 
l'affaiblir.  Il  m'appeloit  ce  matin  :  Roger  Bontemps,  et  je  le  laissois  dire. 
Je  suis  bien  loin  cependant  d'être  gaie  de  la  gaieté  du  bonheur,  et 
jamais  peut-être  je  ne  me  suis  sentie  aussi  profondément  mélancolique. 
Ce  pays-ci  ne  me  plaît  pas  du  tout  ;  quoique  je  réussisse  assez  parmi  les 
Genevois,  j'ai  besoin  de  me  commander  de  chercher  à  plaire;  tu  con- 
viendras que  ce  n'est  là  mon  état  naturel.  J'ai  fort  envie  da  revenir  à 
Paris  et  surtout  de  m'assurer  que  mon  père  y  retournera.  Adieu,  mon 
cher  ami. 

Cependant  les  événemens  se  précipitaient  en  France  et  parais- 
saient marcher  de  plus  en  plus  rapidement  vers  une  solution  fatale. 
Plus  les  circonstances  s'aggravaient  et  plus  aussi  le  séjour  de  Cop- 
pet  devenait  pénible  à  M""^  de  Staël.  Cette  tranquillité  factice  faisait 
un  contraste  trop  fort  avec  les  troubles  du  dehors  et  avec  les  agir 
tations  de  sa  propre  pensée.  «  On  vit  ici,  écrivait-elle,  dans  un 
silence,  dans  une  paix  infernale  ;  on  frémit,  on  se  meurt  dans  ce 
néant.  »  Aussi  bientôt  n'y  pouvait-elle  plus  tenir  et  elle  retournait 
à  Paris  auprès  de  son  mari,  qui  continuait  à  y  représenter  le  cabi- 
net de  Stockholm.  M.  de  Staël  commençait  cependant  à  sentir  sa 
situation  singuUèrement  ébranlée.  Gustave  III,  qui  s'était  mis  à  la 
tête  du  mouvement  contre-révolutionnaire  en  Europe,  ne  pouvait 
pardonner  à  son  ambassadeur  l'enthousiasme  dont  il  n'avait  pu  se 
défendre  pour  les  premiers  actes  de  la  constituante  et  peut-être 
aussi  la  fermeté  avec  laquelle,  dans  ses  dépêches,  il  continuait  à 
déclarer  chimériques  tous  les  projets  de  la  contre-révolution  en 
France.  Bientôt  ce  refroidissement  se  changeait  en  une  disgrâce 
ouverte,  et  xM.  de  Staël  informait  son  beau-père  qu'en  dépit  du 
fameux  engagement  pris  par  Gustave  III  dans  le  contrat  de  mariage 
de  M"'  Necker,  ses  fonctions  d'ambassadeur  de  Suède  à  Paris 
venaient  de  lui  être  retirées  (1)  : 

Paris,  ce  16  janvier  1792. 

J'ai  eu,  monsieur,  pendant  quelques  niomens,  l'espérance  de  voir 

(1)  Après  la  mort  de  Gustave  III  (mars  1792),  les  fonctions  d'ambassadeur  de  Suède 
furent  rendues  à  M.  de  Staël  par  le  duc  de  Sudermanie,  depuis  Charles  XIII,  qui  était 
alors  régent 


S60  HEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

disparûître  les  dangers  qui  me  faisoient  craindre  de  perdre  ma  place; 
mais  j'ai  été,  comme  vous  le  savez  déjà,  trompé  dans  mon  attente. 
Tous  mes  efforts  étant  restés  infructueux,  il  a  bien  fallu  succomber, 
puisque  la  combinaison  des  choses  rendoit  ma  chute  nécessaire.  Le 
roi  ne  m'a  point  parlé  des  dédomraagemens  qu'il  juge  convenables  de 
me  donner  et  encore  moins  des  marques  de  satisfaction  que  j'ai  peut- 
être  mérité  :  pas  un  mot,  ni  pour  ma  pension,  ni  pour  payer  le  loyer 
de  ma  maison,  ni  pour  aucune  justification.  Mes  amis  me  disent  que 
tout  s'arrangera  si  j'ai  de  la  patience,  et  surtout  si  je  ne  donne  aucune 
marque  de  mécontentement.  J'ai  suivi  leurs  conseils,  mais  je  crois  en 
même  temps  que  ma  présence  en  Suède  devient  de  la  plus  urgente 
nécessité,  car,  selon  la  marche  ordinaire  de  ce  monde,  les  amis  ont 
moins  d'activité  que  n'en  ont  ceux  qui  s'occupent  à  nuire. 

M.  de  Staël  continuait  en  insistant  sur  les  raisons  qui  rendaient 
nécessaire  son  départ  pour  la  Suède,  et  il  terminait  en  disant  : 

Vous  avez  eu  la  bonté  de  me  dire,  monsieur,  dans  votre  dernière  "* 
lettre,  que  je  trouverois  un  asile  près  de  vous.  J'ai  été  touché  jusqu'au 
fond  démon  cœur  de  tout  ce  que  cette  offre  renfermoit  de  sensible  pour 
moi.  J'ose  vous  assurer  avec  vérité  que  je  préférerois  à  tout  ce  que  le 
monde  présente  de  plus  séduisant  de  passer  ma  vie  près  du  grand 
homme  dont  j'admire  et  aime  également  le  génie  et  la  vertu.  Je  n'au- 
rois  d'autre  regret  que  de  sentir  à  chaque  instant  que  je  ne  pourrois 
rien  faire  pour  son  bonheur,  tandis  qu'il  feroit  tout  pour  le  mien. 

Cet  asile  que  M.  Necker  olTrait  à  son  gendre,  il  aurait  désiré  éga- 
lement que  sa  fille  en  profitât.  Mais  M'"''  de  Staël  ne  pouvait  encore 
prendre  son  parti  de  quitter  Paris.  Il  en  coûtait  trop  à  son  amour 
passionné  pour  la  France  de  paraître  en  ce  moment  suprême  se 
désintéresser  de  ses  destinées,  à  sa  fierté  de  suivie  l'exemple  de 
ces  fugitifs  de  la  première  heure,  contre  lesquels  elle  s'était  élevée 
si  fort,  à  son  courage  d'abandonner  des  amis  auxquels  elle  pouvait 
encore  être  utile  en  leur  offrant  un  asile  sous  le  toit  de  l'ambas- 
sade de  Suède,  et  en  leur  procurant  des  passeports  qu'elle  sol- 
licitait pour  eux  comme  pour  des  compatriotes  de  son  mari.  C'est  à 
son  séjour  obstiné  dans  Paris  que  nous  devons  ces  belles  pages 
des  Considérations  sur  la  révolution  française,  où  elle  décrit  si 
éloquemment  la  marche  de  la  révolution  et  oii,  revenue  des  illu- 
sions de  sa  jeunesse  sans  en  avoir  abjuré  les  opinions  généreuses, 
elle  fait  à  chacun  la  part  si  équitable.  Le  spectacle  auquel  elle 
assistait  avait  singulièrement  changé  ses  sentimens,  et  à  l'irritation 
qu'elle  ressentait  autrefois  contre  les  aristocrates,  lorsqu'ils  refu- 
saient de  prêter  l'oreille  aux  argumens  de  M.  Necker,  avait  suc- 


LE   SALON   DE   M"^   NECKER.  861 

cédé  une  indignation  virulente  contre  ces  jacobins  fanatiques  qui 
étendaient  sur  la  France  le  réseau  de  leur  tyrannie.  Le  ressentiment 
qu'elle  avait  éprouvé  contre  la  famille  royale  à  la  suite  du  premier 
exil,  puis  de  l'abandon  de  son  père,  avait  fait  place  à  une  compassion 
profonde  pour  les  affronts  qu'une  assemblée  sans  grandeur  et  sans 
courage  faisait  endurer  au  roi,  et  pour  les  mesquines  humiliations 
de  la  captivité  où,  depuis  la  fuite  de  Varennes,  toute  la  famille 
royale  était  tenue.  Cette  compassion  ne  s'exhalait  pas  en  lamenta- 
tions stériles.  Un  jour,  M'"'  de  Staël  fit  venir  Malouet  et  lui  soumit 
un  plan  qu'elle  avait  formé  pour  l'évasion  du  roi  et  de  la  reine. 
Elle  voulait  acheter  une  terre  qui  était  à  vendre  près  de  Dieppe. 
Elle  s'y  rendrait  deux  fois,  emmenant  à  chaque  fois  avec  elle,  outre 
son  fils  qui  avait  l'âge  du  dauphin,  un  homme  qui  am^ait  à  peu 
près  la  taille  du  roi,  et  deux  femmes,  dont  l'une  à  peu  près  sem- 
blable à  Marie-Antoinette,  l'autre  à  M"'®  Elisabeth.  Au  troisième 
voyage,  elle  aurait  laissé  son  fils  à  Paris  et  emmené  toute  la  famille 
royale.  Mais  la  reine  refusa  d'entrer  dans  ce  projet.  L'excès  du 
malheur  avait  jeté  comme  un  voile  devant  ses  yeux,  et,  à  travers 
ce  voile,  elle  ne  savait  plus  distinguer  entre  ses  véritables  enne- 
mis, acharnés  à  sa  perte,  et  ceux  qui  avaient  pu,  au  début  de  la 
révolution,  blâmer  la  politique  de  la  cour,  mais  qui  avaient  horreur 
des  crimes  qui  se  préparaient.  Quelques  jours  après  survenaient 
les  événemens  du  20  juin,  puis  ceux  du  10  août.  M"'"  de  Staël 
demeura  à  Paris  jusqu'au  1"  septembre,  moins  occupée  de  se  mettre 
en  sûreté  que  de  sauver  ses  amis,  dontplusieurs,  entre  autresMM.de 
Lally  et  de  Jaucourt,  lui  durent  la  vie.  Elle  quitta  enfin  Paris  le 
jour  où  commençaient  les  massacres,  et  arriva  à  Goppet  au  com- 
mencement de  septembre  1792. 

Si  les  quelques  semaines  de  son  premier  séjour  à  Goppet  avaient 
été  déjà  singulièrement  pénibles  à  M™®  deStaël,que  fut-ce  decette 
vie  nouvelle,  dont  la  paisible  uniformité  contrastait  si  fort  avec  les 
émotions  et  les  dangers  auxquels  elle  échappait  !  Il  n'y  a  point  pour 
les  natures  actives  et  généreuses  d'épreuve  plus  difficile  à  suppor- 
ter que  celle  d'une  inaction  et  d'une  sécurité  factices  au  milieu  des 
périls  publics.  Ce  petit  coin  du  pays  de  Vaud  devait  jouir  quelques 
années  encore,  entre  la  France  livrée  à  l'anarchie,  la  Savoie  et  le 
territoire  de  Genève,  bientôt  envahis  par  les  armées  révolutionnaires, 
d'une  tranquillité  qui  en  faisait  un  port  de  refuge  singulièrement 
envié.  Mais  c'était  cette  tranquillité  même  qui  pesait  à  M^'^de  Staël 
et  qui  lui  arrachait  des  cris  d'un  ennui  éloquent.  Parfois,  au  milieu 
de  cette  oasis  silencieuse,  elle  regrettait  Paris,  où  l'échafaud  se 
dressait  déjà  en  permanence  et  elle  était  tentée  d'y  retourner, 
entraînée  par  le  plus  noble  des  mobiles,  celui  de  rendre  service 
aux  amis  qu'elle  y  avait  laissés. 


862  RETUE   DES     )EUX   MONDES. 

J'ai  toute  la  Suisse,  écrivait-elle  à  son  mari,  dans  une  magnifique 
horreur.  Quelquefois  je  pense  que,  si  l'on  étoit  à  Paris  avec  un  titre 
qu'ils  fussent  obligés  de  respecter,  on  pourroit  rendre  service  à  un 
grand  nombre  d'individus,  et  cet  espoir  me  feroit  tout  braver.  Je  vois 
avec  un  peu  de  peine  que  ce  qui  me  convient  le  moins  au  monde,  c'est 
la  vie  champêtre  et  paisible  dont  je  me  trouve  affublée.  J'ai  renvoyé 
mes  chevaux  par  économie  et  parce  que  je  sens  un  peu  moins  ma  soli- 
tude quand  je  ne  vois  personne. ..  Quel  horrible  fléau  que  la  démo- 
cratie à  la  française  I 

Cependant  les  événemens  suivaient  en  France  leur  cours  san- 
glant, et  l'afTreux  spectacle  auquel  elle  assistait  de  loin  ébranlait  par 
momens  chez  M'""  de  Staël  les  sentimens  qui  semblaient  avoir 
poussé  les  plus  profondes  racines  en  son  cœur  :  son  amour  pour  la 
France,  et  sa  foi  dans  le  triomphe  du  bien  par  la  liberté.  C'est  dans 
un  de  ces  momens  de  trouble  qu'elle  écrivait  à  son  mari,  qui  était 
toujours  à  Stockholm  : 

Voilà  une  grande  nouvelle,  c'est  la  prise  de  Toulon  (1).  Tu  as  le 
plaisir  de  l'avoir  prévue,  mais  n'es-tu  pas  cependant  confondu  de  cet 
accord  constant  de  succès  et  de  crimes,  et  ce  spectacle  ne  te  plonge-t-il 
pas  dans  un  scepticisme  douloureux  sur  tous  les  sentimens,  les  idées  et 
les  calculs?  Veux-tu  que  je  te  dise  à  quel  résultat  me  conduisent  ces 
événemens?  A  avoir  de  l'argent  en  Amérique  le  plus  que  nous  pour- 
rons et  affranchir  notre  situation.  Liberté,  fortune  et  amitié,  voilà  tout 
ce  qu'il  faut  sauver.  Un  beau  climat,  de  la  musique,  une  douce  réunion, 
voilà  les  seuls  liens  dont  la  France  n'a  pas  désenchanté.  Il  ne  reste  plus 
même  dans  les  autres  pays  ni  rang,  ni  gloire,  ni  dignité  :  ce  gouffre  a 
tout  englouti.  Cependant  cette  prise  de  Toulon  pourra  renverser  M.Pitt, 
l'Angleterre  m'en  plaira  mieux.  Je  suis  bien  impatiente  aussi  de  ce  que 
tu  me  diras  de  Copenhague.  Nous  pourrions  nous  y  arranger,  mais  le 
parti  pour  lequel  j'ai  l'éloignement  le  plus  décidé,  c'est  de  te  voir  jouer 
un  rôle  en  Suède.  C'est  quelque  chose  de  pareil  au  sort  de  mon  père  que 
tu  te  préparerois.  S'opposer  aux  progrès  des  lumières,  c'est  se  perdre; 
s'y  prêter,  c'est  mettre  son  nom  à  la  tête  d'une  histoire  de  sang  et  de 
malheur.  Si  tu  me  permets  d'avoir  un  avis,  c'est  sur  cette  chance  de 
destinée  qu'il  est  le  plus  fortement  prononcé. 

S'il  y  avait  certains  jours  où  le  courage  manquait  à  M™^  de  Staël  et 
où  la  désespérance  semblait  la  gagner,  rien  ne  parvenait  à  abattre 
l'intérêt  qu'elle  portait  à  ses  amis  de  France  et  l'énergie  avec  laquelle 

(1)  Toulon  fut  repris  aux  Anglais  le  1    décembre  1793 


LE    SALON   DE   î  ""*    NECKER.  863 

elle  s'efforçait  de  venir  à  leur  secours.  A  peine  arrivée  à  Coppet, 
elle  s'était  ingéniée  à  trouver  un  nouveau  moyen  de  leur  être  utile. 
Laissons-la,  dans  une  lettre,  exposer  elle-même  en  quoi  consistait  ce 
moyen  auquel  plus  d'un  Français  a  dû  la  vie  : 

Tout  le  secret  de  cette  entreprise  suisse  est  fort  simple.  On  choisit 
une  femme  dont  le  signalement  est  pareil, elle  prend  un  pa=!seport  pour 
aller  et  revenir  de  Paris  pour  une  affaire  de  commerce;  la  femme 
suisse  va  à  Paris,  fait  viser  son  passeport  en  entrant  à  la  frontière,  va 
à  sa  section  et  à  la  commune  de  Paris  faire  apposer  des  visa  pour 
repartir  et  cède  son  passeport,  son  extrait  de  baptistaire,  ses  lettres  de 
bourgeoisie,  tous  ses  papiers  qui  l'attestent  Suisse,  à  la  dame  qu'on 
veut  sauver.  En  passant  par  une  autre  route,  rien  ne  peut  faire  qu'on 
soit  arrêté;  il  n'y  a  pas  eu  encore  d'exemple  d'un  tel  malheur,  mais 
dans  ce  cas  même,  j'ai  promesse  d'un  excellent  homme,  qui  com- 
mande le  cordon  de  la  frontière  suisse,  de  réclamer  comme  Suisse,  et 
telle  est  la  singulière  coquetterie  des  François  pour  les  Suisses  qu'ils 
ont  relâché  et  renvoyé,  sur  la  demande  d'une  simple  commune,  un 
homme  qui  avoit  un  passeport  suisse  si  mal  arrangé  qu'il  étoit  impos- 
sible de  n'êire  pas  sûr  qu'il  étoit  François. 

Ce  moyen  peut  s'épuiser  si  on  ne  l'emp'oyoit  que  dans  un  an;  mais, 
soiL  qaUls  l'ignorent,  soit  qu'ils  soient  bien  aises  qu'on  se  déporte  soi- 
même,  il  n'y  a  pas  un  mot  de  dit  nulle  part  qui  puîsge  inquielter.  Je 
l'ai  inventé  la  première  fois  pour  Matthieu  et  François  (1).  Ce  secret 
très  simple,  depuis  les  Lyonnais  s'en  sont  servis  et  il  n'a  jamais  man- 
qué. Il  est  impossible  de  vous  prouver  que  vous  n'êtes  pas  Suisse, 
surtout  quand  vous  avez  un  compagnon  vraiment  suisse  qui  vous  pro- 
tège. La  femme  suisse  envoyée  cache  dans  sa  poche  ou  se  fait  envoyer 
sûrement  un  passeport  non  visé  sur  lequel  elle  contrefait  comme  elle 
peut  les  visa  de  la  frontière,  retourne  à  la  commune  après  le  dé- 
part de  la  dame  et  n'est  pas  reconnue  en  changeant  de  costumée  et 
présentant  un  autre  nom  suisse.  Véritablement  elle  ne  craint  rien,  ou 
du  moins  court  un  risque  pour  de  l'argent  comme  la  moitié  du  monde. 
Un  homme  est  moins  cher  à  sauver  parce  qu'on  n'envoyé  qu'un 
homme  et  que  pour  une  femme  il  faut  l'homme  et  la  femme. 

La  lettre  dont  on  vient  de  lire  un  fragment  était  adressée  à  la 
princesse  d'Hénin,  que  nous  allons  voir  jouer  un  rôle  assez  actif 
dans  la  généreuse  entreprise  de  M™'  de  Staël.  La  princesse 
d'Hénin  appartenait  au  petit  groupe  de  ces  femmes  qui,  dans  des 

(i)  Il  s'agit  ici  du  vicomte  Mathieu,  depuis  duc  de  Montmorency,  qui  fut  l'ami  de 
M™"  Rccamier,  et  du  comte  François  de  Jaucourt,  qui  fut  un  instaut  ministre  sous  la 
restauration. 


86 II  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

temps  moins  agités,  s'étaient  éprises  d'un  bel  enthousiasme  pour 
M.  Necker  et  pour  ses  réformes.  Elle  était  née  de  Mauconseil,  fille 
d'un  ancien  page  de  Louis  XIV  et  d'une  mère  dont  la  beauté  avait 
été  distinguée  par  Louis  XV.  Elle  avait  épousé  ce  prince  d'Hénin 
qu'on  appelait,  à  cause  de  sa  petite  taille,  «  le  nain  des  princes  » 
et  qui  avait  voué  à  la  célèbre  comédienne  Sophie  Arnould  une 
fidélité  si  singulièrement  placée. 

Notre  tante  d'Hénin,  dit  ia  vicomtesse  de  Noailles  dans  une  notice 
consacrée  par  elle  à  sa  grand'  mère  la  princesse  de  Poix  (1),  avait  été 
belle,  à  la  mode,  et,  je  pense,  un  peu  coquette.  Fille  unique,  très  jolie, 
riche  et  passablement  enfant  gâtée,  elle  resta  toute  sa  vie  volontaire, 
impétueuse,  irascible,  mais  avec  tout  cela  si  bonne,  si  généreuse,  si 
dévouée  à  ses  amis  et  aux  nobles  sentimens,  et  puis  si  spirituelle,  et 
par  suite  de  son  extrême  naturel,  si  parfaitement  originale  qu'elle  exci- 
tait constamment  l'afTection,  l'admiration  et  en  même  temps  la  gaîté. 
Sa  réputation  fut  attaquée  en  deux  occasions,  d'abord  au  sujet  du  che- 
valier de  Coigny  et  ensuite  du  marquis  de  Lally-Tollendal.  La  première 
de  ces  médisances  fut  à  peine  fondée;  la  seconde  devint  respectable, 
car  il  s'ensuivit  une  amitié  dévouée  qui  dura  jusqu'à  la  mort  de  ma 
tante,  devenue  fort  pieuse,  plusieurs  années  avant  la  fin. 

Bien  que  M.  de  Lally-Tollendal  eût  sans  doute  fait  passer  dans 
l'âme  de  son  amie  quelque  chose  de  la  chaleur  communicative  de 
son  enthousiasme  et  qu'elle  eût  applaudi,  comme  M"""  de  Staël, 
aux  premiers  épisodes  de  la  révolution,  cependant  la  princesse 
d'Hénin  n'avait  pas  tardé  à  s'effrayer  du  train  dont  marchaient  les 
choses  et  elle  avait  été  une  des  premières  à  se  réfugier  en  Angle- 
terre. C'était  de  là  qu'elle  allait  concerter  ses  efforts  avec  ceux  de 
M"^  de  Staël  pour  faire  parvenir  à  ceux  de  leurs  amis  qui  n'avaient 
pu  encore  s'échapper  de  France,  espoir,  secours  et  moyens  de  déli- 
vrance. Grand  était  assurément  le  nombre  de  ceux  auxquels  pou- 
vait s'adresser  leur  sollicitude,  mais,  parmi  ces  prisonniers,  la 
princesse  d'Hénin  et  M'"''  de  Staël  comptaient  une  amie  qui  leur 
était  particuhèrement  chère,  c'était  la  princesse  de  Poix.  La  prin- 
cesse était  fdle  d'un  premier  mariage  du  maréchal  de  Beauvau  avec 
une  Bouillon,  et  belle-fille  par  conséquent  de  cette  maréchale  de  Beau- 
vau  qui  fut  pour  les  Necker  une  amie  si  fidèle.  Par  un  de  ces  arran- 

(1)  Cette  notice  qui  a  été  imprimée,  mais  tirée  à  un  petit  nombre  d'exemplaires 
contient  de  fines  observations  et  de  piquans  détails  sur  l'ancienne  société  française, 
et  sur  la  renaissance  de  cette  société  au  retour  de  rémigration.  Sainte-Beuve,  qui  en 
avait  eu  communication,  l'a  citée  à  plusieurs  reprises  dans  ses  Causeries  du  lundi, 
entre  autres  dans  l'article  sur  le  duc  de  Lauzun.  La  vicomtesse  de  Noailles  est  elle- 
même  bien  connue  des  lecteurs  de  la  Correspondance  de  Jean-Jacques  Ampère, 


LE   SALON  DE  M™^   NECKER.  865 

gemens  de  famille  qui  étaient  si  fréquens  dans  l'ancienne  société, 
elle  avait,  à  l'âge  de  dix- sept  ans,  jolie,  pleine  de  vivacité  et  d'es- 
prit, épousé  le  prince  de  Poix,  fils  aîné  du  maréchal  duc  de  Mouchy, 
âgé  de  quinze  ans  seulement,  et  si  petit  pour  son  âge  qu'il  fallut, 
le  jour  de  ses  noces,  l'asseoir  sur  une  grande  chaise  pour  qu'il  fût 
au  niveau  de  sa  femme. 

J'ai  ouï  dire,  ajoute  la  vicomtesse  de  Noailles  dans  la  notice  dont  je 
viens  de  parU?r,  qu'il  étoit  impossible  à  cette  époque  d'être  plus  char- 
mante que  ne  l'étoit  ma  grand'mère.  Son  nez  étoit  aquilin,  mais  déli- 
cat; ses  yeux  noirs  et  très  couverts;  mais  ce  qui  étoit  sans  égal,  c'étoit  sa 
bouche;  la  bonté,  l'intelligence,  la  fierté,  et  par-dessus  tout  un  sens 
exquis  du  goût  s'y  manifestoient  avec  autant  de  force  que  de  grâce.  Son 
co!  et  sa  gorge  étoient  superbes  ;  enfln,  malgré  les  imperfections  de  sa 
taille  (la  princesss  de  Poix  é:oit  boiteuse  depuis  sa  naissance),  toute  sa 
personne,  quoique  irrégulière,  étoit  noble  et  même  gracieuse.  Il  y 
avoit  de  l'originalité  d?ns  ses  gestes  comme  dans  ses  expressions;  mala- 
droite en  toute  chose,  cette  gaucherie  lui  seyoit,  mais  ce  qui  dominoit 
et  illuminoit  pour  ainsi  dire  tous  ces  agrémens,  c'étoit  une  nature  éle- 
vée, généreuse,  grande,  si  j'ose  le  dire,  qu'on  sentoit  à  tout  moment 
au  travers  de  sa  gaîté  même,  et  qui  inspiroit  à  tout  le  monde  l'attrait, 
l'admiration  et  la  confiance. 

C'était  cette  aimable  personne  qu'il  s'agissait  de  sauver  en  dépit 
de  l'étroite  surveillance  exercée  aux  portes  de  Paris  comme  à  la 
frontière  sur  les  démarches  des  aristocrates  et,  ce  qui  était  plus 
difficile  encore,  en  dépit  d'elle-même.  En  effet,  soit  courage,  soit 
insouciance,  soit  qu'elle  s'exagérât  les  obstacles  que  son  infirmité 
aggravée  par  un  état  de  maladie  constant  opposait  à  toute  tenta- 
tive d'évasion,  la  princesse  de  Poix  demeurait  sourde  aux  sollicita- 
tions que  ses  amis  lui  faisaient  parvenir  d'Angleterre  ou  de  Suisse. 
Elle  s'obstinait  à  demeurer  à  Paris,  où  elle  était  prisonnière  dans  l'hô- 
tel de  Beauvau,  sans  être  gardée  à  vue,  et  où  elle  se  trouvait  singu- 
lièrement solitaire.  Son  mari  avait  émigré  ainsi  cjue  son  fils  aîné,  le 
comte  Charles  de  Noailles.  Son  père,  le  maréchal  de  Beauvau,  était 
mort  en  1793  ;  sa  belle-mère,  la  maréchale,  était  réfugiée  dans  sa  terre 
du  Val,  près  de  Saint-Germain.  Le  père  et  la  mère  de  son  mari,  le 
ducet  la  duchesse  deMouchy,  avaient  été  jetés  dans  les  prisons  de  la 
terreur,  d'où  ils  ne  devaient  sortir  que  pour  monter  sur  l'échafaud. 
La  princesse  de  Poix  vivait  donc  seule  avec  un  enfant  de  quat'  rze 
ans,  perdue  au  fond  de  ce  grand  hôtel  de  Beauvau  (1),  qui  avait  été 
autrefois  témoin  de  réunions  si  brillantes.  C'était  de  cette  situation 

(i)  L'hôtel  de  Beauvau  est  aujourd'hui  la  résidence  du  ministre  de  l'intérieur. 
TOMB  xLin.  —  1881,  55 


866  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

périlleuse  qu'il  s'agissait  de  la  tirer  et  quelques  lettres  de  M™«  de 
Staël  à  la  princesse  d'Hénin  vont  nous  montrer  quelle  ardeur 
elle  apportait  dans  cette  entreprise. 

Lausanne,  ce  8  juin  (1794). 

Je  n'ai  pu,  malgré  vos  conseils,  m'empêcher  de  faire  dire  à  l'amie 
infirme  mon  opinion  sur  la  facilité  de  sortir  pour  elle  et  pour  son  fils; 
elle  ne  veut  pas.  Jusqu'au  retour  du  voyageur,  je  ne  saurai  rien  de 
plus,  je  la  crois  dans  une  maison  de  santé.  Ah  î  si  elle  m'en  avoit 
cru  il  y  a  quatre  mois  !  —  Je  ne  suis  pas  imprudente  dans  des  intérêts 
pareils;  toute  ma  pensée  est  tournée  vers  elle,  c'est  mon  premier  sen- 
timent en  France  et  en  Suisse,  et  ce  que  je  proposois  étoit  sûr,  à  part 
cependant  les  difficultés  de  l'arrestation  qui  n'existoient  pas  il  y  a 
quatre  mois.  Sa  femme  de  chambre  la  sert;  vous  aurez  des  détails  dans 
quinze  jours  ou  trois  semaines. 

Quant  à  la  jeune  amie,  je  la  savois  aux  Anglaises,  et  cependant  on  me 
donne  de  l'espoir.  —  Je  n'y  comprends  rien  et  j'en  prends  peu.  Au 
moins,  le  21  de  may  elles  étoient  bien,  autant  que  le  style  de  la  poste 
qui  porte  sur  des  objets  à  mille  lieues  du  vrai  peut  le  faire  entendre. 
Ne  vous  inquiétez  pas  de  cette  malheureuse  tentative;  i!  n'y  avoit  pas 
une  chance  d'inconvénient,  et  tel  étoit  mon  effroi  après  le  sort  des 
malheureuses  duchesses  (1)  que  j'aurois  donné  tout  ce  dont  je  dispose  sur 
la  terre  pour  la  décider  à  croire  à  des  moyens  qui  n'ont  encore  manqué 
pour  personne,  quoique  malheureusement  ils  s'emploient  beaucoup 
aujourd'hui  et  deviennent  ainsi  plus  chers.  Pour  les  intérêts  de  Malouet, 
dites-lai  que  l'homme  n'est  pas  encore  revenu;  il  doit  me  répondre  à 
de  simples  questions,  attendant  sa  décision  sur  une  longue  lettre  de 
moi.  Voilà  aussi  un  mot  pour  Charles  deNoailles.  J'ai  perdu  son  adresse, 
vous  lui  direz  ce  qui  l'intéresse  d'ailleurs. 

L'amie  infirme  dont  il  est  question  dans  cette  lettre,  c'est,  il  est  à 
peine  besoin  de  le  dire,  la  princesse  de  Poix.  Les  intérêts  de  Ma- 
louet, ce  sont  sa  femme  et  sa  fille,  qui  étaient  demeurées  à  Verberie, 
chez  Chabanon  de  Maugris,  le  frère  de  l'académicien  Ghabanon. 
Quant  à  la  jeune  amie  détenue  aux  Anglaises  (le  couvent  des  Augus- 
tines  anglaises  transformé  en  prison),  c'était  M'""  de  Simiane,  amie 
intime  de  la  princesse  de  Poix  et  de  M*""  de  Staël.  M™*  de  Simiane 
est  encore  une  de  ces  femmes  de  l'ancienne  société  qu'on  voudrait 
avoir  connues,  tant  elles  ont  laissé  dans  la  mémoire  de  leurs  con- 
temporains un  souvenir  de  grâce  et  de  séduction. 

(1)  La  maréchale  duchesse  douairière  de  Noailles,  la  duchesse  d'Aycn,  sa  belle-fille, 
la  vicomtesse  de  Noailles,  sa  petite-fille,  venaient  d'ôtre  jetées  en  prison  et  devaient 
monter  le  même  jour  sur  l'échafaud. 


LE   SALON   DE   M""®  NECRER.  867 

M""*  de  Simiane  avoit  été,  dit  la  vicomtesse  de  Noailles,  la  plus  jolie 
personne  de  son  temps.  Je  n'ai  jamais  entendu  parler  des  succès  de  sa 
figure  à  ceux  qui  en  avoient  été  témoins  sans  une  sorte  d'enthousiasme. 
Quelqu'un  disoit  qu'il  étoit  impossible  de  la  recevoir  sans  lui  donner  une 
fête.  Lorsque  je  l'ai  vue,  elle  n'étoit  plus  jeune  et  moi  j'étois  enfant; 
cependant  j'ai  compris  son  effet.  C'est  tout  simple;  elle  avoit  été  la 
plus  jolie  des  femmes,  elle  en  étoit  aussi  la  meilleure,  et,  jusqu'à  son 
dernier  jour,  sa  bonté  solide,  assaisonnée  d'une  envie  de  plaire  con- 
stante, a  produit  autour  d'elle  une  sorte  d'effet  magique. 

M"®  de  Simiane  avait  fait  partie,  avant  la  révolution,  de  la  petite 
société  qui  se  réunissait  à  l'ambassade  de  Suède,  et  nous  allons 
voir  M"""  de  Staël,  dans  la  suite  de  sa  correspondance  avec  la  prin- 
cesse d'Hénin,  partager  sa  sollicitude  entre  elle  et  la  princesse  de 
Poix. 


Lausanne,  ca  17  juia. 

Je  VOUS  envoyé  une  lettre  toute  entière  qui  contient  beaucoup  de 
détails  qui  ne  vous  regardent  pas,  mais  je  veux  que  vous  voyez  les 
propres  paroles.  Celui  qui  l'écrit  et  a  trouvé  le  moyen  de  me  la  faire 
parvenir  sûrement,  c'est  un  jeune  homme  de  ce  pays-ci  qui  ne  veut  pas 
recevoir  un  sol  en  argent  et  s'est  seulement  pris  d'un  beau  sentiment 
pour  moi.  M"""-  de  Simiane  Ta  donné  à  M°'«  de  Poix,  et  depuis  ce  mo- 
ment, c'est-à-dire  depuis  six  semaines,  il  la  voit  de  tems  en  teras,  et 
c'est  le  seul  homme  dont  elle  se  sert  pour  avoir  des  nouvelles.  Il  n'est 
pas  soupçonné,  ce  jeune  homme;  ...ais  son  courage  me  fait  trembler. 
C'étoit  l'ami  de  M™«  de  Simiane  avant  que  je  le  visse;  je  l'ai  reçu  d'elle, 
mais  je  ne  lui  écris  que  pour  le  rendre  prudeut.  Vous  voyez  que  dans 
le  commencement  de  sa  lettre  il  me  dit  pusillanime. 

Je  continue  mes  notss  sur  cette  lettre.  Stomberg,  c'est  François  de 
Jaucourt,  avec  qui  il  Qsi personnellement  lié;  les  conducteurs  qu'il  nomme 
sont,  en  effet,  des  hommes  sûrs,  par  qui  l'on  peut  communiquer,  nais 
comme  ils  sont  François,  je  ne  m'en  suis  jamais  servie.  Le  libraire,  c'est 
l'homme  envoyé  pour  M'"^  de  Noailles;  je  ne  lui  avois  pas  donné  l'a- 
dresse de  mon  Suisse,  parce  que  je  ne  voulois  pas  qu'il  parlât  à  M'"^  de 
Poix;  elle  a  voulu  le  voir.  Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  qui  est  la 
noble  et  généreuse  amie.  Ce  qui  me  fait  le  plus  de  peine,  c'est  que  de 
bouche  elle  m'a  fait  dire  que  ses  femmes  de  chambre  étoient  jacobines, 
ce  qui  mettoit  encore  un  obstacle  au  seul  projet  raisonnable,  le  départ. 
Ah!  croyez-moi,  c'est  avec  désespoir  que  je  renonce  à  ce  projet,  oui, 
avec  désespoir.  On  peut  encore  prendre  la  poste  à  quelque  distance  de 


868  BEVOE   DES   DEUX   MONDES. 

Paris  où  des  chevaux  envoyés  de  Suisse  vous  ramenneroient.  Rien  n'est 
facile  comme  de  sortir,  et  rester...  ah!  Dieu! 

Juste  (le  second  fils  de  la  princesse  de  Poix)  est,  comme  vous  voyez, 
à  la  campagne  avec  M"*  de  Beauvau.  A  l'âge  de  la  réquisition,  on  veut 
qu'il  serve  et  déserte,  c'est  la  seule  manière  d'émigrer  qui  ne  compro- 
mette pas  ses  parens.  Le  vieux  de  Lutry,  c'est  un  homme  envoyé  pour 
questionner  sur  la  famille  de  Malouet.  Le  fichu,  c'est  une  manière  sûre 
d'écrire,  et  vous  voyez  que  j'attends  des  explications  sur  cette  énigme  : 
Vous  ne  me  reverrez  qu'avec  elle. 

Je  suis  mortellement  inquiette  pour  la  jeune  amie  (M""=  de  Siiniane). 
II  faudroit  bien  qu'un  de  ses  frères  vînt  ici  avec  de  l'argent  et  envoyât 
un  homme  qui  essayât  pour  elle  ce  qu'on  tente  pour  M'"'  de  Noailles. 
M""'  de  Poix  m'a  fait  demander  verbalement  un  passe-port  pour  elle 
(M""  de  Simiane),  avec  son  signalement;  mais  Dieu  sait  s'il  servira.  Je 
ne  sais  pas  comment  les  parens  ne  sont  pas  tous  en  Suisse;  c'est  là  seu- 
lement qu'il  y  a  une  chance  d'être  utile. 

Que  Charles  de  Noailles  vous  montre  sa  lettre  (et  vous  lui  extrairez 
de  ceci  ce  qui  intéresse  sa  mère).  A  la  Bourbe,  M"**"  de  Simiane  étoit 
dans  une  simple  maison  d'arrêt;  elle  a  passé  dans  une  prison,  c'est 
très  inquiettant.  M™®  de  Poix  m'a  fait  dire  aussi  que  M""^  de  Simiane 
craindroit  en  s'en  allant  de  compromettre  l'abbé  de  Damas  (son  frère). 
Ah!  mon  Dieu!  que  de  vertus  —  et  quel  désespoir!  —  Je  ne  croyois 
pas  tant  aimer  M""  de  Poix;  c'est  à  présent  mon  unique  pensée.  —  Ces 
personnes  que  j'ai  envoyées,  c'est  un  homme  pour  la  petite  Narbonne, 
un  pour  Malouet,  un  pour  M™''  de  Noailles.  Je  ne  voulois  pas  qu'  Is  se 
concertassent  avec  mon  pauvre  Suisse  qui  m'écrit  cette  lettre.  Celui-là 
a  de  i'âme,  comme  vous  voyez,  et  de  l'esprit.  Je  ne  lui  ai  dit  qu'une 
chose  :  Restez  pour  sauver  M"'^  de  Poix  et  comptez  sur  tout  ce  dont  je 
dispose  si  vous  y  réussissez  dans  une  époque  quelconque.  Vous  voyez 
cependant  tous  les  soins  qu'il  a  pris  pour  la  petite  de  Narbonne,  et 
jug(3z  par  ce  récit  du  détail  des  persécutions. 

A  présent,  Yerberie  et  la  belle-sœur  de  votre  ami,  c'est  M™»  de  Behotte, 
l'intérêt  de  Malouet,  et  l'ami  de  Berne,  c'est  Mallet  du  Pan,  qui  lui  avoit 
parlé  de  cette  famille.  Mon  envoyé  rapportera,  comme  vous  voyez,  le 
résultat  du  voyage  à  Montereau;  dès  que  je  le  saurai,  Malouet  peut 
compter  que  j'agirai. 

Voilà  des  détails  sur  la  sœur  de  François,  M""^  du  Cayla,  qui  est 
arrêtée  à  Melun  ,  qui  ne  doivent  point  effrayer  Malouet.  François, 
quoique  très  bon  et  très  spirituel,  ne  sait  rien  arranger  et  n'aime  pas 
cependant  que  personne  se  mêle  de  ses  affaires.  En  conséquence,  il  a 
tatillonne  toute  cette  entreprise  à  lui  tout  seul  et  a  adressé  son  envoyé 
à  son  ami,  auteur  de  cette  lettre,  sans  que  j'en  susse  rien. 

Dites  aussi  à  Malouet  que,  si  M°'^  de  Behotte  veut  venir,  la  femme 


LE   SALON    DE   M'"*    NEGKER.  869 

suisse  n'ira  que  jusqu'à  Montereau  et  fera  voir  son  passeport,  ce  qui 
évitera  toutes  les  difficultés  de  changement  de  diligence  dont  parle 
mon  pauvre  ami,  qui  est  aussi  l'ami  de  François;  car  jamais  je  ne  Tau- 
rois  chargé  d'aucune  autre  affaire  que  de  celle  de  M"'*  de  Poix  si  je 
disposois  uniquement  de  lui  ou  si  je  pouvois  arrêter  son  zèle. 

Fait-s-vous  montrer  par  Charles  de  Noaiiles  la  lettre  que  je  lui  écris. 
Oa  pourroit  se  servir  pour  M"'  de  Simiane  dû  moyen  dont  on  opère 
pour  M"' de  Noaiiles,  mais  il  faut  des  parens  et  beaucoup  d'argent 
pour  cela. 

Je  ne  crois  pas  vous  fatiguer  par  la  longueur  de  ces  détails.  Vous  en 
avez  sûrement  besoin.  Je  saurai,  je  crois,  exactement,  des  nouvelles  de 
M"*  de  Poix  par  ce  bon  Suisse,  qui  mande  à  une  marchande  de  modes 
ici  que  sa  cousine  se  porte  bien,  ce  qui  me  suffit,  et  arrive.  —  Je  lui 
enverrai  un  col  écrit  en  blanc  une  seule  fois,  en  faisant  passer  les  pas- 
seports demandés,  pour  lui  demander  une  prudence  excessive  et  adju- 
rer son  sentiment  pour  moi  de  n'avoir  qu'une  affaire,  les  intérêts  et 
les  ordres  de  M""*  de  Poix;  il  y  aura  un  passeport  pour  elle  à  Paris. 
Vous  entendez  que  ce  ne  sera  pas  chez  elle,  et  sous  un  nom  suisse;  il 
servira  à  la  décider  dans  un  moment,  s'il  y  avoil  un  danger  nouveau. 
Après,  il  faut  envelopper  sa  tête  dans  un  manteau  et  souffrir  sans 
remuer. 

J'ai  sauté  une  page  par  étourderie.  Vous  sentez  qu'il  ne  faut  parler 
qu'à  des  amis  intimes  de  ces  moyens  par  la  Suisse.  Je  voudrois,  ce  qui 
est  vilain  à  dire,  que  nos  amis  seuls  les  sussent.  Ils  sont  du  moins 
instruits  à  Paris  qu'ils  peuvent  sortir  de  France,  dès  qu'ils  seront 
libres,  à  l'instant  où  ils  le  voudront.  —  La  vicomtesse  de  Laval,  qui 
est  arrêtée  en  province  comme  M""*  de  Poix  à  Paris,  viendra  avec 
l'homme  que  j'ai  donné  à  son  fils.  —  J'ai  pris  depuis  qun  je  ne  vous 
ai  vu  une  grande  connoissance  des  gens  du  peuple.  Ma  société  habi- 
tuelle, ce  sont  des  hommes  qui  font  le  commerce  de  la  vie.  Vous  vous 
ferez  aisément  l'idée  de  l'agitation  d'une  telle  conversation.  J'ai  un 
Genevois  très  habile  tout  prêt  pour  Malouet.  —  Gomme  de  raison,  vous 
instruirez  de  ma  part  M"'"  de  Poix,  n'est-ce  pas,  ma  chère  princesse? 

Lausanne,  2  juillet. 

Voilà  encore,  ma  chère  princesse,  des  fragmens  de  lettres  qui  m'in- 
téressent comme  vous  jusques  au  fond  du  cœur.  L'arrivée  de  mon  jeune 
ami  suisse  me  paroît  un  événement  heureux.  Il  faut  sauver  notre  amie. 
Elle  m'a  fait  dire  par  la  femme  envoyée  pour  la  jeune  Nathalie  (la 
comtesse  Charles  de  Noaiiles)  qu'elle  me  demandoit  un  passe-port  pour 
Juste  et  que,  si  une  seule  de  ses  amies  s'échappoit,  elle  viendroit.  Il 
est  clair  par  cette  lettre-ci  qu'elle  est  ébranlée.  Ah!  mon  Dieu,  qu'elle 


870  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vienne  et  que  la  France  s'écroule;  j'ai  fait  ce  traité  avec  le  malheur, 
je  ne  lui  demande  plus  qu'elle;  mais  que  de  temps,  que  de  précau- 
tions avant  de  réussir  !  Si  elle  veut,  je  réponds  du  succès,  mais  elle  se 
flattera!  mais  elle  se  dévouerai 

J'ai  usé  du  crédit  de  Charles  pour  le  passe-port  de  M'°*  de  la  Borde  et 
de  Juste;  s'il  le  faut  aussi,  je  prendrai  de  l'argent  pour  notre  amie,  — 
mais  tout  le  mien  est  là  pour  elle.  —  Comme  j'écris  à  Charles  par  la 
Flandre,  je  ne  lui  développe  pas  suffisamment  que  je  m'occupe  sans 
relâche  de  sauver  sa  femme.  Je  saurai  par  mon  jeune  ami  ce  qu'on 
peut  à  Paris  à  cet  égard  et  je  lui  donnerai  une  lettre  de  crédit.  11  y  a 
déjà  un  négociant  suisse  qui  a  des  moyens  et  s'est  consacré  à  cette 
affaire;  depuis  qu'on  peut  voyager  en  poste,  il  y  a  plus  d'espoir.  —  Son 
passeport  visé  de  la  commune  de  Paris  est  déposé  dans  un  lieu  sûr  et 
j'en  ai  envoyé  un  autre  pour  M°'*  de  la  Borde  afin  qu'elles  ne  fussent 
pas  arrêtées  l'une  par  l'autre.  L'ensemble  de  tous  ces  frais  s'est  monté 
à  160  louis  en  y  comprenant  le  premier  voyage  fait  il  y  a  quatre  mois 
pour  Nathalie.  Ce  commerce  d'humanité  a  fort  renchéri  depuis  quelque 
temps.  —  L'homme  envoyé  par  Malouet  est  aussi  revenu.  Voici  la 
réponse.  —  Je  ne  crois  pas  qu'il  faille  en  montrer  ks  paroles  à  Malouet 
à  qui  j'écris  en  vague  sur  M™"  de  Behotte.  Tout  étoit  prêt  pour  elle,  il 
faut  recommencer  pour  sa  femme  et  son  fils.  Si  rien  de  nouveau  n'ar- 
rive dans  dix  jours,  les  passeports  seront  revenus  de  Baden  où  est  Bar- 
thelemi. 

Il  en  coûte  20  livres  pour  U  moitié  des  frais  de  la  course  de  l'hommp, 
Je  me  suis  chargée  du  reste  parce  qu'il  a  apporté  cette  lettre  de  mon 
jeune  Suisse  et  5  livres  pour  les  passeports.  Vous  ferez  venir  Charles 
et  Malouet  chez  vous,  n'est-ce  pas?  Quand  mon  jeune  Suisse  sera  arrivé 
et  reparti,  je  saurai  tout  ce  qu'il  est  posdble  d'espérer  pour  M"®  de  la 
Borde  et  sa  fille,  — mais  notre  amie!  J'envoye  des  passe-ports  pour 
M"»*  de  Beauvau,  M""'  de  Simiane  et  l'abbé  de  Damas.  Quand  elle  leur 
saura  des  moyens  d'échapper,  résistera-t-elle  à  mes  instances?  Un 
si  grand  bonheur  n'est  piS  fait  pour  nous,  mais  au  moins,  il  n'y  a  qu'un 
homme  dans  le  secret,  et  la  prudence  qui  exige  bien  du  temps  répond 
de  ne  pas  compromettre.  Adieu,  ma  chère  princesse;  vous  êtes  bien 
sûre  de  mon  exactitude  à  vous  écrire. 

Lausanne,  29  juillet. 

Que  de  peines  vous  aurez  encore  éprouvées,  ma  chère  princesse, 
depuis  votre  dernière  lettre!  le  prince  d'Hénin,  M'"«  de  Biron...  et  la 
terreur  qui  s'augmente  à  tous  les  instans  davantage  !  Depuis  le  il  juil- 
let, je  n'ai  pas  de  nouvelles  de  ce  que  nous  aimons.  J'ai  mandé  à  Charles 
que  son  amie  était  transférée  à  la  Conciergerie,  et  que  j'avois  envoyé 


LE    SALON   DE   M™®   NECKER.  87 i 

sur-le-champ  une  lettre  de  crédit  de  40,000  livres  et  l'ordre  de  tout 
tenter  pour  gagner  le  geôlier  et  de  lui  promettre  hors  de  France  un 
sort  indépendant.  Dans  l'intervalle  de  ce  messager,  dont  je  n'ai  pas 
encore  de  nouvelles,  un  négociant  suisse,  qui  n'est  pas  l'ami  dont 
vous  avez  les  lettres,  mais  un  homma  payé,  que  j'ai  uuiquement  con- 
sacré à  l'amie  de  Charles,  me  mande  qu'il  a  l'espoir  de  la  sauver  dans 
trois  semaines.  J'ose  si  peu  me  livrer  à  cette  lettre  que  je  ne  l'écris 
pas  directement  à  Charles.  Je  n'ai  point  non  plus  de  nouvelles  du  mes- 
sager pour  la  jeune  amie,  mais  j'ai  recommandé  de  ne  point  écrire 
sans  nécessité,  et  dans  cette  lettre  dn  11  juillet,  qui  annonçait  la  trans- 
fération  de  l'amie  de  Charles,  et  le  désespoir  qu'en  ressentoit  notre 
amie,  on  me  demandoit  avec  la  même  instance  ce  que  j'ai  envoyé,  et 
l'on  paroissoit  concevoir  les  mêmes  espérances.  J'attends  chaque  jour,, 
ou  la  mort,  ou  la  vie,  car  j'ai  envoyé  pour  notre  amie  tout  ce  qu'on 
demandoit  :  une  boiteuse  est  partie,  un  jeune  homme  pour  le  fils  et 
des  moyens  pour  la  grand'mère.  J'ai  rappelé  ce  mot  :  Sauvez  mon  amie 
et  je  vous  suis  partout.  Enfin,  avec  l'ardeur  d'une  personne  qui  se  croit 
sûre  de  la  proscription  de  tous  les  individus  arrêtés  en  France,  j'ai  sup- 
plié d'acquiescer  à  ma  dernièra  prière  et  à  mes  meilleurs  moyens. 
J'attends  à  présent,  il  n'y  a  plus  rien  à  tenter,  il  faut  s'envelopper  dans 
son  manteau  et  recevoir  le  ciel  ou  l'enfer,  de  la  Providence  ou  des 
bourreaux. 

L'agent  de  la  jeune  amie  en  Suisse  ne  vaut  rien  à  mon  avis,  —  point 
d'activit  3,  point  de  sentiment.  M"'^  de  Tott,  à  laquelle  on  se  confie,  est 
encore  plus  incapable,  à  ce  que  je  crois,  d'un  attachement  vrai  et 
indépendant  du  calcul  ;  mais  tous  ces  inconvéniens  sont  nuls  dans  la  cir- 
constance actuelle.  Je  crois  le  sort  de  la  jeune  amie  décidé  à  présent. 
Si  on  l'a  tirée  de  prison,  elle  sera  ici,  sans  aucun  doute,  avant  huit 
jours,  et  notre  amie  l'aura  suivie,  car  il  est  impossib'e  qu'elle  ne  sente 
pas  l'irapos-ibilité  de  rester  après  s'être  mêlée  de  l'évasion  de  la  jeune.  Je 
rêve,  en  vérité,  je  rêve  ;  tant  de  bonheur  n'est  pas  dans  l'ordre  naturel. 

La  princesse  de  Broglie  s'est  sauvée  d'une  maison  d'arrêt  de  Yesoul 
et  est  arrivée  ici  à  notre  manière;  c'est  Théodore  qui  l'a  servie. 

On  me  pardonnera  d'avoir  cité  ces  trois  lettres,  en  dépit  de  leur 
longueur  et  de  leur  désordre;  car  si  l'on  en  peut  trouver  littérai- 
rement de  plus  belles,  il  n'y  en  a  point  qui  puissent  faire  plus 
d'honneur  à  M'"*^  de  Staël.  On  voit  que  son  activité  et  sa  sollicitude 
ne  s'arrêtaient  pas  à  ses  deux  amies,  la  princesse  de  Poix  et 
M'"'^  de  Simiane,  et  que,  de  proche  en  proche,  elle  avait  fini  par 
s'étendre  à  tous  ceux  qui  leur  appartenaient,  à  la  belle-mère  de 
la  princesse  de  Poix,  la  maréchale  de  Beauvau,  à  sa  belle-fille,  la 
comtesse  Charles  de  Noailles  (Nathalie  de  Laborde),  au  frère  de 


872  BEVUE    DES    DEDX    MONDES. 

M™*  deSimiane,  l'abbé  de  Damas,  à  toute  la  famille  de  Malouet,  et 
même  à  des  personnes  qui  n'étaient  pour  elle  que  de  lointaines 
relations,  telles  que  M™*  de  Laborde,  la  femme  du  banquier  si 
connu  de  la  cour,  et  la  vicomtesse  de  Laval.  Elle  mettait  à  leur 
service  son  ardeur  ingénieuse,  ses  relations  et,  ce  qui  n'était  pas  un 
mince  service  dans  un  temps  où  l'argent  faisait  défaut  à  chacun, 
sa  fortune.  Cependant  les  biens  de  M.  Necker  avaient  été  confis- 
qués comme  biens  d'émigrés;  une  somme  de  2  millions,  laissée  par 
lui  au  trésor,  avait  été  déclarée  acquise  à  la  nation,  et  sur  la 
porte  du  parc  de  Saint-Ouen  s'étalait  une  pancarte  avec  ces  mots  : 
Bien  national  à  vendre.  Ce  qui  avait  valu  à  M.  Necker  cette  double 
injustice  (car,  n'ayant  jamais  renoncé  à  sa  qualité  de  citoyen 
suisse,  il  ne  pouvait  être  traité  d'émigré),  c'était  le  Mémoire  qu'il 
avait  publié  pour  la  défense  du  roi.  Lorsque  la  nouvelle  de  l'incar- 
cération de  Louis  XVI  au  Temple  était  parvenue  à  Coppet,  M.  Nec- 
ker avait  pensé  qu'il  appartenait  à  son  ancien  ministre,  à  celui  qui 
avait  été  le  témoin  et  le  collaborateur  de  ses  efforts  consciencieux, 
d'élever  la  voix  et  de  rendre  témoignage  en  sa  faveur.  Le  plaidoyer 
de  M.  Necker,  qui  contient  de  beaux  passages,  eut  un  assez  grand 
retentissement,  surtout  à  l'étranger.  «  Le  Mémoire  de  M.  Necker, 
écrivait  Gibbon,  a  eu  un  succès  universel  et  mérité.  La  partie 
où  il  s'efforce  de  raisonner  et  celle  où  il  s'efforce  d'émouvoir, 
me  paraissent  également  bonnes,  et  son  éloquence  insinuante 
est  de  nature  à  persuader.  »  Mais  ce  Mémoire  ne  toucha  pas  plus 
les  ennemis  de  M.  Necker  qu'il  ne  persuada  les  juges  de  Louis  XVI, 
et  l'interdit  que  la  passion  politique  avait  jeté  sur  Coppet  ne  fut 
pas  levé. 

Une  malveillance  aussi  continue  n'affaiblissait  cependant  en  rien 
l'ardeur  de  l'intérêt  que  les  habitans  de  Coppet  portaient  aux  au- 
gustes prisonniers  du  Temple  et  ne  décourageait  point  les  stériles 
efforts  qu'ils  croyaient  devoir  tenter  pour  éveiller  en  leur  faveur  la 
compassion  de  l'opinion  publique.  Lorsque  commença  le  procès  de 
la  reine.  M""*  de  Staël  sentit  bouillonner  en  elle  tous  les  sentimens 
que  l'indignation  et  la  pitié  peuvent  soulever  dans  un  cœur  de 
femme;  et,  toute  vibrante  de  ces  sentimens,  elle  écrivit  en  quel- 
ques jours  ces  pages  émues,  qui  furent  répandues  en  France  sous 
le  titre  :  Réflexions  sur  le  procès  de  la  reine^  sans  s'inquiéter  de 
l'influence  que  cette  publication  pourrait  avoir  sur  le  sort  de  la 
réclamation  portée  par  M.  Necker  contre  la  confiscation  de  ses 
biens.  Après  avoir  pris  la  défense  de  la  reine  et  de  toute  sa  conduite 
depuis  le  jour  de  son  arrivée  en  France,  elle  continuait  en  traçant  le 
tableau  de  ses  souffrances  depuis  les  premiers  jours  de  la  révolu- 
tion et  dépeignait  ainsi  son  état  depuis  sa  captivité  : 


LE    SALON    DE    M""*    NECKER.  873 

Pendant  le  procès  du  roi,  chaque  jour  abreuvoit  sa  famille  d'une 
nouvelle  amertume.  Il  est  sorti  deux  fois  avant  la  dernière,  et  la  reine, 
retenue  captive,  ne  pouvant  parvenir  à  savoir  ni  la  disposition  des 
esprits  ni  celle  de  l'assemblée,  lui  dit  trois  fois  adieu  dans  les  angoisses 
de  la  mort.  Enfin  le  jour  sans  espérance  arriva.  Celui  que  les  liens  du 
malheur  lui  rendoient  encore  plus  cher,  le  protecteur,  le  garant  de  son 
sorL  et  de  celui  de  ses  enfans,  cet  homme,  dont  le  courage  et  la  bonté 
sembloient  avoir  doublé  de  forces  et  de  charme  à  l'approche  de  la  mort, 
dit  à  son  épouse,  à  sa  céleste  sœur,  à  ses  enfans  un  éternel  alieu.  Cette 
malheureuse  famille  voulut  s'attacher  à  ses  pas;  leurs  cris  furent  enten- 
dus des  voisins  de  leur  demeure,  et  ce  fut  le  père,  l'époux  infortuné 
qui  se  contraignit  à  les  repousser.  C'est  après  ce  dernier  effort  qu'il 
marcha  au  supplice,  dont  sa  constance  a  fait  la  gloire  de  la  religion  et 
l'exemple  de  l'univers.  Le  soir,  les  portes  de  la  prison  ne  s'ouvrirent 
plus,  et  cet  événement,  dont  le  bruit  remplissoit  alors  le  monde, 
retomba  tout  entier  sur  deu.i  femaies  solitaires  et  malheureuses  et 
qui  n'étoient  soutenues  que  par  l'attente  du  même  sort  que  leur  frère 
et  leur  époux.  Nul  respect,  nulle  pitié  ne  consola  leur  misère,  mais 
rassemblant  tous  leurs  sentimens  au  fond  de  leur  cœur,  elles  surent  y 
nourrir  la  douleur  et  la  fierté.  Cependant,  douces  et  calmes  au  milieu 
des  outrages,  leurs  gardiens  se  virent  obligés  sans  cesse  de  changer 
les  soldats  apostés  pour  les  garder,  On  choisissoit  avec  soiu,  pour  cette 
fonction,  les  caractères  les  plus  endurcis,  de  peut'  qu'individuellement 
la  reine  et  sa  famille  ne  reconquissent  la  nation  qu'on  vouloiî  aliéner 
d'elles. 

Depuis  l'affreuse  époque  de  la  mort  du  roi,  la  reine  a  donné,  s'il 
étoit  possible,  de  nouvelles  preuves  d'amour  à  ses  enfans.  Pendant  la 
mala  iie  de  sa  fille,  il  n'est  aucun  genre  de  services  que  sa  tenlresse 
inquiète  n'ait  voulu  lui  prodiguer.  Il  sembloit  qu'elle  eût  besoin  de  con- 
templer sans  cesse  les  objets  qui  lui  restoient  encore  pour  retrouver  la 
force  de  vivre,  et  cependant  un  jour  on  est  venu  lui  enlever  son  fils  ! 
Ah!  comment  avez-vous  osé,  dans  la  fête  du  10  août,  mettre  sur  les 
pierres  de  la  Bastille  des  inscriptions  qui  constatoioiit  la  juste  horreur 
des  tuurmens  qu'on  y  avoit  soufferts?  Les  unes  peignoient  les  douleurs 
d'une  longue  captivité;  les  autres  l'isolement,  la  privation  barbare  des 
dernières  ressources;  et  ne  craigniez-vous  pas  que  ces  mots:  Ils  ont 
enlevé  le  fils  à  la  mère,  ne  dévorassent  tous  les  souvenirs  dont  vous 
vouliez  retracer  la  mémoire  ? 

Il  est  peu  probable  que,  dans  l'étroite  captivité  où  la  tenaient  ses 
bourreaux,  Marie-Antoinette  ait  eu  connaissance  de  ce  plaidoyer 
écrit  en  sa  faveur  par  une  femme  à  laquelle  elle  avait  commencé 
par  témoigner  quelque  intérêt,  mais  qu'elle  avait  fini  par  considérer 
comme  une  ennemie.  Si  cependant  les  lignes  que  je  viens  de  citer 


874  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

avaient  passé  sous  ses  yeux,  si  elle  avait  pu  savoir  à  quel  point  ses 
douleurs  de  reine,  de  femme,  de  mère  avaient  été  comprises  et 
partagées,  elle  aurait  eu  sans  doute  quelques  regrets  des  termes  si 
peu  mesurés  qu'elle  emploie  en  parlant  de  M""'  de  Staël  dans  sa 
correspondance  avec  Fersen.  Triste  effet  des  temps  troublés  que 
deux  natures  également  sincères,  élevées,  généreuses,  en  puissent 
arriver  à  se  méconnaître  ainsi  ! 

N'était  l'anxiété  constante  où  les  tenait  le  sort  de  ceux  aux- 
quels ils  prenaient  un  si  vif  intérêt,  la  vie,  par  ce  temps  de  désordre 
et  de  sang,  aurait  continué  d'être  singulièrement  paisible  pour  les 
habitans  de  Coppet.  C'était  à  peine  si  le  contre-coup  des  événemens 
qui  se  passaient  au-delà  des  frontières  du  pays  de  Vaud  se  faisait 
parfois  sentir  et  venait  rompre  la  monotonie  de  leur  existence. 
Un  soir  cependant,  comme  on  était  encore  à  table,  on  vit  tout  à 
coup  avec  surprise  se  précipiter  dans  la  salle  à  manger  un  officier 
français  en  uniforme.  On  se  lève,  on  se  récrie,  on  finit  par  le  recon- 
naître :  cet  officier  était  le  général  de  Montesquiou,  qui,  envoyé  à 
la  tête  d'un  corps  de  troupes  françaises  pour  occuper  la  Savoie, 
fuyait  sa  propre  armée,  où  des  commissaires  de  la  convention  avaient 
été  envoyés  pour  l'arrêter.  Il  s'était  jeté  dans  ua  petit  bateau,  et, 
traversant  le  lac,  il  était  venu  se  réfugier  à  Coppet.  Mais  il  les  quit- 
tait le  lendemain  et  les  laissait  à  leur  solitude,  que  ne  venaient 
même  plus  distraire  les  visites  de  Gibbon.  Au  commencement  de 
l'année  1794,  Gibbon,  déjà  'malportant,  avait  quitté  Lausanne  pour 
se  rendre  auprès  de  son  ami  lordSheffiekl,  qui  venait  de  perdre  sa 
femme  et,  quelques  mois  après  son  arrivée  en  Angleterre,  il  était 
emporté  par  une  maladie  rapide.  Ce  deuil  privé  venant  s'ajouter 
au  deuil  public  augmentait  encore  la  tristesse  des  habitans  de  Cop- 
pet, tristesse  que  M"""  de  Staël  exprimait  avec  une  singulière  élo- 
quence dans  une  lettre  à  son  mari  : 

Ce  pauvre  Gibbon  dont  tu  m'as  entendu  parler  comme  du  seul  homme 
qui  pût  attacher  à  la  Suisse,  est  mort  en  Angleterre.  Une  M™'  de  Saint- 
Léger,  que  tu  as  vue  chez  M.  d'Hauteville,  belle  et  jeune,  est  morte 
subitement.  On  est  étonné  de  voir  périr  autrement  que  par  la  révolu- 
tion française!  Mais  quand  on  pense  que  c'est  seulement  cela  de  plus 
"dans  le  poids  des  misères  humaines,  que  la  mort  de  la  nature  continue 
son  train  habituel  à  côté  de  cela,  on  est  encore  plus  profondément 
sombre  qu'à  l'ordinaire. 

Enfin  un  rayon  d'espoir  veïiait  percer  cette  atmosphère  de  tris- 
tesse, et  la  nouvelle  du  9  thermidor  arrivait  sur  les  bords  du  lac  de 
Genève.  A  plus  de  vingt  années  de  distance,  M"""  de  Staël  trouvait 


LE   SAION  DE  M""^   NECKER.  875 

encore  des  accens  émus  pour  peindre  la  joie  que  leur  avait  causée 
cette  nouvelle  et  le  brusque  passage  du  désespoir  à  l'espérance. 

L'une  des  réflexions  qui  nous  frappoient  le  plus  dans  nos  longues  pro- 
menades sur  les  bords  du  lac  de  Genève,  c'étoit  le  contraste  de  l'admi- 
rable nature  dont  nous  étions  environnés,  du  soleil  éclatant  de  la  fin 
de  juin,  avec  le  désespoir  de  l'homme,  ce  prince  de  la  terre,  qui  auroit 
voulu  lui  faire  porter  son  propre  deuil.  Le  découragement  s'étoit 
emparé  de  nous;  plus  nous  étions  jeunes,  moins  nous  avions  de  rési- 
gnation, car  dan-^  la  jeunesse  surtout,  on  s'attend  au  bonheur  ;  l'on 
croit  en  avoir  le  droit  et  l'on  se  révolte  à  l'idée  de  ne  pas  l'obtenir . 
C'étoit  pourtant  en  ce  moment  même,  lorsque  nous  regardions  le  ciel  et 
les  fleurs  et  que  nous  leur  reprochions  d'éclairer  et  de  parfumer  l'air 
en  présence  de  tant  de  forfaits,  c'étoit  alors  pourtant  que  se  préparoit 
la  délivrance.  Un  jour  dont  le  nom  nouveau  déguise  peut-être  la  date 
aux  étrangers,  le  9  thermidor  porta  dans  le  cœur  des  François  une 
émotion  de  joie  inexprimable.  La  pauvre  nature  humaine  n'a  jamais 
pu  devoir  une  jouissance  si  vive  qu'à  la  cessation  de  la  douleur. 

La  chute  de  Robespierre,  ce  n'était  pas  seulement  la  fin  de  ce 
régime  de  honte  et  de  sang  qui  pesait  sur  la  France,  c'était  aussi 
la  certitude  d'une  prochaine  délivrance  pour  ces  amies  si  chères, 
M'"^  de  Poix,  M'"' de  Simiana,  qui  n'avaient  pas  voulu  s'exposer  aux 
périls  d'une  évasion,  et  dont  l'imprévoyance  se  trouvait  à  la  longue 
avoir  eu  raison  contre  la  prévoyance  de  leurs  amies.  Dans  une  der- 
nière lettre  à  la  princesse  d'IIénin,  M™^  de  Staël  se  réjouissait  de 
cet  espoir  auquel  il  semble  cependant  qu'elle  osât  à  peine  se  livrer  : 


Lausanne,  ce  8  aoust. 

J'ai  reçu,  ma  chère  princesse,  ces  bonnes  lettres  où  toute  votre 
inquiétude  se  peint  avec  tant  de  vérité.  Je  pense  avec  bonheur  que 
dans  ce  moment  vous  êtes  moins  tourmentée,  car  il  est  impossible  que 
vous  ne  sachiez  pas  que  l'on  peut  se  flatter  d'un  système  moins  cruel 
depuis  la  mort  de  ce  Robespierre  qui  avoii  atteint  à  l'infini  du  crime. 
On  dit  qu'il  y  a  plusieurs  prisonniers  relâchés,  et  j'attribue  le  retard  du 
retour  de  mon  envoyé  pour  la  jeune  amie  à  l'essai  des  moyns  naturels. 
Voici  les  nouvelles  que  j'ai.  Une  lettre  de  mon  jeune  ami  du  27  juillet, 
veille  du  jour  de  la  crise,  qui  me  mande  que  tout  est  arrivé,  c'est-à- 
dire  le  messager  pour  la  jeune,  celui  pour  l'infirme,  et  le  courrier  qui 
portoit  le  crédit  de  kQ  mille  livres  pour  iHntérét  de  Charles  ;  il  me  dit 
ensuite  cesseals  mots  par  la  poste  :  Soyez  tranquille  sur  le  sort  de  vos 
amies.  Ce  ton  est  bien  différent  de  celui  de  la  letire  qui  ana^nçoit  le 


876  REVUE    DES    DEDX    MONDES. 

danger  de  Nathalie  (la  comtesse  Charles  de  Noailles).  Depuis,  un  des 
envoyés  a  écrit  à  sa  femme,  le  30  juillet,  après  la  mort  de  Robespierre  : 
J'espère  apporter  mes  marchandises.  Mon  ami  suisse  me  dit  qu'il  me  ren- 
verra dans  trois  ou  quatre  jours  mon  courrier  pour  l'intérêt  de  Charles  ; 

il  devroit  être  déjà  ici,  et  voilà  ce  que  j'attendois  pour  vous  écrire, 

mais  il  n'est  point  encore  venu,  et  comme  la  révolution  de  Robespierre 
est  arrivée  dans  l'intervalle,  j'en  conclus  qu'on  a  changé  de  batteries. 

Je  ne  puis  me  persuader  que  nos  amies  ayent  changé  d'avis  par  ce 
faible  rayon  d'espoir,  une  si  absurde  confiance  me  mettroit  dans  la  rage 
du  désespoir.  Ce  n'est  pas  le  moment  d'envoyer  un  nouvel  exprès  pour 
instruire  des  précautions  américaines.  Mon  ami  a  en  ce  moment  trois 
envoyés  et  deux  femmes  auprès  de  lui,  c'est  bien  assez.  —  Je  l'ai  fait 
questionner  sur  le  vieil  ami;  c'est  la  seule  lettre  que  je  lui  aye  écrit  par 
la  poste;  je  l'ai  envoyée  à  Basle  et  j'ai  emprunté  une  autre  main.  Il  faut 
donc  attendre  jusques  au  retour  de  l'envoyé  pour  Charles.  —  Mais  ou 
peut  être  plus  tranquille  à  présent  ;  ne  pouvant  assassiner  plus,  ils  assas- 
sineront moins,  c'est  dans  la  nature  de  l'orgueil. 

Ne  vous  reprochez  pas,  ma  chère  princesse,  de  n'être  pas  ici,  je 
serois  plus  heureuse,  mais  mon  cœur  ne  peut  pas  aimer  plus  qu'il  ne 
chérit  votre  ange  d'amie.  Adieu,  adieu,  pas  un  .moment  ne  sera  perdu 
pour  vous  écrire. 

Il  fallait  cette  joie  pour  éclaircir  un  moment  le  ciel  sombre  de 
Coppet.  Depuis  plusieurs  mois,  en  effet,  le  malheur,  qui  depuis  si 
longtemps  planait  sur  cette  maison,  avait  fini  par  fondre  sur  elle,  et 
la  mort,  continuant  (pour  reprendre  une  expression  énergique  de 
M"""  de  Staël)  son  train  habituel,  avait  enlevé  ÎVi"^  Necker.  Si,  conime 
je  le  voudrais,  le  résultat  de  ces  trop  longues  études  a  été  d'inspirer 
à  mes  lecteurs  quelque  intérêt  pour  elle,  ils  me  pardonneront  de 
les  terminer  en  revenant  sur  ses  dernières  années,  et  en  les  fai- 
sant assister  à  ses  derniers  momens. 

III. 

M™®  Necker  avait  toujours  été  d'une  complexion  délicate,  et 
Tronchin,  consulté  par  M.  iNt.cker,  n'hésitait  pas  à  faire  remonter 
l'altération  de  sa  santé  à  l'époque  où  elle  avait  perdu  sa  mère. 
«  La  douleur  profonde,  écrivait-il  dans  une  consultation,  que  lui 
causa  la  perte  d'une  respectable  mère  qu'elle  aimoit  au-delà  de 
toute  expression  fut  l'époque  du  dérangement  de  sa  santé.  Les 
nuits  mêmes  se  passoient  à  la  pleurer  et  les  momens  que  la  nature 
destine  au  sommeil  étoient  employés  à  la  regretter.  »  Cette  viva- 
cité de  sentimens  que  M""  Necker  devait  conserver  toute  sa  vie  fut 
la  véritable  cause  de  l'épuisement  prématuré  de  ses  forces.  Dans 


,/' 


LE   SALON   DE   M*"^   NECKER.  8/7 

les  lettres  de  tous  ceux  qui  ressentaient  pour  elle  une  véritable  anii- 
lié  revient  incessamment  cette  recommandation  :  «  Ménagez-vous.  » 
Mais  jamais  personne  ne  se  ménagea  moins  qu'elle  ;  elle  se  dépensait 
sans  compter,  partageant  son  temps  entre  son  mari,  sa  fille,  les 
pauvres,  la  tenue  de  sa  maison,  les  devoirs  de  société,  la  conver- 
sation, les  occupations  intellectuelles,  la  correspondance  et  les  arais. 
Ce  fut  bien  pis  durant  les  cinq  années  du  premier  ministère  de 
M.  Necker.  Au  surcroît  d'activité  imposé  par  ce  qu'elle  appelait  elle- 
même  «  cette  jolie  vie  du  contrôle-général,  »  vint  bientôt  s'ajouter 
l'amertume  que  lui  causaient  les  attaques  et  les  calomnies  dirigées 
contre  son  mari,  attaques  auxquelles  elle-même  n'échappait  pas 
complètement.  Ces  rudesses  de  la  vie  publique  n'étaient  pas  faites 
pour  elles,  et  peut-être  fut-elle  pour  quelque  chose  dans  l'irritation 
et  dans  le  découragement  qui  déterminèrent  M.  Necker  à  donner  sa 
démission. 

Le  contre-coup  de  ces  émotions  se  fit  sentir  sur  la  santé  de 
M""'  Necker,  et  les  années  qui  suivirent  furent  marquées  pour  elle 
par  une  terrible  crise  qui  effraya  tous  ses  amis  et  durant  laquelle 
elle-même  crut  toucher  à  ses  derniers  momens.  Il  fallut  quitter 
Saint-Ouen  et  chercher  loin  de  Paris,  à  Marolles,  près  de  Fontaine- 
bleau, un  repoe;  plus  complet.  C'est  là  qu'elle  écrivait  ces  conseils 
à  sa  fille,  dont  on  n'a  peut-être  pas  oubUé  l'accent  pathétique.  Mais 
l'angoisse  que  lui  causait  la  crainte  de  quitter  cette  fille  dont  la 
destinée  n'était  pas  encore  assurée  n'était  rien  anprès  de  celle 
qu'elle  éprouvait  à  la  pensée  d'une  séparation  prochaine  d'avec  un 
époux  adoré.  Le  début  d'une  lettre  qu'elle  adressait  à  M.  Necker 
pour  l'entretenir  de  certaines  questions  d'intérêt  auxquelles  sa  mort 
donnerait  ouverture  montrera  cependant  quel  sentiment  dominait 
en  elle  : 

Avant  de  commencer  cette  lettre,  mon  cher  ami,  il  faut  que  je  me 
rassure  moi-même  contre  l'horreur  et  la  terreur  que  m'inspirent  mes 
propres  pensées.  Permets-moi  donc  d'observer,  pour  me  conserver  la 
liberté  de  la  réflexion,  que  la  très  légère  différence  de  nos  âges  ne 
peut  compenser  la  faiblcssse  de  mon  tempérament  et  la  diminution 
des  sources  de  la  vie,  causées  par  une  extrême  affliction  et  par  tous 
les  tourmens  intérieurs  d'une  âme  sensible.  D'ailleurs  quand  je  tourne 
mes  regards  vers  cet  être  bienfaisant  qui  m'a  donné  pour  toi  un  senti- 
ment si  constant  et  si  passionné,  il  me  semble  qu'il  exaucera  la  prière 
que  je  lui  présente  chaque  matin;  il  me  semble  qu'il  aura  pitié  de  ma 
faiblesse  et  qu'il  jugera  que  ce  cœur  où  tu  règnes  avec  tant  d'empire 
ne  poLivoit  plus  supporter  le  désespoir.  Pardonne,  oh  I  mon  ami!  c'est 
eut-être  h  seule  occis  ion  sur  la  terre  où  je  me  sois  préférée  à  !oi; 


878  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

mais,  je  te  l'avoue,  je  prie  mon  Dieu,  ce  Dieu  que  j'adore  et  que  j'ai 
servi  sans  restriction  dès  ma  plus  tendre  enfance,  je  le  prie,  je  le  con- 
jure de  me  faire  mourir  avant  toi,  et  dans  tes  bras.  Dieu  seul  juge  du 
degré  de  malheur  que  tes  créatures  peuvent  supporter,  tu  sçais  quel 
sentiment  accompagne  cette  prière  et  je  crois  qu'elle  ne  sera  pas 
rejetée. 

M™*  Necker  surmontait  cependant  cette  hon'eur  pour  régler  elle- 
même  avec  un  soin  minutieux  tous  les  préparatifs  de  sa  fin.  Parmi 
les  papiers  en  assez  grand  nombre  qu'elle  laissait  à  son  mari,  il 
en  était  dont  les  recommandations  méritaient  à  ses  yeux  un  res- 
pect particulier.  M'"*'  de  Staël ,  dans  sa  notice  sur  la  vie  privée  de 
M.  Necker,  a  parlé  de  ces  dernières  volontés  de  sa  mère,  mais 
peut-être  sans  faire  assez  ressortir  ce  qu'il  y  eut  de  touchant  dans 
leur  bizarrerie.  Quelques  détails  plus  intimes  montreront  à  quel 
point  cette  femme,  si  froide  d'apparence,  qui  semblait  résolue  à 
diriger  sa  vie  par  règle  et  par  compas,  était  cependant  dominée  par 
la  passion  et  par  une  imagination  maladive. 

Durant  les  années  où  elle  avait  dirigé  l'hospice  qui  porte  aujour- 
d'hui son  nom,  M"^  Necker  avait  été  singulièrement  frappée  du 
danger  des  inhumations  précipitées.  La  loi  ne  prenait  pas  alors,  à 
rencontre  de  ces  inhumations,  les  précautions,  peut-être  encore 
insuffisantes,  qu'elle  impose  aujourd'hui.  Ce  n'était  pa-^  sans  peine 
que  M™*  Necker  avait  réussi  à  obtenir  de  ceux  et  de  celles  qui  des- 
servaient l'hôpital  sous  ses  ordres  des  précautions  que  nous  consi- 
dérerions aujourd'hui  comme  élémentaires.  La  nécessité  de  ces 
précautions  l'avait  si  fort  frappée  qu'elle  publia  une  petite  bro- 
chure intitulée  :  des  Inhumations  précipitées,  et  elle  terminait 
cette  brochure  en  proposant  un  projet  de  règlement  dont  plusieurs 
dispositions  sont  en  vigueur  aujourd'hui.  Cette  préoccupation 
qu'elle  avait  ressentie  si  vivement  pour  les  autres,  il  était  naturel 
que  M'"^  Necker  l'éprouvât  pour  elle-même.  Être  enterrée  vivante 
était  une  de  ses  craintes,  et  dans  ses  recommandations  dernières, 
elle  multipliait  les  injonctions  de  reculer  la  cérémonie  funèbre 
jusqu'au  moment  où  sa  mort  ne  pourrait  laisser  aucun  doute.  Mais  ce 
n'était  pas  tout.  La  destinée  inévitable  du  corps  humain  confié  à  la 
terre,  cette  destinée  que  Bossuet  décrit  dans  l'oraison  funèbre  de 
Madame  en  termes  si  précis,  lui  causait  une  invincible  horreur.  Elle 
voulait  que,  par  quelqu'un  de  ces  procédés  dont  l'antiquité  faisait  un 
si  fréquent  usage,  la  forme  terrestre  fût  indéfiniment  conservée  à 
sa  dépouille  mortelle.  En  un  mot,  elle  souhaitait  passionnément 
que  son  corps  fût  embaumé  et  qu'il  reposât  dans  un  monument  spé- 
cial où  il  demeurerait  à  visage  découvert.  Ce  désir  singulier  n'avait 


LE   SALON   DE    M"'«  NECKER.  879 

pas  seulement  pour  cause  une  répugnance  toute  physique  et  s'ex- 
pliquait encore  par  un  autre  désir  plus  touchant,  mais  étrange  encore 
chez  une  femme  qui  avait  une  foi  si  robuste  dans  l'immortalité  de 
l'âme  et  qui  croyait  même  à  une  sorte  de  communication  mysté- 
rieuse des  morts  avec  les  vivans.  Elle  voulait  avec  non  moins  de 
passion  que  la  dépouille  de  M.  Necker,  objet  des  mêmes  soins  que 
la  sienne,  fût  un  jour  enfermée  dans  ie  même  monument,  afin  que 
la  mort  ne  parvînt  pas  à  rompre  une  union  qui  avait  été  si  étroite. 
Cette  idée  était  née  depuis  longtemps  dans  son  esprit,  et  j'en 
trouve  la  première  trace  dans  une  lettre  qui  n'est  pas  postérieure 
de  plus  de  dix  ans  à  son  mariage.  Après  avoir,  quoique  d'une  façon 
encore  un  peu  vague,  indiqué  à  son  mari  quels  seraient  ses  désirs 
en  cas  de  mort,  elle  ajoute  ces  mots  :  «  Ne  néglige  pas  ces  détails, 
je  t'en  conjure;  fais  exactement  ce  que  j'ai  dit.  Peut-être  mon  âme 
errera- 1- elle  autour  de  toi.  Peut-être  pourrai-je  délicieusement 
jouir  de  ton  exactitude  à  remplir  les  désirs  de  celle  qui  t'aime  tant. 
Peut-être  que  si,  dans  une  autre  vie,  j'étois  susceptible  de  quelque 
peine,  mon  cœur,  dont  la  mort  n'auroit  pu  effacer  ton  image,  s'af- 
fligeroit  de  ta  négligence  et  souffrirait  d'être  moins  aimé.  »  Mais 
lorsque  la  marche  des  années,  les  atteintes  de  l'âge,  l'ébranlement 
de  sa  santé  l'eurent  pour  ainsi  dire  rapprochée  de  la  mort,  cette 
idée  devint  une  sorte  d'obsession.  Elle  accumula,  dans  des  notes 
préparées  par  elle,  les  détails  et  les  précautions;  elle  prescrivit 
les  dispositions  intérieures  du  monument  qu'elle  voulait  faire  éle- 
ver dans  le  parc  de  Saint-Ouen  et  surtout  elle  multiplia  les  recom- 
mandations à  son  mari  pour  assurer  le  respect  de  ses  dernières 
volontés.  Parmi  ces  recommandations,  j'en  choisirai  une  sur  le  dos 
de  laquelle  était  écrit  :  «  Pour  être  ouvert  pendant  mon  agonie  ou 
aussitôt  après  ma  mort  »  et  qui  commence  ainsi  : 

Lis,  mon  cher  ami,  sans  te  troubler  et  avec  une  profonde  attention, 
la  tâche  qui  te  reste  à  remplir;  ce  corps  qui  te  reste  encore  a  besoin  de 
tes  soins  et  Tâme  qui  roccupoit  pourra  peut-être  encore  se  trouver  sou- 
vent av«c  toi  et  jouir  encore  de  ta  tendresse. 

M"**  Necker  entrait  alors  dans  de  minutieux  détails  sur  les  arran- 
gemens  qui  seraient  à  prendre,  sur  la  disposition  intérieure  du 
monument,  la  façon  dont  elle  devait  y  être  déposée,  puis  elle  ajou- 
tait : 

Tu  feras  faire  dans  le  mur  une  porte  de  fer  dont  toi  seul  auras  la 
clef,  porte  qui  servira  à  passer  ton  corps  quand  tu  ne  seras  plus  et  à 
le  porter  sur  le  même  lit  pour  mêler  tes  cendres  avec  les  miennes,  et 


380  (  EVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  observant  les  mêmes  précautions,  avec  cette  différence  seulement 
que  tu  ordonneras  qu'on  ferme  la  porte  de  fer  un  mois  après  ta  mort, 
afin  que  nous  restions  seuls  ensemble.  Prends  bien  garde  à  qui  tu  te 
confieras  pour  exécuter  tes  dernières  volontés.  Afin  que  nous  ne  soyons 
pas  séparés,  il  faudra  substituer  Saint-Ouen,  pour  qu'il  ne  soit  jamais 
vendu.  Si  tu  voulois  préférer  ta  terre  de  Suisse  et  y  faire  transporter 
mes  cendres  dans  un  tombeau  pareil  à  celui  que  je  viens  de  décrire, 
je  ne  m'y  oppose  point,  mais  souviens-toi  que  nous  devons  être  unis 
sur  !a  terre  et  dans  le  ciel,  et  exécute  mes  dernières  volontés.  Ce  cœur, 
qui  fut  à  toi  et  qui  bat  encore  pour  toi,  mérite  que  tu  respectes  ses  deux 
faibleises  :  la  crainte  d'être  ensevelie  sans  être  morte  et  celle  d'être 
séparée  de  toi. 

Cependant  plusieurs  mois  d'un  repos  absolu,  un  séjour  à  Mont- 
pellier, dont  le  souvenir  était  demeuré  particulièrement  cher  à  son 
cœur  parce  qu'elle  y  avait  réuni  l'ami  de  sa  jeunesse  et  l'ami  de 
son  choix,  Moultou  et  Thomas,  les  soins  d'un  praticien  alors  célèbre, 
le  docteur  Lamurie,  finirent  par  rétablir  ÂP^  Necker  et  par  lui 
rendre  une  apparence  de  santé.  Mais  cette  amélioration  passagère  ne 
devait  pas  résister  à  l'épreuve  des  émotions  qui  marquèrent  poui 
elle  le  second  ministère  de  son  mari.  Par  l'impression  que  lui  avaient 
causée  autrefois  les  misérables  attaques  de  Bourboulon,  on  peut 
mesurer  ce  que  lui  firent  souffrir  les  injures,  les  calomnies,  les  vio- 
lences auxquelles  M.  Necker  fut  en  butte  pendant  dix-huit  mois. 
Aussi  arriva-t-elle  à  Coppet  déjà  gravement  atteinte,  et  au  lendemain 
de  son  arrivée  une  première  crise  mit  ses  jours  en  danger.  Elle  y 
échappa  cependant,  et  un  espoir  trompeur  put  s'emparer  de  ceux 
qui  l'entouraient,  mais  cet  espoir  ne  la  déçut  pas  longtemps  elle- 
même.  D'ailleurs  les  précautions  minutieusement  prises  par  elle 
pour  assurer  le  respect  de  ses  dernières  volontés  dans  ce  que  leur 
exécution  pouvait  avoir  de  difficile  se  trouvaient  détruites  par 
cet  étabhssement  dans  un  pays  nouveau.  Saint-Ouen  ne  pouvait 
plus  être  son  tombeau,  ni  le  monument  qu'elle  avait  commandé 
pour  elle  et  pour  son  mari  s'élever  sous  les  tilleuls  du  parc.  Il  fal- 
lait s'y  reprendre  à  nouveau,  et  c'est  ce  qu'elle  fit  avec  la  hâte 
fiévreuse  d'une  personne  qui  sent  ses  jours  comptés,  entrant  direc- 
tement en  correspondance  avec  les  médecins,  avec  les  architectes, 
ne  reculant  devant  aucun  détail,  si  pénible  pour  l'imagination  qu'il 
pût  être,  et  tout  cela  avec  une  précision,  avec  un  sang-froid  qui 
remplissaient  d'étonnement  ceux  auxquels  elle  avait  affaire.  Son 
instinct  ne  la  trompait  pas,  car  au  commencement  de  l'année  1792 
elle  retomba  dans  un  état  dont  la  gravité  ne  put  échapper  à  per- 
sonne. L'inquiétude  naturelle  aux  malades  lui  ayant  peut-être  fait 


LE    SALON   DE   M™*   NECKER.  881 

prendre  en  déplaisance  le  séjour  un  peu  triste  de  Goppet,  elle  fut 
transportée  à  Rolle,  où  elle  fit  un  assez  long  séjour.  C'est  de  là 
qu'elle  adressait  ses  adieux  à  son  mari  dans  une  lettre  qui  devait 
être  lue  par  M.  Necker  aussitôt  après  sa  mort. 


Rolle,  ce  12  novembre  1792. 

Tu  pleures,  cher  ami  de  mon  cœur.  Tu  crois  qu'elle  ne  vit  plus  pour 
toi  celle  qui  avoit  réuni  dans  tous  les  points  son  existence  à  la  tienne. 
Tu  te  trompes;  ce  Dieu  qui  avoit  joint  no-;  devx  cœurs,  ce  Dieu,  bien- 
faiteur de  toutes  ses  créatures,  qui  me  combla  de  ses  faveurs,  n'a  point 
anéanti  mon  être.  Quand  j'écris  cette  lettre,  un  sentiment  qui  ne  m'a 
jamais  trompée  répand  un  calme  imprévu  dans  mon  âme;  je  crois  voir 
que  cette  âuie  veillera  encore  sur  ton  sort  et  que,  dans  le  sein  de  Dieu, 
de  ce  Dieu  que  je  ne  cessai  jamais  d'adorer  et  que  je  préférois  à  tout, 
même  à  toi,  je  jouirai  de  la  tendresse  pour  moi...  Mais  toi,  cet  atta- 
chement dont  je  suis  pénétrée  pour  tout  ton  être,  ce  sentiment  qui  me 
faisoit  mettre  mon  amour-propre  dans  le  tien,  cet  effroi  qui  glaçoit 
tout  mon  sang  au  moindre  danger  que  je  te  voyois  courir,  cette  seconde 
vie  que  je  trou  vois  auprès  de  toi,  cet  intérieur  de  mon  être  rempli  en 
quelque  manière  par  le  tien,  ne  se  retrouveront  plus  pour  toi,  et  mé- 
ritent de  ta  part  un  sentiment  au-delà  du  tombeau.  Tu  verras  combien 
mon  âme  est  sûre  de  la  tienne,  puisque  je  vais  hasarder  de  te  donner 
des  ordres  en  comptant  sur  l'empire  de  mon  amour  pour  toi. 

Elle  entrait  alors  de  nouveau  dans  des  recommandations  minu- 
tieuses au  sujet  de  l'exécution  de  ses  dernières  volontés.  Elle  insis- 
tait sur  son  désir  passionné  qu'un  jour  la  dépouille  mortelle  de 
son  mari  fût  réunie  à  la  sienne,  et  elle  suppliait  M.  Necker  d'avoir 
égard  à  ce  désir  : 

Mon  ami,  aie  pitié  de  ma  faiblesse;  je  ne  puis  supporter  l'idée  de  la 
mort  qu'avec  celle  de  ta  vie.  Quand  je  pense  que  tu  t'occuperas  encore 
de  ton  amie,  l'abîme  se  comble,  l'horreur  cesse,  et  je  ne  me  sens  plus 
que  dans  tes  bras,  \ussi  avec  quelles  délices  j'ai  lu  ces  lignes  chéries 
que  tu  m'adresses!  Que  de  grâces  j'en  rends  à  la  divine  Providence! 
Elle  connoît  les  cœurs  qu'elle  a  faits.  Elle  a  jugé  que  le  mien  étoit  trop 
sensible  pour  être  seul,  même  dans  le  tombeau.  Vis  donc  de  longues 
années  après  moi  pour  m'ôier  l'effroi  de  la  mort  et  pour  que  cette  espé- 
rance me  délivre  dts  angoisses  auxquelles  je  suis  quelquefois  livrée. 
Prolonge  mon  être,  cher  ami;  tant  que  tu  seras  sur  cette  terre,  j'y 
serai  encore;  tu  prieras  Dieu  avec  moi;  tu  agiras  pour  moi;  tu  pense- 
ras avec  moi,  et,  si  tu  veux  le  dire  à  toi-même  que  chacune  de  tes 

TOME  XLIII.   —  1881.  56 


882  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

heures  est  un  bienfait  pour  ton  amie,  il  me  semble  que  la  vie  devra 
t'être  chère.  Je  n'ajoute  rien  de  plus.  Oh!  que  de  sentimens  je  fais 
rentrer  dans  mon  cœur,  et  qu'il  m'en  coûte,  même  pour  te  faire  lire 
ces  lignes!  Mon  ami,  chasse  toutes  ces  pensées;  remettons-nous 
ensemble  à  la  volonté  du  souverain  être,  mais  soignes  ma  double  vie, 
tu  vois  ce  que  j'en  attends. 

A  ces  instructions  d'une  nature  si  particulière  par  lesquelles 
jjme  Necker  s'efforçait  de  rattacher  son  mari  à  la  vie  en  lui  créant 
des  devoirs  vis-à-vis  d'elle,  même  par-delà  sa  mort,  elle  avait 
joint  en  outre  un  testament  régulier.  Ce  testament  est  postérieur 
de  quelques  mois,  car  il  est  daté  du  6  janvier  1794  et  il  a  été  fait 
par  M"'^  Necker  à  Lausanne.  C'est  là  qu'elle  avait  été  en  effet  trans- 
portée pour  être  plus  à  portée  de  recevoir  les  soins  du  célèbre 
docteur  Tissot.  Ce  testament  est  le  dernier  écrit  qui  ait  été  tracé 
par  la  main  de  M"'^  Necker.  L'écriture  en  est  tremblante,  pres- 
que illisible.  On  sent  que  la  mort  est  là,  derrière  la  porte  et  prête 
à  entrer.  A  vrai  dire,  ce  testament  n'est  encore  qu'une  recomman- 
dation à  son  mari,  car  la  très  faible  somme  qu'elle  avait  apportée 
en  dot  à  M.  Necker  excédait  de  beaucoup  les  legs  qu'elle  désirait 
faire.  Aussi,  tout  en  assurant  le  sort  de  tous  ceux  qui  lui  avaient 
été  attachés  ou  dont  elle  avait  pris  soin,  de  ses  femmes  de  service, 
de  ses  pauvres  de  Saint-Ouen  ou  de  Paris,  des  parens  éloignés  de 
sa  famille  qu'elle  avait  assistés  en  Suisse  ou  à  l'étranger,  elle  se 
reprochait  de  prendre  ainsi  sur  la  fortune  de  celui  «  à  qui,  disait- 
elle,  je  voudrois  donner  mon  sang  pour  subsistance,  et  qui  captive 
tellement  mes  facultés  d'aimer  sur  la  terre,  que  personne  ne  peut 
plus  approcher  de  mon  cœur.  »  Ce  sentiment  l'emportait  encore  à 
la  fin  de  ce  testament,  et  elle  ne  pouvait  s'empêcher  de  le  terminer 
en  adressant  à  son  mari  un  dernier  adieu  : 

Adieu,  âme  de  ma  vie,  après  avoir  tant  reçu  de  toi  pendant  ma  vie,  il 
me  seroit  doux  de  recevoir  encore  tes  bienfaits  après  ta  mort.  Puisses-tu 
adoucir  le  regret  de  ma  perte  par  ta  soumission  à  la  volonté  suprême 
et  par  l'idée  que  Tun  des  deux  devant  précéder  l'autre,  je  n'étois  plus 
en  état  de  supporter  ta  perte,  dont  la  seule  crainte  produisoit  une  telle 
révolution  dans  tout  mon  être,  que  tu  n'aurois  pu  toi-même  souffrir  la 
pensée  de  l'excès  et  de  l'horreur  de  mon  état.  Mon  cher  ami,  je  te 
serre  mille  fois  contre  mon  sein.  Rien  ne  peut  exprimer  les  sentimens 
dont  mon  âme  est  inondée.  Adieu,  le  bien  aimé  de  mon  tendre  cœur. 

Ce  cœur  si  tendre  n'avait  plus  que  peu  de  jours  à  battre.  Les 
derniers  mois  de  la  vie  de  M"^  Necker  se  passèrent  dans  des  souf- 


LE    SALON   DE   M""^   NECKER.  S83 

frances  cruelles.  D'affreuses  agitations  troublaient  ses  nuits  et  ne 
lui  permettaient  pas  de  trouver  le  sommeil.  Parfois,  épuisée  par  la 
fatigue,  elle  s'endormait  presque  subitement  au  milieu  de  la 
journée,  la  tête  sur  le  bras  de  son  mari,  u  J'ai  vu  mon  père,  racon- 
tait M""  de  Staël,  rester  immobile  des  heures  entières,  debout 
dans  la  même  position,  de  peur  de  la  réveiller  en  faisant  le  moindre 
mouvement.  »  Parfois,  au  contraire,  ne  pouvant  goûter  aucun 
repos,  elle  cherchait  un  adoucissement  à  ses  souffrances  dans  le 
goût  qu'elle  avait  pour  la  musique.  Un  soir  que  M'"''  de  Staël  s'é- 
tait mise  au  piano  sur  la  demande  de  sa  mère,  elle  chanta  par 
hasard  le  bel  air  d'OEdipe  à  Colone  de  Sacchini  : 

Elle  m'a  prodigué  sa  tendresse  et  ses  soins, 

mais  elle  fat  obligée  de  s'arrêter  en  voyant  l'émotion  que  le 
rapport  trop  direct  de  ces  tristes  paroles  avec  son  affliction  pré- 
sente causait  à  M.  Necker.  Jusqu'à  la  veille  de  la  mort  de  M'""  Nec- 
ker,  le  son  d'instrumens  placés  dans  une  chambre  voisine  berça 
ses  souffrances  et  son  agonie.  Le  sentiment  qui  lui  faisait  trouver 
quelque  soulagement  dans  ce  mélancolique  plaisir  n'était  cependant 
pas  celui  qui  a  inspiré  ces  vers  tristes  et  charmans  : 

Vous  qui  veillerez  sur  mon  agonie, 

Ne  me  dites  rien  ; 
Faites  que  j'entende  un  peu  d'harmonie 

Et  je  mourrai  bien. 

Je  suis  las  des  mots,  je  suis  las  d'entendre 

Ce  qui  peut  mentir. 
J'aime  mieux  les  sons  qu'au  lieu  de  comprendre 

Je  n'ai  qu'à  sentir, 

Une  mélodie  où  le  cœur  se  plonge, 

Et  qui,  sans  efforts, 
Me  fera  passer  du  sommeil  au  songe, 

Du  songe  à  la  mort. 

Jamais  la  croyance  de  M"^-  Necker  dans  les  paroles  et  dans  les 
promesses  divines  n'avait  été  plus  ferme.  Elle  ne  s'élevait  point, 
il  est  vrai,  à  la  hauteur  de  ces  joies  mystiques  qui  peuvent  sembler 
admirables  aux  yeux  de  la  foi,  mais  qui  froissent  un  pen.  la  nature. 
«  Je  crains  la  mort,  disait-elle  à  son  mari,  car  j'aimois  la  vie  avec 
toi.  »  Lorsque  M.  Necker  n'était  pas  dans  la  chambre,  elle  adres- 
sait à  haute  voix  des  prières  à  Dieu  pour  lui  demander  le  courage 
d'accepter  cette  séparation,  et  elle  ne  se  doutait  pas  que,  par  la 
fenêtre  de  la  chambre  voisine,   M.  Necker  entendait  sa  voix  et 


884  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

unissait  ses  prières  aux  siennes.  Durant  les  dernières  heures  de  sa 
vie,  la  parole  faisait  défaut  à  sa  faiblesse;  elle  ne  pouvait  plus  que 
regarder  tantôt  le  ciel  et  tantôt  son  mari,  en  élevant  vers  lui  de 
temps  à  autre  la  main  gauche  au  doigt  de  laquelle  elle  portait  une 
bague  que  M.  Necker  lui  avait  donnée  après  y  avoir  fait  graver 
quelques  paroles  de  tendresse.  Enfin  la  mort  l'envahit,  et  elle  expira 
lentement  le  6  mai  1794.  Gomme  dernier  souvenir,  M.  Necker  fit 
faire  à  la  hâte  un  crayon  qui  existe  encore,  et  en  face  duquel 
maintes  de  ces  pages  ont  été  écrites.  M'"^  Necker  est  étendue  sur 
son  lit,  les  yeux  clos,  semblable  à  ces  statues  que  le  moyen  âge 
sculptait  autrefois  sur  les  tombeaux.  La  majesté  de  la  mort  a  im- 
prim'';  sur  ses  traits  le  double  caractère  qui  fut  aussi  celui  de  sa 
vie  :  la  noblesse  et  la  rigidité.  Au  bas  de  ce  crayon  sont  écrits  ces 
mots  :  Not  lost,  but  gone  before. 

Il  est  à  peine  besoin  de  dire  que  M.  Necker  exécuta  pieusement 
les  dernières  volontés  de  sa  femme.  Le  corps  de  M'»*'  Necker  fut 
déposé  à  Coppet  dans  le  monument  qui  avait  été  préparé  par  ses 
ordres,  et  que  M.  Necker  pouvait  apercevoir  des  fenêtres  de  son 
cabinet.  Depuis  sa  mort,  la  porte  de  ce  monument  n'a  jamais  été 
rouverte  que  deux  fois  :  la  première,  ce  fut  pour  y  introduire,  <(ix 
ans  après,  le  corps  de  M.  Necker  ;  la  seconde,  pour  y  apporter 
le  cercueil  de  M""^  de  Staël.  Cette  porte  est  aujouid'hui  irrévo- 
cablement scellée  et  surmontée  d'un  bas-relief  dû  au  ciseau  de 
Ganova.  Le  grand  artiste  a  représenté  M'"^  de  Staël  à  genoux,  pleu- 
rant sur  le  tombeau  de  ses  parens,  tanciis  que  son  père,  attiré  vers 
le  ciel  par  M'"^  Necker,  lui  tend  la  main  pour  lui  dire  un  dernier 
adieu.  Depuis  le  commencement  du  siècle,  les  arbres  que  M.  Necker 
avait  plantés  à  l'entour  du  monument  l'ont  environné  de  leur  ombre 
et  en  couvrent  les  abords  de  silence  et  d'obscurité.  Lorsqu'on 
pénètre  dans  cet  asile  d'une  tristesse  exempte  d'horreur  et  lors- 
qu'on pense  à  l'existence  agitée  de  ceux  qui  y  reposent  aujour- 
d'hui, on  est  tenté  de  répéter  ces  paroles  que  prononçait  Luther  en 
longeant  les  murs  du  cimetière  de  Worms  :  Beati  quia  quiescwit. 
Et  cependant  ce  n'est  pas  le  repos,  le  morne  repos  que  s'at- 
tendent à  trouver  au-delà  du  redoutable  passage  ceux  que  leur 
foi  entretient  dans  l'espérance  ou  dans  la  crainte  d'une  récom- 
pense ou  d'une  expiation  sans  fin.  Mais  pour  ceux  qui  demeurent 
sourds  à  cette  espérance  mêlée  d'effroi,  n'y  a-t-il  pas  comme 
une  sorte  de  mirage  dans  ce  refuge  d'une  tombe  paisible  et  n'est-ce 
pas  là  ce  qu'un  poète  a  pu  appeler  avec  une  mélancolique  har- 
diesse :  goûter  le  charme  de  la  mort? 

Othenin  d'Haussonville. 


UN 


HOMME  D  ÉTAT  RUSSE 


D'APRÈS    SA    CORRESPONDANCE     INÉDITE. 


Yl\ 


LES    LOIS   AGRAIRES    DE    POLOGNE    ET   LES    DERNIERES    ANNÉES 

DE     N.    MILUTINE. 


I. 

Une  fois  acceptés  par  l'empereur  et  formulés  en  ukases,  les 
projets  du  triumvirat  Milutine,  Tcherkasski,  Samarine  devaient  être 
mi^  à  exécution  ;  avec  la  sourde  hostilité  de  la  haute  administration 
à  Pétersbourg  et  à  Varsovie,  ce  n'était  pas  là  le  plus  aisé.  En  Rus- 
sie |)lus  que  partout  ailleurs,  ce  n'est  pas  tout  de  légiférer  :  les 
lois  changent  parfois  singulièrement  de  caractère  en  passant  dans 
la  pratique.  .N.  Milutine  le  .'avait  mieux  que  personne,  lui  qui  n'a- 
vait jamais  pu  se  consoler  de  n'avoir  point  présidé  à  l'application 
de  la  charte  d'atTranchissement  en  Russie.  Dans  le  royaume  de 
Pologne,  où  toutes  les  classes  cultivées  étaient  unanimement  op- 
posées aux  nouveaux  ukases,  qu'elles  dénonçaient  comme  une  spo- 
liation, les  difficultés  morales  et  matérielles  de  l'exécution  étaient 

(1)  Voyez  la  Revue  des  l"""  et  15  octobre,  l"  et  15  novembre  et  1"  décembre  JS80. 
Nous  nous  permettrons  d'informer  le  IcCtour  que  la  ce  sure  russe  a  entièrement  coupé 
tous  les  articles  précéiens  sur  Milutine  et  interdit  aux  journaux  d'en  faire  aucune 
mention. 


886  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plus  grandes  encore.  Les  obstacles  semblaient  tels  qu'à  Pétersbourg 
comme  à  Varsovie,  plusieurs  des  adversaires  de  Milutine  se  flat- 
taient de  voir  les  mesures  édictées  sur  ses  conseils  rester  pour  la 
plupart  lettre  morte. 

En  face  de  l'opposition  à  peine  déguisée  d'une  grande  partie^du 
monde  officiel,  tant  dans  le  royaume  que  dans  l'empire,  Milutine 
sentait  que  confier  l'application  de  son  programme  à  des  mains 
étrangères,  l'abandonner  au  vice-roi  de  Varsovie  ou  au  ministère  de 
Pologne  de  Pétersbourg,  c'était  non- seulement  en  compromettre  le 
succès,  mais  le  rendre  impossible.  Aussi,  malgré  toutes  ses  répu- 
gnances à  retourner  en  Pologne,  Milutine,  une  fois  jeté  malgré  lui 
sur  cette  route,  n'hésita-t-il  point  à  marcher  jusqu'au  bout.  De  ses 
deux  associés,  le  prince  Vladimir  Tcherkasski  et  Georges  Samarine, 
un  seul,  le  premier,  devait  le  suivre  dans  cette  nouvelle  mission  et  y 
rester  jusqu'à  la  fin  cloué  avec  lui. 

Ce  n'était  pas  sans  peine,  nous  l'avons  vu,  que  G.  Samarine 
s'était  décidé  à  accompagner  Milutine  dans  l'exploration  des  cam- 
pagnes de  Pologne,  et  un  peu  plus  tard,  à  s'asseoir  à  côté  de  lui 
dans  le  haut  comité,  chargé  par  l'empereur  de  l'examen  des  affaires 
polonaises.  Sa  santé  et  sa  disposition  à  la  tristesse  n'étaient  pas 
les  seuls  motifs  de  son  éloignement  pour  le  service  et  l'adminis- 
tration; son  caractère,  ses  habitudes,  son  genre  d'esprit,  ses  idées, 
ses  principes,  ses  occupations  favorites,  tout  l'écartait  également 
des  fonctions  publiques.  Dans  un  pays  où,  grâce  au  tchine,  au 
tableau  des  rangs  et  à  la  tradition  bureaucratique  de  Pierre  le 
Grand,  les  hommes  les  plus  distingués  par  la  naissance  ou  le  talent 
n'avaient  d'ordinaire  d'autre  souci  que  de  faire  une  brillante  car- 
rière civile  ou  militaire,  G.  Samarine,  mettant  àprofi'  l'indépen- 
dance que  lui  donnait  sa  fortune,  préférait  à  toutes  les  distinctions 
et  à  tous  les  titres  officiels  sa  liberté  d'écrivain  et  ses  études  de 
cabinet.  Sous  ce  rapport,  le  méditatif  et  morose  slavophile,  le  fer- 
vent orthodoxe,  à  ses  heures  presqu  -  mystique,  semblait,  comme 
quelques-uns  de  ses  amis  de  Moscou,  moins  appartenir  à  la  Russie 
du  milieu  du  siècle,  où  le  tchinovnisme  régnait  en  maître,  qu'à 
l'un  des  libres  pays  de  l'Occident,  où  la  pensée  et  les  études  désin- 
téressées sont  le  plus  en  honneur. 

Samarine  n'avait  assisté  qu'aux  deux  ou  trois  premières  séances 
du  comité  des  affaires  polonaises.  Dans  cet  auditoire  d'élite,  comme 
naguère  dans  la  commission  de  rédaction  pour  l'affranchissement 
des  serfs,  il  avait  eu  les  plus  brillans  succès  oratoires  ;  mais  ces 
succès,  qu'il  devait  un  peu  plus  tard  retrouver  dans  la  douma  ou  le 
zemstvo  (1)  de  Moscou,  ne  purent  changer  ni  ses  inclinations  ni  ses 

(1)  Le  conseil  municipal  et  l'assemblée  proviaciale. 


UN  HOMME  d'État  russe.  887 

projets.  Les  articles  qui  lui  tenaient  le  plus  à  cœur  une  fois  votés, 
il  était,  si  je  ne  me  trompe,  parti  pour  Prague,  la  vieille  cité  slave 
des  bords  de  la  Moldau,  où  il  s'occupait  de  la  publication  des 
œuvres  de  son  ami,  le  poète  slavophile  Kliomiakof.  Pour  retenir 
Samarine  dans  la  politique  active,  il  eût  fallu  sans  doute  un  parle- 
ment, une  chambre  législative,  où  il  eût  en  tout  temps  été  maître 
de  faire  entendre  sa  voix. 

A  cette  époque,  m'a-t-on  raconté,  au  commencement  de  l'année 
186/i,  une  demoiselle  d'honneur  de  l'impératice,  M"^  de  S.,  origi- 
naire de  Livonie,  ayant  demandé  à  Samarine  pourquoi  il  ne  retour- 
nait pas  en  Pologne  avec  Milutineet  Tcherkasski  :  «  Mademoiselle, 
répondit  Samarine,  je  me  réserve  pour  les  provinces  baltiques.  » 
Cette  boutade,  bientôt  colportée  de  bouche  en  bouche  dans  le  monde 
allemand-russe,  parmi  les  nombreux  hauts  fonctionnaires  sortis  de 
Livonie  et  de  Gourlande,  n'était  pas  sur  les  lèvres  de  l'écrivain 
moscovite  une  vaine  et  platonique  menace.  Samarine  aurait  voulu 
mettre  les  trois  provinces  baltiques  au  même  régime  que  le  royaume 
de  Pologne  et  la  Liihuanie.  Non  content  d'y  effacer  autant  que  pos- 
sible tous  les  vestiges  des  lois  et  institutions  allemandes,  il  eût 
voulu  y  faire  une  révolution  agraire  aux  dépens  de  la  noblesse  ger- 
manique, au  profit  des  paysans  esthoniens  et  lettons,  émancipés 
sous  Alexandre  P'',  mais  émancipés  sans  terre.  Dans  ce  double  vœu, 
Samarine  du  reste  n'était  que  l'organe  d'un  nombreux  et  puissant 
parti,  encore  à  l'œuvre  aujourd'hui.  Ce  qui  distinguait  l'écrivain 
slavophile,  c'est  que  cette  question  des  provinces  baltiques  était 
depuis  longtemps  une  de  ses  préoccupations  favorites.  C'était  en 
rompant  des  lances  contre  la  noblesse  allemande  de  Livonie  qu'il 
s'était  fait  d'abord  connaître  en  Russie.  Entré  dans  sa  jeunesse  au 
service,  comme  presque  tous  les  hommes  de  son  rang  et  de  sa 
génération,  Samarine  avait  été  attaché  à  une  commision,  chargée  de 
réviser  l'organisation  municipale  de  Riga.  A  cette  occasion,  le  jeune 
secrétaire  de  collège  (1)  avait  esquissé  pour  ces  provinces  russes, 
alors  plus  allemandes  et  plus  féodales  par  les  mœurs  et  les  institu- 
tions qu'aucune  partie  de  l'Allemagne,  tout  un  vaste  plan  de  ré- 
formes; et,  sans  grand  souci  de  la  discipline  et  de  la  hiérarchie 
bureaucratique,  il  avait  initié  le  public  à  ses  projets  dans  des 
lettres  dont  la  véhémence  avait  soulevé  contre  lui  non-seulement 
les  colères  de  la  noblesse  baltique,  mais  l'irritation  de  ses  chefs  de 
Saint-Pétersbourg,  étonnés  de  cette  outrecuidance  d'un  employé  de 
la  neuvième  ou  dixième  classe.  Samarine  avait  payé  son  audace 
de  quelques  jours  de  prison  dans  la  forteresse,  et  depuis  lors,  il 
avait  abandonné  le  service  pour  continuer  un  jour  avec  d'autres 

(i)  Un  des  tchines  ou  grades  inférieurs  du  tableau  des  rangs. 


REVUE   DES   DEIjX  MONDES. 

armes  la  guerre  qu'il  avait  déclarée  à  l'esprit  allemand  dans  les 
trois  provinces  conquises  par  Pierre  le  Grand. 

Pendant  que  ses  deux  amis  étaient  occupés  à  transformer  la 
Pologne,  Samarine,  fidèle  à  ses  premières  impressions,  allait  écrire 
en  silence,  sur  les  provinces  baltiques,  son  célèbre  ouvrage  des 
frontières,  Okrami{\),  qui,  applaudi  passionnément  à  Moscou,  devait 
soulever  de  bruyantes  colères  dans  toute  l'Allemagne,  comme  dans 
les  trois  provinces,  et  faire  surgir  de  la  part  des  barons  livoniens  et 
des  docteurs  allemands  toute  une  bibliothèque  de  répliques  et  de 
réfutations.  Les  sentimens  de  Samarine  et  de  ses  amis,  à  l'égard 
des  trois  provinces  baltiques ,  étaient  connus  longtemps  avant 
l'éclat  de  ce  bruyant  manifeste  des  Okraini.  Samarine  eut  beau 
retarder  la  publication  de  son  célèbre  pamphlet  jusqu'à  l'achè- 
vement de  l'œuvre  entreprise  en  Pologne  par  Milutine  et  Tcherkasski, 
on  comprend  que  de  telles  visées,  fort  peu  dissimulées  d'ailleurs, 
n'étaient  pas  faites  pour  faciliter  la  tâche  de  ses  amis  à  Varsovie. 
On  se  montrait  à  Moscou  trop  disposé  à  regarder  ce  qui  se  pas- 
sait sur  les  bords  de  la  Vistule  comme  le  prélude  de  ce  qui  devait 
bientôt  s'effectuer  sur  la  basse  Duna,  pour  que  les  Allemands  russes 
de  Riga,  de  Miitau,  de  Revel  et  tous  leurs  alliés  de  Pétersbourg 
n'en  prissent  point  ombrage  et  ne  se  tinssent  pas  sur  leurs  gardes. 
Les  revendications  de  la  presse  nationale,  en  excitant  les  défiances 
de  la  Rittersrhaft  baltique,  avaient  pour  conséquence  de  créer  une 
secrète  et  involontaire  solidarité  entre  les  Livoniens  et  les  Polonais, 
à  donner  tôt  ou  tard  à  la  noblesse  désarmée  de  Pologne  l'appui 
latent  de  la  noblesse  baltique,  si  puissante  dans  l'administration  et 
à  la  cour  par  ses  positions  officielles,  par  ses  alliances  de  famille, 
par  son  esprit  de  corps  et  son  habile  fidélité  au  trône.  Dans  l'occulte 
et  persévérante  résistance,  apportée  à  Varsovie  par  le  comte  Berg 
aux  projets  de  Milutine  et  de  Tcherkasski,  de  même  que  dans  les 
brillans  pamphlets,  publiés  parle  baron  Firks  (-2),  peut-être  y  avait-il, 
à  Tinsu  même  du  vice-roi  comme  du  publiciste,  une  secrète  inspi- 
ration de  l'esprit  allemand  et  du  patriotisme  baltique,  fort  peu  sou- 
cieux d'ordinaire  des  droits  et  des  intérêts  de  la  Pologne,  mais  plus 
ou  moins  alarmé  d'une  politique  d'assimilation  qu'il  craignait  de 
voir  se  retourner  contre  les  trois  provinces. 

Le  prince  V.  Tcherkasski  était  un  homme  de  tout  autres  goûts 
et  de  tout  autre  tempérament  que  son  ami  et  contemporain  G.  Sa- 
marine. A  l'inverse  de  ce  dernier,  c'était  bien  moins  un  spéculatif 
ou  un  penseur  qu'un  homme  d'action.  Esprit  à  tendances  pratiques, 
positives,  réalistes,  si  l'on  veut,  Tcherkasski  était  dégagé  de  tout 

(1)  Ouvrage  paru  en  18CG  ou  1867. 

(2)  Sous  le  pseudonyme  do  Schédo-Ferroti. 


UN  HOMME  d'État  russe.  889 

mysticisme,  de  tout  romantisme  politique  ou  religieux;  à  cet 
égard,  il  était  fort  différent  de  la  plupart  de  ses  amis  des  cercles 
slavophiles  de  Moscou,  au  milieu  desquels  il  avait  passé  sa  pre- 
mière jeunesse  et  dont  il  avait  subi  l'ascendant  sans  prendre 
toutes  leurs  idées.  Par  son  énergie,  son  activité,  son  sang-froid,  par 
la  décision  de  son  intelligence,  de  sa  volonté,  de  sa  parole  et  aussi 
peut-être  par  son  dédain  des  obstacles  et  sa  confiance  dans  ses 
forces,  le  prince  \ladimir  Alexandrovitch  était  visiblement  fait  pour 
des  fonctions  difficiles  et  une  tâche  contestée,  exigeant  plutôt  de  la 
vigueur,  de  la  persévérance,  de  l'inflexibilité  que  de  la  modéra- 
tion, de  la  finesse,  de  la  conciliation.  Fier  et  entier  dans  ses  opi- 
nions, peu  propre  à  un  rôle  subalterne  ou  passif,  Tcherkasski,  à 
l'inverse  de  la  plupart  de  ses  contemporains,  n'était  pas,  en  sortant 
de  l'université,  entré  au  service  de  l'état.  Il  avait  vécu  sur  ses 
terres  des  gouvernemens  de  Toula  et  de  Tver  ou  dans  sa  maison 
de  Moscou,  critiquant  dans  les  salons  les  erremens  du  gouverne- 
ment de  Nicolas,  en  atteiidant  qu'un  nouveau  règne  ou  un  change- 
ment de  régime  vînt  lui  ouvrir  l'accès  d'une  vie  plus  active.  Les 
luttes  de  l'émancipation  l'avaient  mis  en  vue,  la  Pologne  lui  offrait 
l'occasion  d'occuper  un  poste  important  et  des  fonctions  à  la  fois 
conformes  à  ses  idées  et  à  son  caractère;  le  prince  Vladimir  Alexan- 
drovitch devait  saisir  volontiers  cette  occasion  de  jouer,  à  côté  de 
son  ami  Milutine,  un  rôle  militant  dans  les  grandes  affaires,  sans 
avoir  eu  à  passer  comme  d'habitude  par  la  longue  et  fastidieuse 
filière  bureaucratique. 

Milutine  et  lui  se  partagèrent  la  besogne.  Pour  appliquer  les 
lois  nouvelles,  il  fallait  d'abord  avoir  le  champ  libre  en  Pologne, 
contre-carrer,  à  Varsovie  et  à  Pétersbourg  à  la  fois,  les  menées  des 
adversaires,  qui  comptaient  bien  réparer  peu  à  peu  dans  les  détails 
de  l'exécution  leur  défaite  du  comité.  Milutine,  qui  avait  une  par- 
ticulière aversion  pour  le  séjour  de  Varsovie,  qui,  de  plus,  était 
personnellement  connu  du  souverain  et  que  ses  services  passés 
comme  ses  titres  officiels  rendaient  l'égal  des  hauts  fonctionnaires  de 
la  capitale,  Milutine,  sauf  de  trop  fréquens  voyages  en  Pologne,  resta 
au  centre  des  affaires  et  des  intrigues,  à  Pétersbourg,  tandis  que 
Tcherkasski,  qui,  pour  l'intelligence  comme  pour  la  communauté 
des  vues,  pouvait  être  appelé  son  aller  ego^  s'établissait  au  cœur 
des  provinces  à  réorganiser,  à  Varsovie,  à  côté  du  vice-roi  et  de 
l'adversaire  secret,  le  comte  de  Berg. 

En  quittant  la  capitale  de  l'empire  pour  prendre  sa  résidence 
dans  celle  du  royaume,  le  prince  Tcherkasski  débarrassait  les 
hommes  d'état  pétersbourgeois  du  voisinage  d'un  concurrent  éven- 
tuel dont  la  présence  ne  laissait  pas  que  de  leur  être  importune. 
Peut-être  cette  considération  a-t-elle  facilité  la  nomination  du  prince 


890  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

en  Pologne.  En  dépit  des  usages  du  tchîne,  quoiqu'il  eût  à  peine 
un  grade  civil,  n'ayant  jamais  occupé  que  des  fonctions  électives, 
Tcherkasski,  soudainement  promu  au  rang  de  conseiller  privé,  fut 
nommé  ministre  de  l'intérieur  (à  titre  provisoire)  du  royaume  de 
Pologne  et  chargé  de  la  direction  des  affaires  politiques  et  reli- 
gieuses. Dans  cette  position,  il  devait  effectivement,  avec  l'aide  et 
sous  l'inspiration  de  Milutine,  conduire  les  réformes  administra- 
tives, politiques,  ecclésiastiques  et  en  partie  économiques. 

Malgré  sa  répugnance  à  retourner  en  Pologne,  Nicolas  Milutine 
accompagna  d'abord  Tcherkasski  à  Varsovie  pour  y  installer  avec  lui 
la  nouvelle  administration  et  commencer  l'application  des  ukases 
de  mars  ISô/i,  qui  octroyaient  aux  paysans  une  partie  des  terres  de 
la  noblesse. 

Les  deux  amis  devaient  rencontrer  en  Pologne  deux  obstacles, 
en  quelque  sorte  reliés  ensemble  par  les  circonstances.  Ils  devaient 
d'abord  souffrir  du  manque  d'hommes,  de  la  pénurie  d'instrumens 
intelligens  et  dévoués,  et  cela  malgré  le  concours  empressé  des 
patriotes  qui,  de  Pétersbourg  et  de  Moscou,  allaient  venir  prendre 
la  place  laissée  vide  par  Samarine.  L'œuvre  de  Milutine  et  de 
Tcherkasski  devait  être  entravée  davantage  par  un  défaut  connexe, 
le  manque  d'unité  administrative,  le  manque  de  concours  d'une 
grande  pa.rtie  des  autorités,  officiellement  appelées  à  les  seconder. 
On  ne  saurait  imaginer,  sans  parcourir  leur  correspondance,  que 
d'efforts  de  tous  les  instans  il  leur  a  fallu  jusqu'à  la  fin  pour  sur- 
monter cet  obstacle  qui  seul  eût  arrêté  des  hommes  moins  éner- 
giques. 

C'est  au  commencement  du  printemps,  en  mars  1864,  que  les 
deux  amis  revinrent  à  Varsovie  appliquer  les  statuts  qu'ils  avaient 
non  sans  peine  fait  adopter  à  Pétersbourg.  Ils  arrivaient  comme 
représentans  de  l'empereur,  avec  une  mission  qui  paraissait  exiger 
de  pleins  pouvoirs,  et  ils  allaient  se  heurter  chaque  jour  et 
partout,  moins  aux  résistances  polonaises  devenues  impuissantes 
qu'à  la  sourde  opposition  des  autorités  russes,  civiles  ou  militaires, 
du  royaume.  Il  est  facile  de  voir  combien  était  fausse  et  ambiguë, 
au  lendemain  même  de  leur  triomphe  à  Pétersbourg,  la  position  des 
deux  amis  qui  semblaient  revenir  à  Varsovie  en  vainqueurs  et  en 
maîtres.  Tcherkasski,  le  nouveau  ministre  de  l'intérieur,  se  trou- 
vait directement  le  subordonné  du  vice-roi,  le  comte  Berg,  qui 
devait  employer  tous  ses  efforts  à  paralyser  le  ministre.  Quant 
au  conseiller  privé  et  secrétaire  d'état,  N.  Milutine,  il  reve- 
nait en  Pologne  sans  pouvoirs  déterminés,  à  peu  près  comme  la 
première  fois,  lorsqu'il  n'avait  qu'à  étudier  la  situation  ;  il  revenait 
avec  un  état-major  dévoué,  ayant  pour  instruction  de  tout  changer, 
de  tout  renouveler,  conformément  à  son  programme,  et  il  allait 


î]N  HOMME  d'État  russe.  891 

rencontrer  partout  devant  lui,  à  Varsovie  comme  à  Pétersbourg, 
dans  les  administrations  officielles  chargées  des  afïaires  de  Pologne, 
des  fonctionnaires  pour  la  plupart  hostiles  ou  malveillans.  En  dehors 
de  l'administration  russe  de  Varsovie,  il  y  avait  encore  à  Saint- 
Pétersbourg  un  ministère  de  Pologne,  et  ce  ministère  qui,  après 
l'application  presque  entière  des  nouveaux  ukases,  devait  finir  par 
être  confié  à  Milutine,  était  alors  aux  mains  d'un  homme  notoire- 
ment connu  comme  peu  sympathique  à  l'œuvre  de  Milutine  et  de 
Tcherkasski. 

11  est  inutile  de  faire  ressortn  la  complication  de  cette  machine 
administrative  dont  les  différons  rouages,  destinés  sans  doute  à  se 
contrôler  mutuellement,  ne  faisaient  .guère  que  s'embarrasser  et 
s'arrêter  les  uns  les  autres,  si  bien  que  toute  l'administration  russo- 
polonaise  eût  pu  se  résumer  dans  les  trois  mots  :  ordre,  contre- 
ordre,  désordre.  Il  est  encore  plus  oiseux  de  montrer  ce  qu'avait 
d'équivoque,  de  pénible,  d'irritant  à  la  longue,  la  situation  de 
Milutine,  obligé  de  lutter  jour  par  jour  avec  les  instrumens  mêmes 
dont  il  semblait  devoir  se  servir.  A  Pétersbourg  et  plus  encore  à 
Varsovie,  il  lui  fallut  durant  des  mois  et  des  années  éviter  les  pièges 
incessamment  tendus  sous  ses  pas,  défaire  un  à  un  les  fils  des 
trames  subtiles  patiemment  ourdies  par  d'infatigables  adversaires. 
Dans  toute  cette  transformation  adrjtinistrative  et  économique  de  la 
Pologne,  les  autorités  russes,  officiellement  chargées  d'assurer  la 
nJse  à  exécution  du  nouvel  ordre  de  choses,  ressemblaient,  par  leur 
division  et  leur  manque  d'unité,  à  la  Pénélope  de  la  Fable,  qui  défai- 
sait la  nuit  ce  qu'elle  avait  fait  le  jour.  On  eût  dit  que  le  principal 
souci  du  vice-roi  et  du  ministère  de  Pologne  était  de  détruire  dans 
l'ombre  ce  qu'avaient  fait  au  soleil  Milutine  et  Tcherkasski.  Aussi 
l'application  des  ukases  de  1864  et  toute  la  réorganisation  que 
Milutine  et  ses  amis,  non  peut-être  sans  la  naturelle  présomption 
des  esprits  entreprenans,  se  flattaient  d'accomplir  en  quelques  mois, 
leur  prit-elle  des  années  et  ne  réussit-elle  que  grâce  à  des  efforts 
surhumains  d'énergie  et  de  travail,  si  bien  que  Milutine  se  devait 
tuer  à  la  peine. 

Laissons-le  nous  décrire  lui-même  la  besogne,  les  outils  et  les 
obstacles  qui  l'attendaient  à  son  retour  à  Varsovie  : 

Varsovie  (château  Bruhl),  7/19  mars  1864  (1). 

«  ...  Un  abîme  de  soucis!  Il  faut  tout  organiser  et  installer, 
choses  et  gens,  et  distribuer  tout  le  travail.  Aujourd'hui,  pas  une 
minute  de  solitude.  Quelque  pénible  que  ce  soit,  ce  serait  plus 

(1)  Lettre  à  sa  femme. 


892  BEVUE   DES   DEUX    MONDES. 

pénible  encore  sans  cette  distraction  forcée  du  travail  qui  vous 
enlève  à  vous-même.  Je  suis  à  peine  arrivé  ici  et  je  fais  des  projets 
de  retour.  Je  voudrais  voir  passer  au  plus  vite  ces  six  douloureuses 
semaines,  j'espère  que  ce  dur  esclavage  ne  durera  pas  plus  long- 
temps. A  Vilna,  j'ai  passé  toute  la  journée  avec  Mouravief  et  ses 
employés.  Notre  explication  a  été  calme,  et  nous  nous  sommes 
quittés  d'accord.  Ici  les  autorités  m'attendaient  à  la  gare  avec  une 
voiture.  Après  avoir  installé  à  la  hâte  mes  compagnons  au  château 
Brnhl,  je  me  suis  immédiatement  rendu  chez  le  comte  Berg,  qui 
m'attendait  pour  dîner.  La  proclamation  de  l'ukase  a  partout 
réussi.  Les  renseignemens  sur  les  paysans  sont  excellens.  Les  pro- 
priétaires, comme  il  fallait  s'y  attendre,  sont  furieux;  mais  on  les 
dit  fort  préoccupés  de  l'indemnité  à  recevoir  du  gouvernement,  et 
bon  gré  mal  gré  ce  souci  les  oblige  à  se  tenir  tranquilles...  Tout 
cela  amène  le  comte  Berg  à  voir  la  situation  en  rose,  et  par  ce 
motif  nos  délibérations  ont  été  très  amicales.  On  ne  saurait  cepen- 
dant compter  que  les  choses  se  passeront  d'une  façon  parfaitement 
paisible.  Une  chose  qui  excite  particulièrement  le  mécontentement, 
c'est  que  les  woyt  soient  pris  parmi  les  paysans  (1).  Les  Polonais 
m'ont  donné  le  surnom  de  «  président  de  la  junte  des  paysans  (2),  » 
ce  qui,  du  reste,  ne  m'offense  pas  du  tout!... 

Varsovie  (château  Bruhl),  12/24  mars  1864  (3). 

«  L'affaire  marche  lentement,  comme  toujours  dans  les  commen- 
cemens.  Nos  nouvelles  recrues  nous  arrivent  tardivement.  Même 
C.  ne  paraît  pas  encore,  je  ne  sais  pourquoi.  Tcherkasski  est 
absorbé  par  la  prise  de  possession  de  ses  nouvelles  fonctions,  et, 
en  réalité,  sa  tâche  n'est  pas  facile;  il  est  comme  dans  un  bois,  il 
lui  faut  faire  connaissance  et  avec  les  hommes  et  avec  les  choses. 
Hier  il  a  reçu  tous  ses  employés  et  leur  a  fait  un  discours  en  russe. 
Il  va  sans  dire  que  tous  se  prosternent  à  ses  pieds.  Quoiqu'il  habite 
encore  le  château  Bruhl  (pendant  qu'on  prépare  sa  demeure  future), 
nous  ne  nous  voyons  presque  pas,  de  sorte  que  c'est  sur  moi  seul 
que  retombe  le  soin  d'organiser  le  comité  constituant  (ù)  et  de  dis- 
tribuer le  travail,  etc. 

(1)  Sur  ce  point  encore,  Milutine  et  ses  amis  avaient  appliqué  à  la  Pologne  les  mêmes 
principes  et  le  même  système  qu'à  la  Russie.  Pour  mieux  assurer  l'indépendance  des 
paysans,  ils  avaient  exclu  les  propriétaires,  les  anciens  seigneurs  j  de  l'administration 
locale  et  remis  aux  paysans  le  choix  de  leurs  anciens,  des  woyt  polonais,  comme  des 
starostes  et  starchines  russes. 

(2)  Kholopskago  jonda. 

(3)  Lettre  à  sa  femme. 

(4)  Outchregditelnyi  komitet.  Comité  pour  assurer  la  mise  à  exécution  des  nou- 
velles réformes. 


UN  HOMME  d'État  russe.  893 

«...  Dans  les  provinces,  les  choses  vont  fort  bien  jusqu'ici;  mais 
pour  assurer  l'exécution  définitive  des  ukases,  il  faut  nous  envoyer 
des  employés,  car  c'est  ce  qui  nous  fait  défaut.  Dis,  je  t'en  prie, 
à  Joukovski  que  je  le  supplie  instamment  de  m'en  recruter  le  plus 
qu'il  pourra  et  de  me  les  expédier  ici  le  plus  tôt  possible.  Il  faut  pour 
cela  pousser  le  ministère  de  Pologne,  où  l'on  est  terriblement  lent 
et  endormi,  et  presser  les  congés  des  militaires,  au  sujet  desquels 
j'ai  écrit  il  y  a  déjà  trois  semaines.  Si  les  choses  ne  marchent  pas 
plus  vite,  je  ne  puis  prévoir  quand  je  parviendrai  à  m'arracher 
d'ici;  et  supporter  longtemps  cette  vie,  je  n'en  aurais  réellement 
pas  la  force.  » 

La  difficulté  de  trouver  des  agens  sûrs  et  intelligens  était  une  des 
grandes  préoccupations  de  Milutine;  on  le  voit  à  chacune  de  ses 
lettres.  Il  avait  pu  amener  avec  lui  un  brillant  état-major  que  des 
hommes  distingués  comme  M.  Solovief  et  M.  Kochelef  allaient  bien- 
tôt renforcer,  mais  cela  ne  pouvait  suffire;  il  lui  fallait  des  agens 
d'exécution  sur  les  lieux,  pour  les  campagnes  particulièrement,  et 
il  s'adressait  à  tout  le  monde  pour  lui  en  fournir  ;  il  en  demandait 
à  Pétersbourg,  à  Varsovie,  aux  services  civils  et  aux  services  mili- 
taires, car,  faute  d'autres  instrumens,  il  était  obligé  de  recourir  à 
l'armée  et  aux  officiers.  Pour  ces  derniers,  il  avait  l'avantage  d'a- 
voir le  concours  de  son  frère  Dmitri ,  qui ,  depuis  trois  ans , 
était  ministre  de  la  guerre.  Ces  officiers,  appelés  de  Saint-Péters- 
bourg ou  recrutés  dans  les  régimens  de  Varsovie,  Milutine  était 
contraint  de  les  former,  de  les  styler  lui-même  pour  une  tâche  com- 
pliquée qui  eût  exigé  des  juristes  plutôt  que  des  soldats.  Pour  les 
initier,  Remployait  tous  les  moyens  imaginables,  il  les  faisait  dîner 
avec  lui,  il  leur  faisait  une  sorte  de  cours  ou  de  conférence.  La 
grande  salle  du  château  Bruhl  s'éclairait  le  soir  comme  pour  une 
réception  officielle,  et,  vers  huit  heures,  une  cinquantaine  de  com- 
missaires futurs,  les  uns  jeunes  officiers,  les  autres  anciens  employés 
ou  juges  de  paix,  révoqués  en  Russie  pour  leurs  penchans  démo- 
cratiques, apprenaient  de  la  bouche  même  de  Milutine  quelles 
devaient  être  leur  mission  et  leur  règle  de  conduite  (1).  Ces  admi- 
nistrateurs improvisés  étaient  à  peine  dégrossis  et  dressés  à  la 
hâte  qu'il  fallait  les  envoyer  sur  les  lieux  expliquer  aux  paysans 
ce  qu'eux-mêmes  venaient  d'apprendre,  le  sens  et  la  portée  des 
ukases,  qui  aboHssaient  la  corvée,  tout  en  transférant  au  peuple 
des  campagnes  la  propriété  des  terres  dont  il  avait  la  jouissance. 


(1)  Lettre  du  28  mars  1864. 


89&  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 


Varsovie  (château  Bruhl),   15/27  naars  1864  (1). 

u  ...  Je  ne  saurais  dire  à  quel  point  il  m'est  difficile  de  conser- 
ver le  sang-froid  et  le  calme  qu'exigent  mes  occupations  actuelles. 

(c  ...  La  proclamation  des  ukases  est,  à  présent,  partout  termi- 
née. La  première  impression  a  été  très  satisfaisante.  La  junte  révo- 
lutionnaire en  paraît  atterrée.  Les  paysans  sont  dans  l'allégresse,  ils 
se  mettent,  plus  que  par  le  passé,  à  arrêter  eux-mêmes  les  insur- 
gés. Mais  la  véritable  lutte  est  encore  à  venir.  Dans  quelques 
endroits  déjà  il  y  a  eu  des  essais  de  jeter  le  trouble  parmi  les  pay- 
sans (2). 

«  Il  nous  faut  au  plus  vite  mettre  les  ukases  à  exécution  dans 
les  localités,  et  pour  cela  les  hommes  nous  manquent  absolument. 
Sur  mes  instances,  on  enrôle  pour  nous,  dans  les  régimens  canton- 
nés ici,  des  officiers  intelligens.  Malheureusement  je  ne  les  connais 
pas  personnellement,  et  je  suis  obligé  de  m'en  remettre  aux  recom- 
mandations des  autorités  militaires,  dont  les  choix  dans  cette 
affaire  ne  sont  pas  toujours  heureux  ni  même  peut-être  toujours 
consciencieux.  Tous  ces  jours-ci  j'ai  passé  mon  temps  au  milieu  des 
colonels  et  d'officiers  indiqués  par  eux.  Il  me  faut  m' entretenir  avec 
chacun,  raisonner  avec  eux,  tâcher  d'éveiller  leur  intérêt,  etc. 

«  ...  A  partir  de  mardi,  je  me  propose  d'ouvrir  chez  moi  une 
espèce  de  cours  public,  sur  la  question  des  paysans,  pour  ces 
hommes  politiques  improvisés.  J'aurais  voulu  les  avoir  préparés 
pour  la  fin  de  la  semaine,  de  façon  à  ce  qu'il  fût  possible  d'en- 
voyer cette  première  expédition  aux  quatre  coins  du  royaume.  Mais 
nous  avons  à  peine  pu  enrôler  trente  personnes,  et  il  nous  en  fau- 
drait au  moins  trois  fois  autant. 

«  Les  employés  polonais,  encouragés  par  notre  longue  indul- 
gence et  notre  apathie  nationale,  paraissent  ne  pas  croire  encore 
que  nous  exécutions  réellement  ce  que  nous  avons  en  vue  ;  et  ce 

(1)  Lettre  à  sa  femme. 

(2)  Pour  empêcher  le  paysan  d'accepter  les  terres  dont  le  gouvernement  prétendait 
le  mettre  en  possession,  les  émissaires  de  l'insurrection  aux  abois  répandaient  dans 
les  campagnes  le  bruit  que  ces  terres  ne  seraient  concédées  qu'à  ceux  qui  abjure- 
raient le  catholicisme.  La  grande-duchesse  Hélène,  qui,  de  loin  comme  de  près,  ne 
cessait  de  s'intéresser  à  l'œuvre  de  Milutine,  lui  faisait  écrire  de  Berlin  par  une  de 
ses  demoiselles  d'honneur  :  «  Ici,  M*""  la  grande-duchesse  a  appris  de  source  cer- 
taine que  l'allocution  du  pape  était  semée  en  masse  dans  le  peuple,  que  les  émis- 
saires du  parti  rouge  (Miéroslawski)  tâchaient  de  faire  accroire  aux  paysans  que  la 
propriété  du  sol  ne  leur  sera  acquise  qu'à  la  condition  de  renoncer  à  la  religion  catho- 
lique. Déjà  plusieurs  paroisses  auraient  déclaré  qu'à  ce  prix,  elles  ne  voulaient  pas  des 
bienfaits  de  l'empereur.  »  (Lettre  en  français  du  21  mai,  2  juin  1867,  signée  E.deR.) 


UN  HOMME  d'État  russe.  895 

doute  injurieux,  malheureusement  mérité,  soutient  mon  courage  et 
stimulera,  je  l'espère,  l'ardeur  de  nos  jeunes  gens. 

((  Tcherkasski,  quoique  absorbé  par  son  ministère,  m'aide  autant 
que  le  lui  permettent  ses  forces  et  le  manque  de  temps.  Mes  autres 
compagnons  sont  aussi  pleins  de  zèle.  —  Aujourd'hui,  jour  de 
Pâques,  selon  le  nouveau  style  (1),  j'ai  réuni  à  dîner  une  grande 
partie  de  mon  armée  civile  (2).EphTème(3)ne  m'a  pas  permis  d'in- 
viter plus  de  quatorze  personnes,  et  il  m'a  annoncé  cela  d'un  ton 
peu  satisfait.  Nous  manquons  ici  en  effet  de  vaisselle,  de  linge  de 
table  et  de  bien  d'autres  choses.  Je  ne  pouvais  cependant  aban- 
donner mes  pauvres  employés  au  caprice  du  sort;  aussi  je  les  invite 
à  dîner  à  tour  de  rôle,  huit  ou  neuf  à  la  fois... 

((  ...  11  ne  faut  avoir  aucune  inquiétude  à  mon  égard.  La  sur- 
veillance ne  faiblit  pas,  et,  d'après  les  recommandations  d'Ephrème 
sans  doute,  un  de  mes  trois  cosaques  ne  me  quitte  pas  plus  que 
mon  ombre.   » 

On  voit  que  de  peine  Milutine  se  donnait  pour  dresser  les  jeunes 
gens  qui  devaient  lui  servir  de  collaborateurs.  C'était  peu  pour 
lui  d'avoir  conçu  et  combiné  dans  les  détails  tout  un  vaste  plan 
de  réformes  sociales  ou  politiques  ;  comme  un  architecte  qui  man- 
querait de  maçons  et  de  tailleurs  de  pierre,  il  était  lui-même  obUgé 
de  façonner  les  ouvriers  dont  les  mains  devaient  mettre  les  maté- 
riaux en  œuvre.  Avec  les  instrumens  les  plus  parfaits,  la  tâche  fût 
restée  singulièrement  difficile;  qu'était-ce  avec  un  tel  outillage, 
avec  un  tel  défaut  d'hommes  et  de  bras  ?  Pour  le  comprendre,  il 
faut  envisager  d'un  peu  plus  près  l'œuvre  entreprise  par  Milutine 
et  ses  amis,  il  faut  se  rendre  brièvement  compte  de  la  situation  du 
peuple  des  campagnes  que  Milutine  prétendait  régénérer,  au  nom 
du  tsar  et  au  profit  de  la  Russie. 

II. 

Le  paysan  polonais  semble  avoir  été,  durant  les  derniers  siècles, 
un  des  plus  malheureux  de  l'Europe,  à  l'époque  même  où  presque  par- 
tout le  villageois  succombait  sous  le  double  faix  d»s  taxes  fiscales 
et  des  droits  féodaux.  L'abaissement  du  peuple  des  campagnes  ne 
saurait  étonner  chez,  une  nation  où  une  sorte  de  plèbe  nobiliaire, 
composée  de  la  sz/rtc/i?«^  formait  tout  le  pays  légal,  dans  un  état  dont 
la  vicieuse  constitution  réunissait  les  inconvéniens  sociaux  de  l'ex- 

(1)  Le  calendrier  grégorien  était  encore  en  usage  dans  le  royaume  de  Pologne  ;  une 
des  plus  bizarres  conséquences  du  nouveau  système  d'assimilation  a  été  de  ramener 
après  trois  siècles,  la  patrie  de  Kopernic  au  calendrier  julien. 

(2)  Gragdanskoï  komandy. 

(3)  Valet  de  chambre  et  maître  d'hôtel  de  Milutine. 


89(5  RET'UE   DES   DEUX  MONDES. 

trême  aristocratie  aux  défauts  politiques  de  l'extrême  démocratie. 
Un  de  nos  écrivains  français  du  xviii^  siècle,  Bernardin  de  Saint- 
Pierre,  nous  a  laissé  quelque  part  une  navrante  et  évidemment 
trop  fidèle  peinture  de  la  situation  du  paysan  polonais,  durant  les 
dernières  années  de  la  république  (Ij.  Dans  un  siècle  aussi  naïf  en 
politique  que  zélé  pour  l'humanité,  cette  oppression  du  paysan 
devait  mal  servir  la  république  de  gentilshommes.  Ce  fut,  après 
l'intolérance  religieuse  de  la  Pologne  sous  ses  derniers  rois,  une  des 
principales  causes  de  la  complaisance  de  nos  philosophes  envers 
les  auteurs  des  partages,  et  c'est  la  meilleure  excuse  de  leurs  féli- 
citations à  la  grande  Catherine  ou  à  Frédéric  le  Grand. 

Le  mal,  du  reste,  était  si  manifeste  qu'il  ne  pouvait  manquer  de 
frapper  les  yeux  de  la  noblesse  polonaise.  Dans  le  court  répit 
accordé  à  leur  patrie,  entre  le  premier  et  les  derniers  partages, 
l'un  des  soucis  des  patriotes  les  plus  clairvoyans  était  de  rele- 
ver le  peuple  ;  mais  les  factions  politiques  et  les  luttes  intestines 
des  confédérations,  l'anarchie  intérieure  et  la  perfide  surveillance 
de  voisins,  jaloux  de  voir  la  Pologne  se  régénérer,  puis  bienlôt  les 
partages,  les  changemens  de  domination  dans  un  pays  sans  cesse 
coupé  et  recoupé  en  morceaux  et  ballotté  sans  repos  d'une  domina- 
tion à  une  autre,  tout,  dans  l'indépendance  comme  dans  l'asser- 
vissement, a  empêché  les  libéraux  polonais  d'exécuter  leurs  pro- 
jets en  faveur  de  f  habitant  des  campagnes.  Malgré  les  généreuses 
proclamations  de  Kosciuszko,  la  répubUque  tomba  avant  d'avoir  pu 
effectuer  l'abolition  du  servage. 

Dans  le  grand-duché  de  Varsovie,  dont  la  majeure  partie  a  formé 
le  royaume  de  Pologne,  il  ne  pouvait  y  avoir  de  servitude  légale 
sous  l'empire  du  code  Napoléon,  en  usage  après  comme  avant  1815. 
En  droit,  le  paysan  était  libre  ;  en  fait,  sa  situation  n'avait  guère 
changé;  assujetti  à  la  corvée  et  lié  à  la  glèbe  par  la  coutume  ou  la 
misère,  il  se  trouvait  pratiquement,  au  point  de  vue  économique 
comme  au  point  de  vue  administratif,  dans  un  état  fort  voisin  du 
servage.  Tant  qu'avait  duré  en  Russie  le  servage  légal,  servage  qui, 
chez  les  Russes,  avait  fini  par  dégénérer  en  véritable  esclavage, 
l'abaissement  de  la  population  rurale,  bien  que  déploré  par  les 
Polonais  éclairés,  n'avait  rien  d'anormal  dans  le  petit  royaume  dont 
le  congrès  de  Vienne  avait  fait  l'annexe  du  grand  empire.  Là, 
comme  dans  les  provinces  lithuaniennes  ou  petites-russiennes  voi- 
sines, le  gouvernement  russe  avait  bien,  à  différentes  époques  et  no- 
tamment sous  l'empereur  Nicolas,  en  1846,  essayé  de  régler  par  des 
inventaires  les  droits  et  les  obligations  réciproques   des   proprié- 

(1)  Dans  ses  récits  de  voyage,  si  je  ne  me  trompe.  Sur  la  position  li^gale  des  pay- 
sans, dans  l'ancienne  Po'ogne,  on  peut  consulter  Fluppe  :  Verfassung  der  Republik 
Polen,  p.  58-65. 


UN  HOMME  d'État  russe,  897 

taires  et  des  paysans  (l).  Ces  règlemens,  d'un  caractère  visible- 
ment provisoire,  restaient  souvent  impuissans  ou  inefficaces  dans 
la  pratique  ;  les  Polonais  eux-mêmes  se  remettaient  à  chercher 
des  combinaisons  pour  améliorer  l'état  matériel  et  moral  des  classes 
rurales,  lorsque  l'émancipation  des  serfs,  accomplie  en  Russie,  au 
milieu  des  luîtes  que  l'on  sait,  vint  naturellement  remettre,  pour 
le  royaume,  cette  question  à  l'ordre  du  jour  et  en  rendre  la  solu- 
tion urgente. 

La  Pologne,  où  dès  longtemps  le  servage  était  légalement  aboli, 
qui,  de  plus,  était  encore  en  possession  d'une  autonomie  restreinte 
et  de  lois  particulières,  la  Pologne  avait,  comme  les  provinces  bal- 
tiques,  où  l'émancipation  remontait  à  l'empereur  Alexandre  I'% 
échappé  aux  lois  et  statuts  que  les  Milutine,  les  Tcherkasski,  les 
Samarine  et  leurs  amis  avaient  fait  édicter  en  1861  pour  les  pay- 
sans du  reste  de  l'empire.  Depuis  la  promulgation  de  la  charte 
rurale  du  19  février,  qui  avait  assuré  au  moujik  russe  la  propriété 
d'une  partie  du  sol,  avec  la  libre  administration  de  sa  commune, 
la  position  du  paysan  polonais  était  devenue  trop  manifestement 
inférieure  à  celle  du  paysan  russe  pour  qu'à  Varsovie  même  on  ne 
se  préoccupât  point  de  faire  disparaître  ou  d'atténuer  une  aussi 
fâcheuse  inégalité.  C'était  là,  on  le  comprend,  une  des  questions 
agitées  par  les  Polonais  dans  les  trop  courtes  années  de  liberté 
relative  qui  précédèrent  l'insurrection  de  1863. 

Sous  l'impulsion  d'un  généreux  et  éclairé  gentilhomme  d'une 
des  plus  illustres  familles  de  Pologne,  le  comte  André  Zamoïski, 
la  Société  cV agriculture  de  Varsovie  tendait  à  réunir  en  faisceau 
toutes  les  forces  intelligentes  et  économiques  du  pays.  L'amélio- 
ration du  sort  des  paysaas  fut  le  premier  problème  dont  se  préoc- 
cupa la  société.  Non  contens  de  rechercher  les  moyens  de  suppri- 
mer la  corvée  et  de  la  remplacer  par  un  cens  ou  redevance  en 
argent,  les  propriétaires  polonais  désireux  de  devenir  les  bienfai- 
teurs du  peuple  cherchaient  à  mettre  la  propriété  foncière  à  la 
portée  du  paysan.  Divers  projets  étaient  à  ce  sujet  mis  en  avant; 
on  parlait  d'une  opération  de  rachat,  au  moyen  d'annuités  échelon- 
nées sur  une  période  plus  ou  moins  longue;  on  proposait  de  créer 
une  banque  qui,  durant  cette  période  de  transition,  eût  servi  d'in- 
termédiaire entre  le  paysan  et  l'ancien  seigneur  ;  on  faisait  répandre 
dans  les  campagnes  et  lire  au  prône  des  églises  une  circulaire, 


(1)  Ces  inventaires  avaient  spécialement  pour  Lut  de  fixer  la  quantité  de  terres  dont 
les  propriétaires  devaient  laisser  la  jouissance  aux  paysans.  A  cet  égard,  ils  servirent  de 
point  de  départ  aux  lois  agraires  de  18tii, 

lOMB  iLIII,   —  1S81.  ST 


SM  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

annonçant  aux  paysans  la  bonne  nouvelle  (1).  A  l'inverse  de  ce  qui 
s'était  vu  en  Russie,  la  noblesse  polonaise  eût  ainsi  eu  le  mérite 
et  l'avantage  de  faire  spontanément  ce  que  le  gouvernement  de 
Pétersbourg  avait  été  obligé  d'imposer  à  une  grande  partie  de  la 
noblesse  russe. 

Les  premières  agitations  politiques  avaient  malheureusement 
fait  évanouir  tous  ces  beaux  rêves.  Soit  méfiance  envers  la  noblesse 
de  Pologne  ou  la  Société  d'agriculture,  qui  tendait  peu  à  peu  à  se 
transformer  en  assemblée  législative,  soit  désir  de  conduire  lui- 
même  l'opération  comme  dans  l'empire  et  de  conserver  au  besoin 
une  arme  de  guerre  contre  la  classe  dominante,  le  gouvernement 
impérial  s'était  montré  peu  disposé  à  seconder  les  proj^îts  des  libé- 
raux de  Varsovie.  Au  milieu  de  l'efTervesceuce  nationale,  la  Société 
d'agriculture,  d'où  la  Pologne  avait  semblé  attendre  sa  pacifique 
régénération,  était  dissoute.  Bientôt  après,  l'insurrection  éclatait, 
et  la  question  paysanne,  pa-sant  brusquement  du  domaine  écono- 
mique dans  le  domaine  politique,  était  presque  à  la  fois  posée  des 
deux  côtés  adverses,  à  Pétersbourg  par  le  gouvernement  impérial, 
à  Varsovie  par  le  comité  révolutionnaire. 

Dans  le  duel  inégal  engagé  entre  le  tsarisme  et  le  gouvernement 
occulte,  qui,  durant  des  mois,  tint  toute  la  Polo,.;ne  dans  sa  main, 
les  deux  antagonistes  devaient  naturellement  se  disputer  l'appui 
du  pau^'re  paysan  qui,  courbé  sur  la  glèbe  depuis  des  siècles, 
presque  ignorant  des  mots  d'honneur  et  de  pairie,  n'avait  guère 
d'oreilles  que  pour  la  grosse  voix  de  l'intérêt.  Nous  avons  vu  par 
la  bouche  dé  Mdutine,  de  Mouravief,  de  l'empereur  Alexan ire  lui- 
même,  comment  la  raison  d'état  conduisait  les  Russes  à  prendre 
en  main  la  cause  du  peuple  des  campagnes  et  à  tenter  à  son  profit 
une  vaste  expropriation  de  la  noblesse.  Les  insurgés  n'avaient  point 
attendu  pour  recourir  aux  mômes  armes  que  le  gouvernement  russe 
eût  formulé  ses  intentions.  Eux  aussi,  avons-nous  déjà  remarqué, 
s'étaient  empressés  de  convier  le  peuple  à  la  propriété,  tant  pour 
le  gagner  à  leur  cause  que  pour  donner  à  la  nationaliïé  polonaise 
une  base  qui  lui  faisait  défaut.  De  toute  façon,  quel  que  fût  le  sort 
de  la  lutte,  la  Pologne  semblait  ainsi  destinée  à  passer  par  la  redou- 
table épreuve  des  lois  agraires,  et  si,  par  impossible,  l'insurrection 
l'eût  emporté,  peut-être  que,  grâce  au  parti  démocratique,  au 
parti  rouge  qui,  dans  les  rangs  des  révoltés,  avait  pris  de  plus  en 
plus  le  dessus,  l'aristocratie  et  la  grande  propriété  foncière  eussent 


(1)  Voyez  la  récente  et  très  curieuse  biographie  du  marquis  Wielopolski,  publiée  en 
français  par  M.  H.  Lisicki.  Vienne,  1880,  t.  n,  p.  49-57  et  passim. 


UN  HOMME  d'État  russe.  899 

été  plus  maltraitées  parleurs  propres  compatriotes  triomphans  que 
par  les  agens  du  gouvernement  russe  (1). 

L'exemple  de  la  Russie  nous  a  montré  combien  de  résistances 
et  d'objections  de  toute  sorte,  combien  de  répugnances  et  de 
colères  soulèvent,  même  en  temps  de  paix,  des  lois  agraires  qui, 
pour  cause  d'utilité  publique,  exproprient  partiellement  une  classe 
de  la  nation  au  profit  d'une  autre,  alors  même  que  ces  lois  sont 
discutées  et  appliquées  par  des  compatriotes  et  par  des  représen- 
tans  des  propriétaires  expropriés,  alors  même  que  toutes  ces  me- 
sures sont  prises  fous  l'égide  d'un  pouvoir  impartial,  également 
préoccupé  des  droits  et  des  intérêts  de  tous.  Qu'est-ce  do'  c  quand 
de  pareilles  mesures,  d'apparence  au  moins,  forcément  révolution- 
naires et  inévitablement  vexatoires,  sont  édictées  par  un  vainqueur 
en  pays  étranger  ou  en  province  rebelle,  au  lendemain  d'une  lutte 
acharnée?  qu'est-ce,  quand  elles  sont  appliquées  par  des  mains  natu- 
rellement hostiles  et  encore  tontes  chaudes  des  ardeurs  du  combat? 

Au  fond,  nous  sommes  contraints  de  le  répéter,  les  ukases  appor- 
tés par  N.  Milutine  et  Tcherkasski  en  Pologne  étaient,  pour  les 
principes  et  pour  l'esprit,  fort  analogues  aux  lois  et  statuts  que 
trois  ans  plus  tôt  les  mêmes  hommes  avaient  fait  adopter  pour  la 
Russie  et  dont  ils  eussent  voulu  diriger  eux-mêmes  l'exécution. 
Dans  un  cns  comme  dans  l'autre,  Milutine  et  ses  amis  prétendaient 
assurer  à  l'ancien  serf,  moyennant  indemnité  à  l'ancien  proprié- 
taire, la  pleine  propriété  des  terres  dont  le  paysan  n'avait  la  jouis- 
sance qu'en  subissant  la  corvée  ;  dans  un  cas  comme  dans  l'autre, 
ils  prétendaient  remettre  au  paysan  la  libre  administration  des 
affaires  de  la  commune  et  briser  la  vieille  tutelle  seigneuriale  (2). 
Ce  qui  a  varié,  ce  qui  a  fait  la  différence  et  l'inégalité  de  traite- 
ment entre  la  noblesse  polonaise  et  la  nobles.^e  russe,  c'est  surtout 
le  mode  d'exécution,  c'est  une  plus  grande  rigueur  dans  l'applica- 
tion des  nouveaux  principes,  c'est  une  autre  mesure  ou  une  autre 
règle  dans  cette  liquidation  agraire;  c'est  qu'en  Pologne  on  a  plus 
accordé  au  paysan  pour  moins  d'argent,  et  qu'on  a  payé  moins 
cher  au  propriétaire  le  sol  qu'on  lui  enlevait. 

A  cette  différence  de  traitement  il  y  avait  une  double  raison  : 
la  première,  c'est  qu'en  Russie  les  Milutine,  les  Samarine,  les 

(1)  Dès  avant  l'insurrection,  «  le  parti  rouge,  composé  de  rérolutionnaires  con- 
sciens  ou  inconsciens,  n'admettait  d'autre  solution  que  l'expropriation  du  grand  pro- 
priétaire au  profit  du  paysan...  Les  jjIus  modérés  accordaient  aux  propriétaires  le 
droit  à  une  indemnité,  mais  aussi  minime  que  possible,  tandis  que  les  radicaux  exi- 
geaient de  la  noblesse  qu'elle  fît  aux  paysans  le  don  des  terres  cultivées  par  ces  der- 
niers. »  [Le  Marquis  Wielopolski,  sa  vie  et  son  temps,  par  Lisicki,  t.  ii,  p.  54,  55. 

(2)  Il  ost.  à  remarquer  que,  tout  en  fortifiant  les  institutions   communales,  Miluti»* 
n'a,  quoi  qu'on  en  ait  dit,  jamais  songé  à  introduire  en  Pologne  le  mir  russe  et 
régime  de  la  propriété  collective. 


900  KEVDE   BES   DEUX  MONDES. 

Tcherkasski  et  leurs  amis  avaient  eu  beau  faire  triompher  leurs 
principes,  ils  n'avaient  pu  donner  force  de  loi  à  tous  leurs  projets 
en  faveur  du  moujik^  et  les  lois  mêmes  qu'ils  avaient  obtenues 
pour  lui,  ils  n'avaient  pu  les  appliquer  de  leurs  mains.  La  seconde 
raison,  plus  grave  et  plus  fâcheuse ,  c'est  qu'en  Pologne  les 
ukases,  promulgués  le  lendemain  d'une  guerre  civile,  n'étaient  pas 
seulement  pour  le  gouvernement  une  mesure  en  faveur  de  la  popu- 
lation locale,  mais  aussi  un  expédient  politique,  un  remède  violent, 
suggéré  par  les  nécessités  du  moment,  un  instrument  de  répres- 
sion en  même  temps  que  de  pacification,  en  un  mot,  comme  le 
disait  Mouravief,  un  instrument  de  domination  (1).  Et  cela  était 
inévitable  à  la  suite  d'une  insurrection  ayant  des  causes  profondes 
et  permanentes  qui  en  rendaient  le  renouvellement  probable.  Le 
gouvernement  russe,  qui  sur  la  Pologne  semblait  n'avoir  d'autre 
prise  que  la  force  armée,  avait  découvert  un  moyen  de  s'attaquer 
au  fond  du  peuple,  de  se  l'attacher,  temporairement  au  moins, 
par  des  bienfaits;  il  avait  entrevu  aux  bords  de  la  Vistule  une 
tâche  démocratique,  humanitaire,  presque  utopique.  Cette  tâche,  il 
la  réalisait  avec  l'omnipotence  d'un  gouvernement  absolu,  mais  ce  ne 
pouvait  être  uniquement  dans  l'intérêt  de  l'idéal,  de  l'humanité  et 
du  peuple  polonais,  pour  mériter  les  éloges  de  Proudbon  et  des 
démocrates  étrangers  qui  l'en  devaient  féliciter.  S'il  se  plaisait  à 
relever  le  paysan  et  à  mettre  en  pratique  d'apparentes  utopies,  c'é- 
tait autant  et  plus,  si  l'on  veut,  dans  l'intérêt  de  l'état,  dans  l'inté- 
rêt de  la  Russie,  que  dans  celui  du  peuple  polonais.  Pour  légitimer 
ce  procédé,  il  lui  suffisait  que  les  deux  intérêts  fussent  d'accord  au 
lieu  d'être  en  opposition. 

Le  pouvoir  qui,  dans  l'espèce  de  liquidation  analogue,  accomplie 
dans  l'empire,  eût  voulu  épargner  tout  sacrifice  à  la  noblesse  russe, 
n'était  pas  fâché  d'en  imposer  à  la  noblesse  polonaise,  regardée 
comme  complice  des  rebelles.  Par  le  fait  même  des  circonstances, 
ces  lois  aiJ:raires  devaient  pour  cette  dernière  prendre  l'aspect  d'une 
sorte  d'amende,  d'une  sorte  de  contribution  de  guerre  ou  de  ran- 
çon, infligée  aux  classes  d'où  était  sortie  l'insurrection,  avec  cette 
circonstance  atténuante  que  cette  sorte  d'amende,  imposée  aux  pro- 
priétaires, était  employée  non  au  profit  du  maître,  mais  au  profit 
du  peuple  conquis  (2).  Or,  à  cet  égard,  parmi  les  états  où  l'on  a 

(1)  Lettre  de  Mouravief  du  25  septembre  1863.  Voyez  la  Revue  an  \"  décembre  1880. 

(2)  Certains  faits  montrent  que  le  gouvernement  et  l'opinion  envisageaient  bien 
parfois  les  ukases  de  cette  manière.  Tcherkasski,  dans  une  lettre  à  Milutino  du 
15/27  janvier  1865,  raconte  qu'il  est  assiégé  des  propriétaires  d'origine  russe,  pourvus 
par  le  gouvernement  môme  de  petits  majorats  dans  le  royaume,  afin  d'y  établir  un  élé- 
ment russe.  Ces  propriétaires  prétendaient  être  laissés  en  dehors  des  règlemcns  appli- 
qués à  leurs  voisins  polonais.  Tcherkasski  s'y  refusait,  mais  il  proposait  d'accorder  à 
ces  propriétaires  russes  un  dédommagement  spécial.  C'est,  croyons-nous,  ce  qui  a  été  fait. 


UN  HOMME  d'État  russe.  901 

le  plus  hautement  stigmatisé  la  conduite  de  la  Russie,  on  est  con- 
traint d'avouer  qu'il  en  est  peu  oii  l'on  n'ait  en  pareil  cas  recouru 
à  des  procédés  plus  ou  moins  analogues  et  parfois  moins  respec- 
tueux encore  des  droits  de  propriété,  plus  ouvertement  et  irré- 
parablement spoliateurs.  Sans  remonter  aux  Irlandais,  autrefois 
dépouillés  de  leurs  terres  au  profit  de  soldats  anglais,  colonisés  chez 
eux,  on  se  rappelle  l'espèce  de  jacquerie,  suscitée  en  IShh  contre  les 
propriétaires  polonais  par  l'Autriche,  qui  depuis  a  su  en  faire  ses  plus 
fidèles  sujets.  Pour  ne  pas  chercher  d'exemple  en  dehors  de  notre 
pays  et  ne  point  voir  seulement  la  paille  de  l'œi!  du  voisin,  l'abolition 
de  la  corvée  et  des  droits  féodaux  s'est  faite,  chez  nous,  dans  des  con- 
ditions autrement  onéreuses  pour  la  noblesse,  et  plus  récemment, 
n'avons-nous  pas,  sous  la  troisième  république,  eu  recours,  en  Algé- 
rie, contre  les  indigènes  révoltés,  à  des  procédés  non  moins  difficiles 
à  légitimer  au  point  de  vue  des  notions  habituelles  du  droit  de  pro- 
priété? Les  Kabyles  du  Sébaou,  dont,  à  la  suite  de  l'insurrection  de 
1871,  les  terres  les  plus  fertiles  ont  été  séquestrées  et  finalement  con- 
fisquées, faute  du  paiement  de  la  contribution  mise  sur  leurs  tribus, 
eussent  sans  doute  préféré,  si  on  leur  en  eût  laissé  l'alternative, 
subir  le  sort  de  la  noblesse  polonaise  et  partager  leurs  terres, 
moyennant  une  insuffisante  indemnité  avec  les  colons  alsaciens- 
lorrains  qui  ont  pris  leur  place  dans  leurs  anciennes  demeures.  Il 
est  vrai  que  l'Europe  s'est  trop  habituée  à  regarder  les  indigènes 
de  ses  colonies  comme  en  dehors  de  son  droit  privé,  aussi  bien  que 
du  droit  des  gens,  pour  être  fort  touchée  de  semblables  comparai- 
sons. 

L'état  de  guerre,  encore  si  dur  dans  notre  Europe,  malgré  tous 
les  adoucissemens  apportés  par  la  civilisation,  eût  expliqué  à  lui 
seul  la  rigueur  des  lois  agraires  appliquées  à  la  Pologne.  De  quelque 
façon  que  l'on  juge  l'opération,  une  chose  est  certaine,  c'est  que, 
si  hostile,  si  malintentionnée  qu'on  la  suppose,  elle  n'a  pas  ruiné 
la  noblesse  polonaise.  Dans  le  royaume,  comme  dans  l'empire  à  la 
suite  de  l'émancipation,  il  y  a  eu  de  la  gêne  et  des  souffrances  qui 
parfois  durent  encore;  mais,  chose  remarquable,  il  y  a  peut-être 
eu  moins  de  ruines  amenées  par  les  ukases  de  1864  que  par  la  charte 
du  19  février  1861.  Grâce  à  la  fertilité  du  sol,  grâce  au  grand 
essor  pris  par  l'industrie  du  royaume  après  l'abolition  des  douanes 
qui  lui  fermaient  le  vaste  marché  de  l'empire,  —  grâce  enfin  à  l'es- 
prit d'ordre,  à  l'esprit  d'économie  et  de  travail  du  plus  grand 
nombre  d'entre  eux,  grâce  à  la  flexibilité  de  la  race  et  à  des 
qualités  de  vigueur,  de  sagesse ,  de  solidité  qu'on  ne  leur  con- 
naissait pas  encore,  les  propriétaires  polonais  ont,  pour  la  plu- 
part, mieux  supporté  la  grande  crise  agraire  que  les  jyomech- 
fc^â^s  de  Russie,  lesquels  ont  cependant  été  plus  ménagés  par  la  loi. 


902  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

Il  y  a  là  quelque  chose  qui  fait  honneur  au  caractère  polonais,  qui 
montre  que,  pour  cette  noblesse  tant  éprouvée,  les  dures  leçons  de 
l'expérience  sont  loin  d'avoir  été  perdues;  quelque  chose  aussi,  il 
faut  le  reconnaître,  qui  montre  que,  somme  toute,  la  conduite  du 
gouvernement  russe  à  son  égard  n'a  pas  été  aussi  noire  et  aussi 
ini  .^ue  qu'elle  le  pouvait  sembler  au  premier  moment. 

De  par  les  ukases  de  ISQli,  que  nous  ne  pouvons  analyser  en 
délail,  le  paysan  polonais  recevait  en  propriété  toutes  les  terres 
dont  il  avait  la  jouissance  depuis  1846,  époque  où  l'empereur 
Nicolas  avait  défendu  de  diminuer  l'étendue  des_  champs  attribués 
par  l'usage  aux  familles  de  paysans.  A  cet  égard,  le  villageois  polo- 
nais a  d'ordinaire  été  plus  favorisé  que  le  moujik  russe,  qui  très  sou- 
vent a  moins  de  terre  en  propriété  qu'il  n'en  avait  en  jouissance 
au  temps  du  servage.  Pour  acquérir  la  propriété,  le  tenancier  n'a- 
vait, en  Pologne,  qu'à  faire  valoir  le  fait  de  l'usufruit;  or  le  paysun 
mazovien  n'étant  pas  plus  scrupuleux  que  son  frère  de  Tt^iSsie, 
dont  nous  avons  vu  Tcherkasski  lui-même  déplorer  le  peu  de  con- 
science (1),  on  comprend  lout  le  parti  que  pouvaient  tirer  d'un  tel 
principe  des  paysans  avides,  vis-à-vis  de  juges  naturellement  incli- 
nés à  accueillir  toutes  leurs  revendications  (2). 

Le  paysan  polonais  a  été  favorisé  d'une  autre  manière;  l'indem- 
nité de  rachat  qu'il  avait  à  payer  était  moindre  qu'en  Russie,  et  au 
lieu  de  retomber  uniquement  sur  le  paysan  comme  dans  l'empire, 
oii  l'ancien  serC  en  est  aujourd'hui  encore  souvent  accablé,  cette 
ndemnité  .tait  payée  aux  propriétaires  par  les  finances  du  royaume  ; 
le  paysan  n'y  pariicipait  que  comme  contribuable.  En  revanche,  la 
compensation  attribuée  au  propriétaire  était  proportionnellement 
moindre  qu'en  Russie  et  inférieure  à  la  valeur  véiiale  du  soi;  de 
plus,  cette  compensation,  de  mêine  qu'en  Russie,  n'était  pas  soldée 
en  numéraire,  mais  en  titres  spéciaux,  en  lettres  d'indemnité  qui 
au  UiOmeni  de  leur  émission  perdaient  près  de  50  pour  100  et  per- 


(1)  Lettre  du  7  mai  1861.  Voyez  la  Revue  du  15  octobre  1880. 

(2)  D'après  les  renseignemens  que  j'ai  pu  recueillir  personnellement  en  Pologne,  ea 
janvier  1873,  juin  1874  et  juillet  1880,  l'allocaticn  des  paysans  aurait  varié  de  30  à  6 
morg  (moTgen  ou  journaux)  par  famille,  telon  les  régioiiS  et  les  localités.  La  moyeiiDe 
aurait  été  d'environ  18  morg.  Le  morg  polonais  vaut  une  1/2  désiatine  russe,  soit  un 
peu  pli:s  d'un  demi-hectare.  Chaque  famille  aurait  ainsi  reçu  en  moyenne  un  peu 
moins  d'une  dizaine  d'hectares,  ce  qui  est  beaucoup  pour  un'pays  où  la  densité  de  la 
population  attoigDait  d(^jà  cinquauie  liabitaus  au  kilomètre  carié.  Si  de  pareilles  allo- 
cations ont  éié  po.'sibles,  s  .ns  enlever  aux  propriétaires  p!us  du  'quart  ou  du  tiers  de 
leurs  domaines,  c'est  qu'une  partie  des]  habitans  de»:  campagnes  était  exclue  par 
l'usago,  de  la  possession  du  sol,  c'est  surtout  que  la  Pologne  compte  une  nombreuse 
population  urbaine  et  une  nombreuse  population  juive,  également  exclues  de  toute 
répartition  territuriale.  Comme  en  Russie,  du  reste,  les  lots  des  paysans  sont  déjà 
notablement  restreints  par  le  rapide  accroissement  de  la  population. 


UN  HOMMt  d'État  russe.  903 

dent  encore  aujourd'iiui  près  de  20  po  ir  100  (I).  A  l'inverse  enfin 
de  ce  qui  s'est  passé  en  Russie,  le  propriétaire,  comme  contri- 
buable, a  payé  lui-même  par  l'impôt  une  portion  de  l'indemnité 
qui  lui  revenait.  Malgré  ses  défauts,  ce  système,  qui  faisait  parti- 
ciper l'état  et  avec  lui  tous  les  contribuables  à  cette  grande  opé- 
ration du  rachat,  nous  paraît  de  beaucoup  préférable  au  système 
adopté  en  Russie ,  où  les  annuités  de  rachat  pèsent  d'un  poids 
excessif  sur  les  paysans,  alors  qu'indirectement  l'état  et  toutes  les 
classes  de  la  population  participent  aux  avantages  de  rémaacipa- 
tion.  Une  bjnne  part  des  difficultés  économiques  de  l'eaipire  me 
semble  provenir,  en  eiïet,  de  ce  qu'on  a  voulu  conduire  l'é  nanci- 
pation  co  lime  une  opération  d'un  caractère  privé,  où  i'éîat  devait 
seulement  servir  d'intermédiaire  et  de  banquier  aux  intéressés. 

Ed  dépit  de  son  succès,  la  liquidation  agraire,  accomplie  en 
Pologne,  n'a  point  naturellement  été  sans  donner  lieu  à  de  justes 
plaintes.  La  plupart  des  défauts  reprochés  à  l'œuvre  de  Milutine 
doivent  revenir  au  mode  d'exécution.  Il  n'y  avait  pas  là,  comme  en 
Russie,  des  arbitres  de  paix  [mirovyc  posredniki),  des  propriétaires 
élus  p;ir  la  noblesse  et  chargés  de  régler  les  différends  .^ui  pouvaient 
surgir  entre  les  paysans  et  l'ancien  seigne  ir.  A  leur  place,  d  y  avait 
des  commissaires,  tous  Russes,  c'est-à-diro  étrangers  au  pays,  le 
plus  gr  ,nd  nombre  nouveaux  venus  et  ignorant  des  mœurs  locales, 
le.-  uns  employés  prêtés  par  les  ministères,  les  dutres  fonctionnaires 
révoqués  à  l'intérieur  comme  suspects  de  radicalisni  ■,  quelques- 
uns  siinples  étudians  à  peine  sortis  de  l'université,  beaucoup  enfin 
ofïioiers  qii  venaient  de  combattre  l'insurrection,  la  plupart  étran- 
gers à  l'étude  du  droit  et  peu  soucieux  de  ce  qu'ils  app  laient  le 
formalisme  juridique,  tous  enfin  animés  naturellement  d'un  esprit 
peu  sympathique  à  la  nobltsse  polonaise.  Nous  avons  vu  la  peipr 
que  se  donnait  Milutine  pour  les  initier  et  par-dessus  tout  les  inté- 
resser à  leur  œuvre.  Il  n'épargnait  rien  dans  ce  dessein,  les  enflam- 
mant de  sa  parole,  les  encourageant  de  son  exemple;  il  leur  mon- 
trait dans  1  ■  paysan  polonais  un  frère  slave  à  relever  et  une  barrière 
vivante  à  dresser  entre  la  Russie  et  l'Europe.  «  Là  où  le  paysan  est 
établi  avec  son  lot  de  terre,  disait-il,  là  est  la  borne  du  monde 
slave  (2).  »  Sur  des  hommes  pour  la  plupart  jeunes  et  tous  ardens 
patriotes,  de  telles  leçons  ne  pouvaient  rester  sans  effet,  elles 
(..Militaient  l'enthousiasme  national  et  stimulaient  un  zèle  ,qui  sou- 
vent n'avait  pas  besoin  de  beaucoup  d'excitation.  Tous  ces  com- 
missaires improvisés  croyaient  bien  participer  à  une  grande  mis- 
sion historique,  ils  se  regardaient  comme  des  apôtres  plutôt  que 
comme  des  juges  ;  ce  sentiment  même  les  amenait  parfois  dans  la 

(1)  Da:js  quelques  cas  même  il  n'y  avait  pas  d'indemnité. 

(2)  Mot  que  je  tiens  d'un  des  collaborateurs  de  Milutine. 


QQll  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

pratique  à  oublier  leur  rôle  d'arbitre,  à  se  prêter  trop  aveuglé- 
ment aux  revendications  du  paysan,  à  renchérir  au  profit  de  ce 
dernier  sur  les  instructions  de  leurs  chefs,  à  outre-passer  les  uka- 
ses. De  là,  dans  l'application  de  ces  lois,  des  inégalités  et  des  excès. 
Aussi  voyons-nous  parfois,  dans  leur  correspondance,  Milutine  et 
Tcherkasski  obligés  de  réprimer  le  zèle  de  certains  de  leurs  commis- 
saires et  de  mettre  de  côté  ceux  de  leurs  agens  qui  se  permettaient 
trop  d'arbitraire  (1).  Milutine  et  même  Tcherkasski,  loin  d'agir 
toujours  systématiquement  d'une  manière  hostile  aux  propriétaires, 
désiraient  en  toute  sincérité  faire  strictement  appliquer  les  ukases 
sans  en  dévier  en  aucun  sens.  Au  milieu  de  toutes  les  plaintes  dont 
ils  étaient  assiégés  par  les  deux  parties,  ils  se  félicitaient  lors- 
qu'un même  cas  provoquait  à  la  fois  les  réclamations  des  paysans 
et  des  propriétaires.  A  leurs  yeux,  cela  était  la  meilleure  preuve  de 
l'équité  et  de  l'impartialité  de  la  sentence  de  leurs  commissions. 
Tcherkasski  aimait  à  se  rappeler  que  pareille  chose  lui  arrivait  en 
Russie  quand  il  était  arbitre  de  paix  (2). 

Les  plus  justes  plaintes  que  peuvent  élever  les  propriétaires 
polonais,  plaintes  malheureusement  trop  fondées  et  durables,  c'est 
qu'au  lieu  d'achever  la  grande  liquidation  de  J  864  entre  le  paysan 
et  le  noble,  les  commissaires  russes  l'ont  tenue  systématiquement 
ouverte  aux  dépens  des  intéressés.  A  l'opposé  de  ce  qui  s'est  fait 
en  Russie,  le  paysan  polonais  a  gardé  sur  les  forets,  sur  les  champs 
ou  les  pâturages  de  son  ancien  propriétaire,  les  droits  d'usage  dont 
il  jouissait  alors  qu'il  était  soumis  à  la  corvée.  Ces  servitudes  grè- 
vent lourdement  les  terres  de  la  noblesse,  d'autant  plus  qu'elles 
sont  mal  définies  ou  qu'elles  ont  été  réglées,  de  telle  façon  qu'en 
les  prenant  à  la  lettre,  tous  les  bois  des  propriétaires  n'y  sauraient 
parfois  suffire  (3).  On  comprend  que  les  Polonais  désirent  vive- 

(1)  «  A  mon  avis,  écrivait  Tcherkasski  à  Milutine  alors  de  retour  à  Pétersbourg, 
les  commissions  rurales  vont  bien,  fort  bien  mûme,  excepté  dans  le  district  d'Os- 
troleka,  où  W.  a  pris  le  mors  aux  dents,  ordonne  hii-môme  l'arrestation  des  proprié- 
taires indocile?,  fait  le  maître  aussi  bien  dans  les  villas  que  dans  les  villages,  en  un 
mot,  parodie  sottement  Michel  Mouravief  en  Lithuanie.  Il  faut  absolument  renvoyer  et 
dissoudre  toute  cette  commission  pour  la  remplacer  par  dus  hommes  plus  raisonna- 
bles. (Lettre  du  7/19  mai  18Q4.)  Si  tous  les  commissaires  accusés  de  jouer  ainsi  au 
dictateur  n'ont  pas  été  rappelés,  cela  tient  en  partie  à  ce  que,  dans  ses  luttes  avec  le 
vice-roi,  avec  l'administration  civile  et  militaire,  Tcherkasski  était  naturellement  porté 
à  prendre  fait  et  cause  pour  ces  commissions. 

(2)  «  Nous  avons  reçu  les  deux  premières  plaintes  du  district  de  Varsovie.  Les  pro- 
priétaires, et  les  paysans  se  plaignent  simultanément  d'une  seule  et  même  décision. 
Cette  décision  est  équitable  cependant  et  me  paraît,  fondée  sur  des  données  solides.  Aussi 
cette  double  réclamation  me  trouble-telle  peu.  J'y  vois  la  meilleure  pi-euve  de  l'impar- 
tialité de  la  commission.  Nous  recevions  aussi  des  plaintes  des  deux  parties  dans  les  pre- 
miers temps  de  réinancipation.  »  (Lettre  de  Tcherkasski  à  Milutine  du  2/14  mai  1865.) 

(3j  Je  pourrais  citer,  comme  exemple,  une  forêt  du  majorât  du  comte  Zamoïski, 


UN  HOMME  d'État  russe.  905 

ment  voir  abroger  des  droits  qui  donnent  lieu  à  des  difficultés  de 
toute  sorte.  Pour  s'affranchir  de  ces  servitudes,  beaucoup  de  pro- 
priétaires renonceraient  volontiers  à  une  notable  partie  de  leurs 
forêts.  Malheureusement,  en  dépit  d'une  loi  édictée  depuis,  les 
commissaires  du  gouvernement,  loin  de  chercher  à  mettre  un  terme 
à  cette  situation  anormale,  s'eiïorcent  plutôt  d'empêcher  les  pro- 
priétaires et  le  paysan  de  s'entendre  à  cet  effet.  On  en  est  encore  à 
Varsovie  ou  Pétersbourg  à  la  poliiique  de  iSGli  ;  on  semble  heureux 
d'avoir  dans  ces  servitudes  un  moyen  de  semer  la  zizanie  entre  les 
deux  grandes  classes  rurales  du  royaume,  comme  si  leur  antago- 
ni.-me  était  la  condition  nécessaire  de  la  domination  russe.  «  r»{ous 
avons  pris  nos  précautions,  me  disait  en  toute  franchise,  au  mois 
de  juin  dernier,  un  haut  fonctionnaire  de  Saint-Pétersbourg;  nous 
tenons  les  Polonais  par  ces  servitudes.  » 

C'est  là  une  machine  de  guerre  dont  on  comprenait  l'emploi  au 
lendemain  de  l'insurrection.  Cette  nouvelle  application  du  «  diviser 
pour  régner,  »  ne  saurait  cependant  être  éternellement  mainte- 
nue; à  la  longue,  elle  pourrait  déjouer  les  calculs  de  ses  promo- 
teurs. Il  est  douteux  que  cela  empêche  longtemps  le  paysan 
polonais,  relevé  par  la  propriété  et  l'instruction,  de  prendre  con- 
science de  sa  nationalité.  En  attendant,  les  obstacles  mis  par  les 
agens  du  pouvoir  à  un  complet  règlement  de  la  question  rurale  ont, 
en  dehors  même  des  entraves  apportées  à  une  exploitation  régu- 
lière, un  sérieux  inconvénient  :  ils  tendent  indirectement  à  troubler 
dans  l'esprit  du  peuple  la  notion  de  propriété,  à  lui  faire  croire 
que  les  droits  de  chacun  n'ont  pas  été  définitivement  fixés  par  les 
ukases  de  1864,  à  le  faire  rêver  de  nouvelles  combinaisons  agraires. 
Par  là  on  ouvre  ainsi  la  porte  aux  aspirations  révolutionnaires  et 
socialistes,  on  fait  naître  chez  une  population,  jusqu'ici  exempte  de 
toute  idée  de  ce  genre,  une  vague  et  chimérique  espérance  de 
nouvelle  distribution  de  terre  et  de  nouveaux  partages.  C'est  ce 
que  font  aujourd'hui  quelquefois,  à  l'insu  même  du  gouvernement, 
certains  de  ses  agens  de  Pologne.  Lorsque  les  propriétaires  offi-ent 
aux  paysans  de  régler  à  l'amiable,  moyennant  une  indemnité  en 
argent  ou  un  partage  des  bois,  ces  épineuses  questions  de  servi- 
tude, certains  tchinovniks  disent  aux  paysans  :  «  A  quoi  bon  vous 
entendre  et  renoncer  à  vos  droits  sur  une  partie  de  la  forêt  pour 
avoir  le  reste,  quand  un  jour  on  peut  vous  donner  le  tout  gratui- 
tement? ))  Avec  les  idées  radicales,  trop  souvent  répandues  dans  le 
bas  tchinovnisme,  avec  la  haine  pour  la  noblesse  polonaise  qui 
anime  tant  de  petits  employés,  de  pareils  propos  n'ont  malheureu- 
sement rien  d'étonnant.  H  y  a  là,  en  tout  cas,  un  procédé  peu 
digne  d'un  grand  état  et  dont  tôt  ou  tard  la  Russie  aura  honte  de 
se  servir. 


906  BEVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Sans  le  rigoureux  mainlien  de  ces  onéreuses  servitudes,  sans 
les  restrictions,  apportées  pour  des  motifs  politiques  analogues,  à 
la  libre  disposition  des  propriétés  (1),  l'on  pourrait  dire  que  la 
situation  agraire  du  royaume  de  Pologne  est,  depuis  la  crise  de 
I86/1,  une  des  meilleures  de  l'Europe.  Les  distributions  de  terres 
faites  aux  paysans,  en  186â,  ont  été  complétées,  en  1860,  par  de 
nouvelles  ;illocations  sur  les  domaines  de  la  couronne  ou  les  biens 
d'église.  Durant  les  dix  ou  douze  ans  qui  ont  suivi  la  mise  à 
exécution  des  ukases,  les  terres  en  culture  se  sont  accrues  de 
550,000  hectares,  la  production  des  céréales  a  presque  doublé  et 
il  en  est  à  peu  près  de  même  du  bétail  {'!).  Si  les  paysans  surtout 
ont  participé  à  ces  progrès  agricoles,  la  grande  et  la  moyenne  pro- 
priété n'y  ont  pas  été  étrangères.  Maint  domaine  dont  l'étendue  a, 
par  la  loi  (^'e  186/i,  été  réduite  d'un  tiers  environ,  a  aujourd'hui  une 
plus  grar  de  valeur  et  rapporte  un  plus  grand  revenu.  Des  trois  tron- 
çons de  ran(  îenne  république,  la  Pologne  russe  est  sans  comparaison 
le  plus  prospère.  Le  progrès  se  manifeste  par  tous  les  signes 
extérieurs;  la  population  augmente  rapidement  et  en  même  temps 
la  durée  moyenne  de  la  vie  f^'allonge,  tandis  que  décroît  la  crimi- 
nalité. Devant  de  tels  faits,  on  peut  croire  que,  si  une  fin  prématurée 
ne  l'eût  enlevé  à  la  contemplation  de  ce  spectacle,  Milntine  eût  été 
orgueillf  ux  de  son  œuvre.  A  tout  prendre,  en  effet,  le  succès  semble 
avoir  été  plus  grand,  plus  incontestable  6n  Pologne  qu'en  Russie. 
Une  part  de  cette  réussite  doit  bien  revenir  à  la  population  polo- 
naise, à  son  élasticité  et  à  son  énergie,  mais  peut-être  au>>si  Milu- 
tine  et  ses  amis  diraient-ils  que,  s'ils  paraissent  avoir  été  plus  heu- 
reux en  Pologne,  c'est  qu'en  dépit  de  tous  les  efîorts  faits  pour 
les  entraver,  ils  y  ont  eu  les  mains  plus  libres. 

lY. 

Nous  avons  laissé  N.  Milutine  à  Varsovie,  dressant  péniblement 
les  hommes  qui  devaient  mettre  à  exécution  les  nouveaux  règle- 
mens.  Quelques  jours  avant  laPâque  orthodoxe,  Nicolas  Alexèiévitch 
pouvait  expédier  dans  la  campagne  soixante  de  ses  jeunes  gens. 
On  donna  au  départ  de  ce  premier  détachement  une  consécration 
religieuse. 

((  Le  matin,  écrivait  Milutine  (â),  nous  nous  sommes  tous  rendus 

(1)  Nous  voulons  parler  des  lois  qui  interdisent  de  vendre  à  des  juifs,  et  qui  dans 
les  provinces  occidentales  de  l'empire  ne  permettent  de  vendre  qu'à  des  Russes  ortho- 
doxes ou  à  des  Allemands  afin  de  diminuer  les  terres  aux  mains  des  Polonais. 

(2)  MM.  Simonenko  et  Anoatchine,  eot;  e  autres,  ont  publié  à  cet  égard  desétudes  sta- 
tistiques fort  concluantes. 

(3)  Lettre  à  sa  femme  du  14/26  novembre  1864. 


UN  HOMME  d'État  russe.  9^7 

à  la  cathédrale  (orthodoxe)  où,  après  avoir  officié  lui-même,  l'ar- 
chevêque a  béni  nos  jeunes  gens,  tous  ensemble  et  chacun  en  par- 
ticulier. Ensuite,  à  une  heure  et  demie,  il  y  a  eu  chez  moi  un 
déjeuner  pour  les  voyageurs  (4)  et,  après  les  exhortations  de 
circonstance  et  les  adieux,  nos  jeunes  missionnaires  sont  partis 
pour  les  quatre  coins  du  royaume  avec  des  instructions  impri- 
mées et  manuscrites,  avec  leurs  bagages  et  leurs  provisions,  quel- 
ques-uns avec  leur  femme,  d'autres  avec  des  amis,  et  tous  sous 
escorte.  Fasse  Dieu  qiî'ils  aient  assez  d'intelligence  et  de  fermeté 
pour  vaincre  les  intrigues  de  la  szlarhta  et  aussi  l'apathie  des  pay- 
sans! » 

Vers  le  moment  où  partaient  de  Varsovie  «  les  jeunes  mission- 
naires ))  de  Milutine,  une  députation  de  paysans  polonais,  venue 
pour  remercier  le  tsar,  était  fêtée  de  tonte  manière  à  Pétersbourg. 
On  lui  donnait  un  grand  banquet  à  l'hôtel  de  ville,  et,  pour  établir 
la  fraternité  des  deux  classes  agricoles,  c'étaient  d(?s  paysans  russes, 
envoyés  pa.r  des  propriétaires  du  voisinage,  qui  faisaient  les  hon- 
neurs aux  paysans  polonais.  Durant  cette  patriotique  fête  cham- 
pêtre, donnée  dans  la  capitale,  la  musique  militaire  jouait  l'air 
national  russe  et  l'empereur,  faisant  1p  tour  de  la  table,  adressait  à 
ses  fidèles  sujets  quelques  paroles  bienveillantes.  Les  assistans 
remarquaient  qu'à  ce  banquet  les  paysans  polonais  avaient  pour  la 
plupart  un  air  contraint  que  les  Russes  attribuaient  à  la  longue 
oppression  seigneuriale. 

Ces  réjouissances,  sanctionnées  par  la  présence  de  l'empereiir, 
ne  désarmaient  point  la  sourde  opposition  de  Varsovie  et  de  Péters- 
bourg. Dans  les  campagnes  du  royaume,  la  résistance  des  proprié- 
taires était  parfois  appuyée  par  les  autorités  russes  et  les  officiers 
supérieurs.  Parmi  les  commandans  militaires,  plus  d'un  général 
était  lié  avec  la  noblesse  polonaise  et  subissait  le  charme  de  cette 
aristocratie,  l'une  des  plus  cultivées  et  des  plus  séduisantes  du 
monde.  D'autres  n'avaient  point  pardonné  à  Milutine  et  à  ses  amis 
les  lois  agraires  de  1861.  Aussi  plusieurs  excitaient-ils  presque 
ouvertement  les  propriétaires  à  ne  point  se  soumettre  aux  injonc- 
tions des  commissaires,  et  annonçaient-ils  aux  paysans  que  les 
envoyés  de  Milutine  et  de  Tcherkasski  promettaient  beaucoup  plus 
qu'ils  ne  pouvaient  accorder  (2). 

De  pareils  faits  n'étaient  pas  isolés.  Quoique  les  ukases  impé- 
riaux eussent  supprimé  la  corvée  sans  établir,  comme  en  Russie, 
d'époque  transitoire  pour  organiser  les  nouveaux  rapports  agraires, 

(1)  Dorojnyi  zavtrak,  mot  à  mot  :  un  déjeuner  de  voyage. 

(2)  Je  pourrais  citer  comme  exemple  le  curieux  rapport  du  commissaire  Dometti  au 
prince  Tchierltasskl  à  propos  d'un  conflit,  ainsi  soulevé  dans  le  district  de  Wlotziavsk 
par  le  prince  W.  (rapport  du  30  avril  1864). 


9G8  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

certains  des  chefs  militaires,  proQtant  des  pouvoirs  que  leur  donnait 
l'état  de  siège,  groupaient  autour  d'eux  l'opposition,  menaçaient 
des  plus  graves  châtimens  les  paysans  qui  se  refusaient  à  Ja  cor- 
vée et  «poursuivaient  les  soi-disant  promoteurs  de  désordre  (1).»  Ce 
qu'il  y  avait  de  plus  singulier,  c'est  que,  dans  ce  conflit  avec  les 
autorités  militaires,  le  vice-roi  et  le  comité  de  Varsovie  se  por- 
taient souvent  du  côté  des  adversaires  du  ministre  de  l'inlérieur, 
Tcherkasski,  qui,  à  chaque  instant,  était  obligé  d'en  référer  à  Péters- 
bourg,  à  Milutine,  et  par  ce  dernier  à  l'empereur.  Les  adversaires 
des  deux  amis  répandaient  le  bruit  que  Milutine  ne  reviendrait  plus 
à  Varsovie,  que  Tch'rkasski  allait  être  rappelé  et  la  nouvelle  orga- 
nisation des  paysans  abandonnée  (2). 

11  fallait  un  combat  pour  chaque  province,  pour  chaque  district, 
presque  pour  chaque  commission.  Ces  trois  années  186Zi,  1865,1866 
furent  pour  Milutine  une  longue  suite  de  petites  batailles,  et  au 
bout  de  celte  campagne,  comme  au  boutde  celle  de  l'émancipation, 
les  deux  amis  semblaient  entrevoir  une  disgrâce  ou  un  désaveu  (3). 

Milutine  sentait  qu'il  ne  pouvait  laisser  Tcherkasski  seul  à  Var- 
sovie, où  la  majorité  du  comité  constituant  lui  était  ho;tile,  où 
le  prince,  selon  sa  propre  expression,  était  évité  comme  la  peste 
par  le  haut  état-m;ijor  russe,  ce  qui  lui  rappelait  l'accueil  de 
la  société  pétersbourgeoise  à  l'époque  de  l'émancipation.  Pour 
appliquer  les  nombi-eux  changemens  projetés,  il  ne  suffisait  pas 
d'avoir  lancé  dans  lei  campagnes  des  agens  inférieurs,  recrutés 
partout  et  formés  à  la  hâte,  il  fallait  avant  tout  des  hommes  capa- 
bles de  diriger  à  Varsovie  les  différens  services  du  royaume  et  de 
tenir  tête  au  vice-roi  et  à  ses  créatures.  «  Tcherkasski,  écrivait  avec 

■  (1)  Lettre  de  Tcherkasski  à  Milutine  du  13/23  mai  1864. 

(2)  La  grande-duchesse  Hélène  envoyait  de  Berlia  à  Milutine,  au  commencement 
de  juin  186i,  une  currespnndance  de  Pologne  dans  la  Gazette  de  Silésie,  où  l'on  lisait 
que  «  le  secrt^taiie  d'ct^t  Milutine,  qui  venait  de  partir  de  Varsovie,  n'y  retonrnerait 
plus  et  que  l'œuvre  du  comité  serait  suspendue  jusqu'à  ce  qu'on  eût  notablement 
modifie  les  décrets  de  mars.  »  De  son  côte,  Tche  kas  ki  écrivait  à  Milutine  le  21  mai, 
2  juin  1804:  «  On  fait  circuler,  à  l'aide  du  Czas  et  d'autres  journaux,  des  bruiis  dans  le 
genre  de  ceux-ci  :  que  vous  êtes  parti  pour  ne  plus  revenir,  que  je  serai  moi-même 
remplacé  bientôt  par  Trépof,  lequel  réunira  dans  ses  mains  la  police  ei  l'iutérieur,  etc.» 

(3)  «  Quand  je  no  serai  plus  là,  disait  parfois  Milutine,  on  détruira  tout  ce  que  j'ai 
fait,  comme  on  a  es-ayé  de  le  faire  en  Russie.  »  De  son  côté,  Tcherkasski  écrivait  à 
Milutine  qu'en  venant  en  Pologne,  il  avait  commis  une  grosse  bévue  (leitre  du 
13/25  mai  lî^Gl),  et  un  peu  plus  tard,  le  21  mai/2  juin,  faisant  allusion  au  bruit  de 
son  prochain  rappel,  le  prince  ajoutait  :  «  Si  je  ne  pensais  qu'à  moi,  je  devrais  plutôt 
me  réjouir,  car  la  disgrâce  dont  un  semblable  éloignemont  serait  accompagné  viendra 
tôt  ou  tard,  lors  jue  la  réforme  des  paysans  sera  terminée,  tandis  qu'aujourd'hui  je  dépo- 
serais volomiers  le  fardeau  de  la  responsabilité  et  je  recevrais  de  l'opinion  publique 
an  hccueil  moins  défavorable  que  celui  qui  m'attend  probablement  plus  lard,  quand 
les  inquiétudes  éveillées  par  la  question  polonaise  seront  effarées,  et  qu'il  ne  restera 
om  mo  monnaie  courante  que  les  sympathies  delà  société  pour  les  vaincus.» 


UN  HOMME  d'État  russe.  909 

douleur  Nicolas  Alexèiévitch,  est  le  seul  auquel  je  puisse  me  fier 
pleinement,  et  il  ne  saurait  suffire  à  tout.  »  Dans  sa  détresse, 
Milutine  adressait  un  appel  désespéré  à  Samarine.  «  Vous  ne  sau- 
riez comprendre,  lui  disait-il  en  avril  iSôli,  dans  quelle  position 
terrible  nous  sommes  ici  sans  vous!..  Pour  peu  que  votre  santé 
vous  permette  de  faire  ce  sacrifice,  ne  refusez  pas,  ne  fût-ce  que 
pour  six  semaines  (1).  »  Samarine  ne  put  rester  sourd  à  de  telles 
supplications;  malgré  ses  résolutions  antérieures,  il  revint  à  Var- 
sovie prendre  place  au  comité  constituant,  mais  il  n'y  demeura  que 
quelques  semaines,  jusqu'à  l'arrivée  d'un  de  leurs  anciens  collè- 
gues des  commissions  de  rcdaction,  M.  Solovief,  qui,  écarté  des 
affaires  à  Pétersbourg,  s'était  décidé  à  répondre  aux  instances  de 
Nicolas  Alexèiévitch. 

Voici  en  quels  termes  Milutine  s'était  adressé  à  Solovief;  nulle 
part  il  n'a  dépeint  lui-même  sa  politique  en  Pologne  avec  plus  de 
netteté  et  de  décision  : 


N.  Milutine  à  J.  Solovief. 

«  Varsovie,  23  mars,  4  avril  1864. 

«  J'espère,  très  honoré  Jacques  Alexandrovitch,  que  vous  aurez 
reçu  à  l'heure  qu'il  est  les  ukases  que  je  vous  ai  envoyés  et  les 
documens  concernant  la  réforme  des  paysans  en  Pologne.  C'est  le 
premier  pas  sur  la  voie  des  réformes  qui  doivent,  à  présent,  rece- 
voir un  développement  énergique  et  toucher  à  toutes  les  branches 
de  l'administraiion  :  finances,  instruction  publique,  police  et  tri- 
bunaux. Tout  cela  doit  se  faire,  naturellement  dans  le  même  esprit, 
eten  vue  d'un  but  clairement  indiqué;  relever  et  remettre  sur  leurs 
pieds  les  masses  opprimées  (2),  en  les  opposant  à  l'oligarchie  dont 
jusqu'ici  ont  été  imprégnées  toutes  les  institutions  polonaises.  Je 
puis  dire  avec  joie  que  telles  sont  les  convictions  de  l'Empereur.  Je 
puis  ajouter  aussi  que  chaque  jour  me  persuade  de  la  possibilité  de 
remplir  ce  programme.  Avec  le  temps,  nous  pourrons  trouver  en 
Pologne  môme  des  élémens  actiis  sur  lesquels  nous  pourrons  nous 
appuyer  (3).  Mais  en  attendant,  nous  devons  agir  avec  des  Russes  et 
cela  non-seulement  à  cause  de  l'état  anortnal  du  pays,  mais  aussi 
à  cause  de  l'incapacité  actuelle  des  Polonais  eux-mêmes  de  rien 
'Organiser  en  dehors  de  leurs  ineptes  traditions.  Cette  capacité  ne 


(1)  Lettre  à  Samarine  du  3/15  avril  186i. 

(2)  Podniat  i  postavit  na  noghl. 

(3)  Milutine  revenait  souvent  sur  cette  idée.  Dans  une  lettre  du  22  mai  18Gi   il 
répétait  que  plus  tard  on  pourrait  çrai)loyer  clos  Polonais. 


^0  REVDE   DES   DEDX   MONDES. 

saurait  se  montrer  chez  eux  que  lorsque  tout  lien  avec  ces  tradi- 
tions sera  brisé,  et  que  sur  la  scène  apparaîtra  un  acteur  inconnu 
dans  l'histoire  de  la  Pologne,  —  le  peuple.  » 

Ce  noble  langage  est  remarquable  à  plus  d'un  titre.  Gomme  le 
disait  Milutine,  c'est  la  Russie  qui,  par  ses  lois  agraires  et  sa  nou- 
velle organisation  communale,  a  fait  sortir  le  peuple  polonais  de 
l'abaissement  où  il  était  réduit  depuis  des  siècles,  et  cette  révo- 
lution, c'est  la  Pologne  qui  en  doit  profiter  la  première.  En  relevant 
ïa  population  rurale,  en  dotant  les  pays  de  la  Yistule  d'une  nom- 
breuse classe  de  paysans  propriétaires,  Milutine  a  ren  mvelé,  avec 
les  couches  inféi  ieures  du  peuple  polonais,  la  nationalité  polonaise 
elle-même.  Grâce  à  lui  et  à  ses  amis,  dos  maiiis  russes  ont  fait  ce 
qu'avaient  inutilement  rêvé  les  démocrates  du  royaume;  au  lieu 
d'une  étroite  base  aristocratique,  -  elles  ont  préparé  pour  l'avenir 
à  la  nationalité  polonaise  une  large  base  populaire.  A  cet  égard, 
loin  de  devoir  être  considérés  comme  les  ennemis  et  les  destructeurs 
de  la  nationalité  lékhit",  Milutine  et  Tcherkasski  mériteraient 
peut-être  pluiôt  d'en  être  regardés  comme  les  régénérateurs.  Par- 
tout, en  elîet,  c'est  au  fond  du  peuple  que  le  sentiment  national 
jette  ses  plus  solides  racines,  c'est  du  cœur  du  peuple  qu'il  est  le 
plus  difficile  à  extirper  (1). 

On  ne  saurait  s'étonner  que  quelques  Russes  aient  tiré  de  là  un 
argument  contre  les  plans  de  Milutine  en  faveur  des  populations 
rurales  de  la  Vistule.  L'un  des  ministres  du  tsar  me  racontait,  le 
printemps  dernier  à  Pétersbourg,  qu'à  l'époque  où  l'on  discutait 
les  lois  agraires  de  186/i,  un  des  adversaires  des  Milutine,  des 
Samarine  et  des  Tcherkasski  formulait  ainsi  son  opposition  :  a  Au- 
jourd'hui, nous  n'avons  en  face  de  nous,  dans  le  royaume,  que 
300,000  Polonais;  avec  la  nouvelle  organisation  rurale,  nous  ea 
aurons,  dans  trente  ans,  vingt  fois  plus.  »  On  ne  saurait  reprochera 
Milutine  et  au  gouvernement  russe  de  ne  pas  s'être  arrêté  devant 
une  pareille  objection.  Pour  prévenir  tout  danger  de  ce  côté,  la 
Russie  a  du  reste  un  moyen  simple  :  respecter  la  nationalité  de  ses 
sujets  polonais,  leur  langue,  leur  religion,  leurs  moeurs. 

Comme  le  moujik  russe  dont  Samarine  se  plaisait  à  célébrer  la 
transformation  (2),  le  paysan  mazovien,  jadis  humble  et  rampant, 
naguère  encore  pressé  de  baiser  les  pans  de  l'habit  du  noble  ou 
du  fonctionnaire,  a  depuis  quinze  ans  pris  une  tout  autre  attitude. 
11  se  sent  homme  aujourd'hui,  il  a  pris  conscience  de  son  indivi- 
dualité, de  ses  droits  civils;  pas  plus  qu'en  Russie  cependant,  et 

(1)  La  langue  russe  est  à  cet  égard  d'une  grande  justesBe  :  chez  elle,  le  terme 
équivalent  ?i  nalionaliié,  nui odinjsl,  àév'iYQ  directement  de  narod,  peuple;  l'étymolo- 
gic  indique  clairement  la  liaison  des  idées.  Comparez  l'allemand  Volksthum, 

(2)  Voir  ses  lettres  de  1861-1862  dans  la  Revue  du  15  octobre  1880. 


UN  HOMME  d'État  russe.  911 

pour  des  causes  différentes,  il  ne  semble  avoir  tiré  des  lois  faites 
en  sa  faveur  tout  le  profit  qu'on  en  eût  pu  espérer  pour  lui.  Ses 
progrès  sont  évidens  et  à  certains  égards  considérables;  mais  le 
développement  intellectuel  n'a  point  marché  du  même  pas  que  le 
développement  matériel.  Il  n'y  a  point  à  s'en  étonner  :  un  peuple 
ne  change  pas  en  une  quinzaine  d'années  ni  même  en  une  géuéra- 
tion.  Puis  il  y  a  des  raisons  spéciales  pour  que  le  peuple  polonais 
n'ait  pu  profiter  entièrement  des  avantages  qui  lui  étaient  faits.  Le 
paysan  ne  peut  pas  ne  point  se  ressentir  de  l'état  d'abaissement 
et  comme  d'ilotisme  politique  oii  est  maintenu  .^on  pays  qui,  depuis 
que  la  Pologne  est  nominalement  assimilée  à  l'empire,  demeure 
frustré  de  toutes  les  rél ormes  et  de  toutes  les  lois  libérales  appli- 
quées en  Russie. 

Le  gouvernement  a  bien  fait  de  louables  efforts  pour  créer  des 
écoles  et  disséminer  l'instruction  ;  mais  l'enseignement  ne  peut 
être  impunément  distribué  au  peuple  dans  une  langue  étrangère 
que  l'enfant  ne  comprend  pas,  que  l'homme  ne  parle  point.  Cette 
seule  raison  est  pour  le  peuple  polonais  une  cause  d'infériorité  que 
rien  peut-être  ne  saurait  compenser.  A  cet  égard,  je  me  permet- 
trai de  remarquer  que,  des  deux  parties  du  prograuime  appliqué 
en  Pologne  depuis  18(33,  l'une  fait  obstacle  à  l'autre.  D'une  main, 
en  lui  assurant  des  terres,  en  lui  confiant  l'administration  de  sa 
gmina  (commune),  le  gouvernement  impérial  a  beaucoup  fait  pour 
relever  le  peuple;  de  l'autre,  en  bannissant  la  langue  polonaise 
des  écoles,  de  l'administration,  des  tribunaux,  il  senjble  travailler 
à  le  déprimer.  Sous  ce  rapport,  le  système  d'assimilation  à  ou- 
trance suivi  dans  les  dernières  années  a  visiblement  empêché  les 
ukases  de  i86Zi  de  porter  tous  leurs  fruits.  En  Pologne  comme  ail- 
leurs, comme  chez  les  Slaves  de  Turquie  et  d'Autriche,  par  exemple, 
le  développement  moral  et  intellectuel  du  peuple  ne  peut  être  com- 
plet qu'avec  une  culture  nationale.  Il  est  difficile  que  la  Russie  puisse 
longtemps  l'oublier;  durant  la  dernière  guerre  d'Orient,  comme 
durant  la  crise  des  conspirations  nihilistes,  ses  sujets  polonais  se 
sont  montrés  assez  sages  pour  qu'en  dépit  des  rancunes  du  passé, 
elle  ne  puisse  longtemps  leur  refuser  ce  qu'elh;  même  a  eu  l'hon- 
neur d'obtenir  à  tant  des  sujets,  chrétiens  de  la  Porte. 


V. 


Milutine  rentra  à  Pétersbourg  aux  premiers  jours  d'avril  1864. 
Ses  amis  l'avertissaient  dans  leurs  lettres  qu'il  était  temps  pour  lui 
de  revenir  dans  la  capitale  déjouer  les  intrigues  que  favorisait  son 


912  BEYUE  DES  DEUX  MONDES. 

absence  (1).  Obligé  de  faire  face  à  rennemi  de  deux  côtés  à  la  fois, 
Milutine  ne  revenait  à  Saint-Pétersbourg  que  pour  y  soutenir,  sur 
le  sol  glissant  de  la  cour  et  dans  l'ombre  des  chancelleries,  une  nou- 
velle guerre  de  stratagèmes  et  d'embuscades.  Nous  ne  pouvons 
suivre  ici  les  obscures  péripéties  de  cette  lutte  de  plus  de  deux  ans 
qui  coûta  la  vie  à  Milutine.  Le  récit  détaillé  de  cette  sorte  de  duel 
bureaucratique  qui  se  livrait  derrière  la  fastueuse  devanture  de 
l'unité  autocratique,  l'énumération  des  coups  et  des  bottes  que  se 
portaient  tour  à  tour  les  deux  adversaires  serait,  malgré  les  grands 
intérêts  en  jeu,  d'une  fastidieuse  monotonie  pour  le  lecteur.  Le 
combat  dura  jusqu'à  ce  qu'un  des  deux  principaux  antagonistes, 
le  plus  jeune  et  en  apparence  le  plus  robuste,  fut  blessé  à  mort 
par  la  maladie.  Sans  cette  intervention  de  la  nature  surmenée,  on 
ne  sait  combien  d'années  encore  eût  pu  durer  cette  sorte  de  guerre 
civile  de  l'administration  russe  contre  elle-même. 

L'empereur,  que  la  rébellion  de  1863  avait  profondément  blessé 
et  qui,  aujourd'hui  encore,  semble  ne  l'avoir  point  pardonnée  à  la 
Pologne,  l'empereur,  qui  apprenait  peu  à  peu  à  connaître  et  à 
apprécier  personnellement  Nicolas  Alexèiévitch,  était  sans  aucun 
doute  de  cœur  avec  lui.  Il  le  soutenait  d'ordinaire  contre  le  mau- 
vais vouloir  de  ses  propres  ministres  et  les  menées  de  son  repré- 
sentant officiel  à  Varsovie;  mais,  loin  de  blâmer  ou  de  désavouer 
ostensiblement  les  adversaires  de  la  politique  que  lui-même  ap- 
puyait, il  ne  cessait  de  leur  donner  des  marques  publiques  de  sa 
faveur.  A  cet  égard,  on  pourrait  dire  que  la  conduite  d'Alexandre  II 
dans  les  affaires  polonaises  n'était  pas  sans  ressemblance  avec  les 
procédés  de  Louis  XV  dans  sa  politique  étrangère  et  sa  diplomatie 
en  partie  double.  La  grande  différence,  c'est  qu'à  Saini-Péterbourg, 
la  chose  était  connue  de  tous  les  gens  bien  informés  :  ce  n'était  un 
secret  que  pour  les  hommes  étrangers  aux  affaires.  Durant  toute 
cette  période  de  transformation,  il  y  eut  en  Pologne  deux  gou- 
vernemens,  dont  le  plus  puissant  n'était  pas  celui  qui  semblait 
officiellement  représenter  le  souverain.  Soit  désir  de  ménager  les 
influences  de  cour  ou  de  n'en  laisser  aucune  devenir  prépondé- 
rante^ soit  peut-être  aussi  répugnance  à  prendre  ostensiblement  la 
responsabilité  de  toutes  les  mesures  accomplies  en  son  nom  dans 

(1)  <(  On  dit  que  votre  apparition  pascale  à  Pôtersbourg  devient  problématique.., 
Efet-ce  bien  irrévocable?  Et  dans  l'intérêt  même  de  notre  œuvre,  ne  feriez-vous  pas 
bien  de  venir  prendre  un  peu  l'air  ici?  Ne  serait-ce  que  pour  déjouer  les  projets  d» 
ceux  qui  s'acharnent  après  Mouravief  et  voudraient  l'éloigner  de  Vilna.  Il  me  semble 
que  votie  arrivée  ici  serait  des  plus  utiles.  La  Lithuanio  livrée  à  elle-même  ou  confiée 
à  des  mains  faibles,  l'agitation  recommencerait  infailliblement  dans  le  royaume...  » 
{Lettre  en  français  do  M.  C.  à  Milutiae,  3/15  avril  1864.) 


1 


UN  HOMME  d'État  russe,  913 

le  royaume,  l'empereur  Alexandre  laissait  les  deux  partis  se  remuer 
autour  de  lui  sans  en  décourager  aucun,  abandonnant  à  l'un  l'au- 
torité extérieure,  à  l'autre  la  force  réelle.  Aussi  les  adversaires  de 
Milutine  accusaient-ils  parfois  tout  bas  l'empereur  de  comploter 
avec  Nicolas  Alexèiévitch  contre  son  propre  gouvernement  et  contre 
ses  propres  agens. 

On  imaginerait  difficilement  Tardeur  de  la  lutte  engagée  autour 
du  tsar,  les  obsessions  auxquelles  était  exposé  le  souverain,  la  vigi- 
lance déployée  dans  ce  siège  de  la  volonté  impériale.  L'empereur 
devait-il,  par  exemple,  aller  en  voyage,  se  rendre  aux  eaux  d'Ems 
ou  ailleurs,  le  prince  Tcherkasski  écrivait  coup  sur  coup  à  Milutine, 
qu'une  entrevue  personnelle  du  maître  avec  le  comte  Berg,  dans  la 
la  gare  de  Kovno,  risquait  de  tout  perdre.  Dans  ses  angoisses, 
Tcherkasski  conjurait  Milutine  de  trouver  moyen  d'accompagner 
Alexandre  II,  qui  devait,  disait-il,  être  à  Kovno,  littéralement  assiégé 
par  le  comte  Berg  (1).  Milutine,  qui  connaissait  mieux  le  souverain 
et  avait  plus  de  confiance  dans  sa  fermeté,  était  obligé  de  repré- 
senter au  prince  Vladimir  ce  qu'une  démarche  aussi  indiscrète 
aurait  de  déplacé  et  de  blessant  pour  l'empereur.  Malgré  les 
instances  réiiéiées  de  Tcherkasski,  inquiet  des  projets  du  comte 
Berg,  lequel  dissimulait  mal  tout  ce  qu'il  attendait  de  cette  audience, 
Milutine,  loin  de  cnercher  aucun  prétexte  de  monter  dans  le  traia 
impérial,  s'en  remettait  entièrement  à  la  parole  du  souverain  (2). 

Dans  ce  combat  des  vainqueurs  autour  du  cadavre  de  la  Pologne, 
les  deux  partis  et  les  deux  chefs  reçurent  jusqu'à  la  fm  presque  simul- 
tanément des  encouragemens  et  des  récompenses  qni  semblaient  leur 
devoir  fournir  de  nouvelles  armes.  Le  vice-roi  de  Pologne,  qui,  en 
186â,  en  1865  et  1866,  contraignait  Milutine  à  revenir  plusieurs 
fois  à  Varsovie  pour  ranimer  l'ardeur  des  siens,  le  comte  Berg,  était 
faitfeld-maréchal,  et  son  vaillant  antagoniste,  Milutine,  était  nommé 
ministre  de  Pologne. 

Pour  Nicolas  Alexèiévitch,  cette  nomination  tardive  n'était  pas  un 
succès  sans  mélange,  car  elle  semblait  devoir  le  river  encore  pour 
plusieurs  années  à  ces  affaires  polonaises  dont  il  avait  toujours 
hâte  de  sortir.  Aussi,  loin  de  briguer  ce  poste  qui,  depuis  trois  ans, 
semblait  lui  appartenir  de  droit  et  que  l'empereur  lui  avait  pro- 
posé dès  186Zi,  avait-il  longtemps  plutôt  cherché  à  l'éviter.  «Vous 
aimez  mieux  faire  des  ministres  que  de  l'être  vous-même,  »  lui 
dit  spirituellement  à  ce  propos  le  prince  G.,  vers  186^. 

(1)  Lettres  de  Tcherkasski  à  Milutine  du  14/26  mai,  du  16/28  mai  et  du  17/29  mai  1864. 

(2)  «  Ces  promesses  de  l'Iimperour  m'ont  été  confirmées  plusieurs  fjis  personnelle» 
ment,  et  en  outre  par  mon  frère  au  moment  du  départ,  etc.  »  (Milutine  à  Tcherkasski, 
2/1  i  juin  186i.) 

TOME   XLIII.    —  1881.  5* 


91  il  rëyue  des  deux  mondes* 

Le  moment  où  Milutine  était  appelé  au  ministère  (avril  1866) 
était  peu  propice  aux  nouveautés.  C'était  au  lendemain  de  l'attentat 
de  Karakazof,  le  premier  Russe  qui  ait  osé  porter  la  main  sur  le 
tsar.  Cet  attentat  avait  amené  dans  le  gouvernement,  jusque-là 
incertain  et  vacillant,  une  sorte  d'évolution  dans  le  sens  conser- 
vateur. L'influence  de  Nicolas  Milutine  en  pouvait  sembler  sérieu- 
sement atteinte:  ce  fut  le  moment  où  il  fut  nommé  ministre,  mais 
ministre  de  Pologne.  11  est  vrai  que  le  général  Mouravief,  la  veille 
encore  en  demi-disgrâce,  était  vers  le  même  teii  ps  appelé  à  la  tête 
du  gouvernement,  comme  le  fut  quatorze  ans  plus  tard,  en  pareille 
circonstance,  le  général  Loris-Mélikof. 

Les  amis  de  Milutine  espéraient  encore  le  voir  prendre  en  des 
jours  meilleurs  un  rôle  prépondérant  et  revenir  enfin  à  la  direc- 
tion des  affaires  intérieures,  dont  il  avait  été  écarté  en  1861.  Ces 
rêves  ne  devaient  point  se  réaliser.  Milutine  ne  devait  siéger  que 
quelques  mois  au  comité  des  ministres  et  il  allait  y  épuiser  le  reste 
de  ses  forces  à  batailler  pour  les  affaires  polonaises. 

Pendant  ce  temps  avait  lieu  entre  les  deux  voisins  de  la  Russie 
la  rapide  guerre  Je  1866,  prélude  de  celle  de  J870.  Dans  une  lettre 
à  sa  femme,  alors  à  la  campagne,  Milutine  écrivait,  au  lendemain  de 
Sadowa  :  «  La  défaite  des  Autrichiens  est  com|)lète  :  les  Prussiens 
les  ont  battus  à  plate  couture.  A  présent,  ces  derniers  vont  telle- 
ment s'enorgueillir  qu'il  n'y  aura  plus  moyen  de  les  tenir.  Pour 
nous,  le  fait  n'a  rien  d'agréable  (1).  »  En  1870,  alors  que,  malade 
et  paralysé,  il  était  depuis  quatre  ans  retiré  des  affaires,  Nicolas 
Alexèiévitch  éprouva,  dit-on,  une  véritable  douleur  en  apprenant  les 
défaites  de  la  France.  A  part  ses  naturelles  et  clairvoyantes  inquié- 
tudes pour  son  pays ,  Milutine  avait  pour  le  nôtre ,  où  son  nom 
était  l'objet  de  tant  d'attaques,  une  préférence  qui  ne  se  démentit 
jamais.  De  Saint-Pétersbourg  ou  de  Varsovie,  quand  il  était  au 
pouvoir,  l'un  de  ses  soucis  était  de  redresser,  au  moyen  de  la 
presse,  l'opinion  fj  ançaise  au  sujet  de  la  Russie  (2).  Quand  on  lui 
apprit  la  capitulation  de  Sedan,  Milutine,  m'assure- t-on,  refusa 
d'abord  d'y  ajouter  foi  et  crut  qu'on  abusait  de  son  infirmité  pour 
lui  en  faire  accroire. 

Chose  à  nuter,  !e  même  homme  écrivait,  une  année  plus  tôt,  à 
propos  d'une  nomination  en  Pologne  :  «  Je  me  méfie  moins  des 
Allemands  que  des  Polonais  (3).  »  Ce  mot,  tracé  à  la  hâte,  eût  pu 
longtemps  servir  de  devise  à  la  politique  russe  en  Pologne.  A  force 
de  combattre  le  polonisme,  la  Russie  a,  malgré  elle,  dans  les  pro- 

(1;  Lettre  du  5  juillet  1860. 

(2)  Je  trouve  la  trace  de  cette   préoccupation  dans  plusieurs  de  ses  lettres,  particu- 
lièrement dans  celles  à  M.  T.,  attaché  à  l'ambassade  russe  de  Paris. 

(3)  Lettre  à  Tcherkasski  du  8/20  février  1865. 


i)i\  uouME  d'état  russe,  ô15 

viûces  de  la  Vistule,  favorisé  les  progrès  de  son  plus  redoutable 
concurrent,  le  germanisme. 

Lue  telle  politique  S3  comprenait  au  lendemain  de  l'insurrection 
polonaise  et  en  face  d'une  Allemagne  morcelée,  alors  que  la  Prusse 
ne  semblait  à  Péiersbourg  qu'un  humble  satellite  du  grand  empire 
voisin  ;  est-elle  aussi  prudente  et  rationnelle  depuis  la  résurrec- 
tion de  l'empire  germanique,  alors  qu'à  Berlin  tout  le  monde  n'a 
pas  oublié  que  la  Prusse  a  régné  à  Varsovie  avant  la  Russie? 

Milutine  n'eut  pas  à  s'interroger  à  ce  sujet.  (Quelques  irjois  après 
Sadowa  (en  novembre  1866),  il  était  frappé  d'une  attaque  d'apo- 
plexie, à  la  suite  d'une  séance  du  comité  des  ministres,  où  l'on  avait 
longuement  discuté  sur  les  rapports  de  l'empire  et  de  la  hiéiarchie 
catholique.  La  question  religieuse,  ou  mieux  la  question  ecclé- 
siastique, fut,  après  les  lois  agraires,  la  principale  préoccupation 
de  xMilutine  et  de  Tcherkasski  en  Pologne.  En  aucun  pays,  on  le 
sait,  la  nationalité  et  la  religion  ne  se  sont  à  ce  point  alliées  et  ren- 
forcées l'une  l'autre.  Le  clergé  était,  après  la  szlachta,  regardé 
comme  le  principal  fauteur  des  résistances  polonaises;  il  ne  pou- 
vait sortir  indeuine  de  la  déiaite  d'une  insurrection  qu'il  passait 
pour  avoir  encouragée.  La  plupart  des  évoques  avaient  été  internés 
dans  l'intérieur  de  la  Russie  ou  déportés  en  Sibérie  ;  mais  aux  yeux 
de  Milutine,  qui,  en  toutes  choses,  préférait  aux  rigueurs  passagères 
ce  qu'il  appelait  des  mesures  organiques,  c'était  moins  aux  indi- 
vidus qu'aux  institutions  qu'il  fallait  s'en  prendre.  Dans  l'empire 
autocratique,  tout  comme  dans  les  état:^  démocratiques,  c'était  au 
clergé  régulier  et  aux  moines  que  le  gouvernement  devait  s'atta- 
quer de  préférence.  Ainsi  que  d'habitude,  Milutine  devait  ici  encore 
rencontrer  à  Varsovie  l'opposition  plus  ou  moins  déclarée  du  vice- 
roi  (l). 

Au  dire  de  Tcherkasski,  entre  tous  les  monastères  du  royaume, 
il  n'y  en  avait  qu'un,  celui  du  grand  sanciuaire  de  Czenstochowa, 
qui  fût  sans  reproche  (2).  La  rélorme  monastique,  entreprise 
par  Milutine  et  Tcherkasski ,  consista  dans  la  suppression  gra- 
duelle de  la  plupart  de  ces  couvens,  en  commençant  par  les 
plus  p:^tits.  Avant  1863,  il  y  avait  dans  le  royaume  cent  soixante- 
treize  couvens  ;  on  n'en  a  laissé  subsister  qu'une  trentaine  (trente- 
quatre),  dont  dix  de  femmes,  et  cela  en  limitant  strictement  le 
nombre  des  religieux  de  l'un  et  l'autre  sexe  (3).  Les  terres  confis- 

(1)  Lettre  de  Tcherkasski  du  13/25  mai  1864. 

(2)  Lettres  de  Tcherkasski  à  Milutine. 

(3)  D  après  les  renseignemeus  qui  m'ont  été  fournis  à  Pétersbourg,  le  printemps 
àernier,  par  la  direction  des  cultes  étrangers,  il  n'y  avait,  en  1876,  que  1,000  ou  mieux 
999  religieux  daus  le  royau'ae  et  dans  les  provinces  occidentales  ;  il  y  en  aurait  moins 
encore  aujourd'hui. 


\Q  REVUE   DES    DEUX   MONDES t 

quées  des  couvens,  dont  plusieurs  étaient  encore  fort  riches,  ser- 
virent à  l'accroissement  de  la  dotation  territoriale  des  paysans. 

Quant  au  clergé  séculier,  on  supprima  partout  le  patronat  ou 
droit  de  la  noblesse  de  désigner  les  curés  de  certaines  paroisses. 
Milutine  et  Tcherkasski,  conformément  à  leur  goût  habituel  pour 
l'élection  populaire,  eussent  voulu  remettre  au  paysan  le  choix  de 
ses  pasteurs  comme  le  choix  de  ses  maires  ou  anciens.  C'est  encore 
là  une  réforme  qu'ils  eussent  volontiers,  s'ils  en  avaient  été  les 
maîtres,  introduite  en  Russie.  La  proposition  en  fut  faite  pour  la 
Pologne,  mais  elle  fut  repoussée  au  comité  des  ministres  (1). 

L'acte  le  plus  grave  qu'on  puisse  reprocher  à  la  Russie  dans 
ces  délicates  luties  religieuses,  c'est  la  suppression  légale  du  der- 
nier diocèse  d'uuiates  ou  grecs -unis,  ofliciellement  ramené  en 
bloc  dans  le  giron  de  l'église  orthodoxe,  sans  tenir  compte  des  sen- 
timens  personnels  des  prêtres  ou  des  laïques  attachés  à  l'union.  Or 
cette  violation  des  droits  de  la  conscience,  qui  reste  l'une  des 
taches  du  règne  d'Alexandre  II,  est  postérieure  au  ministère  et  à 
la  mort  même  de  Milutine.  Il  s'était,  si  je  ne  me  trompe,  contenté 
de  relever  les  uniates  de  Khelm,  d'appeler  à  leur  tête  des  prêtres 
grecs-unis  de  Galicie  et  de  subventionner  leur  clergé. 

Dans  toute  cette  «  réforme  »  ecclésiastique,  la  Russie  rencontrait 
naturellement  la  plus  vive  opposition  de  la  part  du  Vatican.  Pie  IX 
n'était  pas  homme  à  faire  de  grandes  concessions  au  tsar.  Toutes 
les  tentatives  d'entente  ou  de  compromis  restèrent  infructueuses. 
Milutine,  qui,  ainsi  que  Tcherkasski,  cherchait  à  relâcher  les  liens 
du  clergé  polonais  et  de  Rome,  tenait  essentiellement  à  ce  que  le 
gouvernement  impérial,  au  lieu  de  négocier  avec  Pie  IX,  rompît 
définitivement  toutes  relations  officielles  avec  la  curie  romaine.  Au 
point  où  en  était  la  Russie  dans  sa  lutte  avec  la  hiérarchie  catho- 
lique, une  telle  rupture  semblait  inévitable.  Suit  qu'il  voulût  se 
ménager  les  chances  d'une  réconciliation,  soit  plutôt  qu'il  détiirât 
mettre  les  apparences  de  son  côté,  le  gouvernement  russe  était  loin 
d'être  unanime  à  ce  sujet.  La  proposition  de  Milutine  ne  l'emporta 
au  comité  des  ministres  qu'après  une  longue  et  véhémente  discus- 
sion, sous  l'oeil  même  du  maître.  Dans  ce  conseil  dont  les  membres 
ne  se  sentent  liés  par  aucune  solidarité  et  sont  souvent  plutôt 
rivaux  que  collaborateurs,  Nicolas  Alexèiévitch  n'avait  plus  d'une 
fois  déjà  eu  gain  de  cause  qu'après  d'orageuses  délibérations  (2). 
Ce  fut  son  dernier  effort  et  son  dernier  triomphe.  Le  même  jour, 

(1)  Lettre  de  Milutine  à  Tcherkasski  :  «  Aujourd'hui  on  a  également  examiné  la 
question  du  patronat.  On  a  souscrit  à  tout,  excepté  à  l'élection  des  prêtres  par  leurs 
paroissiens.  Sur  ce  pjint  je  n'ai  été  soutenu  que  par  mon  frère  et  Zélôûoi.  »  (Lettre 
3/14  juin  18ti6.)  , 

(2)  Lettre  de  Milutine  du  2/14  juillet  1806. 


UN  HOMME  d'État  russe.  917 

quelques  heures  après  le  conseil,  il  était  frappé  d'une  attaque  dont 
il  ne  se  releva  que  pour  demeurer  paralysé. 

Depuis  longtemps,  depuis  les  fatigues  de  l'émancipation,  sa 
santé  était  ébranlée;  les  excès  de  travail  et  les  irritans  tracas  des 
trois  dernières  années  n'étaient  pas  faits  pour  la  remettre.  Selon 
sa  propre  confession,  la  tension  perpétuelle  des  forces  morales  et 
intellectuelles,  les  eiïorts  de  patience  et  d'empire  sur  lui-même  aux- 
quels il  était  sans  cesse  contraint,  le  fatiguaient  presque  autant  et 
peut-être  plus  que  le  travail  (1).  De  fâcheux  symptômes  et  de  fré- 
quens  malaises  inquiétaient  justement  sa  famille  et  ses  amis;  mais 
Milutine,  avant  tnut  désireux  d'achever  sa  tâche,  remettait  toujours 
à  plus  tard  les  soins  et  le  repos.  Il  devait  continuer  jusqu'à  la  fm 
ce  que,  dans  une  de  ses  dernières  lettres  de  Pétersbourg,  il  appe- 
lait encore  son  existence  de  forçat  (2).  Sa  famille  se  décida  à  son 
insu  à  inviter  le  docteur  Bolkine,  l'orgueil  de  la  science  russe,  à 
venir  l'examiner.  Par  une  triste  coïncidence,  la  consultation  eut 
lieu  au  sortir  de  la  séance  du  conseil  d'où  Milutine  revenait  fati- 
gué et  joyeux.  Le  docteur  Botkine  trouva  Nicolas  Alexèiévitch 
atteint  d'une  grave  maladie  de  cœur  et  ne  lui  dissimula  point 
qu'une  catastro^^he  était  possible  d'un  moment  à  l'autre.  Le  soir 
même,  en  se  levant  de  table  après  dîner,  Milutine  s'affaissait  brus- 
quement et  perdait  connaissance.  Depuis  cette  attaque,  aucuns  soins 
ne  purent  le  rétablir.  Paralysé  et  affaibli,  incapable  de  tout  travail 
suivi,  il  dut  renoncer  entièrement  aux  affaires.  Il  avait  à  peine  qua- 
rante-huit ans. 

Nous  ne  suivrons  pas  Milutine  dans  le  triste  repos  de  ses  der- 
nières années  de  loisir  forcé.  Cet  esprit  si  actif  et  entreprenant 
garda  jusqu'à  la  fin  sa  lucidité  et  supporta  avec  une  rare  patience 
le  cruel  spectacle  de  sa  propre  impuissance.  Après  être  revenu  en 
Occident  et  avoir  en  vain  demandé  la  guérison  aux  conseils  de  la 
science  et  aux  rayons  du  soleil,  Nicolas  Alexèiévitch  finit  par  se  fixer 
à  Moscou,  où  le  rappelaient  ses  souvenirs  d'enfant  et  ses  affections 
d'homme.  A  Moscou,  il  retrouva  les  plus  chers  de  ses  collaborateurs, 
George  Saniarine  et  le  prince  Vladimir  Tcherkasski,  rentrés  tous 
deux  dans  la  vie  privée  (3). 

Le  coup  qui  frappa  soudainement  Milutine  atteignit  tous  ses 
amis  politiques  et  décapita  le  parti  dont  il  était  le  chef  reconnu. 
L'homme  qui  semblait  désigné  pour  lui  succéder  au  ministère  de 

(1)  Lettre  à  sa  femme  du  14/26  décembre  1865.  Tcherkasski,  de  son  côté,  disait  en 
parlant  de  son  ami  :  «  Ce  qui  l'a  tué,  c'est  mojns  le  travail  que  la  lutte.  » 

(2)  Leure  du  16/28  juin  18C6. 

(3)  Le  malheur  rapproche  parfois  des  adversaires  mis  également  hors  de  combat. 
A  Baden  et  aux  eaux  d'Allemagne,  Milutine,  paralysé,  reçut  souvent  auprès  de  son 
fauteuil  de  malade  l'un  d«  ses  principaux  antagonistes  d'autrefois,  le  comte  Paoina, 
devenu  aveugle. 


918  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

Pologne,  le  prince  Tcherkasski,  n'avait  pas  voulu  servir  sous  le 
successeur  de  son  ami  ;  il  était  revenu  à  Moscou,  qui  devait  l'élire 
comme  maire  et  où,  à  côté  de  Samarine,  il  devait  prendre  une  part 
active  aux  modestes  et  utiles  fonctions  de  la  douma  etlu  zemstco  (1). 
A  l'exemple  de  Tcherkasski,  les  plus  distingués  des  volontaires  qui 
s'étaient  associés  à  l'œuvre  de  Miiutine,  tels  que  M.  Kochelef,  don- 
nèrent leur  démission.  La  Pologne  semble  n'y  avoir  rien  gagné. 

M  lutine  mourut  à  Moscou  en  janvier  1872.  Ses  deux  illustres 
compagnons,  Samarine  et  Tcherkasski,  ne  lui  survécurent  pas  de 
longues  années.  Le  premier  fut  enlevé  en  quelques  jours,  en  1875, 
dans  une  maison  de  santé  des  environs  de  Berlin,  où  il  comptait 
passer  quelques  semaines.  Le  prince  Tcherkasski  était  alors  à 
Paris,  et  j'ai  été  témoin  de  la  vivacité  de  son  chagrin  en  apprenant 
à  l'improviste  la  mort  de  son  ami.  Le  prince  Vladimir  devait  suivre 
de  près  son  camarade  de  jeunesse  et  tomber,  lui  aussi,  en  terre 
étrangère,  loin  des  siens,  à  peine  âgé  de  cinquante-quatre  ans. 

On  sait  que  Tcherkasski  était  sorti  de  la  retraite,  lors  de  la 
guerre  «l'Orient,  pour  accepter  l'ingrate  mission  d'organiser  les 
contrées  bulgares,  émancipées  par  les  troupes  du  tsar.  Ce  n'est  pas 
ici  le  lieu  de  raconter  les  difficultés  et  les  déboires  que  lui  donnè- 
rent les  alternatives  de  succès  et  de  revers  des  armes  russes,  l'a- 
pathie ou  les  résistances  des  Bulgares,  les  fautes  ou  les  contradic- 
tions du  commandement  militaire,  les  attaques  ou  les  insinuations 
d'une  presse,  peut-être  trop  prompte  au  blâme  comme  à  l'éloge. 
Assailli  ai  tracas  de  toute  sorte,  rendu  par  l'opinion  responsable 
de  méconiptes  dont  la  faute  était  avant  tout  aux  circonstances, 
pliant  sous  le  double  faix  du  travail  et  des  contrariétés,  Tcherkasski 
disparut  de  la  scène  au  moment  où,  grâce  à  la  paix,  le  rôle  qu'il 
avait  accepté  en  Bulgarie  allait  devenir  plus  facile.  Pris  de  fièvre  à 
Andrinople,  il  voulut,  malgré  la  défense  des  médecins,  se  trans- 
porter à  San-Siefano,  au  quartier -général  russe,  où  l'on  allait 
négocier  la  paix  dont  dépendait  l'avenir  de  la  Bulgarie  (2).  Gomme 
Milufine,  il  refusait  de  renoncer  au  travail,  et  ressaisi  par  le 
mal  dont  il  croyait  avoir  triomphé  à  force  de  volonté,  il  rendit  le 
darnier  soupir  aux  bords  delà  mer  de  Marmara,  en  février  1878,  le 
jour  de  la  signature  du  traité  do  San-Stefano,  à  la  rédaction  duquel 
il  semble  n'avoir  guère  moins  contribué  que  le  général  Ignatief. 

Les  Russes  et  tous  les  Slaves  en  général  passent  pour  avoir  plus 
de  flexibilité  que  d'énergie;  ils  ont  la  réputation  d'être  changeans, 
légers,  prompts  au  découragement  comme  à  l'engouement.  Les 
Russes  sont  accusés  de  manquer  de  personnalité,  de  volonté,  de 

(1)  Conseil  municipal  et  conseil  provincial. 

(2)  Voy.  Kniaz  V.  A.  Tcherkasski  :  Ego  statii,  ego  rêtchii  vospominaniia  o  nem 
(Moscou,  1879),  p.  360-307. 


UN  HOMME  d'État  rdsse.  919 

persévérance.  Si  ces  reproches  semblent  souvent  mérités,  ce  défaut 
du  caractère  national  est,  chez  eux,  loin  d'être  universel  et  incu- 
rable. Les  Milutine,  les  Samarine,  les  Tcherkasski,  en  sont  la 
preuve;  on  peut  ne  point  partager  leurs  opinions  ou  leurs  prin- 
cipes, on  ne  saurait  contester  ni  l'indépendance  de  leur  esprit  ni 
la  vigueur  et  la  ténacité  de  leur  volonté.  L'exemple  de  ces  trois 
Russes  de  vieille  roche,  de  ces  trois  élèves  de  l'université  de  Mos- 
cou, monire  que  le  caractère  national  n'est  point  incapable  des  plus 
hautes  qualités  poiitiques  et,  par  suite,  qu'un  jour  ce  peuple  sera 
digne  d'être  libre.  Il  y  a,  en  effet,  pour  les  nations  comme  pour  les 
individus,  une  chose  supérieure  au  talent  ou  au  génie,  c'tst  la  fidé- 
lité aux  convict'ons,  l'attachement  désintéressé  aux  idées. 

Parmi  les  plus  heureux,  il  y  a  peu  d'hommes  qui  puissent  achever 
dans  leur  vie  l'œuvre  entrevue  dans  les  rêves  de  leur  jeunesse. 
Milutine  eut  en  partie  ce  rare  bonheur,  mais  il  ne  l'eut  que  d'une 
manière  incomplète.  Il  se  vit  mis  de  côté  en  1861,  au  moment  où  il 
pouvait  espérer  diiiger  de  sa  main  l'exécution  de  la  charte  d'éman- 
cipation et  corriger  dans  la  pratique  les  cbangemens  apportés  aux 
projets  de  !a  commission  de  rédaction.  Ministre  de  l'intérieur  et 
libre  d'agir^  il  eût  voulu  se  servir  des  domaines  Je  l'état  ou  de  la 
colonisation  des  contrées  à  demi  désertes,  pour  accroître  les  lots  des 
paysans,  chaque  jour  restreints  par  l'accroissement  de  la  population; 
il  eût  voulu  habituer  la  Russie  au  self  government  administratif 
et  par  les  libertés  locales  la  préparer  de  loin  à  des  libertés  poli- 
tiques. Le  programme,  comme  les  procédés,  de  Milutine  et  de  ses 
amis  était  foncièrement  russe  ;  on  pourrait  dire  qu'ils  ont  voulu  en- 
lever d'avance  à  la  révolution  sa  devise  nationale  :  Terre  et  hberté. 

L'œuvre  de  Milutine  en  Pologne  est  plus  difficile  à  apprécier.  De 
toutes  les  réformes  entreprises  dans  le  pays  de  la  Vistule,  la  plus 
durable,  celle  qui  a  le  mieux  réussi,  c'est  la  plus  aita  juée,  celle 
qui  a  soulevé  le  plus  de  scrupules  :  les  lois  agraires.  Si  l'on  regarde 
les  résultats,  il  est  difficile  d'en  nier  le  succès;  nous  n'oserions  en 
dire  autant  des  réformes  administratives  et  politiques. 

Il  y  a  des  pays  qui  s'associent  aisément  dans  la  mémoire  ou  la 
pensée  des  hommes.  C'est  ainsi  que  la  Pologne  fait  souvent  songer 
à  l'Irlande.  Ces  deux  noms  sont  pour  nous  rapprochés  par  la  com- 
munauté du  malheur,  par  l'identité  de  la  foi  religieuse,  par  les 
vieilles  sympathies  de  notre  pays,  bienque,  dans  ce  siècle,  Anglais 
et  Russes  aient  su  nous  inspirer  à  leur  tour  des  sympathies  égale- 
ment sincères.  Entre  la  Pologne  et  l'Irlande,  il  y  a  bien  des  points 
de  ressemblance,  il  y  a  peut-être  en  réalité  autant  d'oppositions  ; 
à  bien  des  égards,  on  pourrait  presque  les  mettre  en  contraste. 

Milutine  et  Tcherkasski  se  plaisaient  à  dire,  ou  mieux  se  plaisaient 


920  BEVUE  DES   DEUX  MONDES. 

à  prédire  que  des  lois  agraires  pourraient  seules  rendre  la  paix  à 
l'Irlande.  Celte  opinion,  peu  goûtée  de  la  majorité  des  Anglais,  est 
aujourd'hui  celle  de  plusieurs  radicaux.  Dans  une  pareille  entre- 
prise, l'Angleterre  aurait  de  singuliers  avantages  sur  la  Russie,  elle 
est  plus  riche,  elle  pourrait  faire  cette  opération  avec  plus  de  ména- 
gemens  de  tous  les  intérêts.  Si  la  Grande-Bretagne  y  répugne  tant, 
ce  n'est  pas  uniquement  par  peur  de  blesser  la  religion  de  la  pro- 
priété, c'est  qu'à  l'inverse  de  ce  que  les  Russes  rencontraient  en 
Pologne,  c'est  parmi  les  land-lords,  parmi  l'aristocratie  foncière, 
qu'en  Irlande  le  gouvernement  britannique  trouve  ses  plus  fermes 
appuis.  La  chose  serait  probablement  faite  dès  longtemps  si  c'était 
des  hautes  classes  que  venait  l'opposition.  Puis,  à  part  tous  ses 
scrupules  juridiques,  l'Angleterre  risquerait  d'être  amenée  à  appli- 
pliquer  dans  la  Grande-Bretagne  les  procédés  qu'elle  aurait  d'abord 
mis  en  usage  dans  l'île-sœur,  tandis  que  la  Russie  avait  commencé 
par  éprouver  chez  elle  les  mesures  qu'elle  a  étendues  ensuite  à  la 
Pologne. 

A  certains  égards,  on  pourrait  dire  que  la  Russie  avec  la  Pologne, 
l'Angleterre  avec  l'Irlande,  ont  agi  d'une  manière  tout  opposée, 
l'une  donnant  ce  que  l'autre  refusait,  chacune  prenant  le  pays 
assujetti  par  un  sens  différent,  et  toutes  deux  procédant  d'une  ma- 
nière inverse,  mais  également  incomplète  et  par  suite  presque 
également  défectueuse.  En  Irlande,  l'Angleterre  a  trop  souvent  cru 
parer  à  tout  avec  la  liberté  politique;  en  Pologne,  la  Russie  s'est 
trop  flattée  de  suffire  à  tout  avec  des  réformes  économiques.  A 
Londres,  on  a  trop  oublié  que  les  peuples,  comme  les  individus,  ne 
se  nourrissent  pas  de  droits  constitutionnels;  à  Pétersbourg,  on  ne 
s'est  pas  assez  souvenu  de  la  maxime  évangélique  :  «  L'homme  ne  vit 
pas  seulement  de  pain.  »  Les  deux  gouvernemens  pourraient  ainsi 
se  donner  des  leçons  l'un  à  l'autre.  Tous  deux  n'ont  su  envisager 
ou  n'ont  su  achever  qu'une  partie  de  leur  tâche;  mais  alors  même 
l'avantage  nous  semble  décidément  du  côté  de  la  Russie  et  de  la 
Pologne.  Si  difficile  qu'il  paraisse,  le  problème  politique  est  d'une 
solution  moins  malaisée,  comme  moins  urgente,  que  le  problème 
économique.  En  dépit  de  toutes  ses  soiffrances,  la  Pologne  a  pro- 
spéré sous  la  domination  russe,  et  rien  n'interdit  à  ses  maîtres  de  lui 
donner  ou  de  lui  rendre  un  jour  les  droits  et  libertés  dont  aucun 
peuple  européen  ne  saurait  indéfiniment  se  passer. 

Anatole  Leroy-Beaulieu. 


LE    GRISOU 


I.  Rapport  de  M.  îîaton  de  la  Goupillière;  Paris,  1880.  —  II.  Études  sur  les  déqagS' 
mens  instantanés  du  grisou,  par  G.  Arnould;  Bruxelbs,  1879.  —  III.  Le  Grisou, 
par  L.  Dombrc;  Lille,  1878.  —  IV.  Études  sur  le  grisou,  par  Mathet;  Monceau-les- 
Mincs,  1878.  —  V.  Note  sur  l'accident  de  Framerie,  par  MM.  Mallard  et  Vicaire; 
Paris,  1879.  —  VI.  Galloway,  Influence  ofcoal  dust,  etc. 


Les  sinistres  effrayans  qui  surviennent  dans  les  mines  de  houille 
émeuvent  de  temps  à  autre  la  commisératioa  publique;  aucun  gou- 
vernement ne  peut  s'en  désintéresser.  Aussi  la  chambre  des  dépu- 
tés, sur  la  proposition  de  M.  Paul  Bert,  vient-elle  d'ordonner  une 
enquête  qu'elle  a  confiée  à  des  ingénieurs  et  à  des  chimistes.  Cette 
commission,  présidée  par  M.  Daubrée,  a  recueilli  tous  les  docu- 
mens  possibles,  et  son  secrétaire,  M.  Haton  de  la  Goupillière,  vient 
de  les  publier  dans  un  premier  rapport  qu'on  ne  peut  lire  sans  le 
plus  vif  intérêt.  J'ai  puisé  à  pleines  mains  dans  ces  trésors  de  ren- 
seignemens,  et  j'y  ai  pris  ce  qui  me  paraît  devoir  instruire  le 
public,  en  laissant  de  côté  tout  ce  qui  est  technique,  tout  ce  qui  a 
une  cculeur  par  trop  scientifique.  Ceux  dont  la  curiosité  s'éveille- 
rait à  la  lecture  de  ces  extraits  pourront  remonter  à  leur  source 
autorisée;  je  suis  loin  de  l'avoir  épuisée. 

I. 

La  houille  est  un  produit  végétal  :  c'est  le  résidu  des  immenses 
et  plantureuses  forêts  qui  couvraient  le  globe  aux  plus  anciens 
jours  de  son  histoire,  avant  que  l'homme  fût  né.  Elles  y  ont  vécu 
pendant  de  longs  siècles  en  accumulant  leurs  débris.  De  temps  en 
temps,  la  mer  les  envahissait  et  les  enterrait;  puis  elles  recommen- 
çaient à  vivre.  Le  mécanisme  de  leurs  transformations  a  été  long- 
temps inconnu,  il  vient  de  nous  être  révélé  par  M.  Frémy. 
L'illustre  chimiste  a  chaulTé  pendant  longtemps,  sous  des  pressions 


922  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

considérables,  certaines  matières  organiques,  et  il  a  obtenu  une 
matière  noire,  compacte,  qui  a  l'aspect,  la  composition  et  toutes 
les  propriétés  de  la  houille,  La  nature  a  dû  procéder  pour  faire  la 
houille  de  la  même  manière  que  M.  Frémy  pour  l'imiter.  Les  forêts 
antédiluviennes  qui  croissaient  sur  un  sol  humide  ont  d'abord  accu- 
mulé de  la  tourbe,  que  la  mer  a  enterrée  sous  l'épaisseur  considé- 
rable des  dépôts  qu'elle  amassait.  Ces  dépôts  produis?<ient  deux 
effets  :  ils  comprimaient  les  couches  végétales  et  les  couvraient 
d'un  manteau  qui  empêchait  leur  refroidissement.  Comprimée  et 
chauffée,  pendant  des  périodes  d'une  incalculable  durée,  la  tourbe 
s'est  changée  en  houille,  s'est  refroidie  lentement  et  nous  a  laissé 
ces  précii'uses  assises  que  l'nomme  va  chercher  aujourd'hui  à  de 
grandes  profondeurs  et  au  prix  des  plus  rudes  efforts.  Faut-il  ajou- 
ter que  les  végétaux,  quand  on  les  chauffe,  laissent  échapper  des 
matières  gazeuses  et  qne  la  houille  doit  en  avoir  conservé  dans  sa 
masse?  Elle  retient  en  effet  un  gaz  particulier  qu'elle  abandonne 
pendant  l'extraction  et  auquel  les  mineurs  ont  donné  le  nom  de 
grisou. 

Le  grisou  est  un  mélange  dans  lequel  on  trouve  de  l'azote  et 
de  l'acide  carbonique,  très  peu  d'oxygène  et  une  quantité  d'hydro- 
gène protocaiboné  tellement  prédominante  qu'elle  eiface  tous  les 
autres  gaz.  Ce  dernier,  ainsi  que  l'indique  son  nom,  est  formé  parla 
combinaison  de  l'hydrogène  avec  le  charbon  ;  il  contient  les  mêmes 
élémeus  que  le  gaz  d'éclairage;  il  en  diffère  en  ce  que  la  même 
quantité  de  charbon  y  est  unie  à,  une  proportion  double  d'hydro- 
gène. 11  se  forme  dans  la  décomposition  de  tous  les  végétaux,  et 
l'on  peut  s'en  procurer  d'énormes  quantités  en  fouillant  les  boues 
des  étangs  ou  des  rivières  :  elles  en  sont  remplies  et  le  laissent 
échapper  à  gros  bouillons;  aussi  le  nomme- t-on  souvent  goz  des 
marais,  il  n'est  point  étonnant  que  la  houille,  ce  résidu  fossile  de 
végétaux,  ait  conservé  jusqu'à  nos  jours  le  gaz  qui  accompagnait 
sa  formation. 

Le  grisou  n'a  ni  couleur  ni  odeur;  s'il  est  quelquefois  acco:ii- 
pagné  d'une  saveur  de  pomme,  ou  s'il  pique  aux  yeux,  cela  tient 
à  des  matières  étrangères  auxquelles  il  est  accideatelleuient  mêlé. 
II  n'est  pas  anesthésique  comme  le  chloroforme;  ee  n'est  pas  un 
poison  comme  l'oxyde  de  carbone;  c'est  un  gaz  irrespirable 
coniine  l'azote,  qui  ne  tue  ni  n'empoisonne,  mais  qui  ne  fait  pas 
vivre.  Il  est  près  de  moitié  moins  lourd  que  l'air,  et  c'est  une 
heureuse  propriété,  car  il  monte  au  plafond  des  galeries  et  se 
tient  en  haut  hors  de  l'atteinte  de  l'homme;  il  se  réfugie  surtout 
dans  les  cavités  élevées  qu'on  nomme  cloches,  mais  peu  à  peu  il  se 
diliuse,  se  mêle  à  l'air  et  atteint  même  les  couches  contigaës  au 
sol.  On  voit  qu'il  se  conduit  à  l'inverse  de  l'acide  carbonique  et 


LE   GRISOU.  923 

qu'on  pourrait,  dans  une  galerie  de  mines,  renverser  l'expérience 
de  la  grotte  du  chien.  L'homme  peut  être  asphyxié  étant  debout; 
alors  il  perd  tout  sentiment,  tombe  sur  le  sol  et,  comme  il  y  retrouve 
un  air  pur,  il  ne  tarde  point  à  revenir  à  la  vie.  Dans  l'acide  car- 
bonique, il  serait  à  tout  jamais  perdu.  Da  reste,  ces  asphyxies,  qui 
sont  fréquentes,  ne  laissent  aucune  trace  morbide  quand  elles  sont 
momentanées,  ce  qui  prouve  la  parfaite  innocuité  du  gaz,  en  môme 
temps  que  son  incapacité  à  entretenir  la  respiration.  Ce  n'est  pas 
seulement  eu  égard  à  la  respiration  qu'il  se  rapproche  de  l'azote  ; 
il  a  comme  celui-ci  la  plus  grande  iDdifférence  à  toute  combinai- 
son; il  n'est  point  soluble  ^'ans  l'eau,  n'est  point  absorbé  par  la 
chaux,  et  il  n'y  a  guère  de  moyens  de  le  détruire  par  absorption 
chimique  ;  ce  n'est  qu'en  présence  de  l'oxygène  et  d'une  flamme 
qu'il  révèle  tout  à  coup  les  redoutables  effets  dont  nous  parlerons 
bientôt. 

Il  sort  de  la  houille  en  soulevant  les  lamelles  brillantes  qui  la 
composent,  et  l'on  entend  dans  les  galeries  d'abatage  un  léger 
grésillement  qui  ressemble  à  une  chute  de  pluie  :  c'est  le  chant  du 
grisou.  Ce  dégagement,  très  abondant  au  moment  même  où  les 
blocs  sont  arrachas  de  la  masse,  se  continue  en  s'afïaiblissant  peu 
à  peu.  M.  de  Mar^illy,  directeur  de  la  mine  d'Anzin,  a  mesuré  sous 
cloches  le  volume  de  gnz  que  laissent  échapper  diverses  variétés  de 
houille  aussitôt  après  leur  extraction  ;  elles  se  comportent  différem- 
ment suivant  qu'elles  sont  grasses  ou  maigres  ;  pour  les  unes,  on 
voit  le  dégagement  cesser  au  bout  de  douze  heures  ;  les  autres  le 
continuent  pour  ainsi  dire  indéfiniment,  jusque  dans  les  riagasins 
et  dans  les  soutes  des  navires,  ce  qui  %it  que  le  combustible  perd 
peu  à  peu  une  partie  de  sa  richesse.  0^'  augmente  cette  faculté  de 
dégager  le  gaz  par  le  vide  ;  c'est  ainsi  qu'on  a  foré  dans  les  massifs 
houillersdes  trous  cylindriques  qu'on  a  garnis  de  pistons  de  manière 
à  en  faire  une  sorte  de  machine  pneumatique  au  moyen  de  laquelle 
il  a  été  possible  d'aspirer,  d'extraire  et  d'analyi-er  le  grisou.  Sa 
chaleur  jusqu'à  300  degrés  produit  le  même  effet  que  le  vide;  elle 
augmente  et  active  la  sortie  du  gaz. 

Or  ces  expériences  ont  montré  qu'un  bloc  de  houille  peut  déga- 
ger jusqu'à  trois  fois  son  volume  de  grisou;  ce  fait,  extrêmement 
curieux,  n'est  nié  par  personne,  mais  on  ne  s'accorde  pas  sur  l'ex- 
phcation  qu'il  en  faut  donner.  11  y  a  sur  ce  point  deux  opinions  que 
je  vais  exposer.  Beaucoup  d'ingénieurs  et  presque  tous  les  physi- 
ciens admettent  que  le  grisou  existe  tout  formé  dans  la  houille  et 
qu'il  y  est  comprimé.  Le  gaz  recueilli  dans  les  expériences  de 
M.  de  Marsilly  aurait  une  pression  de  trois  atmosphères  si  on  le 
ramenait  au  volume  du  bloc  de  houille  d'où  il  est  sorti,  mais,  comme 
il  n'occupait  que  les  vides  de  ce  bloc,  il  devait  s'y  trouver  à  une 


924  BEVUE   DES   DEUX  MONDES, 

pression  incomparablement  plus  grande  et  qu'il  est  impossible 
d'évaluer  exactement.  On  l'a  supposée  au  moins  égale  à  seize  atmo- 
sphères :  elle  est  certainement  plus  grande.  Cette  énorme  pression 
sépare  les  lamelles  et  pousse  les  gîtes  de  houille  vers  les  sur- 
faces d'abatage  ;  les  fronts  de  taille  se  gonflent,  se  gauchissent,  se 
brisent  et  tombent  dans  les  chantiers  en  s' exfoliant  ;  il  faut  les 
maintenir  par  des  étais  de  bois  ou  boisages,  quelquefois  par  des 
maçonneries,  et  celles-ci  ne  suffisent  pas  toujours  pour  contre-ba- 
lancer  l'énorme  poussée  intérieure.  On  a  vu,  à  la  mine  de  Doubler, 
près  de  Gharleroi,  un  éboulement  de  AO  mètres  cubes  de  charbon 
occasionné  par  l'effort  du  grisou.  Au  reste,  les  ouvriers  connaissent 
si  bien  ces  circonstances  qu'ils  s'arrangent  de  manière  à  en  pro- 
fiter et  à  se  faire  aider  par  la  poussée  de  leur  mortel  ennemi. 

D'autres  praticiens  soutiennent  une  opinion  différente,  et  parti- 
culièrement M.  Arnould,  ingénieur  principal  à  Mons,  dont  nous 
aurons  souvent  à  citer  les  beaux  travaux.  On  soutient  que  le  grisou 
n'existe  pas  dans  la  houille,  mais  qu'elle  contient  un  liquide  oléa- 
gineux, ou  même  un  solide,  lequel  s'évapore  ou  se  décompose  et 
donne  naissance  au  grisou.  Pour  justifier  cette  opinion,  on  s'appuie 
sur  des  observations  intéressantes.  Immédiatement  après  î'aba- 
tage,  le  charbon  présente  à  sa  surface  un  aspect  gras  et  luisant 
qu'il  perd  aussitôt;  il  avait  des  propriétés  ag^lutinalives  qu'il  ne 
conserve  pas  après  son  exposition  à  l'air;  enfin  on  a  cru  reconnaître 
une  huile  très  volatile  dans  les  cellules  intérieures.  On  cite  encore 
les  faits  suivans  :  bien  que  le  gaz  des  marais  ne  soit  point  soluble 
dans  l'eau,  les  liquides  qu'on  extrait  des  mines  contiennent  quel- 
quefois une  grande  quantité  de  matières  inflammables  et  volatiles 
qui  s'en  dégagent  et  brûlent  quand  on  les  amène  à  la  surface  du 
sol.  En  1870,  M.  Chanselle,  alors  ingénieur  des  houillères  de  Saint- 
Étienne,  faisait  épurer  une  masse  d'eau  qui  avait  envahi  la  mine 
et  s'y  était  accumulée  jusqu'à  une  hauteur  de  17  mètres;  quand 
on  arriva  aux  dernières  couches,  l'eau  contenait  assez  de  grisou 
pour  prendre  feu  et  donner  une  grande  flamme  analogue  à  celle 
du  punch  quand  on  l'agite.  D'autres  fois  on  a  remarqué  que  les 
boues  extraites  des  puits  se  mettaient  à  bouillir  et  à  dégager  des 
torrens  de  gaz  qu'on  pouvait  allumer  et  qui  donnaient  des  flammes 
de  0"",50  de  hauteur. 

Il  faut  convenir  que  tout  cela  est  vague,  que  ce  sont  des  hypo- 
thèses, et  dans  les  sciences  les  hypothèses  ne  comptent  plus.  Pour 
faire  admettre  un  grisou  liquide,  il  faudrait  le  montrer,  et  ce  gaz 
est  justement  l'un  de  ceux  qui  ont,  jusqu'à  présent,  résisté  aux 
efforts  de  la  pression.  Non,  le  grisou  n'est  pas  liquéfié,  il  existe 
dans  la  houille,  il  y  est  comprimé,  il  y  a  un  ressort  énorme  que 
tous  les  faits  et  que  de  nombreux  malheurs  ont  surabondamment 


LE   GRISOU.  925 

démontré.  Il  peut  d'ailleurs  y  être  quelquefois  associé  à  des  car- 
bures volatils. 

Cette  pression  va  se  manifester  par  les  effets  les  plus  curieux. 
Il  y  a  dans  les  mines  des  cavités  naturelles  fermées  de  toute  part; 
on  les  trouve  souvent  sous  le  toit  des  veines  de  charbon,  où  elles 
résultent  des  affaissemens  de  la  masse;  ce  sont  autant  de  réser- 
voirs, autant  de  sars  à  grisou,  et  lorsque  le  progrès  des  travaux 
vient  à  les  atteindre,  ils  laissent  échapper  brusquement  leur  con- 
tenu et  remplissent  la  mine  d'un  air  méphitique. 

Il  n'est  même  pas  nécessaire  qu'il  y  ait  un  vide  ;  il  suffit  que  les 
murailles  rocheuses  soient  perméables  et  qu'elles  aient  été  satu- 
rées; aussitôt  qu'on  les  met  à  découvert,  elles  abandonnent  leur 
gaz.  On  cite  un  exemple  de  ce  genre  dans  la  houillère  deStrafford- 
main,  où  un  abondant  dégagement,  venu  du  mur,  éteignit  toutes 
les  lampes;  il  fallut  six  heures  pour  assainir  la  mine. 

Originairement  les  dépôts  charbonneux  étaient  horizontaux  et 
continus;  ils  sont  aujourd'hui  inclinés  et  disloqués.  La  terre,  en 
effet,  qui  d'abord  était  une  masse  fondue,  s'est  recouverte  progres- 
sivement d'une  croûte  solide.  Aujourd'hui  encore,  son  centre  est  en 
feu,  ei  la  croûte  n'a  guère  plus  de  10  lieues  d'épaisseur,  et  comme 
elle  continue  de  se  refroidir  et  que  son  volume  total  décroît,  la 
croûte,  devenue  trop  large,  se  casse  en  larges  dalles  qui  s'affais- 
sent; les  couches  s'inclinent  irrégulièrement  et  inégalement,  elles 
sont  séparées  par  des  fentes  aux  deux  faces  desquelles  elles  ne  se 
correspondent  plus.  La  houille  se  présente  ainsi  en  bancs  inclinés, 
et  qui  sont  tout  à  coup  interrompus;  mais  on  en  retrouve  la 
suite  un  peu  plus  haut  ou  un  peu  plus  bas  en  continuant  les  tra- 
vaux. Ces  fentes,  accompagnées  de  ces  dénivellations,  se  nomment 
des  failles.  On  comprend  qu'elles  peuvent  être  incomplètement  fer- 
mées, remplies  de  grisou,  et  qu'il  s'échappera  si  on  lui  ouvre 
une  issue.  C'est  en  ellet  ce  qui  arrive  fréquemment;  il  sort  avec 
bruit  comme  un  vent,  — plus  ou  moins  vif,  —  et  c'est  ce  qu'on 
nomme  un  soiifflard. 

Il  y  en  a  de  toutes  les  grandeurs  :  quelques-uns  sont  tempo- 
raires, très  viulens,  mais  presque  instantanés;  d'autres  durent 
très  longtemps,  quelques-uns  paraissent  devoir  durer  toujours; 
cela  dépend  évidemment  de  l'étendue  des  failles  et  de  la  grandeur 
des  issues.  Il  y  en  avait  un  à  Wellesviller  qui  a  soufflé  pendant 
cinquante  ans.  Quelquefois  ils  s'échappent  à  travers  l'eau  en  bulles 
nombreuses  et  bruyantes.  On  en  connaît  un  exemple  dans  le  lit 
de  la  Susquehanna,  au-dessus  d'une  mine  d'anthracite.  Combes 
en  a  cité  un  autre  dans  la  mine  de  Firminy;  il  s'échappait  à  tra- 
vers une  colonne  d'eau  de  12  mètres,  ce  qui  prouve  une  fois  de 
plus  la  grande  pression  qui  le  chasse  de  la  houille. 


926  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

On  peut  allumer  les  soufïlards.  et  on  le  fait  sans  danger  ;  c'est 
même  un  moyen  de  se  débarrasser  du  gaz.  On  les  a  quelquefois 
captés  et  conduits  par  des  tubes  comme  le  gaz  d'éclairage,  soit  dans 
la  mine  elle-même,  soit  dans  des  villages  voisins,  même  à  un 
phare  sur  la  côte  de  Whitehaven. 

A  l'origine,  on  n'exploitait  que  les  mines  à  fleur  du  sol  ;  mais  peu 
à  peu,  après  l'augmentation  des  besoins  et  les  perfectionnemens 
mécaniques  r^e  l'exploitation,  on  s'est  risqué  à  toutes  lesprofondei^rs, 
jusqu'à  630m.étre'^.  On  ne  s'arrêtera  pas  In.  Si  l'on  veut  se  faire  une 
idée  de  ces  témérités  redoutables,  il  faut  se  rappeler  que  le  Pan- 
théon a  70  mètres  de  hauteur  et  que  c'est  la  neuvième  partie  de  la 
profondeur  de  ces  mines;  ceux  qui  ont  une  fois  gravi  cet  édifice 
comprendront  !a  fatigue  des  hommes  qui  seraient  obligés  pour  sor- 
tir des  mines  de  faire  une  ascension  neuf  fois  plus  longue.  Or  il  est 
clair  que  le  poids  superposé  de  toutes  les  couches  supérieures  doit 
augmenter  la  pression  du  grisou  et  que,  dans  les  mines  profondes, 
les  dangers  qu'il  crée  s'augmentent  en  même  temps  que  toutes  les 
difficultés  de  l'extraction. 

Voici  une  autre  cot. séquence  de  ces  profondeurs.  La  pression 
barométrique,  qui  va  diminuant  quand  on  s'élève,  augmente  lors- 
qu'on descend.  Elle  prend  dans  les  mines  une  valeur  beaucoup 
plus  grande  qu'au  niveau  du  sol;  mais  les  variation^  de  cette  pres- 
sion se  font  sentir  en  bas  comme  en  haut,  un  peu  plus  en  bas  qu'en 
haut;  or  le  grisou,  enfermé  dsns  les  charbons,  se  tient  en  équi- 
libre entre  sa  tension  qui  le  porte  à  s'échapper  et  celle  de  l'air  qui 
le  maintient  enfermé.  Il  devra  donc  sortir  si  le  baromètre  baisse, 
rentrer  s'il  monte;  le  régime  d'une  mine  devra  donc  se  ressentir 
de  l'état  du  ciel,  et  d'autant  plus  qu'elle  en  est  plus  éloignée, 
c'est-à-dire  plus  creuse.  Il  faut  en  dire  autant  de  la  ten  pérature; 
plus  on  descend,  plus  elle  augmente,  parce  que  l'on  s'approche  de 
la  masse  iriterne;  mais  comme  il  faut  assainir  la  mine,  on  y  fait 
arriver,  par  une  ventilation  énergique,  un  courant  d'air  qui  la 
rafraîchit.  Ce  courant,  qui  est  chaud  pendant  l'été  et  qui  est  froid 
pendant  l'hiver,  imprime  aux  galeries  des  températures  variables, 
et  la  production  du  grisou  s'active  quand  il  fait  chaud,  se  ralentit 
quand  il  fait  froid.  Voilà  donc  deux  causes  de  variations  et  de  dan- 
gers dont  les  influences  pourront  ou  se  réunir  ou  se  combattre 
suivant  les  cas. 

Il  faut  ajouter,  pour  compléter  ce  raisonnement,  que  l'exploita- 
tion laisse  vide  l'espace  primitivement  occupé  par  la  houille  entre 
le  sol  et  le  toit  de  la  veine.  Étayer  ce  toit  qui  tend  à  s'efTont'rer 
est  une  des  plus  pressantes  préoccupations  du  mineur.  De  là  des 
soutiens  de  bois  ou  boisages,  des  piliers  ou  des  murailles  en  ma^ 
çonnerie.  A  mesure  qu'on  avance,  on  tasse  en  arrière  dans  les 


LE   GMSGn.  927 

espaces  déhouillés  les  fragmens  de  roche,  les  déblais,  les  déchets, 
tout  ce  qui  n'est  pas  le  charbon  pur.  Ces  tassemens  imparfaits  lais- 
sent dans  les  anciens  travaux  des  vides  immenses  qui  grandissent 
chaque  jour  et  qu'on  a  cherché  à  évaluer.  D'après  M.  Soulary, 
ils  seraient  de  50,000  mètres  cubes  pour  une  mine  de  10  hectares 
dans  une  couche  de  houille  de  3  mètres  d'épaisseur.  Eu  épuisant 
une  mine  anglaise  envahie  par  l'eau,  on  est  arrivé  à  dire  que  le 
vide  est  environ  égal  au  sixième  du  charbon  sorti;  enfin  M.  Dombre 
estime  qu'il  est  compris  entre  le  tiers  et  le  cinquième,  et  qu'une 
mine  tirant  annuellement  100,000  tonnes  laisse  un  espice  inoc- 
cupé de  12  à  20,000  mètres  cubes.  IN'insistons  pas  sur  ces  évalua- 
tions, qui  ne  peuvent  être  les  mêmes  dans  le-  divi^rs  cas;  conten- 
tons-nous de  dire  que  le  vide  est  très  consi'iérable  et  tirons-en 
cette  conclusion,  que  toute  diminution  de  pression  et  toite  aug- 
mentation de  température  en  fera  sortir  l'air,  que  tout  effet  con- 
traire l'y  fera  rentrer,  et  que,  si  cet  air  est  chargé  de  grisou,  les 
dangers  seront  accrus  toutes  les  fois  que  le  baromètre  baissera. 

L'expérience  semble  confirmer  ces  raisonnemens.  G.  St^phenson 
a  observé  un  soufîlard  qui  fonctionnait  quand  la  pression  était  basse 
et  qui  se  renversait  quand  elle  était  élevée.  M.  Galloway,  inspec- 
teur des  mines  en  Angleterre,  après  un  résumé  d'observations  exé- 
cutées dans  Irente-cinq  mines  du  Royaume-Uni,  admet  qu'il  y  a 
un  rapport  de  concomitance  entre  la  présence  du  grisou  et  l'abais- 
sement de  la  pression  ;  enfin  M.  Sauvage  affirme  que  trois  fois  sur 
quatre,  quand  le  grisou  es^  signalé,  il  y  a  baisse  barométrique; 
ajoutons  qu'il  n'y  a  guère  de  vieux  mineurs  qui  aient  du  doute  sur 
l'influence  de  la  pression.  A  la  vérité,  elle  est  niée  par  des  ingé- 
nieurs éraérites,  entre  autres  par  M.  Lechatelier,  qui  attribue  aux 
variations  de  température  ce  qu'on  croyait  devoir  rapporter  aux 
effets  de  la  pression. 

En  présence  de  ces  dénégations,  la  commission  du  grisou  croit 
devoir  ajourner  son  jugement,  tout  en  affirmant  que,  dans  le  cas  où 
cette  influence  se  ferait  sentir,  elle  ne  paraît  pas  modifier  d'une 
manière  sensible  les  conditions  de  sécurité  des  mines  à  grisou. 

II. 

Il  faut  maintenant  reprendre  et  compléter  l'étude  du  grisou.  Ce 
gaz  possède  une  propriété  que  j'ai  intentionnellement  passée  sous 
silence,  afin  de  l'étudier  plus  à  loisir.  Composé,  comme  le  gaz  d'é- 
clairage, d'hydrogène  et  de  charbon,  il  est  combustible,  et  si  on  l'a 
versé  dans  l'atmosphère  en  un  jet  continu  par  un  bec  préalable- 
ment allumé,  il  se  combine  avec  l'oxygène  de  l'air  et  se  consume 
avec  une  flamme  tranquille  et  éclairante  ;  son  hydrogène  forme  de . 


€28  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

l'eau,  son  charbon,  de  l'acide  carbonique.  Un  litre  de  grisou  exige 
pour  se  brûler  deux  litres  d'oxygène;  le  tout  se  transforme  en  un 
litre  d'acide  carbonique  et  en  deux  litres  de  vapeur  d'eau  ;  c'est 
dire  que  le  volume  ne  devrait  pas  changer.  Cependant  il  augmente 
considérablement  au  moment  même  de  la  combustion,  parce  que 
les  gaz  qui  étaient  froids  sont  tout  à  coup  portés  à  l'incandescence; 
mais  il  diminue  aussitôt,  parce  qu'ils  se  refroidissent,  que  la  vapeur 
d'eau  se  condense  et  qu'il  ne  reste  qu'un  litre  d'acide  carbonique. 
En  résumé,  il  y  a  tout  d'abord  une  grande  dilatation  et  une  grande 
pression  par  l'augmentation  de  la  température,  et  aussitôt  après  une 
grande  contraction  par  le  refroidissement. 

Ce  genre  de  combustion,  qui  n'offre  aucun  danger,  ne  se  fait  pas 
dans  les  mines;  mais  il  y  en  a  un  autre  qui  est  redoutable.  Quand 
les  deux  gaz  sont  mélangés  à  l'avance  et  qu'on  ititroduit  au  milieu 
d'eux  une  lampe  allumée,  on  ne  voit  rien  de  particulier  tant  que  la 
proportion  du  grisou  dans  l'air  ne  dépasse  pas  Sou  /i  centièmes.  Si 
elle  augmente,  on  en  est  averti  par  le  régime  <ile  la  flamme,  qui  fume 
et  s'allonge,  ce  qui  prouve  une  difficulté  de  combustion,  et  qui 
s'entoure  d'une  auréole  violacée,  ce  qui  indique  une  tendance  du 
gaz  à  s'enflammer  lui-même  autour  d'elle;  on  dii  alors  que  la  lampe 
marq)œ.  A  mesure  que  le  mélange  s'enrichit,  la  flamme  tend  à  s'é- 
teindre et  l'auréole  à  s'étendre.  De  10  à  ik  ceniièuies,  la  première 
s'annule,  et  tout  le  mélange  s'enflamme  à  la  fuis  avec  une  brusque 
détonation.  Au-delà  de  ce  terme,  flamme  et  auréole  disparaissent, 
parce  qu'il  n'y  a  plus  a?sez  d'oxygène  pour  les  entretenir.  Il  est 
facile  de  se  rendre  compte  de  ces  effets.  A  la  teujpérature  ordinaire, 
l'air  et  le  grisou  resteraient  éternellement  en  présence  sans  exer- 
cer aucune  action  réciproque;  mais  vient-on  à  échauffer  par  une 
allumette  un  des  points  du  mélange  jusqu'à  700  degrés,  aussitôt  il 
prend  feu  en  cet  endroit.  Ce  feu  échauffe  les  parties  voisines  jus- 
qu'au degré  qui  leur  est  nécessaire  pour  qu'elles  brûlent  à  leur 
tour,  pour  qu'elles  continuent  le  même  rôle  autour  d'elles  et  que 
la  déflagration  se  propage  en  rayonnant  de  proche  en  proche.  Elle 
se  transmet  avec  une  rapidité  si  grande  que  l'effet  semble  instan- 
tané: alors  la  masse  entière  se  dilate  à  la  fois  par  la  chaleur  et  les 
enveloppes  sont  projetées  et  brisées  comme  par  la  poudre. 

L'expérience  se  fait  habituellement  avec  un  petit  flacon  dans 
lequel  est  enfermé  le  mélange;  on  l'enveloppe  d'un  linge  épais  et 
mouillé  et,  le  tenant  d'une  main,  on  le  débouche  avec  l'autre  en 
approchant  l'orifice  de  la  flamme  d'une  bougie.  Aussitôt  l'explosion 
se  produit,  et  on  ne  retrouve  du  flacon  que  des  débris.  Remplacez 
par  la  pensée  le  flacon  par  une  galerie  de  mine,  supposez  qu'on  y 
apporte  une  lampe  ou  une  simple  allumette,  aussitôt  le  feu  prend, 
se  transmet  rapidement  et,  l'ouragan  enflammé,  courant  jusqu'aux. 


LE   GRISOU.  929 

puits,  renverse,  brise  et  brûle  tout  ce  qu'il  trouve  en  son  chemin. 
Les  travaux  sont  anéantis,  les  machines  détruites,  et  la  mort  a 
brusquement  surpris  les  malheureux  que  la  flamme  a  rencontrés. 
C'est  là  ce  qu'on  nomme  un  coup  de  grisou;  il  est  imminent  quand 
la  proportion  du  gaz  est  de  8  centièmes,  il  est  certain  si  elle  atteint 
12  ou  15  centièmes. 

Pour  arriver  à  préserver^les  raines  de  désastres  pareils,  il  était 
nécessaire  d'étudier  scientifiquement  toutes  les  circonstances  de 
l'inflammation  des  mélanges  détonans,  de  chercher  en  particulier 
à  quelle  température  ils  prennent  feu,  quelle  est  la  vitesse  avec 
laquelle  la  flamme  marche  dans  les  galeries  et  quelle  est  la  pression 
développée  tout  à  coup  par  l'explosion.  Les  expériences  exécutées 
par  MM.  Mallard  et  Lechatelier  répondent  à  ces  trois  questions. 

J'ai  dit  précédemment  que  l'air  et  le  grisou  mélangés  pourraient 
demeurer  éternellement  en  présence  sans  exercer  d'action  réci- 
proque; il  faut,  pour  qu'ils  prennent  feu,  les  chauiïer  jusqu'à  une 
certaine  température  qui  a  été  mesurée  pour  plusieurs  mélanges. 
Il  s'est  trouvé,  par  une  circonstance  inexpliquée,  que,  de  tous  les 
gaz,  c'est  le  grisou  qui  exige  le  plus  grand  échauffement.  Il  faut  le 
porter  à  780  degrés.  Il  est  heureux  que  les  mines  dégagent  ce 
gaz,  car  si  elles  donnaient  à  sa  place  du  gaz  d'éclairage,  il  pren- 
drait feu  dès  550  degrés.  On  peut  donc  introduire  sans  danger  dans 
les  mines  des  corps  échauffés  au-dessous  de  500  degrés,  qui  déjà 
seraient  lumineux  et  serviraient  à  l'éclairage  et  qui  pourtant  ne 
mettraient  pas  le  feu  tant  que  leur  température  n'atteindrait  pas 
780  degrés.  C'est  ainsi  qu'on  peut  y  battre  le  briquet,  brûler  de 
l'amadou,  rougir  un  fil  de  platine;  mais  on  ne  pourrait  sans  dan- 
ger enflammer  une  allumette. 

Le  deuxième  point  est  relatif  à  la  pression  que  l'explosion  peut 
produire.  En  vase  clos,  elle  s'élève  jusqu'à  six  atmosphères.  Or  si 
on  songe  que  c'est  la  pression  moyenne  d'une  machine  à  vapeur, 
on  voit  que  les  choses  se  passeront  en  chaque  point  comme  si  une 
chaudière  y  crevait,  et,  puisque  le  phénomène  se  produit  en  chaque 
endroit,  comme  si  une  série  de  chaudières  qui  empliraient  la  gale- 
rie éclataient  presque  au  même  moment.  On  peut  s'expliquer  par  là 
les  désastres  que  nous  avons  décrits. 

Enfin  il  nous  reste  à  dire  comment  on  a  pu  mesurer  la  vitesse 
avec  laquelle  un  coup  de  feu  se  propage.  MM.  Mallard  et  Lecha- 
telier y  ont  réussi  par  un  ingénieux  procédé  que  je  vais  décrire. 
Dans  un  tube  de  verre  qui  représente  en  petit  la  galerie  d'une  mine, 
on  lançait  un  courant  d'air  mêlé  de  grisou  et  on  l'enflammait  à 
l'extrémité  du  tube,  puis  on  réglait  son  débit  jusqu'à  ce  que  la 
flamme  demeurât  stationnaire  en  un  point,  sans  avancer  ni  reculer. 

TOME  XXIII.  —  1881.  ^9 


930  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

A  ce  moment,  la  vitesse  du  courant  gazeux  contre-balançait  celle  de 
la  flamme;  l'une  détruisait  l'autre,  et  par  cons(^quent  !a  mesurait. 
Elle  est  bien  loin  d'être  aussi  grande  qu'on  le  croyait;  on  la  sup- 
posait énorme,  elle  ne  dépasse  pas  au  maximum  0'",62  à  la  seconde, 
ce  qui  ne  fait  guère  plus  de  2  kilomètres  à  l'heure.  Si  donc  il  était 
permis  d'étendre  ces  résultats  à  une  galerie  de  mine,  on  voit  que, 
l'air  y  étant  immobile,  les  ouvriers  sans  trop  se  presser  pourraient 
fuir  devant  le  danger;  mais  comme  il  y  a  toujours  un  courant  de 
ventilation  qui  atteint  et  souvent  dépasse  la  vitesse  de  0"',60,  il  en 
résulterait  que  le  feu  ne  pourrait  pas  remonter  le  courant  et  qu'il 
le  descendrait  avec  une  vitesse  au  moins  double.  Gela  malheu- 
reusement n'est  point  exact;  on  ne  peut  rien  conclure  des  expé- 
rience de  laboratoire,  si  bonnes  qu'elles  soient,  par  la  raison 
qu'elles  ont  été  faites  en  des  tubes  ouverts  et  que  les  mines  sont 
à  peu  près  closes  et  qu'il  faut  compter  sur  les  énormes  pressions 
que  la  déflagration  y  fait  tout  à  coup  naître  ;  ces  pressions  changent 
et  exagèrent  les  courans,  soulèvent  de  véritables  ouragans,  des 
ouragans  de  feu,  et  ce  qui  les  rend  particulièrement  destructives, 
c'est  qu'elles  entraînent  avec  elles  des  nuages  épais  de  poussières 
noires  éminemment  combustibles,  qui  ajoutent,  s'il  est  possible,  à 
l'horreur  de  la  situation  et  dont  nous  allons  nous  occuper. 

III. 

Tout  le  monde  a  fait  ou  peut  faire  la  curieuse  expérience  qui 
consiste  à  jeter  sur  une  bougie  allumée  une  poignée  de  poudre  de 
ycopode  :  c'est  le  pollen  très  divisé  que  répand  en  abondance  le 
l  jcopodiumclavatum  au  moment  de  la  fécondation  et  qu'on  recueille 
pour  saupoudrer  les  membres  des  nouveaux-nés.  Aussitôt  qu'elle 
atteint  la  flamme,  cette  poussière  s'allume  et  répand  autour  d'elle 
un  nuage  de  feu  qui  est  instantané  et  n'offre  aucun  danger.  C'est 
pa'  ce  moyen  qu'au  théâtre  on  cherche  à  imiter  les  éclairs.  Quant 
à  l'explication,  elle  est  exactement  celle  que  nous  avons  doni  ée  des 
détonations  du  grisou  :  les  grains  de  lycopode  sont  combustibles; 
si  1  ..m  d'eux  rencontre  une  flamme,  il  brûle  et  développe  assez  de 
cha'eur  pour  échauffer  ses  voisins,  jusqu'à  la  température  néces- 
saire à  leur  combustion;  ils  s'allument  à  leur  tour  et  l'incendie 
progressivement  propagé  de  grain  à  grain  s'étend  rapidement  à  la 
masse  entière. 

Ca  comprend  que  la  nature  de  la  poudre  est  ici  tout  à  fait  indif- 
férente et  qu'on  pourrait  remplacer  le  lycopode  par  toute  autre 
poussière  combustible,  pourvu  qu'elle  fût  assez  menue;  il  n'y  a 
d'autre  difl'érence  que  l'inflammabilité  de  la  substance.  A  cause  de 
cela,  la  poudre  de  soufre  est  tellement  dangereuse  qu'on  a  dû 


LE   GRISOU.  931 

renoncer  à  la  préparer  par  le  broyeur  Carr,  comme  on  avait  essayé 
de  le  faire  en  vue  de  tuer  l'oïdium.  Une  explosion  de  poudre  d'a- 
midon s'est  produite  à  Paris,  dans  une  fabrique,  il  y  a  une  dizaine 
d'années.  La  fine  farine  qui  voltige  dans  l'air  des  moulins  a  ses 
dangers;  le  2  mai  1878,  une  épouvantable  explosion  a  détruit 
l'un  des  plus  grands  moulins  du  monde  à  Minneapolis,  près  des 
chutes  du  Mississipi.  Aussi  les  compagnies  d'assurance  imposent- 
elles  aux  meuniers  des  responsabilités  particulières.  Divers  inven- 
teurs ont  même  essayé  de  tirer  parti  de  cette  action.  Niepce  pro- 
posait une  machine  analogue  à  nos  moteurs  à  gaz  modernes,  oh 
la  force  eût  été  développée  par  l'explosion  d'un  mélange  d'air  et 
de  poudre  de  lycopode.  Il  s'agit  ici,  comme  on  le  voit,  d'un  fait 
très  connu,  très  fré:]uemment  observé,  très  rationnellement  expli- 
qué et  qu'on  peut  résumer  en  disant  que  tout  mélange  d'air  avec 
une  poussière,  pourvu  qu'elle  soit  très  combustible  et  très  menue, 
est  un  mélange  détonant,  que  le  feu  subitement  propagé  dans  tous 
ses  points  ddate  les  gaz,  augmente  la  pression,  renverse  et  projette 
au  loin  les  matériaux  voisins  et  produit  tous  les  effets  destructeurs 
de  la  poudre. 

Or,  s'il  y  a  des  poussières  particulièrement  aptes  à  créer  ces 
dangers,  ce  sont  manifestement  celles  du  charbon,  le  corps  com- 
bustible par  excellence ,  et  s'il  y  a  un  lieu  qui  en  contienne  une 
proportion  redoutable,  c'est  évidemment  la  galerie  d'une  houillère. 
Elles  se  développent  par  l'abatage  de  !a  mine,  par  le  mouvement 
des  chariots,  par  tous  les  travaux;  elles  se  transportent  par  la  venti- 
lation, elles  s'é'èvent  comme  les  poussières  s'élèvent  à  la  surface 
du  sol  dans  l'atmo  phèie,  non  quand  l'air  est  humide,  mais  quand 
il  est  sec;  alors  il  en  est  saturé  et  les  entraîne  jnsque  dans  les 
vêtemens.  Après  quelques  heures  de  séjour  dans  une  mine,  un 
visiteur  est  étonné  de  la  prodigieuse  quantité  de  charbon  pulvé- 
rulent qu'il  en  rapporte,  qui  a  souillé  les  plus  intimes  replis  et  qui 
s'est  insinuée  jusqu'au  plus  profond  des  poumons. 

C'est  un  fait  connu  que  tous  les  mineurs  crachent  noir  et  que  cela 
continue  pendant  tout  un  mois  après  leur  sortie  ;  beaucoup  d'entre 
eux  sont  atteints  d'une  maladie  qui  leur  est  spéciale,  la  mélanose 
charbonneu-e,  sorte  d'encrassement  des  poumons.  Après  quarante  ans 
de  service,  il  y  a  peu  d'ouvriers  qui  n'en  soient  atteints,  et  la  péné- 
tration pulmonaire  est  si  comp'ète  que  si,  après  dix  ans  de  retraite, 
un  mineur  est  atteint  d'une  bronchite  aiguë,  il  voit  reparaître  le 
charbon  dans  les  matières  expectorées. 

L'air  des  miaes  est  donc  surabondamment  chargé  de  poudres 
charbonneuses,  el'es  se  distribuent  dans  les  galeries  à  l'inverse  du 
grisou;  celui-ci  plus  léger  m^nte  au  toit  de  la  mine  et  s'y  étale; 


932  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  poussières  plus  lourdes  tombent  au  fond,  comme  l'acide  car- 
bonique. Le  danger  du  grisou  est  en  haut,  celui  des  poussières 
en  bas.  Ces  deux  agens  de  malheur  se  complètent  mutuellement; 
mais  c'est  aussi  par  là  que  l'on  distingue  leurs  coups  :  le  grisou 
frappe  à  la  tête,  les  poussières  aux  pieds. 

Chose  remarquable,  le  danger  des  poussières  a  été  ignoré  jus- 
qu'en iSlih',  c'est  à  la  suite  d'une  explosion  arrivée  à  HasAvellque 
Faraday  et  Lyell^  chargés  d'une  enquête  administrative,  commen- 
cent à  soupçonner  la  vérité.  En  parcourant  les  travaux  après  le 
sinistre,  ils  remarquèrent  sur  les  bois,  sur  le  sol,  sur  toutes  les 
parois  placées  en  regard  de  l'explosion  une  couche  de  poussière 
agglutinée,  friable,  mais  adhérente,  ressemblant  à  du  coke  ;  elle  avait 
un  pouce  d'épaisseur  au  foyer  de  l'accident;  elle  diminuait  avec  la 
distance,  mais  s'étendait  dans  toute  la  partie  visitée  par  l'explo- 
sion. C'était  la  seule  trace  laissée  par  le  coup  de  feu  ;  c'était 
assez  pour  en  deviner  les  causes.  Avec  une  sagacité  qu'on  ne  peut 
trop  admirer,  les  deux  savans  n'hésitent  point  à  admettre  que  des 
poussières  ont  été  soulevées,  qu'elles  ont  été  portées  à  l'incandes- 
cence, qu'elles  ont  pour  une  large  part  contribué  au  sinistre  et  aug- 
menté sa  gravité,  puis,  qu'après  s'être  incomplètement  brûlées, 
elles  sont  retombées  encore  chaudes  sur  les  parois  en  s'y  agglutinant. 
Cette  explication  a  posteriori,  cette  reconstitution  d'un  phénomène 
par  les  traces  qu'il  a  laissées  était  inconnue  en  France  quand,  en 
1855,  M.  du  Souich  arriva  par  les  mêmes  observations  à  une  con- 
clusion identique.  Après  un  coup  de  feu  survenu  à  Firminy,  «  on 
pouvait,  dit  le  rapport,  recueillir  en  divers  points  sur  les  buttes  une 
sorte  de  croûte  composée  d'un  coke  léger  qui  ne  peut  provenir  que 
de  la  poussière  de  houille  balayée  dans  les  chantiers  et  sur  le  sol 
des  galeries  et  transportée  au  loin  par  le  courant  d'une  extrême 
violence  que  produit  l'explosion.  Cette  poussière  se  trouvant  elle- 
même  en  partie  enflammée  peut  continuer  les  effets  du  grisou  en 
les  portant  au  loin...  » 

Il  suffit  souvent  d'une  observation  révélatrice  pour  réveiller  le 
souvenir  de  faits  antérieurs  qui  la  confirment,  quoique  leur  signi- 
fication n'ait  point  été  tout  d'abord  aperçue.  Telle  est  celle  qui 
nous  occupe.  Partout  on  s'est  rappelé  qu'à  la  suite  des  explosions, 
on  avait  reconnu  les  mêmes  dépôts  de  coke  agglutiné,  et  cette  cir- 
constance devint  et  reste  aujourd'hui  le  caractère  assuré  et  la 
preuve  indéniable  des  accidens  produits  par  la  même  cause.  Arrê- 
tons-nous un  instant  sur  ce  point  pour  en  compléter  l'étude. 

La  houille  n'est  point  du  charbon  pur;  elle  recèle  une  grande 
quantité  de  carbures  d'hydrogène  qui  se  liquéfient  et  ramollissent 
la  masse  quand  on  la  chauffe.  Ils  se  décomposent  et  donnent  du 


LE   GRISOU.  933 

gaz  d'éclairage  quand  la  température  continue  de  monter,  et  fina- 
lement ils  laissent  comme  résidu  un  charbon  pur  qui  est  le  coke. 
Dans  un  coup  de  feu,  chaque  grain  de  poussière  de  houille  ayant 
été  chauffé  a  dû  se  ramollir  et  dégager  des  gaz;  ceux-ci  ont  dû  se 
brûler,  et,  comme  il  n'y  a  généralement  pas  assez  d'oxygène,  ils 
ont  laissé  des  grains  d'un  coke  imparfait,  encore  chaud  et  mou,  qui 
s'est  agglutiné  en  tombant  sur  les  parois.  L'analyse  chimique  a 
confirmé  l'explication  en  montrant  que  la  croûte  déposée  n'est  plus 
de  la  houille  et  qu'elle  a  perdu  une  portion  des  composés  volatils 
qu'elle  contenait.  Cette  portion  est  variable;  elle  a  été  trouvée 
égale  au  quart  de  la  totalité  par  M.  Vital,  comprise  entre  un  quart 
et  un  sixième  par  M.  Ghanselle,  égale  à  la  moitié  par  M.  Villiers,  et 
il  devait  en  être  ainsi,  car  les  quantités  de  poussières  et  de  grisou 
qui  se  réunissent  pour  déterminer  le  coup  de  feu  sont  variables. 
En  prenant  une  moyenne  et  en  traduisant  ces  résultats,  on  arrive  à 
trouver  que  chaque  kilogramme  de  poussière  a  développé  Sk  litres 
de  gaz,  lesquels,  mêlés  à  dix  fois  leur  volume  d'air,  forment 
840  litres  de  mélange  explosif.  Enfin,  si  on  multiplie  ces  nombres 
par  la  somme  des  kilogrammes  de  coke  déposés,  on  demeure  effrayé 
du  résultat.  Pour  ne  citer  qu'un  exemple,  on  trouve  qu'à  Saint- 
Ëtienne,  dans  l'un  des  derniers  coups  de  feu,  les  poussières 'ont 
répandu  dans  les  galeries  de  la  mine  quatorze  cents  mètres  cubes 
de  gaz  explosif  qui  ont  dû  se  doubler  par  l'élévation  de  tempéra- 
ture et  qui  ont  laissé  un  volume  égal  d'acide  carbonique  :  les 
hommes  échappés  au  feu  étaient  dévoués  à  l'asphyxie. 

On  s'est  beaucoup  occupé  de  savoir  si  les  poussières  seules  pou- 
vaient s'enflammer  et  donner  naissance  à  des  explosions, ou  s'il  est 
nécessaire  qu'elles  soient  mêlées  à  une  certaine  quantité  de  grisou 
qui  agirait  comme  le  fait  une  amorce.  M.  Galloway  a  institué  des 
expériences  dans  lesquelles  un  'air  poussiéreux  passait  au-dessus 
d'une  lampe  à  feu  nu.  Jamais  il  ne  s'est  enflammé,  seulement  il 
rougissait  la  flamme;  mais  cet  air  détone  quand  il  contient  seule- 
ment 9  millièmes  de  grisou.  Or  aucun  procédé  ne  permet  de  con- 
stater dans  les  mines  l'existence  d'une  aussi  faible  quantité  de  gri- 
sou ;  les  lampes  ne  commencent  à  marquer  que  si  la  richesse  s'élève 
à  3  ou  A  centièmes.  M.  Galloway  conclut  donc  que  le  grisou  eu 
faible  proportion  est  nécessaire  pour  enflammer  et  que  les  pous- 
sières ne  font  qu'exagérer  le  danger  sans  le  faire  naître. 

11  y  a  cependant  des  cas  particuliers  et  très  spéciaux  où  le  grisou 
n'est  pas  nécessaire;  nous  aurons  l'occasion  d'y  revenir.  Voici 
d'abord  des  expériences  de  laboratoire.  M.  Vital  dirige  une  flamme 
de  gaz  d'éclairage  mêlé  de  poussière  de  charbon  dans  un  tube  de 
verre  horizontal  destiné  à  figurer  une  galerie  de  mine.   Quand  ce 


93à  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tube  contient  du  poussier  de  charbon,  sa  flamme  est  rouge  et  se 
prolonge  à  la  distance  de  l'^'jSO  ;  mais  quand  on  ôte  ce  poussier, 
tout  en  laissant  subsister  les  mêmes  conditions,  la  flamme  reste 
blanche  et  se  réduit  à  la  longueur  de  0"",07.  M.  Planchard  opère 
autrement;  iî  dirige  horizontalement  sur  une  planche  inclinée  le 
canon  d'une  boîte  d'artillerie;  au  moment  de  l'explosion,  la  flamme 
atteint  la  planche  et  se  réfléchit  jusqu'à  2  mètres  de  hauteur  envi- 
ron. Vient-on  à  couvrir  la  planche  de  poussière  de  houille,  cette 
flamme  s'élève  à  5  mètres.  Il  faut  donc  conclure  que  Us  pous- 
sières charbonneuses,  même  sans  mélange  de  grisou,  suffisent  pour 
augmenter  et  prolonger  la  flamme  d'une  explosion  de  poudre. 

Voyons  maintenant  les  faits  observés  dans  les  houillères.  Pour 
prolonger  les  galeries,  pour  faire  avancer  les  travaux,  pour  redres- 
ser les  failles,  il  faut  de  toute  nécessité  abattre  de  grandes  parties 
du  rocher  souvent  très  dur  qui  avoisine  la  couche  exploitée  ;  on 
emploie  la  mine  pour  le  faire  sauter.  A  la  vérité,  les  règlemens  en 
limitent  l'emploi  au  cas  où  le  grisou  n'existe  pas  et  où  l'aérage  est 
actif,  et  le  maître  mineur  est  juge;  malgré  tout,  il  y  a  eu  des  acci- 
dens  produits  incontestablement  par  l'inflammation  des  poussières 
dans  des  conditions  absolument  identiques  aux  expériences  précé- 
dentes. Le  2  novembre  187Zi,  à  la  houH-erie  de  Champagnac(Âvey- 
ron),  trois  ouvriers  étaient  réunis  dans  le  même  chantier;  ils  avaient 
percé  un  trou  de  mine  horizontal  de  0'",85  au  ras  du  sol.  Le  coup  rate 
une  première  fois,  ils  le  débourrent,  superposent  une  deuxième 
charge  de  poudre  à  la  première,  allument  le  coup  avec  une  lampe 
àfeu  nu  et  se  retirent  jusqu'au  courant  d'air  à  25  ou  30  mètres  du 
front  de  tai'le  ;  l'explosion  a  lieu,  ils  sont  affreusement  brûlés  :  le 
coup  avait  fait  canon...  La  combustion  a  été  limitée  aux  parties 
inférieures  de  la  galerie  ;  les  montans  des  cadres  portent  la  marque 
des  flammes,  les  chapeaux  n'en  montrent  aucune  trace  ;  les  fils  à 
plomb  qui  pendaient  au  moment  de  l'explosion  sont  calcinés  jus- 
qu'à O'^jSO  ou  0'^,ZiO,  ils  sont  intacts  dans  le  haut  ;  les  ouvriers  sont 
généralement  brûlés  dans  la  région  des  reins  et  au-dessous.  Ces 
malheureux,  qui  ont  succombé  aux  suites  de  leurs  blessures,  ont 
dit  avoir  vu  S3  précipiter  sur  eux  des  flammes  rouges. 

Le  7  février  1871,  aux  mines  de  Montceau  (Saôn3-et-Loire),  deux 
ouvriers  avaient  pratiqué  un  coup  de  mine  dans  une  bure  de  5™, 40 
de  profondeur.  Une  première  cartouche  ayant  raté,  ils  débourrèrent 
le  coup  et  y  mirent  de  la  poudre,  ce  qui  est  défendu  par  les  règle- 
mens; puis  ils  allumèrent  la  mèche  et  allèrent  attendre  l'explosion 
au  bout  d'une  traverse  langue  de  6'", 70. 11  se  produisit  deux  explo- 
sions très  rapprochées;  à  la  suite  de  la  seconde,  une  flamme  jaunâtre 
atteignit  les  deux  ouvriers,  qui  furent  brûlés,  l'un  mortellement, 


LE   GRISOU.  935 

l'autre  gravement.  On  n'avait  jamais  vu  de  grisou  dans  ces  parages, 
et  il  a  été  impossible  d'en  trouver  après  l'accident.  Il  n'y  avait 
aucune  cavité  où  il  pût  s'accumuler.  On  a  reconnu  que  .'es  dépôts 
de  grains  de  coke  commençaient  à  2  mètres  au-dessous  de  l'orifice 
de  la  bure.  Ils  étaient  abondans  sur  les  cadres  immédiatement  au- 
dessus. 

Il  serait  aisé  de  multiplier  ces  exemples. 

On  a  trop  accusé  le  grisou  et  on  a  mis  à  sa  charge  des  malheurs 
dont  il  n'était  point  seul  coupable  ;  si  sa  présence  est  nécessaire 
pour  préparer  les  sinistres,  il  est  toujours  aidé  par  les  poussières 
pour  les  accomplir.  Ce  sont  elles  qui  le  plus  sou\ent  les  générali- 
sent et  les  aggravent.  Oa  peut  dire  que  le  remède  est  indiqué  par 
les  phénomènes  naturels.  Apiès  une  grande  pluie,  l'air  est  débar- 
rassé de  ses  poussières,  après  une  grande  sécheresse  il  en  est  rem- 
pli. Arroser  les  mines  est  donc  une  des  premières  nécessités  de  l'ex- 
ploitation ;  personne  n'y  manque  aujourd'hui. 

S'il  est  facile  d'abattre  les  poussières  par  un  arrosage  bien  réglé, 
il  est  beaucoup  moins  aisé  de  se  débarrasser  du  grisou  que,  dans 
les  conditions  ordinaires,  la  houille  abandonne  à  mesure  qu'on  la 
met  à  jour;  la  mine  en  serait  bientôt  remplie,  si  l'on  n'avait  un  pro- 
cédé pour  l'enlever  à  mesure  qu'il  est  produit.  Or  on  n'a  trouvé 
qu'un  seul  moyen  de  le  faire,  l'aérage  continu  de  la  mine. 

Cet  aérage  est  également  commandé  par  la  nécessité  de  fournir 
aux  hommes  et  aux  chevaux  qui  habitent  la  mine  l'oxygène  néces- 
saire à  leur  respiration,  et  aux  lampes  celui  qui  entretient  leur 
combustion.  On  évalue  à  50  litres  le  volume  d'oxygène  que  chaque 
ouvrier  consomme  en  une  heure;  il  rend  en  échange  38  litres  d'un 
gaz  irrespirable,  l'acide  carbonique.  Cette  évaluation  n'est  qu'ap- 
proximative, et  d'ailleurs  la  consommation  augmente  quand 
l'homme  travaille.  L'air  à  l'intérieur  des  mines  est  donc  toujours 
plus  pauvre  en  oxygène,  plus  riche  en  acide  carbonique  que  dans 
l'atmosphère;  il  contient  en  outre  le  grisou,  et  ea  compisition  anor- 
male nuit  à  la  santé  de  l'ouvrier.  On  a  constaté,  en  effet,  des  ané- 
mies fréquentes  et  des  affaibiissemens  musculaires  qui  diminuent 
la  puissance  du  travail.  On  estime  qu'il  ne  faut  pas  laisser  la  propor- 
tion d'oxygène  baisser  au-dessous  de  18  pour  100;  c'est  même  une 
limite  excessive.  M.  Demanet  admet  qu'il  faut  fournir  25  mètres 
cubes  par  homme  et  par  heure,  Ih  pour  sa  respiration,  7  pour  sa 
lampe  et  h  pour  les  miasmes  qu'il  dégage.  Un  cheval  compte  pour 
trois  hommes.  Quant  au  grisou,  comme  il  croît  avec  la  quantité  de 


^36  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

houille  extraite  de  la  mine,  il  faut,  pour  empêcher  sa  présence 
d'être  dangereuse,  le  remplacer  par  un  nombre  de  mètres  cubes 
d'air  égal  au  dixième  ou  au  vingtième  des  tonnes  de  houille  enle- 
vées. Cette  proportion  varie  avec  la  mine,  qui  est  plus  ou  moins  gri- 
souteuse. 

La  ventilation  est  encore  nécessaire  à  un  point  de  vue  différent. 
On  sait  que  la  température  d'une  mine  n'est  point  soumise  aux  va- 
riations que  les  saisons  déterminent  sur  le  sol  et  qu'elle  croît,  quand 
on  s'enfonce,  d'environ  d'un  degré  par  30  mètres  de  profondeur, 
d'où  il  suit  qu'à  600  mètres,  elle  a  dû  augmenter  de  20  degrés  au- 
dessus  de  la  moyenne  :  soit  donc  en  tout  une  température  de  30  de- 
grés, c'est  à  peu  près  le  maximum  de  nos  étés.  Or  si  l'homme  peut 
le  supporter  quand  l'air  est  sec,  il  en  souffre  cruellement  quand  il 
est  humide,  et  il  ne  peut  y  travailler  qu'au  prix  de  sueurs  abon- 
dantes. Le  courant  d'air  pris  à  la  surface  du  sol  étant  généralement 
beaucoup  plus  froid,  entretiendra  dans  la  mine  une  température 
plus  favorable  aux  travaux. 

Pour  toutes  ces  causes,  les  galeries  des  mines  devront  être,  à 
chaque  moment,  parcourues  en  totalité  et  visitées  dans  leurs  plus 
intimes  recoins  par  un  énergique  courant  d'air;  on  l'emprunte  à 
l'atmosphère,  on  le  fait  descendre  par  un  puits  qui  sert  à  l'extrac- 
tion, et  remonter  par  un  autre,  le  puits  de  retour.  11  entre  pur  et 
frais,  il  sort  vicié  et  échauffé,  entraînant  avec  lui  toutes  les  matières 
délétères  qu'il  balaie  et  noie  dans  sa  propre  masse.  La  fin  de  la  mine 
est  donc  moins  saine  et  plus  chaude  que  le  commencement;  elle  offre 
ainsi  moins  de  sécurité.  Les  deux  puits  d'entrée  et  de  sortie  peuvent 
être  très  éloignés,  ils  peuvent  être  très  voisins,  jumeaux,  mais  tou- 
jours séparés,  et  le  courant  d'air  est  conduit  à  l'intérieur  de  ma- 
nière à  faire  un  long  trajet  de  l'entrée  au  fond  de  la  mine,  et  à 
revenir  du  fond  à  la  sortie,  toujours  dirigé  de  façon  à  ne  laisser  au- 
cune partie  sans  la  parcourir  et  sans  l'assainir.  Des  portes  convena- 
blement ouvertes  ou  closes  servent  à  le  guider  dans  son  chemin. 
Autrefois  un  portier,  le  plus  souvent  un  enfant,  était  chargé  de  les 
ouvrir  ou  de  les  fermer  pour  les  besoins  de  l'exploitation  ;  on  le 
remplace  aujourd'hui  par  des  systèmes  mécaniques  plus  écono- 
miques et  moins  distraits.  Au  lieu  de  faire  visiter  par  le  même  cou- 
rant d'ail-  toutes  les  parties  de  la  mine  l'une  après  l'autre,  ce  qui  le 
souille  progressivement,  on  préfère  le  diviser  en  plusieurs  branches 
parcourant  chacune  un  quartier  spécial.  On  y  trouve  une  économie 
de  force  et  plus  de  constance  dans  la  composition  du  gaz;  mais 
dans  les  deux  cas,  il  ne  faut  pas  croire  qu'il  aura  dans  tout  son  par- 
cours une  vitesse  uniforme;  il  s'accélère  dans  les  parties  étroites,  se 
ralentit  dans  les  évasemens,  marche  lentement  contre  les  parois,  à 


LE   GRISOU.  937  - 

cause  du  frottement,  plus  vite  dans  l'axe  de  la  galerie,  où  ses  mou- 
vemens  sont  plus  libres;  il  se  comporte  comme  un  cours  d'eau  dont 
le  courant  est  très  inégal  en  ses  divers  points  ;  il  a  ses  remous,  ses 
points  immobiles  ;  il  s'arrête  sous  le  toit  quand  celui-ci  est  bombé 
en  forme  de  cloche,  et  souvent  il  y  laisse  un  réservoir  dangereux. 
Il  faut  prendre  le  soin  de  rendre  sa  vitesse  aussi  égale  qu'il  est  pos- 
sible, en  brassant  l'air.  Agiicola,  qui  écrivait  au  xvi"^  siècle,  recom- 
mande de  fouetter  l'air  avec  des  verges  ou  avec  les  vêtemens  étendus 
des  ouvriers. 

La  vitesse  de  cet  air  doit  être  faible,  être  comprise  entre  1"',20 
et  0'",60  par  seconde.  Trop  grande,  elle  empêcherait  l'air  pur  de  se 
mêler  à  celui  qu'on  veut  chasser,  et  de  plus  elle  ferait  sortir  la  flamme 
des  lampes,  ce  qui  produirait  l'explosion.  On  mesure  cette  vitesse 
avec  soin  pour  la  pouvoir  régler  au  moyen  d'appareils  très  ingé- 
nieux et  très  nombreux.  Quelquefois  on  se  contente  de  verser  de 
l'éther  ou  d'allumer  de  l'amadou  en  un  point  et  de  compter  le  temps 
que  met  l'odeur  pour  être  transportée  par  le  courant  à  un  autre 
point  éloigné  du  premier.  Mais  les  ingénieurs  ont  des  procédés 
plus  scientifiques  à  leur  disposition,  des  anémomètres  qui  sifflent 
ou  sonnent  quand  la  vitesse  dépasse  les  limites  assignées;  l'un 
d'eux  porte  le  nom  caractéristique  de  mouchard  à  cause  des  aver- 
tissemens  qu'il  donne.  Il  y  a  peu  de  besoins  qui  aient  été  plus 
étudiés  et  auxquels  on  ait  mieux  satisfait  que  cette  mesure  de  la 
vitesse. 

Chaque  mine  oppose  à  ce  mouvement  de  l'air  une  certaine  résis- 
tance, grande  quand  la  galerie  parcourue   est  longue  et  étroite, 
beaucoup  moindre  quand  on  divise  le  courant  et  que  le  couloir  est 
large;  mais,  dans  tous  les  cas,  on  peut  assimiler  cette  résistance 
totale  à  celle  que  le  même  courant  éprouverait  à  travers  une  ouver- 
ture percée  dans  une  cloison  mince.  A  cause  de  cela,  cette  ouver- 
ture se  nomme  V orifice  équivalent^  c'est-à-dire  l'orifice  qui  oppo- 
serait la  même  résistance  au  courant  d'air  allongé  de  la  mine.  Cette 
ingénieuse  idée,  due  à  M.  Murgue,  permet  de  classer  les  mines  entre 
elles.  Celles  de  Belgique  ont  un  orifice  égal  à  0'"%8,  celles  d'An- 
gleterre à  l'"%8  ;  les  premières  sont  étroites,  les  dernières  larges; 
celle  de  Iletton,  la  plus  grande  de  toutes,  est  de  h^%Z.  Plus  une 
mine  est  large,  plus  on  pourra  y  envoyer  d'air  sans  grande  vitesse, 
et  l'on  conçoit  la  nécessité  d'élargir  les  mines  trop  étroites;  celle 
de  Créai  avait  à  l'origine  un  orifice  de  0'"%63,  on  l'a  portée  depuis 
à  0"'%92  et  en  dernier  lieu  àl"^Sl3. 

Il  nous  reste  à  dire  comment  on  parvient  à  mettre  en  circulation 
les  énormes  quantités  d'air  nécessaires  à  l'aérage  d'une  mine.  Il  y 
a  plusieurs  moyens.  Le  premier  est  l'aérage  naturel.  Lesj  deux 


938  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

puits  d'entrée  et  de  sortie,  réunis  à  leur  base  par  toute  la  longueur 
des  galeries,  constituent  un  immense  vase  communiquant.  Si  les  tem- 
pératures étaient  égales  des  deux  côtés,  il  n'y  aurait  aucune  raison 
pour  qu'un  appel  d'air  se  produisît  ;  mais  si  1  un  des  puits  est  plus 
échauffé  que  l'autre,  le  gaz  y  est  plas  léger,  il  y  monte,  entraîne 
à  sa  suite  celui  des  galeries  et  force  l'air  atmosphérique  à  des- 
cendre pir  l'autre  ouverture.  Or  cela  aura  presque  toujours  lieu 
si  les  deux  puits  débouchent  à  des  hauteurs  inégales,  l'un  sur 
une  colline,  l'autre  dans  une  vallée.  En  général,  la  colonne  de  gaz 
qui  aboutit  à  la  colline  est  la  plus  chaude  et  aspire,  mais  il  arrive 
aussi  que,  pendant  l'été,  l'air  de  la  vallée  prend  une  température 
supérieure,  et  alors  le  cou'^ant  de  ventilation  change  de  sens.  Au 
moment  où  ce  changement  se  fait,  tout  mouvement  cesse;  ce 
moment  peut  durer  longtemps ,  et  il  est  précédé  et  suivi  par 
des  périodes  de  ralentissement  dont  on  s'aperçoit  aussitôt  dans  les 
galeries  par  des  difficultés  de  respiration,  par  des  sueurs  abon- 
dantes, par  des  défaillances  et  un?,  diminution  de  travail.  On  a 
cherché  à  régulariser  et  à  augmenter  cet  appel  de  l'air  en  sur- 
montant les  puits  de  sortie  par  des  cheminées,  mais  tous  ces  essais 
sont  demeurés  insuffisans;  il  faut  avoir  recours  à  des  procédés 
plus  efficaces,  tout  en  faisant  concorder  le  sens  du  courant  d'air 
artificiel  avec  celui  que  donnerait  le  plus  habituellement  l'aérage 
naturel. 

Le  deuxième  procédé  consiste  à  activer  le  courant  d'air  par  un 
échauffement  artificiel  de  la  colonne  d'air  au  puits  de  retour.  Les 
anciens  ingénieurs  y  descendaient  des  fourneaux  appelés  toque- 
fenx:  c'était  un  danger  d'incendie  évident.  Aujourd'hui  les  Anglais 
disposent  à  la  base  du  puits  de  retour  un  foyer  considérable,  fermé 
de  toutes  parts  {dumh  furnaces),  de  façon  que  l'air  intérieur  qu'on 
veut  aspirer  ne  puisse  jamais  être  mis  en  contact  avec  le  feu  et  s'y 
allumer.  Le  foyer  est  entretenu  par  un  tuyau  descendant  qui  lui 
apporte  l'air  extérieur,  et .  la  fumée  s'échappe  à  travers  une  con- 
duite métallique  inclinée  qui  débouche  dans  le  puits,  quand  déjà 
elle  est  sans  flamme  et  refroidie.  Les  houillères  anglaises  du 
Durham  et  du  Northumberland  emploient  avec  succès  ce  système 
qui  a  le  double  avantage  de  coûter  peu,  puisque  le  charbon  se 
trouve  sur  place,  de  n'exiger  aucun  organe  mécanique  de  prix 
élevé  et  de  provoquer  uns  très  active  circulation.  11  faut  toutefois 
se  prémunir  contre  une  inflammation  possible  des  gaz  détonans, 
et  fermer  avec  le  plus  grand  soin  tout  orifice  de  communication, 
si  petit  qu'il  soit,  entre  eux  et  le  foyer. 

Enfin,  les  houillères  belges  et  françaises  emploient  généralement 
des  ventilateurs  ;  ce  sont  des  roues  tournantes  munies  de  palettes  qui 


LE   GRISOU.  939 

attirent  derrière  elles  l'air  de  l'atmosphère  et  qui  le  poussent  en  avant. 
Ils  aspirent  d'un  côté,  ils  souillent  de  l'autre,  et,  s'ils  ont  de  grandes 
dimensions,  s'ils  marchent  vite,  ils  mettent  en  mouvement  d'énor- 
mes quantités  de  gaz.  Naturellement  le  besoin  qu'en  a  l'industrie 
minière  a  ex  ité  le  zèle  des  inventeurs,  et  l'on  possède  un  nombre 
considérable  d'appareils  excellens  dont  on  n'attend  pas,  j'espère, 
que  je  fasse  la  description.  On  peut  les  mettre  sur  les  puits  d'en- 
trée, là  ils  souillent;  ou  sur  celui  de  sortie,  où  ils  aspirent.  Les  deux 
systèmes  sont  employés  tous  deux,  et  l'on  n'est  pas  d'accord  sur  le 
point  de  savoir  quel  est  le  meilleur.  Il  y  a  plus  d'économie  de 
force  quand  ils  souillent,  il  y  a  plus  de  danger  pour  eux  quand  ils 
aspirent,  parce  qu'une  explosion  peut  les  détruire.  Néanmoins,  le 
plus  souvent  ils  sont  disposés  sur  le  puits  de  sortie,  afin  de  ne  pas 
gêner  les  travaux  d'exploitation  qui  se  font  dans  les  puits  d'entrée. 

C'est  au  moyt  n  de  ces  appareils  que  l'industrie  minière  a  réussi 
à  faire  traverser  les  galeries  par  un  immense  volume  d'air.  Une 
enquête  administrative,  faite  au  bassin  de  la  Ruhr  et  qui  établit 
une  moyenne  entre  35  mines,  nous  apprend  que,  pour  une  étendue 
de  77  hectares  elles  reçoivent  par  heure  environ  30,000  mètres 
cubes  d'air,  ce  qui  fait  366  mètres  par  hectare,  60  par  tonne  de  houille 
enlevée  et  100  par  ouvrier  occupé.  Ces  quantités  sont  énormes, 
elles  ne  sont  point  exagérées.  On  les  dépasse  encore  en  Angle- 
terre ;  c'est  ainsi  que  la  mine  de  Hetton  reçoit  jusqu'à  380,000 
mètres  cubes  d'air  par  heure. 

La  santé  des  ouvriers  exige  impérieusement  ces  conditions;  il 
faut  que  la  teneur  en  oxygène  ne  s'abaisse  pas  au-dessous  de 
18  pour  100,  autrement  on  verrait  reparaître  l'anémie  des  mineurs. 
L'idéal  serait,  comme  le  dit  M.  Dombre,  que  l'on  pût  circuler  dans 
la  mine  avec  des  lampes  à  feux  nus,  et  que  le  grisou  fût  tellement 
lavé  et  chassé  que  l'air  fût  toujours  très-éloigné  du  point  où  il 
commence  à  devenir  inflam:nable.  La  commission  du  grisou  s'as- 
socie à  ces  idées  et  recommande  avec  instance  une  éne?'gique  ven- 
tilation. Pourtant,  à  certains  points  de  vue,  la  ventilation  a  ses  dan- 
gers; la  grande  vitesse  du  courant  d'air  peut  faire  sortir  la  flamme 
du  treillis  des  lampes;  elle  soulève  la  poussière  de  charbon,  et  si 
une  explosion  survient  en  un  point,  elle  la  généralise;  aussi  ne 
faut-il  point  oublier  que  plus  il  y  a  d'air  en  mouvement,  plus  il 
faut  arroser  la  mine,  et  comme  le  dit  avec  raison  M.  Galloway,  il 
faut,  en  même  temps,  encore  plus  d'air  et  encore  plus  d'eau. 

Y. 

Nous  ne  sommes  point  encore  arrivés  à  l'idéal  rêvé  par 
M.  Dombre,  et  je  crois  qu'il  faut  désespérer  de  l'atteindre  jamais  ; 


gliO  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

il  y  aura  toujours  des  coins,  des  culs-de-sac,  des  cloches,  que  l'air 
ne  visitera  qu'imparfaitement,  il  y  aura  toujours  des  soufflards, 
toujours  une  imminence  de  danger  et  une  nécessité  de  surveillance. 
Avant  tout  il  faudrait  savoir  reconnaître  l'ennemi,  le  grisou  ;  mais, 
sauf  la  lampe  de  sûreté  dont  nous  parlerons  bientôt,  les  moyens 
pratiques  manquent.  A  la  vérité,  M.  Thénard  a  proposé  un  système 
d'analyses  rapides  ;  divers  inventeurs  ont  imaginé  des  avertisseurs 
fondés  sur  des  principes  très  divers;  aucun  appareil,  jusqu'à  pré- 
sent, n'a  reçu  la  sanction  d'une  pratique  incontestée.  On  en  est 
réduit  à  des  services  d'inspection;  toute  mine  a  ses  chercheurs  de 
gaz,  assujettis  à  des  tournées  régulières  avant  l'entrée  des  ouvriers, 
chargés  de  signaler  et  de  fermer  les  endroits  dangereux  ;  la  loi 
anglaise  les  exige.  A  Bessèges,  on  profite  de  l'interruption  du  di- 
manche pour  iâter  le  pouls  à  la  mine  ;  puis,  on  consulte  le  ther- 
momètre et  le  baromètre,  la  hausse  du  premier,  et  la  baisse  du 
second  paraissant  exagérer  le  danger. 

Cette  surveillance  toujours  présente,  toujours  exercée  contre  un 
ennemi  toujours  possible,  toujours  à  redouter,  était  bien  incomplète 
au  commencement  de  ce  siècle,  et  comme,  d'autre  part,  la  ventila- 
tion était  très  insuffisante,  l'industrie  minière  était  désespérément 
meurtrière  ;  on  ne  savait  combattre  le  grisou  que  par  des  moyens 
barbares;  souvent  on  sacrifiait  un  homme.  Couvert  de  vêtemensde 
cuir,  enveloppé  de  capuchons  mouillés,  il  parcourait  la  mine  en  ram- 
pant, et  comme  le  grisou  par  sa  légèreté  se  réfugie  et  s'étale  sous  le 
toit,  ill'y  enflammait  avec  une  mèche  au  bout  d'une  longue  perche; 
il  allumait  ainsi  le  plus  souvent  de  longues  flammes  silencieuses  qui 
couraient  sous  le  plafond,  quelquefois  des  explosions  dont  il  était  la 
victime  dévouée.  On  le  nommait  le  pénitent,  soit  à  cause  de  son 
capuchon,  soit  à  cause  de  son  dangereux  métier;  on  l'a  remplacé 
ensuite  par  des  lampes  dites  éternelles  qu'on  fixait  au  sommet  des 
galeries,  surtout  dans  les  cloches  et  qu'on  n'éteignait  jamais.  C'é- 
tait un  procédé  moins  cruel,  non  pas  plus  efficace.  Les  choses  en 
étaient  là,  quand  en  1815,  un  illustre  chimiste  anglais,  Humphry 
Davy,  réussit  à  éclairer  sans  danger  les  mines  chargées  de  grisou 
au  moyen  de  la  célèbre  lampe  qui  porte  son  nom  ;  tout  le  monde  la 
connaît,  mais  il  est  curieux  de  dire  par  quelle  série  des  déductions 
il  parvint  à  la  découvrir. 

Si  on  fait  circuler  dans  un  tube  métallique  un  mélange  explo- 
sif et  qu'on  l'allume  à  l'extrémité,  la  flamme  qui  s'y  développe  ne 
revient  pas  sur  ses  pas  à  travers  le  tube  et  n'enflamme  point  le  gaz 
du  réservoir,  cela  se  comprend  :  un  mélange  explosif  détone 
parce  que  la  flamme  qui  est  produite  en  un  point  échauffe  par  sa 
combustion  les  parties  voisines  et  les  allume  à  leur  tour;  ces  par- 
ties jouent  le  même  rôle  autour  d'elles  et  transmettent  l'inflam- 


LE  GRISOU,  941 

mation  plus  loin.  Le  phénomène  est  donc  successif,  mais  il  paraît 
instantané  parce  qu'il  est  très  rapide.  Mais  si,  par  un  moyen  quel- 
conque, on  empêchait  cette  transmission  de  chaleur  et  ces  échauf- 
femens  successifs,  on  arrêterait  la  propagation  de  la  flamme  ;  or  un 
tube  métallique  produit  ce  refroidissement  et  cet  arrêt.  Davy  vit 
bientôt  qu'on  peut  raccourcir  le  tube,  le  remplacer  par  un  trou  fin 
percé  dans  une  plaque  de  tôle,  ou  par  une  série  de  petits  trous 
très  voisins,  ou  enfin  par  une  toile  métallique  à  mailles  serrées 
contenant  de  100  à  1*20  croisemens  au  centimètre  carré.  Pour  vérifier 
cette  propriété,  chacun  peut  fairo  une  expérience  simple  :  écrasez 
avec  une  toile  métallique  la  flamme  d'un  bec  de  gaz,  une  partie  de 
ce  gaz  continue  de  brûler  au-dessous,  une  autre  traverse  les  trous 
de  la  toile,  il  s'y  refroidit  et  il  ne  brûle  pas  au-dessus.  On  pourra  con- 
stater qu'il  passe  au  travers,  en  y  mettant  le  feu  par  une  allumette. 
Partant  de  là,  Davy  disposa  au-dessus  d'ut-e  petite  lampe  à  huile 
une  cloche  en  treillis  métallique  qui  avait  environ  0™,06  de  dia- 
mètre et  0'",22  de  hauteur.  Telle  fut  la  lampe  de  Davy  dans  sa 
simplicité  primitive. 

Non-seulement  cette  lampe  empêche  la  propagation  de  la 
flamme,  mais  elle  est  un  avertisseur  du  danger;  elle  brûle  avec 
une  flamme  nette  dans  l'air  pur;  mais  aussitôt  que  la  proportion 
de  grisou  atteint  k  h  S  centièmes,  elle  commence  à  fumer,  et  cette 
tendance  s'exagère  jusqu'à  l'extinction  quand  le  grisou  augmente; 
en  même  temps,  cette  flamme  s'entoure  d'une  auréole  produite 
intérieurement  par  l'inflammation  du  gaz;  c'est  alors  que  le  danger 
est  imminent  et  que  la  retraite  des  ouvriers  devient  nécessaire.  Il 
faut  admirer,  dans  cette  invention  de  Davy,  la  certitude  des  déduc- 
tions expérimentales  qiu  l'ont  conduit,  la  simplicité  des  moyens  et 
l'eflicacité  du  remède;  un  siècle  d'expérience  a  prouvé  que  les 
ouvriers  vivent  et  que  la  lampe  brûle  paisiblement  dans  un  milieu 
qui  ferait  explosion  si  la  lampe  était  à  feu  nu.  La  reconnaissance 
publique  fut  attachée  au  nom  de  Davy,  et  l'on  ne  cesse  de  le  citer 
comme  un  exemple  des  ressources  que  les  sciences  tiennent  en 
réserve  pour  les  besoins  de  l'industrie.  La  lampe  était  si  simple  et 
si  efficace  que,  par  une  sorte  de  respect,  on  s'est  contenté  de 
l'employer  sans  chercher  à  la  modifier;  ce  n'est  que  longtemps 
après  sa  découverte  qu'on  y  a  trouvé  des  défauts  et  qu'on  a  osé  y 
remédier. 

Nous  allons  maintenant  parler  de  ces  défauts.  La  lampe  est  sujette 
à  des  accidens  qu'on  ne  peut  lui  reprocher  :  elle  peut  se  briser 
par  des  éboulemens,  par  des  chocs,  par  les  coups  des  outils  qui 
viennent  à  la  rencontrer  et  qui  mettent  sa  flamme  à  nu.  En  voici 
un  curieux  exemple  arrivé  à  la  mine  de  Roncharap,  le  10  août  1859, 


942  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

et  qui  est  raconté  par  M.  Mathet ,  ingénieur  en  chef  des  mines  de 
Blanzy. 

Après  une  formidable  explosion ,  l'ingénieur  en  chef,  M.  Mathet 
lui-même,  descendit  dans  la  mine,  et,  s' approchant  du  lieu  où  s'était 
produit  le  sinistre,  il  reconnut  la  présence  du  grisou  en  proportion 
inquiétante;  il  se  disposait  à  faire  retraite  quand  un  deuxième  coup 
de  feu  s'alluma,  qui  l'enleva,  le  roula  jusqu'au  puits  dans  un  flot 
de  poussière  noire  et  épaisse.  Il  sentit  une  forte  chaleur  au-dessus 
de  sa  tête  et  plusieurs  de  ceux  qui  l'accompagnaient  furent  légère- 
ment brûlés  aux  oreilles  et  aux  cheveux.  Ce  n'est  qu'après  un  délai 
de  quinze  jours  qu'on  put  pénétrer  dans  la  mine  ;  on  y  trouva  trente 
cadavres.  Leur  mort  avait  été  si  instantanée  qu'ils  gardaient  encore 
les  attitudes  et  les  expressions  qui  les  animaient  au  moment  même, 
ce  qui  permit  de  reconstituer  les  circonstances  et  la  cause  du 
sinistre.  Deux  ouvriers  s' étant  pris  de  querelle,  leurs  corps  enla- 
cés l'un  dans  l'autre  avaient  encore  la  position  de  deux  lutteurs; 
leurs  camarades  regardaient.  Un  chef  de  poste  voulut  s'interposer 
dans  la  bagarre,  sa  lampe  fut  lancée  au  loin,  s'ouvrit  et  le  mélange 
prit  feu.  Il  est  probable  que  la  flamme  entra  jusque  dans  les  pou- 
mons des  victimes,  ce  qui  causa  leur  mort  instantanée. 

Contre  ces  accidens  de  hasard  on  ne  peut  rien,  et  la  lampe  n'en 
n'est  pas  coupable.  Il  en  est  de  même  de  ceux  qui  viennent  de 
l'imprudence  des  ouvriers.  Une  longue  impunité  les  rend  indiffé- 
rens  au  danger.  Pour  y  voir  plus  clair,  ils  ouvrent  la  lampe  ;  ils 
l'oDt  fait  cent  fois  sans  accident;  mais,  un  beau  jour,  l'explosion 
survient  et  les  tue.  Rien  ne  peut  éviter  ces  maîheurs,  si  ce  n'est 
la  surveillance  réciproque  et  la  punition  sévère  des  imprudens. 
Ces  moyens  étant  restés  inefficaces,  les  lampes  sont  aujourd'hui 
livrées  aux  mineurs  tout  allumées  et  fermées  ;  chacun  a  la  sienne, 
en  est  responsable,  et  il  ne  peut  l'ouvrir.  On  a  imaginé  sur  ce  point 
des  fermetures  très  variées,  à  secret,  électriques  ou  magnétiques, 
par  soudure,  etc.  Mais  il  arrive  bien  souvent  que  l'ouvrier  trouve 
encore  le  moyen  de  tourner  ces  empêchemens. 

Toutefois  il  y  a  des  accidens  qui  tiennent  réellement  à  l'insufli- 
sance  des  propriétés  préservatrices  de  la  lampe.  En  général,  le  tissu 
métallique,  tout  en  refroidissant  l'auréole  intéiieure,  ne  s'échaufte 
pas  beaucoup.  Cependant,  dans  un  milieu  très  tranquille  et  très 
chargé ,  il  peut  arriver  à  rougir,  à  se  couvrir  de  coke  imparfaite- 
ment brûlé  et  à  communiquer  le  feu  à  l'extérieur  :  en  voici  un 
exemple. 

Le  29  janvier  1857,  dans  la  mine  de  Ronchamp,  l'aérage  n'était 
pas  excellent,  le  grisou  se  montrait  fréquemment  aux  avancemens 
des  galeries  ;  sa  présence  exigeait  les  plus  grandes  précautions  de 


LE    GRISOU.  95S 

la  part  des  ouvriers  et  des  surveillans.  C'est  dans  les  conditions 
qu'une  explosion  se  produisit  un  peu  avant  midi ,  détTminant  la 
mort  de  huit  ho'nmes  et  blessant  sérieusement  cinq  autres  ouvriers. 
L'enquête  établit  qu  i  le  grisou  avait  été  enflammé  par  l'imprudence 
et  l'insouciance  d'un  mineur  qui,  après  avoir  pris  son  repas,  s'en- 
dormit en  laissant  sa  lampe  accrochée  au  parement  au-dessus  de 
sa  tête.  Le  grisou,  en  brûlant  dans  la  lampe,  porta  le  tissu  au  rouge 
blanc  et  communiqua  l'inflammation  a:i  mélange  environnant. 
L'ouvrier  endormi  passa  de  vie  à  trépas  sans  fa're  un  mouvement, 
et  sa  lampe  fut  retrouvée  accrochée  à  la  place  où  il  l'avait  mise. 
Le  treillis  était  recouvert  d'une  couche  adhérente  de  chirbon 
coke  fié. 

Une  autre  circonstance  peut  aggraver  et  déterminer  ces  accidens, 
c'est  la  vitesse  du  courant  d'air  qui  incline  la  flamme  et  la  met  en 
contact  avec  le  trei'lis  qui  s'échauiïe.  On  a  fait  sur  ce  point,  dans 
tous  les  pays,  des  expériences  absolument  concordantes,  exécutées 
d'abord  en  Angleterre,  à  Eppleton  et  à  Hetton,  reprises  par  une 
commission  royale  en  B-lgique  vers  1868,  par  une  réunion  d'ingé- 
nieurs conslitaée  à  Saint-Étienne,  et  enfin  par  MM.  Mallard  et  Lecha- 
telier  au  nom  de  la  commission  du  grisou.  Toutes  ont  démontré  que 
les  lampes  de  tous  les  systèmes  mettent  le  feu  quand  les  vitesses 
d'air  dépassent  2  mètres  environ  par  seconde  et  qu'elles  ne  sont 
efficaces  que  pour  le  cas  oii  la  marche  de  l'air  ne  dépasse 
pas  1™, 70  ou  l'",89  environ.  On  voit  qu'en  réalité  la  lampe  de  Davy 
perd  ses  qualités  qiand  la  ventilation  dépasse  une  certaine  vitesse. 

Et  puis  elle  offre  un  grave  inconvénient,  elle  éclaire  très  peu. 
La  lumière  de  la  lampe  passe  par  les  trous,  mais  elle  est  arrêtée 
par  les  fils,  et  comme  la  toile  métallique  off:'e  1/5  de  vide  pour  /i/5 
de  plein,  l'éclairement  se  trouve  réduit  au  cinquième.  C'est  une 
cause  pressante  de  danger  parce  que  l'ouvrier  mal  éclairé  est  à 
chavque  instant  tenté  d'ouvrir  sa  lampe  pour  mieux  y  voir. 

Pour  ces  diverses  raisons,  les  ingénieurs  ont  mis  à  perfectionner 
la  lampe  autant  de  persévérance  qu'ils  avaient  d'abord  montré 
de  respect  à  la  conserver  intacte.  Le  premier  en  date  est  un  ouvrier 
nommé  Roberts,  qui  garnissa't  la  partie  inférieure  du  treillis  d'un 
verre  cylindrique  afin  d'éviter  la  sortie  de  la  flamme.  Il  y  réussis- 
sait, mais  en  diminuant  le  pouvoir  éclairant  déjà  si  faible.  Puis  un 
Français,  le  baron  du  Mesnil,  n'hésita  point  à  remplacer  totalement 
le  cylindre  en  toile  métallique  par  un  large  tube  de  verre.  Plus 
tard,  un  inventeur  belge,  M.  Mueseler,  place  le  cylindre  de  verre  en 
bas,  autour  de  la  flamme,  conserve  au-dessus  le  tube  en  treillis 
métallique  et  garnit  sa  lampe  d'une  cheminée  centrale  qui  active 
le  tirage.  E  ifin,  chacun  se  mettant  à  l'œuvre,  on  compte  aujourd'hui 
jusqu'à  95  modèles  difïérens.  Celui  de  Mueseler  a  été  imposé  en  Bel- 


944  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

gique  par  une  ordonnance  royale  de  1874;  mais  il  paraît  que  tous 
se  valent  à  peu  près.  M.  Dombre  ne  craint  pas  de  déclarer  que  tous 
les  systèmes  connus  ou  à  trouver  offrent  h  peu  près  les  mêmes  qua- 
lités; c'est  tout  au  plus  si,  dans  des  conditions  habituelles,  il  y  en 
a  un  qui  soit  plus  commode  que  les  autres.  Cela  veut  dire  que  toutes 
les  lampes  suffisent  quand  il  y  a  peu  de  danger,  et  qu'elles  ne 
suffisent  plus  quand  il  y  en  a  beaucoup.  On  recommande  de  les 
tenir  au  plus  bas  de  la  mine,  d'éviter  de  les  agiter,  de  les  pendre 
au  collier  des  chevaux  ou  de  les  accrocher  aux  wagons  de  service, 
en  contre-vent,  au  besoin  de  les  garantir  d'un  courant  d'air  avec 
la  main  ou  avec  un  pan  de  vêtement. 


YI. 

On  voit  par  ce  qui  précède  combien  ont  été  nombreux  et  effi- 
caces les  travaux  accomplis  dans  tous  les  sens  pour  rendre  moins 
meurtrière  l'industrie  des  houilles  :  étude  des  propriétés  du  gaz, 
ventilation,  éclairage,  tout  a  fait  des  progrès,  mais  c'est  peut-être 
aux  mesures  d'ordre,  de  surveillance,  que  l'on  doit  le  plus.  Aussi, 
dans  tous  les  pays,  des  règlemens,  des  lois  spéciales  et  des  peines 
sévères  ont-ils  été  édictés  contre  les  délinquans.  C'est  un  point  que 
la  commission  n'a  point  encore  abordé,  mais  où  elle  arrivera  néces- 
sairement, car  c'est  là  sa  raison  d'être.  Pour  montrer  combien  ces 
lois  de  prudence  sont  nécessaires,  je  vais  faire  le  compte  exact  des 
victimes  sacrifiées  chaque  année  à  cette  industrie  nécessaire.  Parmi 
les  nombreuses  statistiques  qui  ont  été  publiées,  je  choisirai  celle 
de  M.  Dickinson ,  officiellement  adressée  au  secrétaire  d'état  du 
Royaume-Uni.  C'est  la  plus  complète  et  la  plus  sûre,  puisqu'elle 
porte  sur  un  très  grand  nombre  d'années,  de  mines  et  d'ouvriers. 

On  y  voit  tout  d'abord  qu'en  1870,  352,000  ouvriers  environ 
sont  descendus  tous  les  jours  dans  les  puits  d'Angleterre  et 
d'Ecosse,  et  qu'au  bout  de  l'année  1,000  d'entre  eux  y  ont  trouvé 
la  mort.  C'est  pendant  toute  une  année,  et  en  faisant  la  somme  de 
tous  les  accidens,  1  victime  sur  352  personnes.  Ces  chiffres,  outre 
qu'ils  donnent  une  idée  respectable  de  cette  industrie,  sont  de 
nature  à  la  réhabiliter  dans  une  certaine  mesure.  On  voit  qu'elle  est 
en  réaUté  moins  meurtrière  qu'on  le  croit,  qu'il  y  a  beaucoup  de 
métiers  encore  plus  terribles,  et  que  l'inquiétude  publique  peut  se 
calmer.  Ce  sentiment  se  confirme  si  l'on  suit  les  progrès  du  mal 
depuis  1831  jusqu'en  1870  ;  le  nombre  des  mineurs  a  beaucoup 
augmenté,  de  216,000  à  352,000,  et  celui  des  accidens  ne  s'est 
point  accru,  ni  celui  des  victimes.  Enfin,  si  dans  ces  listes  funè- 
bres on  fait  la  part  exclusive  du  grisou,  on  voit  que  les  accidens- 


LE   GRISOU.  9/j5 

deviennent  plus  rares  et  les  victimes  moins  nombreuses  :  il  y  a 
donc  un  évident  progrès. 

Il  faut  savoir  que  les  ouvriers  des  raines  sont  exposés  h  toute 
sorte  de  dangers  :  ils  descendaient  autrefois  par  des  échelles  verti- 
cales ou  par  des  systèmes  oscillans  qui  exigeaient  une  grande 
attention  de  leur  part;  les  chutes  étaient  fréquentes,  et  c'était  la 
mort.  Aujourd'hui  les  profondeurs  sont  devenues  si  grandes  qu'on 
est  obligé  de  les  descendre  mécaniquement  dans  des  bennes;  mais 
les  dangers  du  voyage  n'ont  point  encore  disparu.  Arrivé  au  chan- 
tier, le  mineur,  par  la  nature  de  son  travail,  est  obligé  de  prendre 
les  positions  les  moins  commodes  pour  abattre  au  pic  des  masses 
de  houille  sous  lesquelles  il  est  à  demi  couché.  Qu'un  éboulement 
survienne,  il  est  écrasé  :  cela  arrive  de  temps  à  autre  ;  quelquefois 
un  seul  homme,  quelquefois  des  escouades  entières  restent  ense- 
velis quand  une  masse  considérable  s'écroule.  Enfin  des  accidens 
nombreux  de  plusieurs  sortes,  qui  attendent  le  travailleur  au  fond 
et  à  la  sortie  du  puits,  complètent  les  misères  de  son  rude  métier. 
Eh  bien!  quand  on  décompose  la  statistique  en  chapitres  séparés, 
ce  n'est  pas  le  grisou  qui  a  été  le  plus  fatal.  Les  chutes  dans  le  puits 
sont  presque  aussi  meurtrières,  et  les  éboulemens  font  deux  fois 
autant  de  victimes  que  lui  seul  ;  enfin  si  on  réunit  toutes  ces  causes 
étrangères,   elles  sont  trois  fois  plus  à  craindre  que   le  grisou. 
Celui-ci  n'a  donc  moyennement  à  sa  charge,   malgré  sa  sinistre 
réputation,  que   le  quart  des  accidens.  Je  transcris  ici  un  abrégé 
des  tableaux  de  M.  Dickinson;  les  deux  colonnes  verticales  déchif- 
fres sont  relatives  aux  périodes  écoulées  de  1851  à  1860  et  de  1861 
à  1870;  elles  sont  les  moyennes  de  dix  années,  elles  indiquent  le 
nombre  des  personnes  sur  lesquelles  il  y  a  eu  une  victime  annuelle. 


Moyenne  géoérale.  .  i  .  .  .  . 

Par  éboulement 

Par  explosion 

Dans  les  puits 

Accidens  au   fond 

—        au  jour 

Dans  la  première  décade,  il  y  eut  1  victime  sur  2/55  personnes, 
dans  la  deuxième  1  sur  300  :  c'est  un  notable  progrès.  Même  amé- 
lioration pour  les  éboulemens,  mais  surtout  pour  le  grisou,  qui  prit 
1  personne  sur  1,000  dans  la  première  décade  et  seulement  1  sur 
1,400  dans  la  seconde.  Ces  chifires  sont  consolans  et  pleins  d'es- 
pérance. 

TOME  XLIII.  -~   1881.  60 


1851-1860 

18G1-1S70 

245 

300 

653 

767 

1,008 

1,408 

1,161 

2,121 

2,074 

1,666 

4,872 

4,119 

P/i6  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

On  comprend  sans  trop  de  peine  qu'il  n'y  ait  rien  à  faire  pour 
les  éboulemens.  La  prudence  de  l'ouvrier  peut  jusqu'à  un  certain 
point  les  éviter,  comme  sa  témérité  l'y  exposer.  Mais  on  est 
douloureusoment  ému  en  voyant  le  nombre  de  personnes  tuées 
dans  les  pnits  pendant  leur  descente  au  fond  et  leur  retour  au  jour. 
3,10*2  personnes  ont  péri  par  cette  cau'îe  en  20  ans,  le  grisou  en 
a  pri^  ^,700,  ce  qui  n'est  pas  beaucoup  plus.  N'y  a-t-il  donc  aucun 
moyen  de  facib'ter  un  voyage  au?ST  dangereux,  aussi  meurtrier  que 
le  gnsou  bii-méme,  ou  plutôt  qu'elle  dépense  fau'lrait-il  ajouter  à 
celle  de  l'exploitation  p^ur  organiser  des  trains  qui  donneraient  plus 
de  sécurité?  C'est  une  question  que  le  public  peut  poser,  que  les 
législateurs  doivent  discuter  et  les  exploitans  subir;  question  dont 
la  solution  e'^t  loin  de  dépasser  les  ressources  de  la  mécanique. 

Je  trouve  dans  une  autre  statistique  publiée  par  M.  Mathet,  ingé- 
nieur en  chef  ^  Blanzy,  l'occasion  de  faire  d'autres  remarques  tout 
aussi  importantes.  Cette  statistique  est  relative  aux  explosions  surve- 
nups  au  bassin  central  ;  elle  comprend  vingt-cinq  années,  de  1851 
h  J876<ç  et  vingt  et  une  explosions.  On  pe^t  la  diviser  en  deux 
périodes  :  la  première  de  1851  à  1862  comprenant  onze  années,  la 
deuxième  de  1862  à  1876,  soit  quatorze  ans.  Dans  la  première,  il  y 
eut  quatorze  explosions;  dans  la  deuxième,  qui  est  plus  longue,  il 
n'y  en  eut  que  sept.  Pendant  la  première,  les  explosions  ont  été 
produites  six  fois  par  des  lampes  mal  fermées,  quatre  fois  parce 
que  leur  treillis  avait  rougi,  et  quatre  fois  par  un  coup  de  mine; 
dans  la  deuxième,  une  seule  fois  par  le  fait  de  la  lampe,  six  fois 
pnr  l'inflammation  d'une  mine. 

Enfin,  les  quatorze  explosions  de  la  première  période  n'ont  fait 
que  116  victimes.  8  en  moyenne,  et  les  sept  de  la  seconde  ont  tué 
327  ouvriers,  soit  h7  pour  cba^'une.  Ceci  conduit  avec  la  dernière 
évidence  aux  quatre  conclusions  suivantes  :  1"  que  le  nombre  des 
explosions  a  considérablement  décru,  ce  qui  témoigne  d'une  bonne 
adminiptrrftion  ;  2°  que  les  explorions  produites  par  l'imperfection 
ou  1^  mauvais  état  des  lampes  ont  entièrement  cessé  :  le  matériel 
avait  été  amélioré;  3°  qu'il  n'y  a  plus  qu'une  seule  cause  d'explo- 
sions, c'est  le  tirage  des  coups  de  mine  ;  h"  que  les  explosions,  si 
elles  diminuent  de  fréquence,  deviennent  de  plus  en  plus  redou- 
tables et  meurtrières. 

L'intérêt  particulier  qui  ressort  de  ces  conclusions  nous  oblige  à 
quelques  développemens.  A  mesure  qu'on  épuise  la  veine,  les  tra- 
vaux s'éloignent  et  s'avancent  en  rayonnant.  Il  faut  continuer  les 
galeries,  rejoindre  les  veines  superposées,  ou  celles  que  des 
failles,  c'est-à-dire  des  changemens  de  niveau,  ont  interrompues, 
se   débarrasser  des  roches  qui  interrompent  l'avançage  et  faire 


LE   GRISOU.  gii7 

tomber  les  blocs  de  houille  par  un  procédé  rapide,  surtout  quand 
ils  sont  tassés  et  durs;  l'emploi  seul  du  pic  retarderait  outre 
mesure  l'exploitation;  on  se  voit  contraint  de  faire  sauter  les 
roches  par  des  mines  qu'on  charge  de  poudre  et  qu'on  ail  unie 
comme  on  le  ferait  à  l'air  libre.  Il  paraît  bien  étonnant  que  d'une 
part  on  s'entoure  de  tant  de  précautions  pour  l'éclairage,  et  que  de 
l'autre  on  ne  craigne  pas  de  développer  tout  à  coup  des  flammes 
bien  autrement  dangereuses,  étant  à  une  température  plus  élevée, 
dans  des  endroits  retirés,  où  l'aérage  pénètre  difTicilement,  produi- 
sant un  choc  subit  qui  fait  sortir  les  flammes  du  treillis  métal- 
lique, soulevant  tout  à  coup  des  nuages  de  poussière,  ouvrantquel- 
quefois  des  soufîlards  jusque-là  bouchés,  réunissant  enfin  les  con- 
ditions les  plus  désastreuses.  Aussi  la  commission  du  grisou  prend 
soin  de  fixer  sur  ce  point  l'attention  des  ingénieurs,  fai^^ant  appel 
à  la  pru'lence  et  prescrivant  les  plus  minutieuses  précautions  : 
constater  à  l'avance  l'absence  du  grisou,  surtout  au  toit,  ne  tirer 
qu'avec  la  permission  du  maître  mineur,  avoir  comme  en  Angle- 
terre des  agens  spéciaux  et  éprouvés  {fîre?nen),  etc.  Ce,  sont  là 
des  conseils  qui,  pour  être  sages,  n'en  sont  pas  moins  très  vagues. 
Ils  signifient  que  le  tirage  à  poudre  est  une  pratiipie  téméraire, 
que  l'on  ne  veut  ou  qu'on  ne  peut  pas  l'abandonner,  et  qu'on 
n'a  aucun  moyen  sérieux  d'en  éviter  les  dangers.  Aussi  les  acci- 
dens  se  multiplient;  j'en  vais  citer  deux,  non  les  plus  cruels,  mais 
choisis  parmi  ceux  dont  la  cause  a  été  le  mieux  constatée  :  le 
premier,  qui  fit  M  victimes,  a  été  déterminé  par  l'imprudence 
d'un  ouvrier  entêté.  Celait  le  8  novembre  1872,  à  Blanzy,  au 
puits  Sainte-Eugénie.  Un  ouvrier,  nommé  Mougenot,  travaillait 
seul  dans  un  quartier  qui  présentait  des  failles,  lesquelles  facili- 
taient de  temps  à  autre  un  léger  dégagement  de  grisou.  Tout  ti- 
rage à  poudre  avait  été  formellement  interdit,  et  Mougenot  en 
avait  reçu  spécialement  la  défense  à  cinq  heures  du  matin  de  la 
part  du  maître  mineur  qui  lui  indiquait  son  chantier,  et  à  huit 
heures  et  demie,  de  la  bouche  d'un  sous-chef.  Saulnier,  chef  du 
poste,  vint  vers  lui  une  demi-heure  avant  l'accident,  et  le  dialogue 
suivant  s'établit  entre  eux  :  «  Ghtf,  laissez-moi  tirer  un  coup 
de  mine,  mon  havage  est  fait.  —  Non,  je  ne  le  veux  pas,  ton 
charbon  est  tendre.  C'est  expressément  défendu,  et  tu  ne  le  feras 
pas,  quoique  je  vienne  de  voir  qu'il  n'y  a  pas  de  grisou  dans  la  ga- 
lerie. »  Saulnier  s'éloigne;  après  cette  défense  formelle  et  pendant 
qu'il  causait  avec  un  mineur  dans  une  autre  galerie,  il  entend 
une  détonation  :  «  C'est  Mougenot  qui  vient  de  faire  le  coup, 
s'écrie-t-il  ;  sauvons-nous.  »  On  retrouva  le  cadavre  de  Mougenot 
au  milieu  de  ses  outils  dispersés;  on  vit  la  trace  du  coup  de  mine 


948  BEVOE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'il  avait  allumé,  et  c'est  Saulnier,  miraculeusement  sauvé,  qui 
raconta  naïvement,  mais  très  précisément,  comme  oa  vient  de  le 
voir,  les  circonstances  qui  avaient  précédé  et  causé  l'accident. 

Le  deuxième  exemple  va  montrer  que  toutes  les  précautions  sont 
illusoires;  il  n'en  est  que  plus  concluant. 

Le  3  janvier  186i),  dans  la  mine  de  Ronchamp,  toutes  les  pré- 
cautions avaient  été  prises.  Un  coup  de  mine  détermina  l'explo- 
sion et  fit  7  victimes.  La  pression  développée  par  la  poudre  se  fit 
jour  à  travers  une  petite  couche  de  houille  inaperçue,  et  larochene 
fut  point  détachée.  Ce  n'est  que  deux  mois  après  l'accident  qu'on 
découvrit  en  ce  point  l'existence  d'un  petit  soufïlard,  trop  petit 
pour  avoir  été  signalé,  mais  qui  avait  suffi  pour  accumuler  sous  le 
toit  assez  de  grisou  pour  que  l'explosion  se  fît.  Peut-être  avait-il 
été  débouché  par  l'explosion  de  la  poudre.  Combien  de  cas  sem- 
blables ont  causé  de  semblables  malheurs  ! 

Le  tirage  à  poudre  est  donc  toujours  une  imprudence  :  c'est 
aujourd'hui  l'objet  de  toutes  les  préoccupations.  Ruggieri  imagine 
des  amorces  à  pression  pareilles  à  celles  de  l'artillerie  ;  on  recom- 
mande la  poudre  comprimée  exempte  de  pul vérin,  on  proscrit  les 
allumettes,  on  ne  se  sert  que  d'amadou;  Mac  Nabb  invente  des 
cartouches  enveloppées  d'eau  pour  éteindre  le  feu.  On  propose 
d'enflammer  toutes  les  mines  à  la  fois  par  l'électricité  en  l'absence 
des  ouvriers,  on  remplace  la  poudre  par  la  dynamite,  qui  est  loin 
d'être  plus  innocente,  etc.  Mais  ce  ne  sont  là  que  des  palliatifs;  il 
n'y  a  qu'une  solution  radicale,  tout  le  monde  la  cherche,  l'attend 
et  l'espère  :  renoncer  au  tirage  à  poudre  et  le  remplacer  par  un 
procédé  mécanique. 

Il  est  clair  que  c'est  là  une  grosse  question,  qu'on  ne  peut  inter- 
dire la  poudre  dans  un  district  sans  la  prohiber  dans  tous,  qu'il 
faudrait  une  entente  internationale,  que  si,  d'un  côté,  l'intérêt 
humanitaire  le  conseille,  les  intérêts  économiques  s'y  opposent,  de 
l'autre,  et  l'on  attend  avec  confiance,  non  sans  préoccupations,  que 
les  sciences  viennent  renouveler  par  quelque  invention  le  miracle 
que  la  lampe  de  Davy  fit  dans  l'éclairage.  Ce  n'est  point  un  pro- 
blème qui  soit  insoluble;  au  dire  de  quelques-uns,  il  est  même 
déjà  résolu. 

Les  travaux  de  forage  à  travers  les  hautes  chaînes  des  Alpes  ont 
habitué  la  pratique  à  un  agent  nouveau,  l'air  comprimé,  qui  peut 
s'introduire  et  qui  déjà  s'est  introduit  dans  les  mines  pour  les 
assainir,  pour  forer  les  trous  de  mine,  pour  conduire  les  chariots. 
On  sait  exercer  des  pressions  hydrauliques  jusqu'à  mille  atmo- 
sphères pour  séparer  les  rochers  par  l'introduction  d'un  coin.  L'é- 
lectricité commence  à  jouer  un  rôle  pour  la  transmission  du  travail. 


LE  GRISOU,  9Zl9 

Sans  aller  si  loin,  on  utilise  depuis  longtemps  dans  le  Hartz  et  en 
Angleterre  l'aiguille  coin,  qu'on  enfonce  à  grands  coups  de  masse. 
Il  y  a  le  coin  à  pression  hydraulique  de  Levet,  il  y  a  des  machines 
nommées  bossayeuses,  qui  abattent  les  roches  ou  fendent  les  masses 
houillères.  L'une  d'elles,  inventée  par  Duboys-François,  de  l'aveu 
de  la  commission,  est  tout  à  fait  comparable  pour  le  prix  et  la 
rapidité  du  travail  au  système  ordinaire;  enfin,  un  homme  qui 
s'est  fait  l'avocat  de  ces  procédés  nouveaux,  que  son  expérience  et 
sa  compétence  défendent  contre  les  illusions,  M.  Mathet,  n'hésite 
point  à  déclarer  dès  aujourd'hui  que,  a  dans  toute  mine  à  grisou,  il 
sera  toujours  possible,  pour  l'abatage  des  charbons,  de  se  passer 
du  concours  des  matières  explosives.  »  Le  jour  oiî  ce  pro^j-rès  sera 
réalisé,  l'inquiétude  des  ouvriers  cessera  et  l'exploitation,  au  heu  de 
multiplier  des  surveillances  inefficaces  et  des  dépenses  inutiles  au 
lieu  de  trembler  dans  la  continuelle  attente  d'un  danger  possible 
retrouvera  la  certitude  et  la  liberté  d'allures  que  la  sécurité  peut 
seule  lui  donner.  Tout  ne  sera  pas  dit  pourtant,  elle  aura  encore 
à  lutter  contre  un  phénomène  particulièrement  désastreux  qui  se 
développe  subitement,  que  rien  ne  fait  prévoir,  que  rien  ne  peut 
conjurer  et  qui,  tout  à  coup,  comme  les  accidens  de  chemin  de 
fer,  détruit  de  fond  en  comble  toute  l'économie  d'une  mine,  c'est 
le  dégagement  instantané  du  grisou.  Ce  phénomène  est  coupable 
des  grands  sinistres  dont  on  a  été  si  souvent  ému,  de  celui  qui,  à 
Oaks  Golliery,  a  tué  3Zi3  hommes,  de  celui  qui  en  a  fait  périr  llii 
au  puits  de  Lagrappe  à  Frameries  et  de  tous  ceux  que  l'avenir  pré- 
voit sans  rien  pouvoir  contre  eux.  Il  faut  lire  à  ce  sujet  l'étude 
qu'a  publiée  M.  Arnould,  ingénieur  principal  à  Mons,  dans  laquelle 
il  a  recueilli  66  descriptions  d'accidens  de  même  ordre  et  de  même 
caractère  arrivés  dans  les  circonstances  identiques  que  nous  allons 
faire  connaître. 

VIL 

Au  milieu  du  calme  le  plus  tranquillisant,  quand  la  circulation 
est  bien  établie,  que  le  grisou  est  à  peine  signalé,  les  ouvriers  aper- 
çoivent une  déviation  lente  des  parois  d'attaque,  comme  si  elles 
étaient  poussées  du  dedans  vers  le  dehors,  puis  ils  entendent  un 
bruit  sourd  que  les  uns  comparent  à  un  vent  énergique  ou  à  un 
roulement  de  tonnerre.  Tout  à  coup  la  cloison  s'écroule,  un  effluve 
de  grisou  pur  s'échappe  à  travers  les  galeries,  il  entraîne  les  ou- 
vriers, il  éteint  leurs  lampes,  il  renverse  le  courant  d'air  et  finit 
par  s'échapper  par  les  puits.  Cette  espèce  d'orage  est  tout  à  fait 
semblable  à  la  rupture  des  chaudières  à  vapeur,  il  dure  peu,  s'af- 


S>'50  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

faiblit  progressivement,  et  tout  rentre  dans  l'ordre.  On  constate 
alors  qu'une  cavité  existait,  qu'elle  était  pleine  de  gaz  à  une  pres- 
sion qui  dépasse  toute  évaluation,  et  qu'elle  s'est  vidée  aussitôt 
qu'une  issue  lui  a  été  ouverte.  La  belle  description  de  l'antre  d'Éole 
qu'on  se  rappelle  avoir  admirée  au  premier  livre  de  l' Enéide  reyient 
naturellement  à  l'esprit  : 

.    .    .     .    Hic  vasto  rex  iEolus  antro 
Luctantes  ventos  tempos tatesque  sonoras 
Imperio  prenait,  ac  vinclis  et  carcoi^e  frenat. 

Il  n'y  a  que  les  chaînes  de  trop,  la  prison  suffisait  :  puis,  quand 
elle  s'ouvre  : 

Haec  ubi  dicta,  cavum  conversa  cuspide  montem 
Impulit  in  latus  :  ac  venti,  velut  agmiae  facto, 
Qua  data  porta  ruunt,  et  terras  turbine  pcrflant. 

Revenons  à  la  réalité  scientifique.  Il  faut  noter  avec  soin  une 
circonstance  bien   extraordinaire  qui  accompagne  et  caractérise 
tous  les  faits  du  même  genre,  et  qui  va  nous  éclairer  sur  leur 
cause.  Au  moment  où  il  s'échappe  avec  une  si  gi  ande  violence,  le 
grisou  entraîne  avec  lui  une  énorme  masse  de  charbon  divisé, 
pulvérisé  et  comme  tamisé  qui  envahit  les  galeries  et  les  obstrue, 
qu'on  a  mesurée  et  qui  dépasse  plusieurs  milliers  d'hectolitres.  Il 
est  donc  évident  que  des  vides  existent  dans  la  houille,  qu'ils  se 
rencontrent  surtout  dans  les  mines  profondes,  aux  endroits  où  les 
veines  sont  contournées   par   des  particularités  géologiques,   et 
qu'ils  servent  de  réservoirs  à  des  quantités  de  grisou  qui  atteignent 
jusqu'à  500,000  mètres  cubes,  comprimées  jusqu'à  des  pressions 
inconnues  mais  énormes,  et  qui  s'échappent  violemment  quand 
une  issue  leur  est   ouverte,  comme  la  vapeur  s'échappe  d'une 
chaudière  crevée.  Tant  qu'il  était   confiné  dans   son  repaire,  le 
grisou  faisait  effort  pour  en  sortir  ;  il  s'insinuait  entre  les  lamelles 
de  houille  et  y  pénétrait  jusqu'à  une  grande  distance  des  parois  de 
la  cavité;  mais  aussitôt  que  celle-ci  commence  à  se  vider  et  qu'il 
n'a  plus  de  contrepoids  pour  le  retenir,  il  brise  ses  enveloppes, 
sépare  et  pulvérise  k  charbon,  qu'il  entraîne  avec  lui  jusque  dans 
les  galeries,  qu'il  obstrue.  On  peut  même  se  demander  si  la  poche 
était  vide  originairement  et  si  elle  n'était  pas  un  magasin  d'un 
charbon  spécial,  poreux,  qui  aurait  absorbé  et  retenu  l'immense 
provision  de  gaz,  qui  aurait  été  entraîné  par  elle  et  qui  aurait  laissé 
une  caverne  vide  dans  l'endroit  qu'il  occupait  primitivement.  Gomme 
exemple  de  ces  phénomènes,  je  transcris  le  récit  d'un  accident  arrivé 


LE   GRISOU.  951^ 

le  3  février  1865,  au  charbonnage  du  midi  de  Dour,  à  la  profondeur 
de  liQS  mètres,  et  à  45  mètres  du  puits  d'extraction.  «  Au  milieu  d'un 
calme  apparent,  le  gaz  a  fait  tout  à  coup  irruption  avec  une  violence 
telle  que  deux  ouvriers  occupés  àl  avancement  ont  été  renversés  et 
entraillés  vers  le  puits  au  milieu  d'un  torrent  de  poussière  qui  a  en- 
vahi les  excavations  du  voisinage  et  s'est  rapidement  élevé  jusqu'à 
la  surface  en  remontant  par  le  puits  d'exiraction  ;  le  grisou  a  pris  feu 
à  une  lampe  défectueuse  qui  se  trouvait  à  l'étage  de  /i/i3  mètres,  et 
a  fait  périr  tout  le  monde  de  ce  niveau.  En  arrivant  à  l'orifice  du 
puits  d'extraction,  il  s'est  aussi  allumé  à  un  petit  foyer  situé  dans 
le  bâtiment  du  puits,  a  fait  sauter  la  toiture  et  a  mis  le  feu  au  câble 
d'extraction...  Le  gaz  et  la  poussière  furent  suivis  de  près  par  une 
masse  considérable  de  houille  broyée  et  comme  tamisée  qui  vint 
encombrer  le  chassage  sur  une  longueur  de  près  de  30  mètres.  Le 
mesurage  de  cette  masse  pulvérulente  en  a  porté  le  volume  à 
1,718  hectolitres.  Quant  à  la  cavité  ou  poche  qui  s'est  ainsi  vidée 
et  agrandie,  elle  affectait  une  forme  irrégulière.  La  capacité  de  cette 
poche  n'a  pu  être  mesurée.  Nous  pensons  toutefois  qu'il  n'y  a  rien 
d'exagéré  à  l'évaluer  à  100  mètres  cubes.  Les  témoins  disent  avoir 
rencontré  subitement  une  coupe  qui  donna  issue  à  une  grande  quan- 
tité de  grisou  et  de  poussière  avec  un  bruit  comme  celui  d'un  coup 
de  mine.  Ils  assurent  qu'avant  l'ouverture  de  la  coupe,  il  n'y  avait 
point  de  grisou  dans  la  galerie  et  que  l'aérage  était  bon.  » 

Nous  avons  dit  que  l'ouragan  subitement  déùhaîné  s'apaise  peu 
à  peu  et  cesse  de  lui-même  après  avoir  versé  dans  l'atmosphère, 
par  les  puits,  le  grisou  qui  lui  a  donné  naissance  :  dans  ce  cas,  il  n'a 
qu'une  gravité  relative  et  éphémère  ;  on  en  est  quitte  pour  l'asphyxie 
des  ouvriers  qui  ont  crevé  la  poche  ou  de  ceux  que  les  gaz  ont  ren- 
contrés en  chemin,  ce  qui  est  déjà  bien  assez  triste;  mais  le  sinistre 
prend  les  proportions  les  plus  terribles  quand  il  s'enflamme  en 
chemin  à  un  foyer  ou  à  une  lampe  oubliée  ;  alors  le  ma'heur  dépasse 
tout  ce  qu'on  peut  imaginer.  C'est  ce  qui  est  arrivé  à  la  mine  de 
Lagrappe,  à  Frameries,  le  17  avril  1879.  La  mine  communique 
avec  le  jour  par  trois  puits  :  l'un  qui  sert  à  l'extraction  et  par  où 
pénètre  l'air;  un  deuxième,  d'aspiration,  muni  d'un  ventilateur; 
un  troisième  puits  contient  les  échelles.  La  mine  a  620  mètres  de 
profondeur.  Le  jeudi  17  avril,  à  sept  heures  trente-sept  du  matin,  las 
ouvriers  qui  étaient  à  l'orifice  du  puits  d'extraction  en  virent  sortir  un 
courant  d'air  très  violent.  Quelques  secondes  après,  ce  gaz,  qui  était 
du  grisou  pur,  vint  prendre  feu  au  foyer  de  la  machine  à  vapeur. 
Immédiatement  la  flamme  descendit  dans  tout  le  bâtiment  qui  cou- 
vrait les  puits,  circonstance  terrible  qui  empêcha  les  ouvriers  de 
sortir.  Une  gigantesque  colonne  de  feu  dépassait  le  sommet  de  la 


952  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

cheminée ,  qui  a  50  mètres  de  hauteur  -,  elle  se  voyait  de  la  gare 
de  Mons  à  7  kilomètres. 

Cependant  cette  gigantesque  flamme  continuait  à  brûler,  mais  en 
s' affaiblissant;  deux  heures  après  le  commencement,  on  voyait  la 
flamme  réduile  à  2  mètres  et  osciller  à  l'orifice,  lorsqu'une  première 
explosion  se  produisit  dans  le  puits.  Elle  fut  suivie  de  quatre  autres, 
espacées  de  dix  minutes  en  dix  minutes;  enfin,  à  onze  heures  trente- 
six,  il  y  en  eut  une  dernière  beaucoup  plus  violente  que  les  autres. 
Ces  explosions  étaient  déterminées  soit  dans  le  puits,  soit  dans  la 
mine,  par  le  mélange  de  l'air  avec  le  grisou  aussitôt  que  la  propor- 
tion de  celui-ci  eut  été  diminuée.  Pendant  ce  temps,  les  mineurs, 
avertis  par  l'état  anormal  de  la  mine, s'étaient  dirigés  vers  les  échelles, 
mais  le  puits  qui  les  contenait  étant  surmonté  par  un  bâtiment  en 
flammes ,  laissait  rentrer  de  l'air  mêlé  de  fumée  ;  toute  issue  leur 
était  fermée  ;  la  plupart  furent  brûlés. 

Qu'on  me  permette  en  finissant  cette  longue  étude  de  la  résumer 
en  quelques  mots.  Il  n'y  avait  pas  de  problème  plus  compliqué  que 
l'organisation  d'une  houillère,  il  n'a  été  sérieusement  abordé  qu'au 
commencement  de  ce  siècle.  C'est  en  vue  d'épuiser  les  mines  que 
la  machine  à  vapeur  a  été  inventée  ;  aujourd'hui,  par  une  curieuse 
interversion  des  rôles,  c'est  pour  nourrir  les  machines  à  vapeur 
que  l'on  vide  les  mines  de  houille.  On  a  su  faire  circuler  dans  leurs 
galeries  la  quantité  d'air  nécessaire  pour  alimenter  la  vie  des 
hommes,  le  feu  des  lampes  et  pour  entraîner  le  grisou  ;  la  lampe 
de  Davy  perfectionnée  n'enflamme  plus  le  mélange  détonant,  qui 
d'ailleurs  ne  se  forme  plus.  Les  systèmes  mécaniques  pour  la  des- 
cente et  la  montée  des  hommes,  pour  l'enlèvement  des  produits, 
pour  la  circulation  à  l'intérieur,  ont  profité  de  tout  ce  que  la  méca- 
nique inventait  et  profiteront  de  ce  qu'elle  inventera.  L'air  com- 
primé commence  à  descendre  dans  la  mine  et  à  y  faire  son  service, 
î'abatage  de  la  houille  sera  bientôt  réalisé  mécaniquement  sans 
explosions.  On  peut  donc  être  satisfait  du  présent,  tout  en  espérant 
que  l'avenir  fera  plus  encore.  Il  n'y  a  qu'un  point  noir,  si  noir 
qu'il  défie  toute  espérance,  l'explosion  subite  du  grisou  condensé; 
on  ne  peut  que  s'abandonner  à  la  grâce  de  Dieu.  Mais  ce  qu'il  faut 
dire  bien  haut,  c'est  qu'ingénieurs,  directeurs  et  ouvriers  ont  fait 
et  presque  dépassé  leur  devoir:  ingénieurs  en  assurant  la  sécurité, 
directeurs  en  créant  des  institutions  de  bienfaisance,  ouvriers  en 
se  dévouant.  Si  l'Académie  française  y  voulait  regarder,  elle  trou- 
verait des  actes  de  vertu. 

J.  Jamin. 


REVUE     LITTERAIRE 


A  PROPOS  DE  LA  PRINCESSE  DE  BAGDAD. 


On  a  largement  usé,  depuis  une  quinzaine  de  jours,  contre  cette  mal- 
heureuse Princesse  de  Bagdad,  de  tout  ce  que  la  critique  a  de  droits. 
Quelques- uns  même,  dont  nous  sommes,  pensent  qu'à  vrai  dire  on 
pourrait  bien  en  avoir  abusé.  Trop  est  trop.  Le  public,  et  surtout  le 
public  de  nos  premières,  a  de  ces  révoltes  soudaines  et  brutales,  comme 
en  d'autres  rencontres  il  aura  d'inexplicables  indulgences.  Passons-les 
lui.  Mais  il  semble  que  la  critique,  au  moins,  une  fois  sortie  de  la  salle, 
où,  comme  tout  le  monde,  elle  vient  de  sentir  avec  ses  nerfs,  pût  et 
dût  se  reprendre,  et  puisque  c'est  de  juger  qu'il  s'agit,  juger  avec  son 
jugement.  Car  il  ne  saurait  suflire  d'avoir  décidé  qu'une  pièce  est  mau- 
vaise, ni  même  d'avoir  démontré  qu'elle  lest  pour  telles  et  telles  rai- 
sons, que  Ton  donne:  il  faudrait  encore  pénétrer  un  peu  plus  à  fond, 
jusque  dans  le  secret  de  l'auteur,  et  pour  ainsi  dire  dans  la  confidence 
de  ses  intentions.  C'en  était  ici  le  cas. 

Il  n'y  a  pas  beaucoup  plus  d'un  an  que  M.  Dumas,  dans  la  préface 
qu'il  a  mise  à  l'Étrangère,  traitant  de  son  art,  nous  parlait  de  certains 
«  moyens  grossiers,  »  presque  infaillibles,  avec  cela  «  plus  faciles 
qu'on  ne  le  croit  »  de  provoquer  les  applaudissemens  de  toute  une  salle 
et  d'emporter  de  vive  force  un  succès  de  théâtre.  C'était  trop  dire.  Le 
jeu  du  théâtre,  quelque  rare  et  longue  expérience  que  l'on  en  puisse 
avoir,  n'en  reste  pas  moins  un  jeu.  Le  hasard  y  règne  en  maître. 
C'est  là  vraiment  que  rien  ne  permet  de  préjuger  de  rien,  et  qu'on 
n'a  jamais  vu,  qu'on  ne  verra  jamais  d'autorité  si  bien  affermie 
qu'elle  ne  soit  à  la  merci,  toujours,  d'une  épreuve  nouvelle.  Mais  si 


954  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

M.  Dumas  voulait  dira  qu'il  ne  tiendrait  qu'à  lui  de  continuer  à  mar- 
cher par  les  chemins  battus,  de  jeter  uns  critique  sincère  dans  le 
plus  étrange  embarras  en  la  réduisant  à  n'invoquer  contre  la  pièce 
que  des  objections  qui  porteraient  du  même  coup  contre  quelque 
chef-d'œuvre  accepté,  reconnu,  consacré,  d'enlever  enfin  au  hasard 
tout  ce  qne  lui  peut  enlever  la  connaissance  des  difTicultés  de  l'art 
et  des  moyens  de  les  tourner;  il  avait  raison.  Nous  n'irons  pas  jusqu'à 
prétendre  qu'il  ne  dépendit  que  ds  M.  Dumas  de  refaire  un  Père  pro- 
digue, ou  le  Demi-3Ion^e,  ou  la  Dame  aux  Camélias.  Nous  ne  desce  ndons 
jamais  deux  fois  dans  le  même  fleuve,  disait  ce  philosophe.  C'est  déjà 
beau  de  se  continuer,  mais  on  ne  se  recommence  guère.  Je  veux  du 
moins  insister,  comme  sur  un  point  essentiel,  sur  ce  qu'il  y  a  dans  le 
théâtre  deM.  Dumas,  et  depuis /a  Z)ame  av.xcamélias,  etjus^u'à  VÉtran- 
gcre,  de  raisonné,  de  délibéré,  de  systématique,  d'artificiel,  s'il  vous 
plaît,  ou  de  faux,  si  vous  l'aimez  mieux,  —  car  il  faut  parler  ici  pour  tous 
le?  goûts  et  que  tout  le  monde  convienne  avec  nous  de  la  chose,  —  mais 
de  voulu,  et  de  fortement  voulu.  Voici  tantôt  vingt-cinq  ans  que  M.  Du- 
m?s  se  sert  des  moyens  du  théâtre,  dont  il  a  le  maniement  comme  per- 
sonne, pour  faire  tout  autre  chose  que  du  théâtre,  au  sens  oii  l'enten- 
dent encore  aujourd'hui  les  débris  de  l'école  de  Scribe.  A-t-il  tort?  a-t-il 
raison?  Je  crois  au  moins  que  l'on  est  injuste,  et  même  un  pju  pédant  , 
quand  on  prétend  réduire  les  auteurs  dramatiques,  de  leur  vivan  t,  au 
rôle  d'amuseurs  publics,  eux,  dans  les  œuvres  de  qui  nous  découvrons 
tant  d'intentions,  et  de  tant  de  portée,  une  fois,  à  la  vérité,  qu'ils  sont 
morts.  Voyez  plutôt,  pour  ne  pas  prendre  un  plus  illustre  exemple , 
comment  les  historiens  de  la  littérature,  et  même  de  la  révolution, 
tous  les  jours,  nous  parlent  de  l'auteur  du  Mariage  de  Fignro.  Et  de 
fait,  serait-ce  une  raison,  parce  que  l'on  est  capable  d'écrire  le  Mariage 
de  Figaro,  pour  n'avoir  pas  le  droit  de  dire  son  mot  sur  la  liberté  de  la 
presse?  sur  la  question  du  mariage  parce  que  l'on  est  M.  Vicîorien 
Sardou?  sur  la  question  du  divorce  parce  que  l'on  est  M.  Alexandre 
Dumas?  Molière  s'est  peut-être  abstenu  de  dire  le  sien,  en  plein 
théâtre,  sur  l'éducation  des  femmes  ou  sur  le  culte  dû  à  D!eu,  pour 
parler  comme  les  prédicateurs,  car  Tartuffe  ne  va  rien  moins  qu'à  cela? 
Ce  n'est  pas  aujourd'hui  le  point  :  mais  assurément,  là  et  non  ailleurs, 
dans  la  nature  même  de  certaines  préoccupations  qui  le  hantent,  comme 
dans  sa  ma'iière,  bien  à  lui,  de  les  mettre  à  la  scène,  est  la  véritable 
originalité  de  M.  Duma?,  le  secret  de  sa  force  et  le  fondement  de  son 
autorité. 

C'est  pourtant  ce  qu'il  semble  qu'à  propos  de  la  Princease  de  Bagdad 
on  ait,  en  général,  tout  simplement  oublié.  J'accorde;  ce  que  l'on  vou- 
dra. Maltraitez  donc  la  pièce,  dites  que  l'intrigue  en  est  étrange,  que 
les  caractères  en  sont  invraifemllables,  que  le  dialogue  en  est  d'une 
violence  qui  va  jusqu'à  la  brutalité.   J'y  souscris.  Voulez-vous  même 


REVUE   LITTÉRAIRE.  955 

que  je  souhaite  à  M.  Dumas  de  ne  pas  garder  trop  de  rancune  au  public 
et  de  profiter  plutôt  de  l'insuccès  comme  d'un  avertissement?  C'est 
fait.  Mais,  lorsque  vous  vous  êtes  bien  écriés  que  vous  n'avez  jamais 
rencontré  de  M.  Nourvarly  ni  même,  ni  surtout,  de  comtesse  de  Hun, 
est-ce  que  vous  croyez  que  M.  Dumas  ne  le  sait  pas  bien,  et  même  que 
vous  n'en  rencontrerez  jtmais?  ou  bien  encore,  si  vous  lui  dites  que 
jamais  un  galant  homme  ni  surtout  une  honnête  femme,  étant  admises 
les  situations  de  la  Prinresse  de  Bagdad,  n'agiront  comme  on  voit  agir 
cette  même  comtesse  di  Hun  et  ce  même  M.  Nourvady,  vous  imaginez- 
vous  donc  que  M.  Dumas  l'ignore?  et  lui  prêtez-vous  l'intention  de 
vous  proposer  aux  yeux  des  scènes  vraies,  copiées  au  vif  de  la  réalité, 
naturalistes  enfin,  et  grossies  tout  jnste  autant  qu'il  le  faut  pour  s'ac- 
commoder à  l'optique  de  la  scène?  Je  pose  la  question  plutôt,  à 
vrai  dire,  que  je  ne  la  décide.  C'est  qu'il  f  u  Irait  entreprendre  une 
étude  approfondie  du  théâtre  entier  de  M.  Damas  si  l'on  voulait 
préciser  jusqu'à  quel  point  M.  Dumas  lui-même,  depuis  quelques  années, 
croit  à  IVxistence  réelle  et,  pour  ainsi  dire,  à  Vhumanité  de  ses  propres 
personnages.  11  y  a  cru  jadis,  La  dame  aux  camélias,  par  exemple, 
M,  Dumas  s'est  plus  d'une  fois  défendu  d'en  avoir  fait,  dans  son  roman 
on  dans  son  drame,  une  autre  femme  que  cells  que  le  tout  Paris  d'alors 
avait  connue.  Cependant  il  disait  déjà  :  u  Marguerite  Gauthier  est  une 
exception,  mais  si  ce  n'en  éta"t  pas  une,  je  n'aurais  pas  pris  la  peine  de 
l'écrire.  »  Mais  il  est  remarquab'e  qu'à  mesure  que  M.  Dumas,  depuis 
lors,  ajoutait  un  nouveau  succès  à  ses  succès  anciens,  il  faisait,  dans  ses 
comédies  et  dans  ses  drames,  une  part  plus  étroite  à  mesur^  à  l'obser- 
vat'on  du  réel  et  à  mesu  e  plus  large  à  la  concfption  de  Timaginaire. 
Suivez  un  peu  la  gradation.  Marguerite  Gauthier,  comme  on  vient  de 
vous  le  dire,  n'était  encore  qu'une  exception;  prenez  le  Demi- M  onde, 
Suzanne  a'An^e  est  un  caractère;  prenez  un  Père  prodigue,  klheTÛne  de 
la  Borde  est  un  type, —  la  courtisane  économe,  définie  précisément  à  la 
façon  des  logiciens,  per  commune  genus  et  'propriam  differentiam ;  — 
prenez  les  Idées  de  Madame  Aubraij,  Jeannine  est  déjà  plus  qu'un  type, 
c'est  un  symbole.  Et  pour  Césarine  dans  la  Femme  de  Claude,  pour 
M'»  Clailc^on  dans  CÉtrangcre,  pour  la  comtesse  de  Hun,  enfin,  dans  la 
Princesse  de  Bagdad^  ce  sont  des  allégories,  c'est-à-dire  je  ne  sais  quoi 
de  plus  général,  de  plus  abstrait  encore  et  de  plus  indéterminé  qu'un 
symbole. 

On  a  donc  fait  peu  de  chose  contre  la  Princesse  de  Bagdad  quand 
on  a  démontré  que  l'intrigue  se  réduisait  à  l'intrigue  d'un  pur  mélo- 
drame et  que  d'ailleurs  elle  ne  se  dénouait  pas,  puisque  la  dernière 
scène  y  replace  les  personmges  à  peu  près  dans  la  même  situation 
qu'ils  étaient  au  début  de  l'action.  On  a  fait  peu  de  chose  quand  on  a 
prouvé,  ce  qui  n'est  pas  bien  difficile,  que  ni  le  comte  de  Hun,  ni  la 
comtesse,  ni  Nourvady,  l'homme  aux  quarante  millions,  comme  on  va 


956  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

rappeler  pendant  quelque  temps,  le  nabab,  le  boïard  ou  le  magnat 
fatal,  n'incarnaient  en  eux  quoi  que  ce  soit  de  réel,  ni  l'une  de  ces 
passions,  ni  l'un  de  ces  sentimens  dont  toute  femme  ou  tout  homme 
porterait  les  commencemens  en  soi.  Jadis,  il  est  vrai,  jusque  envi- 
ron le  temps  des  Idées  de  Madame  Aubray,  vous  eussiez  pu  faire  de 
ces  argumens  à  M.  Dumas;  mais  maintenant  il  faut  s'y  prendre  d'autre 
sorte.  Son  mélodrame  ne  finit  pas?  Il  le  sait.  Son  a  Antony  million- 
naire »  est  plus  vieux  et  plus  démodé  que  le  premier  Antony?  Il  l'a 
voulu  comme  cela.  Son  héroïne  enfin,  la  comtesse  de  Hun,  enferme  en 
elle  aussi  peu  de  réalité,  je  veux  dire  aussi  peu  de  vérité  moyenne  et 
générale,  aussi  peu  de  substance  que  possible?  C'est  exprès.  Vous  répon- 
dez qu'alors  il  eût  fallu  faire  exprès  de  mieux  faire,  ou  de  faire  autre- 
ment. C'est  assez  mon  opinion.  Je  dis  seulement  qu'avant  de  l'exprimer 
il  n'était  pas  inutile  de  savoir  si  je  jugeais  M,  Dumas  à  peu  près  sur 
ce  qu'il  a  voulu  faire.  Des  impressions  ne  sont  pas  des  raisons.  Fâchons- 
nous,  à  la  bonne  heure,  mais  sachons  d'abord  pourquoi  nous  nous 
fâchons,  et  cherchons  ensuite  si  c'était  notre  droit  de  nous  fâcher. 

Or  le  vrai,  c'est  que  depuis  quelques  années  M.  Dumas  est  sous  l'ob- 
session de  deux  ou  trois  idées,  que  cette  obsession  le  tyrannise,  et  qu'il 
ne  s'en  débarrassera  que  quand  il  aura  trouvé  la  formule  de  ces  deux 
ou  trois  idées.  Je  les  aurais  appelées  fixes,  si  justement  elles  n'étaient 
pas  encore  flottantes  et  vagues,  à  l'état  de  matière  cosmi,}ue,  pour  ainsi 
dire,  dans  l'esprit  de  M.  Dumas.  Notez  au  passage  que  ce  n'est  pas  ici  le 
trait  le  moins  curieux,  ni  le  moins  caractéristique  du  talent  de  M.  Dumas. 
Il  y  a  contraste,  il  y  a  peut-être  eu  contraste  de  tout  temps,  mais  aujour- 
d'hui plus  accusé  que  jamais,  entre  la  netteté  de  son  style  et  l'indécision 
de  ses  idées.  Lui,  qui  fut  autrefois,  à  sa  manière,  quoi  qu'il  en  dise  et 
quoi  qu'il  en  ait,  parmi  les  précurseurs  de  ce  que  nous  avons,  depuis 
M.  Zola,  naturalisme  appelé,  voilà  tantôt  dix  ou  douze  ans  qu'il  vogue, 
avec  plus  de  hardiesse  que  de  bonheur,  sur  les  océans  brumeux  de  la 
mysticité.  Lisez  ces  quelques  lignes  de  la  Princesse  de  Bagdad;  elles  sont 
du  rôle  de  Lionnette  et  de  la  grande  scène  du  deuxième  acte  :  «  Ah!  si 
vous  saviez  comme  ce  que  vous  appelez  l'amour  m'est  de  plus  en  plus 
odieux!..  Je  vous  aime!  c'est-à-dire,  vous  êtes  belle  et  votre  chair  me 
tente!  C'est  à  cette  tentation  que  j'ai  dû  le  mari  qui  m'outrage,  c'est  à 
cette  tentation  que  je  dois  l'outrage  que  vous  me  faites!  Un  prince  n'a 
pu  résister  à  ce  qu'il  appelait,  lui  aussi,  son  amour  pour  une  jolie  fille, 
et  me  voilà  au  monde,  à  cause  de  cela!  Il  faut  que  je  souffre  à  cause 
de  cela,  et  que  je  me  Vv^nde  peut-être  aussi,  à  mon  tour,  à  cause  de 
cela!  »  Évidemment,  M.  Dumas  rêve  par  instans,  je  ne  dis  pas  de  la 
mortification,  je  dis  de  l'abolition  des  sens.  Anathème  sur  cette  chair 
de  péché  !  Chose  curieuse,  il  a  même  retrouvé,  pour  la  placer  dans  la 
iouche  de  Lionnette,  une  devise  que  l'on  voit,  dans  la  rue  Saint-Sul- 


REVDE  LITTÉRAIRE.  957 

pice,  au  bas  des  images  de  piété  :  Au  ciel  on  se  reconnaît!  Elle  parle 
du  roi,  son  père  :  «  Qui  sait?  après  avoir  été  si  puissant  sur  la  terre,  il 
n'aura  peut-être  que  moi  au  ciel  ;  il  faut  bien  que  je  garde  quelque  chose 
pour  me  faire  reconnaîire,  —  là  haut,  —  puisqu'il  n'a  pas  pu  me  recon- 
naître ici-bas.  »  Cependant,  tout  en  devenant  mystique,  et  mystique 
jusque-là  que  des  catholiques,  très  naits,  à  moins  qu'ils  ne  se  crussent 
très  habiles,  au  temps  de  r Homme- Femme,  ont  ia^iWi  célébrer  la  conver- 
sion de  M.  Dumas,  de  quoi  j'imagine  qu'ils  auront  rappelé,  depuis  la 
Queslion  du  divorce,  il  a  gardé  sa  façon  dé  dire,  —  primesautière  en  sa 
recherche,  audacieuse,  incisive,  coupante,  —  et  c'est  ce  qui  continue 
de  faire  illusion  à  quelques-uns  sur  la  direction  qu'il  a  prise.  Mais  il 
ne  se  sert  plus  aujourd'hui  des  moyens  de  théâtre  que  selon  le  besoin 
qu'il  en  a  pour  réaliser  ses  abstractions  mystiques,  quand  la  bro- 
chure ou  le  livre  ne  lui  suffisent  plus,  et  qu'il  croit  devoir  donnera  ses 
symboles  un  corps,  une  figure  à  ses  allégories. 

Parmi  ces  idées,  il  en  est  deux  au  moins  que  vous  reconnaîtrez  dans 
la  Princesse  de  Bagdad,  ne  fût-ce  que  pour  les  avoir  vues  passer  dans 
rÉtrangcre.  L'une,  qu'il  a  voulu  précisément  incarner  dans  son  homme 
quarante  fois  millionnaire,  c'est  une  espèce  d'admiration  pour  le  pou- 
voir corrupteur  de  l'argent,  a  la  première  puissance  du  monde,  »  comme 
on  l'appelait  dans  l'Étrangère,  le  «  tentateur  de  l'heure  présente,  » 
comme  on  l'appelle  dans  la  Princesse  de  Bagdad.  Il  s'y  mêle  un  peu 
d'effroi.  L'autre  idée,  sentiment  plutôt  qu'idée,  comme  je  tâche  à  le 
marquer  dans  les  termes  mêmes  que  j'emploie,  c'est  une  adoration, 
compensée  de  beaucoup  de  terreur,  pour  l'influence  de  la  femme  : 
«  Quand  les  femmes  auront  conscience  de  leur  force  et  de  leur  pou- 
voir, l  homme  sera  bien  peu  de  chose.  »  Il  deviendra,  selon  le  mot 
même  de  M,  Dumas,  Vimbccile  que  vous  représente  ici  le  comte  Jean 
de  Hun.  Et  le  principal  personnage,  à  ce  propos,  Lionnetle,  cette  créa- 
ture «  née  d'un  désir  et  d'une  corruption,  »  comme  l'Étrangère  était 
«née  d'une  remarque,  »  effet  connu,  que  M.Dumas  eût  sagement  évité, 
la  fille  de  M""  Duranton  et  du  roi  de  Bagdad,  que  représente-t-elle? 
Rien  que  je  puisse  préciser,  ni  rien,  à  ce  que  je  crains,  que  puisse 
préciser  M.  Dumas  lui-même. 

Cela  vient,  ici  et  ailleurs,  de  ce  que  justement  les  idées  de  M.  Dumas 
sont  moins  des  idées  que  des  sentimens.  Il  craint,  et  il  sait  ce  qu'il 
craint  :  il  ne  sait  pas  sous  quelle  forme  il  craint.  Il  craint  cet  énorme 
pouvoir  qu'en  effet  l'argent  a  conquis  dans  le  temps  où  nous  sommes, 
et  je  crois  qu'il  a  raison  de  le  craindre,  mais  sous  quelle  forme  le 
craint-il  et  de  quel  côté  voit-il  venir  l'ennemi?  Serait-ce  vraiment 
du  côté  de  Vienne?  et  sous  les  traits  de  M.  Nourvady  ?  Serait-ce 
du  côté  de  l'Amérique?  et  sous  l'espèce  de  M"  Clarkson?  Quels  sont 
les  effets  qu'il  en  redoute?  Est-ce  avec  les  uns  l'asservissement  d'un 


958  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

peuple  de  prolétaires  sous  la  tyrannie  du  capital?  Est-ce  peut-être,  avec 
les  autres,  robscurcissement  de  l'esprit  dans  les  jouissances  de  la  ma- 
tière? Est-ce  avec  ceux-ci  l'avilissement  des  caractères  et  la  dissolution 
des  vertus,  trop  heureuses  d'être  traitées  comme  des  valeurs  et  tarifées 
à  leur  plus  juste  prix?  Est-ce  avec  ceux-là  le  développement  de  l'amour 
du  lucre,  avec  tous  les  vices  bas  qui  deviennent  tôt  ou  tard  ceux  d'une 
aristocrciiie  de  marchands?  Combien  d'autres  effets  et  combien  d'au- 
tres questions  encore?  Mais  si  c'est  tout  cela,  tout  ensemble,  si  le  classe- 
ment n'est  pas  fait,  si  l'on  veut  incarner  en  un  seul  type  tout  ce  que  Ton 
redoute  et  tout  ce  que  Ion  croit  entrevoir  de  dangers  dans  les  nuages 
de  l'avenir,  le  moyen  d'être  clair?  On  se  trouve  pris  alors  entre  «  son 
idéal  et  son  impuissance.  »  Le  mot  est  de  M.  Dumas,  et  c'est  le  cas  de 
M.  DuTias. 

C'est  encore  avec  raison  que  M.  Dumas  redoute  une  certaine 
influence  trop  souveraine  et  trop  absolue  de  la  femme.  Mais  encore 
quelle  sorte  de  femme  craint-il?  U  serait  capable,  je  pense, de  répondre: 
Touîes  les  femmes.  Autrefois,  quand  il  mettait  des  Suzanne  d'A:ige  et 
des  Albertine  de  la  Borde  à  la  scène,  ob  comprenait  au  moins  et  nous 
savions  à  quoi  nous  en  tenir.  Mais  Césarine,  dans  la  Femme  de  Claude, 
ou  M"  Clarkson,  dans  TÈtrangere,  ou  Lionnette  enfin,  dans  la  Prin- 
cesse de  Badgad,  qui  nous  dira  ce  qu'elles  représentent?  Nous  touchons 
ici  le  point  faible  de  M.  Dumas.  Il  s'est  fait  de  bonne  heure  un  fonds 
d'observations  sur  lequel  depuis  il  a  toujours  vécu,  continuant  bien,  à 
la  vérité,  de  regarder  autour  de  lui,  mais  sans  voir,  pour  ainsi  dire,  ou 
du  moins  sans  rien  noter  ou  retenir  que  ce  qui  servait  à  lui  confirmer  !a 
vérité  de  ses  observations  d'autrefois.  Il  n'y  a  pas  de  phéno  nène  plus 
commun  dans  l'histoire  de  la  littérat  ire  et  de  l'art.  Beaucoup,  à  partir 
d'un  certain  âge,  ou  plutôt  d'un  certain  succès,  s'isolent  du  monde  qui 
les  entoure,  vivent  désormais  absens  di  milieu  dans  lequel  ils  ont  l'air 
de  voir  etd'eutendre,  cessent  d'observer,  ne  regardent  plu  ^  qu'en  eux- 
nu'mes,  et  ne  s'intéressent  plus  qu'à  combiner  les  acquisitions  de  leur 
jeunesse,  i's  en  ont  fini  de  ce  que  Goethe  appelait  les  années  d'appren- 
tissage: ils  imaginent  La  valeur  de  leurs  œuvres  alors  ne  dépend  plus  que 
de  l'ingéniosité  de  leurs  combinaisons  et  de  la  force  de  leur  imagina- 
tion. Quant  au  peu  qu'elles  conservent  de  réalité  substaniielle,  d'être 
et  de  vie,  cela  dépend  uniquement  du  nombre,  de  l'éiendje,  de  la  pro- 
fondeur dô  leurs  expériences  d'autrefois.  Le  principal  grief  contre  M.  Du- 
ma?,  c'est  que  ses  expériences,  au  total,  ne  paraissent  pas  avoir  été  assez 
rcmbreuses  ni  le  champ  de  son  observation  assez  vaste.  Ce  qu'il  a  voulu 
voir,  il  l'a  bien  vu,  mais  il  se  pourrait  qu'il  eût  vu  peu  de  chose.  Il  a 
donc  généralisé  trop  imprudemment  et  trop  vite.  On  a  qielquefois  parlé 
de  ses  sophismes  :  c'est  trop  dire  :  il  n'en  a  commis  qu'un  seul,  mais  il 
Ta  commis  de  bonne  heure,  et  nous  en  sommes  à  craindre  qu'il  ne  con- 


REVLE   LITTERAIREi  959 

tinue  de  le  commettre  toute  sa  vie  :  on  l'appelle  dans  l'école  le  dénorri' 
brement  imparfait.  Combien  de  nos  auteurs  dramatiques  et  même  de  no  s 
romanciers  le  commettent  quotidiennement  !  C'est  ube  conséquence 
presque  inévitable  de  l'excès  de  centralisation  littéraire.  On  ne  connaît 
assez  ni  la  proviiice  ni  même  Paris  tout  entier.  On  ne  peint  donc  qu'uu 
certain  monde,  raffiné  dans  le  vice  comme  dans  l'élégance,  infiniment 
curieux  d'ailleurs  parce  qu'il  est  infiniment  complexe,  furmé  par  la  réunion 
de  gens  accourus  de  tous  les  coins  de  la  t^ne,  et  p^rce  que  les  idées,  les 
senii.i.ens,  les  passions  y  subissent  les  déformations  les  plus  rares,  les 
plus  originales,  les  plus  inattendues.  Aussi  leur  littérature  uest-elle 
qu'una  collection  de  cas  pathologiques.  Rien  dj  parfaitement  sain  ni  de 
parfaitement  simple.  La  fille  surtout  les  préoccupe  étrangement.  Il 
est  clair  qu'elle  est  devenue  depuis  quelques  an.iées  la  terreur 
de  M.  Dumas.  Lisez  la  préface  non-seulement  mystique,  mais  apoca- 
lyptique par  endroits,  qu'il  a  mise  à  la  Femme  de  Claude.  «  Et  cette 
Bête  formidable  ne  disait  pis  un  mot,  ne  poussait  pas  un  cri!  On 
entendait  seulement  le  choc  de  ses  mâchoires,  et  dans  ses  entrailles  le 
bruit  rauque  et  continu  de  ces  roues  des  grandes  usines  qui  tordent  ou 
fondent,  sans  le  moindre  effort,  les  métaux  les  plus. durs.  »  Vous  voyez, 
en  passant,  le  procédé.  Quelque  chose  d'effrayaut,  d'énorme,  d'indis- 
tinct dont  on  essaie  de  préciser  le  contour  au  moyen  de  méiaphores 
que  l'on  emprunte  à  la  science,  —  tantôt  à  la  mécanique,  neiles  en 
ce  cas,  précises  et  dures;  —  tantôt  à  la  chimie,  plus  confuses,  plus 
troubles  alors,  où  toute  sorte  d'ingrédiens  bouillonnent  pour  former 
une  combinaison  nouvelle;  —  tantôt  encore  à  la  physiologie,  hardies, 
grossières,  et  vo'siaes  de  quelque  obscénité.  Je  dois  aussi  rappeler  pour 
mjmoire  les  pages  si  curieuses  et  d'une  observation  si  juste,  que  l'année 
dernière  dans  sa  brochure:  les  Femmes  qui  tuent  elles  Femmes  qui  votent, 
M.  Dumas  consacrait  à  peindre  la  constitution  ientj,  insensiDie,  régu- 
lière d'une  espèce  de  moade  officie^,  si  je  puis  dire,  de  la  galanterie. 
-Mais  où  M.  Dumas  a  tort,  c'est  quand  il  étend  ses  conclusions  au- 
delà  de  ses  prémisses  et  qu'il  croit  reconnaître /a  Séie,  comme  il  l'appelle, 
dans  tous  les  mondes  indistinctement,  au  plus  haut  comme  au  plus  bas 
de  l'échelle  sociale.  Tant  qu'il  n'a  pas  voulu  conclure  au-delà  de  ce 
qu'il  avait  vu,  M.  Dumas  nous  a  donné  les  œuvres  fortes  de  sa  jeunesse 
et  de  sa  maturité,  la  Dame  aux  Camélias,  un  Père  prodigue,  la  Question 
d^ argent,  le  Demi-Monde,  les  Idées  de  Madame  Aubray,  la  Princesse  Georges, 
et  tout  ce  que  j'omets  pour  ne  pas  prolonger  l'é.iumiration.  Les  qualités 
qu'il  avait  alors,  les  a-t-il  perdues?  NiUement,  et  non  pas  mê  ne  cette 
vivacité  de  dialogue,  en  quelque  manière  agressive,  qui  semble  un  pri- 
vilège des  œuvres  de  jeunesse.  Quant  à  la  puissance  de  maniement 
scénique,  elle  est  entière,  toujours  entière  et  toujours  surpreaante,  aussi 
bien,  en  1881,  dans  la  Princesse  de  Bagdad^  que  dans  V Étrangère,  en  1876. 


960  REVUE  DES  dedj:  mondes. 

Mais,  dans  la  Princesse  de  Bagdad  comme  dans  l'Étrangère,  il  semblé  que 
désormais  cette  puissance  s'exerce  à  vide,  sur  des  fantômes,  sur  des 
abstractions,  sur  des  êtres  de  raison  enfin,  dont  ni  toute  l'hjbileté 
technique  de  l'auteur,  ni  l'art  merveilleux  des  interprètes,  ni  même  enfin 
le  réalisme  de  la  mise  en  scène,  pour  que  M.  Perrin  ait  sa  part  d'é- 
loges, ne  parviennent  à  nous  dissimuler  le  néant.  Savez-vous  quels 
sont  les  seuls  personnages  qui  vivent  dans  cette  Princesse  de  Bagdad? 
Ce  sont  les  deux  amis  de  club,  Godler  et  Trévelé.  Ceux-là,  M.  Dumas  les 
a  rencontrés,  il  les  connaît,  il  les  a  vus  et  non  pas  seulement  imaginés, 
et  les  ayant  rencontrés,  en  quatre  coups  de  crayon  il  les  a  eus  fixés. 
Quelqu'un  a  raconté  que,  comme  il  félicitait  M.  Dumas,  au  lendemain  de 
la  brillante  reprise  d'un  Père  prodigue,  et  qu'il  louait  surtout  le  premier 
acte,  en  effet  si  vivant  et  si  vrai  jusque  dans  les  moindres  détails: 
«  Ah!  c'est  qu'il  y  a  de  fiers  dessous  !  »  lui  répondit  l'auteur.  Ce  sont 
ces  dessous  qui  manquent  aux  dernières  pièces  de  M.  Dumas.  M.  Dumas 
n'invente  plus,  il  combine,  ce  n'est  pas  tout  à  fait  la  même  chose.  Il 
construit  en  dehors  et  au-dessus,  pour  ainsi  dire,  de  la  réalité  présente. 
Mais  il  le  sait,  et  grande  est  l'injustice  de  le  traiter  comme  s'il  ne  le 
savait  pas. 

Et  maintenant,  parce  que  la  tentative  de  M.  Dumas  jusqu'à  présent 
n'a  pas  réussi,  — car  je  crains  qu'il  ne  se  fasse  à  lui-môme  quelque 
illusion  sur  ^Étrangère,  —  est-ce  à  dire  qu'il  faille  la  condamner? 
Non  certes.  Et  comme  il  y  a  des  tentatives  que  le  succès  ne  saurait 
absoudre,  il  y  a  des  entreprises  qu'il  n'est  jamais  inglorieux  d'avoir 
tentées,  et  dont  l'insuccès  ne  démontre  nullement  rillégiiimité.  N'est-ce 
pas  encore  ce  que  l'on  oublie,  quand  on  parle  de  M.  Dumas?  et  fait-on 
bien  assez  d'attention,  qu'indépendamment,  et  en  plus  de  ce  que  nous 
venons  de  dire,  il  y  a  dans  ses  dernières  œuvres  un  effort  visible  pour 
renouveler  certaines  parties  de  l'art  dramatique  lui-même?  J'ajoute, 
puisqu'il  s'agit  de  théâtre,  que  ces  sortes  de  tentatives  hardies  sur  l'aver 
nir,  vous  ne  voudriez  pas  apparemment  laisser  le  soin  de  les  risque- 
à  quelque  débutant,  tout  nouveau  venu  dans  l'art,  et  qui  n'y  aurait  d'au- 
tres titres  que  l'impatiente  audace  de  son  jeune  âge  et  l'heureuse  igno- 
rance des  difficultés  du  métier. 

Sans  doute,  c'est  un  bien  grand  mot,  et  bien  ambitieux,  que  celui  de 
réforme  et  de  révolution.  Songez  un  peu  comme  il  faut  qu'il  soit  ambi- 
tieux, puisque  M.  Zola  lui-même  en  a  décliné  l'honneur,  et,  du  haut  de  sa 
tête,  proteste  qu'il  n'a  jamais  été  le  chef  d'aucune  réforme,  ce  qui  est  vrai, 
ni  seulement  voulu  l'être,  ce  qui  est  moins  vrai.  Je  ne  mets  pas  ici  son 
nom  sans  avoir  mes  raisons.  C'est  que,  depuis  quelques  années,  la  viva- 
cité même  des  controverses  engagées  sur  ces  questions  littéraires  suffit 
à  dénoncer  que  nous  traversons  une  crise,  comme  l'intérêt  que  le  public 
y  semble  prendre  parfois  témoigne  qu'il  voudrait  du  nouveau.  C'est 


REVUE   LITTÉR/VIRE.  961 

assez  le  besoin,  dans  notre  pays,  des  siècles  qui  finissent.  Et  pour  vous 
prouver  qu'ils  n'ont  pas  tout  à  fait  tort,  je  vous  rappellerai,  —  toujours 
pour  ne  parler  que  de  théâtre,  —  que  des  agitations  longtemps  stériles 
ont  fini  par  engendrer,  au  commencement  du  xvn*  siècle,  la  tragédie 
classique,  —  au  commencement  du  xvm«  siècle,  la  comédie  bourgeoise, 

—  au  commencement  enfin  du  xix«  siècle,  le  drame  romantique,  et  ce 
que  nous  avons  appelé  la  comédie  de  mœurs.  Les  formes  s'épuisent, 
les  moules  se  détériorent  en  quelque  sorte  et  s'usent,  à  mesure  que 
l'on  en  tire  un  plus  grand  nombre  d'exemplaires.  En  ce  qui  regarde  la 
comédie  de  mœurs,  nous  eu  sommes  là,  présentement. 

Ouvrons  les  yeux.  Voilà  plusieurs  années  déjà  que  l'art  dramatique 
tend  à  se  constituer  indépendant  de  la  littérature  et  comme  à  s'établir 
dans  un  domaine  qui  ne  serait  qu'à  lui.  Si  certains  auteurs  en  étaient 
crus,  l'art  dramatique  relèverait  d'une  critique  spéciale  et  qui  n'au- 
rait pas  plus  de  points  de  contact  que  la  critique  d'art  avec  la  critique 
littéraire.  La  faute  en  est  incontestablement  à  Scribe  :  je  ne  veux 
nommer  que  Scribe.  Combien  de  conventions  nouvelles,  qui  sont 
venues  grâce  à  lui  s'ajouter  aux  conventions  anciennes  et  réduire 
toute  une  partie  de  l'art  dramatique  à  n'être  plus  que  l'art  de  poser  une 
énigme  dans  le  premier  acte,  de  l'embrouiller  dans  le  troisième,  et 
de  la  dénouer  au  dernier!  Vous  voilà  réunis,  disait  en  quelque  sorte 
le  très  amusant  auteur  d'wne  Chaîne  ou  du  Verre  d'eau,  vous  voilà  réu- 
nis douze  ou  quinze  cents  spectateurs  de  tout  âge  à  peu  près,  et  de 
toute  condition,  et  vous  m'avez  chargé  de  pourvoir  pendant  trois  heures 
à  votre  plaisir.  Suivez-moi  bien.  Et  d'abord,  posons  les  règles  du  jeu. 
Vous  allez  m'accorder  plusieurs  choses  invraisemblables  et  faire  avec 
moi  quelques  suppositions  sans  fondement.  Est-ce  fait?  Suivez-moi 
toujours  bien.  Je  prends  maintenant,  parmi  les  accessoires,  une  grande 
dame,  un  grand  seigneur,  un  bon  père  de  famille,  plusieurs  jeunes 
gens,  plusieurs  jeunes  filles,  dont  les  uns  s'emploieront  à  vous  faire  rire 
et  les  autres  à  vous  faire  pleurer.  Je  les  place  dans  telle  et  telle  situa- 
tion :  vous  me  l'avez  permis.  Eh  bien!  il  faut  que  ce  jeune  homme, 

—  vous  le  voyez  bien,  ce  jeune  homme,  nous  l'avons  tout  à  l'heure 
appelé  Arthur,  ou  Alfred,  ou  Armand,  —  épouse  la  jeune  fille  que  voici, 
non  indotatarii  uxorem,  n'oubliez  pas  ce  point.  Comment  vous  y  pren- 
driez-vous?  Et  chacun  s'y  prenait  comme  il  pouvait,  et  l'intrigue  s'en- 
gageait, et  Scribe,  avec  un  art  incomparable,  une  fertilité  d'expédiens 
inépuisable,  une  prestesse  de  main  inimitable,  de  scène  en  scène, 
donnait  un  ingénieux  démenti  à  celui-là,  prouvait  à  celui-ci  qu'il  avait 
oublié  quelqu'une  des  suppositions  du  début,  s'amusait  de  l'un  et  de 
l'autre,  de  lui-même  avec  eux,  et  quand  approchait  l'heure  de  s'aller 
coucher,  alors,  du  milieu  de  cet  écheveau  si  bien  embrouillé,  tirant 
un  fil  que  personne  presque  n'avait  aperçu,  le  dénoùment  venait  ajou- 

TOME  XUII.  —  ÎS81.  Cl 


962  REVUE  DES   DEDX  MONDES, 

ter  sa  surprise  à  toutes  celles  dont  la  diversité  successive  tenait  depuis 
trois  heures  le  spectateur  sous  le  charme,  et  le  répertoire,  à  ce  que 
l'on  croyait,  comptait  une  comédie  de  plus,  en  cinq  actes  et  en  prose. 

Je  ne  me  suis  pas  tellement  éloigné  de  M.  Dumas,  puisque  je  n'ai 
fait  que  paraphraser,  si  j'ai  bonne  mémoire,  quelqu'une  de  ses  Pré- 
faces. Faut-il  montrer  qu'il  avait  raison  contre  Scribe  et  donner  des 
exemples  de  ces  conventions  inutiles  et  gênantes?  Au  premier  acte  de 
la  Princesse  de  Bagdad,  Nourvady,  dans  un  récit  bien  bizarre  d'ailleurs, 
prononce  cette  phrase  :  «  Il  y  a  des  jours  où  j'ai  le  bras  droit  comme 
paralysé.  Qui  voudrait  avoir  raison  de  moi,  si  je  l'avais  offensé,  n'aurait 
qu'à  choisir  l'épée;  je  serais  tué  probablement  à  la  seconde  passe.  »  On 
a  pris  cette  phrase  pour  une  préparation,  et  puisqu'il  était  question  d'un 
moyen  sûr  de  tuer  l'homme  aux  quarante  millions,  on  s'est  étonné  de 
ne  pas  le  voir  provoqué  d'abord  et  tué  par  le  comte  de  Hun.  Je  ne  veux 
défendre  ni  la  tirade  elle-même  ni  cette  phrase  en  particulier;  mais  je 
dis  qu'avec  cet  argument  on  aura  bientôt  supprimé  la  moitié  des  traits  qui 
peuvent  servir  à  peindre  un  caractère.  Vous  en  pouvez  faire  l'expérience. 
Voilà  une  convention  matérielle  dont  il  faut  se  débarrasser.  Ferai-je 
remarquer  en  passant  qu'elle  a  comme  étranglé  la  comédie  en  vers? 

Voici  maintenant  une  convention  littéraire.  Il  fallait  que  l'intrigue 

Tournant  comme  un  rébus  autour  d'un  mirliton, 

S'enroulât  pour  ainsi  dire  autour  d'un  personnage  intéressant,  doué  d'a- 
bord de  toute  sorte  de  bonnes  qualités,  du  premier  mot  jusqu'au  der- 
nier digne  de  la  sympathie  des  âmes  bourgeoises,  bon  père,  bon  époux 
et  bon  fils,  ou  bonne  fille,  bonne  épouse  et  bonne  mère,  et  tout  au  plus 
passementé  de  quelques  légers  ridicules,  que  d'ailleurs  on  se  gardait  de 
pousser  assez  loin  pour  qu'ils  risquassent  de  déplacer  les  sympathies  du 
spectateur.  Que  s'il  manquait,  parfois,  de  ces  bonnes  qualités,  il  avait 
au  moins  les  qualités  qui  séduisent,  don  Juan  de  la  banque,  ou  Célimêne 
de  la  rue  Saint-Denis.  On  entend  encore  aujourd'hui  réclamer,  dans 
une  comédie  de  mœurs  ou  dans  un  drame,  ce  personnage  intéressant* 
Je  discuterai  l'argument  quand  on  m'aura  dit  à  qui  l'on  s'intéresse,  au 
sens  restreint  du  mot,  dans  le  Légataire  universel,  à  qui  dans  Turcaret, 
et  à  qui  dans  le  Mariage  de  Figaro  ? 

Enfin,  citons  une  convention  morale  que  M.  Dumas,  à  bon  droite  se 
fait  honneur  d'avoir  expulsée  de  la  comédie  contemporaine  :  «  Il  était 
convenu  en  ce  temps-là  qu'un  enfant  naturel  devait  gémir,  pendant 
cinq  actes,  de  n'avoir  pas  été  reconnu,  et  qu'à  la  fin,  après  toute  sorte 
d'épreuves  plus  pathétiques  les  unes  que  les  autres,  il  verrait  son  père 
se  repentir,  et  qu'ils  se  jetteraient  dans  les  bras  l'un  de  l'autre  en  s'é- 
criant:  Mon  père!  mon  filsl  aux  applaudissemens  d'un  public  en 
larmes.»  A  quoi  rimaitcette  convention?  de  quel  sentiment  pouvait-elle 
procéder?  et  quelle  raison  de  la  maiutenir  pouvait-on  bien  invoquer? 


REVUE  LITTERAIRE.  963 

Et  qui  niera  que  M.  Dumas  ait  eu  raison  de  l'attaquer  ?  et  que  sa  vic- 
toire ait  été  ce  jour-là  une  victoire  de  la  vérité  vraie  sur  la  fausseté 
conventionnelle  ? 

Il  est  iûutile  de  multiplier  les  exemples.  'Ceux-ci  peuvent  suffire  à 
montrer  l'intérêt  des  tentatives  de  M.  Dumas. 

Évidemment  il  travaille  à  mettre  quelque  chose  de  nouveau  sur  la 
scène,  ou,  si  vous  l'aimez  mieux,  car  j'irai  jusque-là,  M.  Dumas  tra- 
vaille à  rétablir  au  théâtre  des  traditions  littéraires.  Vous  allez  trouver 
l'affirmation  singulière.  En  effet,  je  m'étonne  moi-même  de  tant  de 
complaisance.  Car  si  vous  cherchez  un  auteur  dramatique  indifférent 
à  la  tradition  et  trop  irrespectueux  de  la  langue,  vous  nommerez  d'a- 
bord M.  Dumas.  Mais  au  théâtre,  comme  dans  le  roman,  et  comme 
en  général  dans  l'œuvre  d'imagination,  plusieurs  choses  méritent 
également  d'être  nommées  littéraires  :  le  respect  de  la  forme  d'abord 
et  l'ambition  de  bien  dire,  mais  ensuite,  et  peut-être  au-dessus,  la 
recherche  de  la  nouveauté  psychologique  et  l'étude,  laborieusemea 
poursuivie,  de  quelque  province  inexplorée  de  la  nature  humainet 
Par  là,  par  là  seulement,  si  l'on  veut,  mais  par  là  certainement, 
l'effort  de  M.  Dumas  est  littéraire,  et  c'est  de  quoi  nous  ne  saurions 
lui  avoir  trop  de  gré.  Quand  son  œuvre  ne  vivrait  que  par  ce  seul 
côté,  je  ne  crois  pas  beaucoup  m'avancer  en  disant  qu'elle  vivrait. 
Vous  opposez  que,  dans  sa  dernière  manière,  il  n'a  pas  réussi?  J'en  con- 
viens, mais  voilà  qui  ne  m'importe  guère.  Vous  demandez  s'il  réussira? 
Je  n'en  sais  rien,  ni  lui  non  plus.  Tout  ce  que  je  crois  pouvoir  dire, 
c'est  qu'il  ne  réussira  que  quaud  il  aura  pris  la  peine  d'éclaircir,  et 
surtout  de  mûrir,  un  peu  plus  ses  idées  qu  il  ne  l'a  fait  avant  d'écrire 
la  Princesse  de  Bagdad,  de  préciser  et  de  déterminer  par  des  contours 
plus  nets  les  «  abstractions  qui  le  troublent  »  et  de  revenir  plus  franche- 
ment, disons  le  mot,  plus  naïvement,  à  l'observation  de  la  réalité.  Pour 
le  moment,  il  est  comme  emprisonné  dans  le  terrible  dilemme  où  tant 
d'artistes  se  sont  pris  avant  lui  :  pas  de  grande  œuvre  qui  ne  soit 
l'œuvre  de  la  réflexion,  et  cependant  la  réflexion  est  mortelle  à  l'inspi- 
ration de  l'art. 

Là-dessus,  on  nous  pardonnera  de  nous  être  éloigné  de  la  Princesse 
de  Bagdad.  A  quoi  bon  recommencer  à  notre  tour,  après  tout  le  moade, 
l'analyse  de  la  pièce?  et  ne  valait-il  pas  mieux  essayer  de  suivre  l'au- 
teur sur  le  terrain  où  il  lui  a  convenu  de  se  placer?  A  lui  de  voir  si, 
par  la  suite,  il  lui  conviendra  de  s'y  maintenir  ou  d'en  changer  :  car 
nous  n'avons  pas  cru,  quoi  qu'il  en  eût  dit,  que  l'Étrangère  fût  sa  der- 
nière œuvre  de  théâtre,  et  nous  espérons  bien  qu'il  ne  voudra  pas  bais- 
ser sur  la  Princesse  de  Bagdad  le  rideau  de  son  Théâtre  complet. 

F.    BfltJNËTIÈRE. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


14  février  1881. 


Un  jour,  il  y  a  bien  déjà  de  cela  sept  ou  huit  années,  au  temps  où 
régnait  encore  l'espoir  d'une  prochaine  restauration  monarchique,  un 
homme  d'esprit,  qui  était  la  moitié  d'un  ministre,  assurait  bonnement, 
assez  présomptueusement,  que  lui  et  ses  amis  allaient  faire  marcher  la 
France.  C'est  l'orgueil  des  partis  qui,  tour  à  tour,  exercent,  ambition- 
nent ou  se  disputent  le  pouvoir,  de  prétendre  faire  marcher  la  France, 
tantôt  dans  un  sens,  tantôt  dans  un  autre  sens.  Ceux  qui  l'ont  essayé, 
il  y  a  quelques  années,  ont  été  les  dupes  de  leur  méprise  et  de  leur  illu- 
sion; ils  ont  si  bien  réussi  que  la  France,  échappant  à  leurs  conseils, 
à  leur  direction,  s'est  jetée  dans  une  direction  tout  opposée,  et  ceux 
qui,  plus  heureux  aujourd'hui,  puisqu'ils  régnent,  se  flatteraient  de  la 
conduire  dans  une  voie  différente,  avec  des  idées  étroites  et  exclusives 
de  parti,  s'exposeraient  infailliblement  aux  mêmes  mécomptes.  La 
France  a  résisté,  il  y  a  quelques  années,  au  mouvement  de  réaction 
monarchique,  parce  qu'à  tort  ou  à  raison,  elle  s'est  sentie  violentée 
dans  quelques-uns  de  ses  instincts,  menacée  dans  quelques-unes  des 
garanties  qu'elle  a  reçues  de  la  révolution,  et  si  maintenant  on  voulait 
la  faire  républicaine  autrement  qu'elle  ne  veut  l'être,  elle  résisterait 
tout  aussi  bien.  La  vérité  est  que,  malgré  la  facilité  de  sa  nature,  malgré 
ses  résignations  apparentes  à  bien  des  expériences,  la  France  ne  marche 
que  quand  elle  veut,  qu'elle  ne  se  laisse  conduire  ou  dominer,  si  l'on 
nous  passe  cette  expression,  que  dans  le  sens  de  ses  idées  et  de  ses 
instincts,  et  que  le  jour  où  elle  commence  à  se  sentir  contrariée,  mena- 
cée, elle  ne  tarde  pas  à  s'arrêter,  à  se  retourner  :  elle  échappe  alors 
aux  partis  qui  croient  encore  la  retenir.  Qu'on  prenne  pour  exemple  la 
isiiuation  présente,  qu'on  observe  les  signes,  la  direction  générale  des 


REVUE.    —    GHRONIQDE.  965 

esprits,  les  manifestations  plus  ou  moins  sensibles  de  l'opinion  :  s'il  est 
un  fait  évident,  c'est  qu'il  y  a  une  limite  que  l'opinion  universelle  ne 
veut  pas  dépasser,  c'est  que  la  république,  pour  durer,  doit,  non  pas 
prétendre  s'imposer  et  faire  marcher  la  nation  comme  le  veulent  les 
sectaires  et  les  hommes  de  parti,  mais  prendre  des  formes,  un  carac- 
tère de  plus  en  plus  appropriés  à  l'état  moral  et  social  du  pays. 

La  France,  cela  est  assez  clair,  a  accepté  la  république.  Elle  vit  sous 
la  loi  républicaine  sans  grande  préoccupation,  et  dans  les  élections  qui 
se  feront  cette  année,  qui  sont  déjà  l'objet  de  toutes  les  combinaisons, 
de  tous  les  calculs  et  de  toutes  les  conjectures,  elle  n'aura  vraisembla- 
blement d'autre  idée,  d'autre  mot  d'ordre  que  de  conûrmer  les  insti- 
tutions nouvelles;  mais  en  même  temps,  à  en  juger  par  les  symptômes 
les  plus  saisissables,  elle  ne  veut  certainement  ni  du  radicalisme  vio- 
lent, ni  des  utopies  prétentieuses  et  décevantes,  ni  des  agitations  sté- 
riles, ni  des  entraînemens  belliqueux.  Elle  est  arrivée  à  ce  point  où, 
dans  le  cadre  des  institutions  qu'elle  a  reçues  des  circonstances,  elle 
tient  avant  tout  aux  conditions  d'une  vie  régulière,  aux  garanties  d'une 
égalité  libérale,  à  la  paix  intérieure  et  extérieure  protectrice  de  son 
travail,  à  tout  ce  qui  peut  stimuler  et  hâter  la  réparation  de  ses  forces 
morales  et  matérielles.  Eh  bien  !  dans  ces  conditions,  dans  cette  situa- 
tion, ce  qu'il  y  aurait  manifestement  de  mieux  à  faire,  dans  l'intérêt 
de  la  république  elle-même,  serait  de  s'inspirer  de  ces  sentimens 
simples,  de  ces  dispositions  visibles  du  pays,  de  respecter  cette  limite 
qu'on  sent  parfois  dans  l'instinct,  dans  les  traditions  et  les  mœurs  de 
la  société  française,  toujours  plus  libérale  que  ses  gouvernemens.  La 
meilleure  politique  serait  d'éviter  les  violences  de  parti  ou  de  secte, 
les  confusions,  de  préférer  les  œuvres  pratiques  d'intérêt  national  aux 
œuvres  vaines  et  bruyantes,  de  savoir  choisir  entre  les  réformes  vraies, 
sérieuses,  pressantes,  et  les  réformes  de  fantaisie,  les  réformes  médio- 
crement conçues  ou  prématurées,  de  ne  pas  offrir  surtout  le  spectacle 
d'un  parlement  se  livrant  à  des  travaux  consciencieux  sans  doute,  sou- 
vent par  malheur  aussi  décousus  que  consciencieux.  L'agitation  n'est  pas 
précisément  de  la  fécondité,  —  et  quand  on  multiplierait  les  motions, 
les  propositions,  les  projets  qui  la  plupart  du  temps  ne  sortent  d'une 
commission  que  pour  être  dénaturés,  bouleversés  au  cours  d'un  débat 
public  incohérent,  à  quoi  cela  servirait-il?  On  arrive  tout  juste  à  ce  qui 
se  passe  en  ce  moment  même  au  sujet  de  cette  nouvelle  loi  sur  la  presse 
qui,  après  avoir  été  longuement  élaborée  dans  une  commission,  risque 
fort  de  disparaître  sous  un  amas  de  corrections  et  d'amendemens 
improvisés.  La  même  confusion  menace  de  se  produire  au  sujet  des 
modifications  que  M.  le  ministre  de  la  guerre  a  cru  devoir  proposer 
récemment  dans  les  lois  militaires,  surtout  dans  la  partie  de  la  loi  de 
recrutement  relative  aux  séminaristes.  C'est  la  conséquence  d'un  tra- 


066  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

vail  conduit  avec  plus  d'effervescence  et  d'esprit  de  parti  que  de 
méthode;  c'est  le  contraire  de  la  politique  qu'on  devrait  suivre  pour 
arriver  à  un  résultat  sérieux  et  utile,  répondant  aux  intérêts  réels  et 
aux  vœux  du  pays. 

Ehl  oui,  sans  doute,  il  y  a  des  réformes  de  législation  civile,  poli- 
tique, économique  à  poursuivre,  des  réformes  vraies,  préparées  avec 
maturité,  qui  réalisent  un  progrès,  qui  ne  créent  pas  des  incohérences 
nouvelles  en  s'inspirant  tout  simplement  d'une  fantaisie  ou  d'une  pas- 
sion du  moment  ou  d'une  impatience  de  parti.  Assurément  avec  toutes 
ces  lois  sur  la  presse  que  le  passé  a  léguées,  qui  datent  de  tous  les 
régimes,  qui  se  sont  succédé  depuis  soixante  ans  et  plus  en  accumulant 
les  contradictions  et  les  aggravations,  il  y  avait  quelque  chose  à  fair?. 
Il  y  avait  à  les  réviser  à  peu  près  complètement,  à  les  coordonner  et  à 
les  codifier  dans  une  œuvre  nouvelle,  en  élaguant  les  entraves  inutiles 
et  surannées,  les  répressions  excessives,  pour  ne  laisser  subsister  que  les 
garanties  et  les  responsabilités,  qui  sont  la  condition  et  la  sauvegarde 
de  toute  vraie  liberté.  Même  aujourd'hui,  par  l'esprit  qui  les  a  inspirées 
et  par  leur  savante  ordonnance,  les  lois  de  1819  auraient  pu  encore 
servir  de  modèle. 

La  commission  de  la  chambre  y  a  bien  songé,  elle  a  bien  essayé  ce 
travail  et  elle  y  a  consacré  un  temps  assez  long.  Malheureusement,  le 
jour  où  la  discussion  publique  s'est  ouverte,  le  projet  de  la  commission, 
défendu  pourtant  avec  habileté  par  un  orateur  nouveau,  M.  Agniel,  ce 
projet  a  presque  disparu  dans  un  tourbillon.  Les  premiers  articles  ont 
commencé  par  être  emportés  d'un  seul  coup;  puis  est  venu  le  gros  inci- 
dent, un  amendement  de  M,  Fioquet  qui  a  bouleversé  toute  une  partie 
de  la  loi,  et  la  commission  a  été  obligée  de  se  remettre  assez  mélanco- 
liquement à  rajuster  les  morceaux  de  son  œuvre  mise  en  pièces.  De 
nouveaux  amendemens  se  préparent  pour  la  seconde  lecture,  et  l'adop- 
tion de  ces  amendemens,  si  elle  est  prononcée,  nécessitera  encore  le 
remaniement  d'un  certain  nombre  d'articles.  L'idée  principale  qu'on 
essaie  de  faire  prévaloir  dans  la  loi  est  de  tout  réduire  à  une  question 
de  droit  commun,  de  supprimer  les  délits  de  pre?se,  comme  s'il  n'y 
avait  pas  là  quelque  illusion,  comme  si  la  presse  n'était  pas  une  forme 
d'action  tonte  particulière,  susceptible,  par  conséquent,  d'être  soumise 
en  certains  cas  à  des  conditions  particuli'^res.  F^n  réalité,  à  force  de 
vouloir  étendre  la  liberté,  on  finit  par  la  compromettre,  et  dans  toutes 
ces  protestations,  dans  ces  plaidoyers  sur  la  presse,  il  n'est  pas  sûr  qu'il 
entre  un  grand  respect  pour  elle,  surtout  un  grand  désir  de  la  voir  gran- 
dir en  influence  par  la  considération  et  la  dignité.  Ce  qui  est  certain,  c'est 
que  des  idées  contradictoires  ou  différentes  se  mêlent,  se  croisent  dans 
ce  travail  à  bâtons  rompu'',  à  coups  d'amendemens,  et  que  de  cette  éla- 
boration il  va  rester  une  œuvre,  libérale  d'intention  sans  doute,  mais 


REVUE.   -«-  CHRONIQUE.  967 

décousue  et  passablement  informe.  Cette  loi,  si  elle  est  votée  telle  qu'elle 
est,  elle  ira  au  sénat,  qui  n'aura  vraisemblablement  pas  le  temps  de 
l'examiner,  qui  la  modifiera  dans  tous  les  cas  s'il  a  le  temps  de  s'en 
occuper.  Quand  elle  reviendra  à  l'autre  chambre,  il  sera,  selon  toute 
apparence,  trop  tard,  et  ce  qu'il  y  a  de  plus  clair,  c'est  qu'on  n'aura 
rien  fait,  qu'on  restera  peut-être  avec  toutes  ces  lois  anciennes,  que 
l'administration  laisse  dormir  quand  elle  veut,  qu'elle  applique  aussi 
quand  elle  veut.  C'est  ce  qu'on  pourra  appeler  faire  beaucoup  de  bruit 
pour  rien,  faute  d'une  idée  simple,  claire  et  immédiatement  réalisable. 
Ici  du  moins  l'œuvre  avait  un  caractère  de  convenance  pratique,  d'utilité 
précise;  elle  était  indiquée  par  la  nature  des  choses,  par  la  nécessité  d'en 
finir  avec  une  législation  confuse,  d'en  arriver  à  un  régime  de  légalité 
libérale  mieux  définie,  et  ce  qui  est  vrai  d'une  loi  sur  la  presse  ne  l'est 
pas  moins  d'une  loi  sur  les  associations  qui,  si  elle  eût  existé,  eût  épar- 
gné au  gouvernement  de  tristes  et  dangereuses  tentations  d'arbitraire. 
Ce  qu'on  peut  appeler  une  réforme  de  fantaisie,  une  question  inutile, 
c'est  cette  proposition  de  rétablissement  du  divorce  qui  a  passé,  elle 
aussi,  par  une  commission  parlementaire  et  qui  vient  d'occuper  quel- 
ques-unes des  plus  récentes  séances  de  la  chambre  sans  aucun  résultat. 
Ce  n'est  point  assurément  que  cette  discussion  ait  manqué  d'intérêt  ; 
elle  a  été  aussi  substantielle  que  brillante.  Le  divorce,  tel  qu'il  a  existé 
un  instant,  dans  les  conditions  du  code  civil  de  1803,  a  été  défendu 
avec  une  savante  et  séduisante  habileté  par  le  rapporteur  de  la  com- 
mission, M.  Léon  Renault,  il  a  été  combattu  au  contraire  par  M.  Henri 
Brisson  avec  une  intrépidité  et  une  force  d'éloquence  presque  inatten- 
dues. M.  le  garde  des  sceaux  est  intervenu  à  son  tour  et,  s'il  n'a  pas  été 
toujours  heureux  dans  ses  développemens,  il  a  du  moins  prononcé 
quelques  paroles  décisives  contre  la  proposition.  Au  demeurant,  le 
divorce  a  été  repoussé  par  la  chambre  des  députés  elle-même  sans  avoir 
à  aller  échouer  devant  le  sénat.  La  question  a  été  tranchée  par  le  par- 
lement comme  elle  l'est  par  l'instinct  public.  Qu'il  y  ait  des  situa- 
tions douloureuses,  des  cas  exceptionnels,  des  unions  violemment  trou- 
blées où  le  divorce  apparaîtrait  comme  un  bienfait,  personne  ne  le  nie, 
mais  les  lois  ne  sont  pas  faites  pour  ces  cas  exceptionnels  et  doulou- 
reux. La  considération  supérieure,  en  dehors  de  bien  d'autres  raisons, 
c'est  l'intérêt  social  qui  sanctionne  et  maintient  l'indissolubilité  du  ma- 
riage comme  la  condition  de  la  perpétuité  de  la  famille,  comme  la  sau- 
vegarde légale  des  enfans  dont  l'existence  crée  le  plus  puissant  des  liens. 
Où  donc  était  la  nécessité  de  réveiller  une  question  qui  peut  être  une 
thèse  d'une  académie  de  législation,  mais  qu'aucun  mouvement  d'opi- 
nion n'impose,  qui  ne  répond  sûrement  pas  à  un  sentiment  populaire? 
quel  intérêt  politique  y  a-t-il  à  donner  un  stimulant  de  plus  à  la  mobi- 
lité des  unions,  à  affaiblir  le  lien  social  au  milieu  d'une  démocratie  qui 
a  besoin  de  fixité  et  de  frein? 


96S  REVUE   DES   DEUX   MOxNDES. 

La  politique  de  l'Europe,  depuis  qu'elle  est  si  vivement  et  si  directe- 
ment engagée  dans  ces  éternelles  affaires  orientales,  passe  par  d'inces- 
santes et  singulières  oscillations.  Tantôt  les  nuages  semblent  s'accumuler 
sur  l'Orient;  tantôt  on  revient  à  la  paix  on  du  moins  aux  probabilités  de 
la  paix.  C'est  ce  qui  arrive  encore  aujourd'hui.  Après  les  alertes  et  les 
alarmes  du  mois  dernier,  les  nuages  se  sont  quelque  peu  dissipés.  Ce 
n'est  pas,  bien  entendu,  que  Turcs  et  Grecs  soient  arrivés  tout  à  coup 
à  composition,  que  tout  danger  de  conflit  soit  absolument  écarté;  mais 
depuis  quelques  jours  la  situation  s'est  visiblement  un  peu  détendue. 
La  diplomatie  s'est  remise  à  l'œuvre  et  renoue  laborieusement  ses  fils  à 
demi  rompus.  La  paix  a  retrouvé  des  chances,  parce  qu'après  tout 
la  paix  est  dans  l'intérêt,  dans  les  désirs  de  tout  le  monde,  parce  que 
l'Europe  ne  peut  pas  se  laisser  compromettre  elle-même  en  laissant 
se  raviver  la  question  d'Orient  tout  entière  pour  un  simple  tracé  de 
frontière  entre  la  Turquie  et  la  Grèce.  De  toutes  les  puissances  qui  for- 
ment ce  qu'on  appelle  le  concert  européen,  qui  s'emploient  également  à 
débrouiller  les  complications  orientales,  la  France  est  assurément  une 
des  plus  décidées  pour  cette  paix  désirée  par  tout  le  monde;  elle  est 
pour  la  paix  aujourd'hui  comme  hier,  et  s'il  fallait  une  preuve  nouvelle 
de  ses  sentimens,  elle  est  dans  cette  récente  discussion  de  la  chambre 
des  députés  à  laquelle  ont  pris  part  l'auteur  d'une  interpellation  annon- 
cée depuis  quelques  jours,  M.  Antonin  Proust,  un  orateur  à  la  parole 
élégante  et  ferme,  M.  Etienne  Lamy,  M.  le  ministre  des  affaires  étran- 
gères lui-même,  avec  l'autorité  de  son  caractère  et  de  sa  position.  Cette 
discussion  rapide  et  instructive,  sans  être  d'une  grande  nouveauté,  a 
du  moins  ce  double  résultat  ou  cette  double  signification  :  elle  éclaire 
à  demi  les  dernières  phases  de  ce  différend  turco-hellénique  qui  est 
pour  le  moment  le  danger  de  la  question  d'Orient,  et  une  fois  de  plus, 
par  le  tour  qu'elle  a  pris  comme  par  le  vote  qui  l'a  terminée,  elle  atteste 
la  persévérance  des  intentions  pacifiques  de  la  France. 

Ce  que  M.  Antonin  Proust  se  proposait,  par  son  interpellation,  d'ail- 
leurs fort  convenablement  développée,  on  ne  le  voit  pas  bien;  on  dis- 
tingue tout  au  plus  des  regrets,  des  réserves,  des  critiques  par  réli- 
cence, et  c'est  précisément  sans  doute  parce  que  cette  interpellation 
manquait  de  netteté  ou  ne  disait  pas  tout  ce  qu'elle  voulait  dire  qu'elle 
n'a  rencontré  que  froideur.  La  chambre,  au  contraire,  s'est  sentie  bien 
vite  gagnée  par  le  langage  de  M.  Lamy  et  de  M.  le  ministre  des  affaires 
étrangères,  qui  l'un  et  l'autre,  dans  une  mesure  et  avec  des  nuances 
différentes,  en  paraissant  quelquefois  se  contredire,  se  sont  efforcés  de 
ramener  la  question  à  ses  vrais  termes,  de  dissiper  les  équivoques,  de 
dégager  la  France,  d'en  finir  avec  cette  prétendue  obligation  de  risquer 
le  repos  de  l'Europe  pour  une  frontière  de  Grèce.  A  ce  langage,  plus  vif, 
plus  agressif,  si  l'on  veut,  de  la  part  de  M.  Lamy,  —  plus  circonspect, 
plus  diplomatique  de  la  part  de  M.  Barthélémy  Saint-Hilaire,  la  chambre 


REVDE.    —   CHRONIQUE.  969 

s'est  ralliée  aussitôt,  parce  qu'elle  y  a  trouvé  l'expression  de  sa  propre 
pensée,  de  son  propre  désir  de  ne  pas  se  laisser  entraîner  sur  la  foi 
d'eugagemens  spécieux  ou  chimériques. 

Ce  qu'il  y  avait  pour  le  moment,  en  effet,  de  plus  pressant  dans  l'in- 
térêt de  tout  le  monde,  c'était  d'éclaircir  et  de  redresser  une  situation 
où  l'on  se  sentait  dans  l'équivoque,  presque  dans  l'aventure  par  suite 
de  déviations  apparentes,  d'interprétations  exagérées  des  délibérations, 
des  intentions,  de  la  politique  des  puissances.  Que  l'Europe  dès  le  dé- 
but, au  congrès  de  Berlin,  ait  voulu  dans  un  intérêt  de  paix  générale 
en  Orient,  satisfaire  la  Grèce  par  une  extension  de  frontières  en  Épire 
et  en  Thessalie,  c'est  le  seul  point  bien  clair  et  suffisamment  établi  : 
au-delà  tout  est  plus  ou  moins  arbitraire.  On  n'a  pas  évidemment  voulu, 
même  à  la  dernière  conférence  de  Berlin  qui  n'a  été  qu'une  suite  du 
congrès  de  1878,  on  n'a  pas  pu  vouloir  constituer  au  profit  de  la  Grèce 
un  litre  irrévocable,  «  irréfragable,  »  tel  que  les  Hellènes  eussent  désor- 
mais le  droit  de  le  faire  valoir  à  main  armée,  et  que  l'Europe  fût  obligée 
de  soutenir  jusqu'au  bout  une  revendication  de  territoires  contestés. 
On  n'a  pas  pu  vouloir  se  lier  à  ce  point  qu'il  n'y  ait  plus  possibilité  de 
revenir  sur  ses  pas,  de  loucher  au  tracé  de  frontière  imaginé  par  la  con- 
férence de  Berlin,  de  chercher  d'autres  moyens,  une  autre  solution, 
fût-ce  par  des  concessions  nouvelles  de  la  Turquie  et  de  la  Grèce.  On  a 
pu  d'autant  moins  avoir  cette  pensée  que  les  dispositions  des  puissances 
étaient  connues  depuis  longtemps,  que  les  cabinets  avaient  décliné 
d'avance  tout  ce  qui  pourrait  resembler  à  une  sanction  effective  par 
voie  de  «  coercition  matérielle.  »  Le  soin  même  qu'on  a  mis  à  décliner 
d'avance  toute  responsabilité  réelle  et  matérielle  exclut  l'intention 
d'avoir  voulu  donner  à  une  décision  amiable,  bienveillante,  le  carac- 
tère d'un  acte  obligatoire,  impérieux  et  définitif.  La  vérité  est  qu'on  a 
trop  abusé  de  cette  décision  de  la  conférence  de  Berlin  en  la  représen- 
tant comme  un  titre  désormais  inaliénable,  exécutoire  au  profit  de  la 
Grèce,  comme  un  engagement  indéclinable  pour  les  puissances  qui  l'ont 
sanctionnée  avec  plus  de  bonne  volonté  que  de  réflexion.  Le  mal  est 
venu  de  cette  idée  fausse,  tout  au  moins  excessive,  de  ces  interprétations 
exagérées  qui  ont  eu  pour  effet  de  justifier  jusqu'à  un  certain  point  les 
illusions  et  les  ambitions  des  Grecs,  d'enflammer  leurs  passions  guer- 
rières et  de  conduire  l'Europe  en  face  de  complications  imminentes, 
dont  elle  s'est  sentie  un  peu  surprise  et  émue,  qu'elle  n'avait  sûrement 
pas  entendu  préparer  par  ses  délibérations.  Encore  un  pas,  on  se  trou- 
vait en  plein  conflit  sans  y  songer,  sans  l'avoir  voulu. 

II  n'était  que  temps  de  s'arrêter  pour  ceux  qui  n'avaient  pas  l'inten- 
tion d'aller  plus  loin,  et  c'est  justement  le  mérite  de  la  dernière  dis- 
cussion de  la  chambre,  des  explications  de  M.  le  ministre  des  affaires 
étrangères,  d'avoir  marqué  ostensiblement,  assez  nettement  le  point 


970  REVUE   DES   DEUX  MONDES, 

d'arrêt  dans  une  situation  confuse  et  dangereuse.  Ce  que  M.  le  ministre 
des  affaires  étrangères  a  dit  déjà  dans  ses  dépêches,  dans  les  négocia- 
tions qu'il  a  eu  l'occasion  de  suivre,  il  l'a  reproduit  à  la  tribune.  II  s'est 
fait  un  devoir  de  restituer  aux  actes  de  la  diplomatie  européenne  leur 
vrai  caractère,  de  fixer  une  fois  de  plus  la  portée  et  les  limites  de 
l'œuvre  commune,  de  désabuser  les  Grecs,  de  se  replacer  lui-même 
dans  l'attitude  d'un  ministre  qui, selon  son  expression,  «  aime  la  Grèce, 
mais  aime  encore  mieux  la  France.  »  On  a  reproché,  on  reproche  peut- 
être  encore  au  chef  de  notre  diplomatie  d'avoir  déserté  l'œuvre  de  ses 
prédécesseurs,  d'avoir  trop  aisément  abandonné  cette  décision  de  Ber- 
lin qu'on  avait  eu  l'art  de  placer  sous  la  sanction  et  la  sauvegarde  de 
l'Europe,  de  laisser  dépérir  un  titre  qu'on  avait  conquis  en  faveur  de  la 
Grèce.  Que  veut-on  qu'il  fasse  de  la  décision  de  la  conférence  de  Ber- 
lin? Qu'en  peut-il  faire?  Est-ce  que  la  France  peut  songer  sérieusement 
à  exécuter  seule,  ou  même  de  concert  avec  quelques  autres  puis- 
sances, ce  qui  a  été  décidé,  ce  qui  ne  pourrait  être  réalisé  qu'au  risque 
d'une  conflagration  redoutable?  Est-ce  qu'il  serait  de  la  dignité  de  la 
France,  résolue  comme  elle  l'est,  comme  elle  l'a  déclaré  plus  d'une 
fois,  à  s'interdire  tout  acte  de  «  coercition  matérielle,  )>  de  continuer  à 
encourager  les  illusions  et  les  ambitions  helléniques,  de  dire  aux  Grecs 
qu'ils  ont  raison,  qu'ils  ont  entre  les  mains  un  «  titre  irréfragable?  » 
Il  y  a  dans  toutes  les  affaires  de  ce  genre  des  conditions  de  mesure  et 
de  prévoyance  dont  on  doit  se  garder  de  se  départir,  auxquelles  il  faut 
se  hâter  de  revenir  dès  qu'on  s'en  est  plus  ou  moins  écarté.  Que  des 
circonstances  puissent  survenir  oi!i  la  France,  sans  s'arrêter  à  des  con- 
sidérations secondaires,  serait  appelée  à  prendre  un  rôle  plus  actif  avec 
honneur  pour  elle,  avec  profit  pour  l'Europe  elle-même,  c'est  assuré- 
ment une  perspective  qu'aucun  patriotisme  ne  désavoue  ;  ces  circon- 
stances ne  sont  pas  venues  pour  elle.  Il  est  bien  évident  qu'elle  n'a 
aucun  intérêt  pressant,  immédiat,  à  se  jeter  dans  ces  mêlées,  à  s'en- 
gager d'action  ou  de  parole  pour  une  rectification  plus  ou  moins  favo- 
rable des  frontières  de  la  Grèce.  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères 
a  donc  eu  raison  de  résister  aux  excitations  d'une  politique  peu  réflé- 
chie, de  mettre  tout  son  rôle  à  dissiper  les  équivoques,  à  tempérer  l'ar- 
deur des  Grecs,  à  bien  montrer  que  les  sympathies  françaises  comme 
les  sympathies  européennes  n'iraient  pas  au-delà  de  ce  qu'il  était  pos- 
sible d'obtenir  par  des  négociations  nouvelles,  sans  raviver  de  dange- 
reux conflits.  Ce  n'est  plus  aujourd'hui  l'opinion  de  M.  le  ministre  des 
affaires  étrangères  seul,  c'est  l'opinion'du  parlement  tout  entier  exprimée 
et  résumée  dans  un  ordre  du  jour  qui  a  eu  un  vote  à  peu  près  una- 
nime. 

Et  maintenant  où  en  est  la  question  elle-même  ?  Peut-être  les  ma- 
nifestations qui  se  sont  produites  non-seulement  en  France,  mais  dans 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  971 

pàis  d'un  autre  pays  de  l'Europe  n'ont-elles  pas  été  sans  influence  et 
n'ont-elles  pas  peu  contribué  à  atténuer  ce  qu'il  y  avait  d'aigu,  de  vio- 
lent dans  la  situation  telle  qu'elle  apparaissait  il  y  a  quelques  semaines. 
Ce  qui  est  certain,  c'est  que  le   chef  du  cabinet  d'Athènes  qui  a  eu 
récemment,  lui  aussi,  son  interpellation,  M.  Coumoundouros,  a  tenu  dans 
le  parlement  grec  un  langage  plus  mesuré  et  plus  étudié  ;  il  s'est  soigneu- 
sement défendu  de  toute  intention  agressive,  et  il  a  de  nouveau  témoi- 
gné sa  confiance  dans  les  sentimens  bienveillans  de  l'Europe.  M.  Gou- 
moundouro?,  en  un  mot,  a  eu  le  bon  esprit  d'éviter  tout  ce  qui  aurait 
pu  ajouter  aux  difficultés  d'une  question  déjà  bien  assez  grave.  D'un 
autre  côté,  la  dernière  dépêche  visiblement  modérée  et  conciliante,  par 
laquelle  la  Turquie  a  offert  de  rouvrir  des  négociations  pour  faire  hon- 
neur aux  conditions   primitives  du  traité  de  Berlin,  cette  dépêche  est 
devenue  aussitôt  le  point  de  départ  d'une  nouvelle  campagne  diplo- 
matique. L'ambassadeur  d'Angleterre  à  Constantinople,  M.  Goschen,  en 
revenant  à  son  poste,  est  passé  par  Berlin  et  Vienne,  où  il  a  été  évidem- 
ment chargé  de  chercher  avec  le  chancelier  d'Allemagne  et  le  baron  Hay- 
merléles  élémens  d'une  transaction,  et  il  est  assez  vraisemblable  qu'en 
tout  cela  M.  de  Bismarck  aune  certaine  initiaiive, qu'il  peutmieux  que 
personne  se  faire  écouter  à  Constantinople.  Bref,  en  d'autres  termes  et 
sous  une   autre   forme,   c'est  la  médiation  qui  recommence,  qui  va 
reprendre  l'œuvre  interrompue.  Où  la  négociation  se  poursaivra-t-elle? 
Sera-ce  à  Constantinople  même  ou  dans  une  autre  ville  de  l'Europe? 
Y  aura-t-il  une  conférence  ou  bien  se  contentera-t-on  de  négocier  direc- 
tement avec  les  deux  adversaires  en  se  réservant  de  les  départager  si 
c'est  possible?  Quelles  seront  enfin  les  conditions  essentielles  et  défi- 
nitives de  cette  transaction  qui  va  être  tente'e?  On  est  à  peine  au  début 
de  cette  phase  nouvelle.  Il  est  cependant  probable  dès  aujourd'hui 
qu'une  partie  de  l'œuvre  de  la  conférence  de  Berlin  devra  être  sacri- 
fiée, que  la  cession  qui  coûtait  le  plus  aux  Turcs,  la  cession  de  Metzovo 
et  de  Janina,  leur  sera  épargnée.  Dans  tous  les  cas,  dans  cette  hypothèse 
même  d'une  réduction   du  tracé  de  Berlin,  la  Grèce  est  appelée  à 
recueillir  d'assez  précieux  avantages  pour  ne  pas  résister  à  des  propo- 
sitions  qui   offriraient  un  caractère  sérieux,  qui  seraient  appuyées  par 
l'Europe.  La  Grèce  peut  se  consoler  en  songeant  qu'après  tout  elle  aura 
acquis  d'assez  vastes  territoires,  et  en  se  souvenant,    selon  le  mot 
spirituel  do  lord  BeaconsHeld,  que  la  patience  est  une  vertu  facile  pour 
ceux  qui  ont  l'avenir  devant  eux. 

Les  grandes  nations  sont  faites  pour  s'occuper  des  grands  intérêts, 
pour  déployer  leur  activité  sous  toutes  les  formes  à  la  fois,  et  souvent, 
en  même  temps  qu'elles  ont  à  suivre  les  plus  sérieuses  affaires  exté- 
rieures, elles  restent  aux  prises  avec  les  difficultés,  les  embarras  d'une 
vie  intérieure  des  plus  laborieuses.  Qu'on  observe  l'Angleterre.  Elle  est 


972  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

engagée  au  premier  rang  dans  toutes  les  affaires  du  monde,  et  pen- 
dant ce  temps,  elle  a  toujours  à  tenir  tête  chez  elle  aux  agitations 
agraires  de  l'Irlande,  aux  conspirations  des  fenians,  aux  «  obstruction- 
nistes »  dans  le  parlement.  La  discussion  des  mesures  de  protection  et  de 
pacification  pour  l'Irlande  est  une  bataille  permanente,  pleine  de  péri- 
péties ;  chaque  vote  est  une  conquête  laborieuse,  non  pas  sur  la  chambre 
des  communes  elle-même,  mais  sur  les  passions  violentes  des  home- 
rulers,  des  u  obstructionnistes.  »  On  a  vu,  il  y  a  quelques  semaines, 
une  séance  durer  vingt-deux  heures.  Ce  n'était  rien  encore,  il  y  a  eu 
depuis  une  séance  qui  s'est  prolongée  jusqu'à  quarante  heures!  Ces 
scènes  parlementaires  ont  un  caractère  véritablement  dramatique  par 
le  contraste  des  turbulences  irlandaises  et  de  l'énergique  sang-froid  du 
speaker  et  de  M.  Gladstone.  Il  y  a  peu  de  jours,  on  a  dû  se  résoudre  à 
expulser,  pour  la  durée  de  la  séance,  trente-cinq  Irlandais.  Il  fallait 
cependant  en  finir,  et  on  en  est  venu  à  proposer  une  motion  qui  fortifie 
l'autorité  du  speaker,  qui  lui  permet,  avec  l'accord  de  la  majorité  des 
trois  quarts  de  la  chambre,  de  prononcer  l'urgence,  de  déjouer  toutes 
les  tactiques  de  «  l'obstruction.  »  Que  la  liberté  traditionnelle  et  illimi- 
tée de  la  parole  en  soit  quelque  peu  atteinte,  c'est  possible  ;  l'honneur 
du  parlement  passait  avant  tout,  et  ce  n'est  pas  sans  une  profonde 
émotion  que  M.  Gladstone  a  pu  dire  :  u  Mon  bail  sur  la  terre  touche 
presque  à  son  terme  ;  mais  il  en  est  parmi  vous  qui  me  survivront 
longtemps,  qui  doivent  envisager  gravement  l'avenir  de  notre  régime 
parlementaire.  C'est  à  ceux-là  que  je  m'adresse;  à  eux  de  décider  par 
leur  vote  que  la  chambre  demeurera  la  gloire  de  notre  patrie  et  que  de 
chute  en  chute  elle  ne  deviendra  pas  la  risée  de  l'Europe.  »  A  travers 
tout,  sans  doute,  les  bills  du  gouvernement  finissent  par  être  votés; 
les  violences  mêmes  qu'ils  soulèvent  en  démontrent  la  nécessité;  il 
reste  à  savoir  jusqu'à  quel  point  ils  seront  efficaces  pour  rétablir  la 
paix  et  l'ordre  en  Irlande. 

L'imprévu  vient  de  reparaître  dans  les  affaires  de  l'Espagne,  et  si  l'on 
nous  passe  le  mot,  il  a  fait  sa  rentrée  par  une  crise  ministérielle  qui 
peut  avoir  sa  raison  d'être  dans  une  certaine  situation  générale,  dans 
le  courant  des  choses,  mais  qu'aucune  manifestation  ostensible  des 
chambres,  aucun  incident  récent  ne  laissait  pressentir.  M,  Canovas  del 
Castillo,  qui  depuis  la  restauration  a  été  presque  toujours  le  premier 
ministre  du  roi  Alphonse,  qui  ne  s'était  effacé  que  pour  un  moment,  il 
y  a  deux  ans,  devant  le  général  Martinez  Campos,  M.  Canovas  del  Cas- 
tillo était  rentré  au  pouvoir  il  y  a  un  an  avec  une  apparence  d'autorité 
nouvelle.  Récemment  encore  il  soutenait  avec  succès  la  discussion  de 
l'adresse,  où  il  avait  pourtant  à  essuyer  de  vives  attaques.  Il  n'y  a  que 
quelques  jours,  il  sortait  avec  le  même  avantage  d'un  débat  engagé 
contre  lui  par  l'opposition  à  propos  de  l'interdiction  de  quelques  banquets, 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  973 

organisés  dans  un  certain  nombre  de  villes  de  l'Espagne  en  commémo- 
ration de  la  république.  M.  Canovas  semblait  donc  n'avoir  rien  à  craindre 
pour  le  moment.  Il  est  cependant  tombé  au  lendemain  de  ses  succès  de 
parlement,  en  dépit  des  votes  de  confiance  qu'il  a  reçus.  Comment 
est-il  tombé  ? 

Une  des  causes  de  la  récente  révolution  ministérielle  de  Madrid,  c'est 
peut-être  tout  simplement  que  M.  Canovas  del  Castillo  avait  trop  duré. 
Son  habileté  et  les  circonstances  ont  fait  de  lui,  dans  ces  dernières 
années,  un  ministre  presque  nécessaire.  On  ne  méconnaissait  ni  sa 
supériorité  ni  son  éloquence;  on  l'accusait  volontiers  d'exercer  une 
sorte  de  prépotence,  d'absorber  cette  restauration  qu'il  avait  dirigée 
dès  ses  premiers  pas  et  qu'il  pouvait  maintenant  compromettre  en 
paraissant  tout  concentrer  en  lui,  en  prolongeant  indéfiniment  son  règne 
ministériel.  Sa  position  auprès  du  jeune  roi  lui-même  pouvait  devenir 
parfois  embarrassante.  D'un  autre  côté,  il  s'était  formé  par  degrés 
autour  de  lui,  dans  le  monde  politique,  dans  le  parlement,  une  oppo- 
sition qui  a  pris  le  nom  d'opposition  libérale  dynastique.  Cette  opposi- 
tion n'était  pas  précisément  menaçante  par  le  nombre  si  l'on  veut; 
elle  ne  laissait  pas  d'êire  dangereuse,  parce  qu'elle  ralliait  tous  les  dis- 
sident, parce  qu'elle  comptait,  avec  un  chef  parlementaire  habile, 
M.  Sagasta,  un  certain  nombre  de  chefs  miliiaires,  le  général  Martinez 
Campos,  le  général  Jovellar,  le  général  Coucha,  c'est-à-dire  des  hommes 
qui  sont  attachés  à  la  monarchie  et  dont  quelques-uns  ont  la  faveur  du 
roi.  Bref,  sous  des  apparences  de  force,  les  causes  de  faiblesse  intime 
et  les  menaces  ne  manquaient  pas  pour  le  ministère.  M.  Canovas  del 
Castillo  avait  certainement  senti  le  danger;  il  le  voyait  grossir,  et  c'est 
alors  qu'il  est  allé  résolument  à  une  épreuve  décisive  en  soulevant  lui- 
même  l'incident  qui  a  tout  précipité.  Il  s'agissait  d'un  plan  de  réorga- 
nisation financière  et  de  règlement  des  dettes  amortissables  préparé  par 
le  ministère  et  soumis  au  roi  avant  d'être  présenté  aux  cortès.  Ce  qu'au- 
raient été  cette  réorganisation  financière  et  ce  règlement  de  la  dette, 
il  n'y  a  plus  à  s'en  occuper  pour  le  moment.  Le  point  capital,  c'est  que 
le  programme  impliquait  avant  tout  une  question  politique.  L'exécution 
des  mesures  proposées  supposait  la  permanence  du  ministère  au  pouvoir 
pendant  dix-huit  mois.  Le  rapport  adressé  au  roi  ressemblait  un  peu  à 
une  sommation.  Ce  qu'on  demandait  nettement,  c'était  un  témoignage 
direct  solennel  delà  confiance  royale.  Le  procédé  qu'a  employé  le  pré- 
sident, du  dernier  cabinet  de  Madrid  était,  il  faut  l'avouer,  assez  extraor- 
dinaire :  il  disposait  de  l'avenir,  il  enchaînait  la  prérogative  du  roi  en 
créant  pour  la  circonstance,  au  moins  pour  un  temps  donné,  une  sorte 
d'inamovibilité  ministérielle.  Le  roi  a  refusé  ce  qu'on  lui  demandait, 
il  no  pouvait  en  vérité  faire  autrement,  et  il  a  été  peut-être  d'autant 
plus  prumpt  à  se  décider  qu'il  u'éiaii  pas  pris  au  dépourvu.  M.  l^ani)- 


QJll  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

vas  del  Castillo  a  donné  sa  démission,  et  aussitôt,  en  quelques  heures, 
comme  pour  mieux  prouver  que  tout  était  prévu,  il  y  a  eu  un  minis- 
tère de  l'opposition  libérale  dynastique  formé  sous  la  présidence  de 
M.  Sagasta,  avec  le  général  Martinez  Campos,  le  marquis  de  la  Vega 
y  Armijo,  M.  Alonzo  Martinez,  M.  Yenancio  Gonzalez,  M.  Léon  y  Cas- 
tillo, M.  Albareda. 

Rien  de  plus  simple,  sans  doute,  qu'une  évolution  faisant  passer  le 
pouvoir  d'un  ministère  conservateur  qui  se  disait  libéral  à  un  ministère 
qui  se  dit  plus  libéral  sans  cesser  de  prétendre  être,  lui  aussi,  conser- 
vateur. C'est  le  jeu  ordinaire  des  pays  constitutionnels,  et  dans  l'intérêt 
de  l'avenir  au-delà  des  Pyrénées,  il  n'est  peut-être  pas  mauvais  que  le 
pouvoir  n'ait  pas  l'air  de  s'immobiliser,  que  les  divers  partis  réguliers 
puissent  passer  tour  à  tour  au  gouvernement  sans  se  croire  indéfini- 
ment ou  systématiquement  exclus.  L'inconvénient  de  ce  qui  vient 
de  se  passer  à  Madrid,  c'est  qu'un  tel  changement  se  soit  accom- 
pli en  dehors  de  toutes  les  conditions  parlementaires  et  que  la  con- 
séquence immédiate  de  l'avènement  d'un  nouveau  ministère  ait  dû 
être  nécessairement  la  dissolution  des  chambres.  C'est  le  premier  acte 
du  cabinet  de  M.  Sagasta,  qui  ne  paraît  pas  même  avoir  songé  un  in- 
stant à  s'assurer  du  degré  de  concours  ou  d'hostilité  qu'il  trouverait  dans 
les  cortès.  Le  décret  de  dissolution  a  été  porté  aux  chambres  sans  plus 
d'explication  et  sans  plus  de  retard.  C'est  un  vieil  usage  au-delà  des 
Pyrénées  :  chaque  ministère  veut  avoir  son  parlement.  Les  élections  ne 
se  feront  pas  maintenant  avant  quelques  mois.  D'ici  là  quelle  sera  la 
politique  du  gouvernement  du  roi  Alphonse?  C'est  une  expérience  nou- 
velle qui  s'ouvre.  Lé  cabinet  de  M.  Sagasta  se  trouve  évidemment  dans 
des  conditions  difficiles,  entre  les  conservateurs,  qui  ne  sont  pas 
sans  doute  disposés  à  désarmer,  et  les  partis  avancés,  qui  ne  lui 
prêteront  un  certain  appui  de  complaisance  qu'au  prix  de  concessions 
peut-être  dangereuses.  Quant  à  la  poUtique  extérieure,  il  n'y  a  point  à 
s'arrêter  sérieusement  à  la  signification  peu  bienveillante  pour  la  France 
de  quelques  noms.  Le  rôle  peu  amical,  assez  bizarre,  que  le  nouveau 
ministre  d'état,  M.  de  la  Véga  y  Armijo,  a  joué  il  y  a  quelques  années 
dans  son  court  passage  à  l'ambassade  d'Espagne  à  Paris,  ce  rôle  est 
oublié.  Tout  est  changé,  et  il  est  à  croire  que  le  nouveau  ministère  libé- 
ral qui  vient  de  se  former  à  Madrid  est  le  premier  à  sentir  l'avantage, 
le  prix  d'habitudes  permanentes  d'amitié  entre  l'Espagne  et  la  France. 

Cii.  DE  Mazade, 
Le  directeur-gérant  :  C,  Buloz. 


TABLE   DES   MATIÈRES 


DO 


QUARANTE-TROISIÈME    VOLUME 


TROISIÈME     PÉRIODE.     —     LI«    ANNÉE. 


JANVIER    —  FÉVRIER    1881 


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traturb.  Les  États-Unis  et  la  Suisse,  par  M.  Georges  PICOT,  de  l'Institut 
de  France 116 

Étude  sur  le  xviii*  siècle.  —  De  l'Éloquence  db  Massillon)  par  M.  Ferdi- 
nand BRUNETIÈRE 154 

La  Marine  française  ao  Mexique.  —  I.  —  De  la   Création  de  la  division 

NAVALE  AU  BLOCUS  DES  COTES,  par  M.  Hbnri  RIVIÈRE 188 

La  Corrbspondancb  politique  dd  comte  de  Prokesch-Osten,  par  M.  G.  VAL- 

BERT i 217 

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Noirs  bt  Rouges,  dernière  partie,  par  M.  Victor  CHERBULIEZ..  ......  241 

Les  Dernières  Années  du  maréchal  Davout.  —  IL  —  La  Russie  et  Hambourg, 

par  M.  Emile  MONTÉGUT 243 

Dodarnenez.  —  Paysages  et  Impressions,  par  M.  André  THëURIET  .....  334 

Correspondancb  de  George  SAND. « 381 


976  TABLE    DES    MATIÈRES. 

La  Réformb  judiciaire.  —  III.  —  L'EspniT  de  réforme  et  l'Esprit  révolution- 
naire, par  M.  Georges  PICOT,  de  l'Institut  de  France. 413 

La    Situatiopi    économique    et  financière  db  l'Italie,   par    M.   CUCHEVAL- 

CLARIGNY 447 

Le  Théâtre   de   la  révolution,  d'après  un  livAe  récent,  par  M.  F.  BRUNE- 

TIÈRE 474 

Chronique  de  la  Quinzaine,  histoire  politique  bt  littéraire 486 


Livraison  du  ±^'  Février. 

Une  Excursiou  a  Athènes  au  moment  db  la  crise,  par  M.  Gabriel  CHARMES.  497 

Le  Veuvage  d'Aline,  première   partie,  par  M.  Th.  BENTZON 532 

De  l'Idée  de  la  mort  chez  les  ANCiiîNs  Égyptiens  et  db  la  Tombe  égytienne, 

par  M.  George  PERROT,  de  l'Iostitut  de  France 568 

Le  Drame  macédonien.  —  IV.  —  La  Bataille  d'Arbèlbs,  par  M.  le  vice-amiral 

Jurien  de  la  GRAVIÈRE,  de  l'Académie  des  Sciences 599 

Le  Reboisement  des  Alpes,  par  M.  J.  CLAVÉ 625 

La  Marine  française  au  Mexique.  —  II.  —  Du  Blocus  des  cotes  aux  premiers 

événemens  de  Matamoros,  par  M.  Henri   RIVIÈRE 658 

La    France    au    Soudan.  —   II.    —    Le   Chemin  de  fer    Transsaharien,  par 

M.   Paul   BOURDE 689 

L'Avenir  politique  de  l'empire  allemand,  par  M.  G.  VALBERT 710 

Chronique  de  la  Quinzaine,  histoire  politique  et  littéraire 721 

Essais  et  Notices.  —  La  Théorie  des  couleurs 733 


Iiivraisou  du  15  Février. 

Le  Veuvage   d'Aline,  deuxième  partie,  par  M.  Th.  BENTZON 737 

Auguste  Mariette,  par  M.  Eugène-Melchior  DE  VOGUÉ 768 

Les  Crises  du  catholicisme  naissant.  Le   Montanisme,  par  M.  Ernest  RENAN, 

de  l'Académie  française 793 

Quatre   Années  de  l'histoire  des   États-Unis.  —  I.  —  L'Administration    de 

M.  HAYEs,par  M.  CUCHËVAL-CLARIGNY 810 

Le  Salon  de  M"*  Necker.  —  VIII.  —  Coppet  pendant  la  révolution.  —  Les 

Dernières  Années  de  M"""  Necker,  par  M.  Othenin  d'HAUSSON VILLE.  .  .  846 
Un   Homme  d'état  russe,   d'après   sa   correspondance  inédite.  —  VI.  —  Les 

Lois  agraires  db    Pologne   et  les  Dernières  Années  de   N.   Mi  lutine,  par 

M.  Anatole  LEROY-BEAULIEU 885 

Le  Grisou  et  les  Poissièrks  db  charbon,  par  M.  J.  JAMIN,  de  l'Académie  des 

Sciences 921 

Revue  littéraire A  propos  de  la  Princesse  de  Bagdad,  par  M.   F.  BRUNE- 

TIÈRE 953 

Chronique  db  la  Quinzaine,  histoire  politique  st    littéraire 964 


PARIS.  —  Impr.  3.  CLATE,  —  A,  QUANTIN  et  0",  me  S'-B?':ft'-. 


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