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REVUE
DES
DEUX MONDES
LI- ANNÉE. - TROISIÈME PÉRIODE
TOME XLIIL — 1" JANVIER 1881.
PARIS» — Impr. J. CLAYE. — A. Quahtin et C*, rue Saint^Benoît.
REVUE
DES
DEUX MONDE
LI« ANNÉE. — TROISIÈME PÉRIODE
TOME QUj^EANTE-TEOISIÈME
PARIS
BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MOND:
RUE BOAÂPÂRTE, 17
1881
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'//
NOIRS ET ROUGES
QUATRIÈME PARTIE (1)
XVI.
A quelques jours de là, M"° de Moisieux reçut une visite qui
changea le cours de ses idées et bouleversa tous ses plans. Elle était
seule un matin dans son petit salon, occupée à relire, la plume à la
main, une grande lettre que venait de lui adresser un banquier de
Londres avec qui elle entretenait une correspondance assez, active.
M. Cantarel ne s'en doutait pas, quoiqu'il eût acquis à la sueur de
son front le droit de tout savoir ; mais si une femme peut dire
beaucoup de choses à son confident, elle ne lui dit jamais tout.Xa
lettre que la marquise venait de recevoir était bourrée|de^chiffres,
qu'elle relevait un à un pour les reporter avec une extrême attention
dans un petit carnet relié en maroquin rouge. Les chiffres ne lui
avaient jamais fait peur; ceux-ci lui paraissaient non-seulement
intéressans, mais fort satisfaisans. Elle en fît l'addition, cette addi-
tion lui plut.
11 n'est pas de bonheur complet. Lorsqu'elle eut serré le pli
précieux et le carnet dans un secrétaire en bois de rose dont
elle n'avait jamais permis à personne de scruter les obscures pro-
fondeurs, elle revint s'asseoir sur son canapé, et pendant quel-
. (1) Voyea la Revue du 15 novembre, du 1" et du 15 décembre 1880.
6 REVUE DES DEUX MONDES.
ques instans elle regarda ses ongles d'un air soucieux. Elle pen-
sait à une conversation qu'elle avait eue la veille avec son fils, qui
était revenu de Paris tout échauffé de sa découverte et s'écriant :
a Je tiens le lièvre par les deux oreilles.» Sa métaphore n'était
pas heureuse; M. Valport ressemblait fort peu à un lièvre, il avait
le? oreilles courtes, et on ne l'avait jamais vu courir à toutes jambes
pour échapper à un chasseur. Quelque insistance qu'eût a])portée
Lésin dans ses affirmations, si concluantes que fussent les preuves
qu'il alléguait, cet homme convaincu n'était pas parvenu à con-
vaincre sa mère, qui lui avait déclaré tout net une fois de plus
qu'il n'avait pas le sens commun. Cependant on n'a pas besoin
d'être convaincu pour être inquiet; la marquise se disait en ce
moment :
— Si cela était vrai, ce serait grave... Mais cela n'est pas vrai.
Elle était plongée dans cette méditation, lorsque Lara entra
comme un coup de vent, fâcheuse habitude dont elle ne pouvait le
corriger, et lui présenta la carte d'un inconnu, lequel demandait
à lui parler et s'appelait M. Félix Mongiron. Ce nom, je ne sais
pourquoi, ne lui revint pas; elle s'imagina que M. Mongiron était
un voyageur de commerce qui venait lui offrir ses services. Cepen-
dant, après un instant d'hésitation, elle consentit à le recevoir, et
elle vit paraître une figure qui piqua sur-le-champ sa curiosité.
C'était un petit homme roux, à la mine futée, chafouine, à l'œil
luisant et fureteur, au visage très pointu, dont le nez aussi tran-
chant qu'un rasoir était surmonté d'une loupe ombragée de quel-
ques poils follets. Vêtu de noir, ganté de frais, il se présenta d'une
façon à la fois dégagée, hardie et fort révérencieuse. Il fit en
entrant un profond salut, puis il traversa le salon à petits pas pres-
sés, et n'attendit point pour s'asseoir qu'on lui offrît une chaise.
Il attira à lui un fauteuil, mais avant de s'y installer, il fit de nou-
veau à la marquise une grande courbette, accompagnée d'une sorte
de génuflexion. On eût dit qu'il la prenait pour un autel. Après quoi
il la remercia avec un sourire agréable delà faveur qu'elle daignait
lui faire en l'admettant auprès d'elle. Il avait une petite voix nasil-
larde, susurrante, qui ne laissait pas de couler et dont les inflexions
étaient onctueuses, presque suaves. La marquise regardait ce per-
sonnage avec saisissement , elle trouvait en lui des contrastes
singuliers ; il lui faisait l'effet d'un renard doucereux, d'un renard
enduit de miel.
— Il n'aura pas son compte, pensait-elle, il n'y a pas ici de
poule à croquer.
Et après l'avoir examiné une fois encore, elle décida que ce petit
homme était quelque agent d'affaires, qui en avait une à lui proposer.
Elle avait raison et pourtant elle se trompait. Les affaires dont
NOIRS ET ROUGES. 7
M. Mongiron s'occupait étaient d'un genre tout particulier, celle
qu'il venait lui proposer n'était point ce qu'elle imaginait. Il avait
eu dans sa vie un grand chagrin dont il était entièrement consolé.
Après une première jeunesse passée en pleine bohème, il avait rêvé
de devenir avocat; son nasillement et la faiblesse de sa poitrine
l'y avaient fait renoncer. Heureusement il avait découvert que, si
au palais on est obligé de donner delà voix, il est d'autres métiers
aussi fructueux que celui d'avocat, et qu'on peut gagner honora-
blement son pain en parlant bas, très bas. L'agence un peu mysté-
rieuse qu'il avait fondée lui rapportait beaucoup : sa clientèle, qui
S'j recrutait dans le meilleur monde, ne l'estimait guère, mais le
payait bien. Il était parvenu à se passer de l'estime, la marque des
sages est de savoir s'imposer gaîment des privations. Il se sentait
utile et même nécessaire, cela lui suffisait, et vraiment, si les Mon-
giron n'existaient pas, les honnêtes gens se trouveraient souvent
dans de cruels embarras. Un poète grec a dit qu'il ne faut pas
gouverner pour les coquins, mais qu'il est bien difTicile de gouverner
sans eux. Si pures que soient leurs intentions, si nobles que soient
leurs visées, les honnêtes gens qui aspirent à gouverner ne sau-
raient arriver à leurs fins sans employer parfois de vilains petits
moyens. C'est pour eux une douloureuse nécessité, car ils n'ai-
ment pas à salir leurs doigts et leur conscience; mais quoi! la vie
est ainsi faite. Leur seule ressource est de pécher par procuration.
Quand on a des scrupules, on recourt aux bons oflices de ceux qui
n'en ont point. On fait venir Mongiron, on lui expose le cas; est-il
besoin de lui en dire bien long? il ne serait pas Mongiron s'il
ne comprenait pas à demi-mot. On lui donne carte blanche et on
lui interdit de rendre ses comptes; on entend demeurer dans une
sainte ignorance, dans l'innocence du baptême. Si d'aventure Mon-
giron est maladroit, s'il se découvre, s'il se laisse prendre, on le
désavoue; mais le plus souvent Mongiron est adroit, il réussit, et
en définitive la bonne cause, la vertu, la sainteté, Dieu lui-même,
s'en trouvent bien.
]\lme (Jq Moisieux avait trop de coup d'oeil pour ne pas démêler
bien vite que M. Mongiron était un agent d'affaires d'un genre par-
ticulier. Si son museau pointu annonçait une conscience que ses
scrupules ne gênaient guère et un renard d'assez mauvaise vie, la
gravité de ses manières révélait l'importance des intérêts dont il
était chargé. Sur les lèvres tortueuses de cet ouvrier peu délicat
de la bonne cause, on voyait passer tour à tour des sourires noirs,
qui étaient propres à Mongiron, que personne ne lui avait jamais
appris, et des sourires bénins, empruntés par lui à des gens pleins
d'onction auxquels il se frottait. L'expression changeante de ses
yeux témoignait également que, si petit qu'il fût, il y avait deux
8 ' REVDE DES DEUX MONDES.
hommes dans ce petit homme, l'un créé de toutes pièces par la
nature, l'autre un peu artificiel et incomplet comme tout ce que
produit l'industrie humaine. Après avoir attaché sur la marquise
un regard presque effronté, il fit le plongeon ; il aspirait à s'anéan-
tir, à disparaître. Puis, s'étant renversé dans son fauteuil, tandis
que ses deux mains faisaient tourner en rond son chapeau de soie
d'une irréprochable fraîcheur, il lorgna amoureusement le plafond,
au travers duquel il apercevait, sans doute, les hiérarchies célestes.
Le ciel était pour lui un pays de connaissance ; il y était bien vu,
il y avait des amis, des patrons, de puissans protecteurs; il s'y
trouvait comme chez lui.
— Madame la marquise, dit-il en la regardant d'un œil doux,
vous êtes une femme si distinguée, si intelligente que je me flatte
de vous faire comprendre sans beaucoup d'explications l'importante
affaire qui m'amène auprès de vous. J'ose croire que nous nous
entendrons facilement et que nous nous quitterons satisfaits l'un
de l'autre.
.11 fit une pause pour lui laisser le temps de se recueillir et de le
questionner. Gomme elle ne disait mot, il reprit :
— Je vais droit au fait, madame la marquise; c'est mon habitude.
Le motif de ma visite est le désir qui m'est venu de causer avec
vous d'une jeune fille charmante, qu'un heureux concours de cir-
constances a amenée dans votre';voisinage et avec laquelle vous
entretenez des relations fort suivies. Je sais que personne n'est
plus à même que vous de lire dans son cœur et d'exercer quelque
influence sur ses sentimens et sur sa conduite ; car vous passez,
madame la marquise, pour une femme aussi adroite que clair-
voyante, et je sais...
Elle l'interrompit en lui disant avec hauteur :
— Vous vous méprenez, monsieur, et vous avez tort de croire...
— Ah ! madame, interrompit-il à son tour, nous ne croyons pas,
nous savons.
Elle quitta son air de hautaine indolence. Elle venait de com-
prendre à peu près quel était ce personnage singulier qui disait
tantôt je et tantôt nous. Il lui parut qu'il avait plus d'étoffe et plus
de surface qu'elle ne l'avait pensé d'abord, que sa voix nasillarde
méritait qu'on l'écoutât ; sa loupe même lui sembla un objet inté-
ressant, il y avait quelque chose derrière. Bref, elle devinait con-
fusément l'importance du personnage, elle reconnaissait en lui
l'ambassadeur d'une grande et vénérable puissance de ce monde.
Les plus saintes ambitions ont leurs dessous, et ce qu'il y a des-
sous, c'est souvent Mongiron. Elle le regarda avec un sourire entre
figue et raisin, car elle ne désarmait pas encore. Puis elle fit un
geste qui voulait dire : — Continuez.
NOIRS ET ROUGES. 9
— Cette jeune fille charmante, continua-t-il, nous est chère à
plus d'un titre, et nous la considérons comme nous appartenant.
Malheureusement nous avons des rivaux, on nous la dispute. Peut-
être ignorez-vous qu'il y a trois jours elle a rendu visite à une res-
pectable religieuse, qui est sa tante, et que cette visite a laissé à
cette sainte femme une fâcheuse impression. Elle a cru deviner
qu'il se passait quelque chose d'inquiétant dans ce jeune cœur...
Madame, on veut nous prendre M"' Maulabret et nous voulons la
garder; voilà toute l'affaire.
Il fit encore une pause ; mais M""* de Moisieux ne sonna mot.
Elle se défiait et elle attendait.
— J'ai toujours aiméà jouer cartes sur table, dit-il d'un ton plus
vif, plus dégourdi. Je sais... nous savons que vous avez, vous aussi,
madame, des desseins sur M"'' Maulabret... Oh! ne vous en défen-
dez pas, nous le tenons de M^'^ Maulabret elle-même... Eh! ma-
dame la marquise, nous n'avons garde de vous en vouloir. Que ne
pardonnerait-on pas à une mère qui tient beaucoup^à marier son
fils et dont le fils est difficile à marier? Mais si louable que soit
votre projet et si habile que vous soyez, avouez que le succès vous
paraît fort incertain... Eh bien! les maigres espérances que vous
pouvez avoir, nous consentons à vous les acheter. Donnant, don-
nant, madame, et je ne serais pas ici si je n'avais rien à vous offrir.
Nous connaissons une héritière dont la famille (une bonne famille
bourgeoise) est entièrement dans notre dépendance... Nous aimons
mieux vous avoir pour alliée que pour ennemie. Assurez -nous votre
alliance, madame, et l'héritière est à vous. Nous l'avons déjà pro-
mise à quelqu'un, nous vous donnons la préférence.
A ces mots, il ouvrit vivement sa main droite, que jusqu'alors' il
avait tenue fermée; l'héritière était dedans. La marquise la vit dis-
tinctement, et le cœur lui bondit de joie ; mais on ne saurta
prendre trop de précautions.
— Quelque confiance que vous m'inspiriez, monsieur, dit-elle
d'un ton bref, j'ai entendu dire qu'un ambassadeur avait toujours
soin de se munir de lettres de créance, et je regrette...
Il ne lui laissa pas le temps d'achever. Il tira prestement de sa
poche un portefeuille sur la couverture duquel on^ voyait un grand
œil, brodé en perles, qui représentait la Providence, |;et de ce por-
tefeuille il tira une lettre qu'il tendit à la marquise en s'incUnant
jusqu'à terre. Cette lettre courte, mais éloquente, était ainsi conçue :
« En présentant mes complimens respectueux à M""' la marquise
de Moisieux, je la prie de faire bon accueil à M. Félix Mongiron et
de croire tout ce qu'il lui dira. »
Ce peu de lignes était signé de deux prénoms reliés par un tiret ;
c'étaient ceux d'un ex-grand- vicaire, dont M. de Moisieux, par son
10 BEVDE DES DEUX MONDES.
active intervention, avait fait un évêque, et qui se distinguait parmi
tous les prélats de France par l'ardeur quelquefois indiscrète de
son zèle. Entièrement rassurée, la marquise s'abandonna à sa joie.
Elle regarda en souriant M. Mongiron, comme on sourit à un com-
père.
— Convenez qu'elle est bossue, lui dit-elle.
— Ah ! madame ! s'écria-t-il d'un ton indigné, me croyez-vous
capable de vous offrir une bossue? Si par hasard il y avait quelque
déviation dans sa taille, l'orthopédie y mettrait bientôt bon ordre;
vous savez quels progrès a faits de nos jours ce bel art... Mais il
n'en est rien. Mon Dieu! je ne vous dirai pas que ce soit un miracle
de beauté.
— Je la vois d'ici, elle est affreuse, dit-elle en riant de bon cœur.
Et la dot?
— Nous tâcherons d'obtenir le million et demi... Quand je vous
disais, madame, que nous nous quitterions satisfaits l'un de l'autre.
— Et qu'attendez- vous de moi? demanda-t-elle vivement,
— On vous a remis ma carte, répondit-il en brossant son cha-
peau avec le parement de son frac. Vous y trouverez mon adresse,
et j'ose espérer qu'avant peu nous recevrons de vous quelque avis
utile.
A quoi elle répliqua : — Je ne sais rien encore.
Ils gardèrent quelques instans le silence; ils se demandaient l'un
et l'autre s'ils avaient encore quelque chose à se dire. Ce fut M"'' de
Moisieux qui rouvrit l'entretien :
— Vous voulez-donc me brouiller avec mon voisin?.. Restituer
sa pupille à l'église! c'est un crime qu'il ne me pardonnera jamais.
A ces mots, M. Mongiron redevint tout à lait Mongiron. 11 darda
sur la marquise un regard fort expressif, qui pétillait de malice
effrontée, et ce fut avec l'accent de la pure nature qu'il lui répon-
dit :
— Je le crois capable de tout vous pardonner, madame, mais
sous condition, et peut-être demanderait- il un peu plus que vous
n'êtes disposée à lui accorder... Eh! vraiment! c'est un homme
assez étrange et de forte conviction que votre voisin. 11 est per-
suadé de la meilleure foi du monde qu'en s'efforçant devons plaire,
il travaille pour son pays et que les affaires de l'état se porteront
à merveille, que la république sera définitivement fondée, que la
France reprendra son rang parmi les nations le jour où M. Gantarel
aura obtenu les précieuses faveurs de la plus charmante des mar-
quises.
Là-dessus, il rentra sa tête dans ses épaules, une fois encore il
s'anéantit. M"' de Moisieux avait envie de se fâcher. Elle était par-
tagée entre l'admiration qu'elle ressentait pour son beau génie et
NOIRS ET ROUGES. 11
rirritation que lui causaient les impertinences dont il l'assaisonnait.
Mais aux impertinences il mêlait les plongeons. , Se fâche-t-on contre
un homme qui plonge? Au surplus, elle était obligée de reconnaître
qu'il était bien informé, qu'avant de traiter une q^uestion il se don-
nait la peine de l'étudier consciencieusement.
— Vous savez donc tout? dit-elle.
Il composa aussitôt son visage, leva les yeux au plafond, lorgna
de nouveau les hiérarchies célestes, et répliqua d'ua ton. pénétré :
— NcMis savons beaucoup de choses, madame^, mais Dieu Sceul
sait tout.
Puis rentrant dans sa peau de renard, où il se trouvait bien :.
— Vous auriez tort de vous brouiller avec M.. Cantarel. Nous
avons appris de bonne source qu'il s'occupe activement de rouvrir
à M. votre fils la porte des affaires étrangères; c'est une entreprise
que nous voyons de bon œil. Hélas! dans les temps déplorables où
nous vivons, certaines régions nous sont fermées, et nous avoua
beaucoup de peine à nous y ménager des intelligences... Vous me;
direz peut-être que M. votre fils n'est qu'un pion. Ah! madame, il
ne faut pas mépriser les pions. Piichelieu et tous les grands poli-
tiques savaient s'en servir... Non, ne vous brouillez pas avec M. Can-
tarel. Gardez-vous de lui apprendre que M. Mongiron a eu l'hon-
neur de vous approcher et que son éloquence a produit quelque
effet sur votre esprit. Ne lui donnez aucun éclaircissement. La
suprême habileté d'une femme est d'employer un pauvre homme à
ses fins, sans lui rien expliquer... Il y avait jadis près de Saint-
Pétersbourg une statue devant laquelle un factionnaire montait la
garde. On transporta ailleurs la statue, mais on oublia d'enlever la,
guérite et de relever le factionnaire. Il y est encore... Cette compa-
raison me semble exprimer assez nettement la situation que vous
allez faire à M. Cantarel, à moins que vous ne préféiiez que je le
compare à un cheval qui, les yeux bandés,, fait tourner la roue d'un
puits... Le bandeau, au dire des poètes, a toujours été l'un des
attributs de l'amour... Ah! madame, tromper M. votre fils en afi'ec-
tant de le servir dans ses amours, tromper M. Cantarel en lui per-
suadant que vous faites campagne avec lui contre l'armée noire,
tromper M"" Maulabret en soUicitant adroitement ses confidences,
tromper tout le monde à la fois, voilà, ce me semble, une partie
intéressante à jouer et tout à, fait digne de la souplesse bien connue
de votre esprit.
M""* de Moisieux grillait du désir "de souffleter M. Mongiron, les
mains lui démangeaient, et pourtant elle l'écoutait sans sourciller.
L'amour de l'art était plus fort que son dépit.
Il s'était remis à brosser son chapeau. L'instant d'après, il se
leva en disant :
12 REVUE DES DEUX MONDES.
— Voyons, madame la marquise, quand nous donnerez-vous des
nouvelles de M"'' Maulabret ?
— Chut! repartit M'"" de Moisieux... C'est elle.
La marquise avait l'ouïe fine, elle venait d'entendre dans le ves-
tibule le frôlement d'une robe de soie. La porte s'ouvrit, M"« Mau-
labret parut.
Elle revenait du village, où elle était allée voir une coquetière qui
avait eu une pneumonie et qui était encore fort dolente. Accompagnée
de l'un des domestiques du château, elle lui avait porté un panier
de vin de Saint-Julien. Elle s'était oubliée auprès de cette conva-
lescente, qui lui avait raconté, non-seulement sa pneumonie, mais
ses tracas domestiques, les paresses de son mari, l'inconduite de
son fils, les coûteuses fantaisies de ses filles. Tout en l'écoutant,
Jetta s'était avisée que la pièce où elle se trouvait était d'une pro-
preté douteuse. S' armant d'une époussette, elle s'était mise à balayer
un plancher qui en avait grand besoin. Cet exercice lui fit du biea.
11 lui semblait qu'avec cette poussière elle balayait des soucis,
des chagrins, des espérances coupables, des rêves criminels, dont
elle était tourmentée, et qu'elle nettoyait tout à la fois la chambre
d'une malade et l'âme d'une sœur blanche. Lorsqu'elle sortit de
chez la coquetière, elle éprouva une sensation d'allégement, de
bien-être. Il lui parut qu'elle était plus forte et comme maîtresse
de son cœur, elle se sentait capable de tenir tête aux événemens.
Depuis son retour de Paris, elle n'avait pas mis les pieds au chalet,
de crainte d'y rencontrer Lésin. Il arriva qu'en ce moment elle l'a-
perçut de loin sur la route, conférant avec un cocher devant la
porte du Cheval blanc. Elle se flatta qu'il ne la voyait point et jugea
que l'occasion était bonne pour s'acquitter de la visite qu'elle
devait à M°'' de Moisieux et qu'elle ne pouvait différer davantage.
Elle se mit en chemin. Lara, selon son habitude, lui assura que sa
maîtresse était seule; mais en traversant le vestibule, elle eut la
surprise d'entendre une voix inconnue qui prononçait son nom.
Du reste, n'eût-alle rien entendu, elle aurait deviné facilement, à
l'air déconcerté de M. Mongiron et de la marquise, qu'ils étaient
occupés à parler d'elle. Il y a toujours, en pareille circonstance,
un premier moment d'embarras que les plus habiles ne peuvent
sauver.
Cependant M. Mongiron recouvra bientôt son aplomb.
— Oui, madame la marquise, croyez-moi, dit-il, vendez vos gaz
de Paris. Au prix où ils sont, ce n'est plus que du quatre et demi,
et c'est trop peu pour une valeur industrielle. Serviteur, mes-
dames.
Et il disparut. Il était sorti d'une trappe, il y rentrait.
— Soyez la bienvenue, ma charmante, s'écria M™" de Moisieux
NOIRS ET ROUGES. 13
en embrassant Jetta avec une tendresse presque amoureuse. Vous
arrivez fort à propos pour me délivrer d'un fâcheux. Ne lui en
déplaise, je ne vendrai pas mes gaz. D'ailleurs j'en ai si peu!.. Mais
savez-vous que vous êtes plus jolie que jamais? Asseyez-vous bien
vite et contez-moi Paris, vos fêtes, vos succès mondains, le triomphe
de vos toilettes, car enfin j'y suis pour quelque chose. Ah ! je ne
puis vous dire combien vous m'avez manqué pendant ces six
semaines. J'en étais réduite à faire des patiences. Le fait est que
vous êtes devenue pour moi un objet de première nécessité et que
je me suis ennuyée à mourir.
Gela était faux, elle ne s'était pas ennuyée un instant, Lara
pouvait en témoigner.
Elle adressa à Jetta beaucoup de questions indifférentes, sans
écouter les réponses. Elle pensait à M. Mongiron, à ce petit
homme qui, tour à tour, tenait dans le monde tant et si peu de
place, à ce petit homme qui était si petit quand il disait je, qui
était immense quand il disait nous. Elle pensait aussi qu'il était
fort avisé et qu'il ne s'était point trompé en lui déclarant qu'elle
avait une partie intéressante à jouer. Elle se promettait de jouer
serré et de gagner.
Cependant Lésin, tout en conférant avec un cocher, avait vu du
coin de l'œil M"-^ Maulabret sortir de chez la coquetière. Sans qu'elle
s'en doutât, il l'avait suivie. Elle eut le chagrin de le voir entrer.
Mais elle n'avait pas à craindre qu'il l'obsédât de sesempressemens.
Il la salua froidement du bout du menton, alla s'asseoir devant la
cheminée. Les pieds allongés sur les chenets, il déchira la bande
d'un Journal, le déplia et se mit à le lire sans prononcer un seul
mot. Cinq minutes s'étaient écoulées lorsqu'il rompit tout à coup
son morne silence pour s'écrier :
— Quelle nouvelle! quel événement! Gela doit faire du bruit sur
le boulevard... Figurez-vous qu'Albert Valport est allé hier se pro-
mener au bois, que son cheval s'est emporté, s'est abattu et que le
cavalier a été tué du coup.
î\i"^ Maulabret devint horriblement pâle. En nuage s'amassa sur
ses yeux, et la nuit se fit dans sa tête. Elle s'apercevait pourtant
qu'il y avait devant elle, de l'autre côté d'une table ovale, une mar-
quise qui la regardait fixement. Puis il lui parut qu'il y en avait
deux, puis elle en vit trois, puis dix, après quoi elle ne vit plus
rien et elle s'affaissa lourdement sur sa chaise.
— Vos moyens sont aussi délicats qu'ingénieux, cda la marquise
à son fils.
— Mais, maman, vous ne vouliez pas me croire. Je vous prie,
qui de nous deux avait raison?.. Quand je vous disais que je con-
nais les femmes!
iîl REVUE DES DEUX MONDES.
— Vous n'êtes et ne serez jamais qu'un sot, lui répliqua-t-elle
sans colère.
Elle désapprouvait le moyen, mais après tout il n'était pas si
mauvais, puisqu'elle avait appris ce qu'elle désirait savoir. Elle cou-
rut dans la pièce voisine pour y chercher un flacon de sels. Lésin
profita de son absence pour s'approcher de Jetta évanouie. 11 la
contemplait avec des yeux de convoitise et de rage. Il se pencha sur
elle, il aurait voulu l'embrasser et l'étrangler, l'étrangler et l'em-
brasser; ce qui le retint peut-être, c'est qu'il ne savait par quoi
commencer. Une idée lui vint, qui lui parut sublime : a Oh ! si ma-
man voulait!., »
— Vous êtes encore ici? lui dit la marquise qui rentrait avec son
flacon. Je n'entends pas qu'elle vous retrouve à son réveil.
Il partit en secouant ses grosses épaules et en emportant son
idée. Les sels de M""' de Moisieux étaient énergiques. Jetta ne
tarda pas à se ranimer, elle remua les mains, la tête. Elle entendit
une voix qui criait :
— Rassurez-vous, ma toute belle, il est vivant, très vivant.
Elle rouvrit les yeux, elle regarda la marquise comme on regarde
un précipice.
— Je vous répète qu'il n'y a pas un mot de vrai dans cette tra-
gique aventure. Sotte invention d'un jaloux, qui voulait avoir le
cœur net de ses soupçons. Voilà bien les hommes, ils n'ont pas de
repos qu'ils n'aient acquis la certitude de leur malheur. Mais il se
repent de son crime; il m'a priée de me mettre à vos genoux pour
implorer sa grâce. Tenez, m'y voilà. Est-il donc bien possible qu'on
vous ait fait un chagrin dans cette maison ! Jurez-moi que vous
ne la prendrez pas en horreur.
Le teint de Jetta se réchauffait par degrés. A sa pâleur succéda
une rougeur de honte et de confusion. Elle ne se pardonnait pas de
s'être trahie, d'avoir laissé son secret sortir de son âme.
— Oh! n'allez pas croire,., murmura-t-elle.
— Pourquoi vous en défendre? interrompit en souriant la mar-
quise, qui l'entourait de ses bras. L'homme que vous aimez est
bien dangereux, mais il est fort distingué et tout à fait digne de
vous. Ma chère enfant, je caressais une folle espérance, j'y renonce,
votre bonheur m'est plus cher que mes rêves.
— Mais taisez-vous donc, madame, lui dit Jetta, et elle lui ferma
la bouche avec ses deux mains. Ne devinez-vous pas tout le mal
que vous me faites?
NOIRS ET ROUGES. 15
XVII.
Ce fatal incident avait fait mesurer à M"* Maiilabret la profon-
deur de sa blessure. Elle ne pouvait plus avoir aucune illusion
sur l'état de son cœur; elle savait combien ce cœur qu'elle avait
cru un instant en voie de guérison était désespérément malade,
elle savait aussi combien sa volonté, qu'elle se flattait de posséder
encore, lui appartenait peu. Le pis est qu'elle venait d'avouer
publiquement son mal et sa défaite, et en pareil cas les défaites
avouées sont irréparables.
Au surplus, l'ennemi, qui aimait à brusquer les aventures, ne la
laissait pas respirer. Elle arriva au château comme sa tante montait
en voiture pour aller faire une visite dans le voisinage.
— Je ne vous emmène pas, ma chère, lui dit M'"^ Cantarel en la
regardant d'un air narquois. J'ai reçu tantôt de M. Vaugenis un
gros pli qui renfermait une lettre pour vous. La voici ; autant que
je le puis croire, vous ne vous ennuierez pas dans cette intéres-
sante compagnie.
M. Vaugenis, qui voyait partout des proverbes dans la vie et qui
mettait la vie en proverbes, avait pris un malin plaisir à écrire à
M"' Maulabret ce qui suit :
« Mademoiselle, je ne pense pas m'écarter de ce système de
neutralité bienveillante, qui sert de règle à ma conduite, en vous
avertissant que si M. Valport a beaucoup de qualités, la patience
n'est pas au nombre de ses vertus. Il lui tarde de se rendre à
Combard pour y plaider lui-même sa cause devant le redoutable
tribunal de M. Cantarel. Mais il désire qu'au préalable vous l'auto-
risiez à tenter cette démarche. C'est à vrai dire l'inverse de ce qui
se pratique d'ordinaire, en France du moins. Toutefois cette méthode
a du bon, et elle me paraît la plus convenable dans la situation un
peu particulière où vous vous trouvez l'un et l'autre. Veuillez
donc lui donner, par mon entremise, l'autorisation après laquelle
il soupire. Vous me délivrerez ainsi d'obsessions fort importunes ;
à la lettre, il ne me laisse pas un instant de repos.
« Je vous envoie ci-joint un billet inachevé que m'adressa votre
grand-oncle Antonin vingt-quatre heures avant sa mort. Vous devi-
nerez au tremblement de l'écriture le prodigieux effort qu'il dut
faire pour tracer ces pauvres lignes, et vous reconnaîtrez aussi en
les lisant la vivacité de l'intérêt qu'il vous portait. Le monde, qui
lui reprochait la froide sévérité de son humeur, ne le connaissait
guère; il aimait bien ceux qu'il aimait. Vous avez été sa dernière
comme sa plus chère pensée ; je pourrais être jaloux, je ne le suis
pas.
16 REVUE DES DEUX MONDES.
(( Agréez, mademoiselle, avec mes vœux pour votre bonheur,
l'expression de mes sentiraens les plus sympathiques et les plus
dévoués. »
Avant de lire le billet inachevé qu'avait tracé la main d'un mou-
rant, Jetta y posa pieusement ses lèvres. Il était ainsi conçu :
« Dites-lui, mon cher Yaugenis, que belle et charmante comme
elle l'est... Excusez-moi, j'ai de la peine à trouver mes mots. Je
voulais dire que n'ayant pas à se plaindre de la nature, il lui serait
permis d'entrer en religion si elle avait de graves sujets de se
plaindre des hommes. Or elle n'en a point. Elle ne les connaît pas
encore.
« Dites-lui que ceux qui lui ont fait croire qu'elle doit expier les
fautes de ses parens en ont menti. Nous ne répondons que de nous.
(( Dites-lui que je n'ai aucun préjugé contre les communautés
hospitalières. Je sais mieux que personne quels précieux services
elles nous rendent et la peine que nous aurions à nous passer
d'elles. Les fanatiques qui voudraient les supprimer d'ici à demain
ne savent ce qu'ils désirent ; ce serait plus qu'un crime, ce serait
une sottise : le fanatisme est toujours sot.
« Mais dites-lui aussi que les statuts des congrégations vouées
aux œuvres de charité ne sont plus ce qu'ils étaient. Jadis les reli-
gieuses appartenaient à leurs malades, on les dispensait de toutes
les petites pratiques superflues, et elles ne s'acquittaient de celles
qui leur étaient commandées que lorsqu'elles en avaient le temps.
Dans les cas pressans, la charité leur tenait lieu de culte. Le jésui-
tisme a changé tout cela. On a multiplié comme à plaisir les devoirs
de fantaisie tyranniquement imposés. Ce n'est plus la charité qui
est la première des vertus, c'est la superstition dans l'obéissance.
Elle a trop d'ouverture de cœur et d'esprit pour s'accommoder
longtemps de ce régime ; elle se sentirait à l'étroit, elle serait ten-
tée de tirer sur sa chaîne, elle aurait des regrets, des repentirs.
Pour une augustine, l'hôpital est un cloître; pour elle le cloître
serait un cachot. Elle en verrait les grilles à toutes les heures du
jour et de la nuit.
« Parlez-lui sa langue, qui est un peu la vôtre, mon cher Yauge-
nis, puisque vous appelez Dieu ce que j'appelle tout simplement la
Nature. Dites-lui donc que le génie de Dieu est la perfection, que
le génie de l'homme et des jeunes filles est l'exagération, et que
quand Dieu inspire à une pauvre âme le désir de devenir parfaite,
cela ne produit le plus souvent qu'une méchante caricature.
« Dites-lui que, si elle a le goût de servir les pauvres et les ma-
lades, il n'est pas besoin pour le satisfaire de porter une voilette
noire sur une coiffe blanche, et que sans renoncer au monde, ses
NOIRS ET ROUGES. 17
talens et son cœur, que j'ai vus à l'œuvre, ne trouveront que trop
d'occasions de se dépenser utilement.
« Dites-lui surtout que l'œuvre à laquelle je la convie est digne
d'elle. Expliquez-lui qui est Albert, ne lui cachez pas ses peccadilles
ou ses iniquités, mais assurez-lui de ma part que c'est une nature
généreuse, que ce mariage comblerait tous mes vœux, bien que
cependant je respecte sa liberté, car enfin... »
Ici la plume lui avait échappé des doigts.
M"« Maulabret lut jusqu'à dix fois ces lignes péniblement écrites,
qu'elle avait peine à déchilïrer. Les argumens de l'athée ne lui
semblaient point décisifs, elle avait mille objections à y faire et de
victorieuses certitudes à leur opposer. Cependant ils l'inquiétaient.
Huit jours auparavant, ils auraient glissé sur son esprit sans y
laisser la moindre trace. Mais la dernière visite qu'elle avait faite
dans son hôpital, sans porter aucune atteinte à la vénération que
lui inspirait mère Amélie, avait ébranlé sa confiance dans l'infail-
lible jugement de cette servante de Dieu. Elle sentait confusément
qu'une augustine ne voit qu'une face des choses et que le monde
est plus grand que la tête d'une sainte.
Elle avait la fièvre ; elle éprouva le besoin de respirer le grand air,
de remuer son corps et de promener l'inquiétude de ses pensées.
Elle sortit, elle chemina pendant une demi-heure dans le parc sans
rien regarder, sans rien voir, sans que rien pût la distraire de cette
dispute où son âme était enfoncée et qui ne finissait pas. Le ciel était
voilé d'une brume blanchâtre, mais le vent qui fraîchissait de minute
en minute y fit une large trouée, le soleil se montra. Elle sentit tout
à coup sur ses mains dégantées une agréable tiédeur, et laissant ses
yeux vaguer autour d'elle, il lui parut que ce n'était pas encore le
printemps, mais que ce n'était plus l'hiver, et qu'au pied d'un hêtre
sans feuilles il y avait des violettes. Elle contempla quelques instans
la vallée sinueuse, accidentée, qu'entre deux plaines à blé a creusée
au gré de son caprice une rivière dont les eaux vertes et paresseuses
se plaisent aux longs détours. Au-delà, se dressait une côte assez
rapide où grimpaient deux chemins creux. Dans le lointain, au
milieu d'un gras plateau, apparaissaient les maisons basses d'une
petite ville qu'une grande église enveloppe de son ombre; on dirait
une poule abritant ses poussins sous son aile. Çà et là se déta-
chaient sur un fond de vapeurs argentées quelques-unes de ces
meules monumentales qui sont les pyramides de la Brie. Le soleil,
se dégageant de plus en plus de ses voiles, faisait scintiller les
vitraux et la rose de l'église, ainsi que les girouettes d'un village
voisin. Au travers des saules qui la bordaient la rivière miroitait
par intervalles. Dans un vaste champ, dont la terre fraîchement
tom xuii. — 1881, 2
18 REVUE DES DEUX MONDES.
remuée était rouge et luisante, un charme solitaire semblait étirer
ses bras et se reprocher d'avoir dormi trop longtemps. Des aunes,
des trembles qui avaient des airs de patriarches tenaient un con-
seil de famille, rangés en cercle autour d'une mare. Près de là un
moulin faisait tourner sa roue, une lavandière accompagnait d'un
refrain monotone les coups secs de son battoir, et dans la tran-
chée du chemin de fer des terrassiers chantaient aussi en poussant
leur brouette. Partont dans la vallée comme dans la plaine régnait
une joie tranquille, l'ordre, la paix. Les arbres s'attendaient à leurs
fruits, les champs à leurs moissons, les oiseaux à leurs prochaines
amours. En dépit des aventureux méandres où elles semblaient
s'égarer, les eaux vertes de la rivière savaient trouver leur route;
les fumées s'envolaient où le vent les poussait et ne disputaient
point avec lui. Hommes et choses, tout le monde vaquait à sa
besogne, personne ne doutait de son avenir ou ne bataillait contre
sa destinée, et les vieux hêtres engourdis par l'hiver se sentaient
revivre en voyant à leur pied des violettes.
M"^ iMaulabret, ayant tourné la tête, aperçut quelque chose qui
la surprit, qui la ravit. Un grand bois de chênes au front découronné,
aux branches dépouillées, lormaitune masse brune et sombre; mais
dans l'épaisseur des fourrés quelques buissons se décidaient à ver-
dir, et par places des narcisses étalaient leurs nappes jaunes. Sur
le devant, un cerisier sauvage, svelte, élancé, tout en fleurs,
détachait en pleine lumière son tronc noirâtre et la grâce de ses
innombrables bouquets d'une blancheur immaculée. Cet arbre ne
paraissait pas se douter que, si belle qu'ait été la tragédie, la fin est
sanglante; on ne lui avait jamais parlé de la révolte des sens, du
désir impur et du péché immonde, il ne croyait pas aux ruses du
serpent. Il semblait se baigner avec délices dans l'air pur, il en
buvait les clartés, il se grisait des caresses que lui faisait le soleil,
il mariait innocemment au bleu pâle du ciel la beauté de ses fleurs
et la divine fraîcheur de ses espérances. En ce moment, un merle
se mit à jaser. Il ne se rappelait que le commencement de sa
chanson, il s'efforçait d'en retrouver le reste; il jetait dans les
profondeurs de la futaie des notes courtes, brèves, vibrantes, qu'il
n'achevait pas. M"' Maulabret demeurait immobile, fascinée. Ayant
grandi entre quatre murailles, les douceurs et les enchantemens
des bois qui ressuscitent aux premiers jours d'avril lui étaient nou-
veaux; cette nouveauté l'enivrait. Quoiqu'elle résistât au charme
dont elle était possédée, quoiqu'elle évoquât devant ses yeux des
murs d'hôpital ou de couvent et le visage redoutable d'une Vierge
couronnée d'étoiles qui ne tenait point d'enfant dans ses bras,
quoiqu'elle crût ouïr des voix lointaines et gémissantes de ma-
NOIRS ET ROUGES. 19
lades mal soignés, se plaignant qu'on les abandonnât, quoiqu'une
autre voix sévère, menaçante, lui reprochât les changemens de sa
volonté, les lâchetés et les désertions de sa conscience, ses vœux
oubliés ou trahis, son parjure commencé et l'homme qu'elle aimait,
quoiqu'elle tâchât de se représenter l'incertitude des joies de la
terre, la vanité de leurs promesses, le mensonge de leurs sou-
rires, quoique le sentier où elle cheminait fût jonché de- feuilles
mortes que son pied faisait craquer ou que le vent chassait en les
froissant, malgré qu'elle en eût, elle regardait le cerisier fleuri,
elle écoutait le chant du merle, et comme ensorcelée, elle entendait
au fond de son cœur le confus murmure d'une fête, le bourdonne-
ment d'un printemps en fleur, le cri éperdu d'un oiseau qui voulait
vivre, qui battait des ailes, se querellait avec les barreaux de sa
cage et appelait le bonheur à pleine gorge.
Elle était résolue d'en finir, une pensée lui vint. La coquetière, qui
était sans cesse en différend avec son fils et qui se plaignait qu'il lui
manquât d'obéissance, désirait que le curé de la paroisse usât de
l'autorité qu'il avait sur lui pour le chapitrer et le ramener dans
le devoir. Sur ses pressantes instances, Jetta lui avait promis de
s'occuper de cette affaire. Elle revint sur ses pas, rentra chez elle
et, dès qu'elle eut changé de robe et de chapeau, elle prit le che-
min de la cure.
Le curé de Gombard était un gros homme plantureux, à la
face rubiconde, carré d'épaules, toujours barbouillé de tabac. La
légende rapportait qu'il avait été hussard, et il lui en restait
quelque chose. Quand ses catéchumènes étaient jolies, il aimait
à leur pincer la joue, mais il n'en était que cela, et personne,
à commencer par lui, n'y voyait le moindre mal. Ce digne ecclé-
siastique était une bonne pâte de curé, un curé à treilles et à
ruches, qui ne pouvait pas plus concevoir la vie sans abeilles et
sans le bourgeon que sans une tabatière bien pleine. Il avait accepté
les nouveaux dogmes avec soumission, mais avec peu d'enthou-
siasme; il ne trouvait pas que le besoin s'en fît sentir, ni qu'il fût
opportun de faire des surcharges au catéchisme dans un temps où
la foi est rare et où le bon sens est ergoteur. Mais il gardait pour lui
ses pensées de derrière la tête, il tenait à ne pas se brouiller avec
monsieur le prieur, et au surplus, que la Yierge eût été conçue
sans péché, qu'il plût au saint-père de se déclarer infaillible, il n'y
voyait, quant à lui, aucun inconvénient, admettant sans peine que
chacun cherchât son plaisir où il le trouvait, sans compter que ses
treilles ne s'en portaient pas plus mal. Cet excellent homme vou-
lait du bien à toute la création, sauf aux célibataires. Il n'y avait pas
datis tout le canton de plus grand marieur que l'abbé Miuard. Cou-
20 REVUE DES DEUX MONDES.
reurs de filles, vieux garçons, veufs impénitens, il fallait que tout
le monde y passât. Quand il entamait ce sujet, son éloquence deve-
nait irrésistible ; au besoin il eût pris les rénitens par la gorge
pour les traîner à l'autel. Il estimait que le mariage est le plus
beau des sacremens, que les plus belles fêtes sont les repas de
noces et les baptêmes ; il les égayait quelquefois par des contes un
peu gras, par des propos un peu lestes; mais sa vie étant irrépro-
chable, il était la preuve vivante qu'il y a plusieurs manières de
gagner le royaume des cieux, qu'on y peut entrer à la hussarde. Si
ses paroissiens souriaient en le saluant, s'ils disaient de lui: « C'est
un bon diable, » ils allaient à vêpres pour lui faire plaisir. Gom-
bard était à dix lieues à la ronde la commune où les offices étaient
le plus fréquentés et dans laquelle il se faisait le plus d'enfans.
M"* Maulabret s'arrêta un instant à la porte de la cure pour
souffler. Le curé était dans son jardin. Une serpette à la main, les
manches de sa soutane retroussées, il s'occupait à apointir par le
bout des palis destinés à remplacer quelques-uns des tuteurs de sa
treille. Il interrompit son travail pour demander à M"* Maulabret
des nouvelles de sa santé ; il le reprit bien vite, en lui disant :
— Vous permettez?
Elle s'acquitta promptement du message de la coquetière. Il
l'écoutait avec attention, tout en s'escrimant de sa serpette. Quand
elle eut fini :
— C'est entendu, fit-il, je frotterai les oreilles à ce petit drôle.
Il n'est pas moins vrai que sa mère est une éternelle plaignante, une
pleurarde... Sauf votre respect, mademoiselle, c'est un peu le goût
des femmes.
— Monsieur le curé, il en est de bien malheureuses.
— Eh ! oui, celles qui n'ont pas su trouver un mari.
— Et celles que leur mari bat, monsieur le curé.
— Quand on est battue, c'est qu'on le veut bien... Allez, made-
moiselle, le pire des mariages vaut encore mieux que le meilleur
des célibats.
— Il y a pourtant des cas...
— Eh! certainement, il y a des cas... Lequel, par exemple?
— Celui d'une femme qui se sent née pour entrer en religion.
— Vous avez bien raison, dit-il. 11 nous faut des religieuses, il
nous en faut... Encore n'en faut-il pas trop. Le point est d'avoir la
vocation. Les apparences sont si trompeuses!
Elle prit son courage à deux mains.
— Je connais, dit-elle, une jeune fille...
Elle s'appliquait à ne pas rougir, mais sa voix tremblait si fort
qu'elle ne put achever sa phrase d'une seule haleine.
NOIRS ET ROUGES. 21
— Ah! VOUS connaissez une jeune fille !.. Veut-elle se faire reli-
gieuse, celle-là ?
— Le malheur est qu'elle a un oncle, un grand-oncle, qui veut
absolument la marier.
— Dieu bénisse le grand-oncle ! M'est avis que c'est un homme
de bien.
— Assurément, monsieur le curé ; mais songez qu'elle se consi-
dère comme liée, comme engagée.
— Liée par qui? engagée par quoi?.. A-t-elle déjà prononcé ses
vœux?
— Oui, monsieur le curé, mentalement.
Il laissa tomber son échalas. Elle le regardait dans les yeux, dans
ses gros yeux ronds, où elle cherchait anxieusement le secret de sa
destinée.
— Mentalement, dites-vous?.. Voilà un mot qui n'est pas dans
mon vocabulaire.
Il ajouta avec un gros rire :
— Si le bon Dieu s'était contenté de promettre mentalement la
vigne à Noé, il aurait eu le droit de s'en dédire. Et de quoi nous
serviraient nos fûts? Nous n'aurions rien à mettre dedans... Heu-
reusement le bon Dieu n'y va pas par trente-six chemins, le bon
Dieu ne cherche pas midi à quatorze heures, le bon Dieu ne coupe
pas les cheveux en quatre,., c'est bien assez de les couper en deux.
J'ai bien envie d'aller trouver ce grand-oncle ; nous réglerons cette
affaire à nous deux.
— Ce serait difficile, répondit-elle avec un triste sourire.
— Pourquoi donc?
— Il est mort il y a près de cinq mois, monsieur le curé.
— Il est mort et il s'occupe encore de marier sa petite-nièce?
Drôle d'histoire.
Et il ramassa son échalas. Elle suivit un instant des yeux un
papillon fraîchement éclos, qui s'essayait à voler. Le curé ne son-
nait mot. Elle reprit vivement :
— Le père de cette jeune fille l'avait recommandée quelques
heures avant sa mort à ce noble vieillard. Il a tenu pour sacré le
dernier vœu d'un mourant; il l'a aimée, traitée comme sa fille.
N'est-il pas juste qu'à leur tour ses dernières volontés soient obéies?
— A la bonne heure ! s'écria-t-il avec un accent de triomphe.
Puis, se grattant l'oreille :
— Ah! oui, mais il y a le vœu mental, ce diable de vœu men-
tal. Belle invention, ma foi!.. Eh! mademoiselle, savez-vous quoi?
Puisqu'elle a promis mentalement à Dieu de se faire religieuse,
j'entends qu'elle exécute sa promesse mentalement, en idée, en
intention ; c'est-à-dire qu'en vivant dans le monde, elle sera tenue
22 REVUE DES DEUX MONDES.
d'avoir là, sous la mamelle gauche, sub mamma sinistru, un bon
petit cœur de religieuse.
Et saisissant son chapeau, qu'il avait suspendu à une branche
d'arbre, il le tendit à Jetta, en lui disant :
— Là, que me donne-t-on pour mes pauvres?
Elle fouilla dans la poche de sa robe, en lira sa bourse, qui était
toute pleine, la laissa tomber dans le chapeau.
— Fort bien, dit-il, en la regardant en dessous, et après cela,
mademoiselle, envoyez bien vite à mon confessionnal cette faiseuse
d'embarras, cette embrouilleuse d'écheveaux. Je la condamnerai
pour ses péchés à se marier, à procréer coup sur coup dix beaux
enfans, dont elle fera de bons chrétiens. Elle leur donnera à sa fan-
taisie des yeux bleus ou noirs, ou noirs et bleus toui à la fois, et si
on me fait l'honneur de m'inviter au repas de baptême, je vous
garantis qu'on n'y pleurera pas.
Là-dessus il devint plus grave, prit un ton plus sérieux pour
parler d'autre chose, de la vigne, de ses treilles, des divers plants
dont il avait fait l'essai, du maurillon hâtif, du pineau de Bour-
gogne et du piquepoule. Son chasselas, disait-il, valait celui de
Thomery ; mais que de peines ne fallait- il pas se donner! Le bour-
geon a tant d'ennemis, les gelées printanières, les pluies, la cou-
lure, sans parler de la grêle, de la maladie et des insectes ! Vrai-
ment, quand Dieu ne s'en mêlait pas, le bourgeon ne venait jamais
à bien. Heureusement Dieu s'en mêlait.
Lorsque Jetta prit congé de ce rustique, qui était plus fin qu'il
n'en avait l'air, il fit quelques pas pour la reconduire, puis s'em-
pressa de retourner à ses palis. A l'angle de la maison, elle s'arrêta
une minute pour le regarder. Il avait le teint bien ronge, l'air épais,
une tête maléquarrie, et son chasselas l'occupait beaucoup; mais
quoiqu'il eût retroussé les manches de sa soutane, c'était une
vraie soutane, et partout où il y a une soutane, l'église est là.
L'église avait parlé par cette bouche qui aimait les gros rires et ne
craignait pas les gros mots, et se faisant la complice de W^^ Maula-
bret, elle lui avait dit : a Va ton chemin, ma fille, obéis à ton
cœur. Dieu ne te maudira pas. » Après quoi elle lui avait tendu
son chapeau en lui demandant quelque chose pour ses pauvres;
dans ce chapeau un peu gras M'^" Maulabret avait laissé tomber sa
bourse, et du même coup un souci qui lui pesait comme une mon-
tagne s'était détaché de son cœur rendu à lui-même et pacifié.
Elle était si gaie en retournant au château qu'elle avait envie de
chanter,, et elle marchait si vite que les gens qui la voyaient passer
s'en étonnaient. Ils ne savaient pas ce qui lui arrivait ni par quelle
raison elle se sentait dans l'âme comme dans les jambes une légèreté
d'oiseau.
NOIRS ET ROUGES. 23
Pendant que M"® Maulabret conversait avec le curé de Gombard,
M"® de Moisieux était engagée dans une discussion assez aigre avec
son fils. Elle avait entrepris de lui démontrer qu'après la cruelle
épreuve qu'il avait fait subir à une aimable fille, il ne pouvait de
quelque temps reparaître décemment devant elle, qu'il était dans
son intérêt d'abjurer toutes ses prétentions ou du moins d'en avoir
l'air, et de laisser le champ libre à M. Albert Valport. Il répondait
en secouant ses oreilles qu'il était amoureux comme une caipe de
M"® Maulabret, qu'il en raffolait, qu'on la lui avait promise, qu'il
voulait l'avoir, qu'il l'aurait, que d'ailleurs il y avait une affaire
commencée entre AlberL Valport et lui, que, si ce bellâtre osait se
présenter à Gombard, il lui couperait la gorge.
Elle haussa les épaules.
— Ah! çà, lui dit-elle, ne comprenez- vous pas?.. Mais êtes-vous
capable de rien comprendre?
— Voyons, maman, que comptez-vous faire?
— Ayez l'obligeance de vous en remettre à moi. Je donnerai à
M. Cantarel mes instructions, qui seront fidèlement suivies.
— Ohl je n'en doute pas, dit-il en ricanant. Ce fabricant de
semoule a pour vous des attentions particulières, il vous regarde
comme un chien contemple un évoque, et je suis sûr, ma parole,
qu'il marcherait à quatre pattes pour vous être agréable... Tenez-
vous bien, maman, tenez-vous bien.
Il se mit à rire bruyamment d»^ sa plaisanterie. L'être impos-
sible, nous l'avons dit, avait des clairvoyances intermittentes, cet
enfant de la nature avait par instans la finesse d'un sauvage; le
propre du sauvage est de ne pas comprendre ce qu'on lui dit et
de deviner ce qu'on ne lui dit pas. C'était une raison de plus pour
que la marquise trouvât peu d'agrément dans son commerce. Elle
ne pouvait souffrir qu'on fourrageât soit dau . son cœur, soit dans
ses papiers ou dans ses tiroirs, et l'être impossible ne respectait rien.
— iNe savez'vous donc pas que vous avez l'air d'une oie quand
vous riez? dit-elle en lui jetant un regard méprisant.
— Ne vous fâchez pas, expliquez-moi plutôt vos projets... J'es-
père du moins que, pour se conformer à vos instructions, le premier
soin de l'homme au macaroni sera de consigner le Valport à sa
grille.
— Tout au contraire, j'entends qu'on le reçoive avec empresse-
ment, que tout lui soit ouvert, les bras, les portes et les fenêtres.
Je connais ce beau pèlerin, il n'est friand que des entreprises diffi-
ciles et ardues. Il ressemble à ce personnage d'une tragédie anglaise
qui ne déjeunait de bon appétit que lorsqu'il avait tué dans sa
matinée six ou sept douzaines d'Écossais ; autrement la vie lui sem-
blait fade et insipide. Quand M. Valport aura découvert qu'il n'y a
2 A REYUE DES DEUX MONDES •
point ici d'Écossais à tuer, son aventure perdra tout son sel, et en
moins de trois semaines il sera dégoûté de son bonheur.
— Tout ceci est bien compliqué pour moi, répliqua-t-il avec un
froncement de sourcils qui témoignait de l'extrême contention de
son esprit.
C'était l'air qu'il avait jadis quand son précepteur s'appliquait à
lui démontrer le théorème de Pythagore.
— Décidément vous avez l'intelligence fort obtuse, lui dit-elle.
— Et la vôtre a des profondeurs où je me perds. Enfin il n'im-
porte, faites ce qu'il vous plaira; je suis pour les grands moyens,
moi. J'agirai de mon côté, nous verrons bien qui de nous deux met-
tra dans le blanc.
— C'est à quoi je m'oppose formellement, reprit-elle en haus-
sant le ton. Vous feriez sottise sur sottise, et tout serait perdu.
Pour plus de sûreté, vous quitterez Combard dès ce soir. Votre
tante, M""" de Lireux, va passer deux mois dans le midi. Elle est
venue tantôt me faire ses adieux, elle m'a proposé de vous emme-
ner.. Ce soir, à neuf heures, vous prendrez le train de Paris, et
demain vous partirez pour Cannes par l'express du matin. Dans
deux mois on vous permettra de revenir, et je vous jure que vous
n'entendrez plus parler de M. Valport.
Il entra en révolte, il déclara que la comtesse de Lireux était la
plus ennuyeuse des femmes, que par un fâcheux travers elle aimait
à le traiter en petit garçon, qu'elle lui ferait porter son carlin tout
le long de la route, que ce carlin avait des habitudes déplorables,
qu'il en savait les conséquences, que cette sorte ^d'accident était
fort désagréable.
— Et d'ailleurs, ajouta-t-il, j'entends m'occuper moi-même de
mes affaires, travailler en personne à mon propre bonheur. Vous
êtes très adroite, maman, je le veux bien, mais quelquefois vous
vous emballez.
La marquise se fâcha, lui signifia qu'il obéirait ou qu'il dirait
pourquoi. Le débat devint orageux. Lésin finit par se lever et gagner
la porte, en disant :
— Vous verrez que ce soir, à neuf heures, ma malle ne sera pas
faite.
Elle se rendit dans son petit bois et cria : « Lara ! Lara I » Une
voix qui semblait tomber du ciel répondit : « Me voici. » Le jeune
Palikare était perché au sommet d'un chêne, qu'il débarrassait de
son bois mort. Amoureux du danger, il s'asseyait à califourchon
sur les branches et les sciait entre le tronc et lui. Peu s'en fallait
qu'elles ne l'entraînassent dans leur chute ; mais au premier craque-
ment qu'il entendait, il se cramponnait bien vite à quelque chicot
et demeurait suspendu dans l'air.
NOIRS ET ROUGES. 25
— Qu'on descende sur-le-champ pour aller me chercher M. Gan-
tarel ! dit la marquise.
— Je n'en ferai rien, répliqua-t-il d'un ton colère.
— Alors j'irai moi-même, dit-elle en faisant mine de se mettre
en chemin.
Agile comme un écureuil, il se laissa couler au bas de son arbre,
et se frayant une route à travers les broussailles, il barra le pas-
sage à la marquise. Il ressemblait à un petit brigand du Pentélique,
mais à un amour de brigand. Quoiqu'il eût quelques pouces de
moins qu'elle, se dressant sur ses ergots, il parvint à la regarder
les yeux dans les yeux. Les uns étaient noirs comme le jais et
avaient dix-huit ans à peine; les autres étaient du gris le plus doux,
et on ne savait pas exactement leur âge, mais assurément ils avaient
vu beaucoup de choses. Ces yeux gris et ces yeux noirs, qui ne
parlaient pas la même langue, ne laissaient pas d'avoir ensemble
des intelligences secrètes, ils s'entendaient comme larrons en
foire.
— Petit monstre, dit-elle, qui se permet de dire non quand je dis
oui!.. Allons, qu'on me laisse passer!
Il la saisit par les deux poignets et les serra si fort qu'elle poussa
un cri. Relevant deux manchettes de dentelle, il contempla la bles-
sure qu'il avait faite, et à la vue de deux cercles bleus que ses
doigts scélérats avaient imprimés sur cette peau blanche et délicate,
il rougit tout à la fois de remords, de fierté et de plaisir.
Elle lui dit en souriant : — Preste ! va-t'en préparer la malle de
mon fils; je te dirai ce que tu dois y mettre.
Le visage de l'enfant s'illumina de joie. — M. Lésin part?
— Ce soir-même.
Il courut faire ce qu'on lui ordonnait. Le jeune Lara avait peu de
goût pour les gens qui entraient, beaucoup pour ceux qui s'en
allaient; il n'aimait pas les arrivées, il adorait les départs. Il avait
l'humeur ainsi faite.
M""^ de Moisieux finissait toujours par avoir raison de son fils. Un
peu avant neuf heures, il vint prendre congé d'elle, sa sacoche au
côté, sa casquette de voyage sur sa tête. Il avait l'air si maussade
qu'elle ne put s'empêcher de rire, et qu'elle lui dit :
— Vous voilà bien malheureux, et pourtant les bonheurs dont
vous vous contentez se trouvent partout.
Elle lui fourra dans sa sacoche quelques billets de mille francs,
non sans regretter amèrement le fâcheux usage qu'elle en faisait,
ni sans reprocher à l'être impossible qu'il la ruinait.
— Bah ! fit-il, vous n'êtes pas aussi pauvre qu'il vous plaît d'en
avoir l'air.
26 REVUE DES DEUX MONDES.
Elle fit la grimace. Décidément cet esprit opaque avait de loin en
loin des clartés incommodes.
— Oh! c'est que j'ai des yeuxl ajouta-t-il en se rengorgeant.
Et ce disant, il fouillait dans toutes les poches de sa pelisse, de
sa redingote et de son pantalon pour y chercher ses gants de Suède.
Sa mère lui fit remarquer qu'il les avait aux mains.
— Mon compliment sur vos yeux! lui dit-elle.
11 venait de sortir, quand il rouvrit la porte et s'écria :
— - A propos, défendez à Lara de fumer mes pipes, de mettre ma
cravate rouge et de toucher à mon fusil de chasse. Ce petit mon-
sieur se croit tout permis... Quand donc le remettrez-vous dans le
ruisseau d'où il est sorti?
— Je m'en occupe, répondit-elle.
Et quand il fut parti, définitivement parti, elle s'installa dans sa
bergère et dit : — Ouf! m'en voilà délivrée pour deux mois. A nous
deux, monsieur Mongiron !
En montant en wagon, Lésin avait encore l'air lugubre. Quand il
passa devant le château de Gombard, il crut apercevoir dans l'ap-
partement de M"^ Maulabret un rideau éclairé par la lumière d'une
lampe. 11 se figura qu'elle était occupée à faire sa toilette de nuit,
et mille images brûlantes assaillirent son esprit. Ea dépit de ses
farouches ressentimens, il jeta dans l'espace un baiser qui ne sut
pas y trouver son chemin. Un peu plus loin, il vit briller la lan-
terne du Cheval blanc, et il pensa mélancoliquement à la poule
qu'en ce moment ses amis les cochers jouaient sans lui. Toutefois
il ne tarda pas à se dérider. 11 avait non-ssuleiiient de l'imagina-
tion, mais de la méthode. Il passa méthodiquement en revue les
plaisirs variés qu'un homme qui sait s'y prendre peut se procurer
avec quelques billets de mille francs. 11 crut entendre au fond de
sa sacoche, qui était bien garnie, d'agréables glouglous de bou-
teilles, et il y aperçut, à travers le cuir et la doublure, de jolies
servantes d'auberge, qui, debout sur le pas de leur porte et jouant
de la prunelle, ne demandaient qu'à le consoler de ses mésaventures
amoureuses.
Au même instant, Jetta, accoudée sur un coin de table, se disait :
— Si ^^^ de Moisieux est de bonne foi, M. Gantarel dira oui...
Mais est-elle de bonne foi?
Ce point lui semblait douteux, et les combinaisons de la grande
politique lui échappaient. Elle ignorait Mongiron. Elle finit par
prendre la plume, elle écrivit ce qui suit :
« Monsieur, je ne m'oppose pas à la visite que M. Yalport désire
faire à Gombard, mais je me fais peu d'illusions sur le résultat.
Yous savez quelles sont les vues de M. Gantarel à mon endroit, je
NOIRS ET ROUGES. 27
doute qu'il se rende aux bonnes raisons qu'on pourrait lui donner.
Je veux suivre votre exemple, monsieur, et comme vous, pour tout
concilier, je me propose de rester neutre, sans pouvoir m'empê-
cher d'être bienveillante, n
Elle relut sa réponse, l'approuva. Cette réponse était froide et
même décourageante. Pouvait-on lui en demander davantage? Il
lui parut qu'elle était en règle avec sa conscience, qu'elle venait
d'élever une dernière muraille entre elle et le bonheur, qu'elle ne
le voyait plus. Et pourtant elle le voyait encore. Cette muraille si
bien bâtie était transparente.
XVÏII.
Trois jours plus tard, M"* Maulabret venait de remonter dans sa
chambre après avoir fait une promenade en voiture avec M™* Gan-
tarel, lorsque le gong, le terrible gong du château, faisant retentir
sa voix éclatante, s'écria de toutes ses forces : « C'est lui, le voilà ! »
Elle courut à sa fenêtre; elle aperçut dans la cour d'honneur un ale-
zan qui mâchait son mors blanc d'écume, elle entrevit aussi un fier et
beau cavalier, d'une irréprochable élégance, lequel arrivait en droi-
ture de Bois-le-Roi, où il avait élu de nouveau domicile pour n'en
pas perdre l'habitude. Elle se rejeta violemment en arrière et fut
se blottir dans un coin de son canapé. Elle y demeura une demi-
heure, comme tassée et pelotonnée sur elle-même, les genoux aux
dents, les yeux hermétiquement clos, étonnée que sa pendule, dont
elle entendait le tic-tac régulier, continuât de compter tranquille-
ment les secondes, comme si ce jour eût ressemblé à tous les jours
et que, dans une pareille crise, il y eût encore des secondes et des
minutes. Le temps venait de s'arrêter pour elle. Ne savait-elle pas
que par exception son tuteur s'était abstenu d'aller à Paris, que le
beau cavalier trouverait à qui parler? Le destin avait laissé tomber de
son cornet ses dés d'airain, la partie qu'elle jouait depuis quelques
mois avec un mort touchait à son terme. L'issue ne dépendait plus
de sa volonté, qui avait abdiqué, mais d'un concours de circon-
stances inconnues dont elle renonçait à pénétrer le secret. En cet
instant son sort se décidait, et elle en attendait la nou-velle avec de
tels battemens de cœur qu'elle craignait qu'on ne les entendît dans
tout le château.
Albert jeta négligemment la bride de son cheval au valet d'écu-
rie accouru à sa rencontre. Puis il gravit lestement le perron et
trouva dans l'antichambre un grand domestique qui joignait la
gravité d'un électeur à la morgue d'un laquais de jeune maison. Ce
laquais connaissait son monde ; un simple coup d'œil lui suffit pour
s'assurer que le visiteur ne descendait pas des sommets de l'Aven-
28 REVUE DES DEUX MONDES.
tin, c'est-à-dire des hauteurs de Ménilmontant, et qu'il n'avait
point l'encolure d'un agent électoral. Aussi le traita- t-il sans
beaucoup de façons. Après lui avoir annoncé que son auguste maître
faisait un tour dans son parc et lui avoir demandé sa carte, il le
laissa croquer le marmot dans l'antichambre. Au bout de quelques
minutes, il reparut, le conduisit par un bel escalier en marbre
blanc, aux balustres dorés, dans un petit salon du premier étage,
et ne le quitta pas sans avoir déposé sur ses genoux le dernier
numéro de la Vraie République, journal du matin, fondé et dirigé
par M. Gantarel. Mais apparemment Albert n'était pas en humeur
de lire. Il posa la Vraie République sur une table, et, son chapeau
à la main, il se promena en long et en large.
Il était pâle comme un joueur qui s'est mis en tête de faire sau-
ter la banque, il avait aussi l'air résolu d'un capitaine de frégate
qui est prêt à incendier la soute aux poudres plutôt que d'abaisser
son pavillon. Par intervalles il se mordait les lèvres jusqu'au sang,
comme s'il avait eu besoin de se procurer une douleur physique
pour tromper son anxiété. Cependant, malgré ses préoccupations, il
parcourut du regard le riche mobilier Pompadour qui l'entourait et
qu'il s'étonnait un peu de trouver chez un futur conseiller muni-
cipal de Paris. Il démêla parmi des colifichets de grand prix beau-
coup d'articles de pacotille, et il ne put réprimer un demi-sourire.
Mais il reprit bien vite sa gravité. Il venait d'entendre dans l'esca-
lier les éclats d'une toux sèche et sonore, particulière aux hommes
qui n'ont dans la tête que des affaires d'état.
L'instant d'après, M. Gantarel fit son entrée, chaussé d'espa-
drilles, vêtu de futaine, de simple futaine ; ce Louis XIV aimait
quelquefois à étonner le monde par sa simplicité. 11 était coiffé
d'un bonnet rouge, presque phrygien, il tenait à la main la canne
de Robespierre, et portait à sa boutonnière un aimable narcisse
qu'il venait de cueillir dans son parc. On eût dit un quatre-vingt-
treize printanier, Sylvain et horticulteur. A vrai dire, son visage
n'annonçait rien de bon. Il avait l'œil insolent et dur, la conte-
nance rogtie d'un butor qui tient un galant homme à sa discré-
tion et se dispose à le faire danser dans le creux de sa main. Quoique
M. Yalport fût d'origine très bourgeoise, il avait eu le malheur
d'hériter d'une fortune toute faite ; c'en était assez pour que le fon-
dateur de la Vraie République le considérât comme un aristocrate,
et il faut avouer qu'il en avait l'air et la chanson. Bref, M. Gantarel
ne ressentait pour ce beau garçon qu'une pitié méprisante, et sa
figure le disait. Il estimait qu'une société bien organisée ne doit
admettre au partage des biens et des honneurs de la terre que les
fils de leurs œuvres et les nouvelles couches, en y ajoutant quelques
marquises que la république leur distribue à titre de récompense
NOIRS ET ROUGES. 29
pour payer leurs services, pour amuser leurs loisirs, pour servir
de décor à leur vie, car rien n'est plus décoratif qu'une marquise.
Albert lui fit un salut d'une politesse exquise, et ce fut d'une voix
presque caressante qu'il lui dit :
— Je crois, monsieur, que vous savez pour quelle raison j'ai
dans ce moment l'honneur de me présenter auprès de vous.
— Je m'en doute, monsieur, répondit brusquement M. Gantarel.
J'ai reçu tantôt de M. Vaugenis, qui vous veut beaucoup de bien,
une lettre de quatre pages, et je regrette que votre impatience ne
m'ait pas laissé le temps d'y répondre. Après tout, le mal n'est pas
grand. Ce que j'ai à vous dire, j'aime mieux vous le dire de bouche
que de vous l'écrire,
A ces mots, il daigna lui offrir un siège, et s'étant assis à son
tour, il demeura quelques instans muet, les jambes étendues, se
servant de la canne de l'immortel Maximilien pour appliquer de
petits coups saccadés sur ses espadrilles. Ce début parut de mau-
vais augure à M. Yalport. Au reste, on l'avait averti qu'il s'em-
barquait dans une entreprise hasardeuse, et il s'était promis
de faire preuve d'une patience 'angélique. Il avait dressé d'avance
son plan de campagne; il n'était pas homme à recourir avant
l'heure à l'intimidation, aux mesures comminatoires, aux procédés
énergiques et violens.
— M. Yaugenis, reprit-il, a bien voulu vous informer des senti-
mensque m'inspire M"* Maulabretet de la joie que j'éprouverais...
— Ou que vous croiriez éprouver en devenant le maître et le
propriétaire de sa charmante personne, interrompit M. Gantarel.
Sans doute vous croyez l'aimer. En êtes-vous bien sûr?.. Vous la
connaissez si peu I
— Un homme qui a quelque expérience des femmes, répondit
Albert, n'a pas besoin de voir bien souvent M"* Maulabret pour
être sûr qu'elle ne ressemble à personne,
— Eh ! mon Dieu, oui, elle n'est pas mal, elle est gentille, et il
est possible que vous l'adoriez. Mais ce n'est pas la question... Je
suis son tuteur, monsieur.
Et bouffissant ses joues :
— Je suis un homme sérieux, moi, un homme de devoir. Quand
j'accepte un office, j'en accepte toutes les charges. Je ne suis pas
homme à décliner aucune responsabiUté.
11 appuya cette affirmation d'un grand geste à la Danton.
— Quand j'ai consenti à devenir le tuteur de cette pauvre enfant,
poursuivit-il avec des larmes dans la voix, je me suis juré de tra-
vailler à son bonheur et son bonheur est l'une des grandes préoc-
cupations de ma vie. Je ne me consolerais pas si elle était malheu-
reuse. Aussi n'épousera-t-elle de mon aveu qu'un homme qui prenne
30 REVUE DES DEUX MONDES.
au grand sérienx les devoirs du mariage et la sainteté du nœud
conjugal. €ar le mariage est une sainte institution, et notez que je
vous parle ici du mariage civil. Pour ce qui est de l'autre...
— Il me semble que nous nous écartons un peu de la question,
interrompit à son tour Albert.
M. Cantarel fronça le sourcil; il n'admettait pas qu'on endiguât
le ton'ent de son éloquence.
— Je ne nie pas, monsieur, que vous ne soyez un parti de
quelque valeur, reprit-il sèchement. Je ne parle pas de votre nom,
les noms ne sont rien pour moi; mais on assure que vous êtes
intelligent, vous avez une tournure agréable, et bien que vous
ayez fortement écorné une fortune que vous n'aviez pas eu la peine
de gagner, il vous en reste assez pour faire une assez belle figure
dans le monde... Malheureusement, monsieur, je regarde avant
tout aux qualités solides, oui, monsieur, aux qualités solides de
Tesprit, et du cœur, et l'on s'accorde à dire que vous avez un
passé...
— Déplorable, dit Albert avec une douceur enchanteresse. De
grâce, ne troublons pas le repos des morts.
— M. Vaugenis m'apprend, en effet, que vous vous appliquez à
faire peau neuve, et je vous en félicite... La France a besoin
d'hommes sérieux, qui se consacrent tout entiers à son service, qui
méprisent les plaisirs et la bagatelle, qui aient des principes...
Avez-vous des p/încipes, monsieur? Est-il permis de vous deman-
der quelles sont vos opinions?
— Politiques?
— Oui, politiques. C'est là l'essentiel.
— Mais, en vérité, je ne conçois pas ce que mes opinions politi-
ques ont à voir dans cette affaire et en quoi elles intéressent le bon-
heur de M"^ Maulabret.
— Ah! vous ne concevez pas!.. J'estime, monsieur, que tant
valent les opinions, tant vaut l'homme.
„ — Je croirais plutôt, dit Albert en souriant, que tant vaut l'homme,
tant valent ses opinions.
— Gela me ferait supposer que vous n'en avez guère... Êtes-vous
seulement républicain?
— Oui, par raison, la république étant la seule chose pos-
sible.
— Alors, convenez tout de suite que vous êtes un opportuniste.
Je m'en doutais.
— Je serais heureux, monsieur, qu'on put djre de moi que je
fais tout avec opportunité, dans ce moment surtout.
— Enfin êtes-vous pour les écoles et les hôpitaux laïques? Si
vous étiez au pouvoir, supprimeriez-vous les congrégations?
NOIRS ET ROUGES. 31
— Mais il me semble que la démarche que je fais auprès de vous
n'est pas de nature à leur plaire.
— Ah ! oui, vous ne craignez pas de braconner sur les terres du
Seigneur; mais vous braconnez pour votre plaisir et non par con-
viction... Vous n'êtes pas convaincu, monsieur, et vous aspirez à
faire de la politique!.. Pauvre France!
— Je n'aspire en ce moment, repartit Albert d'une voix de velours,
qu'à obtenir de votre bienveillance la main de M"" Maulabret, votre
pupille.
— Eh! c'est toujours là que vous en revenez... Vous voulez donc
épouser ma pupille ; c'est votre désir, votre rêve et votre chimère?..
Savez-vous, monsieur, qu'il ne tiendrait qu'à moi d'en faire une
marquise?
— Je présume que vous faites encore moins de cas des titres
que des noms. Assurément vous n'auriez pas de peine à procurer à
M^'** Maulabret un parti plus brillant que moi et plus digne d'elle.
J'ai cependant deux argumens à invoquer en ma faveur. Le premier
est que je l'aime avec passion; le second, que M. Antonin Canta-
rel, votre frère, désirait ce mariage, qu'il m'a choisi et que, s'il
vivait encore, il vous recommanderait chaudement ma candida-
ture.
M. Gantarel éclata de rire; il était devenu plus arrogant à mesure
qu'Albert était plus souple.
— Vous vous présentez donc ici en qualité de candidat officiel !
s'écria-t-il. Ah ! monsieur, vous êtes un fier maladrou. Candidat offi-
ciel! Vous flattez-vous de gagner ma bienveillance en me rappelant
ces temps d'asservissement et de honte dans lesquels un pouvoir
oppresseur dictait ses choix au suffrage universel et tenait la France
sous son talon?
Et comme si ce souvenir malencontreusement évoqué lui avait
causé un spasme, une véritable suffocation, il se mit à arpenter le
salon en s' éventant avec son mouchoir et en jetant par intervalles
sur M. Valport des regards d'indignation et de pitié. Albert sentait
que sa provision de patience angéUque était absolument épuisée,
son sang bouillonnait, les oreilles lui tintaient, et il se disposait à
rompre en visière au butor. Quelle ne fut pas sa stupéfaction quand
M. Gantarel vint tout à coup se planter devant lui et lui dit :
— Vous la voulez donc? Décidément vous la voulez?.. Qu'à cela
ne tienne, je vous la donne.
Albert demeura comme écrasé sous son bonheur qui tombait sur
lui inopinément à la façon d'un coup de massue. Il n'osait s'en croire,
il regardait M. Gantarel avec des yeux interdits, il le soupçonnait
de se gausser.
32 REVUE DES DEUX MONDES,
— Eh bien! vous ne me remerciez pas, jeune homme? s'écria le
tribun millionnaire.
— Monsieur, répondit-il, dites-moi bien vite quelle marque de
reconnaissance vous attendez de moi, je suis prêt à tout.
Et il se disait : « S'il me demande de l'embrasser, je l'embras-
serai. » M. Cantarel ne le mit pas à une si dure épreuve. Il avait
changé de ton et de manières, sa morgue avait fait place à un
excès de familiarité dont M. Valport eut peine à ne pas s'offus-
quer.
— Il est certain que vous seriez un ingrat de ne pas m' adorer.
C'est un fameux présent que je vous fais. Modestie de tuteur à part,
elle est amoureusement jolie, cette petite fille, et tout à fait appé-
tissante. C'est ce qu'on appelle un morceau. Elle a ce je ne sais
quoi, mon cher, elle en a beaucoup, et vous êtes un heureux coquin...
Je vous prie, depuis quand l'aimez-vous?
— Depuis le jour où je l'ai vue dans un hôpital pansant une ma-
lade, répondit-il avec une froideur glaciale. Quand on ne croit plus
aux danseuses, la femme que l'on préfère est celle qui a le don pré-
cieux de faire avec grâce des choses utiles.
M. Cantarel lui appliqua une tape sur l'épaule, et le regardant
d'un air goguenard :
— Allons, vous êtes encore plus pervers que je ne croyais. Ce
n'est pas la femme, c'est la religieuse que vous aimez.
Et sans lui laisser le temps de répondre, il ajouta :
— Mais j'ai deux mots à dire à ma pupille, il faut bien que je la
consulte... Je suis à vous dans l'instant.
Albert resta seul pendant dix minutes. Il était abasourdi de la
rapidité inespérée de son succès. « Tenons-nous sur nos gardes,
mon fils, se disait-il. Ce polichinelle s'amuse à nous mystifier. C'est
un coup monté, une partie liée, et tout à l'heure, après nous avoir
donné une fausse joie, il nous servira quelque plat de sa façon, oh
sans doute M™* de Moisieux a mis la main. » A cette pensée, ses
yeux ardens jetaient des éclairs ; mais il fut bientôt hors de peine.
M. Cantarel rentra et lui dit d'un ton gracieux et bénévole :
— Voilà une affaire en règle, mon cher monsieur; vous êtes
accepté par la pupille comme par le tuteur, et en vérité je n'en
doutais pas. Vous êtes un grand séducteur, un vrai sorcier, vous
avez jeté un charme sur cette chère enfant ; elle vous adore, monstre
que vous êtes, et vous ne me devez aucune reconnaissance. Je vous
la donne parce que je ne puis faire autrement; si je vous la refu-
sais, je devrais la garder à vue, et je n'ai pas le temps, j'ai trop
d'affaires sur les bras!.. Tenez plutôt, quoique j'eusse promis d'être
discret, je veux vous conter une petite histoire. L'autre jour, quel-
NOIRS ET ROUGES. 33
qu'un... il faut tout pardonner aux jaloux... quelqu'un, disais-je,
s'est donné le plaisir de lui faire croire que vous vous étiez rompu
le cou en vous promenant au bois : la pauvre petite est tombée
raide évanouie. Voilà de l'amour, et vous êtes un scélérat.
Si dans ce moment l'homme qu'il traitait de polichinelle en con-
versant avec lui-même avait disparu dans un précipice, M. Valport
s'y serait jeté de grand cœur pour l'en retirer. Il lui pardonnait
ses sots propos, ses épaisses plaisanteries; peu s'en fallait qu'il
ne le trouvât charmant, agréable et distingué. Cependant son front
se rembrunit quand M. Cantarel ajouta :
— Ah! par exemple, je mets à tout cela une condition que
M"^ Maulabret a acceptée. Il ne sera question de rien avant deux
mois et demi, que vous passerez sans vous voir.
— Cette condition me paraît un peu dure, répondit M. Valport,
et assez singulière.
— Je m'explique. Vous savez ou vous ne savez pas que M'"^ de
Moisieux m'avait demandé pour son fils la main de ma pupille, qui
a fort peu de goût pour ce gros garçon. Mais comme elle a de l'a-
mitié pour la marquise, elle a consenti à se donner le temps de la
réflexion, c'est-à-dire à différer son refus, et le délai qu'elle a accepté
n'expire qu'à la fin de juin. M*"* de Moisieux est une femme trop
raisonnable pour conserver la moindre espérance, mais elle doit
ménager les susceptibilités de son fils. Elle a obtenu qu'il essayât
de se distraire en voyageant. Il ne voulait pas partir, elle lui a rap-
pelé la promesse de M"*" Maulabret, et j'ai dû moi-même lui donner
l'assurance qu'à son retour il trouverait tout en l'état... Pure ques-
tion de formes, mon cher monsieur, mais j'ai toujours attaché
beaucoup d'importance aux formes. Je suis un homme ponctuel, très
ponctuel... Ne prenez pas cet air chagrin, deux mois sont bientôt
passés, et tenez que, de ce jour, M"^ Maulabret est à vous... Ma
parole vous suffit-elle ou voulez-vous de l'écriture?.. Mais à propos
d'écriture, je ne suis pas un tyran; si je vous défends de vous voir,
libre à vous de vous écrire autant qu'il vous plaira.
Ces derniers mots calmèrent les inquiétudes d'Albert ; puisqu'il
était permis de s'écrire, il n'avait rien à craindre, et d'ailleurs il
fit la réflexion que M. Cantarel, par son culte pour les formes, lui
donnait le temps de regratter son château de Bois-le-Roi, où il
comptait passer sa lune de miel, et de le pourvoir de tout ce qui
est nécessaire à l'installation luxueuse d'une jeune femme.
— J'espère du moins, dit-il, que vous m'autoriserez à présenter
aujourd'hui mes hommages à M"* Maulabret. Je serais heureux
d'apprendre de sa bouche la confirmation...
TOMB XLIII. — 1881. 3
Zh REVUE DES DEDX MONDES.
— Rien n'est plus juste, interrompit M. Cantarel en le prenant
par le bras. Ces dames sont au salon et nous attendent.
Une demi-heure plus tard M. Valport se promenait sur la terrasse
seul à seule avec Jetta, qu'on avait chargée de lui en faire les hon-
neurs. Les rôles étaient renversés. Il était excité, nerveux, un peu
tendu; son ton saccadé trahissait l'agitation fébrile de son âme.
Jetta était tranquille, sereine, enjouée. Elle en avait fini avec ses
combats intérieurs, elle n'avait plus ni inquiétude, ni remords, elle
s'abandonnait sans résistance au courant qui l'entraînait, et il est
curieux de remarquer que, si elle possédait son cœur en paix, elle
en était redevable en partie à un ancien hussard qui avait échangé
sa buffleterie contre une soutane.
Ils s'assirent sur un banc, et Albert s'écria :
— Comme le Dormeur éveillé, j'aurais besoin qu'on me mordit
au petit doigt pour me prouver que je ne dors pas. Ce banc est-il
un vrai banc? Est-il vrai que le lilas que voici ait des bourgeons?
Est-ce bien moi? Est-ce bien vous? En êtes-vous sûre?... Vrai-
ment je ne sais plus où j'en suis. Je me représentais Combard
comme un château fort presque imprenable, hérissé de barbacanes
et de coulevrines, et je suis arrivé résolu à supporter vaillamment
toutes les fatigues d'un long siège. Et voilà que les pont-levis se
sont abaissés devant moi, et je suis parvenu jusqu'à vous par un
chemin de velours. Il me semble que je n'ai pas payé assez cher
mon bonheur et qu'il est honteux de revenir de la bataille sans
blessure. J'en ai été quitte pour subir un examen circonstancié
touchant mes opinions politiques.
— Et vos réponses ont-elles paru satisfaisantes?
— Je ne le pense pas. On m'a déclaré que j'étais un opportu-
niste et un sceptique.
— Eh! oui, un sceptique tolérant. "Vous m'en avez fait l'aveu le
premier soir que je vous ai vu.
— Et vous consentez à m'épouser? C'est admirable... Mais ras-
surez-vous, je me calomniais. J'ai des opinions religieuses très
arrêtées.
— Peut-on les connaître?
11 savait parler toutes les langues.
— Écoutez-moi bien, dit-il. Je crois qu'il y a un Dieu, qui n'est
pas un solitaire farouche, mais qui a l'esprit fort sociable, puis-
qu'il a créé le monde pour se procurer une société. Je crois qu'il
est infiniment bon, puisqu'il nous a permis d'exister et de nous
promener ensemble sur cette terrasse. Je crois qu'il. est infiniment
prévoyant et qu'il avait décidé de toute éternité que nous nous
rencontrerions dans cette vallée de misère. Je crois qu'il nous
NOIBS ET ROUGES. 35
aurait voulu mal de mort si nous l'avions contrarié dans son idée,
à laquelle il tenait beaucoup; mais je crois aussi qu'après lui avoir
donné satisfaction sur le point essentiel, nous pouvons désormais
compter sur son indulgence attendu qu'il est trop raisonnable
pour vouloir condamner à la perfection des êtres imparfaits... Je
crois surtout, ajouta-t-il en fixant sur Jetta ses yeux d'aigle dont
elle eut peine à soutenir le feu, je crois surtout que ce qui res-
semble le plus à l'être infini et parfait, c'est l'amour que deux êtres
finis et imparfaits, comme vous et moi, peuvent ressentir l'un pour
l'autre. Aimons-nous passionnément, aimons-nous follement, et si
jamais, par votre protection, j'obtiens mes entrées dans la société
des anges et que je contemple Dieu face à face, je lui dirai : Je te
connais, je t'ai déjà vu, un jour que tu t'amusais à te promener
sur la terre.
Cette profession de foi d'une orthodoxie douteuse causa peu de
scandale à M"'' Maulabret. Les femmes ont l'admirable don d'inter-
préter et de traduire. Leur cœur, quand il le veut, apl;init les
montagnes, comble les vallées, blanchit les plus noirs péchés. Une
femme, une vraie femme, qui aime un athée, quoiqu'il fasse, quoi
qu'il dise, lira dans ses yeux qu'il croit en Dieu.
— Voilà mon Credo, reprit-il. Qu'eu pensez-vous?
— Ce qui m'afllige, dit-elle gaîment, c'est que vou-; ne me
regardez plus comme une perfection.
— C'est vrai, je vous ai découvert un défaut grave. Vous préférez
l'espérance au bonheur, et il vous faut plus de deux grands mois
pour vous résigner à l'idée d'être heureuse.
— Oh ! ce délai, ce n'est pas moi qui l'ai réclamé.
— Peut-être, mais vous le subirez sans chagrin, sans impa-
tience.
— Après tout, dit-elle, avant de cueillir son bonheur, n'est-il
pas bon de le laisser mûrir?
— Cette réponse fait grand honneur à votre sagesse, mais je vous
reproche précisément d'être trop sage. Qaand vous serez à moi,
vous m'apprendrez à raisonner un peu, je vous apprendrai à dérai-
sonner beaucoup, et tout sera pour le mieux.
Ils furent interrompus dans leur causerie par M. Cantarel, qui
entendait montrer à M. Valport son parc, son château, ses Frago-
nard et son Danton. Albert s'y prêta de la meilleure grâce du monde
et admira tout sans réserve. A tout prendre, c'était plus facile que
de retirer M. Cantarel du fond d'un précipice. Quand on eut fini le
tour du propriétaire, le tuteur de M"** Maulabret était de si belle
humeur qu'oubliant sa prudence accoutumée, il osa prendre sa
femme à partie, quoiqu'il sût par expérience qu'il lui en cuisait tou-
jours.
36 REVOË DES DEUX MONDES.
— Vous n'avez pas encore vu, dit-il à Albert, la plus belle chose
qu'il y ait à Gombard, la merveille des merveilles. Priez donc
M'"® Gantarel de vous montrer ses coqs nègres.
Il se repentit de son audace quand M"'* Gantarel, qui savait
l'histoire du faux Fragonard, lui répliqua de sa voix sèche :
— Mes coqs nègres ont l'avantage d'être tous authentiques j il
est vrai que je ne les achète pas en dormant.
On retint Albert à dîner. Il fit honneur au succulent repas qu'on
lui servit. H fut amusant, il conta des anecdotes avec grâce, il
eut de l'esprit, beaucoup d'esprit. M'"* Gantarel trouva même qu'i
en avait trop, mais elle ne fit part à personne de sa réflexion. Neuf
heures sonnaient quand on annonça à M. Valport que sa monture
était sellée et l'attendait dans la cour.
— Mignonne, dit M. Gantarel à Jetta, je vous autorise à recon-
duire M. Valport jusqu'au bas du perron. Il m'a promis de ne pas
vous enlever.
Elle sortit avec Albert. Un valet d'écurie tenait d'une main la
bride du cheval et de l'autre une lanterne. Elle s'empara de la lan-
terne et de la bride, elle osait tout. Albert réussit à éloigner le
valet, il le pria d'aller réclamer dans l'antichambre un de ses gants
qu'il y avait oublié. Alors, posant sa main sur l'un des arçons de
sa selle, il dit à Jetta :
— Je meurs d'envie de vous asseoir là et de vous emporter dans
mes bras, comme dit la chanson, à travers la nuit et le vent'; vou-
lez-vous ?
— Non, dît-elle en riant, nous n'aurions pas le plaisir de nous
écrire.
— Voici ma première lettre, répondit-il.
Et l'attirant brusquement dans ses bras, il déposa sur sa bouche
un long baiser ; quand elle rentra au château, elle en avait encore
aux lèvres la douceur, l'ivresse et l'épouvante.
Quoi qu'en pensât M""^ Gantarel, M. Valport était passionnément
épris de M"^ Maulabret et heureux autant que fier de sa victoire.
Cependant il y avait du mécompte dans son fait. Quand on aime à
se battre, on n'aime pas à vaincre sans coup férir. Il avait cru
s'embarquer dans une entreprise de longue haleine, il avait fait
provision de courage et d'énergie, il s'était promis de venir à bout
de la malveillance d'un tuteur, de son parti-pris, des intrigues
de M^^deMoisieux, des dangereux scrupules de M"' Maulabret. Au
moment où s'engageait l'action, l'ennemi s'était dérobé comme un
fantôme et lui avait abandonné le champ de bataille. Il ressem-
blait à un homme qui raidit ses muscles et ses jarrets pour enfon-
cer une porte; la porte s'ouvre d'elle-même et il ne sait que faire
de ses forces. Faute de mieux, Albert enfonçait ses éperons dans
NOIRS ET ROUGES. 37
les flancs de son cheval, qu'il mettait sur les dents, et il fouettait
de sa cravache toutes les branches d'arbres qui se trouvaient à sa
portée. 11 les eût laissées tranquilles s'il avait pu deviner qu'en ce
moment M'"* de Moisieux revenait de Paris, où elle avait visité
dans sa tanière un renard avec qui elle avait eu un entretien
court, mais substantiel.
— Oui, vraiment, c'est un conte de fées, dit Jetta à M™^ Cantarel,
qui lui répondit :
— J'aime beaucoup les contes de fées, mais ce sont des contes.
Et comme Jetta l'interrogeait du regard :
— Ma chère, reprit-elle, comme M. Vaugenis, je vous dirai :
Défiez- vous.
— Et de qui donc ?
— De M. Cantarel, de la marquise de .Moisieux, de M. Valport,
de vous-même, de tout le monde.
— Que Dieu lui pardonne I pensa Jetta. L'aigreur produit quel-
quefois la déraison.
XIX.
Ils passèrent plus de deux mois sans se voir, mais ils s'écrivaient.
Les lettres d'Albert étaient aussi fréquentes que longues ; il tenait
M"' Maulabret au courant des travaux et des changemens qu'il fai-
sait dans son château de Bois-le-Roi, de ses maçons, de ses pein-
tres, de ses tapissiers. Jetta répondait courrier par courrier, mais
ses réponses étaient courtes ; en voici quelques fragmens :
« 16 avril.
« Non, quoi que vous en disiez, je n'éprouve ni remords, ni
inquiétude, ni aucun trouble intérieur. Pendant bien des jours,
nous nous sommes disputées violemment, elle et moi. On nous a
réconciliées ; de si violentes querelles ne peuvent durer toujours.
M. Vaugenis, qui a dîné hier à Combard, me racontait, avec inten-
tion peut-être, qu'il a vu dans les Cévennes une maison si singu-
lièrement située que l'une des pentes de son toit envoie ses pluies
dans la Méditerranée et l'autre à l'Océan. Je pensais en l'écoutant
que, si cette maison avait une âme, elle ne se résignerait pas long-
temps à ce partage. Coûte que coûte, elle aurait fait son choix ;
elle se serait dit que, quand on se donne, il faut se donner tout
entière. Je me suis donnée tout entière, je ne me reprendrai pas.
Je me sens heureuse et pardonnée, vous le savez bien; mais vous
vouliez me le faire dire. Étes-vous content ?»
38 REVUE DES DEUX MONDES,
« 3 mai.
« Oh ! les braves gens que ces maçons, que ces tapissiers ! Je les
vois d'ici gratter leurs pierres et planter leurs clous, j'entends le
bruit de la scie, de la ripe et du marteau. Oh ! les braves gens !
que Dieu les bénisse! Il sera donc charmant, notre nid, comme vous
l'appelez ? Mais vous prétendez que la Pompadour m'a gâtée, qu'il me
faut des splendeurs, des dorures, que Bois-le-Roi me fera l'effet
d'une grange. Vous n'en croyez pas un mot. Je serai toute ma vie
une petite bourgeoise. La Pompadour me fait peur, je me sens per-
due comme une mite dans son vaste et somptueux logis. Les mai-
sons que j'aime sont celles où l'on est bien et dans lesquelles
pourtant on peut recevoir un pauvre sans rougir de sa richesse.
Quand il vient ici des indigens, quoiqu'on ait bon cœur, on ne
sait qu'en faire. Les fauteuils en tapisserie ne sont pas à leur
usage et on n'a pas une chaise de bois ou de paille à leur ofîrir.
On les laisse dans l'antichambre ou on les envoie à l'office, où
M'"^ Cantarel va les trouver. Quand la pauvreté nous rendra visite
dans notre grange, nous ne la laisserons pas debout, nous saurons
la faire asseoir. Dieu a beaucoup d'amitié pour les maisons où les
pauvres aiment à entrer et où les hirondelles font leur nid. M. Can-
tarel ne peut pas les souffrir, — c'est des hirondelles que je parle;
— il les traite d'oiseaux criards, il fait détruire leurs nids, et cela
me chagrine. Nous en avions beaucoup à l'hôpital, et au printemps
leurs cris réjouissaient nos malades; c'était l'espérance qui revenait
à tire-d'aile du fond de l'Egypte. Mais ce qui est charmant à Gom-
bard, c'est que les rossignols y abondent. Croiriez-vous qu'à mon
âge, je n'avais jamais entendu chanter un rossignol? Hier soir,
pour la première fois, j'en ai eu la fêle. Leurs roulades et leurs
trilles remplissaient l'espace et nous faisaient frissonner de plaisir,
les bois, la nuit et moi. Près de la grande pièce d'eau, dans la
futaie de vieux chênes que précède un cerisier sauvage, il y en
avait deux qui se répondaient, et tous deux disaient la même chose,
tous deux me criaient de leur voix d'or ou de cristal : Il t'aime,
il t'aimera toujours. »
« 7 maf.
« Vous croyez m'apprendre que vous possédez mon portrait ou
plutôt celui de sœur Marie. Vraiment je m'en doutais. Vous oubliez
donc que le jour où vous causiez si librement avec M. Vaugenis,
j'étais cachée dans la pièce voisine? Mais si délicieux, si séduisant
que soit ce portrait, n'espérez pas que j'en devienne jalouse. Vous
NOIRS ET ROUGES. 80
aurez beau me répéter que nous ne sommes pas la même personne,
elle et moi, et qu'elle a toutes vos préférences, vous ne me per-
suaderez jamais. Vous lui trouvez dans les yeux, dites-vous, une
douceur que je n'ai pas, et elle vous charme par sa complai-
sance, elle se prête à tous vos caprices, elle se plaît infmiuient
dans votre chère société. Il se trouve au contraire que j'ai le
cœur ingrat, revêche, que j'ai commis le crime impardonnable
fie ne pas me laisser emporter dans vos bras à travers le vent et
la nuit, et que les rossignols de Gombard suffisent à mon bonheur.
Vous vous trompez, les rossignols me plaisent, mais ils ne me suf-
fisent pas, et quoi que vous en disiez, nous avons les mêmes yeux,
elle et moi. Mais voilà ce que c'est, elle n'est plus, et j'ai le toit
d'exister, on est indulgent pour les morts, sévère pour les vivans.
Pauvre fille ! serait-il vrai qu'elle ne soit plus qu'un souvenir, un
rêve évanoui, l'ombre d'une ombre? Ne le croyez pas. Dites à cette
sœur blanche dont vous avez le portrait, dites-lui bien qu'elle n'est
pas morte, qu'elle vivra toujours au fond de mon cœur. Je l'ai pro-
mis à mon curé, et mon curé m'est si cher que je lui brode en
cachette un tapis d'autel. Ne me trahissez pas, M. Gantarel me
mancrerait. »
« 30 mai.
« Hier encore nous avons eu M. Vaugenis à dîner, et vous le
savez, puisqu'il nous arrivait de Bois-le-Roi, envoyé par vous. Il
m'a confessé qu'il avait l'ordre de s'informer exactement de tout ce
qui se passe à Gombard et de vous en fîiire un fidèle rapport. Quel
joli métier vous lui apprenez ! Un ancien président qui devient
espion ! C'est égal, quoique son ironie et sa loucherie m'inquiètent,
je l'ai trouvé charmant, délicieux. D'abord il vous avait vu, du
moins il l'a juré, et puis il s'est acquitté en homme d'honneur du
galant message dont vous l'aviez chargé pour moi. — « Répétez
trois fois à ma chère mystique que j'adore ses yeux noirs, qui sont
peut-être bleus, » lui aviez-vous dit en le mettant en wagon. — Il
l'a répété trois fois. Je lui ai demandé ce que c'était qu'un mys-
tique. Il m'a répondu que c'était un homme ou une jeune fille qui,
quelle que fût la couleur de ses yeux, voyait Dieu partout. Si cela
est, je connais quelqu'un de plus mystique que moi, puisqu'il voit
dans l'amour Dieu lui-même. Dieu tout entier. On lui reprochera
peut-être de confondre le maître, celui dont le mystère remplit les
cieux et rassasie les âmes, avec le messager qu'il envoie ici-bas
pour donner aux hommes de ses nouvelles et pour tromper par des
fêtes magnifiques la tristesse et l'ennui de leur exil. Si je le gron-
dais, cet homme qui prétend m' adorer, ma lettre ne finirait pas.
40 REVUE DES DEUX MONDES.
Faisons un accord: je vous permets de m' aimer passionnément,
même follement , mais ne me dites plus que je suis adorable. Ce
mot me fait peur. Tantôt, en me regardant dans mon miroir, je
me disais avec confusion : a Eh ! quoi, il adore ces yeux qui ont
tant pleuré, ces pauvres yeux qui n'osent regarder en face ni le
soleil ni le bonheur ! » Et je cherchais, autour de moi un trou de
souris pour y cacher ma divinité. Non, plus d'adoration! mais un
peu de folie dans l'amour, oh 1 pour cela j'y consens, car je com-
mence à croire pour vous faire plaisir qu'aimer follement est la
seule manière raisonnable d'aimer. »
« 4 uin.
« Vous m'adorez, mais vous me taquinez. Vous devenez méchant.
Pourquoi m'accusez-vous de trop l'aimer ! Vraiment! qu'en savez-
vous? Et puis pourquoi le traiter de polichinelle ou de tartufe
rouge? Que vous a-t-il donc fait? Il me semble que vous n'avez
pas à vous plaindre de lui. Pourquoi me dites-vous qu'un million-
naire radical est un homme qui allie à la morgue d'un empereur
tout le venin démocratique? On m'assure qu'il en est plus d'un
sans venin et sans morgue. Pourquoi dites-vous encore que vous
voyez avec bonheur approcher le jour oii il ne sera pas élu con-
seiller municipal de Paris et que vous serez le premier à le féliciter
de sa déconvenue? Il est vrai que l'élection se fera dans quelques
semaines, mais peut-être la déconvenue sera-t-elle pour vous.
M"'^ de Moisieux est certaine du succès, et M*"' de Moisieux ne se
trompe guère. Vous verrez qu'il sera élu, et j'en serai charmée. Je
suis si heureuse que je veux du bien à tout le monde. Je vous
accorde que ses opinions sont bizarres, mais je les crois sincères.
Il nous disait hier qu'il s'était juré de ne plus passer par la rue
Bonaparte, aussi longtemps qu'on ne l'aura pas débaptisée.
« — Vous ne pouvez pourtant pas empêcher ce scélérat d'avoir
existé, lui a dit M""' Cantarel de son ton sardonique.
« — C'est possible, a-t-il répondu, mais si j'étais procureur-
général, je poursuivrais pour attentat à la pudeur quiconque se
permet de prononcer son nom.
« Là-dessus il nous a expliqué que cet homme surfait n'avait
jamais gagné ses batailles qu'en dépit des règles et du bon sens,
et qu'en bonne justice il aurait dû les perdre i mais quoi ! malgré
ses honteuses bévues, il a toujours été sauvé par le soldat et par
sa chance d'enragé.
« — Êtes-vous bien sûr que les dés ne fussent pas pipés? lui a
demandé ma tante.
« Il a haussé les épaules et reparti qu'il est presque aussi impar-
NOIRS ET ROUGES. hi
donnable de croire aux grands hommes qu'à l'eau de la Salette. Je
ne crois pas beaucoup à la Salette, mais j'aime les grands hommes, il
me semble qu'on respire et qu'on vit double en lisant leur his-
toire, et si vous voulez savoir quels sont les livres que je préfère
aux autres, je vous dirai que c'est V Imitation, les fables de La
Fontaine et Plutarque. Mais ce n'est pas une raison pour calomnier
M. Gantarel. Vous lui attribuez les intentions les plus criminelles à
notre égard. Le croyez-vous donc si noir? C'est une couleur qu'il
n'aime guère. Il espérait tout simplement qu'en nous tenant sépa-
rés pendant plus de deux mois, il pourrait survenir tel accident...
Lequel? Je suis si heureuse que je ne crois plus aux accidens.
Peut-être aussi se flattait-il que je me réveillerais un matin la
mémoire et le cœur vides, et que j'aurais beau vous y chercher, je
ne vous y trouverais plus. Et voilà ce que c'est que de ne pas
croire à la bataille d'Austerlilz , cela porte malheur au jugement.
Mais il faut convenir que depuis quelque temps il me traite avec
beaucoup de douceur. Je peux aller à la messe sans qu'il me crible
d'épigrammes; il a même des mots aimables. Deux fois par jour il
me dit d'un air gracieux :
« — Eh bien 1 petite fille, l' aimons-nous encore?..
« Nous nous ressemblons peu, vous et moi; je veux du bien,
beaucoup de bien à tout ce qui vous entoure. Donnex de ma part et
en mon nom un morceau de sucre à votre cheval. »
« 8 juin.
« Aujourd'hui, c'est à M"'" de Moisieux que vous vous en prenez.
Vous me grondez, vous vous plaignez que je la voie trop souvent.
En conscience, puis-je ne pas la voir? Elle n'est pas si mauvaise
que vous le pensez. Je n'ai qu'un reproche à lui faire: elle me
demande trop souvent de vos nouvelles, et sans doute elle s'amuse
de mes réponses embarrassées. Je baisse les yeux, je rougis, mes
lèvres se serrent, ma langue se noue. Décidément il y a des noms
bien difficiles à prononcer et des aventures dont il ne faut causer
qu'avec les rossignols, mais ils n'ont qu'un temps, les nôtres ne
parlent plus. Vous prétendez qu'elle est si légère et si calculée qu'elle
en devient perverse, et pourtant si aujourd'hui elle se présentait à
Bois-le-Roi, vous lui feriez grand accueil et grande fête. Je sais
bien que c'est le train du monde, mais le train du monde ne me
plaît pas, et je crois que le mieux est d'être un peu indulgent,
pour n'être pas obligé de trop mentir. Perverse par légèreté! ce
serait un sujet de proverbe pour M. Vaugenis. Moi, je la plains,
cette pauvre femme. Être affligée d'un tel fils ! Et d'ailleurs à quoi
42 REVUE DES DEUX MONDES,
bon se défier des gens? Que peut-on craindre, quand on est sûr de
soi? Je relisais la fable de V Hirondelle et les Oisillons; c'est si beau
que cela fait pleurer :
Imitez le canard, la grue et la bécasse.
Mais vous n'êtes pas en état
De passer, comme nous, les déserts et les ondes,
Ni d'aller chercher d'autres mondes.
C'est pourquoi vous n'avez qu'un parti qui soit sûr,
C'est de vous renfermer aux trous de quelque mur.
Chercher d'autres mondes, c'est un parti un peu violent; se ren-
fermer dans un trou, ce n'est pas vivre, et nous voulons vivre,
n'est-ce pas ? vivre beaucoup et très longtemps, C'est si bon de
vivre ! Faisons grâce aux pervers. »
« 13 juin.
« Cette fois, votre lettre m'a fait rire. Vous m'annoncez avec tant de
circonlocutions la fâcheuse, la cruelle nécessité où vous êtes d'aller
passer quinze jours à Paris, vous m'expliquez avec tant de minutie
les nombreuses affaires qui vous y appellent, que j'ai ri; oui, je le
confesse, j'ai ri. Que puis-je craindre? Oh! je n'ai pas peur, je
vous assure ; si je pouvais douter de vous, est-ce que je vous aime-
rais? Et n'allez pas vous imaginer que je sois jalouse du passé; le
présent est à moi, et je crois à l'avenir de tout mon cœur; je n'es-
père pas, je suis sûre. Allez-y donc dans votre grand Paris, qui
après tout est à moi autant qu'à vous, mais en partant ne m'ou-
bliez pas à Bois-le-Roi. Je vous souhaite un bon voyage et un beau
soleil, et quand vous arpenterez le boulevard, regardez cheminer
votre ombre sur l'asphalte, mais regardez-y bien, et vous verrez
qu'il y en a deux et que l'une ou l'autre me ressemble beaucoup. »
« 20 juin.
(( Bonjour, Albert ! Comment se porte-t-on rue de Luxembourg?
Il fait ici le plus beau temps du monde. Au petit jour, j'ai ouvert
ma fenêtre, il m'est venu au visage une bouffée d'air frais. Je ne
pouvais tenir en place; au bout d une heure, je suis sortie. Le ciel
était du bleu le plus doux ; çà et là se promenaient de petits nuages
blancs comme neige et tout gonflés de vent; ils avaient des airs de
passans et de curieux. Je suis descendue à la rivière; elle était
charmante, verte comme une émeraude, tranquille, heureuse; les
■ grandes herbes qui en tapissent le fond arrivaient à fleur d'eau, et
NOIP.S ET ROUGES. 48
autour de leurs longues barbes il se formait de petits remous tout
frissonnans, où naviguaient des araignées. Je me suis assise près
d'un saule creux ; en face de moi était une île et dans cette île un
fouillis de verdure, de ronces, de liserons grimpans, de fleurs roses,
blanches ou violettes, au milieu desquelles un beau coquelicot écar-
late jetait sa note éclatante comme le chant d'un clairon parmi les
violons et les petites flûtes. Un botaniste qui herborisait vint à
passer, sa botte de fer-blanc en bandoulière. Vous savez comme
jesuishardie, je le questionnai. Il me répondit en latin, je le sup-
pliai de me parler français, et il finit par m'expliquer que les Heurs
roses étaient des épilobes et les fleurs blanches des reiues-des-prés.
Quand je fus savante, il reprit son chemin, et je restai auprès de
mon saule. Des papillons, des mouches, des abeilles se dispu-
taient une touffe de thym; tout ce monde était heureux. J'ai
regardé longtemps couler l'eau, et j'ai pensé que le temps coule
aussi ; ces trois mois qui ne devaient jamais finir, il n'en sera bien-
tôt plus question. Et puis il me revint un souvenir d'hôpital; je
me rappelai qu'un interne qui avait de l'amitié pour moi et qui
peut-être me regardait un peu trop m'apprit un jour que nos os,
notre corps, toute notre substance se renouvelle en vingt ans, et je
me dis que cette rivière qui courait devant moi renouvelle son eau
à chaque minute et que pourtant c'est toujours la même rivière.
Il y a en nous comme une forme qui demeure.. La moelle de nos
os, le sang de nos veines peuvent changer tant qu'il leur plaira, ce
sera toujours nous, Albert. Mon interne soutient que dans quelques
années d'ici vous n'aurez plus le même cœur; que m'importe,
pourvu que j'y sois encore, comme vous serez dans le mien ? Et
voilà à quoi l'on pense quand on a connu des internes et qu'on est
au bord d'une rivière! Je me levai, je partis, et j'aperçus un vieux
pêcheur qui levait ses lignes dormantes, mais il n'y trouva point
de brochets; tant pis pour ceux qui placent mal leurs espérances!
Un peu plus loin je rencontrai un maraîcher qui avait posé un piège
à taupes et qui se désolait de n'en avoir paint pris. Je fis semblant
de compatir à ses douleurs, mais vous savez que, quand je suis
heureuse, je veux du bien à tout le monde, même à M"'' de Moi-
sieux, même aux taupes. Je leur dis : « Cachez-vous bien, mes
filles. » Quand j'eus gravi la colline, je pris au travers des champs,
qui se déroulaient devant moi comme des nappes de soie et de
velours. L'avoine mêlait son vert argenté au vert sombre du fro-
ment et au brun doré du seigle déjà mûrissant. Je suivais un étroit
sentier, les tiges étaient si drues et si hautes que je disparais-
sais. J'apercevais au-dessus de moi un pan de ciel bleu, des bluet-s
fleuris à mes pieds. Par instans, un épi qui se penchait me cha-
A A REYDE DES DEUX MONDES.
touillait la joue au passage, et je tressaillais. Une alouette se mit
à chanter, je cherchai vainement à la voir; je crois vraiment qu'elle
était cachée quelque part dans mon cœur. Au revoir, Albert, dans
dix jours! C'est à vous de compter les heures. »
« 22 juin.
« Il faut que je vous l'avoue, Albert, si j'ai pris si facilement
mon parti du long délai que nous a imposé M. Gantarel, ce n'est
pas que je préfère l'espérance au bonheur, comme vous m'en accu-
sez; mais je me consolais en pensant qu'on m'accordait ainsi plus
de deux mois pour m'acquitter d'une visite et d'un devoir qui m'é-
pouvantent. Je ne puis différer davantage ; dans quelques jours
M'"^ Gantarel me conduira à Paris, j'irai trouver mère Amélie, je
lui dirai tout. Si vous la connaissiez, vous n'auriez pas de peine à
comprendre ma terreur. Je m'attends à des sécheresses, à des
amertumes, à de sanglantes ironies, à des sarcasmes, à des empor-
temens. Je ne répondrai pas. J'ai employé toute ma raison à me
convaincre moi-même, il ne m'en reste plus pour convaincre les
autres. J'écouterai et je me tairai. M""" Gantarel me conseillait
d'écrire, ce serait lâche. Il faut que je boive ce caUce ; je n'en
mourrai pas. Ne m'avez-vous pas dit un jour qu'on n'achète jamais
trop cher son bonheur? »
« 24 juin.
« Non, Albert, n'en faites rien. Ne profitez pas des quelques
heures que nous devons passer à Paris pour venir nous voir rue
de Rivoli. Je suis sûre que M'"" Gantarel y consentirait, si je l'en
priais, mais je me fais un scrupule de l'en prier. Nous avons pris
un engagement, remplissons-le jusqu'au [bout. Songez que, dès le
1" juillet, vous aurez vos entrées libres à Gombard. Mère Amélie
me répétait sans cesse : « Des scrupules ! vous n'en aurez jamais
assez. » J'ai fait bon marché des grands, je tiens d'autant plus aux
petits. Et pourtant si je vous voyais samedi, ne fût-ce qu'en pas-
sant, de loin, un seul instant et sans dire un mot, je me sentirais
deux fois plus de courage pour entrer dans la caverne du lion.
Savez- vous une chose? En face de mon hôpital, de l'autre côté de
la place, il y a une boutique de fruitier. Si, samedi, à deux heures
précises, vous vous promeniez devant cette boutique!.. Mais voilà
que je me sens rougir de confusion et de plaisir. Passe encore devant
M"" de Moisieux ! mais toute seule, sans témoins ! Faut-il que je
me sente coupable ! Que sera-ce donc samedi?.. Rappelez-vous que
NOIRS ET ROUGES. 45
la fruiterie est à l'angle de la rue et de la place. Elle est très bien
achalandée, cette fruiterie. Vous y trouverez sans doute des cerises
superbes ; vous nous regarderez tour à tour, elles et moi, et vous
me direz le 1*'' juillet si elles étaient aussi rouges que mes pauvres
joues. »
XX.
La veille du jour où elle devait aller à Paris, M"' Maulabret ren-
dit visite à M'"* de Moisieux, qu'elle n'avait pas vue depuis plusieurs
jours. Lara l'annonça, l'introduisit. En l'apercevant, la marquise,
qui tenait à la main un journal, le fit disparaître derrière un coussin
avec une extrême vivacité et peut-être avec un peu d'affectation.
Selon sa coutume, elle fit à Jetta l'accueil le plus empressé;
mais, ce qui ne lui était pas ordinaire, elle paraissait pensive,
soucieuse, une préoccupation pénible lui ôtait la liberté de son
esprit, de sa langue. Elle avait parfois de longs silences, pendant
lesquels elle jetait sur sa jeune amie des regards pleins d'inquié-
tude et de commisération. Puis elle semblait se secouer, renouait
avec effort le fil du discours, parlait à perte d'haleine pour ne rien
dire. Tout à coup :
— A propos, avez-vous des nouvelles de M. Valport?
— Oui, madame, répondit Jetta en s'efforçant de ne pas rougir.
— Il est toujours à Bois-le-Roi ?
— Non. Je croyais vous avoir dit que des affaires pressantes
l'avaient appelé à Paris.
— Eh! vraiment, je l'avais oublié... Vous êtes sûre qu'il est à
Paris ?
— Oui, madame ; mais qu'y a-t-il là qui vous émeuve si fort ?
— Rien, ma belle, rien.
Et elle parla d'une exposition de légumes et de fruits qu'elle
avait visitée l'avant-veille au Palais de l'industrie. Elle s'espaça
sur la beauté des guignes cœur-de-poule, sur la splendeur des
artichauts camus.
— Quel infâme métier, dit-elle, que celui de journaliste I
— A propos de guignes ? demanda Jetta.
— A propos de rien. L'autre jour, il m'est tombé sous la main
certaine feuille... Depuis qu'ils ont le champ libre, ces messieurs
se permettent tout. Il n'y a pas selon moi de gouvernement ni même
de société possible sans un bon préfet de police qui se charge de
museler la presse... Ohl que l'empereur avait raison ! Il me disait
dans son beau temps : « Je ne régnerais pas huit jours si je per-
mettais au premier venu de me discuter. » Mais il n'a pas eu le
i(5 REVUE DES DEUX MONDES,
courage d'avoir raison jusqu'au bout, et c'est la liberté de la presse
qui l'a perdu. La presse est un poison, ma chère, un vrai fléau.
Le diriez- vous en face du directeur de la Vraie République?
lui repartit gaîment Jetta.
Bn face, non, mais de profil... Passe encore si ces messieurs
se contentaient de remettre le gouvernement en question chaque
matin, mais il n'y a pour eux rien de sacré, et ils font des incur-
sions dans la vie privée, comme le disait jadis, au corps législatif,
ce bon M. Josseau en défendant la proposition Guilloutet. « Est-il
plus permis, ajoutait-il, de s'ingérer dans les actes de votre vie
privée que d'entrer chez vous malgré vous, que de violer votre
domicile? La vie privée est le domicile moral. » C'est de l'élo-
quence Josseau et du bon sens universel; mais aujourd'hui le
moindre gazetier se sent la bride sur le cou, et son effronterie se
donne carrière; il parlerait de moi, de vous, de tout le monde.
Jetta s'imagina d'abord que quelque journaliste d'aventure venait
de se livrer à de fâcheuses indiscrétions touchant M™' de Moisieux,
et elle fut tentée de la plaindre. Elle changea bien vite d'idée,
lorsque, après une nouvelle tirade sur les artichauts camus, la
marquise lui dit :
— Étes-vous réellement sûre que M. Valport soit à Paris?
M"« Maulabret demeura un instant bouche close; puis elle s'é-
cria :
— Serait-il question de M. Va^pmt dans le journal gti-s veus lisiez
quand je suis entrée?
— Quelle idée, ma belle! Où prenez-vous?..
— Je vous en prie, madame, soyez assez bonne pour me montrer
ce journal.
— Mais je vous jure, ma chère enfant...
— Ce journal, ce journal, madame, dit-elle en riant, il me faut
absolument ce journal.
Et quoique la marquise fît semblant de l'en empêcher, elle tira
vivement de derrière le coussin qui le cachait le numéro du jour
d'une petite feuille de récente création et d'un haut ragoût, inti-
tulée le Diable borgne. INoas doutons qu'elle existe encore. Ce
genre de diables n'a pas la vie longue, mais il est prolifique, et à
sa mort il laisse toujours trois ou quati^e enfans, qui, pour la con-
solation de l'univers, prennent bien \ite sa place et renchérissent
sur leur père. Aux commérages de bouis-bouis et de brasseries
cette petite feuille ajoutait les racontars du liigh-life. Quoique les
rédacteurs logeassent sous les toits, que leur gamelle lût un peu
triste et leur fricot un peu maigre, on eût juré qu'ils dînaient et
couchaient tous les «oirs dans le grand monde, tant ils en connais-
NOIRS ET ROUGES. A 7
saient les aventures et les alcôves. Ils en parlaient d'un ton dégagé,
en tortillant leur moustache, en se cambrant ou se dandinant sur
leurs hanches, et ils faisaient siffler dans l'air leur bonne lame de
Tolède. On devinait à la noble désinvolture de leur style qu'ils por-
taient un gardénia à leur boutonnière et qu'ils étaient gantés de
frais; mais on devinait aussi que sous ces gants frais il y avait des
mains crochues.
M""* Maulabret promenait ses yeux au hasard dans les colonnes
du journal; après avoir ri, elle s'était sentie soudain si troublée
que ses yeux n'y voyaient plus. Il lui semblait bien que, dans ce
journal, à l'ombre d'un alinéa, il y avait un malheur embusqué
comme un serpent sous des broussailles. Elle le cherchait et ne le
trouvait pas. Les colonnes, les lignes, les lettres dansaient.
— Madame, dit-elle d'un ton résolu, faites-moi la grâce de me
lire vous-même cet article venimeux où il est question de M. Val-
port.
La marquise s'en défendit longtemps, lui représenta qu'elle
avait tort, qu'on ne fait pas à certaines infamies l'honneur de s'en
occuper, qu'on leur rend justice en les ignorant. M"® Maulabret tint
bon.
— Allons, puisque vous le voulez... Mais dites-vous bien que ce
que je vais vous lire est l'invention de quelque famélique à bout
de copie. Promettez-moi de n'en pas croire un traître mot.
— Ah î lisez donc, madame, lui répondit Jetta.
Et de guerre lasse, elle se résolut à lire. L'article commençait
ainsi :
(( Le Diable borgne n'a qu'un œil, mais cet œil voit tout, pénètre
tout, entre partout, même dans les intérieurs les mieux clos et
jusque dans le fond des alcôves et des âmes. Pour donner à nos lec-
teurs une idée de son ubiquité, nous leur dirons qu'hier soir le
Diable borgne avait trouvé moyen d'être à la fois au foyer de la
danse, où s'est produit un incident assez curieux, dans le cabinet
du président de la chambre, où se sont prises d'importantes réso-
lutions, que nous ferons connaître un autre jour, et dans un élé-
gant entresol de la rue de Luxembourg ou Cambon, comme il vous
plaira, habité par un des héros du high-life, dont le prochain ma-
riage devait causer une grande sensation dans le grand monde et
faire verser dans l'autre des larmes bien amères. Pleurez, belles
petites ! pleurez, étoiles de l'Opéra ! et toi surtout, toi ! . . Nous disions
donc que ce gentleman accompli, connu de tout Paris, réunissait
hier autour de sa table sept ou huit de ses amis les plus intimes,
— soyons exacts, ils étaient sept. Il les avait convoqués à un repas
d'adieux ou de funérailles ; il se proposait d'enterrer avec eux, la
AS REVUE DES DEUX MONDES.
fourchette en main, son riant passé de garçon, sa belle et floris-
sante jeunesse. Les convives étaient,... mais nous sommes dis-
crets, nous ne voulons nommer personne. Pour montrer à nos lec-
teurs à quel point nous sommes bien informés, voici la composition
du menu : crème d'orge à la reine, timbale à la polonaise, homards
à l'américaine, filet de bœuf à la nivernaise... »
— Passons, passons, dit Jetta, dont les doigts crispés effilochaient
la frange d'un tapis de table, rapporté jadis de Gonstantinople.
— Passons tout, dit la marquise.
Et elle fit mine de rouler le journal en pelote.
— Oh! je vous prie, lui dit Jetta en essayant de sourire, ayez
quelque indulgence pour ma curiosité.
— Soit, passons les détails oiseux, reprit-elle. Où en étions-
nous?.. « Un château- larose incomparable, un romanée sans
pareil... » Que Dieu bénisse leurs grands crus! Ah!., voici qui est
plus intéressant : — « D'abord on était grave, presque lugubre,
comme il convient à des gens qui sont priés à un repas d'enterre-
ment. Mais la chère était si exquise, les vins si délicieux, que peu à
peu les cerveaux s'échauffèrent, les langues se dégourdirent. On
tâcha d'arracher à l'amphitryon quelques révélations touchant la
miraculeuse créature qui avait eu l'heur ou l'adresse de convertir
au mariage le moins mariable des hommes. On portait des toasts à
cette belle inconnue, on s'écriait : Nommez-la! L'amphitryon fut
inflexible, jusqu'à la fin il resta boutonné jusqu'au menton... Nous
serons moins discrets que lui. Nous croyons savoir que la belle
inconnue est une charmante fille que des malheurs de famille
avaient décidée à entrer en religion et qui, il y a quelques mois
encore, soignait les malades dans un de nos grands hôpitaux.
Amour, voilà de tes traits! Au siècle dernier on enlevait les nonnes,
aujourd'hui on les épouse; ce qui est certain, c'est que tous les
grands viveurs, don Juan et les autres, ont fini par la religieuse;
c'est le dernier mot d'un gourmet à bout d'invention. ReUsez à ce
propos certain chapitre des Mémoires de Casanova. »
— Un vilain livre, dit la marquise, ,écrit par le plus spirituel
coquin que la terre ait porté.
Elle poursuivit sa lecture; mais Jetta l'interrompit en lui disant :
— Plus vite, lisez plus vite.
Elle accéléra pendant quelques instans son débit ; elle le ralentit
de nouveau en arrivant au passage que voici :
« Ils étaient tous partis, notre héros resté seul rêvait, assis dans
un fauteuil. Tout à coup, ô miracle ! le frôlement d'une robe se fait
entendre, accompagné d'un rire mal étouffé, d'un chuchotement
mystérieux. Un rideau s'était-il écarté? une trappe s'était- elle
NOIRS ET RODGES. h9
ouverte? Je ne sais, mais c'était elle. Il frémit, il la regarde, il la
reconnaît. Oui, c'est elle, il n'en peut douter, c'est sa jeunesse, sa
jeunesse elle-même qui, vêtue de rose, des fleurs dans ses cheveux,
lui reproche son ingratitude, lui tend ses lèvres encore chaudes de
ses baisers, et lui dit : « Tu te flattais de m'avoir enterrée ; ne
vois-tu pas que je suis plus vivante que jamais? » 11 veut la repous-
ser, la chasser, elle s'obstine, lui prend la main, elle murmure
d'une voix ensorcelante : « Je suis ta rose, et ta rose est la seule
maîtresse de ton cœur. »
La marquise s'interrompit de nouveau :
— Il y a là des italiques, dit-elle, et un jeu de mots par à-peu-
près qui n'est pas la merveille de l'esprit humain : « Rosella, seule
maîtresse de ton cœur... » Fi donc! c'est pitoyable.
Puis elle reprit : « L'instant d'après, leurs haleines se confon-
daient, leurs lèvres s'étaient unies, sa jeunesse ressuscitée tenait
l'ingrat dans ses bras charmans et victorieux, elle le défiait de s'en
échapper jamais... Mais le Diable borgne est d'une moralité sévère,
il laisse à d'autres journaux les peintures sensuelles ou licencieuses.
Jetons un voile sur les délices de cette réconciliation, sur les volup-
tés de cette nuit d'ivresse; nous en souhaitons une pareille à tous
ceux de nos lecteurs qui renouvelleront leur abonnement. Que fera
la sœur blanche ? Grâce à nous, le public sera tenu au courant. Et
puisse cette histoire servir à l'instruction de la jeunesse ! Petites
filles, petites filles, ne vous flattez pas d'amadouer le loup et sur-
tout de l'épouser. 11 ne veut pas qu'on l'attache et il retourne bien
vite à ses premières amours. Notre immortel fabuhste l'a dit :
Chassez le naturel, il revient au galop. »
— Ignorant 1 c'est du Destouches, dit la marquise en jetant le
journal avec mépris.
A ces mots, elle regarda M"" Maulabret, qui depuis longtemps se
taisait, et elle dut la regarder à deux fois pour la reconnaître, tant
ses traits étaient décomposés, tant ses joues étaient livides. Elle fut
prise d'épouvante, elle éprouva une sorte de remords, quoiqu'elle
ne sût guère comment c'était fait; emportée par un mouvement
de sympathie sincère, elle courut à Jetta, elle l'embrassa, elle s'em-
para de ses deux mains qui étaient glacées, elle s'efïbrça de les
réchauffer dans les siennes.
— Oh! remettez-vous, mon cher ange, lui disait-elle. Vous me
faites peur. Vous croyez donc à ces horreurs? Il y a dix à parier
contre un que le journaliste a menti. Écrivez bien vite à M. Valport.
Cet homme séduisant et dangereux a une vertu, il ne sait pas men-
TOMB xLiir. — 18X1. 4
50 BEVUE DES DEUX MONDES.
tir. Vous aurez bientôt le cœur net de cette aventure, et peut-être
avant peu rirez-vous de ce qui vous désespère aujourd'hui.
■ — Je vous remercie, madame, lui répondit Jetta en se levant,
de la peine que vous avez bien voulu prendre et des consolations
que vous avez la bonté de me donner.
Puis, raide comme une statue qu'on fait pivoter sur son socle,
elle tourna tout d'une pièce sur ses talons, se dirigea vers la porte,
suivie par M™*" de Moisieux, qui s'attendait à la voir tomber et s'ap-
prêtait à la recevoir dans ses bras.
— Ah ! ma belle, que n'avez-vous suivi mon conseil ! s'écriait la
marquise. Pourquoi vous être obstinée à boire ce poison?
— Mais vous voyez bien, madame, que je n'en suis pas morte,
répondit-elle. Je ne me suis pas même évanouie comme l'autre
fois... Ne voyez- vous pas que je me titms debout, que je marche,
que je respire, que je ne pleure pas ?.. Ne voyez-vous donc pas que
je souris?
Et elle la considérait en effet avec un sourire navrant, qui res-
semblait à une folie commencée.
M'"* de Moisieux ne voulait pas la laisser partir ainsi et tâchait de
la retenir. Elle s'échappa de ses bras, s'élança dans le jardin,
qu'elle traversa rapidement. Au désespoir succédait par degrés l'in-
dignation. Elle éprouvait des transports tout nouveaux pour elle,
qui l'étonnaient, elle faisait connaissance avec cette sainte colère
que le monde n'ose contempler en face et qui sent la terre trem-
bler sous ses pas. Mais à peine eut-elle franchi le seuil de la petite
porte, à peine se fut-elle engagée dans l'une des allées du parc,
une défaillance la prit, elle n'en pouvait plus, les jambes lui man-
quaient, elle se laissa tomber sur un banc, et pendant quelques
minutes elle promena autour d'elle des yeux égarés, qui ne croyaient
plus à rien. Ils regardaient l'herbe verte et ils doutaient qu'elle
fût verte; ils regardaient le ciel bleu, et ils n'auraient su dire de
quelle couleur il était. Tout à coup il se fit une révolution dans son
esprit, elle décida que toute cette histoire était non-seulement
invraiseml)la1)le, mais impossible. Il y a des choses qui n'arrivent
pas, ou le monde serait un enfer, une maison de fous, un mauvais
lieu, et celui qui l'a fait et qui peut tout l'aurait détruit depuis
longtemps. Le soleil qui brillait au dessus de sa tête lui parut moins
évident que l'impudence des journalistes qui mentent à journée
faite et qui chaque soir mangent leur déshonneur avec leur pain.
Etait-il possible qu'on fût assez absurde pour les croire? Ne por-
taient-ils pas leur infaosie écrite sur leur front?
Elle se leva, s'achemina en courant vers le château, rentra préci-
pitamment chez elle, et se jetant sur sa plume, elle écrivit ce qui
suit :
NOIRS ET ROUGES. 51
« Tf est-ce pas, Albert, il ne s'est rien passé chez vous l'autre
soir, absolument rien? On voudrait me faire croire... Mais je n'en
crois pas un mot. Gela est faux, n'est-ce pas? absolument faux.
Répondez-moi bien vite. Une ligne suffira, ce serait trop de deux,
et pardonnez-moi. Je crois en vous, Albert, de toute mon âme, et je
vous aime de tout mon cœur. »
Ce billet fut bientôt jeté dans la boîte, mais la journée fut
longue à passer. M"^ Maulabret ne put se taire jusqu'au bout; dans
la soirée elle ouvrit son cœur, tout son cœur à M™« Cantarel, qui
lui témoigna toute la sympathie dont elle était capable.
— Ne vous avais-je pas dit de vous défier? s'écria-t-elle.
— Ainsi, madame, vous croyez?., vous pouvez croire?..
— Je crois que tout ceci ressemble fort à un complot. Je ne
soupçonne pas M. Cantarel ; il est incapable de noirceurs si savan-
tes, et d'ailleurs il est trop occupé de son élection. Mais sûrement
M""* de Moisieux a eu la main dans cette affaire. Il faut toutefois
qu'on Tait aidée. 11 y a là un mystère que l'aveuir éclaircira peut-
être.
— Mais vous me parlez des autres! que m'importent les autres?
C'est de lui qu'il s'agit, de lui seul. Ah ! madame ! le croyez-vous
coupable?
— Vous lui avez écrit, attendons sa réponse, et tâchez, ma chère,
de dormir un peu cette nuit. Le sommeil escamote les heures.
Malgré ce souhait charitable, M"« Maulabret ne put fermer Tœil
de toute la nuit. Le soleil finit par se lever, il se leva même assez
tôt, parce qu'on était au mois de juin. Que nous soyons dans la
douleur ou dans la joie, il ne change jamais ses habitudes. Le
premier courrier n'apporta rien. Jetta interrogea le facteur, se fit
expliquer par lui les trains-poste, fheure des levées, tout le détail
de la distribution. Jusqu'au soir elle le suivit en imagination dans
toutes ses courses, elle compta ses pas, elle n'avait en tête que
cet homme extraordinaire qui, vêtu d'une blouse bleue galonnée
de rouge, coiffé d'une casquette, allait et venait sur les grands
chemins, portant dans sa boîte des événemens, des tristesses sans
nom et des joies indicihles, des catastrophes, des désespoirs, des
délivrances, des destinées. A la nuit tombante, il lui remit un pli
chargé, muni de cachets rouges. Dès qu'elle eut donné la signature
qu'il lui réclamait, elle demeura seule avec ce pli, dont la grosseur
l'épouvantait, et qu'elle n'osait ouvrir.
— Ah! grand Dieu, pensait-elle, toute pâle et éperdue, s'il était
innocent, une hgne, un mot suffisait. Que d'explications il y a
là dedans!
Elle déchira l'enveloppe et reconnut son erreur. Il n'y avait
52 REVUE DES DEUX MOND£S.
là dedans point d'explications et pas un mot d'Albert; il s'était
contenté de lui renvoyer toutes les lettres qu'elle lui avait écrites.
Elles y étaient toutes, jusqu'à la dernière, mais elle ne les compta
pas. Elle se laissa tomber à genoux sans voix, sans pouls, sans
mémoire, presque sans vie.
Quand M"' Cantarel entra dans sa chambre, elle était encore age-
nouillée, mais la nature avait repris le dessus, elle pleurait abon-
damment, elle pleurait comme une Madeleine. Ses sanglots n'étaient
interrompus que par de courts silences, que causait l'étouffement
d'une âme qui se noie dans son chagrin; parfois aussi, s' adressant
à quelqu'un qu'elle ne voyait pas, elle lui disait avec emportement :
— Vous qui prétendiez qu'il avait l'âme généreuse ! Vous qui me
reprochiez de ne pas connaître encore les hommes !.. Les voilà!
Puis les yeux, le cœur, tout se fondait en eau et aux sanglots
succédaient les sanglots.
M""^ Cantarel ne savait que faire ni que dire; n'ayant jamais
pleuré, elle ne comprenait pas les larmes. Elle finit cependant par
s'écrier :
— Vous l'aimez donc tant que cela?
— Moi, l'aimer! répondit Jetta en relevant brusquement la tête.
Puis-je aimer un homme que je méprise ?
— Quand on pleure, c'est qu'on aime, reprit M'"^ Cantarel... En
ce cas, ma chère, il faut lui pardonner et l'épouser.
— Jamais, jamais I balbutia-t-elle. Plutôt mourir !
Assise au coin d'un sopha, M"'* Cantarel la regardait, cherchant
vainement des mots pour consoler cette inconsolable douleur ; elle
trouvait que le cœur de M"® Maulabret était beaucoup plus compli-
qué que celui d'un coq nègre. Elle la laissa à elle-même et à sa
solitude. Quand elle revint la voir vers minuit, la pauvre enfant ne
pleurait plus. De lassitude, d'épuisement, elle s'était assoupie au
pied de son lit. Sa tête sur son bras, ses beaux cheveux flottaient
épars sur sa joue, où l'on voyait des traces de larmes mal séchées,
et son sommeil était troublé par des mouvemens convulsifs, par de
profonds soupirs, comme il arrive aux enfans qui s'endorment au
milieu d'une grosse querelle avec la vie. Par intervalles, sans rou-
vrir les yeux, elle parlait ; elle murmurait :
— Toi ! toi !.. Oh ! c'est faux. Ce n'est pas toi !
M™* Cantarel respecta ce SQmmcil fiévreux, qui, si mauvais qu'il
fût, valait mieux que les horreurs du réveil; elle se retira sur la
pointe des pieds.
A la même heure, au même instant, la marquise de Moisieux
faisait fête à son fils, qui venait de rentrer au colombier, vie et
bagues sauves, n'ayant rien perdu en voyage, ni ses efïets, ni son
NOIRS ET ROUGES. 53
parapluie, ni ses illusions, ni ses idées, ni ses amours. Il faut lui
rendre cette justice, qu'il ne perdait jamais rien. Il oubliait quel-
quefois ses gants de Suède sur une table d'auberge, mais au risque
de manquer le train, il retournait toujours les chercher.
Après qu'on eut échangé les premiers complimens :
— Et ce mariage? dit-il.
— Il a été fait et défait, répondit-elle.
— Peste! maman, vous êtes une habile femme, fit-il d'un ton
jovial. Et à ce compte, la gelinotte est à nous ?
— La gelinotte, répliqua-t-elle, ne croit plus à l'amour ; elle
épousera l'hôpital ou Dieu.
Il recula d'un pas et sa figure s'allongea.
— Et moi? s'écria-t-il.
— Je vous ai trouvé autre chose, répondit-elle négligemment.
Éclairé d'une lumière d'en haut, il lui dit ce qu'elle avait dit
elle-même à M. Mongiron : — Gageons qu'elle est bossue!
— Je ne le crois pas, mais je n'en sais rien, repartit-elle d'un
ton qui ne souffrait pas de réplique. Quoi qu'il en soit, c'est un
superbe parti, et dans quelques semaines au plus tard, on vous
présentera.
Il fut sur le point d'éclater; mais il se rappela fort à propos la
façon pleine de mystère dont son père se dérobait jadis aux indis-
crets. Il se ravisa, se contint, regarda sa mère d'un air capable et
profond, s'inclina gi-avement devant elle. Puis ce Talleyrand se retira
dans sa chambre, en se disant :
— Vraiment, on a fait de bel ouvrage en mon absence î Ah ! çà,
se moque-t-on de moi? Me prend-on pour un nigaud, pour un
benêt, pour une selle à tous chevaux? Million pour million, on ne
me fera jamais épouser la bossue, c'est de l'autre que je suis amou-
reux, car il est positif que j'en suis amoureux et que je m'en pas-
serai la fantaisie. Quand le diable y serait, je veux l'avoir et je
l'aurai.
Il le jura par le rhum de la Jamaïque, il le jura par le meilleur
whiskey de l'Irlande, et là-dessus il s'alla coucher, un peu las de
son voyage, mais enchanté de sa résolution et de son discours.
Victor Chebbdiiez.
(La dernière partie au jirorhain n».)
LE
SALON DE M"^ NECKER
D'APRÈS DES DOCUMENS TIRÉS DES ARCHIVES DE COPPET.
LE SALON DE LA RUE BERGÈRE ET LE SECOND MINISTÈRE.
M. et M»* Necker avaient loué, un peu imprudemment peut-être,
leur hôtel de h rue de Cléry; force leui- fut donc, en sortant du
contrôle général, de choisir un nouveau logis. Ils s'établirent
rue Bergère, et ils y demeurèrent jusqu'à l'époque où M. Nec-
ker fut rappelé aux affaires, en 1788. Ces sept années furent peut-
être les plus belles de la vie de M, Necker. Arrêté au cours d'une
administration heureuse par une disgrâce inexpliquée, toutes les
fautes de ses successeurs tournaient à son profit et à sa gloire. Ce
n'étaient ni le timide Joly de Fleury, dont on avait chansonné
toutes les mesures avec ce refrain ;
Si c'est du Fleury,
Ce n'est pas du joli.
ni l'intègre mais incapable d'Ormesson, ni le frivole Galonné,
ni l'insignifiant Fourqueux, ni le brouillon Loménie de Brienne,
qui pouvaient faire oublier celui dont les actes avaient agi si puis-
samment sur l'imagination delà France. Sa situation ressemblait à
celle qu'avait occupée le duc de Ghoiseul pendant les dernières an-
nées du règne de Louis XV. Il était devenu l'homme vers lequel tous
(t) Voyez la Revue des 1" janvier, 1" mars, l"'' avril, 1"'' juin, 1" août, 15 déc. 1880.
LE SALON DE M""* NEGKER. 55
les yeux se tournaient, le chef reconnu de ce grand parti libéral
d'alors, qui voulait la réforme sans vouloir la révolution. Sa répu-
tation était devenue européenne, et il avait reçu au lendemain de
sa chute les témoignages les plus flatteurs de l'estime où le tenaient
les souverains étrangers. C'est ainsi qu'une lettre du marquis
Garaccioli lui offrait, au nom du roi de Naples, de venir prendre
l'administration du royaume des Deux-Siciles et que la grande
Catherine écrivait à Griram : « M. Necker n'est plus en place. C'é-
tait un beau rêve que la France a fait et une grande joie pour ses
ennemis. Le roi de France a touché du pied à une grande gloire.
Il fallait à M, Necker une tête de maître qui suivît ses enjambées. »
Aussi n'était-il pas un étranger de distinction traversant Paris, pas
un prince en visite qui ne recherchât la connaissance de M. Necker,
tout comme de nos jours les étrangers qui s'intéressent au sort de
notre pays rendent également visite aux membres du gouverne-
ment et à ceux qu'ils considèrent comme leurs héritiers présomptifs.
Le salon de M. Necker était devenu ce que nous appellerions de
nos jours un salon d'opposition, où les anciens habitués de l'hôtel
Leblanc se rencontraient avec ces grands seigneurs éclairés auprès
desquels M. Necker avait trouvé un si chaleureux concours. Les
questions littéraires et académiques y tenaient moins de place
qu'aux anciennes réunions du vendredi; mais on y causait des
nouvelles du jour; on y gémissait sur l'abandon des plans de
M, Necker; on y critiquait les actes de ses successeurs, et le
maître de la maison prêtait probablement à ces propos une oreille
moins distraite qu'au temps où il ne se mêlait à la conversation que
par un : « Plaît-il? » distrait.
Ce qui contribua singulièrement à grandir M, Necker dans l'es-
prit de ses contemporains, ce ne fut pas seulement l'incapacité de
ses successeurs, ce fut aussi la manière élevée et digne dont il
occupa ses loisirs. Notre temps est accoutumé à voir les hommes
d'état passer de la politique aux lettres et chercher dans des tra-
vaux de philosophie, d'histoire ou de critique l'emploi des années
dont la mobilité de nos institutions leur assure la liberté. Mais c'é-
tait chose nouvelle alors de voir un ministre disgracié s'occupant
encore d'études désintéressées et travaillant par là au bien de l'état
qu'il ne pouvait plus servir. Pas si désintéressées cependant, pour-
rait-on dire, car, dans son Traité sur l' administration des finances,
M. Necker cherchait à défendre ceux des actes de son administra-
tion qui avaient soulevé certaines critiques et à développer les
réformes dont sa disgrâce l'avait empêché d'essayer l'application.
<f M. ;Necker, disait assez méchamment M"" de Marchais (sans
doute après la brouille), aime la vertu comme on aime sa femme
et la gloire comme on aime sa maîtresse. » C'est surtout l'amour
56 REVUE DES DEUX MONDES.
de sa maîtresse, je veux dire la gloire, qui inspirait à M. Necker
ce premier ouvrage, où l'on trouve cependant une exposition
assez claire et complète de notre ancienne organisation finan-
cière. Mais c'était un sentiment moins personnel qui lui dictait,
en 1785, son ouvrage sur l'Importance des opinions religieuses,
ouvrage dont, au point de vue philosophique, l'argumentation
et les conclusions sont peut-être un peu vagues, mais dont l'in-
spiration est profondément chrétienne. La sagacité de M. Necker
sentait bien tout ce qu'il y avait d'étrange dans la préten-
tion, ouvertement affichée par ses amis les philosophes, de com-
mencer la réforme d'une société par la destruction de ses croyances
et d'appeler un peuple à la liberté en renversant la plus solide
des barrières qui puissent contenir ses écarts. Cette prétention,
qui de nos jours s'affirme plus hardiment que jamais, trouvait déjà
en M. Necker un vigoureux contradicteur. Il y a tel passage dans
son ouvrage qui semble écrit d'hier et qu'on dirait à l'adresse des
modernes sectateurs de la morale laïque et indépendante. « On
n'entend parler, dit-il, depuis quelque temps, que de la néces-
sité de composer un catéchisme de morale où l'on ne ferait aucun
usage des principes religieux, ressorts vieillis et qu'il est temps
de mettre à l'écart. On attaquerait plus sûrement ces principes si
l'on parvenait jamais à les présenter comme inutiles au maintien
de l'ordre public et si les froides leçons d'une philosophie politique
pouvaient tenir lieu de ces idées sublimes qui, par le nœud spiri-
tuel de la religion, lient les cœurs et les esprits à la plus pure mo-
rale. » Il faut croire que la rédaction de ce catéchisme présente
quelques difficultés, puisque depuis un siècle qu'on s'en occupe,
il n'est pas encore terminé. Souvent, le titre même de l'ouvrage
l'indique, c'est chez M. Necker l'homme public qui se préoccupe
de l'influence de la religion et qui s'indigne à la pensée des con-
solations qu'on veut ravir « à cette classe infortunée dont la jeu-
nesse et l'âge mûr sont dévorés par les riches et que l'on aban-
donne à elle-même quand le moment est venu où elle n'a plus de
forces que pour prier et pour verser des larmes.» Mais parfois c'est
une pensée plus vraiment philosophique qui l'anime, et le souci de la
condition humaine lui inspire d'assez beaux passages en faveur de
l'existence de la divinité et de la perpétuité de notre être. On me
pardonnera de citer ici un morceau, un peu long peut-être, où
l'auteur du Compte-rendu parle sur un ton d'émotion simple et
sincère qui n'était pas commun de son temps :
On ne peut méditer profondément sur les merveilleux attributs de la
pensée; on ne peut arrêter son attention sur le vaste empire qui lui
a été soumis; on ne peut réfléchir sur la faculté qui lui a été donnée,
LE SALON DE M""* NECKER. 57
de fixer le passé, de rapprocher l'avenir, de ramener à elle le spectacle
de la nature et le tableau de l'univers, et de contenir, pour ainsi
dire, en un point, l'infini de l'espace et l'immensité des temps; on ne
peut considérer un pareil prodige, sans réunir à un sentiment conti-
nuel d'admiration l'idée d'un but digne d'une si grande conception et
digne de celui dont nous adorons la sagesse. Pourrions-nous cepen-
dant le découvrir, ce but, dans le souflle passager, dans l'instant fugitif
qui compose la vie? pourrions-nous le découvrir dans une succession
d'apparitions éphémères, qui ne sembleroient destinées qu'à tracer la
marche du temps? pourrions-nous surtout l'apercevoir dans ce système
général de destruction, où devroient s'anéantir de la même manière, et
la plante insensible qui périt sans avoir connu la vie, et l'homme intel-
ligent qui s'instruit chaque jour du charme de l'existence? Ne dégra-
dons pas ainsi nous-mêmes notre sort et notre nature, et jugeons,
espérons mieux de ce qui nous est inconnu. La vie, qui est un moyen
de perfection, ne doit pas conduire à une mort éternelle; l'esprit, cette
source féconde de connaissances et de lumières, ne doit pas aller se
perdre dans les ombres ténébreuses du néant; le sentiment, cette douce
et pure émotion qui nous unit aux autres avec tant de charme, ne doit
pas se dissiper comme la vapeur d'un songe; la conscience, ce rigide
observateur de nos actions, ce juge si fier et si imposant, ne doit pas
avoir été destiné à nous tromper; et la piété, la vertu, ne doivent pas
élever en vain leurs regards vers ce modèle de perfection, objet de
leur amour et de leur adoration. — Il y a donc, n'en doutons pas,
quelque magnifique secret derrière tout ce que nous voyons ; il y a
quelque étonnante merveille derrière cette toile encore baissée; et de
toutes parts, autour de nous, nous en découvrons les commencemens.
Qu'on nous laisse seulement l'idée d'un Dieu; qu'on ne nous enlève
point notre confiance dans l'existence de ce souverain maître du monde,
et c'est en nous unissant intimement à cette grande pensée que nous
pourrons défendre nos espérances contre tous les raisonnemens méta-
physiques auxquels nous ne serions pas préparés.
L'ouvrage de M. Necker, qui arrachait à Buffon mourant un der-
nier cri d'admiration, fut cependant reçu avec plus de respect que
d'enthousiasme. Les conclusions de cet ouvrage étaient trop con-
traires à l'esprit de la société au milieu de laquelle il vivait et n'a-
vaient rien qui pût plaire à des hommes dont un grand fonds d'in-
souciance composait presque toute la philosophie. Mais ceux-là
même ne pouvaient méconnaître que l'esprit de M. Necker n'ha-
bitât une sphère singulièrement plus élevée que celle de ses adver-
saires politiques. De cette supériorité personne n'était plus con-
vaincu que la propre fille de l'auteur. Germaine Necker, qui à cette
date n'avait pas encore quitté le toit paternel, avait été mise par
5B KEYOE DES DEUX MONDES.
son père dans le secret de cette publication préparée en silence,
et dans ce journal dont j'ai déjà cité quelques fragmens, elle tra-
duisait son admiration sous cette forme un peu emphatique qui,
chez la jeunesse, ne prouve rien contre la sincérité des sentimens :
Nous avons été nous promener, mon père et moi, sur le eoir. Le soleil
étoit prêt à se coucher, la nature éioit si belle! Ah! qu'un grand homme
est mieux pigicé au milieu des grandes merveilles de la création que
parmi la foule de ses semblables; que cette analogie le dégracie ! tandis
que, seul de son espèce, il semble par son génie ressaisir l'empire du
monde et relever l'homme à la plus haute dignité dont il suit suscep-
tible! Nous avons parlé du nouvel ouvrage auquel il travailloit. Je
croyois qu'il lui donneroit pour litre : de, l'hxistence ck Dieu, mais ce
sera : de rimpoi^tance des idéef religieuse?; il trouve que ce titre se rap-
proche plus de ses premières occupations et semble indiquer les vues
d'un homme d'état. Il faut donc obtenir des hommes la permission de
les entretenir de l'élernité en leur parlant du présent, et ils appelle-
roient vain et inutile tout ce qui n'auroit que l'âme et l'immortalité
pour objet, Mais quelle belle idée que cet ouvrage pour mon père 1 quel
noble début je m'imagine! quelle sublime excuse aux hommes de leur
parler de Dieu! quelles armes foudroyantes contre ceux qui voudroisnt
jetter si haut le ridicule! qu'il est beau de faire sentir par quelles véri-
tés l'homme d'état peut se détacher des grands intérêts qui l'ont si
vivement agité et quelles consolations, sans bornes comme sa pensée,
il peut retrouver dans sa retraite! Ah! je vois l'ouvrage; il m'apparoit,
mais il disparoit aussitôt, et j'attends de le lire pour retrouver ce que
je sens et ce que je ne puis dire.
Je crois que, si on donnoit à tous nos amis à deviner quel ouvrage
mon père fait, aucun ne le nommeroit. M. de Guibert lui-même seroit
bien loin de le deviner. Cette idée frappera peut-être son imagination:
un grand liomme qui vient appuyer de tout son génie ce que tant d'es-
prits ont voulu ébranler, un homme passionné d'amour des homaies
qui veut, au-delà de sa tombe, au-delà de leur tombe, servir à leur
bonheur. Toutes ces idées en foule pourront lui faire aimer ce sujet;
mais il est trop ambitieux, mais il est trop plein de vie, mais il se sent
trop ces facultés puissantes qui peuvent remuer le monde, pour les en
détacher et les élever à cette hauteur sublime où le génie pt ut trou-
ver le repos. C'est là seulement qu'il peut l'y trouver.
Cependant Germaine Necker ne pouvait se dissimuler que ces
nobles préoccupations ne suffisaient pas à remplir tout entière l'âme
de son père, et que la pensée de M. ISecker se tournait souvent,
avec regret, vers ces jours passés où son action s'exerçait direc-
tement sur les affaires. Elle s'affligeait alors de sentir que son
ardente affection ne suffisait pas à remplir une existence qui lui
LE SALON DE M""* NECKER. 59
était si chère, tout en confessant, avec cette sincérité qui faisait le
charme de sa nature, qu'elle-même aurait reculé s'il lui avait fallu
faire à son père le sacrifice de ses jeunes ambitions et s'enfermer
avec lui dans la solitude.
Ce 16 août.
M. de Castries et M. de Lessart sont venus dîner hier ici. Tristesse que
de semblables visites causent à mon père. 11 ne peut pas supporter la
société des ambitieux; je voudrois qu'on écrivît sur la porte de notre
maison : Ici, on ne loge que ceux qui reviennent; bonne auberge pour
le retour. Faut-il me l'avouer à moi-même? oui, je le crains, mon père
n'aime pas tout ce qui lui rappelle une place qu'il regrette encore, et
comment ne pas la regretter avec une certitude aussi grande de ses
talens? Une carrière si belle dans laquelle il seroit encouragé par l opi-
Hion; une gloire qui flatteroit son cœur et dont les signes seroient la
prospérité d'une nation; l'exercice de son génie dans un espace aussi
immense, le présent, l'avenir, la France, l'Europe. L'ouvrage qu'il a
fait, je l'espérois, le rendroit peut-être insensible à toutes les conversa-
tions sur les atïaires ; je lui disois souvent qu'après avoir appris aux
hommes tout ce que l'on peut faire, après leur avoir donné la mesure
de son génie, il se sentiroit quitte envers eux et n'éprouveroit plus le
remofdou le tourment de l'inexercice de ses facultés; mais en se déve-
loppant à lui-même des idées qui étoient plus confusément dans sa
tête, en observant de plus près encore la richesse de la France et le
malheur des peuples, il éprouve un tourment d'un autre genre que
celui de Tantale. Il voit tomber le plus beau des édifices, et sa forte main
qui le soutiendroit est trop loin pour y atteindre. Mais il se cache à
lui-même ce sentiment, j'ai soin de l'imiter; cette place est entre nous
comme une maîtresse infidèle ; nous n'en disons que du mal, mais si
elle revenoit, le language changeroit.
C'étoit à Coppet que mon père étoit le plus heureux. On respire en
ce heu l'indépendance; toutes les idées ambitieuses paioissent si petites
auprès de ces monts qui touchent aux cieux. Les hommes qui vous envi-
ronnent sont heureux; un rempart formidable vous sépare de la France.
Une patrie qu'on a quitté dès l'enfance retrace au cœur les souvenirs
et le calme de cet âge. On l'a quitté jeune, on y revient au commence-
ment de ia vieillesse, et l'intervalle qui sépare ces deux époques semble
un rêve dont le souvenir est étranger à l'ame. Les années qui sont
au-devant de vous doivent ressembler à l'instant présent; jeune, on
demande à l'avenir surtout de ne pas ressembler au présent; plus âgé,
l'on craint tout ce qu'on ne connoit pas. Eu Suisse, on est environné
d'hommes qui ne retraçoient pas à mon père les idées de puissance,
qui en ignoroient le nom, n'en concevoient pas le désir; en France,
dans la société, on ne jouit que par elle. La gloire vous environne à
60 REVUE DES DEDX MONDES.
une certaine distance ; mais ceux qui vous approchent ne sentent que le
pouvoir et la réputation ; l'éclat des actions, des écrits demande une
autre perspective. Dans la société, ce qu'on a été nuit à ce qu'on est;
un ministre hors de place est une femme qui n'est plus belle, mais elle
doit souhaiter de vivre avec ceux qui ne l'ont pas vu dans sa jeunesse.
Je le sais, sans doute on s'élève par l'ame, par la pensée au-dessus
de ce petit cercle qui vous entoure ; on voit par-dessus leur tête les
hommes de tous les tems et de tous les pays; on voit l'éclat de la gloire
et de la vertu, mais je le sens, sur le sommet des Alpes on est mieux
placé pour l'appercevoir. Belle retraite pour mon père qu'une solitude
dans un pays libre, après avoir servi un roi ! Belle retraite lorsque le
cœur a conservé toute sa fierté 1 Qu'il seroit beau encore qu'on vînt là
le trouver pour lui redemander de gouverner de nouveau la France I
Tout ce qu'il feroit là seroit noble ; il pourroit à son choix refuser ou
accepter; ce ne seroit pas comme Gincinnatus à sa charrue qu'on l'iroit
chercher, mais plus près des cieux, et dans le pays où l'homme dans
toute sa dignité est indépendant comme l'air qu'il respire. Ah! je con-
çois comment mon père n'est heureux que là, comment il n'est content
que là de lui-même. Ce mouvement des ambitieux l'agite; ce spectacle
des malheureux l'afflige. Ame noble, ame sublime, c'étoit dans la re-
traite, entre ta femme et ta fille, que tu retrouvois la paix de ton génie I
Mon père a sacrifié au goût de ma mère son penchant infini pour
la Suisse; il eût été malheureux de son malheur, mais il n'est pas heu-
reux de son bonheur. Pour moi je le sais, je m'en afflige, je craignois
mortellement qu'il voulût passer sa vie dans sa terre ; qu'il me par-
donne, je n'ai pas encore assez fait provision de souvenirs pour vivre
sur eux le reste de ma vie. Ce n'est point les illusions, les plaisirs qui
me retiennent, mais mon cœur qui l'adore trembleroit cependant si
la porte à jamais se refermoit sur nous trois. Un moment encore et
peut-être je le suis dans la solitude. Si par un malheur affreux il se
trouvoit sans autre lien que moi, je me devouerois à lui, j'arracherois
toute autre idée de mon cœur. Il m'en couteroit peut-être, mais si je le
rendois plus heureux, un moment de sa joie vaut mieux que la peine de
toute ma vie. Si de nouveaux devoirs me retenoient, je l'attirerois vers
moi. Détournons ma pensée d'une image funeste; souvent on se tour-
mente à se représenter des malheurs auxquels peut-être on ne survi-
vroit pas.
La solitude effraie une âme de vingt ans
et point n'est besoin d'être Gélimène pour éprouver ce sentiment.
M. Necker pensait si peu, au reste, à refermer la porte de Goppet sur
sa femme et sur sa fille, qu'il était précisément au moment de con-
clure le mariage de celle-ci avec M. de Staël. Ce qui achèverait de
montrer, s'il en était besoin, que dans leur recherche d'un gendre
LE SALON DE M'"* NECKER. 61
M. et M""® Necker n'étaient pas mus uniquement par des considéra-
tions d'éclat extérieur, c'est qu'il n'aurait dépendu que d'eux d'ac-
cepter pour leur fille une alliance bien autrement brillante. Le prince
George-Auguste de Mecklembourg, frère du duc régnant, demanda sa
main. A la vérité, l'âge du prétendant (il avait plus de quarante ans),
et la franchise avec laquelle il avouait rechercher la main deM"^Nec-
ker, <( parce qu'étant cadet de famille et depuis vingt ans major
dans l'armée impériale, il avait été forcé de contracter des dettes
considérables, » n'étaient peut-être pas des titres qui parlassent
très haut en sa faveur. Mais si les parens de la jeune fille avaient été
surtout sensibles aux argumens de la vanité, ils auraient pu être
flattés d'un mariage qui aurait fait d'elle la belle-sœur du roi d'An-
gleterre. M. Necker n'hésita pas cependant, et pour se tirer d'affaire,
il écrivit au prince une lettre fort honnête^dans laquelle il s'excusait
de décliner l'honneur de son alliance en invoquant d'autres enga-
gemens « qui, disait-il, n'étaient pas encore conclus, mais qu'il ne
pouvait rompre avec délicatesse si ses propositions étaient accep-
tées. » Le prince battit en retraite, et quelques mois après Germaine
Necker, ainsi que nous l'avons déjà vu, devenait ambassadrice de
Suède.
Le mariage de M"^ de Staël allait donner au salon de ses parens
un lustre nouveau. Bien qu'elle demeurât avec son mari à l'hôtel
de l'ambassade de Suède, qui était situé rue du Bac (la rue du
fameux ruisseau), et qu'elle y tmt même un assez grand état de
maison, cependant le plus grand nombre de ses soirées se passait
rue Bergère et tous ses étés à Saint-Ouen. Sa présence donnait une
animation singulière à la conversation, dont elle était devenue la
reine, au détriment de sa mère un peu éclipsée. Les beaux jours de
M'"* Necker, il faut le dire, commençaient à passer. Sa santé avait reçu
quelques années auparavant une grave atteinte dont elle ne se
releva jamais, et qui, sans éteindre l'ardeur de ses sentimens,
avaient abattu la vivacité de son esprit. Ses amis, ses admirateurs
Thomas, Buffon, Diderot étaient morts ou mourans. L'ancien
cercle de la rue Gléry se renouvelait en s' agrandissant, et peu à
peu c'était M'"* l'ambassadrice (ainsi appelait-on M'"* de Staël dans
le salon de sa mère) qui en devenait le centre. D'ailleurs les ques-
tions politiques, auxquelles M™^ Necker avait toujours eu peu de goût,
prenaient de plus en plus le pas dans la conversation sur ces ques-
tions littéraires qui avaient été la passion de sa jeunesse, et chacun
sentait confusément que le jeu devenait trop sérieux pour s'en tenir
aux simples amusemens de l'esprit. Dans ces conversations, au con-
traire M'"* de Staël excellait, et nulle femme ne l'a égalée dans l'art
de rattacher aux considérations les plus élevées ces incidens par-
fois assez mesquins qui sont le train courant de la politique. Le
62 REVOE DES DECX MONDES.
salon de la rue Bergère devenait donc en réalité le salon de M™^ de
Staël; c'était bien son esprit, et non plus celui de sa mère, qui en in-
spirait les propos. Des sentirnens qui animaient à la veille de la
révolution cette société d'élite, il existe un témoignage intéressant
et fidèle, ce sont les dépêches diplomatiques adressés par M. de
Staël à son souverain Gustave III, dont les originaux sont aux
archives de Stockholm (1). Toute la partie de ces dépèches qui a
trait aux affaires de France est manifestement le résumé des con-
versations que M. de Staël entendait dans le salon de son beau-
père. Quel autre, en effet, que le gendre de M. Necker aurait écrit
à son souverain en parlant de la monarchie française : a Cette mo-
narchie ne diffère du despotisme que par l'influence de l'opinion
publique. Elle est la seule sauvegarde du citoyen? » Quel autre
aurait parlé en ces termes de la funeste influence que de mauvais
ministres exercent sur le sort d'une nation ?
On ne peut raisonnablement s'attendre à un changement dans le
sysLèrne politique de la France qui soit utile et permanent tant pour
elle que pour ses alliés que lorsqu'on trouvera dans le conseil du roi
de France des hommes qui aiment plus la gloire de la patrie et la vérité
que leurs places. Je ne doute point que de telles personnes ne puissent
se trouver, mais on ne voudra les employer que le plus tard possible.
Il faut en attendant déplorer tout le mal que fait un gouvernement
faible : il donne l'exemple du relâchement de tous; il éteint l'amour de
la patrie et de la gloire, sentimens qui sont les sources des grandes
vertus sociales, et il y substitue la corruption de l'égoîsme et l'amour
insatiable du plaisir. C'est ainsi que des mauvais minisires préparent des
maux dont on peut à peine calculer la fin et rendent souvent infracteux
les efforts d'un prince sage, puisque le mal réside dans l'avilissement
de toute une génération.
Assurément ni le prédécesseur de M. de Staël, le comte de
Greutz, ni ses collègues les ambassadeurs d'Autriche et d'Angle-
terre, ne tenaient dans leurs dépêches un langage aussi philoso-
phique que ce diplomate de vingt-huit ans, et bien que M. de Staël
ne manquât pas d'esprit, c'est au point de se demander si c'est
bien lui qui tient toujours la plume.
Le jugement qu'on portait dans le salon de M. Necker sur les
conseillers du roi de France était, on le voit, sévère ; en revanche,
(1) Il ne faut pas confondre ces dépêches avec les bulletins de nouvelles que
M""" de Staijl adressait de son côte au roi, et dont M. Geffroy a publit'; d'intéres-
sans extraits. Gustave III devait être un souverain singulièrement bien informé, car
en plus de ces bulletins et dos dépêches de son ambassadeur, celui-ci lui adressait
encore des lettres privées (jui roulaient sur les menus événcmcns de la cour et do la
société.
LE SALON DE M""® NECKER. 68
le ton dont on s'exprimait sur la famille royale était toujours défé-
rent et respectueux. On déplorait l'aveuglement du roi, mais on
rendait justice aux intentions d'un prince vertueux. Quant à la
reine, on la croyait seule capable « d'arracher le bandeau que les
courtisans avaient étendu sur les yeux du monarque. » Chose sin-
gulière, en elïet, et qui n'a pas été assez remarquée, c'est du
monde de Versailles et de Trianon, de la petite cour de Mesdames
tantes ou de celle de Monsieur, parfois même de l'entourage
le plus intime de Marie-Antoinette, que sont partis ces jugemens
sévères, ces rumeurs malveillantes, ces calomnies odieuses qui
sont retombées d'un poids si lourd sur cette tête charmante et
infortunée. Le parti libéral d'alors était plutôt bienveillant pour
elle; il devinait que sous cette apparence frivole se cachait plus
d'intelligence et de résolution que sous les dehors sévères du roi,
et il espérait qu'une fois les premières bouffées de la jeunesse dis-
sipées, cette intelligence, cette résolution, se tournant aux choses
sérieuses, viendraient en aide aux réformateurs. Tels sont les sen-
timens dont M. de Staël se fait plus d'une fois l'interprète dans ses
dépêches :
Plus j'ai le bonheur de voir la reine, plus je suis fort dans l'opinion
que j'ai toujours eue de l'excellence de son caractère. Elle aime la
vérité, et on peut la lui dire si elle est persuadée de la probité et du
désintéressement de celui qui lui parle. En traitant avec noblesse et
franchise, on est sûr de lui plaire, seroit-on même d'une opinion con-
traire à la sienne. Aussitôt qu'elle peut démêler la flatierie et la faus-
seté, elle les prend en horreur, mais comme tous les princes de la terre,
elle ne peut point, pour le malheur de l'humanité, être toujours en garde
contre l'adresse qu'emploient les courtisans pour arriver à leur but,
n'importe de quelle manière et quelles qu'en puissent être les suites.
Quelle impression faisaient éprouver à Gustave IIÎ ces propos un
peu cavaliers de son jeune ambassadeur, sur tous les princes de la
terre, desquels il ne paraît même pas excepter son souverain? Peut-
être la disgrâce où M. de Staël tomba quelques années plus tard
eut-elle pour première origine la liberté du langage qu'il tenait
dans ses dépêches. Gustave 111 devait lui savoir gré cependant de la
manière dont il continuait à parler de la reine. C'est ainsi que M. de
Staël lui écrit, à propos de l'arrestation du cardinal de Rohan :
Il paroît certain que MVl. do Vergeniies et de Galonné sont fortement
contre la reine, et que, loin d'arrêter les bruits qui peuvent lui être
désagréables, ils se plaisent à les exciter. Il est malheureux pour la
reine de n'avoir pas un homme en état de la conseiller, car, avec des
qualités aimables, elle a la force nécessaire pour suivre un excellent
6ll REVUE DES DEUX MONDES,
parti, mais elle a besoin qu'on le lui indique. Sa société n'a pas pour
elle, à ce qu'il paroît, une grande déférence, car, dans le moment pré-
sent par exemple, les Polignac et M. de Vaudreuil sont avec ferveur
pour le cardinal, et le comte d'Artois a montré pour lui le plus vif inté-
rêt. En général, je ne trouve pas qu'on ait pour la reine le sentiment
qu'elle devroit inspirer. Son désir de plaire ne lui a pas réussi, même
autant que cela auroit fait à une particulière. C'est peut-être une
preuve que, malgré la légèreté de ce pays-ci, cette nation a besoin de
trouver chez ses souverains des vertus éminentes, et ne s'attache à eux
que par leur activité.
En rendant ce témoignage à la reine, M. de Staël ne faisait que
reconnaître l'appui qu'elle lui avait prêté dans l'affaire de son
mariage et la bienveillance qu'elle avait témoignée depuis lors à la
jeune ambassadrice. Cette bienveillance avait eu lieu de se mani-
fester le jour de la présentation de M"' de Staël à la cour, qui eut
lieu le 31 janvier 1786. Au moment où elle se préparait à faire à la
reine les trois révérences d'étiquette, la garniture de sa robe, mal
ajustée, se détacha, et le trouble où la jeta ce petit acciJent lui fit
manquer une de ces révérences, probablement la troisième, qui
était la plus difficile, parce qu'en se relevant la personne présentée
faisait le simulacre de prendre le bas de la robe de la reine pour
la porter à ses lèvres. Comme M'"* de Staël devait, après sa présen-
tation, assister à un grand dîner de quatre-vingts couverts donné
en son honneur, l'embarras que lui causait le désordre de sa toi-
lette de cour était grand. Elle se fût trouvée fort en peine avec
sa garniture pendante si la reine ne l'eût avec bonté fait entrer
dans ses appartemens particuliers et n'eût fait rajuster la garni-
ture par une de ses femmes pendant qu'elle s'efforçait, par ses
propos bienveillans, de remettre de son émotion la jeune ambas-
sadrice. Ce petit incident fit assez de bruit et donna lieu immé-
diatement à un quatrain qui n'avait au reste rien de désagréable
pour M™* de Staël :
Le timide embarras qui naît de la pudeur,
Bien loin d'être un défaut, est une belle grâce.
La modeste vertu ne connaît pas l'audace,
Ni le vice effronté l'innocente rougeur.
Quelque temps après, la reine devait encore donner à M™^ de
Staël une nouvelle marque d'intérêt d'une nature plus délicate et
plus intime. Le jeune ménage de Staël vivait largement à Paris et
menait à l'hôtel de l'ambassade assez grand train d'élégance. La
reine, qui avait été mêlée aux négociations du mariage, savait de
quelles ressources il pouvait disposer, et, craignant sans doute que
ces ressources ne fussent pas tout à fait en proportion avec d'aussi
LE SALON DE M""^ NECRER. 65
grandes dépenses, elle fit, par l'intermédiaire de M. Necker, par-
venir à la jeune femme d'amicales représentations. C'est ce qui
résulte de cette lettre familière, adressée par M™" de Staël à son
mari :
Ce lundi. SaintOuen.
Je te prie, mon cher ami, d'inviter M'"* de Simiane pour notre dîner
de jeudi. Ce n'est pas une personne de plus qui augmente un dîner, et
quoi qu'on en dise, nous ne nous ruinerons pas. Cet on, au reste, n'est
à dédaigner. C'est tout simplement la reine qui a fait dire à mon père
par M. de Castries qu'elle craignoit que nous ne nous dérangeassions et
qu'il prît garde à nous. Voilà mon père qui a saisi cette occasion pour me
moraliser, car il a été {"ort frappé de l'avertissement et surtout fort touché
de la bonté de la reine. 11 t'en parlera sûrement, mais je ne crois pas qu'il te
le dise aussi vivement qu'à moi, car je trouve comme lui qu'on est embar-
rassé de dire qu'on aime des personnes de ce rang-là : il y a tant de gens
qui le feignent. Dans le fait j'ai toujours remarqué qu'il la louoit avec une
manière à lui sur la justesse de son esprit, sur son élévation, sur sa bonté,
qu'il repoussoit toute espèce d'attaque qu'on vouloit lui faire en sa pré-
sence et surtout qu'il devenoit triste quand on lui disoit qu'elle lui avoit
conservé de l'intérêt. Le talent des femmes, c'est les observations fines,
et je devine tous les mouvemens de ce que j'aime.
Tu vas demain à Versailles; tu feras mes complimens à M. de Ver-
gennes; cela lui fera plaisir (1). Tu voudras bien ordonner le dîner.
Seize entrées me paraissent suffisantes; les leçons de la reine opèrent
comme tu le vois. Adieu, mon cher ami.
Ces sentimens bienveillans de la reine pour M. Necker et pour
sa fille devaient recevoir une première atteinte lors du différend
public de M. Necker avec M. de Calonne. On sait que, dans son dis-
cours d'ouverture à l'assemblée des notables de 1787, M. de Calonne
mit en doute, implicitement du moins, l'exactitude du Compte-rendu
en évaluant à 110 millions le déficit annuel qu'il accusait, mais en
s'efTorçant d'établir qu'au moment où M. Necker était sorti des
affaires, ce déficit montait déjà à 60 millions. Piqué au vif de se voir
attaquer ainsi dans son exactitude de calculateur et dans sa loyauté
d'homme public, M. Necker sollicita du roi la faveur d'une discussion
contradictoire devant l'assemblée des notables, et ne pouvant l'obte-
nir, il publia en réponse aux assertions de M. de Calonne un Mé-
moire justificatif. Le roi avait fait dire à M. Necker de demeurer tran-
quille en l'assurant qu'il tenait le Compte-rendu pour fidèle. Il fut
(1) Les relations de M. Necker et de M. de Vergennes étant des plus mauvaises, il
ne faut évidemment voir dans cette commission qu'une plaisanterie.
TOMK XLIII. — 1881. 5
66 BEVDE DES DEUX MONDES.
irrité à son tour de ce que cette assurance n'eût pas suffi à détour-
ner M. Necker d'une justification publique, et il lui fit signifier par le
baron de Breteuil une lettre de cachet qui l'exilait à quarante lieues
de Paris. Cette mesure, qui autrefois aurait paru fort simple et
même assez douce comme punition infligée à une désobéissance,
excita cependant, les temps étant changés, un cri universel. Les
amis de M. Necker jetaient feu et flamme contre un ordre d'exil
qui lui donnait vingt-quatre heures pour quitter Paris au moment
où sa femme était malade, sa fille prête d'accoucher. Les indif-
férens même prenaient parti pour lui, et c'était peut-être M. Necker
lui-même qui s'accommodait le plus philosophiquement de sa mésa-
venture, ainsi qu'on va le voir par une lettre qu'il écrivait à sa fille,
de Fontainebleau, en route pour son lieu d'exil :
Ma chère Minette,
Toutes réflexions faites et pleins de respect pour ton dernier conseil,
nous partirons demain de grand matin pour Château-Renard, à moins
d'incident imprévu ; je crois que le château est convenable, puisque
toutes les automnes il a été habité par les deux familles d'Outremont et
de Fougeret; quant aux dehors, je n'en ai nulle idée; je redoute les
goûts décidés de ta chère maman en bien et en mal ; cependant elle
se met en route de bon cœur... Tu ramasseras dans la semaine toutes
les nouvelles ; nous avons été mis au courant par Germani et encore
plus par tes lettres, qui sont un voyage rapide, mais fort amusant. Mais
tout cela n'est pas ma bonne Minette, dont je me sens séparé depuis
bien longtemps et que je serai bien ravi de revoir. La chère maman
se livrera au plus parfait repos que son état nécessite. Je ne puis
m'empêcher parfois de sentir qu'on nous ti?aite durement en nous
obligeant à tout ce remue-ménage. Ce n'est pas à cause de moi, mais
une femme qu'on scait fort malade, une fille déjà ronde comme un
tambour, tout cela change bien la nature d'un exil. Je suis un peu plus
animé sur tout cela depuis que je suis plus rendu à moi-même, et aussy
depuis que j'ai éprouvé tous les inconvéniens qui naissent d'un éloi-
gnement sans habitation : et encore depuis que j'ai vu que le mot
transitoire, que j'avois placé dans une lettre au baron de Breteuil, n'a
fait aucun effet. Nous aurons tous le temps de moraliser là-dessus. Un
grand dédommagement, un grand contrepoids, c'est l'intérest public;
sans cela... Mais ce n'est que par toi que je saurai bien tout.
L'animation de M. Necker n'était rien auprès de celle de sa fdie.
« Je ne saurois, écrivait-elle plus tard, peindre l'état où je fus à
cette nouvelle ; cet exil me parut un acte de despotisme sans
exemple ; il s'agissoit de mon père, dont tous les sentimens nobles
LE SALON DE M'^* NECKBR. 67
et purs m'étoient intimement connus ; je n'avois pas encore l'idée
de ce que c'est qu'un gouvernement, et la conduite de celui de
France me paraissoit la plus révoltante de toutes les injustices. »
La mainlevée de la lettre de cachet, qui survint au bout de deux
mois, ne suffit pas à l'apaiser, et elle écrivait à son mari, du châ-
teau de Marolles, près de Fontainebleau, où elle avait été rejoindre
ses parens :
Je te remercie, mon cher ami, de la lettre que tu m'as écrite par
M'^'de Beauvau; j'étois déji fâchée contre toi de ce que M. de Grillon ne
m'avoit rien apporté de ta part. Tu vois bien que la reine ne s'est pas
mieux conduite pour toi dans cette occasion que dans l'autre, car il étoit
bien simple qu'elle te fit part de la levée de la lettre de cachet, et c'est
un genre d'attention qu'il est bien naturel d'avoir et qui est même dans
sa manière ordinaire pour tous ceux à qui elle veutplaire. Je crois donc
qu'il est plus essentiel que jamais de te tenir en arrière; mais si elle
demande à te voir, de lui parler comme nous en sommes convenus,
avec une grande noblesse pour mon père, faisant sentir que la fin de
cet exil iniéressoit plus la reine et le roi que mon père; avec une
grande peine de la froideur et de l'indifférence que la reine t'a per-
sonnellement montrées, et rappelant la discrétion que tu as eue en tout
temps de ne jamais l'entretenir de mon père. Je sens que ce que je
viens d'écrire, ménagé avec ta prudence, développant ce que je n'ai
fait que t'indiquer, et surtout accompagnant tes discours d'un accent
et d'une physionomie à la fois respectueuse et prononcée, seroit très
bon à dire, si c'étoit elle qui t'eût fait demander de venir chez elle...
Tu ne m'as pas répondu à ma lettre sur Fontainebleau. Si ton état, le
caractère de ton roi l'avoit permis, je t'avoue que je n'aurois plus remis
le pied à Versailles après l'exil de mon père; il m'eût été doux de me
livrer à ma fierté en m'en bannissant pour toujours. Mais comme notre
position rend cette résolution d'éclat impossible, je trouve qu'on n'an-
nonce point le désir de plaire à la reine en lui faisant sa cour une
fois ou deux et en passant quelques jours à jouir de la chasse et des
spectacles qui, à mon âge, peuvent attirer sans qu'on me soupçonne
d'intrigue ou d'amour de la faveur. D'ailleurs M. de Montmorin étant
ton ministre, je serai plus agréablement à Fontainebleau cette année
que du temps de ton Vergennes. Adieu, mon cher ami.
L'exil de M. Necker ne devait, par un retour facile à prévoir,
précéder que de peu de temps sa rentrée aux affaires. La situa-
tion allait en s'aggravant chaque jour. Chacun commençait à com-
prendre, suivant l'expression du marquis de Mirabeau, « que le
colin-maillard prolongé conduirait à la culbute générale. » Les
dépêches de M. de Staël rendent à son souverain un compte fidèle
de l'état des esprits, qu'il décrit avec beaucoup d'animation et de
68 HEVDE DES DEUX MONDES.
sagacité. Près d'un an avant la convocation des états-généraux, on
y rencontre ce mot de révolution que le duc de Liancourt devait
faire retentir pour la première fois aux oreilles de Louis XVI
étonné, le matin de la prise de la Bastille :
Il paroît, écrit-il au mois de novembre 1788, que le parlement est
décidé à n'enregistrer aucun emprunt sans la promesse des états-géné-
raux, et l'argent devient si nécessaire qu'il est presque certain qu'on
mettra dans le préambule qu'on les assemblera dans deux années. Ce
grand pas fait, il ne sera plus, je crois, au pouvoir de la cour de sus-
pendre le mouvement des esprits, et les notables, choisis par le roi,
sans pouvoir légitime, ont donné cependant assez de preuves de cou-
rage pour faire pressentir ce que seront aujourd'hui les états-généraux.
Je ne sais si c'est un bien pour cette nation qu'une si grande révolu-
tion, mais ce qui est bien remarquable au moins, c'est que cette nation
soit la première dans laquelle les finances seront la cause des plus
grands événemens et qu'un seul homme (M. de Galonné) aura mis le
roi plus dans la dépendance de la nation que toutes les guerres et les
malheurs des dernièies années de Louis XIV ne l'avoient placé. Il faut
avouer aussi que les esprits sont entièrement changés. Les philosophes
les ont animés; mais, plus que tout, l'inconsidération dans laquelle
les ministres du roi l'ont fait tomber a inspiré à tous ses sujets un
courage fondé sur l'opinion de sa faiblesse. Dans le moment présent,
il me semble que toute l'Europe doit bien vivement s'intéresser aux
événemens qui se passeront en France dans cette année, car la con-
stitution politique de ce royaume doit influer sur ses relations poli-
tiques.
Lorsque M. de Staël prend ainsi à partie l'homme qui a fait plus
de mal à la monarchie que les guerres et les malheurs de Louis XIV,
il n'est pas malaisé de deviner quel est dans sa pensée celui qu'il
faudrait lui donner comme successeur et qui pourrait encore tout
réparer. Mais cette opinion n'était pas seulement celle du petit
groupe qui entourait M. Necker, elle était partagée par la France
entière, et jamais Louis XVI n'a mieux répondu au vœu de la nation
que le jour où, par l'intermédiaire du comte de Mercy, il fit pro-
poser à M. Necker d'entrer au Contrôle-général. Aussi, dans le nou-
veau brevet délivré à M. Necker n'est-il plus question de ces res-
trictions que nous avons remarquées dans le premier, et il semble,
au contraire, que, en rédigeant ce brevet, on se soit préoccupé
d'accumuler tous les témoignages de confiance :
Louis, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre, à notre
amé et féal le sieur Necker, salut.
La place de contrôleur-général de nos finances dont étoit pourvu le
LE SALON DE M™® NECKER. 69
sieur Lambert étant vacante par sa démission, nous avons jugé ne pou-
voir faire un meilleur choix que celui de votre personne pour admi-
nistrer un département aussi important au bien de notre royaume. Les
preuves que vous nous avez déjà données de votre zèle pour le bien de
notre service nous persuadent que vous répondrez dignement à la
confiance dont nous vous honorons. A ces causes et autres à ce nous
mouvant, nous vous commettons, ordonnons et établissons pour, en qua-
lité de directeur-général de nos finances, nous en rendre compte,
avoir entrée, séance, voix et opinion délibérative en notre conseil royal
des finances et pour vous jouir et user de la ditte commission aux hon-
neurs, autorités et pouvoir qui y appartiennent sur le fait de nos
finances.
La nomination de M. Necker fut saluée d'un bout à l'autre do la
France par un long cri de joie. Ceux que M. Necker devait retrou-
ver plus tard sur les bancs de l'Assemblée constituante parmi ses
adversaires les plus violens se signalaient des premiers par leur
enthousiasme, et peut-être ne lira-t-on pas sans curiosité la lettre
suivante du fougueux abbé Maury, qui devait plus tard diriger
contre M. Necker les traits de son amère et incisive éloquence :
Saint-Brice, 11 septembre.
Je fus l'un des premiers, madame, et certainement l'un des plus sin-
cères de tous les empressés qui accoururent chez vous dès que j'appris
la grande nouvelle que j'attendois depuis si longtemps et que j'avois
osé vous prédire tant de fois. Il n'y eut bientôt plus moyen de se faire
remarquer par l'hommage de sa joie. Je respectai vos embarras; je
n'aspirai plus qu'au mérite de la discrétion et je quittai Paris au mo-
ment où le public commençoit à se faire honneur dans mon esprit, ce
qui ne lui arrive pas souvent. Je me serois contenté de parler sans
cesse de vous et du grand homme dont vous êtes la digne moitié, sans
vous importuner de mes félicitations, et j'aurois été tout près de ne
vous faire ma cour qu'à la Toussaint. Mais il n'y a pas moyen de suivre
un plan si sublime. Le superbe ouvrage (1) de M. Necker que je viens
de lire avec autant de respect que d'admiration ne me permet plus de
conserver tant de dignité avec un ministre dont la gloire et le génie
vont faire le bonheur habituel de ma vie. C'est le triomphe de la vertu,
de la dialectique et de l'éloquence. Jamais on ne donna tant d'intérêt
au calcul, jamais personne ne s'est élevé à cette hauteur en montrant
son âme et ses principes. M. Necker n'auroit pas pu prendre un autre
ton, désirer une plus parfaite mesure, s'il eût prévu que son apologie
(1) M. Necker avait fait imprimer en réponse aux attaques de M. de Galonné ua
second Mémoire, qui ne parut, en effet, qu'après son entrée au ministère.
70 REVUE DES DEUX MONDES.
suivrait de si près son entrée au conseil. Son rappel a été le retour de
Camille. Dites-lui bien, madame, qu'après ces acclamations générales,
il ne lui est plus permis d'abaisser ses regards sur ses vils ennemis ni
même de croire qu'il en ait encore. Non, sans doute ; il ne doit plus se
souvenir de ces malheureux que la joye publique vient de flétrir. Je leur
pardonne à présent à tous, à M. de Galonné lui-même qui nous a vallu
ce nouveau chef-d'œuvre. Qu'on ne profère plus son nom devant vous
qu'avec reconnoissance. Ce n'est pas dans la maison de Cicéron qu'il
faut maudire Antoine, Verres et Catilina. J'aurois un grand plaisir à
épancher mes sentimens dans cette lettre, mais vous n'aurez pas le
temps de la lire. Il n'y a plus d'autre manière de dialoguer avec vous
que de battre des mains. Agréez, madame, le fidèle hommage de mon
attachement et de mon respect.
Je ne sais quelle impression cette lettre produisit sur M. Necker,
à qui sa femme dut certainement la communiquer. Mais ne dut-il
pas être touché davantage par celle-ci, que lui adressait, au nom
de sa communauté, la supérieure des Ursulines de Saint-Germain
en-Laye, et que je choisis entre bien d'autres semblables?
Monseigneur,
Je me prête avec ardeur à l'empressement de ma communauté qui
désire que je vous fasse part de la joie qu'elle ressent avec l'univers
entier qui rend justice à vos lumières, à voire mérite, à votre grande
intégrité. Quoique nous soyons d'un état à ne pas faire grande sensa-
tion, nous sommes néanmoins citoyennes et nous prenons part au
bonheur du public. Celui de vous voir à la tête des affaires va ramener
l'allégresse. Chacun se félicite d'avoir cet avantage de pouvoir recourir
avec confiance à votre justice, à la bonté de votre cœur, et aux senti-
mens d'humanité dont votre grande âme est remplie. La connoissance
qu'on en a donne une joye universelle, rend le calme et ressuscite l'es-
poir de devenir heureux. J'ose prendre la respectueuse liberté de vous
assurer, Monseigneur, que la nôtre n'est pas médiocre, appressiant
avec un plaisir infini que l'étendue de votre esprit et de vos qualités
soient connus. Nous les admirons et bénissons le Seigneur d'un rappel
qui satisfait tous les sujets dont nous sommes du nombre ; daignez.
Monseigneur, recevoir avec bonté cet hommage et les vœux ardens que
nous ne cesserons d'offrir à Dieu pour tout ce qui peut intéresser votre
illustre personne.
M. Necker eût été assurément bien excusable si de pareils témoi-
gnages de confiance l'eusseîit enivré quelque peu ; mais il s'en
fallait de beaucoup que la confiance générale fût partagée par lui.
(( Que ne m'a-t-on donnée disait-il, les huit mois de l'archevêque
LE SALON DE M"»* NECKER. 71
de Sens ! Aujourd'hui il est bien tard. » Les événemens ne devaient
donner que trop raison à ses pressentimens, et les vrais amis de sa
gloire auraient du souhaiter pour lui, au lieu de ce retour de
prospérité, qu'il mourût, comme Turgot, dans l'opposition et la
disgrâce.
II.
La seconde partie de la carrière politique de M. Necker est loin
d'avoir enrichi les archives de Goppet de docuinens aussi nombreux
que la première. Lorsqu'on 1798, les armées du Directoire enva-
hirent le pays de Vaud, M. Necker, par un sentiment très hono-
rable, fit un triage de ses papiers, et brûla « tout ce qui, disait-il,
aurait pu compromettre quelqu'un, » c'est-à-dire tout ce que ces
papiers devaient contenir de plus intéressant. Ceux qu'il a laissés
subsister ne jettent aucun jour nouveau sur les événemens auxquels
M. Necker a été mêlé. Aussi n'ai-je rien d'autre à faire que de
passer très rapidement sur ces événemens, n'ayant point l'inten-
tion de discuter ni de juger la ligne de conduite que M. Necker a
cru devoir suivre. Je me permettrai cependant une réflexion : c'est
qu'entre ceux qui accusent M. Necker d'avoir, par impéritie sinon
par trahison, précipité les malheurs de la révolution française, et
ceux qui essaient plus ou moins timidement de le défendre, la partie
n'est pas tout à fait égale, car la ligne de conduite qui n'a pas été
suivie est toujours celle dont il est le plus facile de démontrer vic-
torieusement les avantages, 11 ne faut pas un grand effort de saga-
cité pour découvrir que M. Necker a fait une imprudence en accor-
dant la double représentation du tiers, et qu'à la célèbre formule
de Sieyès : Qu est-eeique le tiers-état? Rien, Que doit-il être? Toiit^
on pouvait théoriquement répondre : Le tiers-état ne doit être ni
rien ni tout; il doit être quelque chose. Mais il serait moins aisé
de démontrer qu'un ministre porté au pouvoir par le mouvement
de l'esprit réformateur pût se refuser à cette concession, alors qu'un
des frères du roi s'était publiquement prononcé en ce sens et que
la reine elle-même avait fini par se rallier à un système adopté au resîe
depuis longtemps dans quelques pays d'état et entre autres en Lan-
guedoc. Pas n'est besoin non plus d'avoir beaucoup d'esprit pour rail-
ler, après coup, ceux dont l'enthousiasme un peu crédule rêvait la
transformation pacifique de la monarchie administrative en une mo-
narchie constitutionnelle, et de dire que les concessions du roi et de
ses ministres devaient infailliblement perdre la royauté; mais
encore faudrait-il démontrer qu'en réponse au mouvement des es-
prits, il fût possible à Louis XVI de prendre le ton de Louis XIV, et à
M. Necker l'allure de Richelieu. Grande est sans doute la respon-
72 REVUE DES DEUX MONDES.
sabilité de ceux qui ont ébranlé imprudemment un pouvoir dont ils
ne souhaitaient pas la chute, ou qui ne sont pas venus assez tôt à
son secours. Mais que dire de ceux qui, dans l'assemblée consti-
tuante, unissaient constamment leurs votes à ceux des jacobins
dans l'espérance que le bien sortirait de l'excès du mal, ou qui par
delà les frontières s'associaient à des provocations dont le péril
retombait sur d'autres têtes que les leurs? A vrai dire, je n'aper-
çois entre eux qu'une différence ; c'est que les premiers ont eu par-
fois l'ingénuité de convenir de leurs fautes, tandis qu'on attend
encore la confession des autres et qu'ils n'ont jamais pris la parole
ou la plume que pour injurier leurs adversaires.
Parmi les nombreux reproches dirigés contre M. Necker, je dois
convenir cependant qu'il en est un qui paraît fondé, c'est celui
que lui adresse Malouet d'avoir abordé les états-généraux sans
aucun plan arrêté et d'avoir attendu leur impulsion au lieu de leur
imprimer la sienne. Dans ses Considérations sur la révolution fran-
çaise, M™* de Staël explique cette abstention de M. Necker par le
scrupule d'empiéter sur une initiative qui devait appartenir, selon
lui» aux mandataires de la nation. Mais cette raison dont se conten-
tait ia piété filiale de M"" de Staël dissimule mal le côté faible de
M. îfecker : une irrésolution dans les grandes circonstances, qui
teaait en grande partie à ce que la sagacité de l'esprit lui faisait
apercevoir en même temps les inconvéniens comme les avantages
de chaque détermination sans que la fermeté du caractère vînt jeter
à temps le poids décisif dans un des plateaux de la balance. Quel-
ques années plus tard, lorsque l'éclatante figure de Bonaparte com-
mença d'attirer les regards du monde, ce que M. Necker admirait
surtout chez lui, « c'était une superbe volonté, qui saisit tout, règle
tout et qui s'étend ou s'arrête à propos. C'est la première qualité,
ajoutait-il, pour gouverner en chef un grand empire. On finit par con-
sidérer cette volonté comme un ordre de la nature, et toutes les oppo-
sitions cessent. » N'était-ce point, comme cela arrive souvent, la
faculté dont il se sentait dépourvu que M. Necker admirait le plus
chez Bonaparte? Ce n'est pas à dire cependant que, si M. Necker
eût été doué de cette superbe volonté, il lui aurait été donné de saisir
tout, de régler tout, et que toutes les oppositions se seraient inclinées
devant cette volonté comme devant une loi de la nature. Il aurait
encore fallu, et c'eût été une tâche difficile, associera cette volonté
le monarque infortuné chez lequel l'excès du malheur ne devait
développer que la grandeur morale. Or à cette tâche M. Necker
n'aurait probablement pas mieux réussi au début que Marie -
Antoinette, dont on connaît aujourd'hui les désespoirs, ne devait
réussir plus tard, et parfois même l'indécision du roi vint mettre
un obstacle aux décisions de son ministre. Malouet rapporte sur
LE SALON DE M'"*' NECKEK. 7.3
ce point une anecdote curieuse et peu connue. C'était quelques
semaines avant les journées d'octobre. Malouet, d'accord avec
plusieurs membres influens des états-généraux, avait proposé à
M. Necker et à M. de Montmorin, alors ministres, de faire voter par
l'assemblée constituante le transfert du lieu de ses séances à plus
de vingt lieues de Paris. Ils se croyaient sûrs de la majorité de
l'assemblée ; les ministres avaient donné leur assentiment à la pro-
position de Malouet et lui assignèrent un rendez-vous le soir, à
l'issue du conseil, pour lui communiquer la décision du roi. A
minuit, Malouet se rend chez M. de Montmorin, et après une longue
attente voit arriver M. Necker qui, d'un air contraint, l'informe que
la proposition n'a pas été adoptée par le conseil. Malouet se récrie,
insiste pour savoir les causes d'une résolution dont il prévoyait les
conséquences fatales, et M. Necker finit par lui dire : « Monsieur,
si vous voulez tout savoir, apprenez que notre rôle est bien pénible.
Le roi est bon, mais difficile à décider. Sa Majesté étoit fatiguée.
Elle a dormi pendant tout le conseil. Nous étions de l'avis de la
translation de l'assemblée, mais le roi en s'éveillant a dit : « Non, »
et s'est retiré. Croyez que nous sommes aussi fâchés et surtout plus
embarrassés que vous. »
11 y a une autre accusation, souvent dirigée contre M. Necker,
qui ne me paraît pas avoir la même solidité, c'est celle de s'être
laissé infatuer par la popularité dont il jouissait au point de s'a-
veugler sur les difficultés de la tâche qu'il avait entreprise et d'a-
voir tout laissé aller, comptant sur son ascendant personnel pour
tout arrêter. Je ne crois pas qu'un examen impartial de la con-
duite de M. Necker justifie cette accusation. Sans doute, il était
rentré aux affaires avec le sentiment que la popularité dont il jouis-
sait lui créait une situation bien autrement forte que lors de son
premier ministère et lui permettait une attitude plus indépendante.
Mais il ne se dissimulait pas combien le mouvement impétueux qui
se préparait serait difficile à diriger, et la prévoyance des conseils
que, dans son premier discours (à cause de cela même si mal ac-
cueilli), il adressait aux états-généraux, est là pour en témoigner.
Lorsqu'à ces représentans de la nation réunis pour la première fois
et bouillant d'une orgueilleuse impatience, il demandait « de ne
pas se montrer envieux du temps, de lui laisser quelque choee à
faire et de ne pas croire que l'avenir piit être sans connexion
avec le passé, » il les mettait précieusement en garde contre cette
tendance fatale qui devait perdre en partie l'œuvre de la Consti-
tuante et dont la France moderne a tant de peine à revenir : le
dédain et la haine aveugle d'un passé, à tout prendre plein de
bienfaits et de grands souvenirs. Ëùt-il, même au début, uourri
quelques illusions, il ne devait pas tarder à les perdre en voyant
74 REVUE DES DEDX MONDES.
la violence des passions contre lesquelles il avait à lutter de part
et d'autre et qui devaient bientôt se réunir contre lui. Le mar-
quis de Ferrières raconte dans ses Mémoires que, peu de
jours avant la prise de la Bastille, le comte d'Artois ayant ren-
contré M. Necker qui se rendait au conseil, lui ferma le passage
et, lui montrant le poing, l'apostropha en ces termes : « Où vas-tu,
traître d'étranger? Est-ce la place au conseil, fichu bourgeois?
Retourne-t'en dans ta petite ville, ou tu ne périras que de ma
main. » Lorsque des passions aussi violentes éclataient chez les
défenseurs naturels de la royauté contre le ministre qui allait avoir
à défendre contre l'assemblée les prérogatives du pouvoir exécutif,
il ne lui fallait pas beaucoup de sagacité pour deviner qu'il suc-
comberait sous les coups de tant d'adversaires. Aussi, lorsque le
12 juillet 1789, M. Necker reçut la lettre par laquelle Louis XVI lui
signifiait si imprudemment son renvoi, sa conduite et son langage
montrent qu'il considéra ce renvoi comme une délivrance. Les
conseillers imprudens qui avaient poussé Louis XVI à cette réso-
lution aveugle sans s'assurer les moyens de la soutenir voulaient,
pour empêcher M. Necker d'ameuter le peuple, qu'il fût mis à la
Bastille. Mais le roi, toujours juste envers le caractère de M. Nec-
ker, se porta garant que le ministre disgracié ne chercherait à
exciter aucun trouble qui pût prévenir sa retraite. Sur ce point, la
confiance de Louis XVI ne fut point rrooipée.
On sait que M. iNecker était à table lorsqu'il reçut la lettre et l'ortlre
d'exil du roi. Sans en rien témoigner devant ses convives, il mit la
lettre dans sa poche et continua la conversation. Le dîner terminé,
il prit M"" Necker à part pour l'informer de l'ordre qu'il venait, de
recevoir, et tous deux, sans changer de vêtemens, sans prévenir
leur fille, dont M. Necker redoutait peut-être la douleur indiscrète,
se firent conduire par leur voiture jusqu'au premier relais de posie.
De là, ils prirent la route de Belgique, qui était la frontière la plus
rapprochée, et marchèrent jusqu'à ce qu'ils l'eurent dépassée. Ce
ne fut pas tout. Arrivé à Bruxelles, M. Necker se souvint qu'à la
demande de MM. Hope, les grands banquiers d'Amsterdam, il avait
garanti sur sa fortune personnelle le paiement d'un envoi de grains
assez considérable destinés à l'approvisionnement de Paris. Crai-
gnant que la nouvelle de sa retraite ne suspendît cet envoi et que
la disette n'occasionnât quelque trouble dans la ville, il s'empressa
d'écrire àMM. Hope qu'il maintenait sa caution, dont 2 millions lais-
sés par lui 8LÛ trésor continuaient à répondre. Depuis celte pre-
mière crise ministérielle, qui devait finir d'une façon si tragique,
bien des ministres sont tombés du pouvoir, mais on aurait peine à
en trouver un seul qui ait poussé aussi loin les précautions en vue
de prévenir son rappel.
LE SALON DE M""^ NECKER. 75
Ces précautions furent vaines cependant, etM.Neckerfut rejoint
à Belle par son ancien premier commis, Dufresnede Saint-Léon, qui
lui apporta la célèbre délibération des états-généraux, votée sur la
motion de M. de Lally. Dufresne de Saint-Léon était en outre por-
teur d'une lettre personnelle que Louis XVI adressait à M. Necker
et qui se terminait ainsi : « Vous m'avez parlé en me quittant de
votre attachement; la preuve que je vous en demande est la plus
grande que vous puissiez m'en donner. » Il n'est donc point exact,
ainsi qu'on s'est laissé aller à l'écrire, séduit par le piquant de l'anec-
dote, que cette lettre ait été remise à M. Necker par M"'" de Polignac,
fuyant elle-même devant l'émeute et l'hostilité populaire. Mais il est
vrai que le hasard les fit se rencontrer tous deux à Bâle sous le
toit de cette vieille auberge des Trois Rois, qui a depuis abrité tant
de voyageurs moins illustres, et que dans cette auberge ils eurent
une entrevue. M. Necker désirait assez naturellement savoir des
nouvelles de l'état de Paris. M""' de Polignac, de son côté, n'était
sans doute pas fâchée de savoir quelles étaient les déterminations
de M. Necker, et la curiosité triompha des préventions réciproques.
Ce dut être néanmoins une scène curieuse que cette dernière (1)
rencontre entre le ministre et la favorite qui représentaient les
deux influences si longtemps en lutte à la cour de Louis XVI ; cha-
cun des deux , au fond de son cœur, attribuait à l'autre la respon-
sabilité des malheurs qu'ils s'accordaient à prévoir, et il fallut
toute la bonne grâce naturelle de M""" de Polignac, tout le savoir-
vivre de M. Necker, pour que la conversation demeurât dans les
bornes d'une courtoisie un peu contrainte.
M. Necker ne se faisait, en effet, aucune illusion sur la gravité
des choses, et sa réponse au roi, dont l'original est aux archives
nationales, n'a rien qui sente l'homme enivré de son triomphe :
Je touchois au port que tant d'agitations mê taisoient désirer lorsque
j'ai receu la lettre dont Votre Majesté m'a honoré. Je vais retourner
auprès d'ElIe pour recevoir ses ordres et pour juger de plus près si en
effet mon zèle infatigable et mon dévouement sans réserve peuvent
encore servir à Votre Majesté. Je crois qu'EUe me désire puisqu'EUe
daigne m'en assurer et que sa bonne foy m'est connue, mais je la sup-
plie aussi de croire, sur ma parole, que tout ce qui séduit la plus part
des hommes élevés aux grandes places, n'a plus de charme pour moi et
que sans un sentiment de vertu digue de l'estime du Roy, c'est dans
la retraite seule que j'aurois nourri l'amour et l'intérest dont je ne ces-
serai d'être pénétré pour la gloire et le bonheur de Sa Majesté.
A Basle, ce 23 juillet 1789 (jour où les ordres du roy me parviennent.)
(1) M™* de Polignac mourut à Vienne en 1794, brisée par la secousse et le chagrin
que lui causa la mort de la reine.
76 REVUE DES DEUX MONDES.
Si cette lettre un peu officielle ne paraissait pas un assez sûr
garant de la sincérité de M. Necker, le ton familier et plein d'aban-
don de celle qu'il adressait le lendemain à son frère suffirait à
convaincre les plus incrédules:
Basle, 24 juillet 1789.
Je ne scais pas où tu es, mon cher ami, n'ayant aucune nouvelle de
fraîche datte. Je suis arrivé icy lundy dernier 20 de ce mois, et chaque
jour j'ai eu dans l'idée que je te verrois arriver parce que tu auroispris
cette route en apprenant que j'irois en Suisse de Bruxelles par l'Alle-
magne. J'avois devancé M"" Necker ayant pour compagnon M. de Staël;
nous avons traversé l'Allemagne sans accident sous des noms emprun-
tés. Hier j'ai vu arriver M'"^ Necker et ma fille, qui ont supporté la fa-
tigue du voyage mieux que je ne l'espérois; elles ont été précédées de
quelques heures par M. de Saint-Léon qui m'avoit cherché à Bruxelles
et qui avoit ensuite suivi ma route ; il m'a apporté une lettre du roy et
des états-généraux pour m'inviter et me presser de retourner à Ver-
sailles y reprendre ma place. Ces instances m'ont rendu malheureux ;
je touchois au port et je m'en faisois un plaisir. Mais ce port n'eut pas
été tranquille et serein si j'avois pu me reprocher d'avoir manqué de cou-
rage et si l'on avoit pu dire et penser que tel ou tel malheur je l'aurois
prévenu. Je retourne donc en France, mais en victime de l'estime
dont on m'honore. M"'' Necker partage ce sentiment avec plus de force
encore, et notre changement de plans est un acte de résignation pour
tous deux: Ah! Goppet, Coppet! j'aurai peut-être bientost de justes
motifs de te regretter ! mais il faut se soumettre aux lois de la nécessité
et aux enchainemens d'une destinée incompréhensible. Tout est en
mouvement en France, il vient d'y avoir encore une scène de désordre
et de sédition ouverte à Strasbourg. Il me semble que je vais rentrer
dans le gouffre. Adieu, mon cher ami,
« Si M. Necker avait continué sa route vers la Suisse, dit l'auteur
des Souvenirs d'un officier des gardes-françaises, si passionné-
ment hostile à M. Necker, il n'aurait dépendu que de lui de passer
pour un grand homme qui aurait pu empêcher la révolution. » Ne
laut-il donc pas lui savoir quelque gré du sentiment qui le faisait
sans aucune illusion u rentrer dans le gouffre? » Pour un homme
aussi infatué de sa popularité qu'on l'a prétendu , il eût été bien
excusable de concevoir un peu d'exaltation au moment où tout un
peuple, soulevé d'abord par la nouvelle de son renvoi, allumait
ensuite des feux de joie à celle de son retour. Jamais M. Necker
ne reçut d'aussi incroyables témoignages de l'enthousiasme public
que â^ur sa route de Bâle à Paris, et après sa rentrée au ministère.
Il y a dans les archives de Coppet deux énormes liasses qui sont
LE SALON DE M""^ NECRER. 77
remplies tout entières des adresses que lui faisaient parvenir les
municipalités des plus petites comme des plus grandes villes de
France. J'en choisis une hasard qui émane d'un petit hameau de
Bretagne :
Monseigneur,
Veuillez bien accueillir l'assurance de notre reconnoissance et de
notre amour. Nous vous l'offrons avec une confiance sans bornes. Votre
retour vient mettre le comble à l'allégresse qui a succédé dans nos
cœurs aux sentimens de l'angoisse la plus accablante. Un deuil affreux
couvroit la France et nous déroboit les beaux jours que vos lumières et
vos vertus nous avoient promis. Votre présence, Monseigneur, achève
de la dissiper. Restez avec nous, rendez-nous heureux ; ne soyez plus
sensible aux traits de l'envie. Le zèle patriotique dont vos grandes vues
ont embrasé la France les a brisés. Aux pieds de Louis XVI, entouré de
citoïens, quel monstre oseroit vous attaquer? Pour notre bonheur, pour
la gloire du monarque, demeurez auprès de lui. Jouissez-vous même
d'une place que vous seule pouvez occuper. Elle vous est assignée dans
la postérité comme à Sully, près d'Henri IV. Nous sommes avec un pro-
fond respect, Monseigneur, vos très humbles et très obéissans servi-
teurs.
Les Habitans de Rhuis en Bretagne.
Comment cette popularité si grande devait-elle s'user si rapide-
ment que le départ de M. Necker,au mois de septembre 1790, passa
presque inaperçu au milieu des événemens qui se pressaient ? Ce
fut par la résistance consciencieuse, quotidienne, infatigable, qu'il
opposa pied à pied à la manie de désorganisation dont l'assemblée
constituante était envahie; ce fut par l'indépendance de son lan-
gage et de son opposition aux caprices populaires de cette cohue
délibérante, devenue par l'enivrement de son pouvoir aussi impa-
tiente de la vérité que jamais souverain absolu ait pu l'être. Il n'y
a pas, dans la carrière politique de M. Necker, de période plus
obscure que celle de ces quatorze mois, et il n'y en a pas non plus
qui lui fasse plus d'honneur par la fermeté sans espoir et sans
récompense avec laquelle il combattit des mesures populaires dont
il prévoyait les effets funestes. Ce « fichu bourgeois, » pour reprendre
l'élégante expression de M. le comte d'Artois, s'efforça de mettre
obstacle aux conséquences injustes que comportaient les résolu-
tions précipitées de la nuit du U août, et fit ressortir dans un
mémoire tout ce qu'avait de ridicule la prétention d'abolir les titres.
Ce républicain (car le côté droit de l'assemblée l'accusait de tra-
78 REVUE DES DEUX MONDES.
vailler en secret à l'établissement de la république) rappela plus
d'une fois dans un ferme langage à l'assemblée quelles étaient les
prérogatives indispensables du pouvoir exécutif, et s'il se prononça
en faveur du veto suspensif contre le îj^/o absolu, c'est qu'il pensait
(l'événement lui a-t-il donné tort?) qu'en face d'une assemblée
unique, une arme aussi puissante mise dans la main d'un souverain
aussi faible que Louis XYI, aurait fini par se retourner contre lui.
Ce protestant s'efforça de préserver le clergé d'une spoliation
injuste et de lui faire assurer une dotation convenable. Ce cour-
tisan de popularité blâma la publication du Livre rouge, qui con-
tenait le registre des anciennes dépenses secrètes de la royauté et
couvrit de sa responsabilité des actes auxquels il n'avait point eu
de part. Et quel encouragement recevaient ces efforts que, sans
avoir l'ascendant du génie, il tentait au nom de l'honnêteté et du
bon sens? Ses tentatives de résistance soulevaient les clameurs de
la gauche et excitaient les sarcasmes de la droite. C'était surtout à
ces sarcasmes que M. Necker et les siens étaient sensibles ; car il
leur semblait avec raison que les efforts d'un ministre du roi auraient
dû trouver chez les défenseurs de la royauté un appui plus constant.
Aussi un jour où les aristocrates (c'était le langage du temps)
avaient refusé d'entendre la lecture d'un mémoire de M. Necker,
M'"^ de Staël écrivait à son mari qu'elle était sortie de la salle aussi
indignée que triste, et prête à se trouver mal. M. Necker n'avait
même pas, en effet, la ressource d'essayer sur ses contradicteurs
l'ascendant d'une parole qu'il maniait, sinon avec éloquence, du
moins avec facilité. L'accès de la tribune était interdit aux minis-
tres, et M. Necker en était réduit à lutter contre elle à coups de
mémoires écrits qui se trouvaient le lendemain livrés sans réponse
aux sophismes d'une contradiction captieuse et contre lesquels
s*acharnait souvent l'éloquence de Mirabeau.
On sait quel fut le malheureux succès de l'entrevue préparée
par Malouet entre Mirabeau et M. Necker. « Quelles sont vos pro-
positions, monsieur? avait dit assez maladroitement le ministre à
l'orateur. — Miai proposition, monsieur, est de vous souhaiter le
bonjour, » répondit Mirabeau brusquement, et s'en allant furieux,
il vint trouver Malouet, auquel il dit : a Votre ministre est un sot; il
aura de mes nouvelles. » Depuis cette époque, en effet, Mirabeau
ne perdit aucune occasion de ruiner le crédit de M. Necker et de
contrecarrer ses desseins. Mais sa haine remonterait plus haut,
s'il faut en croire du moins un témoignage assez curieux, bien que
peut-être un peu suspect. C'est celui de Cerutti, cet ex-jésuite qui
était devenu l'ami de Mirabeau et qui avait fini par se brouiller avec
lui, ce qui ne l'empêcha pas de prononcer son éloge funèbre en
LE SALON DE M'"^ NECKER. 79
1791 dans l'église Saint-Eustache. Mais, entre temps, il avait offert
ses services à M, Necker et remplissait l'office désintéressé, je
veux le croire, de tenir M"" Necker au courant des mouvemens de
l'opinion publique sur le compte de son mari. Voici en quels termes
Cerutti s'exprime dans une de ses lettres à propos de l'homme dont
il avait été le collaborateur et dont il devait être le panégyriste:
... N'en doutez pas, madame, l'horrible Mirabeau a été sans cesse à
la tête de ces mineurs souterrains. Il les conduisoit dans leurs profon-
deurs; il les aniinoit dans leurs manœuvres; s'il nefournissoit pas l'ar-
gent, il fournissoit la flamme et le salpêtre. Il auroit voulu faire sauter
le trône et la caisse d'escompte et d'abord M. Necker. Dans ma courte
et imprudente liaison avec l'énergumène, j'eus une dispute sur
M. Necker. Se levant en furie et frappant la cheminée d'un coup de
poing effroyable, il me dit : u Je renverserai votre idole à la face de la
nation. » Je lui répondis froidement : a Votre coup de poing n'a pas
renversé la cheminée, votre fureur ne renversera pas le soutien de la
France. » Le forcené étinceloit de rage, son front livide étoit recouvert
d'une sueur blanchâtre qui ressembloit à l'écume d'un tygre. Il s'es-
suya, il se rassit et avec un sourire convulsif M me dit : u M. Necker a
diffamé Galonné et ruiné Panchaud : je veux qu'un jour sa réputation
soit au-dessous de celle de Galonné et sa fortune plus bas que celle de
Panchaud. Je le poursuivrai à Versailles, à Genève, dans ses opérations,
dans ses écrits... A moins, ajouta-t-il en se reprenant, qu'il n'accorde
la double représentation du tiers. » C'étoit à la fin de l'année 1788.
M. Necker accorda la double représentation du tiers. G'est sur cela
que j'écrivis bêtement au fourbe Mirabeau, qui eut l'art d'engager, de
prolonger, de falsifier et de publier cette plate correspondance. Dès ce
moment je connus le monstre en plein et je vis clairement que, s'il
n'étoit pas exterminé, tout seroit exterminé par lui.
M. Necker ne pouvait tenir longtemps contre la coalition d'at-
taques aussi vives. Un jour, il annonça dans un de ses mémoires
l'intention de se retirer. Cette annonce fut accueillie par l'assemblée
dans un silence glacial et prémédité. Le roi, qui, pour déterminer
son retour, avait fait appel à son dévoûment et au service duquel il
avait usé sa popularité, le laissa également partir sans lui.donner un
témoignage de sympathie personnelle, et M. Necker, reprenant la
route de Suisse, eut à traverser de nouveau ces provinces qui l'avaient
acclamé à son retour de Bâle et qu'il trouvait animées de senti-
timens bien différens. Ce changement n'avait rien qui le surprît.
Quelques jours avant le lA juillet, comme la foule l'avait accom-
pagné en triomphe jusqu'à son logement, il disait à quelques amis :
80 BEYDE DES DEUX MONDES.
« Vous voyez quelles ovations me fait ce peuple. Eh bien ! dans quinze
jours peut-être, il me jettera des pierres. » Ce ne fut pas quinze jours,
à la vérité, mais quinze mois, ou peu s'en faut, qui amenèrent ce
changement. En plusieurs endroits, il trouva la plèbe ameutée par
ces rumeurs stupides qui (nous en avons tous fait, il y a quelques
années, l'expérience) obtiennent créance dans les momens de trouble
chez cette nation qui se vante d'être la plus intelligente de la
terre. « Il emporte, criait -on sur son passage, la fortune du
peuple. » A Arcis-sur-Aube, il se vit retenu par la municipalité, et
pour obtenir son élargissement, il dut s'adresser à l'assemblée
nationale. A la réclamation de son père M'"^ de Staël joignait la
lettre suivante, qu'elle adressait au baron de Jessé, alors président
de l'assemblée (1) :
11 septembre 1790.
Je vous demande en grâce, monsieur, de vouloir bien faire délibérer
ce matin l'assemblée sur l'arrestation de mon père. Il est nécessaire à
sa santé de ne point éprouver des retards. C'est la seule considération
que je présente. C'est à vous que je m'adresse personnellement, mon-
sieur. Votre réputation fait ma confiance. Je ne prononcerois pas le
nom de mon père à celui, permettez que je le dise, qui ne seroit pas
aussi digne de l'entendre. J'ai l'honneur d'être, monsieur, votre très
humble et très obéissante servante.
Plus heureux que le duc de La Rochefoucauld, le fils de l'aimable
duchesse d'Enville, qui dans des circonstances à peu peu près sem-
blables fut sous les yeux de sa mère massacré à Gisors, M. Necker
obtint son élargissement et, après une nouvelle alerte à Vesoul, il
put reprendre à petites journées un voyage que l'état de santé de
M'"^ Necker rendait singulièrement pénible. Enfin, dans les pre-
miers jours d'octobre 1790, ils atteignirent Coppet, où M'"^ de Staël
vint bientôt les retrouver et où nous ne tarderons pas à les aller
rejoindre nous-mêmes pour leur dire adieu.
Otuenin d'Haussonville.
(1) L'original de cotte lettre se trouve aux Archives nationales. — On sait que l'as-
semblée nommait chaque mois un nouveau président.
CORRESPONDANCE
DB
GEORGE SAND
î.
1815-1830.
Pressé par quelques amis de ma mère de rassembler ses lettres
et de les livrer à la publicité, j'ai d'abord hésité, je l'avoue. Ce
travail était par trop pénible pour moi au lendemain de sa mort.
Cette séparation a été tellement imprévue, tellement brutale qu'il
m'a fallu quatre ans pour me remettre de ce coup terrible.
George Sand n'était pas seulement ma mère, elle était encore ma
meilleure amie. Je la chérissais en fils dévoué, je l'adorais comme
la meilleure des femmes, et je l'admirais comme l'un des plus
grands génies de notre siècle.
Je dois à sa mémoire de la faire connaître telle qu'elle était et
j'ai cru de mon devoir de ne rien changer aux lettres qui vont être
publiées. Les jeunes générations qui n'ont pas connu George Sand
pourront la juger d'après elle-même et ne s'en rapporteront plus
à de fausses appréciations de ses contemporai]âs, qui l'ont parfois
présentée au point de vue légendaire et fantaisiste, ou même calom-
nieux.
Si, parmi ces contemporains qui vivent encore, j'ai rencontré
chez quelques-uns des oppositions et des refus de me faire part de
leurs lettres, je dois, en revanche, remercier le plus grand nombre
de nos amis communs qui m'ont prouvé leur confiance en me livrant
TOMR XLIII. — 1881. 6
82 REVDE DES DEUX MONDES.
toute leur correspondance. C'est à eux que je dédie mon travail de
bibliophile et c'est encore à leur amitié que je fais appel afin d'être
aidé et soutenu dans cette tâche.
Maurice Sand.
Paris-Passy, 15 décembre 1880.
A Madame Maurice Dupùi, Paris.
Nohant, 24 février 1815.
Oh! oui, chère maman, je t'embrasse, je t'attends, je te désire
et je meurs d'impatience de te voir ici. Mon Dieu! comaie tu es
inquiète de moi! Rassure- toi, chère petite maman. Je me porte à
merveille. Je profite du beau temps. Je me promène, je cours, je
vas, je viens, je m'amuse. Je mange bien, je dors mieux encore et
pense à toi plus encore.
Adieu, chère maman, ne sois donc point inquiète. Je t'embrasse
de tout mon cœur.
Aurore.
A Madame Diipin, Paris.
(17 mars 1824) (1).
Je suis enchantée d'apprendre que vous vous portiez mieux, chère
petite maman, et j'espère bien qu'à l'heure où j'écris, vous êtes
tout à fait guérie, du moins je le désire de tout mon cœur et si je
le pouvais, je vous rendrais vos quinze ans, chose qui vous ferait
grand plaisir ainsi qu'à bien d'autres.
Vous avez pris bien de l'embarras de sevrer un gros garçon comme
Oscar, et vous avez rendu à Caroline un vrai service de mère. Le
mien n'a plus besoin de nourrice, il est sevré. C'est peut-être un peu
tôt; mais il préfère la soupe, l'eau et le vin à tout et en ne cher-
chant pas à téter, mon lait a diminué, sans que ni lui ni moi ne
nous en appercevions. Il est superbe de graisse et de fraîcheur, il
a des couleurs très vives, l'air très décidé et le caractère idem. 11 n'a
toujours que six dents, mais il s'en sert bien pour manger du pain,
des œufs, de la galette, de la viande, enfin tout ce qu'il peut attra-
per. Il mord comme un petit chien les mains qui l'ennuient en
voulant le coefler, etc. il pose très bien ses pieds pour marcher,
mais il est encore trop jeune pour courir après Oscar; dans un an
ou deux, ils se battront pour leurs joujoux.
J'espère, ma chère maman, que le désir que vous me témoignez
(\) Je no sais pas la date. Nous sommes le deuxième dimanche de carême.
CORRESPONDANCE DE GEORGE SAND. 83
de nous revoir, et que nous partageons bien, sera bientôt rempli.
Nous espérons faire une petite fugue vers Pâques pour présenter
M. Maurice à son grand-papa, qui ne le connaît pas encore et qui
désire bien de le voir, comme vous pensez. Je veux lui faire une
surprise. Je ne lui parlerai de rien dans mes lettres et je lui enver-
rai Maurice sans dire qui il est. Nous, nous serons derrière la porte
pour jouir de son erreur. Mais j'ai tort de vous dire cela, car je
veux vous en faire autant. Ainsi n'attendez pas que je vous prévienne
de mon arrivée.
Adieu, ma chère maman, donnez -moi encore de vos nouvelles.
Je vous embrasse de tout mon cœur, Casimir en fait autant ; pour
Maurice, quand on veut l'embrasser, il tourne la tête et présente
son derrière; j'espère que vous le corrigerez de cette mauvaise
habitude.
A Madame Dupùi, Paris.
Nohant, 29 juin 1825.
Vous devez me trouver bien paresseuse, ma chère petite maman,
et je le suis en effet. Je mène une vie si active que je ne me sens
le courage de rien le soir en rentrant et que je m'endors aussitôt
que je reste un instant en place. Ce sont là de bien mauvaises rai-
sons, j'en conviens, mais du moment que nous sommes tous bien
portans, quelles nouvelles à vous donner de notre tranquille pays,
où nous vivons en gens plus tranquilles encore, voyant peu de per-
sonnes et nous occupant de soins champêtres, dont la description
ne vous amuserait guère. J'ai reçu des nouvelles de Clotilde, qui
m'a dit que vous vous portez bien, c'est ce qui me rassurait sur
votre compte et contribuait à mon silence, puisque j'étais sans
inquiétude.
Si vous eussiez eflectué le projet de venir à Nohant, nous aurions
dans ce moment le chagrin de vous quitter. Je pars d'ici dans huit
à dix jours pour les Pyrénées. J'ai eu le bonheur d'avoir ici pen-
dant quelques jours deux aimables sœurs, mes amies intimes de
couvent qui se rendent aux mêmes eaux avec leur père et un vieil
ami fort gai et fort aimable. En passant àChâteauroux, ils n'ont pu
se dispenser de venir chasser quelques jours à Nohant, qui était
devenu pour moi un lieu de délices par la présence de ces bonnes
amies. Je les ai reconduites un bout de chemin et ne les ai quittées
qu'avec la promesse de les rejoindre bientôt. Nous allons donc
entreprendre un petit voyage de cent quarante lieues d'une traite.
C'est peu pour vous, qui faites le voyage d'Espagne comme celui de
Vincennes, mais c'est beaucoup pour Maurice, qui aura demain deux
atîs. J'espère néanmoins qu'il ne s'en appercevra pas, à en juger par
84 REVDE DES DEUX MONDES.
celui de Nohant, qu'il trouve trop court à son gré. D'ailleurs nous
ne voyagerons que le jour et en poste. Nous sommes donc dans
l'horreur des paquets. Nous emmenons Fanchon, et Vincent, qui
est fou de joie de voyager sur le siège de la voiture. Pour moi, je
suis enchantée de revoir les Pyrénées dont je ne me souviens guères,
mais dont on me fait de si belles descriptions. Écrivez-nous donc
désormais à Cautcrets yar Tarbes, Hautes-Pyrénées. Ne manquez
pas de nous donner de vos nouvelles, car il semble qu'on soit plus
inquiet quand on est plus éloigné.
Adieu, ma chère maman, je vous embrasse tendrement et vous
désire une bonne santé et du plaisir surtout; car chez vous comme
chez moi l'un ne va guères sans l'autre. Maurice est grand comme
père et mère et beau comme un amour. Casimir vous embrasse de
tout son cœur. Pour moi, je me porte très bien, sauf un reste de toux
et de crachement de sang qui passeront, j'espère, avec les eaux.
Nous passerons deux mois au plus aux eaux, de là nous irons à
Nérac chez le papa, où nous passerons l'hyver. Au mois de mars ou
d'avril, nous serons à Nohant, où nous vous attendrons avec ma
tante et Glotilde.
A Madame Dupin, Paris.
Bagnères, 28 août 1825.
J'ai reçu votre aimable lettre à Cauterets, ma chère maman, et
je n'ai pu y répondre tout de suite pour mille raisons. La première,
c'est que Maurice venait d'être d'être sérieusement malade, ce qui
m'avait donné beaucoup d'inquiétude et d'embarras. Il a eu une
espèce de fièvre inflammatoire assez compliquée et frisé de très
près la dyssenterie et une fièvre cérébrale. Il est parfaitement
guéri, depuis quelques jours surtout que nous sommes ici et que
nous avons retrouvé le soleil et la chaleur. Il a repris tout à fait
appétit, sommeil, gaîté et embonpoint. Aussitôt qu'il a été hors de
danger, j'ai profité de sa convalescence pour courir les montagnes
de Cauterets et de Saint-Sauveur, que je n'avais pas eu le temps de
voir. Je n'ai donc pas eu une journée à moi pour écrire à qui que
ce soit, ce dont tout le monde me veut et dont je me veux à moi-
même. Mais après avoir fait presque tous les jours des courses de
huit, dix, douze et quatorze lieues à cheval, j'étais tellement fati-
guée que je ne songeais qu'à dormir, encore quand Maurice me le
permettait. Aussi j'ai été fort souffrante de la poitrine et j'ai eu des
toux épouvantables, mais je ne me suis point arrêtée à ces misères
et en continuant des exercices violens, j'ai retrouvé ma santé et un
appétit qui effraye nos compagnons de voyage les plus voraces.
Je suis dans un tel enthousiasme des Pyrénées, que je ne vais
CORRESPONDANCE DE GEORGE SAND. 85
plus rêver et parler toute ma vie que montagnes, torrens, grottes
et précipices. Vous connaissez ce beau pays, mais pas si bien que
moi, j'en suis sûre, car beaucoup des merveilles que j'ai vues sont
enfouies dans des chaînes de montagnes où les voitures et même les
chevaux n'ont jamais pu pénétrer. Il faut marcher à pic des heures
entières dans des gravas qui s'écroulent à tout instant et sur des
roches aiguës où on laisse ses souliers et partie de ses pieds.
A Cauterets, on a une manière de gravir les rochers fort com-
mode : deux hommes vous portent sur une chaise attachée à un
brancard et sautent ainsi de roche en roche au-dessus de précipices
sans fond avec une adresse, un aplomb et une promptitude qui
vous rassurent pleinement et vous font braver tous les dangers;
mais comme ils sentent le bouc d'une lieue et que très souvent on
meurt de froid après une ou deux heures de l'après-midi, surtout
au haut des montagnes, j'aimais mieux marcher et je sautais
comme eux d'une pierre à l'autre, tombant souvent et me meurtris-
sant les jambes, mais riant toujours de mes désastres et de ma
maladresse. Au reste, je ne suis pas la seule femme qui fasse des
actes de courage. Il semble que le séjour des Pyrénées inspire de
l'audace aux plus timides, car les compagnes de mes expéditions en
faisaient autant. Nous avons été à la fameuse cascade de Gavarnie,
qui est la merveille des Pyrénées. Elle tombe d'un rocher de douze
cents toises de haut et taillé à pic comme une muraille. Près de la
cascade, on voit un pont de neige qu'à moins de toucher on ne
peut croire l'ouvrage de la nature ; l'arche, qui a dix à douze pieds
de haut, est parfaitement faite, et on croit voir des coups de truelle
sur du plâtre; plusieurs des personnes qui étaient avec nous (car
on est toujours fort nombreux dans ces excursions) s'en sont
retournées convaincues qu'elles venaient de voir un ouvrage de
maçonnerie. Pour arriver à ce prodige et pour en revenir, nous
avons fait douze lieues à cheval sur un sentier de trois pieds de
large au bord d'un précipice qu'en certains endroits on appelle
l'échelle et dont on ne voit pas le fond. Ce n'est pourtant pas là ce
qu'il y a de plus dangereux, car les chevaux y sont accoutumés et
passent à une ligne du bord sans broncher. Ce qui m'étonne bien
davantage dans ces chevaux de montagne, c'est leur aplomb sur
des escaliers de rochers qui ne présentent à leurs pieds que des
pointes ti'anchantes et polies. J'en avais un fort laid, comme ils le
sont tous, mais à qui j'ai fait faire des choses qu'on n'exigerait
que d'une chèvre. Galoppant toujours dans les endroits les plus
effrayans sans glisser ni faire un seul faux pas et sautant de roche
en roche en descendant. J'avoue que je ne croyais pas que cela fût
possible et que je ne me serais jamais cru le courage de me fier à
lui avant que j'eusse éprouvé ses moyens.
86 REVDB DES DEUX MONDES.
Nous avons été hier à six lieues d'ici à cheval pour visiter les
grottes de Lourdes. Nous sommes entrés à plat ventre dans celle
du Loup. Quand on s'est bien fatigué pour arriver à un trou d'un
pied de haut qui ressemble à la retraite d'un blaireau, j'avoue que
l'on se sent un peu découragé. J'étais avec mon mari et deux autres
jeunes gens avec qui nous étions fort liés à Cauterets et que nous
avons retrouvés à Bagnères, ainsi qu'une grande partie de notre
nombreuse et aimable société bordelaise. Nous avons eu le courage
de nous embarquer dans cette tanière, et au bout d'une minute
nous nous sommes trouvés dans un endroit beaucoup plus spa-
cieux, c'est-à-dire que nous pouvions nous tenir debout sans cha-
peau et que nos épaules n'étaient qu'un peu froissées à droite et à
gauche.
Après avoir fait cent cinquante pas dans cette agréable position,
tenant chacun une lumière et ôtant bottes et souliers pour ne pas
glisser sur le marbre mouillé et raboteux, nous sommes arrivés au
puits naturel, que nous n'avons pas vu malgré tous nos flambeaux,
parce que le roc disparaît tout à coup sous les pieds, et l'on ne
trouve plus qu'une grotte si obscure et si élevée qu'on ne distingue
ni le haut ni le fond. Nos guides arrachèrent des roches avec beau-
coup d'effort et les lancèrent dans l'obscurité ; c'est alors que nous
jugeâmes de la profondeur du gouffre, le bruit de la pierre frap-
pant le roc fut comme un coup de canon, et retombant dans l'eau
comme un coup de tonnerre y causa une agitation épouvantable.
Nous entendîmes pendant quatre minutes l'énorme masse d'eau
ébranlée, frapper le roc avec une fureur et un bruit effrayant qu'on
aurait pu prendre tantôt pour « le travail de faux monnayeurs, tan-
tôt pour les voix rauques et bruyantes des brigands. » Ce bruit, qui
part des entrailles de la terre, joint à l'obscurité et à tout ce que
l'intérieur d'une caverne a de sinistre, aurait pu glacer des cœurs
moins aguerris que les nôtres. Mais nous avions joué à Gavarnie
avec les crânes des templiers, nous avions passé sur le pont de
neige quand nos guides nous criaient qu'il allait s'écrouler : la
grotte du Loup n'était qu'un jeu d'enfant. Nous y passâmes près
d'une heure et nous revînmes chargés de fragmens de pierres que
nous avions lancées dans le gouffre. Ces pierres, que je vous mon-
trerai, sont toutes remplies de parcelles de fer et de plomb qui
brillent comme des paillettes.
En sortant de la grotte du Loup, nous entrâmes dans las Espe-
luches. Notre savant cousin, M. Defos, vous dira que ce nom
patois vient du latin.
Nous trouvâmes l'entrée de ces grottes admirable ; j'étais seule
en avant. Je fus ravie de me trouver dans une salle magnifique
soutenue par d'énormes masses de rochers qu'on aurait pris pour
CORRESPONDANCE DE GEORGE SAND. 87
des piliers d'architecture gothique; le plus beau pays du monde,
le torrent d'un bleu d'azur, les prairies d'un vert éclatant, un pre-
mier cercle de montagnes couvertes de bois épais, et un second, à
l'horizon, d'un bleu tendre qui se confondait avec le ciel, toute
cette belle nature éclairée par le soleil couchant, vue du haut
d'une montagne, au travers de ces noires arcades de rochers ; der-
rière moi, la sombre ouverture des grottes : j'étais transportée. Je
parcourus ainsi deux ou trois de ces péristyles, communiquant les
uns aux autres par des portiques, cent fois plus imposans et plus
majestueux que tout ce que feront les efforts des hommes.
Nos compagnons arrivèrent, et nous nous enfonçâmes encore
dans les détours d'un labyrinthe étroit et humide, nous aperçûmes
au-dessus de nos têtes une salie magnifique où notre guide ne se
souciait guère de nous conduire. Nous le forçâmes de nous mener
à ce second étage. Ces messieurs se déchaussèrent et grimpèrent
assez adroitement; pour moi, j'entrepris l'escalade.
Je passai sans frayeur sur le taillant d'un marbre glissant au-
dessous duquel était une profonde excavation. Mais quand il fallut
enjamber sur un trou que l'obscurité rendait très effrayant, n'ayant
aucun appui ni pour mes pieds ni pour mes mains, glissant de tous
côtés, je sentis mon courage chanceler. Je riais, mais j'avoue que
j'avais peur. Mon mari m'attacha deux ou trois foulards autour du
corps et me soutint ainsi pendant que les autres me tiraient par les
mains. Je ne sais ce que devinrent mes jambes pendant ce tems-là.
Quand je fus en haut, je m'assurai que mes mains (dont je souffre
encore) n'étaient pas restées dans les leurs, et je fus payée de
mes efforts par l'admiration que j'éprouvai. La descente ne fut
pas moins périlleuse, et le guide nous dit, en sortant, qu'il avait
depuis bien des années conduit des étrangers aux Espeluches. mais
qu'aucune femme n'avait gravi le second étage. Nous nous amu-
sâmes beaucoup à ses dépens en lui reprochant de ne pas balayer
assez souvent les appartemens dont il avait l'inspection.
Nous rentrâmes à Lourdes dans un état de saleté impossible à
décrire; je remontai à cheval avec mon mari, et, nos jeunes gens
prenant la route de Bordeaux, nous primes tous deux celle de
Bagnères. Nous eûmes pendant six lieues une pluie à verse et nous
sommes rentrés ici à dix heures du soir, trempés jusqu'aux os .et
mourant de faim. Nous ne nous en portons que mieux aujourd'hui.
Nous sommes dans l'enchantement de deux' chevaux arabes que
nous avons achetés et qui seront les plus beaux que l'on ait jamais
vus au bois de Boulogne.
Voila une lettre éternelle, ma chère maman, mais vous me
demandez des détails, et je vous obéis avec d'autant plus de plaisir
que je cause avec vous. Glotilde m'en demande aussi, mais je n'ai
88 REVUE DES DEUX MONDES.
guère le tems de lui écrire aujourd'hui, et demain recommencent
mes courses. Veuillez l'embrasser pour moi, lui faire lire cette lettre
si elle peut l'amuser, et lui dire, que dans huit à dix jours, je serai
chez mon beau-père et j'aurai le loisir de lui écrire.
Adressez-moi donc de vos nouvelles chez lui, près Nérac, Lot-et-
Garonne. J'en attends avec impatience, je suis si loin, si loin de
vous et de tous les miens! Adieu, ma chère maniao. Maurice est
gentil à croquer, Casimir se repose, dans ces courses dont je vous
parle, de celles qu'il a faites sans moi à Gauterets; il a été à la
chasse sur les plus hautes montagnes, il a tué des aigles, des per-
drix blanches et des isards ou chamois, dont il vous fera voir les
dépouilles; pour moi, je vous porte du crystal de roche: je vous
porterais du Barréges de Barréges même, s'il était un peu moins
gros et moins laid. Adieu, chère maman, je vous embrasse de tout
mon cœur.
Veuillez, quand vous lui écrirez, embrasser mille fois ma sœur
pour moi, lui dire que je suis bien loin de l'oublier, mais que
cette lettre que je vous écris et une à mon frère sont les seules que
j'aie eu le tems d'écrire aux Pyrénées, mais que, quand je serai à
Guillery, je lui écrirai tout de suite. Nous comptons y rester jus-
qu'au mois de janvier, de là aller passer le carnaval à Bordeaux
et enfin retourner avec le printems à Nohant, où nous vous atten-
dons avec ma tante.
A Madame Bupin, à Charleville.
Nohant, 25 février 1826.
J'ai bien du malheur, ma chère maman. Je vais à Paris précisé-
ment à l'époque où tout le monde y est, et ma mauvaise étoile veut
que je ne vous y trouve pas. Je cours chez ma tante pour y
apprendre que vous êtes à Charleville. Je vous espère tous les
jours, mais je n'ai signe de vie qu'à mon retour ici, où je trouve
enfin une lettre de vous. C'est une grande maladresse de ma part
que d'aller au bout de deux ans passer quinze jours à Paris et de
ne pas vous y trouver. Mais il y avait si longtems que je n'avais
reçu de vos nouvelles que je vous croyais bien de retour chez vous.
Caron même, chez qui nous avons demeuré, vous croyait sa voi-
sine. Enfin j'ai joué de malheur et me voilà rentrée dans mon
Berry, ne sachant plus quand j'en sortirai ni quand j'aurai le bon-
heur de vous embrasser.
Ma santé, à laquelle vous avez la bonté de porter tant d'intérêt,
est meilleure que la dernière fois que je vous écrivis; la preuve en
est que j'ai eu la force de passer quatre nuits dans le courrier, tant
pour aller que pour venir, sans être malade ni à l'arrivée ni au
CORRESPONDANCE DE GEORGE SAND. 89
retour. Sans ma mauvaise toux qui ne me laissait pas dormir, je
me serais assez bien portée. Merci mille fois de vos bons avis à cet
égard, mais ne me grondez pas de ne pas les avoir suivis très
exactement. Vous savez que je suis un peu incrédule et puis un
peu médecin moi-même, non par théorie, mais par pratique. Je
n'ai jamais vu de remèdes efficaces aux maux de poitrine, la nature
fait toutes les guérisons quand elle s'en mêle et l'honneur en est
à l'esculape qui ne s'en est pas mêlé. Je sais bien que ces mes-
sieurs n'en conviendront jamais. Comment un médecin avouerait-il
sa nullité? Ce ne serait pas adroit. S'ils faisaient comme moi la mé-
decine gratis, ils seraient de bonne foi, peut-être encore l'amour-
propre serait-il là pour les en empêcher.
Tant y a que sans remède et sans docteur, sans me noyer l'esto-
niach de boissons qui ne vont pas dans la poitrine, je ne tousse
plus, c'est l'important. J'ai bien toujours des douleurs et par sur-
croît une fluxion de chaque côté du visage dans ce moment-ci. Mais
le printems, s'il veut se dépêcher de venir, mettra ordre aux
affaires.
Je vous dirai, chère maman, que si vous étiez venue passer le
carnaval ici, vous ne vous seriez pas du tout ennuyée. Nous avons
des bals charmans et nous passons des deux et trois nuits par
semaine à danser ; ce n'est pas ce qui me repose ni même ce qui
m'amuse le mieux, mais il y a des obligations dans la vie qu'il
faut prendre comme elles viennent. Dernièrement nous sommes sor-
tis d'un bal c"hez M'"" Duvernet à neuf heures du matin. N'êtes-vous
pas émerveillée d'une dissipation pareille? Aussi \q Jubile, traversé
par tant de fêtes, n'en finit-il pas. J'espère que dans deux ou trois
ans nous n'en entendrons plus parler. En attendant, le curé prêche
tous les dimanches matin contée le bal, et tous les dimanches soir
on danse tant qu'on peut.
Quand je parle de curé grognon, vous entendez bien que ce n'est
pas celui de Saint-Ghartier que je veux dire. Tout au contraire,
celui-là est si bon que, s'il avait quelque soixante ans de moins, je
le ferais danser si je m'en mêlais. Il est venu ici faire deux mariages
dans un jour. Celui d'André, avec une jeune fille que vous ne con-
naissez pas et qui rentrera à notre service à la Saint-Jean et celui
de Fanchon, sœur d'André et bonne de Maurice, avec la coque-
luche du pays, le beau cantonnier Sylvinot, dont vous ne vous
rappelez sans doute en aucune manière malgré ses succès. La noce
s'est faite dans nos remises, on mangeait dans l'une, on dansait
dans l'autre. C'était d'un luxe que vous pouvez imaginer. Trois
bouts de chandelle pour illumination, force piquette pour rafraî-
chissemens, orchestre composé d'une vielle et d'une cornemuse, la
plus criarde, par conséquent la plus goûtée du pays. Nous avions
90 REVUE DES DEUX MONDES.
invité quelques personnes de La Châtre, et nous avons fait cent mille
folies, comme de nous déguiser le soir en paysans et si bien que
nous ne nous reconnaissions pas les uns les autres. M'"'' Duplessis
était charmante en cotillon rouge. Ursule, en blouse bleue et en
grand diapiau, était un fort drôle de galopin. Casimir, en mendiant,
a reçu des sous qui lui ont été donnés de très bonne foi. Stéphane,
que vous connaissez, je crois, était en paysan requinqué, et, fai-
sant semblant d'être gris, a été coudoyer et apostropher notre
sous-préfet, qui est un agréable et qui était au moment de s'en
aller quand il nous a tous reconnus. Enfin la soirée a été très bouf-
fonne et vous aurait divertie, je gage; peut-être auriez-vous été
tentée de prendre aussi le bavolet, et je parie qu'il n'y aurait pas
d'yeux noirs qui vous le disputassent encore.
Comptez-vous retourner bientôt à Paris, chère maman, et êtes-
vous toujours contente du séjour de Charleville? Embrassez bien
ma sœur pour moi ainsi que le cher petit Oscar. Casimir vous pré-
sente ses tendres hommages, et moi je vous prie de penser un peu
à nous quand le printems reviendra. Donnez -nous de vos nou-
velles, chère maman et recevez mes embrassemens.
A Madame Diipin.
Nohant, 9 octobre 1826.
Pardonnez-moi, ma chère petite maman, d'avoir été si longue à
vous remercier des peines que vous avez prises pour moi. J'ai été
si occupée, si dérangée, et vous êtes si bonne et si indulgente, que
j'espère ma grâce. Vous avez bien voulu courir pour vous occuper
de ma toilette et de celle de Maurice. Ces emplettes étaient char-
mantes et font l'admiration d'un chacun dans le pays. Pour la parure
d'or mat, je nomme Casimir pour l'aimable présent, et vous pour
le bon goût. Il m'a empêché jusqu'à présent de vous écrire,
disant qu'il voulait s'en charger. Mais ses vendanges l'occupent
à tel point que je me fais l'interprète de sa reconnaissance, c'est
un sentiment que nous pouvons bien avoir en commun. Agréez-la
et croyez-la bien sincère. Vous nous avez mandé que vous étiez
souffrante d'un rhume. Je crains que le froid piquant qui com-
mence à se faire sentir ne contribue pas à le guérir. J'en souffre
bien aussi et je commence l'hyver par des douleurs et des rhuma-
tismes. Pour éviter pourtant d'être aussi maltraitée que l'année
dernière, je me couvre de flanelle, gilet, caleçons, bas de laine. Je
suis comme un capucin (à la saleté près) sous un cilice. Je com-
mence à m'en trouver bien et à ne plus sentir ce froid qui me gla-
çait jusqu'aux os et me rendait toute triste. Ayez aussi bien soin
de vous, ma chère maman, à mon tour je vais vous prêcher.
CORRESPONDANCE DE GEORGE SAND. 91
Maurice, grâce à Dieu, annonce une santé robuste. Il est grand,
gros et frais comme une pomme. Il est très bon, très pétulant,
assez volontaire quoique peu gâté, mais sans rancune, sans mémoire
pour le chagrin et le ressentiment. Je crois que son caractère sera
sensible et aimant, ses goûts inconstans : un fonds d'heureuse
insouciance lui fera, je pense, prendre son parti sur tout assez
promptement. Voilà ses qualités et ses défauts autant que je puis
en juger et je tâcherai d'entretenir les unes et d'adoucir les autres.
Quant à Léontine, vous la verrez. C'est bien une autre pâte à pétrir.
On peut tirer beaucoup de bien et beaucoup de mal de ce carac-
tère concentré, réfléchi et susceptible. Elle était charmante entre
mes mains. Je savais la prendre. J'ai eu beaucoup de chagrin à
m'en séparer, et je m'inquiète de son voyage. Je sens qu'elle me
manque et je crains qu'elle ne soit pas aussi bien qu'avec moi.
Hippolyte vous dira que nous attendons le retour de James avec
sa femme, mais il ne vous dira peut-être pas les folies qu'il faisait
toute la journée ici avec son atu'ien, son coinniandant Du Plessis.
J'aurais bien envie de vous régaler d'une certaine histoire de porte-
manteau, si je ne craignais de vous fatiguer de ces enfantillages.
Vous pourrez cependant le taquiner vertement, lorsque vous le
verrez boire à table, en lui disant : Est-ce que tu as envie de faire
ton portemanteau aujourdlmi? C'est le mot d'ordre et vous obtien-
drez sa confession.
Adieu, ma chère maman. Clotilde est donc décidément grosse?
j'en suis ravie. Caroline ne m'écrit point. Oscar est-il mieux portant
et plus fort? Je vous embrasse bien tendrement, donnez-moi de vos
nouvelles et croyez en vos enfans.
Al'r.
Comment traitez-vous l'ami vicomte? Faites-lui mes amitiés sin-
cères, si toutefois vous êtes contente de lui.
A Monsieur Hijypolyte Chatiron, à Paris.
Nohant, mare 1827.
Ce que tu me dis de St. me fait beaucoup de peine. Il ne veut
soigner ni sa santé, ni ses affaires et n'épargne ni son corps, ni sa
bourse. Qui pis est, il se fâche des bons conseils, traite ses vrais
amis de docteurs et les reçoit de manière à leur fermer la bouche.
Je savais tout cela bien avant que tu me le dises et j'avais été
avant toi bourrée de la bonne manière. Je ne m'en suis jamais
fâchée, parce que je sais que son caractère est ainsi fait et que,
puisque j'ai de l'amitié pour lui, connaissant ses défauts, je ne vois
pas de motif à la lui retirer maintenant qu'il suit sa pente. Cette
92 REVOE DES DEDX MONDES,
découverte a dû te refroidir, je le conçois. Votre amitié n'était
encore qu'une liaison mal affermie, attendant tout de l'avenir et ne
recevant rien du passé. Sans doute, à ta place, trouvant cette
âpreté de caractère chez quelqu'un, que j'aurais jugé tout différent,
j'aurais comme toi rabattu beaucoup du cas que j'en faisais. Quant
à moi, je voudrais pouvoir cesser de l'aimer, car ce m'est un conti-
nuel sujet de peines que de le voir en mauvais chemin et toujours
refusant de s'en appercevoir. Mais on doit aimer ses amis jusqu'au
bout, quoiqu'ils fassent, et je ne sais pas retirer mon affection
quand je l'ai donnée. Je prévois que St., avec ses moyens de par-
venir, n'arrivera jamais à rien. Je le prévois même depuis long-
tems. Cette famille est fort décriée dans le pays et à trop juste
titre. St. a beaucoup des défauts de ses frères, et c'est tout ce qu'on
connaît de lui, car ses qualités, qui sont grandes et belles, celles
d'une âme fortement trempée, capable de grandes vertus et de
grandes erreurs, ne sont pas de nature à sauter aux yeux des indif-
férens et à être goûtées autrement qu'à l'épreuve. On me saura
toujours mauvais gré de lui être aussi attachée, et bien qu'on n'ose
me le témoigner ouvertement, je vois souvent le blâme sur le visage
des gens qui me forcent à le défendre. Je ne retirerai donc de lui
rien qui puisse flatter ma vanité ; fort au contraire aura-t-elle peut-
être beaucoup à souffrir de sa condition. Je craindrais, en exami-
nant trop attentivement les taches de son caractère, de me refroidir
sous ce prétexte, mais effectivement de céder à toutes ces considé-
rations d'amour-propre et d'égoïsme qui font qu'on rapporte tout
à soi, lesquelles on devrait fouler aux pieds. St. me sera toujours
cher, quelque malheureux qu'il soit. 11 l'est déjà, et plus il le
deviendra, moins il inspirera d'intérêt , telle est la règle de la
société. Moi, du moins, je réparerai, autant qu'il sera en moi, ses
infortunes. Il me trouvera, quand tous les autres lui tourneraient
le dos, et dût-il tomber aussi bas que l'aîné de ses frères, je l'ai-
merais encore par compassion après avoir cessé de l'aimer par
estime. Ceci n'est qu'une supposition pour te montrer quelle est
mon amitié, car on ne soupçonne pas de véritables torts à ceux
qu'on aime, et je suis loin de me préparer à recevoir ce nouveau
déboire de le voir s'abaisser. Mais il restera dan» la misère, de
tristes pressentimens m'avertissent que ses efforts pour s'en retirer
l'y plongeront plus avant. Ce sera un grand tort aux yeux de tous,
excepté aux miens.
Tu penses absolument comme moi à cet égard, puisque tu
m'exhortes à ne lui pas retirer mon attachement. Tu peux être
tranquille. Quant à toi, ce n'est pas tant de ses folies que tu es
choqué que de l'aveuglement qui lui fait préférer ses faux amis aux
vrais. Je ne te blâme point de cette impression. Je te demande
CORRESPONDANCE DE GEORGE SAND. 93
seulement de la modérer par un sentiment de bonté et d'indul-
gence qui t'est naturel et qui te fera continuer tes bons offices, soit
qu'il les accueille bien ou mal. S'il les méconnaît, ce sera par faus-
seté de jugement, jamais par vice de cœur. Si j'étais homme, avec
la volonté que j'aide le servir, je repondrais de lui. Mais, femme, ce
que je saurais obtenir de lui devient presque nul par la différence
de sexe, d'état et de mille autres choses qui viennent à la traverse
de mes bons desseins. Entraves cruelles que mon amitié maudit,
mais qu'elle respecte, parce qu'il n'est donné qu'à l'amour, tout
faible et inférieur qu'il est à l'autre sentiment, de les rompre.
A Madame Ditpin.
Nohant, 5 juillet 1827,
Pourquoi donc ne ni'écrivez-vous pas, ma chère maman? Étes-
vous malade ? Si cela était, je le saurais probablement, Hippolyte
ou Cloiilde me l'auraient écrit. Mais, depuis le 24 mars, pas un
mot de vous. Vous m'oubliez tout à fait, et me ferez regretter de
ne pas habiter Paris, si les absens ont si peu de part à votre sou-
venir. Je ne suis pas démonstrative, mais votre silence me peine
et me fait mal plus que je ne saurais le dire.
Caroline est-elle toujours près de vous? Ce serait du moins une
consolation pour moi que de vous savoir heureuse et satisfaite. Je
n'attribuerais cette absence de lettre à rien de fâcheux et j'en souf-
frirais seule. Mais que ne puis-je augurer de cette incertitude?
Hors une maladie, dont je serais certainement informée par quel-
qu'un, j'imagine tout. Il faut que vous ayez quelque chagrin. Mais
quel chagrin vous force à me laisser ainsi dans l'inquiétude ? Hip-
polyte me mande que la famille Defos va partir pour Glermont, ne
serez-vous pas tentée de l'accompagner? H y a longtemps que vous
projetez ce voyage, et au retour, vous vous arrêteriez ici, ou bien
nous vous verrions en Auvergne, où je vais passer quelques semaines,
et nous reviendrions ensemble à Nohant. Si c'est là la surprise que
vous me ménagez, je ne me plaindrai pas que vous me l'ayez fait
trop longtems désirer.
Depuis que je ne vous ai écrit, je me suis assez bien portée,
mais j'ai eu plusieurs accidens, où j'ai failli me tuer. Je serais morte
sans un souvenir de vous, ma chère maman, et ce n'eût pas été
un de mes moindres regrets à quitter la vie.
Je ne veux pas vous écrire plus longuement aujourd'hui. Je vous
gronderais, je crois, et ce serait passablement ridicule. H y a déjà
longtemps que j'ai sur le cœur de vous reprocher votre paresse, et
94 REVDE DES DEUX MONDES.
que je recule toujours, espérant une lettre. Mais elle n'arrive
pas.
Adieu, ma chère maman, pardonnez-moi d'être un peu en colère
contre vous et faites-moi voir, je vous enprie, que vous vous res-
souvenez d'une fille que vous avez en Berry et qui vous aime plus
que vous ne songez à elle.
A Madame Diipîn, Paris,
Nohant, 17 juillet 1827.
Je vous remercie, ma chère maman, de m' avoir donné de vos
nouvelles. Je commençais à être inquiète, non de votre santé, que
je savais être bonne, mais de votre oubli. Grâce à Dieu, vous vous
portez bien et vous n'avez que des contrariétés; c'est encore trop.
Vous êtes bien malheureuse dans le choix de vos suivantes, mais
ce n'est pas à dire, parce que vous n'en avez point encore trouvé
de bonnes, qu'il n'y en ait point et que vous deviez vous résoudre
à vous servir vous-même. Peut-être vous lasserez-vous bientôt de
n'être pas chez vous, et il n'est pas prudent à vous qui êtes souvent
malade de passer les nuits seule. Pour cette seule raison, sans
compter la peur qui vous tourmente et qui est une vraie maladie
qui fait même beaucoup de mal, vous devriez ne pas vous isoler
ainsi de tout secours, de tous soins. Peut-être les choisissez-vous
trop jeunes, par conséquent sujettes aux défauts de leur âge, la
coquetterie et l'humeur légère. 11 me semble que j'aimerais mieux
une femme d'un âge mûr, quoiqu'il y ait souvent l'inconvénient
de l'humeur revêciie et rabâcheuse. Vous rappelez-vous Marie
Guillard, cette vieille laide et bonne femme qui, après avoir été long-
temps ici, s'était mariée avec un vieillard borgne? Après une ving-
taine d'années de mariage, elle a enterré son mari et placé sa fille
qui est assez jolie, et, étant redevenue célibataire, est rentrée à notre
service. Elle a repris le soin de ses vaches et de ses poules (qui ne
sont pas tout à fait les mêmes qu'elle soignait il y a vingt ans).
C'est la plus drôle de vieille qui soit au monde. Active, laborieuse,
propre et fidelle, mais grognon au-delà de ce qu'on peut imaginer.
Elle grogne le jour et, je crois, aussi la nuit en dormant. Elle grogne
en faisant du beurre, elle grogne en faisant manger ses poules. Elle
grogne en mangeant elle-même. Elle grogne les autres, et quand
elle est seule, elle se grogne. Je ne la rencontre jamais sans lui
demander comment va sa grognerie, et elle ne grogne que de plus
belle. Elle vous impatienterait bien, et moi tout autant si son ser-
vice la tenait plus près de moi. Aussi je ne vous la propose pas,
rien que sa figure vous rendrait malade. Au reste, elle n'est pas
CORRESPONDANCE DE GEORGE SAND. 95
plus laide qu'elle ne l'était dans sa jeunesse, c'est une de ces figures
qui ne changent pas, malheureusement pour elles.
A propos de figures, je vous envoie un profil que j'ai fait d'idée
en barbouillant. Il est bon de vous dire que c'est Caroline que j'ai
prétendu faire. Il n'y a que moi qui la trouve ressemblante, ce qui
est malheureux pour le mérite de l'artiste. Telle qu'elle est, je vous
l'envoie, espérant que vous, qui êtes beaucoup plus disposée à
l'indulgence, vous y mettrez beaucoup du vôtre et parviendrez à
retrouver du moins la coupe du visage et l'expression douce et
candide de la physionomie. Au reste, vous avez bien le talent de
le retoucher. Je vous le livre. J'ai fait aussi mon portrait, mais
avec plus de soin et d'attention, parce que j'avais le modèle sous
les yeux et que l'observation travaillait et non l'imagination. Il n'en
est pas mieux et il a un air si triste et si sentimental que je lui ris
au nez de le voir ainsi et n'ose vous l'envoyer. Il me rappelle ces
vers :
D'où vient ce noir chagrin qu'on lit sur son visage?
C'est de se voir si mal gravé.
Hippolyte a dû vous dire, ma chère maman, que j'avais écrit à
M"* Defos pour lui demander pardon de la distraction qui m'avait
empêchée de la reconnaître et lui témoigner le désir de la voir à
Clermont si j'y vais, comme j'en ai le projet le mois prochain.
C'est en parlant du Mont-Dore probablement que vous me dites
que je ne suis qu'à quatre lieues d'elle, car d'ici parla route de poste,
il y en a près de cinquante. Cette grande distance me fait craindre
queM'"^ Defos n'effectuepoint son projet de venir nous voir, à moins
que quelque autre affaire ou désir de voyager ne lui fasse prendre
notre route pour revenir à Paris, route qui est beaucoup moins
directe et moins bien servie. S'il vient malgré ces obstacles, j'en
serais ravie et je le recevrai de mon mieux. Je n'ose plus vous tour-
menter pour faire ce voyage. Il vous ferait pourtant grand bien.
Vous n'auriez pas de peurs à redouter pour la nuit, ni tout l'em-
barras de vivre en pension.
Adieu, ma chère maman, je vous écris à la lueur des éclairs et
aux grondemens du tonnerre, ce qui n'empêche pas Maurice et
Casimir de ronfler aussi fort que lui. Je vais faire comme eux, et
si à nous trois nous ne couvrons pas le bruit d'orage, il faudra
qu'il fasse grand train de son côté. Écrivez-moi un peu plus sou-
vent, portez-vous bien et soignez-vous. Je vous embrasse bien ten-
drement.
96 REVDE DES DEUX MONDES,
A Monsieur Caron, Paris.
Nohant, !«' avril 1828.
Il y a bien longtems, mon cher Garon, que je veux vous écrire^
mais mon Maurice a été si malade pendant toutl'hyver, et moi si tour-
mentée de ses maux et des miens que je n'ai donné signe de vie à
personne. Ce dont je reçois de vifs reproches de tous côtés. Quoique
vous y mettiez plus d'indulgence que les autres en ne me grondant
pas, je ne veux pas abuser plus longtems de votre longanimitc, et
je viens enfin vous dire que je ne vous ai point oublié, car nous
parlons de vous bien souvent, avec mon mari et nos amis de la
Châtre, qui demandent toujours quand vous viendrez. Je voudrais
bien avoir une bonne réponse à leur donner, et je n'en perds pas l'es-
pérance, car vous trouverez bien quelque tems à nous donner, et
vous savez qu'il y a ici de bon vin et de bons garçons. J'espère
que dans quelques jours nous aurons de la chaleur et du beau
tems qui me rendra moins maussade et mieux portante. Pour le
présent, je suis tout à fait ganache et misérable, ne pouvant bouger
de ma chambre et à peine de mon lit. Je suis grosse par-dessus le
marché, et cela fait une complication de maux peu agréable. Il ne
me faudrait rien moins que vous pour me rendre ma J)onne
humeur et la santé.
Que faites-vous maintenant, mon gros ami? Avez-vous guéri ce
vilain rhume qui vous fatiguait si fort, et êtes-vous un peu au
courant de votre nouvel état de choses? Il y a bien longtems aussi
que Casimir dit tous les jours qu'il veut vous demander de vos nou-
velles. Mais vous savez comme il est paresseux de l'esprit et enragé
des jambes. Le froid, la boue, ne l'empêchent point d'être tou-
jours dehors, et quand il rentre, c'est pour manger ou ronfler.
Votre belle Pauline est-elle toujours aussi grosse et aussi bonne?
Maurice est un lutin achevé. Il a été abîmé d'une coqueluche qui
lui a ôté pendant deux mois le sommeil et l'appétit. Heureusement
il va à merveille maintenant. Quand vous viendrez, je veux que vous
m'ameniez Pauline. Vous savez que j'en aurai bien soin, et elle est si
aimable et si douce qu'elle ne nous sera guères à charge en route.
Voyez-vous souvent la famille Saint- Agnan? J'ai été si paresseuse
envers eux que je ne sais ce qu'ils deviennent.
Maurice qui s'endort sur mes genoux et me fatigue beaucoup
m'empêche de vous en dire davantage. Je laisse à Casimir le soin
de vous répéter que nous vous aimons toujours et vous désirons
vivement.
CORRESPONDANCE DE GEORGE SAND. '97
A Madame Dupin, Paris.
, Nohant, 7 avril 1828,
Yous me traitez bien sévèrement, ma chère maman, justement
au moment où je venais de vous écrire ne m'attenclant guères à vous
voir fâchée contre moi. Vous me prêtez une foule de motifs d'in-
différence dont vous ne me croyez certainement pas coupable.
J'aime à croire qu'en me grondant vous avez un peu exagéré
mes torts et qu'au fond du cœur vous me rendiez plus de justice,
car si vous n'aviez pas cru que je serais sensible à de si graves re-
proches, vous ne me les auriez pas fait. J'espère qu'en apprenant
que ma maladie avait été la seule cause de ce long silence, vous
m'avez entièrement pardonné. Dites-le-moi bien vite, car c'est un
mauvais traitement pour moi que vos reproches, et j'ai besoin pour
me mieux porter de savoir que vous m'avez rendu vos bontés.
J'ai appris de la famille Maréchal des nouvelles qui m'ont bien
profondément affligée. J'en suis malade de chagrin et d'inquiétude.
Je viens pourtant de recevoir une lettre d'Hippo^yte qui m'annonce
que Clotilde est beaucoup mieux. Mais sa fille est morte ! pauvre
Clotilde, qu'elle est malheureuse! si bonne et si aimable. Elle ne
méritait pas ces cruels chagrins. Elle ignore encore la perte de son
enfant, mais il faudra qu'elle l'apprenne et combien ce nouveau
malheur lui sera amer ! Je suis sûre que ma pauvre tante a le cœar
brisé. Tout est chagrin et misère ici-bas.
Vous me mandez que Caroline est malade. Qa'a-t-elle donc?
j'espère que cela n'est pas sérieusement, puisque vous m'en parlez
si brièvement. Veuillez m'en donner des nouvelles plûS détaillées,
ma chère maman, ainsi que de vous-même. Je ne sais si c'est pour
me punir que vous me donnez de mauvaises nouvelles sans y ajouter
un mot pour les adoucir. Ce serait trop de sévérité, car vous ne
croyez pas que j'y sois insensible.
Je suis moi-même continuellement malade, ne pouvant dormir,
souffrant beaucoup de l'estomach et d'un battement de cœur si
précipité qn'il me semble avoir de l'eau en ébullition sous mes
vêtemens. J'espère toujours dans le mois de mai,
Maurice va à merveille. Il est tous les jours plus aimable et plus
joli. Mais je me reproche de vanter mon bonheur, quand je pense
à cette pauvre Clotilde, dont le sort à cet égard est si différent.
L'aisance et les plaisirs ne sont rien au cœur d'une mère en com-
paraison de ses enfans. Si je perdais Maurice, rien sur la terre ne
m'offrirait de consolation dans la retraite où je vis. Il m'est si néces-
saire que, sans lui, je ne passe pas une heure sans m' ennuyer.
TOMB XLIU. — 1881 7
98 ^ REVUE DES DEUX MONDES.
Ne me laissez pas plus longtems avec le chagrin de vous savoir
mécontente. Kcrivcz-moi, ma chère maman, j'ai le cœur bien triste,
et un mot de vous en ôterait un grand poids.
Casimir vous embrasse tendrement.
A Madame Dupin, Paris.
Nohant, 4 août 1828.
Il est vrai que j'ai été bien longtems sans vous écrire, ma chère
maman, mais je n'ai pas cessé de demander de vos nouvelles à
Hippolyte. 11 pourra vous dire aussi que trois fois de suite je lui
ai demandé votre adresse sans qu'il me l'envoyât. J'ai cherché dans
vos lettres précédentes, mais je n'y ai point trouvé celle que vous
me dites m'avoir désignée. Ce n'est que sa dernière lettre (qui m'est
arrivée à peu près en même temps que la vôtre) qui me l'a apprise.
J'étais fort contrariée, je vous assure, de ne savoir où vous étiez.
Je suis enfin bien heureuse de savoir que vous êtes installée de nou-
veau à Paris, bien portante et avec la société de votre enfant, qui
doit vous être agréable et récréative. Embrassez-le bien de ma part,
je vous en prie, et gardez-le le plus longtems que vous 'pourrez,
car j'ai bien envie de le voir.
A cet égard, je ne sais pas du tout quand j'aurai le bonheur de
vous embrasser. Je crois que je ferai tranquillement mes couches
ici, où je serai plus commodément et plus économiquement pour
passer les premiers mois de ma nourriture. Si nos affaires nous le
permettent, je fais le projet d'aller passer cet hyver quelque tems
près de vous. Ma santé est assez bonne, quoique depuis quelques
semaines je souffre beaucoup de l'estomach, ce qui est la maladie
de la saison. En ne mangeant pas, j'y échappe, mais cela me coûte
fort, car j'ai des faims très exigeantes que je ne puis satisfaire
sans les payer de plusieurs jours de souffrance et de diète. Je ne
suis pas très forte, et la moindre course en voiture me fatigue beau-
coup. A cela près, je vais bien. Je suis si grosse que tout le monde
pense que je me suis trompée dans mon calcul et que j'accouche-
rai très prochainement; je ne crois pourtant pas que ce soit avant
deux mois.
Casimir me charge de vous dire qu'il est très mécontent de
l'inexactitude de M. Puget à votre égard. Il ne peut vous adresser
à M. Lambert, qui n'est plus notaire et qui n'habite plus Paris.
Mais il chargera de vos affaires dès le prochain trimestre une per-
sonne sûre et parfaitement exacte. J'ai vu Léontine un instant.
Elle se portait bien. Je vais la chercher demain pour quelques
jours.
CORRESPONDANCE DE GEORGE SAND. 99
Adieu, ma chère maman, reposez-vous bien de vos fatigues afin
que je puisse aussi vous recevoir une autre fois. Ce ne sera jamais
assez tôt au gré de mon impatience. Je vous embrasse tendrement;
Casimir et Maurice se joignent à moi pour en faire autant. Le cher
père est très occupé de sa moisson. Il a adopté une manière de
faire battre le bled qui termine en trois semaines les travaux de
cinq à six mois; aussi il sue sang et eau. Il est en blouse, le râteau
h la main, dès le point du jour.
Les ouvriers sont forcés de l'imiter, mais ils ne s'en plaignent
pas, car le vin du pays n'est pas ménagé pour eux. Nous autres
femmes, nous nous installons sur les tas de bled dont la cour est
remplie, nous lisons, nous travaillons beaucoup et nous songeons
fort peu à sortir, quoique nous en ayons la facilité. Nous fesons
aussi beaucoup de musique.
Adieu, chère maman, rappelez-moi à l'amitié du vicomte. Mau-
rice est mince comme un fuseau, mais droit et décidé comme un
homme; on le trouve très beau, son regard est superbe.
A Madame Diipùi, Paris.
Nohaut, 27 décembre 1828.
Mon garde champêtre, qui est mon fournisseur et mon pour-
voyeur, et qui de plus est ancien voltigeur et bel esprit, a fait ce
matin, ma chère maman, une assez belle chasse. Je fais mettre dès
demain ma cuisinière à l'œuvre, et quoiqu'elle ait beaucoup moins
de génie que le garde champêtre, j'espère qu'elle en aura assez
pour confectionner un bon pâté que je vous enverrai pour vos
étrennes dès qu'il sera refroidi. Mon ami Caron, à qui j'adresse un
envoi du même genre, vous fera passer ce qui vous revient.
Agréez en même tems, chère mère, tous mes vœux et mes
embrassemens du jour de l'an, ayez une bonne santé, de la gaîté
et venez nous voir; voilà mes souhaits.
Je suis charmée que vous ayez trouvé mes confitures bonnes. Je
comptais vous en adresser un second volume, mais mon essai n'a
pas été aussi heureux que le premier. Entraînée par l'ardeur du
dessin, j'ai laissé brûler le tout et je n'ai plus trouvé sur mes four-
neaux qu'une croûte noire et fumante qui ressemblait au cratère
d'un volcan beaucoup plus qu'à un aliment quelconque. Puisque
nous sommes sur ce chapitre, je vous dirai que vous avez très bien
fait de ne rien donner à mon envoyé. lî en eût été très choqué. Il
veut bien se considérer comme 7)ion ami et moji voisin, mais non
comme un commissionnaire. Il vous eût dit qu'il était né natif àe,
Nohant, qu'il se rendait mon messager uniquement /^^r amitié,
100 REVDE DES DEUX MONDES.
mais qu'il avait trop de senti77îens, etc. Enfin il vous aurait dit
peut-être de très belles choses, mais vous avez bien fait de ne le
pas payer. Il est très glorieux, je suis sûre, de pouvoir dire qu'il
nous a rendu service.
Je ne sais pas si mon projet d'aller à Paris s'effectuera. J'ai
même tout lieu de croire qu'il ira grossir le nombre immense de
projets en l'air qui sont en dépôt dans la lune avec tout ce qui se
perd sur la terre. Ma fille est bien petite et bien délicate pour
voyager par ce mauvais tems. Du reste, elle est fraîche et jolie à
croquer. Maurice se porte bien aussi et vous souhaite une bonne
année; il embrasse son cousin Oscar.
Veuillez, chère maman, être encore mon remplaçant dans le
choix des étrennes de Caroline ou d'Oscar (ce que je laisse à votre
disposition) et y consacrer comme de coutume une cinquantaine de
francs que vous trouverez disponibles chez M. Caron,rue de Glichy,
n° 22.
Adieu, ma chère maman. Je me porte très bien, ma fille est
sevrée depuis longtemps parce que je n'ai pas de lait. Elle boit et
mange comme une personne naturelle. Notre vie à tous s'écoule
toujours paisiblement et gaiment surtout. Nous appelions Hippolyte
à cors et à cris pour partager nos plaisirs de l'hyver. Envoyez-le-
nous si vous pouvez. Portez-vous bien, ma chère mère, je vous
embrasse de toute mon âme. Casimir en prend sa part.
AUB.
A Monsieur Caron, Paris.
Nohant, le 20 janvier 1829.
Il est très vrai que je suis une paresseuse, mon dig}îe vieillard et
bon ami. Ce n'était pas tant de vous écrire qui me tenait au cœur,
ce n'était même pas du tout cela. C'était l'ennui, la fatigue extrême
de prendre la mesure et de rédiger une description de ma lampe.
Vous me reconnaissez bien là? Enfin, Dieu merci, j'en suis venue
à bout et ce n'est pas malheureux. Vous savez que je suis de force
à me laisser brûler les pieds plutôt que de me déranger et à vous
couvrir une lettre de pâtés plutôt que de tailler ma plume. Cha-
cun sa nature. Vous n'êtes pas mal feignant aussi, quand vous vous
en mêlez. Mais ce n'est jamais quand il s'agit d'obliger, j'ai pu
m'en convaincre mille fois, et j'ai même honte d'abuser si souvent
de votre extrême bonté.
Je joins ici le dessin de cette lampe. Je vous ai demandé en outre
dans quelque lettre qui se sera perdue 3 aulnes de ruban à gros grain
pour faire des bretelles couleur rayée point trop salissante, à votre
CORRESPOxNDANCE DE GEORGE SAND. 101
gré, plus 2 paires de boucles d'acier propres et simples pour le
même objet; ite^n, 3 aulnes ruban blanc même largeur pour les
doubler.
Plus un album uni, simple et un peu grand pour copier de la
musique, i2 portées à la page. Couverture papier cartonné. Point
de ces petites lignes serrées qui fatiguent les yeux, mais bien espa-
cées au contraire, qu'on y voye du premier coup d'œil les brioches
dont je dois le parsemer. — Mémoires de Barbaroux. — Mémoires
de J/"^ Roland. — J'ai deux volumes de Paul- Louis Courier inti-
tulés : Mémoires, Correspondance et opuscules inédits. Il doit, être
paru un troisième volume contenant des fragmens de Xénophon,
l'Ane de Lucius, Baphnis et Chloé, etc. En outre, je voudrais avoir
son meilleur volume contenant les Pamphlets politiques et ojnis-
cules littéraires, imprimés clandestinement à Bruxelles, in-8°.
Celui-là sera peut-être difficile à trouver. Aidez-vous d'Hippolyte
qui s'aidera d'Ajasson pour me le dépister. Veuillez avoir ma lettre
dans votre poche quand vous irez chez le libraire, afin de ne pas
vous tromper ni m'acheter ce que j'ai déjà. — Poésies de Victor
Hugo. — Ne confondez pas les Mémoires de Barbaroux le girondin,
sur la révolution, avec quelque chose de nouveau que son fils C.-O.
Barbaroux vient de publier à la suite ou au commencement d'une
biographie de la chambre des pairs. J'attendrai pour lire l'his^toire
des vivans qu'ils soient morts, et si je le suis avant eux, je m'en
passerai.
Cela ne veut pas dire que je dédaigne les œuvres des contempo-
rains, mais seulement que la postérité jugera les hommes mieux
que nous. Je voudrais avoir quelque chose de Benjamin Constant et
surtout de Royer-Collard. Mais quoi? je ne suis pas au courant de
ces publications. Veuillez m' aider, m'envoyer ce qu'il y a de plus
remarquable et le plus à la portée d'un âne comme moi.
Envoilà-t-il assez? Je vous plains bien sincèrement, mon vieux,
si vous avez beaucoup de femmes comme moi sur les bras.
Pour faire diversion à ces factures, car mes lettres ne sont pas
autre chose, je vous envoie le récit lamentable d'une histoire
récemment arrivée à la Châtre. Vous savez qu'il y a sept ou huit
sociétés qui ne se mêlent point. V( us savez que Périgny et moi,
qui avons la prétention d'être jjJiilosophes, nous invitons tout ce
monde. Moi je ne reçois pas, cette année, mais lui a coamiencé. La
première soirée s'est assez bien passée, moyennant que les plus
huppées ont été stupéfaites de surprise en se voyant amalgamées
avec ce qu'elle appellent de la canaille, quoique cette canaille les
vaut et plus. Le maître de musique et sa femme, fort gentille, ont
surtout causé, par leur admission, une vive indignation, et les
bonnes personnes, M'"'^ de Pajot, de Périgois et autres, de dire que
102 REVUE DES DEDX MONDES.
M. de Périgny comblait dliomictetês le musicien susdit, afin d'éco-
nomiser le salaire de 5 francs par soirée. Ne voulant pas négliger
cet incident, mais ne voulant pas mettre en scène l'innocent musi-
cien et son innocente moitié, nous avons, Diitbeil et moi (auteurs
indignes de cette chanson), offert nos propres individus aux traits
de la satyre et nous maltraitant soi-même (nous avions tenu l'or-
chestre à nous deux la première soirée), nous détournons, par
cette ruse adroite, les soupçons qui se dirigeraient sur nous si
nous ne gardions le secret sur notre génie poétique, car nous en
pinçons,
11 a pu, à Paris, vous chanter des complaintes de notre façon;
que vous en semble? Nous avons tant d'esprit que nous en sommes
zonteux nous-mêmes. Nous avons montré la susdite chanson à M. et
Ijme Périgny, qui en ont beaucoup ri et nous ont autorisé à la
répandre clandestinement, à condition qu'ils ne soient pas reconnus
en avoir eu connaissance. Voyez-vous d'ici la bonne figure qu'ils
vont faire et nous aussi, quand d'un air piteux on viendra nous
raconter qu'un libelle impertinent, arme à deux tranchans et dans
lequel nous sommes particulièrement maltraités, circule dans la
ville? Voyez- vous l'air de philosophie et de générosité avec lequel
nous témoignerons notre mépris de cet outrage? J'oubliais de vous
dire qu'à la seconde soirée il n'est venu personne que ce maître de
musique, Casimir et moi, la chanson d'ailleurs vous l'apprendra;
mais vous saurez que j'avais l'honneur de faire partie des trois
invités qui font une si pauvre figure à la fin da dernier couplet.
Nous attendons à demain pour savoir si la cabale continue. Moi je
n'en aurai pas le démenti et j'irai pour voir. Vous voilà au courant
des cancans.
Gasimii* a écrit à Barbignière, son refus n'est pas une défaite.
J'écrirai à Félicie quand je pourrai. En attendant dites-lui que je
l'embrasse, que je ne me soucie guères d'apprendre les modes,
mais de savoir qu'elle se porte bien et ne m'oubUe pas. Au reste, je
lui dirai cela moi-même dans quelques jours. Je verrai demain
toutes vos amoureuses et m'acquitterai de vos commissions.
Bonsoir, mon vieux, portez-vous bien, dormez quinze heures sur
seize et aimez toujours votre fille.
AUR.
Casimir vous embrasse et Maurice Pauline; à propos! j'ai un
ménage entier de porcelaine de Verneuil (1) pour elle, mais com-
ment le lui envoyer? le port coûtera plus que la chose ne vaut,
fixez-moi là-dessus.
(1) Village de potiers près Nohant.
CORRESPONDANCE DE GEORGE SAND. 102
LA SOIRËE ADMINISTRATIVE
ou
LE SOUS -PRÉFET PHILOSOPHE.
(Air : Tous bs bourgeois de Chartres.)
Habitans de la Cbât'-o,
Nobles, bourgeois, vilains,
D'un petit gentillàtre
Apprenez les dédains.
Ce jeune homme égaré par la philosophie,
Oubliant dans sa déraison
Les usages et le bon ton,
Vexe la bourgeoisie.
Voyant que dans la \illc,
Plus d'un original
Tranche de l'homme habile
Et se dit libéral,
A ne ' tendres moitiés qui frondent la noblesse,
Il crut plaire en donnant un bal,
Où chacun put d'un pas égal
AUer comme à la messe.
Un rcorcheur d'oreilles,
Ci-devant procureur.
Croit faire des merveilles
Av::~c Madame horreur.
Sur Lon piano discord quand l'une nous assomme.
L'autre nous fait grincer des dents,
Le tout pour épargner cinq francs
Au ménage économe.
Juges et militaires,
Médecins, avocats,
Chirurgiens et notaires
Chacun prend ses ébats.
On entendit pourtant plus d'une grande dame,
Pinçant la lèvre et clignant l'œil
Murmurer dans son noble orgueil.
Voyez ! quel amalgame 1
Guidant la contredanse,
Périgny tout en eau
Croyait par sa prudence
Nous dorer le gâteau,
U avant-deux n'était pas la chose délicate :
Mais quand on fut au moulinet
C'est en vain que le sous-prcfet
Cria : « Donnez la patte ! »
104 REVUE DES DEDX MONDES.
Quand finit ce supplice,
Chaque dame aussitôt
Demande sa pelisse,
Sa bonne et son fallot ;
Et toutes en sortant se disaient dans la rue
En retroussant leur falbala :
Jamais on ne me reprendra
En pareille cohue (1).
La semaine suivante,
Le punch est préparé,
La maîtresse est brillante,
Le salon est ciré.
Il vint trois invités de chétive encolure.
Dans la ville on disait : « Bravo!
« On donne un bal incognito
« A la sous-préfecture. »
A Madame Dupin, Paris.
Nohant, 8 mars*! 829.
Il y a bien longtems, ma chère maman, que je veux vous écrire,
mais il a fallu que le carême arrivât pour m'en laisser le tems,
car jamais à Paris on ne mena une vie plus active et plus dissipée
que celle que nous avons passée durant le carnaval. Courses à che-
val, visites, soirées, dîners, tous les jours ont été pris, et nous avons
beaucoup moins habité Nohant que la Châtre et les grands chemins.
Enfin nous voici rentrés dans un ordre de choses plus paisible, et
je commence, pour que la retraite me soit aussi agréable que les
plaisirs me l'ont été, par vous demander de vos nouvelles et vous
assurer que je voudrais que vous fussiez ici où vous vous porteriez
bien et vous amuseriez, j'en suis sûre. Un peu de mouvement en
voiture, la société de personnes gaies et aimables comme celles dont
notre intimité est composée vous plairait à vous qui n'aimez pas
plus que moi la gêne et les obligations. Le coin du feu a aussi ses
plaisirs ; Hippolyte l'égayé par son caractère facile, égal, toujours
bon et content. Nous rions, chantons et dansons comme des fous,
et jamais, depuis bien des hyvers, je ne me suis si bien portée.
Je lui en attribue tout l'honneur. Avez-vous toujours votre petit
compagnon Oscar? Hippolyte m'a dit qu'il était fort gentil, mais
as?ez délicat. Maurice grandit beaucoup et n'est pas non plus très
robuste maintenant. C'est l'âge, dit-on, où le tempérament se déve-
loppe non sans quelque effort et quelque fatigue. 11 est joli comme
un ange et fort bon. Sa sœur est une masse de graisse, blanche et
rose, où on ne voit encore ni nez, ni yeux, ni bouche. C'est un enfant
M) Historique.
CORRESPONDANCE DE GEORGE SAND. 105
superbe, quoique né imperceptible, mais pour espérer que ce soit
une jolie fille, il faut attendre qu'elle ait une figure. Jusqu'ici elle
en a deux aussi rondes et aussi joufflues l'une que l'autre. Elle a
toujours une bonne nourrice dont elle se trouve fort bien.
Le mois prochain vous verrez mon mari, qui retournera avec
Hippolyte vendre son cheval. De là nous irons passer un mois à
Bordeaux et un mois à Nérac, chez ma belle-mère, et nous serons
de retour ici au mois de juillet. Si vous voulez à cette époque tenir
votre promesse, et décider Caroline à vous accompagner, nous pas-
serons en famille tant de tems que vous voudrez, car je n'aurai plus
d'obligations de toute l'année, et il me faut des obligations pour
quitter Nohant, où j'ai pris racine. Nous vous soignerons bien et
vous rajeunirons si fort que vous arriverez à Paris fraîche et encore
très dangereuse pour beaucoup de têtes.
Adieu, ma chère maman. Casimir, Hippolyte, mes deux enfans
et moi vous embrassons tous bien tendrement. Gare à vous! au
milieu d'un pareil conflit, vous aurez du bonheur si vous n'êtes pas
étouffée par nos caresses et nos batailles à qui en aura sa part.
Quand vous me répondrez, aurez-vous la bonté de me donner
quelques conseils sur la façon d'une robe de foulard fort belle
qu'on m'envoye de Calcutta et que je ferai moyennant que vous
me direz où en est la mode et la manière dont je dois tailler les
manches ? Je crois que maintenant on les fait de droit fil et aussi
larges en bas qu'en haut. Mais dirigez-moi, car je suis fort en
arrière.
A M. Dutheil, avocat à la Châtre [recommandé à Madame la poste
de la Châtre).
Bordeaux, 10 mai 1829.
Hélas! mon estimable ami, que c'est cruel, que c'est effrayant,
que c'est épouvantable, je dirai plus, que c'est sciant de s'éloigner
de son endroit et de se voir en si peu de jours transvasée à 120 lieues
de sa patrie ! Si cette douleur est cuisante pour tous les cœurs bien
nés, elle est telle pour un cœur berrichon particuUèrement, qu'il s'en
est fallu de peu que je ne fusse noyée dans un torrent de pleurs,
répandus par Pierre, Thomas, Colette, Pataud, Marie Guillard et
Brave. Torrent auquel j'en joignis un autre de larmes abondantes.
Que dib-je, un torrent! c'était bien une mer tout entière. Après
avoir embrassé ces inappréciables serviteurs, les uns après les
autres, je m'élançai dans la voiture, soutenue par trois personnes
et j'arrivai sans encombre à Ghâteauroux. Là nous fûmes singuliè-
rement égayés par la conversation piquante et badine de M. Didion,
106 HEVDE DES DEUX MONDES.
qui nous fit pour la cinquante-septième fois le récit de la maladie
et de la mort de sa femme, sans omettre la plus légère particula-
rité.
A Loches, mon ami, vous croyez peut-être que je me suis amusée
à penser que ces tourelles noircies, où ma cuisinière mourrait du
spleen, avaient été la résidence d'un roi de France et de sa cour?
ou bien que j'ai demandé aux liabitans des nouvelles d'Agnès
Sorel? J'avais bien autre chose dans l'esprit. Je songeais avec
recueillement, avec émotion, au passage dans cette ville du respec-
table et philanthrope M. Biaise Duplomb, lequel fut rattrapé par des
gucrdins de gendarmes qui VaitacJièrent à la queue de leiirs elievaux
et,., mais vous savez le reste! Il est trop pénible de revenir sur de
si déplorables circonstances.
Enfin, mon estimable ami, la présente est pour vous dire qu'a-
près cinq jours d'une traversée fatigante et dangereuse, à travers
des déserts brûlans et des hordes d'anthropophages, après une navi-
gation de cinq minutes sur la Dordogne, pendant laquelle nous
avons couru plus de périls et supporté plus de maux que La Pé-
rouse dans toute sa carrière, nous sommes arrivés, frais et dispos,
en la villede Bordeaux, — presqu' aussi belle qu'un des faubourgs de
la Châtre, — et où je me trouve fort bien ; regrettant néanmoins, vous
d'abord mon ami, puis votre tabatière, puis les deux lilas blancs
qui sont devant mes fenêtres et pour lesquels je donnerais tous les
édifices que l'on bâtit ici.
Adieu, mon honorable camarade, soutenons toujours de nos
lumières et de cette immense supériorité que le ciel nous a donnée
en partage (à vous et à moi), la cause du bon sens, de la nature,
de la justice, sans oublier la morale, la culture libre du tabac et
le régime de l'égalité.
Rappelez-moi au souvenir d'Agasta; quant à vous, frère, je
vous donne l'accolade de l'amitié et vous prie de vous rappeler un
peu de moi quand vous mangerez du gras double.
Hélas! loin de la patrie, le ciel est d'airain, les pommes de terre
sont mal cuites et le café trop brûlé.
Ces rues, c'est de la séparation de pierres; cette rivière, c'est de
la séparation d'eau; ces hommes, c'est de la séparation en chair
et en os!! — Voyez Victor Hugo.
AURQJiE.
A Monsieur Car on ^ Paris,
Bordeaux, 4 juin 1829.
Aimable, estimable, respectable et vénérable octogénaire, c'est
pour avoir V avantage de savoir des nouvelles de votre chancelante
CORRESPONDANCE DE GEORGE SAND. 107
et précieuse santé que la présente vous est adressée par votre fille
soumise et subordonnée. Gomment traitez-vous ou plutôt comment
vous traitent la goutte, la gravelle, la catharre, la gale, la cra-
chomanie, la prisomanie, la mouchomanie, en un mot le cortège
innombral3le des maux qui vous assiègent depuis tantôt quarante-
cinq ans, que j'ai le bonheur inappréciable de vous connaître ? Fasse
le ciel, ô digne vieillard, que vous conserviez le peu de cheveux
et les deux ou trois dents qui vous restent, comme vous conserve-
rez jusqu'à la mort le sentiment, le dévouement et le certainement
de tous ceux qui vous entourent !
C'est aussi pour vous dire que nous sommes pour le moment dans
la ville de Bordeaux qui est grande et bien faite, et où nous regret-
tons amèrement que vous n'ayez pu mettre à exécution le projet
que vous aviez formé de venir vous y divertir avec vous. Ah ! bon
père ! de combien de soins, de combien de ;bouteilles de vin de
Bordeaux, de combien de tendresse n'eussions-nous pas entouré
votre vieillesse ! Certes notre affection et la bonne chère vous eus-
sent rendu cette verdeur de jeunesse que vous regrettez en vain
maintenant. Nous vous eussions procuré de bienfaisantes transpi-
rations en vous fesant manger des artichauds cruds ; et un sommeil
réparateur vous eût doucement bercé jusqu'à une heure de l'après-
midi, mais hélas 1 où ètes-vous?
Vous imaginez bien, mon cher ami, que nous trottons ici comme
des lièvres, et que nous flânons comme..? comme vous? Nous allons
au spectacle, au café, à la campagne, sur la rivière, nous visitons
les collections, les églises, les caveaux, les morts, les vivans, c'est
à n'en pas finir. Nous allons voir la mer dans deux ou trois jours.
Nous confions nos augustes personnes et notre précieuse existenoe
aux flots capricieux, aux vents impétueux et au savoir chanceux
d'un pilote expérimenté. Priez pour nous, saint homme, vieillard
austère et séraphique ! si nous périssons dans cette lutte, je vous
promets d'aller vous tirer par les pieds. Vous verrez mon ombre
pâle, couronnée d'algue verte et sentant la marée à plein nez,
errer autour de votre lit et chanter comme une mouette pendant
votre sommeil. Alors, pieux cénobite, dites le chapelet à mon inten-
tion et répandez de l'eau bénite autour de vous.
Si pourtant, comme je l'espère, une destinée moins poétique me
ramène saine et sauve à l'Hôtel de Francq^ je partirai peu de jours
après pour Guillery, où je vous prie de m'adresser votre réponse
et celle de ma petite Félicie, à qui je vous prie de remettre en par-
ticulier la lettre ci-incluse.
Nous avons ici M. Desgranges, que vous connaissez, je crois. Plus,
l'avocat-général, qui me charge de vous dire mille choses affectueuses
et obligeantes pour lui. Plus, une douzaine de païens ennuyeux.
108 REVUE DES DEUX MONDES.
plus deux ou trois autres amis fort aimables qui ne nous quittent
pas. Le tems vole trop vite au milieu de ces distractions qui me
remontent un peu l'esprit. Il faudra pourtant reprendre le cours
tranquille des heures à Nohant. Ce n'est pas que je m'en inquiète
beaucoup, j'ai comme vous, bon père, un fonds de nonchalance
et d'apathie qui me rattache sans effort à la vie sédentaire et, comme
dit Stéphane, animale.
Ah ! çà, que faites-vous? n'êtes-vous pas un peu fatigué d'affaires
et n'aurez-vous pas quelques jours de liberté? vous savez que vous
vous êtes formellement et solennellement engagé à venir vous repo-
ser près de nous, dès que vous en trouveriez la possibilité. Je désire
vivement que ce tems arrive et en attendant j'ai l'honneur d'être,
ô vertueux père de famille, votre fille et amie.
AUR.
Casimir vous embrasse et vous prie de vous occuper de son
affaire, je ne sais laquelle.
A Monsieur Jules Boucoiran^ à Paris.
Nohant, près La Châtre (Indre), 2 septembre 1829.
M. Duris-Dufresne m'a fait passer, monsieur, votre réponse aux
propositions dont il a bien voulu se charger de ma part auprès de
vous. Nous sommes d'accord dès ce moment, et si mon offre vous
convient toujours, je vous attendrai au commencement d'octobre.
Le bien que M. Duris-Dufresne nous a dit et de la méthode et du
professeur nous donne un vif désir de connaître l'un et l'autre et
nous nous efforcerons de vous rendre agréable le séjour que vous
ferez parmi nous.
Si dans votre méthode il est quelque préparation préalable qu'il
soit à ma portée de donner à mon fils, veuillez me l'indiquer afin
de rendre votre travail plus facile. Sinon, je le disposerai toujours
à vous montrer de la docilité et de la reconnaissance, et ce dernier
sentiment, ses parens le partageront, n'en doutez pas.
Agréez, monsieur, l'assurance de la considération distinguée, avec
laquelle j'ai l'honneur de vous saluer.
Aurore Dudevant.
A M. J, Boucoiran, à Nohant.
Périgueux, 30 novembre 1829.
Mon cher petit Jules, comment vont mes enfans? et vous? et tous
les miens? Je suis impatiente d'avoir de vos nouvelles et des leurs,
CORRESPONDANCE DE GEORGE SAND. 109
mais je n'en ai pas encore reçu et je suis bien près de m'en tour-
menter. Vous étiez de retour à INohant vendredi soir, vous auriez
dûm'écrirele lendemain, peut-être demain matin aurai-je une lettre
de vous ou de mon frère. J'en ai besoin pour être tout à fait con-
tente. Car à tous autres égards (vous prétendez que c'est mon mot),
je suis bien de corps et d'esprit. Mon voyage a été sinon rapide, du
moins heureux. Ma santé est fort bonne et mon cœur assez content.
Hâtez-vous donc de me dire que ma famille va bi^^n aussi. Mon
Maurice surtout, mon méchant drôle que j'aime pourtant plus que
tout au monde et sans lequel je n'aurais pas de bonheur. Dort-il,
mange-t-il? est-il gai? est-il bien? Ne soyez pas trop indul^^ent pour
lui, et pourtant, le plus que vous pourrez, faites-lui aimer le travail.
Je sais bien que ce n'est pas chose aisée. Quand je suis là pour
sécher ses pleurs et le voir ensuite dormir dans son berceau, je ne
m'en inquiète guères; mais de loin, ma faiblesse de mère se ré-
veille, et je ne sens plus que de la douleur, en songeant qu'il est
peut-être h. pâlir et à se lamenter devant son livre. Sotte chose que
l'enfance de l'homme, sotte chose que sa vie toute entière! Enfin,
mon cher enfant, faites pour lui ce que vous feriez, ce que vous
ferez un jour pour votre propre fils. Suivez son éducation, mais
avant tout, surveillez sa santé. Veillez à ce qu'il ne mange pas à
toute heure de mauvaises sucreries. Son estomach en souffre, et
sou teint en est constamment échauffé; forcez-le d'être propre, car
c'est encore une chose importante pour la santé; ayez aussi l'œil
sur ma petite pataude et i'oreille à ses cris. Je vous ai déjà dit tout
cela. Je suis rabâcheuse et ennuyeuse comme toutes les vieilles.
Mais vous me le pardonnerez, car vous avez une mère aussi et si
vous étiez malade chez moi, je vous soignerais comme elle-même.
Je vous ai confié mon bien le plus précieux, vous m'avez promis
d'en être responsable. Répondez bien à toutes mes questions, répé-
tez dix fois la même chose sans vous lasser et ne laissez pas pas-er
deux jours sans me tenir au courante Vous me prouverez ainsi
que vous avez autant d'amitié pour moi que j'en ai pour vous.
Je pense repartir vers le milieu de la semaine prochaine; écrivez
jusqu'à ce que je vous avertisse. Adieu.
Soignez aussi mon bengali, et dites-moi s'il n'était pas mort de
soif quand vous êtes arrivé. Tenez un peu compagnie à ma pauvre
Emilie, qui s'ennuye souvent. Je sais que vous êtes bon, attentif et
obligeant. Je compte sur vous pour me remplacer en toutes choses.
AUUORii DUDEVA.NT.
110 REVUE DES DEDX MONDES.
A Madame Dupin, Parib.
1" février 1830.
Ma chère maman,
Si je n'avais reçu de vos nouvelles par mon mari et par mon
frère qui vient d'arriver, je serais inquiète de votre santé, car il y
a bien longtems que vous ne m'avez donné de vos nouvelles. Il y
a plusieurs jours que je me disposais à vous en demander, mais
j'en ai été empêchée par de vives alarmes sur la santé de Maurice.
11 a eu une irritation d'estomach, accompagnée d'une lièvre vio-
lente dont un accès a duré 2/i heures sans aucune interruption
dans le délire et dans l'assoupissement toujours mêlé de rêves,
d'agitations presque convulsives. J'ai été bien malheureuse pendant
quelques jours. Heureusement les soins assidus, les sangsues, les
cataplasmes et les lavemens ont adouci cette crise, et il a même été
plus promptement rétabli que je n'osais l'espérer. Il va bien main-
tenant et reprend ses leçons, qui sont pour moi une grande occupa-
tion. Il me reste à peine quelques heures par jour pour faire un peu
d'exercice et jouer avec ma petite Solange, qui est belle comme un
ange, blanche comme un cygne et douce comme un agneau. Elle
avait une bonne étrangère qui lui eût été fort utile pour apprendre
les langues, mais qui était un si pitoyable sujet sous tous les rap-
ports, qu'après bien des indulgences mal placées, j'ai fini par la
mettre à la porte ce matin, pour avoir mené Maurice (à peine sorti
de son lit à la suite de cette affreuse indigestion) dans le village,
se bourrer de pain chaud et de vin du crû.
J'ai confié Solange aux soins de la femme d'André, que j'ai depuis
deux ans et qui est un bon sujet. Je vous envoie le portrait de
Maurice, que j'ai essayé le soir même où il est tombé malade. Je
n'ose pas vous dire qu'il ressemble beaucoup, j'ai eu peu de tems
pour le regarder, parce qu'il s'endormait sur sa chaise. Je croyais
que c'était seulement un besoin de sommeil après avoir joué, tandis
que ce n'était rien moins que le mal de tète et la fièvre qui s'em-
paraient de lui. Depuis je n'ai pas osé le faire poser dans la crainte
de le fatiguer, j'ai cherché autant que possible, en retouchant mon
ébauche, de me pénétrer de sa physionomie espiègle et décidée.
Je crois que l'expression y est bien, seulement le portrait le peint
plus âgé d'un an ou deux, la distance des narines à l'œil est un peu
exagérée, et la bouche n'est pas assez froncée dans le genre de la
mienne. En vous représentant les traits de cette figure un peu plus
rapprochés, de très longs cils que le dessin ne peut pas bien rendre
et qui donnent au regard beaucoup d'agrément, de très vives cou-
CORRESPONDANCE DE GEORGE SAND. 111
ieurs roses avec un teint demi-brun, demi-clair, et les prunelles
d'un noir orangé, c'est-à-dire d'un moins beau noir que les vôtres,
mais presqu'aussi grandes, enfui en fesant un effort d'imagination,
vous pourrez prendre une idée de sa petite mine, qui sera, je crois,
par la suite plutôt belle que jolie. La taille est sans défauts, svelte,
droite comme un palmier, souple et gracieuse, les pieds et les
mains sont très petits, le caractère est un peu emporté, un peu
volontaire, un peu têtu. Cependant le cœur est excellent, et l'intel-
ligeuce très susceptible de développement. Il lit très bien et com-
mence à écrire, il commence aussi la musique, l'orthographe et la
géographie ; cette dernière étude est pour lui un plaisir.
"Voilà bien des bavardages de mère, mais vous ne m'en ferez
pas de repror.hes, car vous savez ce que c'est. Pour moi, je n'ai pas
autre chose dans l'esprit que mes leçons et j'y sacrifie tous mes
anciens plaisirs. Voici le moment où tous mes soins deviennent
nécessaires, et l'éducation d'un garçon n'est pas une chose à négliger.
Je m'applaudis plus que jamais d'être forcée de vivre à la campagne,
où je puis m'y livrer entièrement. Je n'ai aucun regret aux plaisirs
de Paris, j'aime bien le spectacle et les courses quand j'y suis, mais
heureusement je sais aussi n'y pas penser quand je n'y suis pas et
quand je ne peux pas y aller. Il y a une chose sur laquelle je ne
prends pas aussi lacilement mon parti ; c'est d'être éloignée de
vous, à qui je serais si heureuse de présenter mes enfans, et que
je voudrais pouvoir entourer de soins et de bonheur. Vous m'allli-
gez vivement en me refusant sans cesse le moyen de m'acquitter
d'un devoir qui me serait si doux à remplir. Moi-même j'ose
à peine vous presser dans la crainte de ne pouvoir vous offrir ici
les plaisirs que vous trouvez à Paris et que la campagne ne peut
fournir. Je suis pourtant bien sûre intérieurement que, si la ten-
dresse et les attentions suffisaient pour vous rendre la vie agréable,
vous goûteriez celle que je voudrais vous créer ici.
Adieu, ma chère maman, nous vous embrassons tous, les grands
comme les petits. Écrivez-moi donc, ce n'est pas assez pour moi
d'apprendre que vous vous portez bien, je veux encore que vous
me le disiez ei que vous me donniez une bénédiction.
A Madame Dupin, Paris,
Nohant, lévrier 1830.
J'ai reçu votre lettre depuis quelques jours, ma chère petite
maman et j'y aurais répondu tout de suite sans un nouveau déran-
gement de santé qui m'a mis assez bas. Je souffre beaucoup de la
poitrine; je ne puis respirer, et aujourd'hui, pour m'achever de
112 HETDE DES DEUX MONDES.
peindre, j'ai un point de côté qui fait que je marche tout de travers
et me tenant la hanche comme une personne embarrassée de garder
un clystère. Il faudra que je songe sérieusement à me mettre en
état de grâce; chose qu'on fait toujours le plus tard qu'on peut,
et si tard que j'ai de la peine à croire que cela serve à quelque
chose. Voilà, direz-vous, de beaux sentimens! vous savez que je
plaisante, et qu'en état de santé ou de maladie, je suis toujours la
môme; quant au moral, ma gaîté n'en est même pas altérée, et je
prends îe tems comme il vient, comptant sur l'avenii, sur mes
forces physiques et sur la bonne envie que j'ai de vivre longtemps
pour vous aimer et vous soigner. Heureusement vous êtes toujours
jeune et vous pouvez encore mener longtems la vie de garçon, mais
un jour viendra, madame ma chère mère, où vous ne serez plus si
forte, où vous n'aurez plus de si beaux yeux ni de si bonnes dents,
il faudra bien alors que vous reveniez à nous, c'est là que je vous
attends, au coin du feu de Nohant, enveloppée de bonnes couver-
tures et apprenant à lire aux enfans de Maurice et à ceux de
Solange ; moi-même je ne serai plus alors très allante, et si ma
pauvre santé détraquée me mène jusque là, je ne serai pas fâchée
d'accaparer l'autre chenet ; c'est alors que nous raconterons de
belles histoires qui n'en finiront pas et qui nous endormiront alter-
nativement. Je serai, moi, beaucoup plus vieille que mon âge, car
déjà avec une dose de sciatique et de douleurs, comme celles qui
me pèsent sur les épaules, je gagerais que vous êtes plus jeune que
moi; ainsi donc, chère mère, comptez que nous vieillirons ensemble
et que nous serons juste au même pohit ; puissions-nous finir de
même et nous en aller de compagnie là-bas, le même jour ! Adieu,
chère maman, je laisse la plume à Hippolyte, je ne puis pas écrire
sans me fatiguer beaucoup, mon étourdi se charge de vous raconter
nos amusemens.
A Monsieur Jules Boucoirariy à Châteauroux.
Nohant, 1" mars 1830.
Il me semblait, en effet, que vous nous aviez oubliés, mon cher
enfant, et je suis bien aise de m'être trompée. Vous seriez fort
ingrat si vous ne répondiez pas à l'amitié sincère que je vous ai
témoignée et que vous m'avez paru mériter. Je crois que vous y
répondez, en effet, puisque jous me, le dites, et je suis sensible à
la manière simple et affectueuse dont vous me l'exprimez. Vous
vous applaudissez d'avoir . trouvé une amie en m.oi. C'est bon et
rare les amisi Si vous ne changez point, si vous restez toujours ce
que je vous ai vu ici, c'est-à-dire honnête, doux, sincère, aimant
CORRESPONDANCE DE GEORGE SAND. 113
votre excellente mère comme elle le mérite, respectant la vieillesse
et ne vous fesant pas un amusement de la railler, comme il est
aujourd'hui de mode de le faire, si vous demeurez enfin toujours
étranger aux erreurs que vous m'avez vu détester et combattre
chez mes plus proches amis, vous pouvez compter que j'aurai pour
vous cette amitié toute maternelle que je vous ai promise. Mais je
vous avertis que j'exigerai plus de vous que des autres. Il en est
beaucoup que leur mauvaise éducation, leur abandon dans la vie
ou leur caractère ardent rend en quelque sorte excusables. Mais
quand avec d'aussi bons principes, un naturel aussi paisible et une
aussi bonne mère que vous les avez, on se laisse corrompre, on ne
mérite aucune indulgence. Je sais vos qualités et vos défauts mieux
que vous-même. A votre âge, on ne se connaît pas. On n'a pas
assez d'années derrière soi pour savoir ce que c'est que le passé et
pour juger une partie de la vie. On ne pense qu'à l'autre qui est
devant soi, et on la voit bien différente de ce qu'elle sera. Je vais
vous dire ce que vous êtes. D'abord l'apathie domine chez vous.
Vous êtes d'une constitution nonchalante. Vous avez des moyens
vos études ont été bonnes. Je crois que vous auriez un jour une
tête « quarrée, » comme disait Napoléon, un esprit positif et une
instruction solide, si vous n'étiez pas paresseux; mais vous l'êtes.
En second lieu, vous n'avez pas le caractère assez bienveillant en
général et vous l'avez trop quelquefois. Vous êtes taciturne à l'ex-
cès ou confiant avec étourderie. Il faudrait chercher un milieu.
Remarquez que ces reproches ne s'adressent point à mon fils à
celui que je fesais lire et causer dans mon cabinet et qui, avec moi
était toujours raisonnable et excellent. Je parle de Jules Boucoiran
que les autres jugent, dont ils peuvent avoir à se louer ou à se
plaindre, et comme je voudrais que tous ceux que vous rencontre-
rez se fissent une idée juste de vous, comme je voudrais vous
apprendre à vivre bien avec tous, je veux vous montrer les incon-
véniens de cet abandon avec lequel vous vous livrez à la sensation
du moment, tantôt à l'ennui, tantôt à l'épanchement.
Vous n'aimez point la solitude, et pour échapper à une société
qui vous déplaît, vous en prenez une pire. J'ai su que vous passiez,
pendant mon absence, toutes vos soirées à la cuisine, et je vous
désapprouve beaucoup. Vous savez si je suis orgueilleuse et si je
traite nies gens avec hauteur. Élevée avec eux, habituée pendant
quinze ans à les regarder comme des camarades, à les tutoyer, à
jouer avec eux comme fait aujourd'hui Maurice avec Thomas, je
me laisse encore souvent gronder et gouverner par eux. Je ne les
traite pas comme des domestiques, et un de mes amis remarquait
avec raison que ce n'étaient pas des valets^ mais bien une classe
lOMB S LUI. — 1881. .S
414 REVDE DES DEUX MONDES.
de gens à part qui s'étaient engagés par goût à faire aller ma mai
son, mais qui y vivaient aussi libres, aussi chez eux que moi-
même. Yous savez encore que je m'assieds quelquefois au fond de
ma cuisine en regardant rôtir le poulet du dîner et en donnant
audience à mes coquins et à mes mendians. Mais je n'irais pas
passer un quart d'heure avec eux, lorsqu'ils sont rassemblés, pour
y passer le tems et écouter leur conversation. Elle m'ennuierait et
me dégoûterait parce que leur éducation est différente de la mienne
et que je les gênerais en même tems que je m'y trouverais dépla-
cée. Or, vous êtes élevé comme moi et non comme eux. Yous ne
devez donc pas être avec eux comme un égal. J'insiste sur ce
reproche auquel je n'aurais pas pensé, s'il ne m'était revenu quelque
chose de semblable d'une manière indirecte et par l'effet du hazard.
Hippolyte se trouvant en patache avec un homme employé chez le
général Bertrand, je ne sais plus si c'est comme ouvrier, comme
domestique ou comme fermier, celui-ci bavarda beaucoup, parla de
la famille Bertrand, de monsieur, de madame, des enfans et enfin
de M. Jules, « C'est un bon enfant, dit-il, et bien savant, mais
c'est jeune, ça ne sait pas tenir son rang. Ça joue aux cartes ou
aux dames avec le chasseur du général. Nous autres gens du com-
mun, nous n'aimons pas ça ; si nous étions élevés en messieurs,
nous nous conduirions en messieurs. »
Hippolyte me raconta cette conversation, qu'il regardait comme
un propos sans fondement, mais je me rappelai diverses circon-
stances qui me le firent trouver vraisemblable et entr' autres votre
brouillerie avec la famille du portier, brouillerie qui n'aurait jamais
dû avoir lieu parce que vous n'auriez dû jamais faire société avec
des gens sans éducation. Je le répète, l'éducation établit entre les
hommes la seule véritable distinction. Je n'en comprends pas
d'autre, mais celle-là me semble irrécusable. Celle que vous avez
reçue vous impose l'obligation de vivre avec les personnes qui sont
dans la même position et de n'avoir pour les autres que de la douceur,
de labienveillance et de l'obligeance. De l'intimité et de la confiance
jamais; à moins de circonstances particulières qui n'existent point
par rapport à vous, avec mes gens, ou avec ceux du général
Bertrand. Yoilà encore ce qui me fait dire que vous êtes pares-
seux.
Quand vos élèves sont couchés, au lieu d'aller niaiser avec des
gens qui ne parlent pas le même français que vous, il faudrait
prendre un livre et orner votre esprit des connaissances qui vous
manquent encore. Si votre cerveau est fatigué des impatiences et
des fadeurs de la leçon (je conviens que rien n'est plus ennuyeux),
prenez un ouvrage de littérature. Il y en a tant que vous ne connais-
sez pas, ou que vous connaissez mal! J'aimerais encore mieux que
CORRESPONDANCE DE GEORGE S AND. 115
VOUS fissiez seul de méchans vers que d'aller entendre de la prose
d' antichambre.
Vous voyez que j'use fort de la liberté que vous m'avez donnée
de vous gronder. Au fait, si vous le preniez mal, vous seriez un
sot, car je ne fais que remplir mon devoir de mère, et il faut vous
aimer et vous estimer beaucoup pour se charger de vous faire la
morale si rudement.
Le 13 mars.
H y a tantôt quinze jours que je vous écrivis le barbouillage pré-
cédent. Depuis il ne m'a été possible de le reprendre, et c'est à
grand'peine que je m'y remets aujourd'hui. J'ai attrapé une sorte
de refroidissement qui m'a fort maltraitée et principalement les yeux
que j'ai déjà assez faibles et que je crains de ne pas bien retrouver
sinon de perdre tout à fait par suite de cette affaire-ci. Je serais fort
à plaindre si j'en suis réduite à me chauffer les pieds sans m'occu-
per, et puis c'est triste de n'y pas voir, de ne pouvoir regarder la
couleur du ciel et le visage de ses enfans. Priez pour que cela ne
m' arrive. En attendant je souffre beaucoup et ne puis vous dire
qu'un mot. C'est que j'espère que vous ne vous fâcherez pas de tout
ce qui précède et que j'ai trouvé un peu sévèrement dit en le reli-
sant. N'y cherchez qu'une nouvelle preuve de mon amitié pour
vous.
J'espère que vous viendrez nous voir quand vous aurez fini avec
la maison Bertrand. Vous trouverez Maurice et Léontine lisant très
bien, écrivant très mal et fesant du reste assez de progrès pour les
petites choses que je leur enseigne peu à peu. Soulat lit mal et écrit
bien. 11 oublie les principes que vous lui avez donnés, quoique nous le
fassions lire tous les jours. Vous m'aviez proposé de me laisser des
tableaux pour les leur remettre sous les yeux, ce qui souvent est néces-
saire. Vous l'avez ensuite oublié et vous m'avez promis de m'en
envoyer. N'y manquez pas, je vous prie. Ce sera m'épargner la fatigue
d'en faire moi-même, ce que je pourrais au besoin, car je me rappelle
assez bien l'arrangement des principales règles. Mais j'ai les yeux
et la tête si malades que vous me rendrez service en me les fesant
passer.
Adieu, mon cher Jules, donnez-moi toujours de vos nouvelles.
Tout le monde ici vous fait amitié, Maurice vous embrasse et moi
aussi.
LA
RÉFORME JUDICIAIRE
n\
L'INFLUENCE DE LA DÉMOCRATIE SUR LA MAGISTRATURE, — LES
ÉTATS-UNIS ET LA SUISSE,
Avant d'indiquer, avec autant de précision que le comporte un
tel sujet, la nature des réformes qu'il convient de proposer et de
soutenir, nous vouJrioas mesurer quelle est en général l'action de
la démocratie sur le pouvoir judiciaire.
Cette recherche paraîtra, nous le savons, un hors-d'œuvre à ceux
qui ne voient dans le mouvement qui se déroule sous nos yeux
que le résultat d'une politique mauvaise. La vue des maux présens
détourne trop souvent de la recherche des causes générales. On
trouve commode de saisir du même coup d'œil la faute et ses con-
séquences. On se plaît à charger un adversaire, un parti, du poids
des responsabilités, et on se dispense de toute analyse en répétant,
avec un nom propre, une exclamation qui devient le mot d'ordre
d'un groupe : « C'est la suite du 16 mai, » ne se lassent pas de répé-
ter certains républicains. — a C'est la faute de M. Thiers, qui aurait
pu'tout sauver, » répliquent les monarchistes. Cet échange de récri-
minations ne sert qu'à dispenser chaque parti de faire son examen
de conscience. Dans les embarras de l'heure présente, la part des
fautes est assurément fort large; mais ce serait se faire d'étranges
illusions que de ne pas voir, au-delà des imprudences et des fai-
(1) Voyez la Revue du l" décembre 1880.
LA RÉFORME JUDICIAIRE. 117
blesses, une cause générale qui précipite notre marche, déplace
peu à peu l'axe du pouvoir et qui, en dehors des fluctuations ou
des violences des partis, modifie peu à peu, à l'aide du suffrage,
l'état de la société française.
Le mouvement démocratique est un fait universel. Dans tous
les pays civilisés , la capacité électorale s'abaisse rapidement.
A calculer chez nos voisins la vitesse de la progression, il est per-
mis de pressentir que la Belgique, l'Italie, l'Angleterre connaîtront,
avant qu'une génération se soit écoulée, quelques-unes des diffi-
cultés que nous abordons aujourd'hui.
Ce mouvement est plus ou moins favorisé par les constitutions
politiques; mais il est à noter que, parmi toutes celles que nous
avons essayées, aucune ne l'a arrêté. M. Royer-Gollard constatait
que la démocratie coulait à pleins bords en un temps qui semble
l'âge aristocratique de notre siècle. L'empire, — gouvernement de
réaction contre la république, qui avait primitivement établi le
suffrage universel, — l'empire l'a rétabli et a accordé aux ouvriers
des faveurs que des régimes libéraux leur avaient refusées. Il
semble donc qu'au-dessus des volontés et des prudences humaines,
une loi commune qui ne connaît ni nationalités, ni frontières, donne
aux races anglo-saxonnes, latines ou germaniques, une impulsion
qui porte les plus humbles à revendiquer une part croissante dans
le maniement des affaires publiques. — Assurément la république
est une des formes constitutionnelles de cette ascension des classes
inférieures, mais elle est elle-même une conséquence et non une
cause. Ce fait est si vrai que nul n'a l'illusion de croire que la
monarchie, si elle était restaurée, pût un seul instant arrêter un
mouvement que les monarchies de l'Europe sont forcées de subir et
que ni les deux royautés, ni l'empire dans toute sa force n'ont pu
enrayer.
Qu'on observe avec satisfaction ou avec inquiétude cette trans-
formation de nos sociétés, qu'on l'appelle de ses vœux ou qu'on la
redoute comme une action mystérieuse, il faut en connaître la na-
ture : la prudence la plus simple nous commande d'observer la
démocratie, ses mœurs et ses effets. L'obligation est d'autant plus
étroite que partout elle prétend agir sur le pouvoir judiciaire : elle
le trouve si intimement mêlé aux sentimens et aux besoins du
peuple qu'elle annonce l'intention de le modeler à sa guise. Ceux
qui osent parler en son nom assurent qu'elle est résolue à asservir
le magistrat comme elle a asservi le fonctionnaire ou le député.
A-t-elle donc partout amené avec elle l'oppression ? Nous ne sommes
pas les premiers qu'atteint dans le monde le flot démocratique; qui
nous dira ce qu'il a fait ailleurs? Ainsi que des colons menacés
par un débordement subit et qui envoient demander aux anciens
118 REYÏÏE DES DEUX MONDES.
du pays comment on se défend contre le fléau, si les eaux du
fleuve ravagent ou fécondent les terres, si elles apportent aux rive-
rains la misère ou la fertilité, de même il faut aller demander aux
nations depuis longtemps aux prises avec ce phénomène incoimu
comment elles le supportent, à quelles conditions elles le contien-
nent, ce qu'elles ont fait pour tourner à leur profit les forces dont
il dispose.
Pour nous livrer à cette étude nécessaire, nous avons choisi les
deux pays où le principe démocratique s'est le plus librement déve-
loppé. Nous avons vu l'un à travers les écrits et les récits de ceux
qui le connaissent le mieux. Nous avons tenu à examiner par nos
yeux le pouvoir judiciaire chez le peuple qui nous offrait en Europe,
sur un théâtre restreint mais complet, le spectacle d'une démocratie
maîtresse incontestée du pouvoir. Ainsi, dans les deux hémi-
sphères, nous aurons recueiUi sur le même sujet, à travers les
mœurs les plus diverses, des enseignemens certahis sur l'action
d'un principe qui est, à n'en pas douter, le moteur de notre méca-
nisme social.
I.
Dans toute fédération il y a deux ordres de pouvoirs : le pouvoir
local de chaque fraction de territoire, indépendant dans la sphère de
ses attributions, — et le pouvoir central, qui sert à retenir par un
lien commun les souverainetés particulières.
Aux Etats-Unis, de même qu'il existe deux pouvoirs, il y a
deux justices :
Celle de chaque état, qui est organisée suivant les modèles variés
d'institutions dérivant de même source, appartenant à la même
famille, mais ayant subi, suivant le temps et les lieux, des modilica-
tions plus ou moins profondes ;
Celle de l'Union américaine, tirant son origine deja constitution,
développée par le congrès et en possession d'une compétence défi-
nie que font respecter de nombreux tribunaux reliés par une hiérar-
chie rattachée à la cour suprême. — Ces deux organisations judiciaires
sont parallèles; chacune d'elles se meut dans le domaine de sa com-
pétence spéciale. Il faut les examiner séparément pour voir sortir
d'une confusion apparente ce qui fait le caractère propre et la force
de ce système.
De l'indépendance des états, du droit qui leur appartient de se
constituer librement, de faire à l'aide des assemblées élues des lois
auxquelles les citoyens prêtent obéissance, dérive le pouvoir de
rendre la justice et par conséquent de créer des tribunaux. Orga-
nisées sur un type commun, les cours de justice ont conservé les
LA RÉFORME JUDICIAIRE. 119
caractères distinctifs des institutions anglaises : le jury civil et
criminel et un petit nombre de juges multipliant leur action par des
tournées périodiques. L'esprit de tradition des Anglais s'est conservé
dans les détails et jusque dans cette division surannée de la a loi »
et de « l'équité, » qui est en déclin sur les deux rives de l'Atlan-
tique; des commissionsdepaix, com^veivànt desj'iistîces of the jjeace,
notables élus dans chaque commune, une cour de comté ne jugeant
que les petits procès et ne prononçant que de faibles peines, une
cour supérieure, ou des plaids communs selon les états, dont chaque
membre tient des assises, — afin de rendre la justice criminelle, de
statuer sur les appels des cours de comtés, de juger en premier
ressort toute affaire civile, sauf à faire réviser les procès par tous les
juges réunis, — enfin, au sommet une cour suprême de chaque
état tenant la main à l'observation des lois et de la constitution
locales, telle est la hiérarchie judiciaire qui se retrouve avec peu
de différence dans tous les états de l'Union. — Devant ces juges
sont portés tous les procès civils et criminels, c'est la justice ordi-
naire des citoyens américains.
Mais, à côté du droit civil qui protège les individus, il y a dans
une confédération le droit constitutionnel qui sauvegarde l'unité
nationale. Comment pourrait-il être interprété avec autorité par
un tribunal ayant une juridiction limitée à un seul état? Sur ce
territoire peuvent naître des intérêts contraires à ceux des terri-
toires voisins ou opposés à l'intérêt fédéral. Gomment éviter que
les magistrats ne soient à la fois juges et parties? où trouver l'im-
partialité? 11 faut reconnaître que la justice des états particuliers
est aussi impuissante à maintenir le pacte commun que le serait la
cour du banc de la reine à juger un différend entre la Grande-Bre-
tagne et la Russie. Aux relations des états il fallait des lois et une
justice supérieure aux états.
C'est la cour suprême qui en remplit l'office ; sous sa garde a été
mise la constitution des États-Unis, qui est la charte de l'Union :
les lois générales que vote le congrès sont venues s'ajouter à cette
charte. Seule, la cour suprême ne pouvait pas remplir cette mission ;
aussi est-elle devenue la tête de toute une hiérarchie judiciaire. —
Depuis le commencement du siècle, trois juridictions se partagent
l'autorité judiciaire fédérale : les cours de district dans chaque
état, les cours de circuit présidées par les juges supérieurs en
tournée, et, au-dessus de tous, la cour suprême siégeant à
Washington.
Pour maintenir efficacement l'Union, la constitution a armé la
cour suprême et ses démembremens de la compétence la plus
étendue. Tout ce qui intéresse la conservation de la confédération,
tout ce qui est d'intérêt vraiment national est de sou ressort.
120 REVUE DES DEUX MONDES.
Lutte entre confédérés, interprétation de la constitution, des lois
générales et des traités, procès touchant les ambassadeurs, parce
que le droit des gens peut y être impliqué, affaires maritimes,
parce que les mers n'appartiennent à aucun état particulier : telles
sont les matières dévolues à une juridiction maîtresse de sa compé-
tence, habile à en reculer les bornes et n'ayant pas de peine à
juger tous les plus grands procès de l'Union en cassant les arrêts
des cours suprêmes des états.
A sa tête est le chief justice ^ huit juges [associate justices) com-
pcsent la cour, que complète l'institution du ministère public, vers
laquelle marche lentement l'Angleterre. Un procureur-général est
chargé de poursuivre et de diriger toutes les instances dans les-
quelles les États-Unis sont intéressés. Conseil du gouvernement
pour toutes les questions de droit, il a rang de ministre et exerce
une charge qui rappelle les fonctions de notre garde des sceaux (1) ;
chaque année, le premier lundi de décembre, une session où sont
présens les neuf juges s'ouvre à Washington. Ils peuvent juger au
nombre de cinq. Mais leur principale fonction est de parcourir indi-
viduellement les circuits pour présider des assises. L'Union est
divisée en neuf circuits dans lesquels chaque année deux sessions
d'assises sont tenues par un des juges, qui statue avec l'aide du
jury. Enfin cinquante cours de districts, juridictions fixes et perma-
nentes, sont établies à raison d'une ou deux par état, pour juger en
premier ressort les causes civiles et pénales de moindre impor-
tance.
Ainsi l'organisation judiciaire, les compétences, le droit lui-
même, sont scindés aux États-Unis en deux parts. 11 fallait exposer
ce système, sans analogue dans l'ancien monde, avant d'examiner
la situation des juges américains, c'est-à-dire le point qui nous
touche véritablement.
S'il faut distinguer en Amérique les deux justices, il ne faut
pas séparer avec moins de soin les deux ordres de magistrats. Lés
uns remplissent leur charge jusqu'à ce qu'ils aient démérité,
les autres l'occupent pendant un temps fort court. Les premiers
sont nommés par les pouvoirs les plus élevés de la confédération,
les seconds sont élus par la masse des justiciables. De cette ori-
(1) L'autorité des précédens et du droit dans le jeu des iustitutious politiques aux
États-Unis n'est nulle part plus visible que dans les fonctions d'aUorney gênerai. C'est
le procureur-général que le président et les ministres consultent sur toutes les ques-
tions de droit. Ses réponses réunies et publiées forment un volumineux comrueniaire
de la constitution. Elles témoignent de la rare capacité des jurisconsultes qui ont
rempli cette charge, aussi bien que du respect que le droit inspire au premier magistrat
de la république. — Officiai Opinions of the attorneys gênerai of the United States
M 3 volumes in-S"; Washington, 1873).
LA RÉFORME JUDICIAIRE. 121
gine différente découlent les caractères les plus opposés. Avant de
les décrire, examinons comment cette divergence s'est produite
entre deux branches de la justice en un même pays.
La constitution rédigée en 1787 sous l'inspiration de Washington
et de ses amis, après avoir fondé le pouvoir judiciaire des Etats-
Unis, déclarait que les juges tant des cours suprêmes que des cours
inférieures a seraient nommés par le président, » avec l'assentiment
du sénat. Les auteurs de la constitution, un instant portés vers le
choix des juges par le sénat seul, avaient bien vite compris qu'il
fallait donner au président de la confédération une initiative que
réglerait le contrôle d'une assemblée élue. Ainsi le pouvoir exécu-
tif, dans son expression la plus haute, choisit les magistrats qui
interpréteront et apphqueront le pacte fédéral.
La constitution porte que « les juges conserveront leurs charges,
tant que leur conduite sera bonne. » Elle proclamait en réalité l'ina-
movibilité. L'importance de ce principe n'échappait à aucun des
hommes d'état qui l'avaient soutenu. A leurs yeux, c'était le fonde-
ment de l'indépendance judiciaire, le seul moyen d'assurer au
pouvoir régulateur qu'ils entendaient créer dans l'état l'autorité
suffisante pour contre-balancer les fluctuations des pouvoirs élus.
A l'imitation du gouvernement central, les difierens états con-
fièrent à des magistrats permanens l'administration de la justice.
Dans les uns, le gouvernement et le sénat, dans les autres la
législature seule choisissaient les juges des cours. Prenons comme
termes de comparaison les deux extrémités de la hiérarchie judi-
ciaire et suivons ce qui s'est passé depuis un siècle pour les juges
de paix et pour les cours suprêmes de chaque état. Le pouvoir
exécutif de l'état nommait les juges de paix, mais les candidats
lui étaient présentés tantôt par la chambre des représentans, tantôt
par les cours de comtés. Il est vrai qu'en deux états, la Géorgie et
la Pensvlvanie, les électeurs désignaient directement les candi-
dats au gouverneur. Peu après, dans l'Ohio, le peuple fut appelé
en 1802 à élire les juges de paix; cet exemple ne fut suivi que
très lentement, et trois constitutions particulières l'avaient seules
imité, lorsque l'état de New- York se décida en 1826 à faire élire
les juges de paix. Néanmoins, en 18/iO, il n'y avait que sept états
qui eussent adopté ce système, lorsqu'un mouvement général se
prononça en faveur de l'élection de IShO à 1870. Plus de vingt
révisions successives des constitutions locales eurent lieu afin de
soumettre les magistrats inférieurs au suffrage populaire.
La durée des pouvoirs des juges de paix subit les mêmes in-
fluences : au siècle dernier, ils demeuraient en charge durant leur
bonne conduite; quelques constitutions avaient fixé le terme de
leurs fonctions à sept ans, un plus petit nombre à cinq années. Peu
122 REVUE DES DEUX MONDES.
à peu les exigences populaires réduisirent la période, et la majo-
rité des états a soumis tous les deux ans les juges de paix à la
réélection.
Pour les cours de justice, l'impulsion s'est manifestée plus tard,
mais n'a pas été moins générale ni moins violente. A l'origine de
la confédération, dans certains états le gouvernement et le sénat,
dans d'autres la législature seule, choisissaient les juges. Hors le
cas d'inconduite, les magistrats étaient permanens, sauf en trois
états. C'est à New-York que nous voyons poindre le mouvement
de réaction contre les juges permanens nommés par le pouvoir
exécutif. En I8Z16, leur élection fut soumise au peuple. En dix
ans, quinze constitutions avaient suivi l'exemple de New-York, et
aujourd'hui il n'y a pas moins de vingt et un états qui ont livré au
suffrage populaire l'élection des magistrats.
Si les juges choisis par le peuple étaient montés sur leurs sièges
pour n'en plus descendre, l'inamovibilité aurait créé avec le temps
une indépendance qui aurait atténué les vices de leur origine,
mais la condition des magistrats issus de l'éleciion est de ne
pouvoir demeurer longtemps sur leurs sièges. La souveraineté
populaire qui les a créés veut les soumettre à sa dépendance. La
perspective de la réélection doit maintenir le juge dans les liens de
la servitude en lui montrant le sort qui l'attend, s'il ne conserve pas
les faveurs populaires. Les juges dans la première période avaient
été institués à vie, c'est-à-dire tant que durerait leur bonne con-
duite; bientôt le terme fut réduit à sept ans, puis à cinq et enfin
en certains états à deux années. C'est la pente naturelle des
démocraties de livrer à l'élection toutes les charges de l'état et
d'aspirer à rendre la durée des emplois de plus en plus courte.
C'est en même temps le châtiment des nations qui ne savent opposer
aucune digue au courant populaire, devoir leurs institutions empoi-
sonnées par la corruption. Les États-Unis n'ont pas échappé à la
loi commune. Tandis que les magistrats des cours fédérales, nommés
par le pouvoir exécutif sous le contrôle du sénat, demeuraient les
fidèles gardiens de la charte américaine, que leur justice était
entourée du respect public, les juges cba^gés d'administrer la
justice locale, issus de scrutins politiques, après des luttes dans
lesquelles leur dignité étrH compromise, devenaient les serviteurs
de ?a majorité, les obligés et les complices des pa^i^s. Sont-ce les
détracteurs de la société américaine qui s'expriment de la sorte?
Nullement : c'est aux plus éminens jurisconsultes qu'est emprunté
ce sévère jugement. Ils nous apprennent que la valeur morale des
juges vaut celle des suffrages qui les nomment. De nos jours, on peut
diviser aux États-Unis le corps électoral en trois catégories : au
sommet, les gens absorbés par leurs affaires qui votent rarement et
LA RÉFORME JUDICIAIRE. 123
que dégoûte le spectacle des intrigues électorales; — à l'autre extré-
mité de l'échelle sociale, les hommes qui ont fait de la politique un
métier, de telle ou telle opinion, la profession souvent lucrative de
leur vie, qui multiplient leur action, se prodiguent et acceptent tous
les mandats pour faire réussir celui dont ils ont entrepris, parfois à
forfait, d'assurer le triomphe. Entre l'élite qui s'abstient et lepotiti-
cian qui s'agite, existe la masse de la nation, dans laquelle les ou-
vriers laborieux, les comraerçans actifs l'emporteraient peut-être sur
les ignorans et les illettrés, si la foule des émigrans, pleins d'illusions
et faciles à séduire, n'était prête à se jeter dans les bras du premier
qui leur promet la fortune. Les poUticians sont les auteurs des
candidatures judiciaires; ils les prônent et en assurent le succès.
Pendant que l'érudit, le jurisconsulte effrayé de ce bruit, cède le
pas aux cliens inconnus de ces entrepreneurs d'élections, les can-
didats promenés de comité en comité, de convention en convention,
parcourent le pays en sollicitant les suffrages. — a C'est le métier
de tout candidat, dira-t-on. Vous faites le procès des élections. »
Les élections judiciaires ne ressemblent à nulle autre ; ce qui est
nécessaire en une élection politique est intolérable lorsqu'il s'agit
d'un magistrat. Suivez le candidat qui le lendemain veut être juge,
Écoutez les questions qu'on lui adresse : elles ont toutes trait à
l'exercice de ses fonctions; aera-t-il sévère? usera-t-il d'indulgence?
appliquera-t-il telle ou telle prescription récemment votée? prendra-
t-il sur lui de la laisser dans l'oubli? Il faut qu'il s'explique : s'il
garde le silence, il est battu. Aussi subira-t-il les questions les moins
convenables; il souscrira volontiers des engagemens de ne pas
appliquer telle loi impopulaire, et lorsque le lendemain, devenu
juge, il pourrait du haut de son siège ne s'inspirer que de son
devoir, il se voit rappeler à ses promesses électorales par le comité
qui l'a tiré de l'obscurité et qui menace de le rejeter parmi la foule,
au jour de la réélection, s'il ne demeure pas l'esclave du mandat
qu'il a souscrit.
Entre tous les récits que font les Américains des maux qui sont
la suite de ce système il nous est malaisé de choisir. Ici, c'est
une entreprise colossale disposant de capitaux énormes,' annonçant
rintention d'asservir à ses spéculations les députés et les juges, et
parvenant à s'emparer pendant plusieurs années du pouvoir judi-
ciaire aussi bien que du pouvoir politique. Là, c'est une lutte à
coups de jiigemens entre des magistrats au profit de leurs électeurs,
cessant d'être des justiciables pour devenir leurs cliens et leurs
protégés. En un mot, la corruption chez quelques hommes, la
dépendance dans la plupart des cours, la médiocrité à tous
les degrés, voilà le résultat du système inauguré vers 18ii6
12à REVUE DES DEUX MONDES.
et dont gémissent les jurisconsultes américains depuis un quart de
siècle.
Si l'on observe avec soin certains symptômes, il est possible
d'entrevoir quelques indices d'une réaction contre ces désordres.
En 1872, à la suite des scandales auxquels nous venons de faire
allusion, une campagne fut entreprise contre les magistrats cor-
rompus de New-York, et leur défaite vint rassurer les honnêtes
gens (1). Déjà, à deux reprises, la législature avait adopté un amen-
dement constitutionnel qui rendait au gouvernement la nomination
des juges. L'agitation fut fort vive vers la fin de l'année 1873.
Tous ceux qui écrivent, qui lisent et pensent étaient d'accord pour
prédire le succès de cette ligue du bon sens; mais la masse fut
docile aux clameurs des politiciens, et 319,000 voix contre 115,000
maintinrent au peuple le droit de vote. Malgré la toute-puisaance
du nombre, cette minorité fut considérée comme un sévère aver-
tissement qui ne devait pas être entièrement inefficace. En d'autres
états, le même mouvement se produisait sous une autre forme. La
durée du mandat des juges varie suivant les constitutions locales.
De l'exercice des fonctions jusqu'au jour où le juge aurait démé-
rité {during good behaviour), la majorité des états en était arrivée
à ces termes très courts qui favorisaient les brigues électorales en
rendant en quelque sorte les comités permanens. C'est vers :1855 que
fut atteint le minimum de durée des fonctions ; stationnaires jus-
qu'en 1867, il semble que depuis dix ans les termes s'étendent.
Hait états ont déjà révisé leur constitution en élevant sensiblement
la période du mandat judiciaire. Plusieurs l'ont doublée en la
portant de six à douze années. La Pensylvanie a été plus loin en
décidant que ses juges, anciennement élus pour quinze années,
exerceraient leurs fonctions pendant vingt et un ans. Si l'on tient
compte de l'âge auquel on peut être élu magistrat, il en résulte que
les juges de Philadelphie sont garantis par une sorte d'inamovibilité.
C'est encore aux mêmes inquiétudes que furent dues diverses
précautions contre la tyrannie des majorités. La nouvelle consti-
tution de Pensylvanie, approuvée en 1872 par le vote populaire,
adopta pour l'élection des magistrats l'un des systèmes de suffrage
préconisés en Europe pour la représentation des minorités. Lorsque
deux magistrats doivent être choisis, chaque électeur ne porte qu'un
nom sur son bulletin, et de la sorte, la majorité, impuissante à faire
nommer deux candidats, est forcée de céder un des sièges à la mino-
rité. La convention constitutionnelle de l'Ohio a examiné la même
question en 1873 et l'a résolue par l'adoption du vote cumulatif,
(1) Société de législation comparée. Juillet 1872.
LA REFORME JUDICIAIRE. 125
qui permet à l'électeur de la minorité de racheter son impuis-
sance en accumulant sur un même candidat tous ses suffrages. Si
ces remèdes sont suffisans, les cours suprêmes de Pensylvanie et
de rOhio ne pourront être la proie d'une seule faction politique.
Il n'est pas surprenant qu'une réaction se produise en un pays
où toute la hiérarchie des magistrats que la constitution déclare
inamovible rend dans les cours fédérales une justice dont les Amé-
ricains sont satisfaits. Cette comparaison perpétuelle entre les deux
modes de recrutement et les garanties qui entourent les juges (1)
provoque, parmi les hommes de loi et chez tous ceux que n'aveugle
point la passion, des réflexions salutaires. Les critiques qui s'a-
dressent aux cours locales sont trop graves pour que l'opinion
publique , éclairée par la vue de ces désordres , ne s'applique pas
à défendre la justice fédérale. Tout le monde sent d'ailleurs que
les cours des États-Unis ne pourraient être livrées aux fantaisies
électorales, sans que la constitution, qu'elles ontmission de défendre,
fût menacée. C'est ici qu'il devient nécessaire d'expliquer, avec
plus de précision, le rôle de la justice fédérale.
Aux États-Unis, la justice est un véritable pouvoir; dans nos
anciennes sociétés, il n'est pas surprenant que plus d'un publiciste
ait refusé de reconnaître au corps judiciaire les caractères d'un
pouvoir indépendant. Née de la puissance executive, vivant de
tolérance, lui servant en quelque sorte d'instrument et de conseil,
l'autorité judiciaire ne possède, chez les nations du continent,
aucun des attributs que comporte sa mission, la plus haute de
l'état. Les Américains n'ont pas hésité à les lui donner : en adop-
tant la formule de Montesquieu, ils ont fait de la séparation des
trois pouvoirs une vérité fondamentale. Ils ont remarqué que, par
sa nature, le pouvoir judiciaire était le plus faible. Ils ont voulu en
faire le plus fort, celui auquel appartiendrait le dernier mot.
A l'exécutif, qui dispose des honneurs et qui tient l'épée de la
société, à la législature qui, non seulement, est maîtresse du bud-
get, mais qui règle les droits et les devoirs sociaux, ils ont voulu
opposer comme un frein le pouvoir de juger. Gomme la loi doit
être le seul souverain en une république, ils ont considéré qu'au-
dessus du soldat, du président, ou des législateurs, devait planer,
dans une sphère inaccessible aux intrigues, l'interprète de la loi.
Ils ont étabU à son profit le plus immense pouvoir judiciaire qui ait
été constitué chez aucun peuple. A les entendre, à lire les docteurs
de leur théorie constitutionnelle, la république le veut ainsi : les
(1) Les juges américains des deux ordres conservent leurs fonctions, soit pendant la
durée de leurs pouvoirs électifs, soit tant que dure leur bonne conduite. Ils ne sont
renversés de leur siège que par la procédure dHmpeachment, c'est-à-dire par la mise
en accusation poursuivie par la chambre des représentans devant le sénat.
126 REVUE DES DEUX MONDES.
périls qu'elle court ne s'accommodent pas d'un régime de conces-
sions mutuelles où les rapports entre les forces seraient variables.
Il faut des lois précises, une constitution claire, et un contrôle qui
maintienne d'une main également ferme ceux qui font la loi et ceux
qui l'exécutent. Le pouvoir judiciaire a reçu cette grande mission :
il est la clef de voûte de la constitution américaine. En faut-il des
exemples? La constitution interdit aux états de voter un statut qui
altère les obligations privées. Un état fait-il une loi qui porte
atteinte à un droit résultat d'un contrat? le citoyen lésé saisit le
tribunal fédéral. — La constitution défend de faire une loi qui touche
en rien à la liberté de la presse. Un statut local diminue-t-il les fran-
chises du livre, du journal? aussitôt le tribunal fédéral est saisi. —
Les lois rétroactives sont prohibées. Celui qui est condamné en
vertu d'une loi pénale rétroactive en appelle. En un mot, toutes les
doléances des citoyens lésés par la loi, qu'elle émane du congrès
ou de la législature des états, aboutissent aux magistrats fédéraux,
qui, les yeux fixés sur la constitution, jugent à la fois les pouvoirs
publics, les législateurs et la loi.
Pour une telle mission, quelle force ne fallait-il point donner
aux cours fédérales ? La constitution n'hésita pas à rendre perma-
nentes les fonctions de ces juges qui tiennent en leurs mains la
législation politique aussi bien que la législation civile des États-
Unis. Malgré le flot montant de la démocratie, malgré la manie du
fonctionarisme et les exigences électorales dont le tableau a été
tracé, l'inamovibilité des juges fédéraux paraît à l'abri des attaques.
Elle a résisté à la malveillance de Jefferson, qui soutenait avec les
théoriciens de l'omnipotence populaire que la permanence des
fonctions de justice était un vestige de la monarchie. Les juriscon-
sultes qui font autorité de l'autre côté de l'Atlantique, Story, Kent
et avant eux les auteurs du Fedcraïist, ont victorieusement
démontré que l'inamovibilité, utile en une monarchie pour défendre
les droits des sujets contre les abus de la couronne, était indis-
pensable en une république pour protéger les juges contre la
tyrannie des factions. Il faut que les tribunaux résistent à ces cou-
rans éphémères, se montrent en tous temps armés et résolus
contre la licence et qu'ils agissent avec impartialité sans se sou-
cier de la condition du plaideur ou du parti auquel il appartient.
Il est admis aujourd'hui en Amérique que le juge a besoin de plus
de fermeté pour résister aux caprices injustes de la foule qu'à l'ar-
bitraire du monarque. Dans tout gouvernement, quel que soit son
nom, il existe toujours un souverain, disposant de la force, pou-
vant en abuser et dont le juge doit contenir les fantaisies au nom
du droit. Partout il ne peut y avoir de sécurité pour les minorités
que grâce au pouvoir judiciaire, II est le protecteur naturel des
LA RÉFORME JUDICIAIRE. ^27
faibles, des persécutés, de ceux qui se disent ou qui sont des vic-
times. Les jurisconsultes de la république américaine ne croient
manquer ni à leur parti ni à leur foi politique en faisant ressortir
les difficultés de la tâche qui s'impose aux juges sous une démo-
cratie ! Dans une monarchie, font-ils observer, les sympathies du
peuple sont naturellement en éveil contre la tyrannie et elles cher-
chent à arracher des victimes aux vengeances du maître. C'est la
lutte d'un seul contre tous. Dans les gouvernemens où la majo-
rité qui obtient le pouvoir passe pour représenter la volonté du
peuple, la persécution, surtout lorsqu'elle est politique, devient la
cause de tous contre un seul. C'est de toutes les persécutions la
plus violente, la plus infatigable, parce qu'elle semble à ses au-
teurs la seule manière d'atteindre au pouvoir ou de le conserver.
L'arbitraire, au lieu d'être personnifié en un seul, est l'arme dont
se servent tous ceux qui oppriment au nom du peuple, et tandis
qu'on rougirait de servir les caprices d'un maître, on se fait gloire
de servir des passions qu'on croit ennoblir en les nommant la
volonté du peuple. Sous une démocratie, continuent les Américains,
le despotisme peut donc être plus lourd; il prend plus aisément le
masque du bien public, et le despote unique en une monarchie
absolue, devient un corps à mille têtes plus redoutable pour la
sécurité des citoyens. C'est dans un tel gouvernement, alors que
le peuple est souverain, qu'il faut ménager au juge la plus solide
indépendance : les Américains l'ont pensé. Ils savaient que, dans une
république, rien n'était plus facile pour des démagogues que de
dresser des intrigues contre l'exercice régulier de l'autorité, et que
leurs desseins ne pouvaient être déjoués que par la fermeté des
magistrats. Ils n'ignoraient pas que les démagogues seraient néces-
sairement hostiles au pouvoir qui les tient en échec et à l'impartia-
lité qui les condamne. Ils ont compris que la magistrature ne
demeurerait pas longtemps à demi organisée en présence du tour-
billon des forces démocratiques, qu'il fallait en faire le premier
pouvoir de l'état ou la laisser se courber jusqu'à ce qu'elle devînt
le jouet des caprices pcpulaires. Us n'ont pas hésité et des deux
justices qui se partagent les États-Unis, l'une a été livrée en pâture
aux appétits de la multitude, tandis que l'autre, sauvée par la
constitution, sert de recours au droit violé.
Ainsi il semble que dans cette société singulière où déborde la
vie, où tous les élémens des passions sociales se rencontrent et
fermentent, les opinions qui se partagent les partis de l'ancien
monde au point de vue de l'organisation judiciaire aient été laissées
libres de faire l'expérience de leurs forces. L'arbitrage et l'élection,
idées connexes qu'ont poursuivies parmi nous les radicaux depuis
le commencement de la révolution, ont été mises en pratique dans
128 REVUE DES DEUX MONDES.
la plupart des cours d'état; les tribunaux sont devenus à tous les
degrés des arbitres élus; et comme les électeurs, sans biens, sans
intérêts personnels, sont persuadés qu'ils n'auront besoin de la
justice que pour échapper aux obligations légales, ils choisissent
les juges les plus enclins à énerver la loi et à les affranchir de son
joug. En face de cette 'justice se dressent ces vrais jurisconsultes,
ennemis nés d'une démagogie jalouse de toute supériorité, résis-
tant à ses assauts, plaçant leur inamovibilité sous la sauvegarde
de leur science, et ne s'occupant que de l'application du droit en
demeurant supérieurs à tous les partis. Ce double spectacle frappe
en Amérique tous ceux qui pensent ; il ne doit pas être perdu pour
les sociétés aux prises avec les périls d'une démocratie qui ne con-
naît ni bornes ni obstacles.
II.
L'organisation judiciaire de la Suisse est peu connue, parce
qu'elle varie suivant les cantons. Sa diversité décourage, et on re-
cule devant la longueur d'une étude qui ne paraît pas en rapport
avec l'exiguïté des territoires affectés à chaque juridiction. Puis, en
France, que d'esprits légers qui, enflés par le spectacle de notre
colossale unité, considèrent avec quelque dédain les petites na-
tions! Pourtant, dans la conduite et le gouvernement des hommes,
il n'y a ni petits peuples ni petits problèmes : partout où se déve-
loppe une institution fécondée par l'action de volontés libres, il y
a une leçon à recueillir.
La première surprise d'un Français est de voir la justice aban-
donnée en ce pays à la législation cantonale. Les Suisses pensent
que, s'il est indispensable de soumettre à un commandement et à
une impulsion uniques l'armée, les travaux publics, le commerce
et les chemins de fer, la fonction de juge s'accommode fort bien de
la diversité. Dans le reste de l'Europe, la justice est venue du roi.
En Suisse, elle est issue de l'arbitrage. Elle émane donc des ci-
toyens, et ce n'est pas le signe et l'instrument de l'unité nationale.
De ce principe différent découle tout ce qui va suivre. Les Suisses
se préoccupent moins d'une bonne justice que d'une justice, qui
satisfasse les parties; suivant eux, la confiance inspirée au justi-
ciable est la première qualité du magistrat. Où nous cherchons des
garanties dans les règles législatives uniformes, ils les font reposer
tout entières sur l'assentiment commun des habitans du canton
dont les juges doivent régler les intérêts. Aussi, à tous les degrés, le
peuple a-t-il foi en ses juges.
Cette confiance est en partie fondée sur l'ancienneté des institu-
tions locales. Chaque canton est attaché à son système judiciaire,
LA RÉFORME JDDICIAIRE. 129
parce qu'il en retrouve soit les lignes générales, soit tel trait par-
ticulier dans sa plus lointaine histoire. Aussi l'esprit centralisateur
qui s'agite dans la confédération, comme en toute l'Europe, n'a-
t-il pas encore osé s'attaquer à la justice cantonale. Il l'a laissée
intacte, en se bornant à instituer un tribunal fédéral pour les
affaires politiques et pour les procès intéressant divers cantons
dont aucun ne pourrait être juge en sa propre cause.
Nous ne pouvons ici parler séparément du système suivi dans
les vingt -deux cantons. Il faut nous contenter d'indiquer les
traits généraux. A première vue l'organisation judiciaire de la
Suisse a une certaine analogie avec la nôtre : au centre du canton,
un tribunal de cassation, puis une juridiction d'appel, plusieurs
tribunaux de première instance parsemés dans les petites villes,
enfin au-dessous, répandus dans les bourgades rurales, des juges
de paix; tous ces noms répondent à nos idées françaises. 11 est
vrai que ces juridictions sont resserrées dans des limites territo-
riales dont nous n'avons pas d'exemple : un tribunal de cassation
pour un canton de 100,000 âmes, un tribunal de première instance
pour 7 à 10,000 habitans, un juge de paix pour 1,200. choquent
nos habitudes.
La démocratie suisse ne s'accommode pas seulement de ce ré-
gime : elle y tient fortement. Elle y voit la conservation d'anciennes
coutumes auxquelles les plus humbles sont attachés, et surtout
l'application de ce système de morcellement qui rapproche chaque
habitant du pouvoir, le fait participer aux affaires publiques, l'as-
socie à la justice, d'aussi près que dans nos campagnes il est asso-
cié à l'administration municipale et l'élève jusqu'aux intérêts géné-
raux en lui donnant souvent la charge des intérêts particuliers.
Au premier degré de l'échelle judiciaire se trouve le juge de paix,
dont le rôle diffère suivant les cantons; tantôt juge comme en
France, tantôt n'ayant aucune attribution judiciaire, et chargé seu-
lement d'éteindre les querelles. Alors il change de nom et, sous le
titre de conciliateur, il en remplit la mission officieuse, sans qu'elle
l'empêche d'exercer une fonction judiciaire plus élevée : souvent le
conciliateur dans sa commune est juge de première instance dans
son district.
Dans une nation où un canton est un état indépendant, il est
naturel que les moindres agglomérations tiennent à jouer un rôle :
chaque village veut posséder sa justice de paix, chaque bourg son
tribunal en plein exercice. Genève et Bâle sont les seules villes
qui par leur importance aient absorbé tout le canton. On sait le
mot de Voltaire disant que, lorsqu'il secouait sa perruque, il poudrait
toute la république. Il est aisé de comprendre que plusieurs tri-
TOMK XLIII. — 1881. 9
130 BEVUE DES DEUX MONDES,
bunaux ne se soient pas maintenus sur de si petits territoires, aux
portes d'une ville dont ils devenaient les faubrturgs. Tartout ail-
leurs, les cantons sont divisés en de nombreux districts judiciaires
possédant chacun un tribunal. Les Vaudois en ont dix-neuf; pour
une population très inférieure (136,000), Lucerne en a autant. Les
projets de réduction présentés en ces dernières années sont venus
se heurter contre un attachement invincible aux justices locales. Si
on enlevait un tribunal à une petite ville, les Suisses croiraient
qu'on leur arrache le signe extérieur de leur indépendance. Les
habitans de la ville dépouillée de son tribunal se trouveraient
aussi humiliés que si, en France, une de nos communes rurales
devait dépendre, pour la gestion de ses intérêts, du conseil munici-
pal élu par la commune voisine.
Aussi, justice locale morcelée, faisant partie des coutumes de
chaque ville, voilà ce que l'on trouve dans la plus grande partie
de la Suisse. Partout, la justice de première instance est rendue
par trois juges : tantôt ils appartiennent au siège comme en
France; tantôt le président seul y est attaché, les deux présidens
des sièges les plus voisins lui servant d'assesseurs. Ce système, en
usage dans le canton de Neuchâtel, donne d'excellens résultats.
Aux justiciables il offre les mêmes garanties sans accroître inutile-
ment le nombre des magistrats.
A ne considérer que la nature des institutions, il semble que le
jury civil eût du pénétrer et s'acclimater en Suisse; on le cherche-
rait en vain, d'où il ressort que les jurés ne sont pas les juges
nécessaires dans toute démocratie. Quand les magistrats issus d'une
délégation supérieure sont nommés par la puissance executive, le
peuple réclame sa part dans l'administration de la justice et veut
placer des jurés auprès des juges pour contre-bal ancer leur pouvoir.
Lorsqu'au contraire les magistrats sortent de la nation et en dépen-
dent, le peuple, qui contrôle à tout instant la justice, se repose sur
eux d'une fonction qui viendrait accroître sans profit ses charges.
Certains cantons possèdent le jury criminel, même le jury correc-
tionnel et les conservent, d'autres se contentent de leurs juges ordi-
naires et tiennent les jurés pour inutiles.
En Suisse, les mngistrats sont mêlés au peuple comme des jurés.
Ils en émanent et rentrent incessamment dans son sein. lien résulte
que le jury ne renconti^e pas chez nos voisins l'admiration que leur
ont vouée les races anglo-saxonnes. Nulle part on n'entendrait un
Suisse qualifier emphatiquement le jury, comme un Anglais ou un
Américain, de « palladium des libertés publiques. » Le jury n'a
pas sauvé la liberté suisse. Une situation spéciale de la magistra-
ture a créé en ce pays et sur ce point des idées qui n'ont pas cours
dans les autres démocraties.
LA RÉFORME JUDICIAIRE. 131
Un Suisse qui parle de l'indépendance judiciaire veut parler de
l'impartialité des juges, non de leur liberté de s'affranchir entière-
ment des sentimens du peuple. Quand les magistrats se font exclu-
sivement les serviteurs de la loi contre le peuple, on change la loi.
Genève en a donné un frappant exemple : on y avait établi le juge
unique. Il y a quelque années, on se mit à redouter son pouvoir :
lorsqu'on chercha un contrôle, le peuple ne tourna pas les yeux vers
le jury, mais vers les assesseurs, sortes de jurés permanens remplis-
sant pendant un temps limité les fonctions de juges, sans être plus ca-
pables ni beaucoup plus responsables que des jurés, ayant par rapport
à eux cette infériorité de demeurer immobiles en une place où ils
risquent de représenter bien plus les passions politiques qui les ont
choisis que le fonds commun du bon sens public. Quand le juré
devient permanent, c'est signe qu'il perd son indépendance. Or un
assesseur n'est qu'un juré permanent : il n'a pas le titre déjuge et
il en exerce les fonctions; il n'a fait aucune étude spéciale, il n'a pas
de responsabilité, il est le délégué du peuple auprès de l'homme
instruit qui juge. Par la nature même de sa mission, il est condamné
soit h opprimer la justice, soit à être annulé par le magistrat. On dit
qu'à Genève le juge, dont les assesseurs devaient corriger la rigueur,
a triomphé de leur influence, qu'habitué aux formes de la procédure
comme aux règles de la loi, il n'a pas eu de peine jusqu'ici à faire
prévaloir son opinion. Les assesseurs en s' effaçant ont donc bien
mérité de la justice; mais n'est-il pas à craindre qu'ils sortent de
leur abstention le jour où les passions de la place publique auront
intérêt à étouffer le droit?
A côté des tribunaux de district ou de première instance, il existe
dans certaines parties de la Suisse des juridictions spéciales nées
d'un intérêt particulier ou issues d'une antique tradition. Tels sont
à Bâle le tribunal des orphelins, le tribunal des constructions ; à
Neuchâtel, les tribunaux d'arbitrage industriel; dans d'autres can-
tons, les tribunaux de commerce, les cours réservées aux causes
matrimoniales, aux affaires de tutelle. — Ces institutions, parallèles
aux tribunaux de première instance, n'altèrent en rien l'unité de
l'organisation. Lorsque l'appel est ouvert, tous les recours sont
portés devant le tribunal supérieur, qui est le même pour tous
les justiciables.
Suivant les cantons, le tribunal d'appel porte des noms différens :
cour suprême à Berne; cour d'appel et de cassation à Neuchâtel;
cour de justice civile et criminelle à Genève; tribunal d'appel à
Bâle; c'est^en réalité et partout une seule et même institution, à
laquelle les Vaudois ont donné sa véritable dénomination en le
nommant simplement tribunal cantonal. Chargé d'exercer une sur-
veillance constante sur l'administration de la justice, de vider en
132 REVUE DES DEUX MONDES.
dernier ressort les appels, de connaître des recours en cas de vio-
lation du droit, ce tribunal est investi dans la plus grande partie de
la Suisse des attributions d'une cour de cassation. Cette juridiction
réunit les attributions d'une cour supérieure et d'une cour régula-
trice et constitue la plus haute expression de la justice dans chaque
canton.
Dans une confédération, il ne suffît pas que chaque territoire ait
organisé dans son sein une hiérarchie judiciaire complète pour
que la justice soit également garantie à tous. Une autorité légale
supérieure aux cantons, nous l'avons remarqué en étudiant les États-
Unis, peut seule mettre fin aux débats entre confédérés des divers
territoires. Tel est le point de départ du tribunal fédéral réorganisé
en 187/i et régissant les intérêts mixtes.
A l'origine de la confédération et pendant cinq siècles, tous les
différends entre les confédérés étaient soumis à une justice arbi-
trale. « Les alliances » qui étaient la base du droit public et réglaient
les rapports des cantons, contenaient une promesse de déférer les
contestations à des arbitres. En vigueur jusqu'à la révolution fran-
çaise, ce système fut écarté pendant la période unitaire pour repa-
raître en 1815. Mais le nombre des questions mixtes augmentait
avec les relations mutelles ; l'arbitrage permanent donna naissance
au juge en titre, et, en ISZiS, du consentement de tous les cantons,
le tribunal fédéral fut constitué. Composé de onze juges et de onze
suppléans, afin que chaque fraction de la confédération fût repré-
sentée, le tribunal fédéral connaissait des litiges entre cantons, des
débats entre un canton et le pouvoir central, mais les affaires poli-
tiques et celles engageant une question de droit public étaient réser-
vées à l'assemblée fédérale. On soumettait de la sorte à une autorité
purement politique les matières mixtes et on les livrait aux intérêts
de parti qui altèrent trop souvent la notion du droit : c'était com-
promettre gravement la justice. Des protestations s'élevèrent de
toutes parts : les esprits sages s'accordèrent à demander qu'il n'y
eût plus en Suisse de décisions qui pussent échapper à l'empire du
droit et que désormais l'autorité judiciaire connût de toutes les
violations de la loi.
En 187Zi, le tribunal fédéral conquit enfin ce terrain, qui est son
domaine naturel, aux applaudisseraens du peuple, dont la liberté se
trouva dès lors placée sous la protection de la justice : conflits de
compétence entre les autorités fédérales et les autorités cantonales,
différends entre cantons, réclamations des citoyens pour violation
des droits qui leur sont garantis soit par la législation fédérale,
soit par la constitution de leurs cantons : telles sont les attributions
principales de cette cour suprême qui est juge de sa propre com-
LA. RÉFORME JUDICIAIRE, 133
pétence et qui embrasse, par conséquent, dans son domaine exclu-
sif, l'ensemble du droit fédéral.
Le tribunal fédéral siège à Lausanne. On a voulu qu'il délibérât
loin de Berne, où se tiennent les chambres et où s'agitent les in-
fluences politiques. Il est composé de neuf juges et de neuf sup-
pléans, élus par les deux chambres réunies en assemblée fédérale.
La durée des fonctions est de six années. Il vient d'achever
la première période de son existence, et cette expérience, d'un
avis unanime, lui a été favorable. Sa jurisprudence a été sage
et ferme : elle a éclairé certaines parties du droit public, et le
pouvoir exécutif est demeuré indépendant dans son action, sans
que, pour atteindre ce résultat, nul ait pensé à paralyser la justice
ou à la dessaisir. Les Suisses sont satisfaits de leur cour suprême.
Les partisans les plus déterminés du canton, qui ont si longtemps
retardé la formation de ce tribunal, n'élèvent pas de critiques, et si
les choix de l'assemblée fédérale continuent à se porter sur des
jurisconsultes entourés du respect de tous, s'ils ne se détournent
pas pour satisfaire des intérêts de parti vers des hommes engagés
dans les luttes politiques, le tribunal fédéral aura franchi victo-
rieusement l'un des écueils les plus redoutables que rencontre son
institution. Toutefois il ne faut pas se le dissimuler : l'élection par
la législature et plus encore la courte durée des fonctions en demeu-
reront les vices originels. Il est à craindre que, dans l'avenir, la
perspective de l'expiration des pouvoirs n'alfaiblisse, aux appro-
ches du terme, l'indépendance des juges, que de grandes causes
tenant en suspens l'opmion publique ne soient volontairement ajour-
nées par une sorte de déni de justice pour ménager les membres de
l'assemblée fédérale et obtenir leurs voix. Ce sont là, à coup sûr,
des hypothèses; mais la forme de l'élection autorise ces craintes,
et elles deviendront d'inévitables réalités quand cette juridiction
sera composée d'hommes moins fermes (1). Tel qu'il fonctionne
depuis six ans, le tribunal fédéral marque un progrès dans le déve-
loppement constitutionnel de la Suisse et donne un organe à la
justice définitive, qui est le but de toute société et l'impérieux besoin
d'une démocratie.
Le mode de nomination des juges, est, on le sait, le problème
le plus ardu qui s'impose aux peuples libres. Il est toutefois un
premier principe sur lequel nul n'élève de contestations. L'indépen-
dance des hommes qui sont investis de la mission de juger est la
qualité éminente que cherche à obtenir toute société réglée. Toutes
les nations poursuivent à la fois la solution de ce problème : les unes
(1) Le 7 décembre 1880, tous les membres du tribunal fédéral viennent d'être réé-
lus. Cet hommage à des magistrats éminens fait le plus grand hoDEeur aux corps
politiques.
134 REVDE DES DEUX MONDES.
confient au pouvoir exécutif la nomination des magistrats; les au-
tres préfèrent la donner au peuple directement ou à ses manda-
taires. Les Suisses sont partisans de ce dernier système. Pour nous
qui avons toujours vu le pouvoir exécutif investir les juges, la sur-
prise est profonde et nous nous sentons plein de défiance. Exami-
nons d'abord comment les différentes constitutions helvétiques ont
appliqué cette méthode ; nous aurons soin de distinguer les résul-
tats par rapport à la Suisse et la valeur réelle du système.
Dans quelques petits cantons, le peuple gouverne directement ;
la population est assez restreinte pour qu'une assemblée contienne
tous les électeurs, et lorsqu'aux premiers jours du printemps le
voyageur qui descend les pentes du Saint-Golhard voit dans la
vallée d'Uri ou d'Untervald une foule pressée autour de quelques
hommes, il peut se dire qu'en ce champ de mai il a devant les
yeux le spectacle unique, dans les temps modernes, d'un peuple
réuni, tout entier, pour délibérer sur ses propres affaires, écouter
ses chefs, apprécier leurs actes, et renouveler leurs pouvoirs ; le
jour même où il choisit les autorités qui régiront pendant l'année
le canton, il élit ses magistrats. Mais les limites étroites du terri-
toire, le nombre restreint des habitans, leurs mœurs pastorales
les rejettent si loin de notre civilisation qu'on doit regarder cette
application de la démocratie pure comme une épave du passé et
non comme un exemple de l'avenir. Il faut sortir des gorges sau-
vages de la Reuss pour retrouver avec les horizons élargis le mou-
vement commercial et industriel qui fait la prospérité des cités.
Descendons vers Berne et Lucerne : nous trouvons les juges élus
par le peuple, non en assemblée générale comme dans les petits
cantons, mais par un scrutin auquel prennent part tous les élec-
teurs habitant depuis plus de trois mois la juridiction. Le système
de vote est le même pour les juges de paix et pour la formation du
tribunal de district; seulement, tandis qu'à Lucerne le président
est choisi par les électeurs, à Berne, le pouvoir législatif le désigne
sur la présentation séparée de la cour suprême et du peuple, ce
qui donne aux capacités une plus grande chance de parvenir. La cour
suprême n'est pas issue de k même source. L'assemblée poli-
tique du canton, qui porte dans presque toute la Suisse le nom de
grand conseil, est chargée dénommer, dans la plupart des cantons,
les magistrats qui composent le tribunal supérieur. C'est, à vrai
dire, une élection à deux degrés, les députés directement élus deve-
nant les électeurs des juges.
Ainsi, suivant l'importance de la juridiction,, la constitution a
eu recours à l'élection parle suffrage populaire ou par les députés.
Plus on s'avance vers la frontière française et plus devient rare
l'intervention directe du peuple. A Neuchâtel, les juges de paix
LA BÉFORME JUDICIAIRE. 135
sont encore choisis par les électeurs locaux ; mais les autres juri-
dictions émanent du grand conseil et sont instituées pour trois ans.
A Genève et à Bcàle, les magistrats de tous ordres sont élus par l'as-
semblée politique.
Dans le canton de Vaud, l'organisation est plus compliquée : elle
mérite quelques détails. Le tribunal cantonal a de tout temps été
choisi par le grand conseil. Autrefois le pouvoir exécutif, issu de
l'assemblée législative et portant le nom de conseil d'état, se réu-
nissait au tribunal supérieur et de leur délibération commune sor-
tait le choix des magistrats du canton. Ce mode de noniination, qui
est encore en vigueur à Fribourg, souleva des critiques : les riches
campagnards, dont l'influence dominait dans le grand conseil, for-
mant à la fois le conseil d'état et le tribunal cantonal, étaient maî-
tres du pouvoir judiciaire. Il se fit un mouvement d'opinion : l'op-
position promit au corps électoral de lui donner l'élection des
magistrats. Lorsqu'elle eut triomphé, grand fut l'embarras, nul ne
songeait à établir l'élection directe comme à Berne ou à Lucerne;
on s'arrêta à un système mixte, en donnnnt au peuple la formation
de listes de capacités judiciaires dressées par communes, à raison
d'un élu pour cent âmes d'habitans. Sur ces listes fort longues, ce
n'est pas le grand conseil, mais le tribunal cantonal qui choisit, dès
qu'il est institué, les membres des tribunaux et les juges de paix.
Les candidats qui ne sont pas pourvus d'une charge forment la liste
annuelle du jury. De la sorte, l'action du pouvoir politique ne
s'exerce que sur le choix du tribunal supérieur, et le peuple prend
part à la nomination, moins par une désignation directe que par
l'exclusion des candidats qui n'ont pas sa confiance. D'ailleurs des
précautions ont été prises pour prévenir l'intolérance de la majo-
rité : chaque électeur ne peut inscrire sur son bulletin que la moi-
tié des candidats que sa commune doit nommer; grâce à ce système,
dont les politiques sourient en le traitant d'ingénieux, la minorité
est toujours représentée sur la liste (1). Nous n'avons pas ouï dire
qu'une omission injuste ou passionnée ait été signalée depuis treize
ans.
Ainsi, dans les cantons de la Suisse, le peuple désigne ses ma-
gistrats, soit directement dans une assemblée générale, soit par
voie d'élection au premier degré, soit encore par les députés qu'il
nomme, ou enfin en excluant ceux qu'il ne veut pas pour juges.
La première objection qui vienne à l'esprit d'un Français en étu-
diant cette organisation, c'est la confusion qui semble inévitable
entre la justice et les passions pohtiques. Des trois pouvoirs qui
(1) Pour être nommé, un candidat doit avoir obtenu le quart des voix exprimées.
Celui qui ne réunit pas ce chiffre est si évidemment impopulaire que nul ne peut re-
gretter qu'il ne soit pas magistrat.
136 REVUE DES DEUX MONDES.
pourvoient en Suisse aux nominations, le tribunal cantonal seul le
rassure, l'assemblée politique l'inquiète, le peuple l'alarme. Les
Suisses n'éprouvent pas au même degré ces craintes. Ils ont grande
confiance dans le bon sens des électeurs : à ceux qui seraient tentés
de douter ils montrent leurs magistrats. Voyons -les donc avec eux
et commençons par ceux de Berne, de Zurich et de Lucerne, élus
directement par le peuple.
Les juges de paix sont des paysans choisis parmi les notables de
la commune. C'est le plus souvent un homme âgé qui a montré
du bon sens dans la conduite de ses affaires et qui a iaspiré con-
fiance à ses concitoyens. 11 prend au sérieux son rôle de conci-
liation et se fait écouter autour de lui. Le juge de première instance
devrait être un juriste, mais on estime que la moitié seulement des
places est rempliepar des hommes ayant fait des études juridiques:
le reste est composé de juges de paix dont l'expérience a été la
seule préparation, de notaires ou d'avocats versés dans la pratique,
de simples citoyens dont l'esprit judicieux a inspiré confiance dans
le district. Les Suisses assurent que, dans la plupart des cantons,
ils ne se laissent pas guider en nommant les magistrats par l'esprit
dî parti et qu'à peu de jours d'intervalle, le vote étant ouvert pour
l'élection d'un député et pour le choix d'un juge, les électeurs, lors
du second scrutin, savent repousser les suggestions de la politique.
Dans les cantons où la lutte des partis atteint un certain degré
de violence, on ne dissimule pas que les dernières élections judi-
ciaires ont été purement politiques. Dans les procès où pouvaient
reparaître les griefs du candidat, on a vu la justice s'éclipser pour
faire place à la rancune ; toutefois les partis vaincus reconnaissent,
non sans surprise, que les procès civils ne souffrent pas jusqu'ici
d'un état de choses qui alarme bien plus les penseurs que la foule
des citoyens. Du moment où les électeurs sont investis du droit
d'élire leurs juges, l'entraînement est d'ailleurs invincible. On nous
a cité un district où les élections judiciaires n'avaient jamais été
politiques : une transaction, qui avait eu lieu d'ancienne date entre
les partis, était fidèlement observée; mais en 1875 les élections de
députés avaient été chaudement disputées; les deux partis se balan-
çaient presque exactement. Deux ans plus tard, il fallait nommer
les juges. Chacun était impatient de savoir si l'un des partis avait
fait des progrès. On n'écouta que l'intérêt politique, et de l'urne
sortit pour la première fois un tribunal n'appartenant qu'aune seule
opinion. Les Suisses assurent que ces faits sont très rares, et ils
aiment à citer de nombreux districts où, la direction des affaires
étantpassée des libéraux aux radicaux, le magistrat libéral fut con-
firmé dans son mandat à une grande majorité, nonobstant le revi-
rement politique.
LA RÉFORME JUDICIAIRE. 137
Malgré ces symptômes contradictoires, malgré ces injustices du
scrutin qui ne sont que de rares mais significatives exceptions, les
Suisses assurent que, du sulîrage populaire émane, dans la plupart
des cantons, un corps d'hommes remplissant sullisamment leur
tâche, quelques-uns d'une valeur réelle, le plus grand nombre
d'un niveau médiocre, mais échappant partout à la corruption.
Aussi la réélection des juges, lors((u'est expiré leur mandat, est-
elle entrée dans les mœurs de la Suisse : à Zurich, à Berne et à
Lucerne, on assure qu'il faudrait un démérite llagrant pour qu'un
juge ne fût pas maintenu en charge.
Dans les cantons où le grand conseil fait les choix, nous avons
trouvé les jiigemens les plus contraires sur la valeur des hommes;
mais il parait certain que le jeu des partis dans l'assemblée poli-
tique, plus vif en un champ plus étroit, exerce une influence trop
grande sur le choix des juges. On cite, il est vrai, quelques traits
de la sagesse des grands conseils : à Zurich, après l'évolution
démocratique de 1809, les radicaux n'ont pas songé un instant à
priver les libéraux de la moitié des sièges qu'ils occupaient de lon-
gue date dans le tribunal cantonal. A Bâle, un président, appartenant
au parti conservateur, était mort récemment après trente-quatre
années de fonctions durant lesquelles la uiajoriié du grand conseil
élait radicale. A Lausanne, les radicaux disposaient d'une majo-
rité formidable : ils avaient, l'année précédente, composé le conseil
d'état à leur gré; ils se proposaient de renouveler entièrement le
tribunal cantonal, lorsqu'au jour du scrutin une opinion moyenne,
dont ils ne soupçonnaient pas la puissance, a maintenu en charge
les magistrats conservateurs. xMais quoi qu'en puissent dire les plus
saiislaits, ces exemples sont rares : le soin avec lequel on les cite
révèle une exception. Trop souvent les tribunaux reçoivent, comme
en un asile, les candidats malheureux du parti vainqueur.
Dans plusieurs cantons, les magisirats peuvent être députés, et
le cumul achève de mêler la politique et la justice, il y a des can-
tons où plus de la moitié des présidons de districts siège au grand
conseil. Les esprits sages déplorent une telle confusion ; mais elle
se retrouve à tous les degrés : en certains districts, il n'y a presque
pas déjuges qui ne soient maires de leur commune ; la loi n'interdit
aux maires que les fonctions de président. Ce rapprochement
d'attributions ne choque pas les Suisses ; il faut trouver la raison
de ce fait dans leur histoire, où le pouvoir municipal et le pouvoir
judiciaire ont toujours été si intimement mêlés.
il n'y ap;iS une juridiction, quelqu'élevée qu'elle soit, qui échappe
en Suisse à ce contact de la politique. Le tribunal fédéral, dont les
juristes louent la jurisprudence et dont la confédération apprécie
la sagesse, n'évite pas cet écueil : issu du vote des deux chambres
138 REVUE DES DEUX MONDES.
réunies tous les six ans en un congrès pour le nommer, il a été
constitué à la suite d'un accord des partis. Qui pourrait en faire un
grief spécial aux Suisses ? N'est-ce pas ainsi que notre conseil
d'État a été formé en 1872? La lutte des partis a-t-elle respecté la
magistrature administrative qu'il s'agissait de constituer? C'est le
sort commun des institutions et des hommes qui les composent de
porter la trace de leur origine. Il reste à savoir laquelle s'efface le
plus vite de la marque apposée par une assemblée politique ou par
un seul homme issu lui-même de la politique, ministre pour quel-
ques jours, et dont la responsabilité individuelle est non moins
illusoire que la responsabilité collective d'une assemblée. Ce qui
estvérifié par l'expérience, c'est que l'empreinte, dans l'un et l'autre
cas, ne disparaît que si le magistrat est permanent et inamovible.
Il est vrai que certaines constitutions cantonales ont cherché
à écarter de l'organisation judiciaire l'influence fatale de la poli-
tique. Quelques cantons, pour éviter le contre-coup direct des
passions populaires, ont ajourné les élections judiciaires à la
deuxième année qui suit l'élection de la législature. Aussitôt après
la formation de l'assemblée poUtique, les députés emploient leur
première ardeur à la formation du pouvoir exécutif ; puis, l'année
suivante, quand le feu des élections est éteint, le grand conseil
procède à l'élection des magistrats. Chacun des partis présente sa
liste : au premier tour, on mesure ses forces, en ne portant que des
amis; puis, avant le second tour, on transige sur quelques noms,
et grâce à cet accord, le tribunal contient deux ou trois juges por-
tés par la minorité. A Lucerne, on a mis un intervalle de deux
années entre les élections judiciaires et les élections de députés
pour laisser les ardeurs se refroidir, mais c'est une vaine précau-
tion : elles se raniment à l'approche du scrutin, et le candidat, le
voulût-il, serait impuissant à empêcher les brigues qui naissent de
la compétition des partis.
Si l'inamovibilité existait en Suisse, la nomination par les
grands conseils, telle qu'elle y est pratiquée, perdrait quelques-uns
de ses dangers. Mais le magistrat qui est le produit d'une élection
politique ne peut oublier un seul jour la source de ses pouvoirs :
il pense qu'au bout de peu d'années son mandat devra être renou-
velé; il s'en inquiète, il lui est impossible de ne pas songer aux
députés dont il dépend, au peuple dont la défaveur peut marquer
le terme de ses fonctions. Certains cantons ont cherché à res-
treindre cette pernicieuse préoccupation du juge, en prolongeant
la durée de son mandat. A Bâle, il est de neuf ans, et tous les trois
ans un tiers du tribunal est soumis à la réélection. A Berne, les
fonctions de la cour suprême durent huit années, les élections d'une
moitié des juges ayant lieu tous les quatre ans. Dans la plupart des
lpl réforme judiciaire. 139
autres cantons, le terme est t!e quatre années et coïncide avec la
rééleclion du grand conseil. A Neuchâtei,où les députés sont élus
tous les trois ans, le mandat des juges est restreint à ce terme.
A Genève, où le grand conseil n'est élu que pour deux ans, on a
reculé devant une durée aussi courte, et une seule législature sur
deux est investie du soin de renouveler les corps judiciaires. Les
Suisses sentent eux-mêmes combien est vicieuse une si fréquente
réélection. Aussi nous n'avons trouvé ni un jurisconsulte, ni un
houime politique qui demandât de transférer la nomination des
juges au pouvoir exécutif, tandis que nous en avons rencontré
plusieurs qui n'hésitaient pas à regretter l'inamovibilité. Ils pren-
nent patience en montrant comment les mœurs sont parvenues à
corriger la loi.. Les magistrats qui exercent avec un mérite reconnu
depuis vingt-cinq et trente ans, ne sont pas rares en Suisse. Il est
peu de villes où on ne soit fier de les citer. A côté de la durée
légale des fonctions, ([ui est d'une brièveté dérisoire, il faut donc
placer le fait qui atténue la rigueur de la loi.
Malheureusement pour le juge, sa position est doublement pré-
caire : non-seulement il est exposé à perdre la faveur du peuple,
mais son traitement suffit à peine. Sans parler des cantons où les
vacations rémunèrent le juge, système qui compromet la justice et
fait soupçonner le magistrat, dans la plus grande partie de la Suisse
où sont établis les traitemens fixes, leur médiocrité est l'objet des
plaintes les plus vives. La question budgétaire, que les contribua-
bles discutent avec ardeur, ne nous intéresse pas; ce qui nous im-
porte, ce sont les conséquences de ce qui existe : or, dans les dis-
tricts où le nombre des affaires est considérable, où les tribunaux
absorbent entièrement le temps des juges, on arrive difficilement
à déterminer un candidat à accepter une charge. On parle de tri-
bunaux d'une importance considérable dans lesquels une place est
vacante depuis quelques mois, sans qu'on puisse trouver un titu-
laire. Les Suisses seront obligés d'élever les traitemens et d'ac-
croître la durée des fonctions, s'ils ne veulent assister au déclin
de leur justice. Dans les gouvernemens aristocratiques, les juges,
appartenant à la classe riche, peuvent être indifférens au profit de
leur charge ; en Suisse, le peuple se défie de la fortune : il aime à
prendre ses candidats dans une position subalterne. Il en résulte
un dilemme : ou il choisit les hommes d'une intelligence recon-
nue, et il leur faut un rare esprit de sacrifice pour renoncer à
acquérir la fortune .grâce à, une fonction lucrative; ou le peuple
est amené à prendre des hommes ignorans qui se résignent à accep-
ter un traitement au niveau de leur médiocrité.
Un autre danger de l'élection, c'est d'ouvrir aux juges la voie
des ambitions politiques. Il n'est rien de plus fréquent que d'en-
1^0 BEVDE DES DEDX MONDES.
tendre dire en Suisse, d'un homme arrivé au conseil national, sié-
geant au conseil des états ou faisant même partie du conseil fédé-
ral : « Il a commencé sa vie politique, il y a vingt ans, en entrant
au tribunal de tel district. » Une première élection met en évi-
dence, et le tribunal sert de marchepied au candidat. Si son mé-
rite éclate, s'Usait acquérir la confiance publique, il entre au grand
conseil du canton et sa fortune politique est commencée.
C'est à la fois la faiblesse et la force des démocraties que toutes
les fonctions de la cité soient rattachées et pour ainsi dire confon-
dues dans une hiérarchie commune par des liens étroits. Il est très
bon que le député ait été juge ; il est très périlleux que le juge
aspire à être nommé député. Peu de Suisses comprennent ce dan-
ger. Chaque tribunal contient donc un certain nombre d'hommes
jeunes qui ont fait des études de droit, qui ont le titre et le mé-
rite de juristes et qui espèrent entrer dans les conseils politiques.
A côté d'eux siègent des praticiens qui ont appris les affaires en
exerçant les fonctions de notaires ou de greffiers ; les autres sont
des gens étrangers au droit, doués d'un certain bon sens, et parmi
lesquels il arrive qu'on rencontre de véritables jurisconsultes.
Neuchâtel possède un président qui n'avait fait aucune étude juri-
dique : c'était un ancien fabricant d'horlogerie, un des industriels
les plus considérés du pays. Au retour d'un séjour en Amérique, il
fut mis à la tête du tribunal et devint un président remarquable;
ces exceptions sont citées avec complaisance, mais elles n'excusent
pas les préjugés populaires qui font de la science une cause de dé-
faveur. Il est des cantons où le titre de docteur en droit compromet
le candidat, au lieu de le servir. Le peuple cherche sincèrement
des juges intègres, mais se défie des savans. 11 se demande volon-
tiers pourquoi il choisirait des gens qui en sauraient plus que lui ;
entre des candidats de science inégale, il préfère des hommes
sortis de son sein : l'électeur se plaît toujours à choisir ses pareils.
De cette tendance commune au peuple en tous les pays, il ré-
sulte en Suisse un abaissement du niveau judiciaire. Moins sen-
sible en certains districts, rt^levée par des exceptions brillantes,
cette médiocrité se rencontre dans les tribunaux de premier degré
bien plus que dans les tribunaux supérieurs du canton. Elle porte
plus souvent sur les mœurs que sur l'esprit : nous ne voulons pas
parler de la corruption des mœurs presque inconnue dans ce pays,
mais d'une certaine vulgarité de manières qui plaît à la démo-
cratie. Il n'est pas à Paris un praticien élevé dans la fréquentation
du palais de justice qui n'ait été nourri des bons mots un peu vul-
gaires de tel président jugeant à propos d'égayer de réflexions
piquantes les aridités de la procédure. Les vrais magistrats souf-
fraient de ces plaisanteried, qui faisaient la joie des clercs. Nous
LA RÉFORME JUDICIAIRE, 141
avons retrouvé en Suisse quelque reflet de ce type, mélange d'es-
prit et de bon sens naturel, donnant à rire à l'auditoire et deve-
nant ainsi populaire, sans rendre pour cela une mauvaise justice.
En France, il est rare et on le signale; en Suisse, c'est l'attitude
de bonhomie simple d'un grand nombre de présidens inférieurs,
associant le public aux débats et laissant à la foule cette satisfac-
tion qui ressort de l'usage visible du sens commun.
D'ailleurs, en Suisse, on méconnaîtrait la nature des institutions,
en voulant ramener les tribunaux à un modèle uniforme. Selon que
le tribunal siège dans une commune rurale ou dans une ville indus-
trielle, tout difl'ère. Dans les cantons de Vaud, de Fribourg, de
Berne et d'Argovie, qui ont des traits communs de caractère dus à
la domination des puissans seigneurs de Berne, il existe une classe
de paysans qui s'occupent beaucoup de leurs aftaires privées et qui
trouvent du temps pour les aiFaires publiques : ils sont à la fois
maires, juges de paix ou de district, surveillans des écoles, con-
seillers de leur église : ils ne sont pas juristes, mais ils ont du bon
sens et s'en servent. Tels sont les hommes qui, réunis à quatre ou
cinq, rendent la justice dans ces grosses bourgades qu'on voit sus-
pendues aux flancs de la montagne ou quelquefois perchées tout en
haut d'un monticule avec des débris de remparts, vestiges de leur
puissance. Autour ou au pied de la colline, des pâturages couverts
de troupeaux dont ou entend résonner les innombrables clochettes,
attestent la richesse d'un territoire consacré à l'élève du bétail.
Gravissez les pentes, pénétrez par ces rues étroites au travers des
maisons entassées; allez jusqu'à la tour carrée de l'église qui do-
mine le village, et en face vous verrez un bâtiment qui sert d'hôtel
de ville dont les piliers ou les balustres ornés de sculptures en
bois attestent l'ancienneté. C'est là que siègent chaque semaine
quatre ou cinq paysans: aucun d'eux n'est juriste; le bon sens leur
suflit. S'il se présente une alfaire délicate, il leur arrivera de se
tourner vers le greffier, personnage considérable dont l'expérience,
quelquefois la science, est d'un précieux secours pour les tribu-
naux inférieurs. Choisis avec soin, survivant aux juges et devenant
le point d'appui et la tradition vivante du tribunal, les grefîiers
gardent le secret de la jurisprudence et jouent en réalité dans cer-
tains sièges un rôle disproportionné, mais qui tourne au profit de
la justice. Souvent le président est un homme instruit: l'un d'eux
nous disait: « Les aifaires que nous jugeons sont toujours les
mêmes ; s'il nous venait par hasard une question de lettre de
change, je n'ai pas un de mes juges qui pourrait la juger avec moi. »
Si on descend vers les vallées industrieuses où, le long d'un
cours d'eau, se multiplient les usines, les institutions se déve-
loppent avec l'habileté des habitans. Dans le tribunal, les paysans
1/12 REVCE DES DEUX MONDES.
ne seront plus en majorité, d'anciens fabricans y siégeront à côté
de quelques juristes. A Zurich ou à Bâle, ce sera bien autre
chose : les magistrats seront tous des esprits d'une capacité recon-
nue; les docteurs en droit n'y seront pas les plus nombreux, mais
l'intérêt aura fait des juristes avec des hommes sortis du com-
merce, et quelques-uns des jugemens rendus par ces tribunaux
auront acquis une notoriété légitime dans la jurisprudence fédé-
rale.
En résumé, une justice satisfaisante dans les procès civils, mais
très inégale, assez ferme en matière criminelle, très douteuse dans
les matières politiques, rendue par des capacités médiocres que
soutient la distinction d'esprit d'un petit nombre et qu'améliore
la tradition; en un mot, les hommes et les mœurs réparant autant
qu'il est possible les défauts de l'institution ; voilà ce qu'on ren-
contre dans l'organisation judiciaire de la Suisse.
Au premier abord, l'étranger éprouve une profonde surprise :
s'il a l'habitude de la symétrie française, il ne peut concevoir que
tous les juges d'un pays ne soient pas nommés suivant le même
mode, pourvus des mêmes diplômes, réputés en possession de la
même capacité dans des tribunaux d'égale importance. Il a surtout
peine à comprendre que le suffrage populaire sache écarter le par-
leur malfamé pour lui préférer un homme médiocre doué de sens
commun. Ceux qui, nés en Suisse, ont étudié hors de chez eux les
tendances des démocraties, comprennent notre étonnement. «Rien,
nous disait l'un d'eux, ne se conçoit dans les lois, comme dans les
mœurs de notre pays, sans l'histoire. Dans l'ancienne constitution
de la république, qui n'avait de républicain que le nom, et qui
était en fait une société de sujets vivant sous la tyrannie des sei-
gneurs de Berne, aussi bien en 1788 qu'en 1600 ou en 1500, le
peuple dépouillé de tous droits n'avait qu'un seul pouvoir, qu'une
seule liberté, celle de choisir ses magistrats. D'autorité politique il
n'en avait aucune, mais il possédait le droit d'élire ceux qui ren-
daient la justice locale. De là est née et s'est formée la tradition
aujourd'hui consacrée par les siècles, tradition que personne ne
songe à contester, contre laquelle aucun parti pohtiquene s'élève. »
Telle est la clé du problème sans laquelle en effet rien ne s'explique.
Est-ce à dire que l'institution est bonne par cela seul qu'elle est
ancienne? Nullement, mais le peuple a comparé le résultat des
élections, selon que ses choix ont porté sur des esprits droits ou
sur des charlatans : avec les échecs, avec les souffrances est venue
l'expérience. Peu à peu une seule qualité a dominé toutes les autres ;
une seule a été exigée par les électeurs : la considération. La
science est devenue presque le superflu ; le suffrage populaire y
est indifférent, mais il exige que la réputation ne soit pas douteuse.
LA RÉFORME JUDICIAIRE. 143
Si, en une crise politique où les passions font taire la raison, il a
pu arriver qu'un homme taré parvînt à siéger, c'est un fait que
signalent et que désavouent les cantons voisins. La vie que mènent
les Suisses explique aisément cette sévérité si rare en une démo-
cratie : ils habitent une maison de verre où tout se voit. Vivant
fort rapprochés, non-seulement les habitans des villages, maii des
bourgs, se connaissent tous. Le contact qu'établit entre eux la pra-
tique des institutions libres, l'habitatioii longlenips continuée en
un même territoire, l'instruction la plus développée donnée en com-
mun, les socié.és d'étudians jetant dès l'adolescence ]■:. jeune homme
dans le tourbillon des idées et des passions politiques, à vingt ans
le service militaire appelant toute une génération sous les di'apeaux
à intervalles assez courts, puis, les élections fréquentes transfor-
mant l'éiudiant écouté en homme politique influent, lui donnant
pour appui ses camarades de la veille : tels sont les lians intimes
qui rattachent la société suisse, qui en nouent les diiTérentes par-
ties et qui expliquent la vie intérieure d'un peuple qui a plus d'acti-
vité que de haines, plus d'émulation que d'envie. Si on n'observe
pas ce spectacle dans toutes ses parties, on ne peut comprendre la
Suisse. C'est une démocratie qui est attachée à son passé, qui se
défie des innovations et qui, par-dessus tout, s.; connaît bien elle-
même.
III.
Que conclure du spectacle de ces deux démociai'es? Avec l'une,
nous voyons les dangers de la turbulence, l'envie qui emporte la
multitude, l'instabilité qui énerve les lois et qui détruit les mœurs
publiques, et au sommet, par un prodigieux contraste, la constitu-
tion, qui est au-dessus de toute attaque, dont la garde est confiée
à un corps de magistrats puissans, seuls pennanens au milieu du
tourbillon général; de telle sorte que le même peuple nous pré-
sente à la fois chez ses magistrats le modèle le i^lus outré de la
mobilité élective et l'exemple de l'inamovibilité! respectée. En quit-
tant une nation qui semble surexcitée par la fièvre, nous revenons
vers l'Europe, où nous ne trouvons qu'une démocratie complète,
celle de la Suisse, aussi calme en son ensemble que les États-Unis
sont agités. Les institutions judiciaires y sont s m; grande force;
mais les mœurs ont une vigueur qui leur donne la vie, et la sagesse
publique sait améliorer ce que les lois ont de défectueux.
De la comparaison de ces deux démocraties, il ressort certaines
lumières; il apparaît clairement qu'en une nation où l'inexpérience
domine, où les institutions libres sont récentes, où dans le sein de
la population les élémens sont mobiles, les imaginations facilement
ihll REVDE DES DEUX MONDES.
excitées, la démocratie voit se développer tous ses maux, et au
premier rang l'envie et la corruption. Il est non moins évident
qu'une population plus ancienne, plus sédentaire, se connaissant
elle-même, mûrie par une tradition locale sur laquelle elle vit, est
plus propre à jouir de la liberté sans l'acheter au prix d'abus
excessifs. Le propre de la démocratie est de surexciter les élémens
divers sur lesquels elle agit : en donnant le même jour à tous le
droit de parler, de délibérer et d'élire, il semble qu'elle déchaîne
en même temps tous les vents. En prodiguant aux hommes tant de
faveurs, elle parvient aisément à les enivrer. Pour résister à ses
séductions, il faut une longue expérience. La plupart des cantons
suisses sont habités par des ciloyens laborieux et sages; ils aiment
de longue date leurs institutions, y demeurent fidèles et méprisent
les stériles agitations dont l'Europe est remplie et dont Genève se
plaît à certaines époques à leur offrir l'image. Leurs tribunaux sont
le reflet de leur caractère et suffisent à leurs besoins. Voués à la
culture ou à l'industrie, ils ont pris des arbitres spéciaux et s'en
contentent.
De ces deux démocraties, quelle est celle dont le flot montant
nous gagne? Sommes- nous faits de longue date aux mœurs de la
liberté? Savons-nous résister au mirage des espérances décevantes?
Possédons-nous une tradition? Vivons-nous dans les cours de jus-
tice sur les précédens du passé? A défaut d'anciennes institutions
politiques, avons-nous le respect d'institutions civiles mêlées à nos
mœurs? Le suffrage a-t-il parmi nous horreur des charlatans?
Cherche-t-il de préférence les hommes les plus considérés? Si, à
toutes ces questions, il nous est possible de répondre affirmaiive-
ment, alors seulement nous pouvons sans témérité confier au peuple le
choix de ses juges. S' il faut avouer que tout cela nous manque, si nos
traditions ont été brisées par la chute d'un ancien régime dont la
haine est la plus profonde des convictions nationales, si nos classes
sociales sont, par surcroît de malheur, divisées en partis poUti-
ques, si nos secousses successives ont jonché le sol de ruines et
fait pénétrer dans les esprits le pire des dissolvans, le scepticisme
politique, il faut que nous cherchions un remède, et qu'à toutes
ces causes de faiblesse qui peuvent faire fléchir notre constitution,
nous trouvions un contrepoids.
Seul, le pouvoir judiciaire peut nous l'offrir. C'est là le secret de
la puissance des institutions américaines. M. de Tocqueville l'avait
admirablement discerné. « L'autorité que les Américains ont donnée
aux légistes, dit-il, et l'influence qu'ils leur ont laissé prendre dans
le gouvernement forment aujourd'hui la plus paissante barrière
contre les écarts de la démocratie. » (ii, 103.) Ceux qui ne l'ont
pas vu sont forcés d'avouer qu'à leurs yeux la durée de la consti-
LA RÉFORME JUDICIAIRE. 'l/i5
tution des États-Unis est un fait incompréhensible. Il y a parmi
nous des gens qui ne peuvent contempler l'Angleterre ou l'Union
américaine, ni étudier leur constitution sans en prédire la chute
comme pour se venger de leur surprise et de leur impuissance à
en com|)rendre le mécanisme. Et pourtant aucun des auteurs de
la constitution de 1787 n'a caché son secret; tous l'ont proclamé à
l'envi ; à leurs yeux, l'antagonisme du pouvoir exécutif et de la
législature est inévitable, si un troisième pouvoir tirant sa source
de l'un et de l'autre, mais supérieur à tous deux en durée, ne vient
juger leurs lois et leurs actes, servir d'arbitre à leurs luttes et de
protecteur vis-à-vis des citoyens. Que le président ou les fonction-
naires menacent la liberté et se livrent à des actes arbitraires, le
pouvoir judiciaire se dresse aussitôt et met obstacle aux empiéte-
mens de l'exécutif. Que la législature, entraînée par le mandat des
électeurs, croie représenter à elle seule la souveraineté populaire et
qu'elle vote des lois contraires à la constitution, le pouvoir judi-
ciaire écoute les doléances des citoyens et paralyse la loi illégale-
ment votée. En reprenant l'histoire des États-Unis, on retrouverait
aisément le souvenir de conflits apaisés , d'entreprises déjouées,
d'usurpations confondues par la fermeté d'un pouvoir placé assez
haut pour être revêtu de tout le prestige de la loi.
Si ce pouvoir n'existe pas, écoutez les docteurs de la théorie
constitutionnelle indiscutée au-delà de l'Atlantique, ils vous diront
d'une commune voix qu'une république sera condamnée à être
éternellement ballottée entre le césarisme et la démagogie, que
tantôt un maître, tantôt une assemblée omnipotente, gouverneront
le pays, que, sans un contrôle supérieur, l'équilibre est rompu, et
que, faute de savoir le maintenir s'il existe, ou le créer s'il fait défaut,
une république ne connaîtra jamais les bienfaits d'un gouverne-
ment modéré. Ce qui perd les pouvoirs délégués par le peuple,
c'est qu'ils se croient tout permis. Il leur faut un contrepoids, un
guide, un contrôle. Seul, le pouvoir judiciaire est capable de le
donner. A quelles conditions peut être créée, dans le mécanisme
gouvernemental, cette pièce maîtresse sans laquelle une démocratie
privée de frein se précipite vers la satisfaction de toutes ses pas-
sions ? C'est la question la plus grave qui s'impose de notre temps
aux méditations de ceux qui sont résolus à demeurer fidèles à la
liberté.
Dans nos chartes successives, tout a été fait pour annuler l'un des
pouvoirs. La constitution de 1791 a étouffé la monarchie et fait
naître la puissance sans limites de la convention; la constitution
de l'an viii a réduit à l'inaction les assemblées au profit du pouvoir
exécutif. Les chartes constitutionnelles ont formé un dualisme qui,
TOME XLIU. — 1881. 10
l/j6 REVUE DES DEDX MONDES.
bien que tenté sous safoi'îîie la plus sage, a pourtant abouti à deux
conflits mortels. La constitution de I8/18 a poussé le dualisme à ses
limites extrêmes en mettant une assemblée unique et omnipotente
en face d'un président élu par le peuple. 1852 a revu la constitu-
tion de l'an viii, la législature muette et le pouvoir exécutif sans
frein. Nous faisons une nouvelle expérience dans laquelle le pouvoir
exécutif, absorbé par une des branches de la législature, n'est qu'un
instrument. La volonté du peuple souverainement exprimée dans
les élections de députés et de sénateurs est toute-puissante. — C'est
la condition du régime représentatif, nous dit-on. Voyez la consti-
tution anglaise ; ignorez -vous que le parlement exerce une autorité
sans limites et que la chambre des communes est l'expression
directe de la volonté populaire? — Sans doute; mais en Angleterre
il y a deux obstacles qui se dressent devant les électeurs : la couronne
et la chambre des lords sous sa double forme politique et judi-
ciaire (i). Cherchez tous les peuples réglés par une constitution
libre et vous n'en trouverez pas un seul où l'électeur puisse en
nommant ses mandataires disposer directement des lois et de la
constitution nationale. En Suisse, le conseil des états et la révision
soumise au peuple servent de frein à la chambre basse. Aux États-
Unis, le pouvoir judiciaire crée un obstacle. Dans notre pays, aucune
barrière n'a été dressée pour arrêter ou retarder la volonté de l'é-
lecteur. Nous avons emprunté à nos chartes et aux gouvernemens
anglo-saxons tout ce qui facilitait la toute-puissance des législa-
tures sans conserver, ni créer une seule des forces qui pouvaient
empêcher l'avènement du despotisme des assemblées.
Si nous possédions, ainsi qu'en Amérique, une constitution con-
tenant une série de principes défmis, servant de fondement à nos
institutions et soumettant à leurs règles les citoyens c oninseles
corps politiques, la réforme à accomplir serait simple et s'imposerait
d'elle-même. Malheureusement nous n'avons jusqu'ici, en fait de
lois constitutionnelles, que des lois d'organisation et de procédure.
Nous nous bornons donc à une hypothèse : une cour suprême serait
(1) Le pouvoir judiciaire de la chambre des lords appartenant en droit à tous les pairs
et, exercé en fait par les law-lords, c'est-à-dire par les anciens chanceliers, a fait recu-
ler à certains jours les passions déchaînées de l'Angleterre. Il y a peu d'époques où les
ardeurs se soient montrées plus vives qu'en 1844, alors que l'Irlande se soulevait à, la
voix d'O'Connell, que le ministère, en lutte contre lui, avait pris le parti de le faire
arrêter et qu'un jury venait de le condamner. Cabinet, parlement, opinion publique,
tous étaient unanimes contre l'agitateur de l'Irlande. La chambre des lords fut saisie.
Un soir, au milieu de l'assemblée frémissante, les law-lords opinèrent; par trois voix
contre deux, la procédure leur semblait illégale. D'autres pairs s'apprêtaient à voter.
La majorité contre O'Connell n'était pas douteuse. Un des ministres fit observer que
les prccédens s'y 0|>posaient. Nul ne protesta, et lo soir le premier ministre expédiait
l'ordre d'élargir O'Connell. Mémorable exemple de respect du droit qui est fait pour
apprendre à quel prix un peuple est capable de demeurer libre !
LA RÉFORME JUDICIAIRE. 1Ù7
appelée à connaître de tout appel fondé sur l'inconstitutionnalité
de la loi votée : statuant non comme censeur de la législature, mais
comme juge sur chaque litige, en préférant les principes de la con-
stitution aux lois qui les auraient violés, la cour procéderait sans
bruit, sans éclat, elle n'annulerait pas la loi, elle passerait à côté
d'elle; elle laisserait subsister l'acte et ne rendrait pas d'arrêts qui
rappelassent les arrêts de règlemens ; les yeux fixés sur le • pacte
constitutionnel, les magistrats en lassureraient la durée par une
observation fidèle (1).
« Mais, dit-on, vous créez un conflit sans issue. Supposez qu'au
lendemain d'une denos révolutions, la cour suprême que, sans doute
il s'agit de rendre inamovible, voulût entraver les autres pouvoirs,
qu'adviendrait-il? La marche du gouvernementne risquerait-t-ellepas
d'être suspendue?» Enaucune sorte; iln'y aurait ni conflit ni entrave.
Ou bien la loi mise en échec serait l'expression d'un besoin public et
les deux chambres feraient cesser la résistance de la cour en affir-
mant leur volonté et, s'il le fallait, en se rassemblant en congrès
pour interpréter sur un point spécial la constitution ou pour l'amen-
der ; ou bien la loi aurait été votée sous l'influence d'entraînemens
politiques auxquels il était bon de mettre obstacle et l'acte de !a cour
suprême, loin d'être un embarras, rendrait îe meilleur service à la
république.
Mais, nous îe répétons, tout ceci n'est qu'une hypothèse. La
France n'a;pas, à vrai dire, de constitution, en ce sens que les prin-
cipes qui la gouvernent n'ont pas été formulés en un corps. Donner
un pouvoir aussi étendu à la cour suprême ne se pourrait qu'avec
un code constitutionnel précis. Lui remettre une telle -attribution
sans un texte à appliquer, sans une charte à garder, ce serait con-
fier à la jurisprudence le soin d'écrire à coups d'arrêt le pacte
social; ce serait faire de la cour suprême une constiiuante. Notre
confiance en la sagesse des magistrats ne va pas jusqu'à leur con-
fier le pouvoir du congrès. S'il est prématuré d'attribuer à l'heure
où nous sommes à. la cour suprême les recours contre les abus
accomplis par la législature, que devons-nous penser des excès de
{)Ouvoirs commis par les agens du pouvoir exécutil? En ce moment,
le conseil d'état en est juge, à moins « qu'une mesure de haute
(1) Veut-CD un exemple qui prouve combien ce système serait pratique; l'art. 2 du
code civil inerte : « La loi ne dispose que pour l'avenir; elle n'a peint d'effet rétroac-
tif.» C'est là une disposition qui règle l'interprétation de toutes nos lois, dont l'auto-
rité s'impose prcsi^ue au législateur et qui serait fort bien à sa place dans la constitu-
tion. Qui pourrait être surpris que la cour suprême, saisie par un citoyen cond;\mné
en veitu^d'une loi rétroactive, examinât la disposition critiquée et si la rétroactivité
était certaine, pas?: ât à côté d'ua texte qui aurait méconnu un yrincipo supérieur de
notre Icgislationî
148 REVDE DES DEUX MONDES,
police, » un « acte de gouvernement, » le détermine à refuser aux
citoyens lésés toute action.
Il n'est pas dans notre pensée de rouvrir le débat depuis tant
d'années pendant sur la séparation des pouvoirs. Ce principe est
profondément sage. En le proclamant, la constituante a rendu un
grand service au droit public; mais, suivant les temps, les lois
doivent parer à des périls divers. Il était naturel que, pendant les
premiers jours de la révolution, alors que le souvenir des parle-
mens et de leurs arrêts de règlemens était dans toutes les mémoires,
le législateur se défiât du pouvoir judiciaire, qu'il voulût tourner
toutes ses précautions contre les empiétemens des juges. En posant
la règle de la séparation des pouvoirs, il n'avait que deux pensées,
réduire à néant la puissance royale et renfermer le juge dans le
cercle du droit criminel et du droit privé. Les prescriptions sévères
étaient loin d'être superflues ; il fallait rompre avec des traditions
qui auraient perpétué une confusion funeste. Les magistrats étaient
à ce point imbus des précédens de l'ancien régime que, sous la
restauration, les parquets eurent plus d'une fois à lutter pour qu'une
cour ne mandât point le préfet à sa barre.
Aujourd'hui, rien de tout cela n'existe plus. Les tribunaux, dans
l'administration régulière de la justice, ne cherchent pas à empié-
ter. Les partisans de la juridiction administrative mettent quelque
amour-propre à rappeler que, dans un procès célèbre sous l'em-
pire, le conseil d'état se montra favorable à la compétence judi-
ciaire, qu'avaient déniée à tous les degrés les juridictions civiles (1).
Le principe de la séparation des pouvoirs est donc reconnu et
admis : c'est un principe salutaire , mais il a été exagéré avec le
temps et, tout eu le maintenant, il faut se garder de le pousser
jusqu'à ses conséquences extrêmes. La loi et la jurisprudence ont
l'une et l'autre dépassé la mesure. Quand la loi, qui a remis toute
la matière des contributions indirectes aux tribunaux, attribue aux
conseils de préfecture les impôts directs, quand elle distingue la
petite voirie, qui appartient à la justice ordinaire, delagrande voi-
rie, qu'elle abandonne à la juridiction administrative, à ce point
que des contraventions souvent fort délicates sont soumises à des
conseillers de piéfecture amovibles qui prononcent des amendes
comme si les prévenus étaient entourés des garanties de la justice
répressive (2), il faut cependant avouer que le législateur semble
(1) Voir, dans l'affaire de la saisie admiaistrative de VHistoire des princes de Condé,
les conclusions de M. Aucoc en date du 9 mai 1807 ; Dalloz, 48ti7, III, p. 49.
(2} Si le conseil de préfecture croit qu'il y a lieu de condauiuer à une peine d'em-
prisonnement, comme le législateur n'a pas osé lui donner ce pouvoir exorbitant, il a
été décidé que le juge administratif renverrait le coupable frappé d'une amende devant
le tribunal correctionnel pour entendre prononcer une peine corporelle. (Circulaire du
LA. RÉFORME JODICIAIRE. 449
s'être plu à aggraver plutôt qu'à dissiper la confusion des pouvoirs.
Quand, de son côté, la jurisprudence administrative affirme comme
une règle absolue que les tribunaux ne peuvent en aucun cas dé-
clarer l'état débiteur ; quand on dessaisit la justice ordinaire en
élevant un conflit, parce que le demandeur en dommages-intérêts,
victime d'un accident, a été renversé par la voiture d'une adminis-
tration publique ou parce que le préjudice a été causé par un entre-
preneur adjudicataire de l'état, il faut avouer que les juges admi-
nistratifs sont parvenus à étendre démesurément leur domaine au
détriment de la justice chargée d'appliquer le droit. A cette exten-
sion abusive, tous ont contribué, la cour de cassation aussi bien
que le conseil d'état. La juridiction administrative avait pour elle
deux attraits puissans : une procédure simple, peu coûteuse, aisée
à comprendre et plaisant aux parties, puis l'esprit même du con-
seil d'état qui, en mettant à part les affaires politiques, s'est mon-
tré de tout temps libéral, d'un accès facile, tempérant le droit strict
par des mesures d'équité, mêlant avec habileté, ce que ses défen-
seurs n'ont jamais manqué de faire valoir, le rôle gracieux de l'ad-
ministrateur à la sévère mission du juge.
Aussi les partisans des juridictions administratives ont-ils eu
beau jeu quand ils ont eu à se défendre contre la proposition de
transférer aux tribunaux de droit commun toute la compétence des
conseils de préfecture et de la section du contentieux. — « Vous
allez confondre, s'écriaient-ils, l'administration et la justice, placer
en tutelle le pouvoir exécutif, soumettre les préfets aux caprices
des tribunaux d'arrondissement. Ce n'est pas seulement la perte de
l'administration : ce sera le signal des plaintes les plus vives des
administrés; les recours sont ouverts en matière gracieuse comme
en matière contentieuse. Cette dernière compétence passera seule
à la justice ordinaire, qui ne peut, en aucun cas, se mêler d'admi-
nistrer. Qui se chargera désormais de tempérer les sévérités des
préfets? En soumettant au droit toutes ces questions, vous aurez
auéanti la jurisprudence d'équité. »
Toutes ces doléances étaient graves et de nature à faire aban-
donner des projets qui auraient soumis l'administration à la justice
ordmaire. Et néanmoins la juridiction administrative, sous sa forme
actuelle, offrait-elle des garanties suffisantes? nos conseils de pré-
fecture sous la main des préfets, le conseil d'état sous la main des
ministres, constituaient-ils des institutions assez indépendantes
pour inspirer confiance lorsque le droit privé était aux prises avec
un intérêt politique? était-il possible de ne pas songer que des
ministre de la justice du 28 ventoie an ii.) Ce reuvoi impraticable est la meilleure con-
damnation d'un système qui appelle une révision.
150 REVUE DES DEDX .MONDES,
nations de même race comme l'Italie, de même langue comme la
Belgique, ayant toutes deux des institutions libres et des législations
calquées sur la nôtre, avaient renoncé au système français pour
confier à la justice le contentieux administratif? Les réflexions et les
doutes se multiplient lorsqu'on apprend qu'en ces deux pays nul ne
prétend que les tribunaux soient devenus maîtres de l'administra-
tion. Cependant n'est-il pas imprudent d'aller aussi loin et de mon-
trer la même hardiesse? Est-il nécessaire de détruire les conseils
de préfecture? iN'est-il pas plus sage de constituer leur indépen-
dance, de les relever en leur accordant la plénitude de juridiction
qu'ils réclament depuis longtemps, de les éloigner du préfet, qui leur
enlève toute autorité, de les placer au centre d'un groupe de dépar-
temens en réduisant leur nombre à dix ou douze pour toute la
France ? Cette réforme ne deviendrait-elle pas considérable si, au-des-
sus d'eux, la juridiction supérieure qui forme aujourd'hui une des
sections du conseil d'état, était rattachée à la cour suprême, deve-
nue ainsi l'interprète universelle delà loi française? La juridiction
administrative plus concentrée, composée au premier degré de
membres plus savans, garderait de la sorte son caractère de spé-
cialité, empruntant à la cour suprême les garanties communes à
toute justice, conservant, dans la sphère nouvelle où elle serait appe-
lée à se mouvoir, son indépendance et tirant im grand profit d'une
juxtaposition en une même compagnie dont les diverses sections
seraient chargées d'interpréter les lois civiles, administratives et
fiscales, aussi bien que la législation commerciale et criminelle.
IV.
Ce n'est pas le vain plaisir de donner une dénomination nouvelle
à d'anciennes institutions qui fait souhaiter ce changement. Nous
avons en vue un tout autre résultat. Le règne des lois n'est assuré
en UQ pays que si tous les citoyens voient clairement la justice et
compreniient que nul, si haut placé qu'il soit, n'y échappe. Le
déni de justice, qu'à toutes les époques nos vieux jurisconsultes
ont considéré comme la pire offense, a reparu de notre temps sous
des titres nouveaux. Vienne un déclinatoire, un conflit, une décla-
ration d'incompétence, et un citoyen lésé dans ses droits, protestant
contre la confiscation de sa propriété, réclamant une édition saisie
administrativement avant toute publication, ou se plaignant d'une
atteinte à la liberté inuividueile, verra l'accès de toutes les cours se
fermer devant lui sans qu'il puisse faire entendre sa voix. Dans un
pays où de tels événemens se passent, peu importe que l'empire
soit debout ou que la république lui ait succédé, les moeurs sont
LA. REFORME JUDICIAIRE. 151
identiques et on peut affirmer que, si la conscience publique n'est
pas soulevée, l'idée du droit est en déclin. Pour que la notion de
la justice se développe librement, pour qu'elle pénètre dans l'esprit
des citoyens et qu'elle les imprègne, il faut qu'au sommet de la
hiérarchie ils aient constamment sous les yeux un tribunal suprême
qui soit le juge incontesté des compétences et du droit. Pas plus
qu'il n'y a deux morales, il n'y a deux droits. C'est l'insondable
vertu de la justice d'être une en son essence et de ne pouvoir être
scindée. Qa'elle soit variés àl'infmidans ses applications à la diver-
sité des litiges, mais qu'elle demeure indivisible dans son principe ;
selon qu'elle fixe les rapports du laboureur, de l'ouvrier, du con-
tribuable, du co'nmerçant ou du soldat, elle prend les noms les
plus divers, mais quand les tribunaux spédaux ont prononcé, que
le fait est éclairci et fixé, le débat s'élève et atteint ces sphères
supérieures où le droit lui-même est jugé. Il ne s'agira plus ni de
justice de paix, ni de prud'hommes, ni de juges consulaires, ni de
conseils de guerre, ni de conseils administratifs : c'est la cour
suprême de justice qui posera et dira le droit.
Il faut que la cour suprême accomplisse pour les branches déta-
chées du droit ce que la cour de cassation a fait admirablement
depuis près d'un siècle dans l'ordre des lois civiles et criminelles.
S'il se constitue une juridiction régulatrice qui inspire aux citoyens
une pleine sécurité, devant laquelle soit dit, en toute matière conten-
tieuse, le dernier mot, on verra se faire à la fois un apaise. -nent et un
progrès dans les esprits. Qu'on ne s'y trompe pas : selon que la notion
du droit s'affaiblit ou se développe, la civilisation recule ou s'étend.
Or l'idée abstraite échappe à la foule des citoyens. L'expérience fait
mieux que toutes les théories l'éducation des hommes. Ils ont besoin
de voir une force active et vivante prêter son appui au principe,
donner une forme tangible à la loi écrite ; s'ils constatent par
leurs yeux que nul n'échappe désormais au pouvoir des lois, la vue
de ce fait sera plus éloquente qu'une ligne de la déclaration des
droits de l'homme. En abolissant l'article 75 de la constitution de
l'an VIII, dont tous les publicistes réclamaient depuis un demi-siècle
la suppression, un grand pas a été accompli dans cette voie de sage
réforme; mais le privilège qui entourait le fonctionnaire était si
profondément entré dans les mœurs administratives qu'il a reparu
sous une autre forme. Il faut achever l'abolition de ce nouvel
article 75. Le respect de la loi ne se fondera qu'à ce prix. Les pré-
jugés de l'ancien régime sont, à notre insu, tellement vivans en France
que, par une pente naturelle, c'est encore au privilég*; qu'on demande
l'influence et l'autorité, alors que l'égalité des droits peut seule
l'assurer. Dans le pays le plus aristocratique d'Euroj)e, nous avons
entendu des juges nous expUquer comment ils étaient parvenus à
152 REVUE DES DEUX MONDES.
grand'peine à faire res^QctQv le poli ceman dans les rues de Londres.
« Quand l'un d'eux s'était montré brutal dans une arrestation, nous
disait le juge, loin de couvrir la faute, je m'associais à l'émotion du
public, je détoiu'nais mon attention du prévenu pour la concentrer
sur l'excès de pouvoir et je ne revenais au prisonnier qu'après avoir
vérifié le fait et puni l'agent avec une sévérité exceptionnelle. Je
faisais plus ce jour-là pour la protection et la popularité du corps
de police que si le parlement lui avait accordé un privilège. »
La police française se croirait perdue si un juge s'avisait de con-
damner un gardien. En cela les Anglais ont le tempérament républi-
cain, et nous l'avons monarchique. Si nous conservons ces préjugés
sous le gouvernement de la démocratie, nous pourrons nous dire
en république, mais nous n'éviterons aucun des maux du despo-
tisme, nous ne connaîtrons la liberté que de nom et nous n'aurons
pour toute consolation que cette égalité menteuse qui semble faite
pour la servitude.
On répète volontiers que la république ne peut être fondée que
sur le respect des lois, mais cette formule banale veut un effort posi-
tif. Elle serait vide de sens, si le même jour les voix qui la procla-
ment insultaient les juges, déifiant la loi et chassant ses organes.
Si on veut respecter le droit, il faut savoir respecter ceux qui l'in-
terprètent, alors même qu'ils rendent des arrêts qui nous blessent.
Il n'y a nul mérite à obéir ponctuellement aux décisions qui vous
absolvent. C'est le jour où elles condamnent le justiciable qu'on
mesure sa déférence à la modération de ses plaintes; mais il faut
pour cela un empire sur soi-même que ne possède pas le peuple.
Les démocraties jeunes ont les qualités et les défauts de l'en-
fance : actives jusqu'à la pétulance, égoïstes jusqu'à l'ingratitude,
en perpétuel mouvement, adorant et brisant leurs jouets, ne se
lassant pas d'agir jusqu'à l'heure où elles s'endorment pour se
réveiller et reprendre leur vie incessamment mêlée de soucis et de
larmes, d'enthousiasme et de colère. Dans leur tourbillon infati-
gable, elles n'aiment point la règle et tendent à l'énerver : elles
abaissent peu à peu les justices inférieures qui sont en contact avec
elles; elles se plaisent à en faire une sorte d'arbitrage d'équité,
préfèrent volontiers des hommes médiocres vivant de la vie des
justiciables. Si les citoyens élisent leurs juges, ils font choix de
leurs pairs, se soucient peu du droit, préfèrent les demi-mesures
aux sévérités d'une décision juridique; de cette influence résulte
une décadence de la justice, dont le prestige disparaît dans un
nivellement progressif. Le terme de cette tendance serait la justice
rendue à tous les degrés par des combinaisons diverses reposant
sur le juge ou sur le juré élu dans les communes.
Mais l'homme parvenu à un certain degré de civilisation ne peut
LA RÉFORME JUDICIAIRE. 153
longtemps s'accommoder d'une justice abaissée. Des abus d'un tel
système naît bientôt une réaction; ceux qui pensent se liguent avec
ceux qui possèdent. Les classes riches représentant moins de suf-
frages, mais ayant plus de procès que les classes pauvres, souffrent
les premières du choix des juges, abandonné à la masse du corps
électoral. Quand le suffrage universel a été longtemps et librement
appliqué, l'élu se rapproche sensiblement de la moyenne des élec-
teurs. Alors , tout ce qui est au-dessus de cette moyenne , tous
les citoyens aisés s'accordent pour gémir et demandent une justice
plus éclairée et plus indépendante.
Le premier efiet de la démocratie est donc de mettre la main sur
la justice pour l'abaisser à son niveau. La seconde tendance est de
réclamer une justice supérieure qui protège plus efficacement les
droits; mais, si la démocratie est devenue toute-puissante, l'œuvre
est difficile : une majorité jalouse n'aime pas satisfaire des besoins
qu'elle ne conçoit ni ne partage. 11 faudra que les intelligences et
les intérêts s'unissent longtemps pour que de cette coalition sorte
la victoire. L'obtiendra -t-on enfin? La juridiction nouvelle, sans
sans racines, sans passé, sera condamnée à attendre de longues
années les conditions indispensables à toute justice réglée : l'auto-
rité et une jurisprudence fondée sur la tradition.
Tout autre sera le sort d'une démocratie qui aura trouvé dans
son berceau une magistrature suffisamment ancienne, ayant loyale-
ment observé les diverses constitutions nationales, issue de la classe
moyenne, respectant ce qu'elle respecte, combattant le désordre
qu'elle poursuit de ses haines, et rendant la justice avec une ioipar-
tialité que nul n'a jamais accusée de corruption. Quand une nation
ne possède pas un tel corps judiciaire, les auteurs de la constitu-
tion doivent, à l'imitation des compagnons de Washington, tout sacri-
fier pour le créer de toutes pièces, assurés que dans l'avenir cette
œuvre leur méritera les bénédictions de la postérité. Si les princi-
paux élémens se rencontrent dans des compagnies ayant derrière
elles un siècle de tradition, les fondateurs de la république doivent
se hâter de les mettre en œuvre, de construire avec elles une des
assises de la constitution, d'établir cette cour suprême à laquelle
aboutiront toutes les plaintes, tous les litiges des citoyens, et de
fonder sur elle cette puissance protectrice de tous les droits qu'ont
réclamée les publicistes, que nos constitutions ont successivement
étouffée, sans laquelle la liberté ne peut vivre, et qui se nomme le
pouvoir judiciaire.
Georges Picot.
ÉTUDES SUR LE XYIIF SIÈCLE
1.
DE L'ÉLOQUENCE DE MASSILLON.
I. OEuvres complètes de Maasillon, publiées par M. l'abbé Blampignon ; Paris, Blond
et Barrai, 1865-1868. — II. Massillon, étude historique et littéraire, par M. l'abbé
Bayle; Paris, Bray, 1867. — III. OEuvres cJwisies de Massillon, précédées d'une
Étude sur Massillon, par M. Frédéric Godefroy; Paris, Garnier, 1868. — IV. Mas-
sillon, d'&^^vès des documens inédits, par M. l'abbé Blampignon; Paris, Palmé, 1879.
Un point d'histoire sur lequel il ne s'est jamais formé l'ombre
seulement d'un doute, c'est l'hostilité des hommes du xviii" siècle,
en général, et des encyclopédistes, en particulier, contre l'église.
Assurément, si nos philosophes ont détesté quelqu'un, mais d'une
haine inexpiable, c'est l'église; s'ils ont ramassé tous leurs efforts
et dirigé toutes leurs machines de guerre contre une position,
c'est contre la position que, dans l'ancienne société française, tenait
l'église; et faut-il ajouter que s'ils ont blessé grièvement quelqu'un,
c'est encore et toujours l'église. D'où vient donc qu'au plus fort même
de la lutte et tandis qu'à peine regardaient-ils quels hommes leurs
coups atteignaient, pourvu que ce fussent hommes d'église, nous
en rencontrions jusqu'à deux qu'ils ont épargnés, qu'ils ont excep-
ÉTUDES SDR LE XV^lir SIÈCLE. 155
tés de l'universelle proscription, qu'ils ont tous enfin unanimement
loués? J'ai nommé Féiielon et Massillon. Je laisse à d'autres le soin
de démêler ce qu'il y avait d'affinités secrètes entre les philosophes
et l'archevêque de Cambrai : c'est la raison des sympathies si
vives d'un Voltaire, ou d'un d'Alembert même, pour Massillon que
je voudrais uniquement rechercher, et dans l'œuvre elle-même de
Massillon.
Quelques bons ouvrages, parus depuis une quinzaine d'années, et
qui nous seront chemin faisant du plus utile secours, ne répondent
pas assez nettement à la question. Elle vaut pourtant, on va le voir,
la peine d'être examinée.
I. — DE LA RHÉTORIQUE DE MASSILLOU.
J'ouvre au hasard le recueil des Sermons et je rencontre d'abord
ce simple et majestueux exorde : « Vous nous demandez tous les
jours, mes frères, s'il est vrai que le chemin du ciel soit si difficile,
et si le nombre de ceux qui se sauvent est aussi petit que nous le
disons. A cette question, si souvent proposée et encore plus souvent
éclaircie, Jésus-Christ vous répond aujourd'hui qu'il y avait beau-
coup de veuves en Israël affligées de la famiae et que la seule
veuve de Sarepta mérita d'être secourue par le prophète Elie, que
le nombre des lépreux était grand en Israël du temps du prophète
Elisée et que cependant Naaman tout seul fut guéri par l'homme de
Dieu (1). » Quelle heureuse, élégante, et saisissante application de
l'Écriture! Quel nombre, quelle sonorité d'élocutioa, et puisque la
prose, aussi bien que le vers, a sa cadence, quelle beauté de rythme!
D'autres, et Massillon lui-même, peuvent avoir des exordes plus
impétueux, ou, comme on dit, plus abrupts : en connaissez-vous
beaucoup qui soient d'une séduction plus noble?
Lisons un autre de ces débuts, — et d'un genre tout diffé-
rent : « Omnia opéra sua faciunt ut videanlur ab hominibus. Ce
n'est pas la fausse piété et l'attention à s'attirer les regards publics
dans la pratique des œuvres saintes qui me paraît l'écueil le plus à
craindre pour le commun des fidèles. Le vice des pharisiens peut
trouver encore des imitateurs, mais ce n'est pas le vice du plus
grand nombre. Le respect humain qui fait que nous servons Dieu
pour mériter l'estime des hommes est bien plus rare que celui qui
nous empêche de le servir de peur de la perdre. La tentation la
plus ordinaire n'est pas de se glorifier d'une fausse vertu, c'est de
(1) Sur le -petit nombre des élus.
156 REVOE DES DEUX MONDES.
rougir de la véritable, et la timidité criminelle du respect humain
damne bien plus de chrétiens que l'effronterie et la duplicité de
l'hypocrisie (1). » Mêmes qualités, et des qualités nouvelles, qui
viennent s'ajouter aux premières. Ne doutez pas que, pour écrire
cette seule phrase, toute en noms, verbes, et pronoms : « Le res-
pect humain qui fait que nous servons Dieu pour mériter l'estime
des hommes est bien plus rare que celui qui nous empêche de le
servir de peur de la perdre, » il ne faille une entière possession des
ressources de la langue. Nous n'écrivons plus ainsi, mais, au
moins sachons-le bien, c'est parce que nous ne pouvons plus écrire
ainsi. Sous un excès de couleur, ce que l'on dissimule souvent,
c'est que l'on a perdu le sens et l'instinct de la ligne. Pareillement,
le style coupé, c'est quelquefois l'impuissance même de lier le style.
Prenons un autre exemple encore : « Madeleine avait sacrifié
au monde tous les dons qu'elle avait reçus de la nature ; elle en
fait dans sa pénitence un sacrifice à Jésus -Christ, sa douleur
n'excepte rien, et la compensation est universelle. Ses yeux avaient
été ou les instrumens de sa passion ou les sources de ses faiblesses,
ils deviennent les organes de sa pénitence et les interprètes de
son amour : Lacrimis cœpit rigare pedes ejus. Ses cheveux avaient
servi d'attrait à la volupté, elle les consacre aujourd'hui à un saint
ministère : Et rnpillis capitis sid iergebat. Sa bouche avait été
mille fois souillée ou par des discours de passion ou par des liber-
tés criminelles, elle la purifie par les marques les plus vives
d'une plus sainte tendresse: Et osculahatur pedes ejus. Son amour
reprend toutes les armes de sa passion et s'en fait autant d'instru-
mens de justice, et elle punit le péché parle péché même (2). » Con-
naissez-vous rien qui soit d'un sentiment plus vif à la fois et plus
précieux ? ou d'une langue en même temps plus franche et plus
curieuse ? Je ne sais à la vérité si l'accent n'en est pas un peu pro-
fane. Lorsque parurent, en 17/i5, les Sermons de Massillon, un
contemporain prétendit qu'on y goûtait une sorte de plaisir, et
de volupté même, oiàil semblait « que les sens pardcipassent (3). »
Le mot est juste, et l'éloge, car c'est un éloge, absolument vrai,
mais un peu laïque, j'imagine, à l'adresse d'un prédicateur chré-
tien.
Transcrivons un dernier passage : « Accoutumés que sont les
grands à tout ce que les sens ont de plus doux et de plus riant, la plus
légère douleur déconcerte toute leur félicité, et leur est insoutenable.
(1) Sur le respect humain.
(2) Panégyrique de sainte Madeleine.
(3) Massillon, d'après des documens iaédits, par M. l'abbé Blampignon ; Paris, 1879,
page 261.
ÉTUDES SUR LE XVIH* SIÈCLE. 157
Ils ne savent user sagement ni de la maladie, ni de la santé, ni des
biens, ni des maux inséparables de la condition humaine : les plai-
sirs abrègent leurs jours et les chagrins qui suivent toujours les plai-
sirs précipitent le reste de leurs années. La santé déjà ruinée par
rintemi)érance succombe sous la multiplicité des remèdes, l'excès
des attentions achève ce que n'avait pu faire l'excès des plaisirs, et
s'ils se sont défendu les excès, la mollesse et l'oisiveté toute seule
devient pour eux une espèce de maladie et de langueur qui épuise
toutes les précautions de l'art et que les précautions usent et épui-
sent elles-mêmes (1). » Ce doit être là de ces traits dont les philo-
sophes ont vanté l'éloquence insinuante et douce, fine et noble (2).
Ils nous suggèrent la tentation de dire, puisqu'aussi bien l'usage a
consacré cette irrévérencieuse comparaison delà chaire et du théâtre,
que cet aimable prédicateur, si spirituel, était digne d'être, non pas
certes Racine, comme on l'a répété trop souvent, mais au moins Mari-
vaux, s'il n'eût été Massillon. D'autres, comme Bossuet, ont vu plus
profondément dans l'homme, et d'autres, comme Bourdaloue, plus
complètement. Massillon a peut-être vu plus finement, et nul, pas
même Fénelon, à qui j'emprunterai le mot, n'a plus délicatement ana-
tomisé jusqu'aux moindres fibres du cœur humain. Ce qu'il y a de
plus délié dans le sentiment, ce qu'il y a de plus subtil dans les
détours de la passion, ce qu'il y de plus tristement ingénieux dans
les illusions de la conscience humaine, si habile à se méprendre elle-
même sur les vraies raisons de ses actes, voilà ce que Massillon a
observé, discerné, mis à nu, comme personne. Les exemples en sont
trop cé'èbres pour qu'on ne nous dispense pas de les multiplier.
Mais une fois faite à l'admiration sa part, et sa part très large, ne
serait-ce pas fermer volontairement les yeux que de ne pas aperce-
voir un peu de clinquant parmi cet or? a Son amour, vous disait-on
de Madeleine, reprend les armes de ses passions et s'en fait des
instrumens de justice » : voilà qui est bien vu, trop ingénieuse-
ment dit peut-être, mais enfin ce qui s'appelle trouvé. Pourquoi
cependant la suite : « et elle punit le péché par le péché même? »
Pressez un peu cette fragile antithèse, et voyez si vous en exprimerez
un sens qui soit solide, ou même satisfaisant. Cette mollesse encore
et cette oisiveté qui « toute seule devient aux grands une espèce
de maladie et de langueur qui épuise toutes les précautions de l'art, »
elle est admirablement dépeinte, et d'un seul trait bien profondé-
ment marquée. Pourquoi donc faut-il que l'orateur ajoute : « et
que les précautions usent et épuisent elle-même ? » Tournez et
(1) Sur le malheur des grands qui abandonnent Dieu.
(2) D'Alembert, Éloge de Massillon.
158 REVUE DES DEUX MONDES.
retournez ces trois mots : qu'est-ce que cette langueur et cette
maladie que les précautions épuisent ? ou, si cela veut dire qu'à
force de précautions le malade aggrave, et lui-même nourrit son
mal, que viennent faire ici ces métaphores à'usure et d'épuisement,
si ce n'est balancer l'antithèse et permettre au développement de
finir sur une pointe ?
Je n'ai pas pris ces exemples tout à fait au hasard. C'est que
Massillon se complaît visibleineat à cette sorte de jeu de mots.
Bien plus : il l'élève à la dignité d'un procédé. 11 dira du pécheur :
H Le monde meurt pour lui, mais lui-même en mourant ne meurt
pas encore au monde (1). » Il dira des simples d'esprit et de l'heu-
reuse humilité de leur foi : u Cette foi à qui les sens n'ajoutent
rien et qui est heureuse non parce quelle croit sans voir, mais
parce qu'elle voif presque en croyant (2). » Il dira des indifférens
et des tièdes, que « tandis qu'ils donnent à la figure du monde la
vérité et la réalité de leurs affections, ils n'en donnent que la figure
à la vérité de la loi et à la réalité des promesses de Dieu (3). »
Limitons toutefois le sens et la portée de notre observation. L'anti-
thèse est au fond du christianisme : c'est l'antithèse de la raison et
de la foi, c'est l'opposition de l'ordre de la nature et de l'ordre de
la grâce, c'est jusque dans la discipline extérieure la distinction du
laïque et du clerc, de l'homme du siècle et de l'homme d'église: et
prêcher le christianisme, c'est en quelque sorte exagérer ces dis-
tinctions, ces oppositions et ces antithèses pour en triompher en les
conciliant sous la loi de la révélation. Ce que nous reprochons à
Massillon, ce n'est donc pas d'avoir usé de cette forme antithétique;
c'est de l'avoir réduite à n'être plus qu'un moule banal dont il est
trop facile de tirer autant d'épreuves que l'on voudra. Car, selon
le caprice, vous pourrez jouer sur les verbes ; « et nos faibles tra-
vaux ne nous sont plus com.ptés pour rien, dès que nous les comp-
tons nous-mêmes pour quelque chose [h) ; » vous pourrez jouer
sur les adjectifs : « Toute vie qui n'est pas digne d'un saint est
indigne d'un chrétien (5) ; » vous pourrez jouer sur les substan-
tifs : « Si V éclat du trône est tempéré par Yafjabilité du souverain,
V affabilité du souverain relève V éclat du trône (6). » Arrêtons-
nous, et posons un premier point d'interrogation. Ne serait-ce pas
(1) Sur la mort da pécheur et la mort du juste.
(2) Sur les dispositions à la communion.
(3) Sur le véritable culte.
(4) Sur les obstacles que la vérité trouve chez les grands.
(5) Sur la mauvais riche.
(6) Sur l'humanité des grands envers le peuple.
ÉTUDES SUR LE XV!!!** SIÈCLE. 159
ici que Voltaire sentait Vhomme d'esprit (1) dans les sermons de
Massillon?
Voici, je crois, où il sentait V académicien. C'est d'abord dans
l'usage de ces expressions abstraites et de ces termes généraux qui
sont un caractère frappant du style de Massillon. Massillon dira plus
volontiers un lemple qu'une église. Il appelle ordinairement le
peuple du nom de populace, non point, je pense, par aucune inten-
tion de mépris , mais uniquement par souci de l'élégance. C'est
encore pourquoi dans sa période cérémonieuse , les domestiques
des grands deviennent leurs esclaves. Et l'un de ses récens pané-
gyristes, — docteur en théologie, — ne nous répétait-il pas, — ce
que nous n'aurions osé redire sans une telle garantie, — qu'il dit
cri7?îe très souvent, où il suffirait de d'ire faute {2)1 C?'ime, étant plus
tragique, a quelque chose de plus noble que faute. Il est difficile
que cette constante préoccupation du style noble ne mène pas tout
droit aux périphrases. Massillon n'est donc pas moins riche de péri-
phrases que d'antithèses.
11 y en a quelques-unes qui ne sont que des périphras^^^^s, et qui
ne témoignent que d'une résolution bien prise d'éviter le terme
propre, et de l'éviter à tout prix, au prix même de la clarté. C'est
quelquefois en effet un vrai travail d'esprit que d'ôter l'enve-
loppe pour arriver jusqu'au sens. Savez-vous ce que c'est « qu'é-
touffer dans la mollesse du repos l'aiguillon de la faim (3)? »
c'est dormir en temps de carêm.e ou de vigile de façon qu'il s'écoule
un moindre intervalle entre l'heure du réveil et le moment du
repas. « Avoir les armes à la main contre sa propre gloire (âj, »
c'est résister au coup de la grâce et s'obstiner contre Dieu. « Trans-
porter dans le champ du seigneur ce qui occupe inutilement de la
terre dans le nôtre (5), » c'est faire d'église les cadets de bonne
maison pour assurer aux aînés de quoi soutenir l'éclat obligatoire
d'une grande famille.
D'autres, au contraire, sont charmantes et font luire un rayon
de poésie presque païenne dans le demi-jour du sanctuaire chré-
tien. « On a beau monter et être porté sur les ailes de la fortune, la
félicité se trouve toujours placée plus haut que nous-mêmes (6). »
Il aime assez cette métaphore, comme aussi celle de la, jeunesse de
l'aigle, comme aussi celle des écueils, qu'il place un peu partout
et quelquefois étrangement. Je retrouve la première dans un autre
(4) Voltaire, Siècle de Louis XIV, au catalogue des écrivains, article Massillon.
(2) OEuvres de Massillon, éd. Blarapignor^, t. 446.
(3) Sur le jeicne.
(4) Sur le mélange des bons et des médians.
(5) Sur le danger des prospérités temporelles.
(6) Sur le malheur des grands qui abandonnent Diéu.
160 REVUE DES DEUX MONDES.
sermon : a Si nous montons sur les ailes des vents et que nous tra-
versions les airs, c'est sa main qui nous guide, et il est le Dieu
des îles éloignées où on ne le connaît pas comme des royaumes
et des régions qui l'invoquent (1) : » et voilà de ces traits, voilà de
ces phrases qui font par momens qu'on lui pardonne tout. Ou plu-
tôt encore, on se prend à penser que la critique, presque toujours
frappée d'un seul aspect des choses, tantôt trop indulgente aux
beautés ou tantôt trop sévère aux défauts, pourrait bien ne pas avoir
sufTisimment appuyé sur l'intime solidarité qui fait de certains
défauts comme un prix convenu dont on paierait de certaines beau-
tés. 11 ne nous paraît pas prouvé, comme on continue de le dire
quelquefois, que la première des vertus de l'écrivain ou de l'ora-
teur, soit de n'avoir point de défaut.
Ce qui du moins est certain, c'est que, si Massillon ne se fût pas
exercé de la sorte à ce que l'on pourrait appeler la gymnastique
de la périphrase, il n'aurait jamais eu de ces fortunes d'expression
qui sont chez lui si nombreuses et si heureuses. « Le citoyen
obscur, en imitant la licence des grands, croit mettre à ses passions
le sceau de la grandeur et de la noblesse (2) ; » ou encore : « Les
louanges — qu'on donne publiquement aux grands — ne font que
réveiller l'idée de leurs défauts, et à peine sorties de la bouche
même de celui qui les publie, elles vont, s'il m'est permis de
m'exprimer ainsi, expirer dans son cœur qui les désavoue (8) ; »
ou encore : « Et l'on va porter aussitôt, — en sortant d'entendre
le prédicateur, — au milieu du monde et des plaisirs l'aiguillon
secret que la parole de Dieu a laissé dans le cœur, afin d'y trouver
une main flatteuse qui l'arrache et qui referme la plaie d'où devait
sortir la guérison (4). » On l'a dit, mais il faut le redire, dans ces
endroits, Massillon est vraiment inimitable. C'est que ce nesontplus
ici de ces périphrases, comme tout à l'heure, qui ne servaient qu'à
relever un terme banal ou déguiser un terme propre : mais on peut
dire qu'elles prolongent le terme banal au-delà de son ordinaire
usage, et qu'elles diversifient d'une nuance nouvelle la signification
coutumièredu terme propre. Ajoutez que, comme les mots, quelque
abus que l'on en fasse, ne cessent pas de représenter des idées, ces
finesses mêmes de langage deviennent un instrument de précision
pour l'analyse psychologique. On ne prétendait qu'à dire finement,
et il se trouve que l'on a finement pensé. L'écrivain, attentif uni-
quement au choix de ses expressions, ne poursuivait qu'un effet de
style ; il l'atteint ; et voici que de la rencontre de quelques mots
(1) Sur le respect dans les temples.
(2j Sur les exemples des grands.
(3) Sur la fausseté de la gloire humaine.
(4) Sur la parole de Dieu.
ÉTUDES SUR LE XVIII* SIÈCLE. 161
qui, bien loin de s'appeler, semblaient se repousser, il sort une
vérité nouvelle.
Après quoi, permettons-nous de signaler quelques autres endroits
où la périphrase approche du galimatias. Je le comprends encore, quoi-
qu'il parle assez mal déjà, quand il nous dit que « pour réveiller les
âmes voluptueuses, il faut des excès bizarres, » et « qu'une affreuse
distinction d'énormité donne à l'iniquité de nouveaux charmes (1). »
Mais si je vous demande ce que c'est que « se faire un monstre
d'un vain discernement de viandes dont la santé peut souffrir (2), »
avouez que personne ne me répondra sans avoir recouru d'abord
au contexte. On pourrait insister, mais comme il le dit lui-même,
(( tirons un voile de discrétion sur la sévérité des maximes, » et
sans examiner dans la grande rigueur les défaillances d'exécution,
contentons -nous de rappeler qu'elles sont nombreuses chez Massil-
lon, — incorrections, négligences de toute sorte, métaphores dis-
cordantes, voire cacophonies, — et bien singulières pour un écri-
vain qui ne laissa pas en mourant moins de douze copies (3), dit-on,
du recueil de ses Sermons. Des images comme celle-ci : « On a
sur la conscience des abîmes qui n'ont jamais été approfondis {h), »
ou comme celle-ci : « Tel est l'homme, ô mon Dieu, entre les
mains de ses seules lumières (5), » ne sont malheureusement pas
assez rares dans sa prose.
Notons seulement un dernier trait, qui va nous ramener au
point de départ et fermer le cercle : c'est le fréquent usage de ces
épithètes vagues dans les meilleurs sermons de Massillon, — les
(( terreurs cruelles, » les « horreurs secrètes, » les « songes
funestes, » ou les « noirs chagrins; » — épiihètes de nature,
comme on les appelle au collège, parce qu'elles sont tellement
naturelles qu'elles font pléonasme, à vrai dire, et que s'il leur
arrive parfois d'aider, et d'aider beaucoup à la sonorité de la
phrase, il ne leur arrive jamais ni d'étendre, ni de renforcer, ni de
préciser, ni seulement de nuancer le sens du mot, « Vous ressem-
(1) Sur le danger des prospérités temporelles. « Il semble d'ailleurs que Massillon
n'ait pas été très heureux dans l'expression de cette pensée si juste pourtant, et si pro-
fonde. Jo vois qu'il y est revenu dans son sermon sur l'Enfant prodigue. « On cherche
avidement de nouveaux crimes dans le crime môme, on forme comme le prodigue des
désirs plus honteux et qui vont plus loin que les actions mêmes : Cupiebat implere
ventrem de siliquis quas porci manducabant. » Le comprendriez- vous bien si la
citation du texte évangélique ne venait donner à la pensée le dernier degré de clarté
de force et d'éloquence?
v2) Sur le véritable culte.
(3) F. Godefroy, Étude sur Massillon.
(4) Pour la fête de la Visitation.
(5) Sur les dispositions à la communion.
TOMB XLIII. — 1881. ' H
162 REVUE DES DEUX MONDES,
blez à un homme qui songe qu'il est heureux et qui, après le plaisir
de cette courte rêverie, s'éveille au son d'une voix terrible, voit
avec surprise s'évanouir le vain fantôme de félicité qui amusait ses
sens assoupis.,, et un abîme éternel s' omn\: où des flammes ven-
geresses vont punir durant l'éternité l'erreur fugitive d'un songe
agréable (i). » Otez les adjectifs et relisez la phrase : vous serez
étonné que vous ne la reconnaîtrez plus et que le sens pourtant
n'aura rien, — je dis absolument rien, — perdu.
Ce sont là quelques-unes des qualités que le xviii^ siècle a
si constamment, si sincèrement, si naïvement admirées dans les
sermons de Massillon. Voltaire s'écrie de bonne foi quelque part :
K Vous avez fait un bien mauvais sermon sur Vimpureté, ô Bour-
daloue (2) ! » Il veut dire que ce jour-là, Bourdaloue, selon le
mot célèbre, a frappé comme un sourd, sans nul égard à la superbe
délicatesse des oreilles qui l'écoutaient, sans nulle préoccupa-
tion de dissimuler sous les ornemens de la rhétorique la « face
hideuse » du vice que justement son devoir était de démasquer, sans
nulle inquiétude que de n'en pas inspirer à son auditoire assez d'é-
loignement et d'horreur. « Trop heureux, comme il le dit lui-même,
— car il dut faire amende honorable, publiquement, de l'âpreté de sa
parole, — trop heureux si, se voyant condamné du monde, il peut
espérer d'avoir confondu le \ice et glorifié Dieu (3). » Massillon a
traité du même vice dans un sermon sur l'enfant prodigue. Soyez sûr
que Voltaire ici n'a rien retrouvé de ce qui le choquait si fort dans le
sermon de Bourdaloue. Massillon n'est point homme à dire, comme
cela, tout uiiiment et tout crûment les choses. « Ah ! les commence-
mens de la passion n'offrent rien que de riant et d'agréable ; les pre-
miers pas qu'on fait dans la voie de l'iniquité, on ne marche que sur
des fleurs (4). » Non certes, cela ne sent pas son pédant de collège,
ou quelque prêtre inexpérimenté des convenances mondaines ; cela
n'est pas « prêcher la morale chrétienne avec une dureté capable
de la rendre odieuse (5)-, » cela n'est pas rudoyer ou désespérer le
pécheur; ou mieux encore, et décidément, cela sent « l'homme de
cour. » Le mot est de Voltaire, toujours. Et M. Nisard l'a dit admi-
rablement, le rhéteur a reconnu le rhéteur.
Gomment en effet Voltaire n'admirerait-il pas chez Massillon cette
préoccupation de la noblesse du style et de l'élégance continue
dont il subit lui-même, avec une exemplaire timidité, jusqu'aux
plus puériles exigences? Et le siècle pense comjne lui. Si Voltaire
(1) Sur le mauvais riche.
(2) Voltaire, Dictionnaire philosophique, au mot Guerre.
(3) Bourdaloue, Sur la conversion de Madeleine.
(4) Massillon, Sur l'enfant prodigue.
(15) D'Alembert, Éloge de Massillon.
ÉTUDES SDR LE XVIII* SIÈCLE. 163
trouve Bourdaloiie presque grossier, d'Alembert trouve Bossuet(l)
presque négligé, mais Condorcet les dépassera tous, qui trouvera que
Pascal a manqué « d'élégance et d'harmonie » et qu'il y a par
Trop « d'expressions proverbiales et familières » dans ces immor-
telles Provinciales (2). On dirait qu'en un certain sens, la fin du
xviii^ siècle aspire à rejoindre le commencement du xvir. Les jolis
petits poètes qui travaillent à Y Ahnanach des muses sont germains
des Bonserade, et des Sarrasin, et des Voiture. Et ne vous les repré-
sentez-vous pas bien, les Bernis, les Dorât, les Lebrun même don-
nant la main, par-dessus le siècle de Louis XIV, aux belles dames
de l'hôtel de Rambouillet? Massillon, parmi les rénovateurs du pré-
cieux dans la prose, est sans doute l'un des premiers en date. Je
rappelais tout à l'heure Marivaux, mais on peut faire une compa-
raison plus juste encore et plus sensible : le prédicateur du Petit
Carême a traité de la religion comme le spirituel auteur de la Plu-
ralité des mondes a traité de la science. Ni l'un n'oublie jamais qu'il
écrit pour l'instruction des marquises, ni l'autre qu'il prêche pour
l'édification des duchesses. On peut donc dire que, si le xviii^ siècle
n'avait pas admiré Massillon par-dessus Bossuet et Bourdaloue,
comme il admirait, je le crains, Fontenelie par-dessus Malebranche
et Descartes, il aurait cessé d'être le xviif siècle. On avait mis,
selon le mot si vrai de la Bruyère, on avait mis dans le discours tout
l'ordre, toute la netteté, toutes les grandes qualités, en un mot dont
il était capable. Il ne restait plus qu'à y mettre de l'esprit, trop
d'esprit, et c'est à quoi nul ne s'employa plus consciencieusement
que l'évêque de Glermont. Mais nous voyons par là qu'une bonne
part de la réputation consacrée de Massillon n'est faite que de ses
défauts mêmes, ou du moins de tout ce que le xvin« siècle a com-
mis de regrettables erreurs sur le style considéré non pas comme
indépendant de la pensée peut-être, mais enfin comme extérieur à
elle. Car ne croit-on pas rêver lorsqu'on entend d'Alembert con-
seiller à ceux qui voudront se convaincre, combien « la véritable
éloquence de la chaire est opposée à l'affectation du style (3), » de
lire les sermons de Massillon et particulièrement ceux qu'on appelle
le Petit Carême? Un autre critique du temps avait loué ces mêmes
sermons en des termes plus singuliers encore, insistant sur ce
qu'on n'y trouvait « nulle antithèse, nulle phrase recherchée, point
de figures bizarres [h) ! »
Remarquez maintenant la place que ces artifices de langage
(1) D'Alembert, Éloge de Bossuet,
(2) Condorcet, Éloge de Biaise Pascal.
(3) Article Élocution, dans PEncylopédie.
(4) Cité par l'abbé Blampignon, Massillon, p. 2G2.
164 REVUE DES DEUX MONDES,
occupent dans le discours. On les rencontre quelquefois au milieu
d'une période, il est vrai; cependant, à l'ordinaire, antithèses et
périphrases terminent volontiers l'alinéa. Ce n'est pas un hasard,
c'est une manière propre à Massillon, sa signature en quelque
sorte, mise au bas du tableau. Le plus souvent en effet, et selon
le mouvement naturel de l'intelligence en action, — que l'on déve-
loppe une doctrine par les idées ou que l'on amplifie par les mots
un lieu-commun, — c'est du général au particulier, c'est de l'ab-
strait au concret, c'est de la maxime à l'application, c'est de l'idée
proprement dite à l'image, et de ce qui ne serait intelligible enfm
que pour quelques-uns à ce que l'esprit le plus obtus peut com-
prendre, que le développement ou l'amplification oratoire déroulent,
anneau par anneau, la longue chaîne de leurs raisons ou la longue
série de leurs phrases. Bourdaloae dira donc : « Etre convertie et
cependant être aussi mondaine que jamais, être dans la voie de la
pénitence et cependant être aussi esclave de son corps, aussi adon-
née à ses aises, aussi soigneuse de se procurer les commodités de
la vie, réduire tout à des paroles, à des maximes, à des résolu-
tions, c'est une chimère, et compter alors sur sa pénitence, c'est
s'aveugler soi-même et se tromper (1). » Vous voyez comme sa
phrase finit sur la leçon, simple, claire, précise. Mais Massillon
dira, traitant le même sujet, et développant la même idée : « Elle
n'imite point ces personnes qui conservent encore sur elles-mêmes
des soins et des attentions dont la pénitence ne s'accommode guère,
qui n'étalent plus d'une manière indécente pour allumer des désirs
criminels, mais qui ne négligent rien dans des ornemens moins
brillans, qui cherchent les agrémens jusque dans la modestie et
dans la simplicité, et qui veulent encore plaire, quoiqu'elles soient
fâchées d'avoir plu (2). » La chute en est jolie. Mais visiblement, il
va du fin au fin du fin. 11 est comme en spectacle à son auditoire,
et nous l'écotitons, le dirai-je? comme nous écouterions un dia-
logue de la Surprise de ï amour ou des Fausses Confidences, avec
une attention curieuse de savoir jusqu'à quel point de division, de
distinction et de ténuité psychologique il poussera la finesse.
Ses énumérations, disposées avec le même art, suspendues par
le même procédé savant, produisent le même efïet et de la même
manière captivent l'auditeur. C'est le même intérêt de curiosité
qui s'éveille. Ecoutez -le. C'est là, dit-il, dans la retraite, que vous
connaîtrez « le terme de vos travaux, le délassement de vos fati-
gues, la consolation de vos peines, le repos que vous cherchez en
(1) Bourdaloue, Sur la conversion de Madeleine.
[2j Massillon, Panégyrique de sainte Madeleine.
ÉTUDES SLR LE XYIII" SIÈCLE. 165
vain depuis tant d'années, et enfin des douceurs que vous n'avez
jamais trouvées (1). » Ce que l'on se demande, ce n'est pas quand il
aura tout dit, c'est quand il en sera là que de ne plus rien avoir
à dire. Autre exemple : « Les chrétiens sont-ils faits pour ne pas se
voir et s'interdire toute société les uns avec les autres ? Les chré-
tiens! les membres d'un même corps, les enfans d'un même père,
les héritiers d'un même royaume, les pierres d'un même édifice,
Ips portions d'une même masse ; les chrétiens ! la participation
d'un même esprit, d'une même rédemption et d'une même justice ;
les chrétiens, sortis du même sein, régénérés dans les mêmes eaux,
incorporés dans la même église, rachetés d'un même prix (2) ! » Et
il continue : « Toute la religion qui nous lie, les sacremens aux-
quels nous participons, les prières publiques que nous chantons,
le pain de bénédiction que nous offrons. » Et il recommence, et
vous qui l'écoutez, je vous défie bien de ne pas vous intéresser à
cette volubilité même de parole, à cette abondance de vocabulaire,
à cette profusion de métaphores, à ce flot de périphrases, à ce
torrent enfin de mots qui jaillissent, qui coulent et qui roulent
comme d'une source intarissable. On se dit : Que va-t-il bien ren-
contrer encore ? et s'il arrive en effet qu'il rencontre quelque
chose, une antithèse plus heureuse, une élégance plus nouvelle,
une finesse plus imprévue, c'en est fait, vous cédez au charme, et
son triomphe est assuré. Je pourrais aisément multiplier les
exemples : je me contenterai d'un dernier que j'emprunte au ser-
mon sur l'enfant prodigue et que l'on peut considérer comme le
modèle de ses énumérations historiques. Sous la domination donc
de ce vice d'impureté, dit-il, il n'est rien sur quoi l'on ne s'aveugle:
a On s'aveugle sur sa fortune, et Amnon.., on s'aveugle sur le
devoir, et la feiuuie de Putiphar.., on s'aveugle sur la reconnais-
sance, et David.., on s'aveugle sur les périls, et le fils du roi de
Sichein.., on s'aveugle sur les bienséances, et les deux vieillards
de Susanne.., on s'aveugle sur les discours pubhcs, et Hérodias..,
enfin on s'aveugle sur l'indignité même de l'objet qui nous captive,
et Samson.., » On voit à plein le procédé. Je n'ai pas besoin de
montrer ce qu'il laisse encore de liberûé dans le choix et l'inven-
tion du détail, mais sans doute encore moins de montrer ce qu'il
introduit avec lui de factice dans la composition des ensembles.
En effet, nous touchons au but, et nous pouvons nous proposer
de fixer la formule d'un sermon de Massillon.
Massillon compose par le dehors. 11 ne s'établit pas d'abord.
(1) Sur la Samaritaine.
(2) Sur le pardon des o/Jenses.
166 REVUE DES DEUX MONDES.
comme Bossuet et comme Bourdaloue, d'un coup de maître, au
cœur de son sujet. Mais il investit la place, conformément aux
règles de l'art, par des approches successives et des cheminemens
réguliers, toujours les mêmes. Je ne veux pas le prendre à son désa-
vantage, mais au contraire dans un de ses meilleurs sermons. Sup-
posez donc qu'il veuille tracer un tableau de la mort du pécheur (1).
Il remarque ingénieusement que, de quelque côté que « cet infortuné
tourne les yeux, » il ne voit rien que d'accablant et de désespérant :
1" dans le passé, 2° dans le présent, 3° dans l'avenir. C'est une pre-
mière division : les souvenirs de la vie passée, les souffrances du
moment préseiit, les terreurs de la vie à venir. Le reste va suivre
comme nécessairement. Arrêtons-nous aux souffrances du présent.
C'est une surprise pour la plupart des hommes que l'approche de
la mort, c'est une séparation, c'est un changement d'état. Deuxième
division : 1° les surprises du pécheur mourant, 2° les séparations
du pécheur uiourant, Z" les changemens du pécheur mourant. Un
peu plus outre CDcore. Il pousse la subdivision et découvre bientôt
qu'il y a six surprises, sept séparations et quatre changemens, soit
en tout dix-sept paragraphes, de longueur à peu près égale. Ils y
sont. Vous pouvez les compter. Voyons les séparations. Le pécheur
mourant se sépare : i° de ses biens, 2" de sa magnificence, 3° de
ses charges et de ses honneurs, U" de son corps, 5° de ses proches,
6° du monde, 7° de toutes les créatures. C'est une troisième divi-
sion. Encore plus avant. Car, au fait, pourquoi ne subdiviserions-
nous pas à leur tour ces idées de fortune et de magiiificence ? Quels
sont, par exemple, les témoins de la niagnificence des riches de ce
monde? Ce seront : i° l'orgueil de leurs édifices, 2° le luxe et la
vanité de leurs ameublemens, 3° cet air d'opulence enfin au milieu
duquels ils vivent,
Nous sommes au bout. Remontons maintenant.
Chacune de ces idées peut fournir une phrase. Une phrase donc
sur les édifices, une phrase sur le luxe, une phrase sur l'air d'opu-
lence. Trois phrases, ou quatre, qu'il n'est même plus besoin
de souder, et qu'il suffit de juxtaposer, font un paragraphe. Un
paragraphe donc sur les séparations d'avec les magnilictnces, un
paragraphe sur les séparations d'avec les biens de fortune, un para-
graphe sur les séparations d'avec les charges et les honneurs, et les
quatre autres que l'on a vus ; total : sept paragraphes sur les sépa-
rations. Sept paragraphes sur les séparations, à leur tour, font un
développement, mais déjà six paragraphes sur les surprises en fai-
saient un premier, et quatre paragraphes sur les changemens en
(1) Sur la mort du pécheur et la mort du juste.
ÉTUDES SUR LE XVIir SIÈCLE. 167
vont faire un troisième. Trois développemens,mis bout à bout, feront
une divisioa du discours; nous aurons donc une division sur les
souvenirs du passé, une division sur les accablemens du présent,
une division sur les terreurs de l'avenir. II ne nous reste plus
pour avoir un point de sermon, qu'à mettre en avant de ces trois
divisions une phrase qui les pose, une autre phrase à la fm qui les
résume, et le premier point achevé, rien de plus simple : on passe
au second. Pour l'art délicat et difficile des transitions, je ne connais
guère d'écrivain qui s'en soucie moins que Massiilon. C'est qu'en
effet, à ce, degré de division, les idées, réduites à leur extrême sim-
plicité, n'ont presque plus de points par où elles se touchent.
Et cependant, chose bizarre, ce n'est pas Massiilon, c'est Bour-
daloue qui passe, entre nos grands sermonnaires, pour avoir divisé,
subdivisé, resubdivisé la matière de la prédication jusqu'à la
réduire en poussière. Mais, sans renvoyer le lecteur à aucun des
sermons de Bourdaloue, parce que l'on pourrait le renvoyer à tous
les sermons de ce grand homme à peu près indifféremment, je me
contenterai d'un seul mot. Il y a cette différence que les p)ans de
Bourdaloue sont antérieurs à ses divisions ; il ne divise le sujet que
pour le mettre à la portée de son auditoire ; la division n'est pour
lui qu'une méthode d'exposition. Massiilon au rebours. La division
est pour lui, je ne dirai pas une méthode, mais la méthode unique
d'invention ; s'il divise le sujet, c'est proprement pour le découvrir,
il n'en voit que successivement les ressources, et ses plans ne dé-
pendent que de ses divisions. Aussi ses plans, souvent ingénieux,
sont-ils toujours en surface et jamais en profondeur. Aussi, dans
un seul discours, épuise-t-il d'un coup tout ce qu'il peut tirer d'un
texte. Aussi n'est-il pas capable de reprendre deux fois un même
thème et de se renouveler, comme Bourdaloue, forme et fond, en
se répétant. Il n'est abondant que de moyens de rhétorique et de
mots. Mais les mots, on a vu l'usage qu'il en faisait, et les moyens
de rhétorique, il faut bien déclarer qu'il a su s'en servir comme ])er-
sonne. Et ainsi, dans un genre où d'ailleurs il ne serait pas à sou-
haiter qu'il eût trop de rivaux, on peut dire qu'il est véritablement
sans rival.
Maintenant, quel usage a-t-il fait de ces ressources? Dans ces
cadres tracés comme on vient de le voir, qu'a-t-il mis? La réponse
tient en deux mots : peu de doctrine et beaucoup de morale.
II. — DE LA MORALE DE MASSILLON.
C'est encore ici ce que le xviii* siècle a particulièrement goûté
dans Massiilon,
168 REVUE DES DEUX MONDES,
Transportez-vous par la pensée dans la chapelle royale. Du
haut de cette même chaire d'où Bossuet, nourri de la substance
de l'Écriture et des pères, a prêché jadis l'incompréhensibilité des
mystères du christianisme avec une souveraine hardief^se, sans
nulle crainte ni d'étonner, ni de fatiguer, ni d'humilier trop bas
son aristocratique auditoire ; — d'où Bourdaloue , pendant trente
ans, et hier encore, s'il prêchait la morale plus volontiers que le
doo-me, la prêchait du moins dogmatiquement, n'avançant rien
qu'il ne prouvât, et ne prouvant rien que sur l'autorité de la tra-
dition et des pères, dont il manie les textes en maître; — voici
maintenant que l'on entend descendre les leçons d'une morale, tou-
jours clirétienne, assurément, toujours évangélique, si l'on veut,
mais cependant, par son indépendance du dogme, déjà presque phi-
losophi(jue. Quelques ressouvenirs de la Bible, tramés avec une
mef-veilleuse adresse dans le tissu du style, quelques citations heu-
reuses, mais clair-semées, de l'Évangile, u'ailleurs presque pas une
mention des pères ; toutes les difficultés du dogme habilement dis-
simulées; toutes les circonstances des mystères ingénieusement
« ramenées à l'édification des mœurs ; » les « preuves de sentiment »
invoquées par-dessus les « raisons de doctrine, » et le Dieu des chré-
tiens devenu « l'Auteur de la Nature, » que voulez-vous bien qu'il y
ait là qui puisse effaroucher nos ombrageux philosophes du xvm" siè-
cle? Posez le dogme, vous entreprenez sur leur sens individuel, et
ils se révoltent; mais ôtez le dogme, que reste-t-il dans les pres-
criptions de la morale, réduite par cela seul à la généralité de l'a-
mour du prochain et du respect de Dieu, qui puisse répugner à l'es-
prit même le plus jaloux de sa liberté de penser? Mettez donc à
part quelques garçons athées de V Encyclopédie , de l'espèce du
baron d'Holbach, ou de M. Naigeon, par exemple : ni Voltaire, ni
d'Alembert n'ont de raison de nier un « Dieu rémunérateur et ven-
geur, » comme dit l'un, ou, comme dit l'autre, « un litre suprême
placé entre les rois oppresseurs et les peuples opprimés (1). » Ils s'en
serviraient au besoin, ne sachant guère d'instrument de règne plus
utile sur les peuples, ni surtout de plus salutaire épouvantail pour
la conscience des rois. Ce que d'ailleurs ils sentent admirablement,
c'est qu'à mesure que l'élégant prédicateur abandonne le terrain du
dogme, il vient vers eux. Hier encore, c'était un ennemi qu'il fallait
combattre; aujourd'hui c'est un neutre déjà qu'il faut circonvenir;
ce sera demain un allié qu'il faudra recruter : « Bavards prédica-
teurs, extravagans controversistes , tâchez de vous souvenir que
votre maître n'a jamais annoncé que le sacrement était le signe
(1) D'Ale;iib?it, Éloge de MassiUon.
ÉTUDES SUR LE XVIIF SIÈCLE. 169
visible de quelque chose d'invisible... 11 a dit : « Aimez Dieu et
votre prochain. » Tenez-vous-en là, misérables ergoteurs, et prêchez
la morale (t). » Massillon a prêché la morale et s'en est tenu là.
On dit, à la vérité, que cette morale est particulièrement sévère :
mais je crois que l'on se trompe.
Reconnaissons en effet tout d'abord que, dans les sermons mêmes
où l'on prétend retrouver ce que l'on appelle des traces ou des
restes de jansénisme, — le sermon sur l'impénitence finale, par
exemple, deux ou trois autres encore, et le fameux sermon sur le
petit nombre des élus, —si Massillon enfle la voix, cependant il ne
peut pas dépouiller la nature de son éloquence, et cette éloquence
harmonieuse communique, elle seule, à sa morale je ne sais quoi
qui caresse l'oreille plus qu'il n'émeut le cœur, qui distrait l'es-
prit plus qu'il ne l'enseigne, qui continue de.plaire enfin plus qu'il
n'effraie. Rébus atrocibus verba etimrQ ipso auditu aspera conve-
niunt. Massillon semble avoir oublié cette] leçon de rhétorique. C'est
en vain qu'il tonne, et il y a plaisir à être damné par un homme
qui parle si bien. Il le sent, il le sait, il prévoit que nous en
rabattrons, et c'est pourquoi justement il a (l'air quelquefois, mais
l'air seulement, de frapper si fort. S'il fallait prendre, en effet, à
la lettre ceux d'entre ses sermons qu'on signale comme les plus
sévères, ils ne seraient pas sévères, ils seraient imprudens, fana-
tiques et coupables.
Examinons, si vous le voulez, le sermon sur le mauvais riche.
Vous savez la parabole de l'Évangile : a-t-on eu tort de dire qu'il s'en
dégageait une vague odeur de communisme? Bourdaloue, plusieurs
fois, a prêché sur le même sujet. Voici quelques-unes de sesparoles :
« Un pauvre glorifié dans le ciel et un riche enseveli dans l'enfer,
n'est-ce pas, dit saint Augustin, un partage bien surprenant, qui
pourrait désespérer les riches et enfler les pauvres? Mais non :
riches et pauvres, n'en tirez pas absolument cette conséquence ; s'il
y a des riches dans l'enfer, on y verra pareillement des pauvres, et
tous les riches n'en seront pas exclus (2). «Et de là, passant à l'ap-
plication : « Il est difficile, continue-t-il, qu'un riche entre dans le
royaume du ciel. Or d'où peut venir cette^extrême difficulté?... De
ce que la raison la plus générale comme la plus naturelle pourquoi
les hommes sont injustes, superbes, sensuels, c'est qu'ils sont
riches ou qu'ils ont la passion de l'être. » Rien de plus chrétien,
mais rien de plus humain, ni rien de plus solide. J'entendrai tout
maintenant, j'accepterai tout du prédicateur qui m'a su présenter
ainsi son sujet. Massillon s'y prend d'autre sorte. Il ne va pas
(1) Voltaire, Dictionnaire philosophique, au mot Morale.
(2) Bourdaloue, sur les Richesses. Yoyez aussi le sermon sur l'Enfer, et Bossuet, sur
l'impénitence finale.
170 KEVCt DES DECX MONDE».
recourir à saint Augustin, non plus qu'à tout autre Père. Il ne met
son sermon que sous la seule autorité de l'Écriture ; il ne sent pas, à
ce qu'on dirait, qu'il puisse y avoir un danger dans sa parabole ; ou
plutôt la preuve qu'il ne le sent pas, c'est qu'il y donne. Il prend
son texte et le développe, comme à son ordinaire, par énumération.
Homo quidam erat dives. Voilà le premier crime du riche et le
premier signe de sa réprobation. Il était riche. « Il était né heu-
reux. » Et il insiste. On ne nous dit pas dans l'Évangile que ce riche
eût mal acquis son bien, par des moyens injustes, ni même qu'il
l'eût recueilli comme « une succession d'iniquité. » Il était vêtu
— non pas même superbement — mais de pourpre et de lin; d'ail-
leurs on ne nous dit pas qu'il « passât en cela les bornes de son
rang et de sa naissance. » Il se traitait bien; mais on ne nous dit
pas qu'il allât dans aucun excès ni seulement qu'il manquât « à
l'observance des jeûnes ; » mieux que cela : puisqu'il semble que
ce fût un (( observateur fidèle des traditions de ses pères. » Enfm,
s'il faut achever le détail de son crime, u il ne se servait pas de
ses biens pour corrompre l'innocence ; le lit de son prochain était
pour lui inviolable, la réputation d'autrui ne l'avait jamais trouvé
envieux ni mordant;... c'était un homme menant une vie douce et
tranquille, essentiel sur la probité, réglé dans ses mœurs, vivant
sans reproche. » Et c'est pour cela qu'il fut enseveli dans l'enfer !
Je dis qu'il oubhe tout simplement que, pour vouloir trop prou-
ver, c'est comme si l'on ne prouvait rien, que passer le but, c'est
une manière de le manquer, et qu'encore un pas, il va perdre la
confiance de son auditoire. « Vous avez entendu parler de Judas,
mon cher auditeur, le nom de ce traître n'est jamais venu frapper
vos oreilles qu'avec de nouvelles horreurs, mais votre rechute
après les gémissemens de la pénitence me paraît bien plus
noire (1). » INon! je ne l'en crois pas. Ainsi que la vertu, le vice a
ses degrés. Ce prédicateur surfait la morale, et il faut contrôler
ses leçons. Oui ! quand il me dit qu'il y a dans les maximes de l'É-
vangile « une noblesse et élévation où les cœurs vils et rampans
ne sauraient atteindre, » je consens encore à le suivre jusque-là;
mais quand il ajoute aussitôt « que la religion qui fait les grandes
âmes ne paraît faite que pour elles (2), » je prends un commence-
ment d'inquiétude et je sens qu'il se jette hors de la mesure. Entre
les « cœurs vils et rampans » d'une part, et les a grandes âmes »
de l'autre, que va devenir cette humanité moyenne pour qui, préci-
sément, la religion est un frein, ou un secours, ou une consola-
tion, ou une espérance? Ailleurs encore, quand il s'adresse aux
grands pour leur dire : « Un seul de vos crimes entraîne plus de
(1) Sur la rechute.
(2) Sur le respect que les grands doivent à la religion.
ÉTUDES SUR LE XVIU® SIÈCLE. 171
malheurs qu'une vie entière d'iniquités dans une âme obscure et
vulgaire (1); » si je lui donne raison, quoique déjà je comprenne
mal ce que c'est aux yeux d'un chrétien qu'une «âme obscure et vul-
gaire, » je me révolte dès qu'il ajoute : « Et ce crime a, devant Dieu, des
suites plus étendues et plus terribles. » Devant Dieu? des suites plus-
étendues et plus terribles? Quelle langue parle-t-on ici? 0 rhéteur^
emporté par les mouvemens de votre rhétorique , dites-moi quelle
compensation, quelle excuse, quelle atténuation il peut y avoir au
regard d'un Dieu de justice pour u une vie entière d'iniquités, »
quelle que soit l'âme obscure ou distinguée qui l'ait vécue? Mais
s'il y a dans une telle vie de quoi épuiser le châtiment éternel, que
voulez-vous me faire entendre « avec vos suites plus étendues et
plus terribles? » Et comment ne vous apercevez-vous pas que vous
commettez ici l'inaltérable impartialité de la justice divine dans
les évaluations relatives de la justice des hommes? ReQiarquez bien
que ce n'est pas ma raison qui s'indigne ou qui refuse de s'hu-
milier. jNon 1 mais il s'agit de la conduite même de la vie chrétienne,
et je sens que la main qui prétend me guider n'est pas sûre. Suis-je
le seul à le sentir? iNon encore! puisqu'enfm tantôt c'est l'un qui
m'avertit que la théologie de Massillon n'est pas très exacte (2), et
tantôt c'est l'autre qui m'apprend que des évêques interdisent à
leurs fidèles une lecture trop assidue de Massillon (3).
Et c'est là ce qu'il y a de grave. Car dirai-je, avec M. Nisard, qu'il
essaie de reprendre, par la sévérité de sa morale, ce qu'il fait de
concessions à l'indifférence, en évitant de prêcher le dogme? Non
pas; mais, avec bien plus de vraisemblance, que sa morale elle-
même est flottante et sa prédication visiblement inspirée des cir-
constances plutôt que d'aucun principe fixe de doctrine!
Lisez -le d'un peu près. Cette grande sévérité, dont on apporte si
souvent les exemples, ne l'empêche pas, après tout, d'avoir quelque-
fois de singulières complaisances pour le monde. Il entend surtout
admirablement l'art délicat des compensations. Vous l'avez vu traiter
de bien haut tout à l'heure les riches de ce monde. Il ne leur est
pas toujours aussi farouche. Ou le verra. Pareillement, il s'émancipe
avec la liberté d' un prédicateur chrétien sur les vices et les vertus
des grands, mais comme il sait rachettjr ses hardiesses en allant
flatter leur orgueil dans ce qu'il a de plus superbe et de plus déli-
cat. « Le peuple, leur dira-t-il, livré en naissant à un naturel brute
et inculte, ne trouve en lui, pour les devoirs sublimes de la foi, que
(1) Sur les vices et les vertus des grands.
(2) Lo P. Cahour, Chefs-d'œuvre de l^élog^tence française.
(.3) F. Godofroy, Étude sur Massillon.
172 HEVUE DES DEUX MONDES.
la pesanteur et la bassesse d'une nature laissée à elle-même, il ne
sent rien'au-dessus de ce qu'il est; né dans les sens et dam la boue,
il s'élève difficilement au-dessus de lui-même. » Quels mots! ô
Massillon! dans la bouche d'un prêtre du Dieu qui naquit dans une
crèche! Sans doute, c'est ici que Voltaire, en vous lisant, tressail-
lait d'aise! Car a-t-il parlé nulle part de la « canaille » en termes
plus niéprisans? ou nulle part a-t-il parlé des grands comme vous
î'allez faire? « Une haute naissance nous prépare, pour ainsi dire,
aux sentimens nobles et héroïques qu'exige la foi; un sanff plus pur
s'élève plus aisément', il en doit moins coûter de vaincre leurs pas-
sions à ceux qui sont nés pour remporter des victoires (1). » Vous
tombiez tout à l'heure dans l'exagération de la menace, vous tom-
bez dans l'exagération de la flatterie, maintenant, et nous voilà
déjà bien loin, en deux pas, du sermon sur le Mauvais Riche.
On trouvera peut-être plus curieux de voir la rigidité de Massil-
lon fléchir dans un autre sens encore et ses imprudences prendre
un autre cours dans ce joli Panégyrique de sainte Madeleine, si
joli, c'est-à-dire d'un style si mondain, si profane, que Voltaire,
Voltaire lui-même, en a rougi pour Massillon! Massillon, encore
ici, construit son sermon comme le sermon sur le mauvais riche.
Il prend son texte : Mulier erat in civitate peccatrix : et le déve-
loppe par l'énumération de toutes les circonstances que l'Évangile
s'est abstenu de spécifier. Une pécheresse ! voilà l'idée qu'il va,
pour ainsi dire, vider de tout ce qu'elle peut contenir. 11 parcourt
donc de point en point l'histoire de Madeleine telle à peu près, il
faut bien le dire, qu'il lui plaît de la composer. Ici, ce sont les
aventures de « ce cœur facile que blessaient les premières impres-
sions; » ailleurs, c'est l'anatomie de « ce cœur habile et ingénieux
à trouver les moyens pour arriver à sa fin; » plus loin, c'est la
peinture de « ce cœur ardent où les passions ne savaient pas même
garder de mesure. » Et tandis que tous les autres prédicateurs s'ef-
forcent d'ôter à Madeleine le vivant caractère d'une figure histo-
rique pour la réduire, dès le début du discours, à n'être que le
modèle, et le symbole, ou même l'allégorie de la pénitence, lui s'ef-
force, au contraire, de préciser les traits, d'animer la personne, de
lui donner une voix, un corps et des sens. On n'est pas plus impru-
dent, à meilleure intention. Là-dessus je ne sais quel auteur de l'un
de ces grossiers et honteux romans qui couraient au xviir siècle,
— il devait sortir de l'officine holbachienne, — s'avisa d'alléguer
pour justification de ses impiétés un passage de ce panégyrique.
C'est alors que Voltaire prit la défense de Massillon : « J'ai cher-
(1) Sur le respect que les grands doivent à la religion.
ÉTUDES SDR LE XVIII*' SIÈCLE. 173
ché ce passage dans les sermons de Massillon, écrivit-il. Il n'est
pas certainement dans l'édition que j'ai. J'ose même dire plus : il
n'est pas de son style (1). » Il est probable que Voltaire mentait,
comme à son ordinaire, car dans les éditions subreptices aussi
bien que dans l'édition authentique donnée par le père Joseph Mas-
sillon, neveu du prédicateur, en 1745, le passage est au long, sauf
quelques corrections insignifiantes. Il va sans dire qu'il n'a pas la
portée que lui prête l'auteur du roman. Mais en est-il moins curieux
de voir Voltaire si jaloux de la gloire de Massillon qu'il mente pour
la soutenir, et sciemment, et contre un écrivailleur d'impiétés (2)?
Toutes ces fluctuations, et l'on pourrait dire toutes ces contradic-
tions de la morale de Massillon, d'où viennent-elles? Uniquement
de l'abandon qu'il a cru devoir faire à l'esprit de son siècle de la
prédication du dogme.
Il ne nous appartient ni d'approfondir ni d'effleurer seulement
la question des rapports de la morale avec le dogme. Contentons-
nous d'observer, en premier lieu, qu'il n'y a pas de système de
morale qui ne soit dans la dépendance entière de quelque métaphy-
sique. Nul, pas niême Aristippe, n'a pu formuler une doctrine des
mœurs, ni proposer aux hommes une règle de conduite, qui ne
procédât d'une certaine idée qu'il se faisait de la nature et de la
fin de l'homme. On ne peut même pas nous dire : « Agis en toute
circonstance, ou selon ton intérêt, ou selon ton plaisir, » que ce
conseil n'implique une certaine façon déterminée de concevoir la
vie, et le sens, et le but de la vie.
Ajoutons, en second lieu, que la question des rapports de la mo-
rale avec le dogme religieux, quel qu'il soit, n'est pas tout à fait la
même que la question des rapports de la morale avec la métaphy-
sique. En effet, il s'insinue dans les rapports du dogme avec la
morale un élément historique ou traditionnel qui vient compliquer
singulièrement le problème. Croyez-vous, que pour déterminer exac-
tement les rapports du dogme de l'incarnation avec les appli-
cations à la doctrine des mœurs que l'enseignement de l'église en
déduit, il suffise de connaître dans l'ordre spéculatif les points précis
par où ce dogme pénètre la morale? Mais il faut savoir encore de
quelles nuances successives la définition même du dogme s'est
surchargée selon que l'église a dû défendre l'immutabilité du sens
orthodoxe contre l'hérésie d'un Arius, ou d'un Nestorius, ou d'un
Eutychès. Les bons plaisans, comme d'Alembert, peuvent bien dire
ici : « Vous savez que le consubstantiel est le grand mot, Yhomoousios
(1) Voltaire, Dictionnaire philosophique^ au mot Marie Madeleine.
(2] J'ajouterai que Maury, dont la délicatesse ne passe pas pour être outrée, fait un
reproche du môme genre au Panégyrique de sainte Agnès.
17A REVUE DES DEUX MONDES.
du concile de Nicée, à la place duquel les ariens voulaient Vho-
moioiisios. Ils étaient hérétiques pour ne s'écarter de la foi que
d'un iota. O miseras hominum mentes! » L'heureuse invention que
d'Alembert a trouvée là I Gomme si par hasard, à ce compte, un
honnête homme aussi différait d'un malhonnête homme autrement
que d'une syllabe, ou le juste encore de l'injuste, ou la loyauté de
la déloyauté? Mais quiconque voudra bien prendre la peine de
réfléchir accordera sans hésiter que la morale à déduire ne sera
pas tout à fait la même selon que Jésus-Christ ne sera qu'un homme,
ou qu'il ne sera qu'un Dieu, ou qu'il sera l'homme-Dieu. S'il n'est
qu'un homme, il devient impossible de tirer de son appauvrisse-
ment et de son anéantissement, comme disent les orateurs chrétiens,
la leçon d'humilité qu'on en tire, et c'est l'orgueil qui devient une
vertu; s'il n'est qu'un Dieu, il devient impossible de nous le pro-
poser en exemple et de le donner en imitation quotidienne à notre
faiblesse : il n'y a donc plus de morale chrétienne, ou il faut qu'il
soit l'homme-Dieu.
Disons enfin, en troisième lieu, que toute religion positive, de
quelque nom qu'on l'appelle, — judaïque, mahométane, protes-
tante ou bouddhiste, — comporte des observances, des « œuvres, »
comme on les appelle, inhérentes au dogme, et qui tombent au rang
de pratiques superstitieuses, machinales, dangereuses même par-
fois, dès que le dogme n'est plus là pour les soutenir en quelque
sorte, et pour les maintenir dans le sens de leur institution.
Or, c'est précisément tout cela que l'on chercherait en vain dans
les sermons de Massillon. Que sa prédication soit rigoureusement
conforme à la saine doctrine de l'église, je n'ai garde d'y con-
tredire ; je dis seulement que Massillon ne se préoccupe guère de
me démontrer cette conformité. Moraliste, il eût pu prêcher dans
l'école d'Athènes aussi bien que dans la chapelle de Versailles. Et
encore ses leçons y eussent-elles paru bien faibles de doctrine.
Voyez-le par exemple aborder la difficile matière de la Vérité de la
religion. Non-seulement il ne va pas exiger d'abord, comme Bos-
suet, l'entière sujétion de la raison, mais encore il va compro-
mettre la soHdité des argumens au nom desquels Bossuet exigeait
cette sujétion même. « Hommes doctes et curieux, s'écriait Bos~
suet avec son impétueuse familiarité, pour Dieu ! ne pensez pas
être les seuls hommes, et que toute la sagesse soit dans votre
esprit... Vous qui voulez pénétrer les secrets de Dieu ! çà, parais-
sez, venez en présence, développez-nous les énigmes de la nature,
choisissez ou ce qui est loin, ou ce qui est près, ou ce qui est à
vos pieds, ou ce qui est bien haut suspendu sur vos têtes! Quoi 1
partout votre raison demeure arrêtée ! partout , ou elle gauchit,
ÉTUDES SUR LE XVIII* SIÈCLE. 175
OU elle s'égare, ou elle succombe. » Remarquez comme il s'absr
tient de provoquer l'incrédule à la solution d'aucune difficulté
particulière ! C'est qu'il sait bien que toute la force de sa preuve
est ailleurs que dans l'impuissance actuelle où sont les hommes
d'un siècle de décider une question pendante. Elle est unique-
ment dans cette constatation qu'il y a des bornes à la raison des
hommes, et que, si ces bornes reculent à mesure de l'avancement
de la science, il est certain qu'elles ne cesseront jamais d'être.
11 faut vivre pourtant, et c'est du principe même de la conduite
qu'il s'agit : « Il faut donc nécessairement en croire quoiqu'un. »
Massillon reprend cette argumentation, mais comment la reprend-il ?
« Levez les yeux, ô homme ! considérez ces grands corps de
lumière qui sont suspendus sur votre tête et qui nagent, pour ainsi
dire, dans les espaces où votre raison se confond... Comprenez,
si vous le pouvez, leur nature, leur usage, leurs propriétés, leurs
situations, leurs distances, leurs apparitions, l'égalité ou l'inéga-
lité de leurs mouvemens... » Et plus loin : u Descendez sur la
terre, et dites-nous, si vous le savez, qui tient les vents dans les
lieux où ils sont enfermêi... Expliquez-nous les elïets surprenans
des plantes, des métaux, des élémens... Démêlez, si vous le pou-
vez, l'artifice infini qui entre dans la formation des insectes qui
rampent à nos yeux. » A quoi bon poursuivre? Mais comment vou-
lez-vous que nos philosophes n'estiment pas ce prédicateur par-
dessus tous les autres? Car enfin, n'est-ce pas plaisir pour eux que
de le voir avec cette maladresse naïve mettre la vérité de sa reli-
gion à la merci d'une découverte astronomique, ou d'une conjec-
ture de la météorologie? Eh! que leur répondra-t-il s'ils lui expli-
quent un jour « l'artifice infini qui entre dans la formation des
insectes? » ou «l'inégalité des mouvemens des planètes? » de quel
côté se tournera-t-il? et sur quel nouveau problème repUera-t-il
ses argumens?
Sa laiblesse ici, comme ailleurs, c'est d'abonder dans son sens
individuel et de prêcher, à vrai dire, dans le voisinage de la tradi-
tion et du dogme. Il peut être touchant, il n'est pas instructif; ses
sermons sont « de beaux raisonnemens sur la religion » dans les-
quels on a vu qu'il entrait beaucoup de rhétorique. Ils ne sont pas
« la religion même (1). » Et c'est justement pourquoi sa morale, si
souvent, à mesure qu'elle rétrécit la part du dogme « dilate, comme
on dit, les voies du ciel (2). » Il ne sert à rien, là contre, d'apporter
des exemples de rudesse, de rigorisme et de sévérité. Les philo-,
sophes du xviir siècle ne s'y sont pas trompés. Us ont admirable-
(1) Fénelon, Dialogues sur l^éloqmnce.
(2) Expressions de Bossuet.
176 REVDE DES DEUX MONDES.
ment compris que cette grande rigueur n'était qu'une apparence, et
qu'au fond la morale de Massillon était plus facile que celle de Bossuet
ou de Bourdaloue. On a vu ce qu'en pensaient Voltaire et d'Alem-
bert. Thomas encore, dans son Essai sur les éloges, lui reconnaît
le mérite « d'avoir su peindre les vertus avec tant de charmes et
tracer d'une manière si touchante le code de la bienfaisance et de
l'humanité pour les grands. » Direz-vous que Thomas ne parle que
du Petit Carême? Mais Laharpe, dans une appréciation de l'œuvre
entière de Massillon, déclare que, si jamais prédicateur « a tempéré
ce que l'Évangile a d'austère par ce que la pratique des vertus a
de plus attrayant, » c'est l'évêque de Glermont.
Et Laharpe a raison. Ce qui caractérise en effet la prédication
morale de Massillon, c'est bien une manière aimable et persuasive
d'intéresser à la pratique des vertus chrétiennes notre naturel
désir d'être heureux dès ce bas monde. Et pour employer ici l'une
de ses plus ingénieuses expressions, je dirais volontiers que sa
méthode est de « châtier les déhces du crime avec celles de la
vertu (1). » Supposez qu'il s'agisse de prêcher pour la Toussaint.
Bossuet, partant de cette idée que notre félicité mortelle manque
toujours par quelqu'endroit, nous montrera dans une autre vie : —
1" notre désir de connaître enfin satisfait, 2° nos souiTrances termi-
nées, 3" notre désir d'être heureux à jamais comblé. Je ne parle pas
de Bourdaloue, qui nous a laissé quatre sermons pour cette même
fête, et dont chacun est un pur chef d'œuvre d'invention oratoire.
Et Massillon? Massillon prend un texte : Beati qui lugent, mais il
ne l'a pas plus tôt prononcé qu'il l'abandonne, et qu'il prêche en
quelque sorte à côté, pour établir dans son premier point « que les
justes ne sont pas aussi malheureux que le monde s'imagine, » et
dans son second point « non-seulement qu'ils ne sont pas malheu-
reux, mais qu'ils sont les seuls heureux de la terre. »
Je ne sais pourquoi l'on a comme affecté de ne pas apercevoir,
dans les sermons de Massillon, tant et de si curieux passages qui
rabattent singulièrement de ce que l'on continue d'appeler sa sévé-
rité. Savez-vous comment il nous conjure de pratiquer fidèlement la
loi du jeûne? C'est qu'entre autres raisons, si nous jeûnons, l'ap-
pétit nous rendra tantôt notre repas meilleur. « Loin de prendre
la nourriture comme un soulagement nécessaire accordé enfin à la
longueur de l'abstinence, on y porte encore un corps tout plein des
fumées de la nuit » ; il pouvait s'arrêter là, mais il ne sait pas s'ar-
rêter, et il ajoute : « et on n'y trouve pas même le goût que le seul
plaisir aurait souhaité pour se satis f ai reC^). » L'observation estjuste :
je demande seulement si c'en est le lieu, dans la chaire chrétienne, et
(1) Sur la prière, premier sermon.
(2) Sur le jeûne.
ÉTUDES SUR LE XVIIP SIÈCLE. 177
si c'en est le temps, un mercredi des Cendres? Ailleurs, voici l'argu-
ment dont il se servira pour stimuler les fidèles à l'aumône (1) :
(c C'est une vérité confirmée par l'expérience de tous les siècles : on
voit tous les jours prospérer les familles charitables; une providence
attentive préside à leurs affaires; et où les autres se ruinent^ elles
s'enrichissent. » A cet argument il s'avise d'en ajouter un autre plus
curieux : c'est que, quand on fait des donations à l'église, l'église,
qui a de l'ordre, en conserve les actes, de sorte que dans les poly-
ptyques ou cartulaires, et autres pièces comptables, les familles sont
assurées d'y retrouver les preuves de l'antiquité de leur noblesse et
les titres de leur généalogie. Je cite le passage : « Car je vous prie,
mes frères, qui a conservé à la postérité la descendance de tant de
noms illustres que nous respectons aujourd'hui, si ce n'est les libé-
ralités que leurs ancêtres firent autrefois à nos églises? C'est dans
les actes de ces pieuses donations, dont nos temples ont été
dépositaires, et que la reconnaissance seule de l'église, et non la
vanité des fondateurs, a conservés qu'on va chercher tous les jours
les plus anciens monumens et les plus assurés de leur antiquité. »
Sont-ce là des traits qui lui échappent ? Us lui échapperaient au
moins bien souvent. 11 est en effet bien peu de sermons où l'on ne
rencontre quelques traits de ce genre. S'il parle d'un sujet que trai-
taient souvent les prédicateurs du xvii* siècle, à savoir la restitution
des biens malhonnêtement acquis : « Vous craignez ainsi, dira-t-il,
d'informer le public de vos injustices secrètes, mais au contraire...
bien loin que les démarches de votre repentir missent votre répu-
tation en danger, il ne vous reste plus que cette voie pour recou-
vrer celle que vous avez perdue (2). » Bossuet parlait un autre lan-
gage : « Entendrai-je encore ces lâches paroles? Ah! si je quitte ce
métier infâme, ces affaires dangereuses dont vous me parlez, je
n'aurai plus de quoi vivre. Écoutez Tertulhen qui, vous répond : « Eh !
quoi donc, mon ami, est-il nécessaire que tu vives (3)? » Dans un
autre sermon, reprenant contre les libertins le célèbre et dangereux
argument de Pascal : « Que risque l'impie en croyant? » De rencon-
trer peut-être une éternité de bonheur, répondait Pascal, et d'être
après cela, fidèle, honnête, humble, reconnaissant, bienfaisant,
sincère, ami véritable. Toutes vertus, comme vous voyez, dont nous
paierions l'observance, presque toujours, du sacrifice ou de nos
intérêts ou de nos plaisirs. Mais, en plus, ajoute Massillon : a de
modérer des passions qui auraient fait le malheur de toute votre
(1) Sur l'aumône.
(2) Sur les dispositions pour se consacrer à Dieu.
(3) Sur nos dispositions à l'égard des nécessités de la vie.
TOMB XLIII. — 1881. 12
T7S REYUE DES DEDX MONDESt
vie; » de vous abstenir « des excès qui vous eussent préparé une
fortune religieuse ou une fortune dérangée; )> de sacrifier enfin
« quelques plaisirs qui vous auraient bientôt lassé par le dégoût
qui les suit(l). » C'est-à-dire, en bon français, de vous préparer
une éternité de bonheur par une vie parfaitement calme elle-même,
parfaitement douce, parfaitement heureuse.
A Dieu ne plaise, en vérité, que nous incriminions cette morale,
ou que nous affections un seul instant une telle hypocrisie que de
la regarder comme insuffisante pour l'usage de la vie! Ce n'est pas
là ce que nous voulons dire. La plus exacte probité, la vertu même
s'en accommoderaient, et si chacun de nous pouvait prendre seule-
ment sur soi de sacrifier ses passions à l'intérêt de son repos,
beaucoup de choses, qui depuis qu'il y a des hommes en ce monde
vont assez mal, iraient mieux, très certainement. Mais comment
nous défendrions-nous de comparer cette manière philosophique de
Massillon à la manière dialectique de Bourdaloue et à la manière
dogmatique de Bossuet? Et par là se trouvent conciliées, je crois,
les deux opinions contradictoires : l'une qui fut, comme on a vu,
l'opinion du xvifi° siècle, où tous les philosophes à l'envi célébrè-
rent la « tolérance » de Massillon ; l'autre, qui s'est accréditée de
notre temps, où tous les critiques, presque sans exception, ont
parlé de la « rigidité » de l'évêque de Glermont.
Sainte-Beuve avait proposé de distinguer deux parts dans la car-
rière de Massillon, la première toute à la ferveur, la seconde, au
contraire, toute à la politesse, au monde, et, comme il dit, « aux
divertissemens honnêtes. » Otons ce que les expressions malignes
dont se sert Sainte-Beuve insinuent au-delà de l'exacte vérité: la
distinction semblera d'autant plus juste que ce fut dans les dernières
années de son épiscopat que Massillon, dans sa maison de Beaure-
gard, mit la dernière main à ses Sej^mons. Or, il suffit de comparer
ceux qui déjà figuraient dans l'édition de 1705 pour voir qu'il lésa
remaniés dans le sens de la recherche de l'expression, de la richesse
de l'image et de la beauté de l'harmonie. Ne peut-on pas supposer
que c'est alors aussi qu'il aura tempéré par les adoucisseuiens que
l'on vient de voir la première verdeur de sa prédication janséniste ? Il
nous restera cependant permis de croire que, s'il y a quelque traces
d'incertitude et parfois d'hésitation dans la morale de Massillon,
c'est surtout qu'il a voulu prêcher un peu trop d'après lui-même.
En ce sens, il ne serait pas le dernier des grands sermonnaires du
xvii" siècle, il serait plutôt le premier des prédicateurs du xviii* ;
le premier dans l'ordre des dates, le seul par le talent, Forme et
(1) Sur la vérité d'un avenir.
ÉTUDES SUR LE XVIII'* SIÈCLE. l7d
fond, ses qualités sont donc, comme ses défauts, les défauts et les
qualités de son temps.
C'est ce qu'il faut achever de montrer en faisant voir que ni toute
la sincérité de sa foi ni toute l'expérience de son ministère ne l'ont
empêché d'incliner vers la grande erreur du xvm^ siècle.
III. — DE LA PHILOSOPHIE DE MASSILLON.
Auriez-vous peut-être relu les Aventures de Télémaque depuis le
temps où, dans vos premières classes, vous appreniez par cœur le
roman de M. de Cambrai? Il y serpente sous une profusion de
maximes morales je ne sais quelle veine de sensibilité qui devien-
dra plus tard la sensiblerie du xviii'^ siècle. Je reconnais cette même
veine dans la plupart des sermons de Massillon. Massillon est un
prédicateur sensible. Il a, comme Féneion, des attendrissemens
soudains, des larmes subites, et des sanglots inattendus. Faute de
pouvoir forcer les convictions, il tâche à séduire les cœurs. Je dis
bien séduire, et non pas seulement persuader. Convaincre, c'est,
comme dit Bossuet, « ou rendre humble ou renverser invincible-
ment la raison. » Persuader, c'est intéresser les passions des hommes
à trouver bonnes et solides les raisons qu'on leur propose. Mais
séduire, c'est conquérir à sa personne ceux-là mêmes dont on n'a
pu ni remuer assez profondément les passions ni soumettre l'intel-
ligence. C'était, comme on sait, le triomphe de Féneion. Tous les
témoignages s'accordent à reconnaître que c'était aussi celui de
Massillon. « Sa présence, dit un contemporain, persuade ce qu'il
va dire. » Il est touchant. On trouve dans ses Sermons quelques
remarquables exemples de ce que l'on pourrait appeler l'interven-
tion de l'homme dans la leçon du prédicateur. « 0 vous qui m'é-
coutez et que ce discours regarde, rentrez en vous-mêmes. » Il
semble que la voix du prédicateur qui veut gagner des âmes vibre
encore dans ces sortes d'exclamations. Ou encore : « Grand Dieu!
pourquoi mon âme ne vous serait-elle donc pas soumise? Tant
que j'ai voulu être moi-même l'arbitre de ma destinée, je me suis
confondu dans mes propres projets. » 11 a fréquemment de ces
prières, et qu'il place toujours avec un art consommé, dans le mo-
ment précis ou, comme sur un champ de bataille, il ne faut plus
qu'un dernier elfort pour assurer la victoire.
Il n'y a rien de plus légitime, et de ne voir là qu'un moyen de
rhéteur, ce serait faire gratuitement injure à la mémoire de Mas-
sillon. (( Il avait vraiment un cœur qui éprouvait le plaisir d'ai-
mer ses semblables, et sa sensibilité vive et profonde avait besoin
180 REVUE DES DEUX MONDES.
de se répandre (1 ). » Et de tels passages, qu'on retrouve dans presque
tous les sermons de Massillon, sentent si peu l'artifice qu'au con-
traire ils viennent souvent comme à la traverse du développement
et sous le rhéteur nous découvrent l'homme. Puisque donc, selon
le mot de Pascal, le cœur a ses raisons que la raison ne connaît
pas toujours, nous ne disputerons pas plus à Massillon les droits
de sa sensibilité sur le cœur que nous ne lui avons disputé les
droits réels et non moins légitimes de sa pénétration d'analyse sur
l'esprit, ou encore sur l'oreille de son harmonie d'élocution. Seu-
lement il ne faudrait pas croire qu'il eût adouci le premier par
l'onction de sa sensibilité les sévérités de l'Évangile. Ce même
cœur compatissant à l'humaine faiblesse, Bossuet, et même Bour-
daloue, l'avaient eu. La question revient donc toujours. Que pou-
vait-il y avoir dans « le cœur » de Massillon qui lui valût de la
part du sec d'Alembert et des philosophes du xviir siècle des
éloges si particuliers?
Ouvrez le Dictionnaire philosophique, vous allez le savoir : « De
cinq ou six mille déclamations de cette espèce, — déclamations
ici ce sont sermons, — il y en trois ou quatre tout au plus, com-
posées par un Gaulois nommé Massillon, qu'un honnête homme
peut lire sans dégoût; mais dans tous ces discours, à peine en
trouverez-vous deux où l'orateur ose dire quelques mots contre ce
fléau et ce crime de la guerre, qui contient tous les fléaux et tous
les crimes (2). » En effet, tandis que Bossuet et Bourdaloue n'ont
jamais touché de la guerre quelques mots qu'en passant ; Massillon,
deux ou trois fois, — Voltaire a bien compté, — s'est assez com-
plaisamment étendu sur les maux qu'entraîne la guerre à sa suite.
Dans la fameuse prosopopée d'abord de l'Oraison funèbre de
Louis XIV : « Monumens superbes élevés sur nos places publiques
pour immortaliser le souvenir de nos victoires, que rappellerez-
vous un jour à nos neveux (3)? » Et plus tard, dans son Petit
Carême : « Sire, regardez toujours la guerre comme le plus grand
fléau dont Dieu puisse affliger un empire... et n'oubliez jamais que,
dans les guerres les plus justes, les victoires traînent toujours après
elles autant de calamités pour un état que les plus grandes
défaites {li). » A. ce dernier trait, vous reconnaissez les formes d'exa-
gération qui lui sont ordinaires. Il passe la mesure. Car enfin est -il
permis de dire que Lens etRocroi traînent autant de calamités après
elles que Ramillies et Malplaquet? Gela d'ailleurs n'avait pas jadis
(1) D'Alembert, Éloge de Massillon.
(2) Au mot Guerre.
(3) Oraison funèbre de Louis h Grand.
(4) Sur les exemples des grands.
ÉTUDES SUR LE XVIIl" SIÈCLE. 181
empêché le jeune prêtre de l'Oratoire de prononcer un fort beau
discours pour la bénédiction des drapeaux du régiment de Catinat.
Il n'y a pas là d'inconséquence. Assurément Bossuet parle plus
juste quand il nous dit de son style fort et ferme « qu'il n'y a que
les faux dévots qui croient les armes défendues aux chrétiens. »
Mais enfin Massillon n'est coupable ici, comme trop souvent, que
d'un excès de rhétorique. Voici cependant le malheur, et l'obser-
vation me semble vraie de Massillon dans la même mesure à peu
près que Fénelon, c'est que, quand la rhétorique et la sensibilité
s'allient, on voit naître l'esprit d'utopie.
C'est le secret de la popularité de l'évêque de Glermont et de
l'archevêque de Cambrai parmi les encyclopédistes. Ce sont deux
grands hommes, et ce sont deux prêtres. Mais en vain ont-ils cette
redoutable connaissance de l'humaine perversité que doit donner
l'expérience du confessionnal et de la direction des consciences à des
gens tels qu'ils sont l'un et l'autre. Leur sensibilité les entraîne, et
je ne vois pas qu'ils aient jamais fait ni l'un ni l'autre aucun effort
pour se raidir et résister contre cet entraînement. Ils rêvent donc
l'un et l'autre d'un âge d'or à venir, et dans le Petit Carême de l'un
comme dans le Télémaque de l'autre, deux livres que l'on associe
presque involontairement et dont les titres viennent ensemble sous
la plume presque sans qu'on y songe, on voit flotter je ne sais
quelles visions riantes, quels généreux espoirs, mais aussi quelles
étrang3S chimères. Certes, il n'y a pas grand mal à ce qu'Idoménée
promène Mentor dans les campagnes de Salente et que, de projets
en projets, ils se forgent ensemble une félicité qui les fait pleurer de
tendresse. Il n'y a pas non plus grand mal à ce que Massillon nous
dépeigne le bonheur des justes sous les couleurs de l'idylle cham-
pêtre : « Les saintes familiarités et les jeux chastes et pudiques
d'Isaac et de Rébecca dans la cour du roi de Gérare suffisaient à
ces âmes pures et fidèles ; c'était un plaisir assez vif pour David de
chanter sur la lyre des louanges du Seigneur ou de danser avec le
reste de son peuple autour de l'arche sainte ; les festins d'hospitalité
faisaient les fêtes les plus agréables des premiers patriarches, et la
brebis la plus grasse suffisait pour les délices de ces tables inno-
centes (1). » Il n'y a pas grand mal, mais il y a bien de la naïveté.
La cour de France n'est pas la cour du roi de Gérare. Il y a bien
du mensonge poétique aussi. De danser avec son peuple autour de
l'arche sainte, ce n'a pas toujours été pour David « un plaisir assez
vif. »
Ce qui est plus grave, comme pouvant avoir des conséquences
plus graves, c'est peut-être de présenter aux yeux d'un jeune roi
(1) Sur le malheur des grands qui abandonnent Dieu.
182 REVUE DES DEUX MONDES.
les leçons de la piété monacale comme de vives images de la réalité :
« Non, Sire, un prince qui craint Dieu n'a plus rien à craindre des
hommes. Sa gloire toute seule aurait pu faire des envieux, sa piété
rendra sa gloire même respectable ; ses entreprises auraient trouvé
des censeurs, sa piété sera l'apologie de sa conduite ; ses prospé-
rités auraient excité la défiance et la jalousie de ses voisins, il en
deviendra par sa piété l'image et l'arbitre (1). » On dira peut-être
que les enseignemens du prédicateur ne paraissent pas avoir eu
beaucoup de prise sur l'indolent, voluptueux ef sceptique JjOuisXY?
Oserai-je répondre que je ne sais s'il ne faudrait pas s'en féliciter?
De pareils enseignemens, jadis, avaient fait du père, le duc de Bour-
gogne, le prince déyot que l'on sait, capable au besoin, et pour le
plus grand désespoir de Fénelon, il est vrai, de risquer pieuse-
ment la perle de dix batailles plutôt que de « loger dans un cou-
vent de filles.» Et, quoi qu'on ait pu dire depuis de ce prince
enlevé prématurément, je n'oserais encore affirmer si ce fut un
malheur pour la France que de n'avoir pas connu lerègûe de l'élève
de Fénelon. De pareils enseignemens encore devaient faire, plus tard,
du fils, — le dauphin, père de Louis XVI, — ce personnage dont
on voit passer de loin en loin, dans les coulisses de l'histoire, la
figure honnête, pieuse et légèrement niaise. « Quelle félicité pour
le souverain de regarder son royaume comme sa famille, et ses
enfans comme ses sujets (2) ! » Sans contredit, quoiqu'encore il
soit plus sage de croire que «l'intérêt mutuel des souverains et des
peuples fait les bornes naturelles de la souveraineté (3). » Car le
fait est, comme Sainte-Beuve a soin de le remarquer en citant
quelques-uns de ces endroits du Petit Carême, le fait est qu'il en
a toujours coûté cher aux souverains naïfs qui se sont avisés d'af-
fecter « la gloire pure et touchante de régner sur les cœurs. » Et
l'on a rarement vu que les peuples « leur aient dressé des trônes
dans leur cœur, » mais bien quelquefois des échafauds sur une
place publique.
Voilà, je pense, à n'en pas douter, ce que les hommes du
xviu^ siècle goûtaient dans le Petit Carême et plus généralement
dans l'éloquence de Massillon. Le rêve généreux de Fénelon et de
Massillon, ç'allai*; être le rêve du xviii* siècle : l'histoire de l'hu-
manité se déroulant comme une longue pastorale à travers les
siècles futurs, des rois sensibles et des peuples reconnaissans,
« une aimable domination s.ur le trône (4), » la joie partout etpar-
(1) Sur le triomphe de la religion,
(2) Sur l'humanité des grands envers le peuple.
(3^ Bossuet.
(4) Féaelon.
ÉTUDES SDR LE XVIU^ SIÈCLE. 183
tout l'abondance, « des bergers et des laboureurs célébrant leurs
hyménées, » que sais-je encore? demandez au marquis de Condor-
cet, et rien enfin d'oublié dans le tableau que l'homme tel qu'il
est, avec le vice originel de sa nature.
Car Massillon, après tout cela, ne pouvait manquer de donner
dans la grande erreur du siècle. Prêtre et prêtre de l'Oratoire,
élevé par conséquent dans la tradition du pur jansénisme, est-ce
un si grand honneur pour lui de s'en être écarté? Je l'ignore, mais
ce que je constate, c'est qu'il s'en est écarté. On a vu comme il
parlait des grands, « de cette garde d'honneur et de gloire dont
la nature toute seule avait environné leur âme (1). » Il ira plus loin
encore, et ne craindra pas de nous montrer le vice venant corrompre
la bonté de la nature : « Vous aviez reçu en naissant une âme si pudi-
que... vous étiez n^ doux, égal, accessible..., vous aviez eu /»OMrjt)«r-
tage un cœur doux et sensible (2). » Ce sont les mots que nous sou-
lignons qui sont caractéristiques. Mais il ne manque pourtant jamais
à saisir l'occasion de les placer. Ce n'est pas le sentiment d'une
déchéance originelle qu'il s'efforce d'inculquer à son cher audi-
teur, mais, au contraire, il le rappelle avec insistance au sou-
venir de « ces sentimens de vertus naturelles, de ces impressions
heureuses de régularité et d'innocence nées avec nous (3) » ; ou
encore de « ce naturel heureux et presque de son propre fonds
ennemi des excès et du vice {h). » Certes nous voilà loin de Port-
Royal, et bien loin, à ce qu'il semble, du temps où le plus savant
parmi ces savans hommes, et non pas le moins exemplaire, écrivait
dans la préface de sa belle Histoire des empereurs, cette phrase
d'une humiUté si sincère et d'une exagération si naïve : « Nous
voyons dans Galigula, dans Néron, dans Commode et dans leurs
semblables, ce que nous serions tous, si Dieu n'arrêtait le pen-
chant que la cupidité nous donne à toutes sortes de crimes (5). »
Comparez les citations. N'avons-nous pas le droit de dire que, si
Massillon n'ose pas ouvertement contester ce que le christianisme
a nommé la déchéance originelle de l'homme, et que si d'ailleurs,
quand la nécessité de l'application l'exige, il semble revenir à toute
la sévérité du jansénisme, cependant, chemin faisant, danscefonds
de corruption, il découvre tant de semences de vertu, tant de
germes de sensibilité, tant de commencemens heureux, qu'en
vérité, n'était le frein de l'orthodoxie qui le bride, il serait tenté de
(1) Sur le respect que les grands doivent à la religion.
(2) Sur l'enfant prodigue.
(3) Sur le délai de la conversion.
(4) Sur les dispositions à la communion.
(5) Le Nain de Tillemont.
18Zi REV^UE DES DEUX MONDES,
proclamer la bonté naturelle de l'homme? 0 Massillon! vous qui,
quelque part avez si durement parlé de ce grand et noble Spi-
nosa(l), que nelelisiez-vous, « ce monstre, » comme vous l'appelez,
et que ne méditiez-vous, comme vous les nommez, ses « ouvrages
de confusion et de ténèbres! » Vous auriez appris de lui deux
choses, deux choses éternellement vraies, l'une que « ce sont les
passions seules qui gouvernent la foule, livrée sans résistance à
tous les vices (2), » car là-dessus le juif d'Auisterdam ne diffère pas
d'opinion d'avec les solitaires de Port-Royal, et l'autre qu'il n'y a
pas de métaphysique sans morale, mais surtout pas de morale sans
métaphysique, et que sous le nom di éthique^ elles se pénètrent, se
confondent et se soutiennent l'une l'autre.
Je ne voudrais pas exagérer l'importance des passages que je
viens d'extraire. Evidemment ce serait aller trop loin, beaucoup
trop loin que de prétendre qu'ils forment le fond et la substance
de la doctrine de Massillon. Ce serait comme si nous abusions des
imprudences qu'il commet dans son sermon sur l aumône, pour
rapprocher ses théories de celles de l'auteur du Discours sur l'iné-
galité des conditions et au. Contrat social. W est certain qu'il dit en
propres termes, « que tous les biens appartenaient originairement à
tous les hommes en commun, et que la simple nature ne connaissait
ni de propriété ni de partage. » 11 est certain qu'il dit en propres
termes, « que pour éviter les discussions et les troubles, le commun
consentemeiit des peuples étaihVit que les plus sages, les plus intègres,
les plus miséricordieux seraient les plus opulens. » Il est certain qu'il
dit en propres termes « que les riches furent ainsi établis par la
nature même comme les tuteurs des malheureux, et que ce qu'ils
eurent de trop ne fut plus que l'héritage de leurs frères conlié à
leurs soins et à leur équité. » Mais il est certain aussi que ce n'est là
pour lui qu'une thèse toute spéculative, ou du moins qu'une sanction
d'antiquité qu'il veut donner à l'obligation chrétienne de l'aumône. Il
est certain qu'il n'en déduira pas d'application prochaine et qu'il ne
donnera pas au pauvre de recours ou d'action contre le riche. Il
est certain enfin que de telles paroles doivent être corrigées par une
connaissance précise des tempéramens et des restrictions que
l'ensemble de sa doctrine y apporte. Et ainsi, répétons-le, des
passages que nous avons cités plus haut. Je ne crois pas qu'ils
constituent la doctrine de Massillon.
Mais enfin, ils sont dans les Sermons de Massillon, dans les ser-
mons qu'il a revus, corrigés, recopiés à loisir : ils sont significa-
(1) Des doutes sur la religion.
(2j Spinosa, Traité théologico-poUtique, ch. xvii.
ÉTUDES SUR LE XVIII^ SIÈCLE. 185
tifs : et ce sont bien ceux-là que les philosophes du xviii" siècle ont
particulièrement remarqués. Massillon, encore un coup, inclinait
vers l'erreur où les encyclopédistes allaient donner tête baissée.
Comme eux il était « sensible,» et comme eux « chimérique. » Et
s'il ne croyait pas à la bonté naturelle de l'homme, on sent qu'il y
eût voulu croire. Et n'est-ce pas un grave préjugé que ni Voltaire,
ni tous ceux qui juraient alors sur la parole de Voltaire, ne s'y
soient trompés? Assurément je vois l'intérêt qu'ils avaient à s'ap-
proprier Massillon. Un parti, quel qu'il soit, du moment qu'il est un
parti, a toujours intérêt à s'approprier un honnête homme de plus,
et une renommée d'intégrité incontestée. Mais voici toute la ques-
tion : quel intérêt avaient-ils à s'approprier Massillon, plutôt que
Bourdaloue, plutôt que Bossuet? C'est qu'ils ont tous cru qu'en
d'autres temps ce prédicateur chrétien eût été des leurs. Ils se
trompaient ? j'en suis certain, mais il reste au moins que, si Massil-
lon n'a pas été plus sensible, plus tolérant, plus humain que Bos-
suet ou que Bourdaloue, il l'a été d'une autre manière, qui est la
manière du xviip siècle.
Il a prêché contre la guerre? Est-ce que Bourdaloue par hasard ou
Bo?suet auraient fait l'apologie du carnage ou des conquêtes? Seu-
lement ils savaient, ce que Massillon oublie souvent, qu'il est inutile
ou même dangereux de déclamer d'une manière abstraite et générale
contre les maux inséparables de l'humaine nature, et que tout ce
qu'on peut faire, c'est d'inspirer aux hommes pris chacun à part,
pour ainsi dire, les vertus qui peuvent corriger la gravité, adoucir la
cruauté, diminuer l'étendue de ces maux. Les hommes du xviii*' siè-
cle pourraient bien avoir détruit beaucoup de préjugés dont ils n'a-
vaient pas pris la peine de chercher les raisons et de reconnaître les
fondemens. Ils pourraient bien aussi avoir compromis la fortune de
plus d'une idée juste et généreuse pour avoir voulu lui donner trop
d'extension et la pousser d'abord à l'extrême de ses conséquences
logiques. Ainsi, la vie humaine est chose assurément précieuse, ils ont
eu raison de le dire, et nous leur en devons une reconnaissance éter-
nelle, mais il n'ont pas assez dit que beaucoup de choses sont et
doivent demeurer plus précieuses que la vie humaine. Massillon est
un peu de ces imprudens qui n'ont pas calculé toute la portée de
leurs paroles. Il ressemble aux philosophes du xviii* siècle en ceci
surtout qu'il n'a pas assez profondément cherché dans la connaissance
de l'homme intérieur le secret de ces restrictions qu'il faut toujours
mettre aux généralisations de la logique, si bien fondées d'ailleurs
qu'elles paraissent, ou si correctement induites. Une s'est pas assez
défié de ces grands raisonnemens si aisés à faire et de cette licence
d'un auteur abandonné sans mesure à tout ce qui lui vient dans
186 REVUE DES DEUX MONDES,
l'esprit. Car enfin, sachons-le bien, et ne nous lassons pas de le
répéter, on ne peut même pas dire à l'homme : « Tu ne tueras
point, » sans être obligé d'ajouter aussitôt la restriction nécessaire :
nisi lacessitus injuria, c'est-à-dire sauf le cas de légitime défense,
— sauf le cas où tu lèveras le bras pour la protection de ta vie, —
sauf le cas où tu tireras l'épée pour la sauvegarde de ton honneur
ou de l'honneur de ceux que tu as contracté l'obligation de soutenir
et de protéger, — sauf le cas où tu prendras les armes pour la
défense ou la vengeance de ta patrie menacée.
Profitons nous-même de la leçon, et tempérons, à notre tour,
après avoir montré ce qu'il y avait d'affinités électives entre Mas-
sillon et les hommes du xvin« siècle, tempérons ce qu'il y aurait
dans la constatation telle quelle de ces affinités, et de trop rigoureux
et de sommairement injuste pour Massillon.
Il va sans dire que l'homme est hors de cause, qui fut, comme
l'on sait, l'un des meilleurs, des plus aimables et des plus ver-
tueux en même temps, dont se puissent honorer l'histoire de notre
littérature ou les annales de l'épiscopat français. Il faudrait le fixer
dans l'attitude indulgente et doucement souriante où nous le montre
une anecdote racontée par Bernis, qui fut l'un de ses protégés.
« Un jour qu'il montrait à un étranger son jardin de Beauregard
et que cet étranger se récriait sur la beauté et la richesse de sa
vue : « Venez, lui dit-il, dans cette allée et je vous montrerai
quelque chose de plus curieux. » L'allée était fort sombre, et l'é-
tranger lui témoigna sa surprise en ne voyant rien de ce qu'il lui
annonçait. — Gomment! lui dit Massillon, vous n'apercevez pas
ce jésuite et ce père de l'Oratoire qui jouent aux boules ensemble?
Voilà à quoi je les ai réduits (1)! » Authentique ou controuvée,
peut-être arrangée par Bernis, l'anecdote n'en est pas moins de
celles qu'il faut accepter et faire entrer dans l'histoire, parce
qu'elle peint vivement un homme. Nous n'avions pour notre part à
parler que de l'écrivain et du prédicateur.
Or, le vrai malheur du prédicateur comme de l'écrivain et son
plus grand tort, dont il n'est évidemment qu'à demi responsable,
c'est d'avoir été précédé dans la chaire chrétienne par Bossuet et
par Bourdaloue. C'est peut-être aussi, venant après eux, d'avoir
voulu, selon le mot de lui qu'on rapporte, prêcher « autrement »
qu'eux. Dans une littérature qui n'aurait ni Bourdaloue ni Bossuet,
Massillon serait au premier rang : il est vrai qu'il ne serait pas
Massillon s'il n'avait été précédé de Bossuet et de Bourdaloue. Vous
(1) Mémoires et Lettres de F.-J. de Pierre, cardinal de Bernis, t. i, p. 76.
ÉTUDES SUR LE XVIII® SIÈCLE. 187
voyez que, pour parler de lui convenablement et lui faire sa véri-
table place, on est obligé, comme lui, déjouer un peu sur les
mots. Ajoutons que les genres s'épuisent, comme s'épuisent toutes
choses de ce monde, par l'excès même de leur fécondité. Alors, si
les genres, comme celui du sermon, ont une autre raison d'être et de
se continuer que de procurer des émotions nouvelles aux auditeurs,
spectateurs et liseurs, c'est un parti qu'il faut savoir prendre : il
n'y a plus qu'à marcher sur les traces des maîtres. Seulement ce
ne sont pas les contemporains qui s'aperçoivent qu'un genre s'é-
puise. Massillon s'est trouvé dans le même cas que Voltaire. La
tragédie classique avait fourni sa carrière quand Voltaire s'en em-
para. Cependant, comme il était Voltaire, il put écrire encore Zaïre,
Mérope et Tancrède. Pareillement le sermon, comme genre lit-
téraire, avait vécu lorsque Massillon parut dans les chaires de
Paris. Mais il était Massillon. Il a donc prononcé le sermon sur le
petit nombre des élus et plus tard le Petit Carême, Ni ces tragédies
ni ces sermons ne sont des chefs-d'œuvre, au vrai sens du mot :
ce sont au moins des œuvres beaucoup plus qu'honorables. Il me
semble qu'elles ont cela de particulier qu'on y sent une main plus
habile que l'œuvre qu'elle a façonnée, des ouvriers supérieurs à
leur matière. C'est beaucoup. Il fallait d'ailleurs une révolution lit-
téraire pour renouveler le théâtre, il fallait pour renouveler l'élo-
quence de la chaire une révolution morale, et ni Massillon ni Vol-
taire n'étaient de force à l'entreprendre. Elle s'est faite depuis eux.
Comment et par qui, ce n'est pas le lieu de le rechercher. Bor-
nons-nous à dire qu'elle s'est peut-être faite, comme tant d'autres
révolutions, à côté de l'utile, de la vraie, de la légitime révolution
qu'il y avait à faire. Et pourquoi n'ajouterais-je pas que, malgré la
révolution qui s'est faite, Zaïre et Mérope continuent de « braver
l'injure du temps, » comme on disait au temps de Zaïre? J'ai lu
aussi nos prédicateurs, j'en ai même entendu quelques-uns, et mal-
gré la révolution, est-il bien sûr que les plus vantés d'entre eux
aient valu Massillon?
Ferdinand Brunetière.
LA
MARINE FRANÇAISE
AU MEXIQUE
I.
DE LA CRÉATION DE LA DIVISION NAVALE AU BLOCUS DES COTES.
L
Mon intention n'est pas d'écrire l'expédition du Mexique. Tout
le monde en connaît les causes diverses. Je veux seulement raconter
ce que fit la marine dans les dernières années du séjour et durant
la période d'évacuation. La tâche qu'eurent à remplir les batimens
fut à la fois ingrate et glorieuse. Elle montre, dans un cadre d'ac-
tion parallèle à celui de l'armée de terre, les difficultés, les efforts
de tout genre, les obstacles vaillamment surmontés, mais renais-
sans, qui ne cessèrent, du premier au dernier jour, d'entraver l'ex-
pédition mexicaine.
Après le débarquement, la convention de la Soledad, l'échec subi
devant Puébla, la prise de cette ville et l'entrée à Mexico, la nomi-
nation d'une régence, certains projets de domination et la perspec-
tive prochaine de l'établissement régulier de l'empire, on se prit à
espérer que l'expédition du Mexique pourrait être menée à bonne
fin, et les forces maritimes, jusque-là dirigées par un officier général,
furent réduites aux proportions d'une division confiée à un capi-
taine de vaisseau. Ceci se passait au mois d'octobre iSQli.
LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE. 189
Pendant que les troupes de terre occupaient à l'intérieur les dif-
férentes provinces de l'empire ou en poursuivaient la conquête,
la marine avait pour mission de surveiller les côtes, d'y lier ses
communications avec l'armée, d'y porter à chaque instant les déta-
chemens nécessaires, de rechercher les corsaires juaristes ou amé-
ricains dont l'armement ou la présence déjà signalés étaient un
objet de vive préoccupation, de centraliser à Vera-Gruz le service
des transports et d'approvisionnement de la flotte et de l'armée, et
de concourir, dans ses seules limites d'action maritime toutefois et
en ne débarquant que très éventuellement ses équipages, à toute
opération dirigée contre un point de la côte. Ce n'était point là une
mince besogne, surtout dans l'état encore très précaire de notre
domination.
Tout le long littoral en effet de 250 lieues de Matamoros jusqu'à
Campêche n'était qu'imparfaitement réduit ou prêt à se dérober au
joug dès qu'une circonstance favorable se présenterait. De Mata-
moros, qui venait d'être pris au mois d'août, jusqu'à Tampico inclu-
sivement, où se faisait sentir la main de fer du colonel du Pin,
aucune complication ne semblait à craindre, au moins pendant
quelque temps. Quant au port de Tuspan, situé entre Tampico et
Vera-Gruz, la fidélité qu'on nous y gardait était douteuse. La posi-
tion pouvait être perdue d'un jour à l'autre par la faute ou la
connivence des chefs mexicains à qui on l'avait . confiée. Depuis
Tuspan jusqu'à Yera-Gruz, toute la côte était ennemie, et nous ne
pouvions avoir de relations avec aucune des villes situées au de-
dans des barres de Gazones, Lima, Tecolutla et Nautla. La ville de
Vera-Gruz, bien qu'en notre pouvoir, était entourée de guérilleros
qui venaient frapper aux portes et enlevaient du monde sur l'Ala-
meda. Les guérilleros avaient établi des douanes à l'aide desquelles
ils percevaient des droits sur tout ce qui entrait en ville ou en sor-
tait. Les négocians qui voulaient assurer leurs marchandises en-
voyaient tout simplement demander, moyennant finances, unlaissez-
passer à Garcia, le chef de ces bandes. Il était possible qu'un beau
jour ces brigands, les libéraux, comme on les appelait alors, fissent
une tentative contre Vera-Gruz. Au sud de Vera-Gruz, il y avait une
compagnie de volontaires créoles de la Martinique et deux canon-
nières pour garder Alvarado. A l'ouest de cette ville et jusqu'à Gar-
men, toute la côte était à l'ennemi. On ne savait pas trop quelles
étaient les dispositions du Goazocoalcos et de Minatitlan, mais les
négocians français de Vera-Gruz, qui furent toujours tiès loin d'é-
pouser la cause de l'intervention, devaient être mieux renseignés,
car ils avaient naguère très exactement instruit les habitans de ce
que nous projetions contre eux. Au Tabasco, qui ne nous apparte-
nait pas, les dissidens, enhardis par la récente retraite du général
190 REVUE DES DEUX MONDES.
Brincourt, étaient devenus plus orgueilleux que jamais. La levée du
blocus autrefois établi sur tous les points de la côte, qui avait
été comme le don de joyeux avènement de l'empereur Maximilien,
leur avait déjà donné environ 200,000 piastres, ce qui leur avait
permis de lever de nouvelles troupes et de les bien payer. La Fron-
tera venait de se prononcer peureux, et ils y avaient rétabli comme
autrefois la douane de Tabasco. Carmen ne devait pas bouger tant
qu'il y aurait un bâtiment français, mais il s'y produisait une cer-
taine opposition contre le préfet politique et militaire, le général
Marin. Carmen est une île facile à défendre. Elle était précieuse
parce qu'elle pouvait devenir un point de concentration pour nous,
la lagune de Termines communiquant avec le Tabasco par plusieurs
arroyos. Campêche etleYucatan, soumis au mois de janvier précé-
dent, demeuraient tranquilles, mais en rêvant leur affranchissement,
et tandis que les anciens chefs qu'on en avait chassés s'occupaient à
Cuba de l'achat d'armes et de munitions de guerre, les autres chefs,
— le général Navarrete en tête, qui avait le plus contribué, en se
prononçant, à donner le Yucatan à l'empire, — mis de côté par le
gouvernement de Mexico, étaient bien capables de faire de nouveau
volte-face et de se déclarer contre lui au premier jour.
Tel était l'état de la côte, et malheureusement, pour venir à bout
de la tâche de surveillance et de mouvemens continuels qui lui
incombait, la division navale da golfe du Mexique n'avait qu'un
nombre restreint de bâtimens, peu aptes, il faut l'avouer, par
leurs qualités nautiques, au rude service qu'on exigeait d'eux. De
Yera-Cruz à Rio-Grande, ils ne pouvaient que porter des troupes à
un point donné, sans y séjourner eux-mêmes, car, sur toute cette
côte et dans la saison qui s'ouvrait, les navires sont en perdition
et doivent prendre le large dès que le mauvais temps s'annonce.
Pour peu que l'on tarde, on est forcé de filer ses chaînes et d'aban-
donner ses ancres sur le fond. C'est ainsi que le Colhert avait fait
de graves avaries dans un coup de vent en venant de Tampico, et
que le transport la Drôme avait mis dix jours à pouvoir communi-
quer quelques heures avec Tampico et Tuspan, sans toutefois par-
venir à mettre à terre quelques chevaux qu'elle avait à bord. A
Vera-Cruz, où le service du port était très actif, les moyens pour y
faire face étaient insuffisans, puisque, faute de pouvoir décharger
dans le temps convenu les navires de commerce qui arrivaient pour
le compte du gouvernement, on était obligé de payer de fréquentes
indemnités. Ce n'était donc pas le moment de diminuer, en les
renvoyant à la Martinique, comme on semblait en avoir l'intention,
les matelots créoles qui faisaient le service à Yera-Cruz, d'autant
moins qu'ils étaient un renfort éventuel à la garnison dans le cas
d'une tentative sérieuse des guérillas contre la ville. A l'est d'Al-
LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE. l9l
varado et jusqu'à Carmen, toute la côte allait devenir excessivement
dangereuse, parce que les coups de vent, au lieu de permettre de
prendre le large comme au nord de Vera-Gruz, battent en côte et
que les bàlimens à grande puissance de machine peuvent seuls
avoir quelque chance de se mettre hors de danger. Or, à l'exception
peut-être da Magellan et du Darien, la division ne comptait aucun
de ces bâtimens-là. Les canonnières, au nonibre de quatre ou cinq,
pouvaient bien, quand la mer était belle, passer certaines barres
de rivières, mais, avec grand vent et la mer creusant, elles cou-
raient le risque d'y être culbutées. Le Goazoacolcos et le Tabasco
n'eussent donc pas pu servir de refuge à ces petits navires. D'ail-
leurs les barres changent fréquemment et il faut absolument un
pilote de la localité. Or tous les pilotes étaient avec les Hbéraux et
ne seraient pas venus à notre appel. Gomme compensation, depuis
Carmen jusqu'à la pointe nord de la péninsule deYucatan, les bâti-
mens peuvent recevoir des coups de vent à l'ancre sans être obli-
gés de prendre le large et sans courir le moindre danger. Il est
ATai que, relativement, la présence de nos navires n'était pas néces-
saire sur cette partie de la côte.
Si la division navale du golfe était jusqu'à un certain point insuf-
fisante par le nombre et le peu de qualités de ses bâtimens, l'es-
prit de ses états-majors et de ses équipages était, en revanche,
fortement trempé. La plupart étaient d-^puis un an au Mexique et
avaient supporté les périls du climat, les fatigues des diverses expé-
ditions. Ces expéditions, dont personne n'entrevoyait le terme,
avaient un attrait d'ambition pour tous et surtout pour les jeunes
capitaines de canonnières qui, ayant sur presque tous les points à
pénétrer dans les rivières, s'y trouvaient plus activement engagés.
Le commandant de la division, le capitaine de vaisseau Cloué, à qui
l'on avait dû, au mois de janvier précédent, la capitulation de Cam-
pêche et par suite la prompte adhésion du Yucatan à l'empire, avait
donc des officiers dignes de lui et tout à fait à la hauteur des cir-
constances.
Il faut le dire aussi, bien que la situation générale fût, comme
nous venons de le voir, mélangée de bien et de mal, l'espérance
d'une heureuse issue aux affaires du Mexique était assez répandue.
Le maréchal Bazaine, alors commandant en chef des forces fran-
çaises, avait le projet d'entreprendre prochainement une expédi-
tion contre le Oajaca et d'en finir avec cette province, où l'ennemi
semblait vouloir concentrer ses derniers moyens de résistance. Cette
opération, dans les intentions du maréchal, devait se compléter par
une attaque de la marine sur Tabasco. Les dissidens, ainsi pris entre
deux feux, seraient forcés de se disperser. Ce serait là, disait-on,
le couronnement de la campagne du Mexique. En effet, cette der-
192 BEVCE DES DEUX MONDES,
nière résistance sérieuse une fois vaincue, les bandes diverses, que
nos colonnes avaient coupées par tronçons dans le nord, ne pour-
raient plus se rejoindre, et les brigands des environs de Vera-Gruz
ne tarderaient pas à disparaître.
Toutefois, pendant que se faisaient les préparatifs de l'expédition
du Oajaca, un incident auquel on pouvait s'attendre se produisit.
On apprit que Tuspan était menacé par les bandes rejetées de
Jalapa, jointes aux gens de Papantla, que les habitans, autorités
et garnison en tête, étaient prêts à s'embarquer, et que les effets
les plus précieux étaient déjà sur des bateaux. Au lieu d'es-
sayer la moindre résistance, tout le monde lâchait pied. Le com-
mandant Cloué expédia aussitôt le Forfait devant la barre. Le seul
secours qu'il dut porter à Tuspan était de faire franchir la barre à
un canot armé en guerre et de l'expédier devant la ville. De si
peu d'efficacité réelle que pût être une si petite force militaire, on
savait par expérience qu'elle avait une grande influence morale sur
les bandes du genre de celles qui entouraient Tuspan. Gela devait
suffire, en effet. Les bandes venant de Papantla, leur repaire habi-
tuel, avaient pour chef Lara, dont toute la vie s'était passée à ce
métier de cabecilla. Elles se composaient de soixante-dix cavaliers
et de cinq cent quarante fantassins, dont une cinquantaine de déser-
teurs, armés de carabines françaises et américaines. Les aventu-
riers passaient sur la rive gauche delà rivière de Tuspan, où est
bâtie la ville, quand le canot du Forfait arriva. Ils se replièrent
aussitôt. Le canot accosta, et son canon rayé de h fut débarqué sur
la place de manière à enfiler la rue principale. La ville était sau-
vée. L'officier qui commandait le canot du Forfait trouva néan-
moins tout le monde fort alarmé. Le préfet politique, M. Llorente,
se ranima un peu au contact de l'officier français et organisa même
la garnison pour tenter une sortie, si l'ennemi se retirait bien fran-
chement. Cette garnison se composait de quarante-cinq cavaliers,
dont vingt-cinq seulement montés, de cent quarante fantassins
et de cent vingt hommes de milices, cette dernière force très peu
sûre et bien plus disposée à se cacher dans les bois qu'à lutter.
Tout ce monde cependant prit assez décourage pour tenter, le len-
demain, de troubler la retraite de l'ennemi sur !a rive droite. Cent
hommes des plus résolus appuyèrent, en cheminant par la rive
gauche, le canot du Forfait, qui remonta la rivière à trois milles.
Cette curieuse petite affaire permit de percer à jour et de visu
la situation intérieure de Tuspan, qui était à peu près celle de
toutes les villes du littoral. Le préfet politique se faisait une rente
avec les impôts qu'il frappait de temps à autre sur les négocians
pour payer des troupes, dont l'effectif très incomplet se grossis-
sait, dans ses envois d'état à Mexico, de soldats de paille habile-
LA MARINE FRANÇAISE AD MEXIQUE. 193
ment groupés. Cette rente l'inclinait fort vers la fidélité à l'empire ;
mais avec la grande expérience que son âge lui avait acquise des
roueries d'un fonctionnaire mexicain, il avait la facile théorie de
conduite ordinaire à ses pareils et qu'avaient engendrée de temps
immémorial les discordes intestines de son pays. Il était fort pour
commander et ramasser de l'argent pendant la paix, et dès qu'il
s'agirait de se battre, pour arguer de son peu de moyens de résis-
tance et se sauver avec la caisse.
On comprend que les villes si lestement sauvées sont d'autant
plus difficiles à garder. Un jour plus tard, ou s'il eût fait du vent
du nord, le canot ne fût point arrivé à temps ou n'eût pu franchir
la barre, et Tuspan était momentanément perdu, comme il avait été
déjà momentanément conquis. On y envoya la Pique, canonnière
qui pouvait pénétrer dans la rivière et qui dut y séjourner, sauf à
surveiller avec le plus grand soin la hauteur de l'eau sur la barre afin
de se retirer à temps. Il ne fallait pas, en effet, que l'accident de
la Lance, obligée de se brûler en 1863 dans la rivière de Tampico,
se renouvelât. Les instructions que reçut la Pique étaient énergi-
ques et sommaires. Si le capitaine le jugeait nécessaire au salut de
la ville, il ne devait pas hésiter à s'assurer de Llorente,le préfet po-
litique, et de son fils le colonel, et à les mettre hors d'état de nuire.
Il fallait donner du cœur à tous ces gens de Tuspan et les pousser
à une expédition qui dégageât la barre de Cazones et les menât
jusqu'à Papantla, faire en un mot succéder l'initiative et l'esprit
d'entreprise à l'hésitation et à l'apathie. C'était plus facile à pro-
jeter qu'à faire; mais ces instructions, en trahissant une certaine
irritation vis-à-vis de dangers qui eussent été puérils s'ils n'eussent
eu contre nous leur force d'inertie et qu'on ne conjurait un moment
que pour les voir aussitôt revenir, sentaient le voisinage à Tampico
de l'expéditif colonel du Pin.
Des préoccupations plus graves que cette échaufïourée de Tus-
pan eussent, dès ce moment-là, tenu la marine en éveil, si le
commandant de la division se fût laissé gagner par elles. L'avis par-
vint, en effet, de différens côtés, d'armement de corsaires améri-
cains pour le compte de Juarez et munis par lui de lettres de
marque. Il s'armait, disait-on, à New-Orléans et à Key- West quatre
corsaires destinés à courir sus à nos navires de commerce et sur-
tout à nos paquebots. Tout d'abord, le gouvernement français ne
s'en émut pas outre mesure. La guerre entre le Sud et le Nord
n'était pas terminée, et il lui paraissait difficile d'admettre que les
États-Unis tolérassent de pareils faits, si contraires aux devoirs des
neutres et aux bonnes relations qui existaient entre les deux pays.
11 ajoutait que, par suite de l'établissement de l'empire mexicain, le
TOMB XLIU. — 1881, 13
ld& RETUE DES DEUX MONDES.
gouvernement de Juarez avait cessé d'exister et que les navires
capturés seraient considérés comme pirates et traités comme tels.
Le maréchal Bazaine prenait la chose plus au sérieux et, devançant
les événemens, il voyait poindre dans ces préparatifs hostiles une
intervention armée de la part des Américains. Cette idée le domina
bientôt à un tel peint qu'il songea à fortifier le fort Saint-Jean-
d'UlIoa et l'îlot de Sacrificios et à mettre nos paquebots à l'abri de
toute attaque en embarquant à bord des compagnies armées.
Pour le moment et en face de corsaires qu'on n'avait point
encore vus, ces précautions étaient prématurées. Cet armement de
corsaires n'était et ne pouvait être qu'une spéculation commer-
ciale. Sous le masque de corsaires mexicains, les Américains allaient
se faire écumeurs de mer et tâcher de ramasser le plus d'argent
possible. Ils pourraient dans ce dessein donner la chasse à nos
navires de commerce et à nos paquebots, mais non s'attaquer à
Vera-Cruz ou à Sacrificius, parce qu'ils savaient que cela ne pou-
vait leur rapporter que des coups. D'ailleurs, tel qu'il était, le fort
de Saint-Jean-d'Clloa possédait plus de canons qu'il n'en fallait
pour tenir à distance une force navale plus importante même que
deux ou trois corsaires. L'embarquement de compagnies sur les
paquebots ne pouvait être très utile. Tout corsaire, en effet, qui
eût attaqué le paquebot et se fût aperçu qu'il y avait une force à
bord se fût contenté de le couler en le caiionnant avec une forte
pièce à pivot et en se tenant hors de portée des fusils ou des canons
de calibre inférieur que des bâtimens de faible échantillon tels que
les paquebots peuvent avoir à bord. Dans ce cas, après une canon-
nade d'une certaine durée, la compagnie de garnison eût été dans
l'alternative de se rendre prisonnière ou d'être coulée. Certes, en
la supposant réelle, l'existence de ces corsaires était un fait fort
grave ; mais il y avait lieu d'en douter, car depuis deux ans cette
entreprise avait plus de chances d'impunité qu'a cette heure où les
bâtimens devaient être déclarés pirates, et cependant elle n'avait
pas été tentée. Il n'y avait donc qu'à envoyer des navires chercher
des renseignemens positifs et croiser à certains points d'arrivée
des paquebots dans le golfe du Mexique.
C'était là néanmoins un souci, tant à cause du nombre restreint
de bâtimens que de la difficulté de la navigation dans cette saison
de coups de vent de nord. Vera-Cruz exigeait la présence du
Magellan, le Darien était à Matamoros mouillé en pleine côte, la
Pique, dans la rivière de Tuspan, le Forfait en dehors de la barre
ou à l'abri de l'écueil de Tanguîjo à veiller sur la Pique, le Colbert
devant Tampico, le Brandon à Campêche, la Tourmente à Carmen
et la Tempête et la Sainte-Barbe à Alvarado. Ces bâtimens, néces-
LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE. lO-Ô
isaires aux points où ils se trouvaient, ne pouvaient guère être uti-
lisés que lorsqu'ils changeaient de station entre eux. Or la plupart
avaient besoin de réparations, et quelques-uns étaient fort vieux. Le
Brandon venait de faire une grave avarie de machine ; la Tempête
et la Sainte Barbe n'étaient plus propres à naviguer et pouvaient,
tout au plus, durer quelque temps encore dans les rivières. Il y
avait, il est vrai, sept transports à Yera-Cruz, mais cela même était
un embarras. Ils attendaient d'un jour à l'autre des troupes qui
rentraient en France et que le déplorable état des chemins retena.it
en marche. Pour en disposer, même momentanément, il eût fallu
leur donner du charbon qu'on n'avait qu'en petite quantité, car
ils avaient consommé pour la plupart le très mauvais combustible
qu'ils avaient pris en excédent à la Martinique pour l'amener à
Vera-Gruz. En attendant, par la prolongation de leur séjour, ils
épuisaient Yera- Cruz en vivres, surtout en vin. Déjà, si les troupes
ne devaient décidément point s'embarquer dans un court délai, il
était question de renvoyer les transports à la Martinique, c'est-
à-dire à huit cents lieues, pour les en faire revenir au moment
opportun. Ces petites misères, qu'on aimait à ne pas croire sérieuses
au moment d'un dénoûment en apparence heureux et prochain,
étaient pourtant une gêne et une inquiétude que chaque jour, loin
de les diminuer, accroissait.
On espérait beaucoup de l'expédition contre Gajaca, mais les
inondations venaient de l'arrêter dans sa marche. Gela était d'au-
tant plus regrettable que les nouvelles de Carmen, du Tabasco et
du Yucatan n'étaient plus aussi bonnes qu'elles eussent pu l'être.
Le trait principal de l'existence politique mexicaine est l'anar-
chie. De temps immémorial on y vit de désordre, de compétitions
de général à général, de chef de bandes à chef de bandes, de riva-
lités de province à province, de ville à ville. La concussion, les
rapines, les exactions sont des faits normaux, acceptés, décorés de
noms presque honnêtes. Cela est ainsi, on s'y est fait, on n'en
souffre même pas trop, et les gens qui appellent l'ordre de tous leurs
vœux sont en très petit nombre. La population mexicaine n'a pas
en administration la notion du bien et du mal. C'est là un des écueils
où se sont brisées nos tentatives de réorganisation. On n'a jamais
cru à notre bonne foi, à nos intentions loyales, et l'on s'est moqué
de nos atermoiemens et de notre douceur. Peut-être ne rétablit-on
l'équilibre moral dans les natures perverties que par la terreur et
non par la persuasion. Où l'impunité cesse par le châtiment, la con-
cience s'éveille. Un homme très calomnié et sur lequel nous revien-
drons, le colonel du Pin, l'avait compris, et son système d'impla-
cable sévérité l'emportait de beaucoup sur nos impuissantes théories
civilisatrices. C'était un officier dont, dans les provinces soi-disant
196 RETUE DES DEUX MONDES.
soumises, on n'eût pas approché à cinquante lieues, tant il inspirait
une sainte terreur aux bandits et aux espions.
A défaut de nos braves troupes, cette terreur eût été très utile
dans les terres chaudes, qui, livrées à elles-mêmes et ne redoutant
guère une répression immédiate, commençaient à remuer. Pendant
qu'autour de Vera-Gruz les diverses bandes des Prieto et des Diaz
continuaient avec plus d'audace leurs actes de brigandage, l'ancien
président de l'état libre et souverain de Gampêche, au moment où
nous avions fait capituler la ville, Pablo Garcia, agitait sourdement
le Yucatan. Il est vrai que c'était l'empereur Maximilien qui, par
un acte de clémence un peu prématuré, l'y avait laissé rentrer, ainsi
que quelques-uns de ses amis, gens très intelligens et très dange-
reux. Au premier jour, ces conspirateurs émérites pouvaient, avant
qu'elle sût d'où cela lui vînt, saisir, amarrer et bâillonner la
très petite garnison de Gampêche. Mérida, la principale ville du
Yucatan et, naturellement par suite, l'ennemie de Gampêche, était
mécontente ou plutôt pleine de mécontens dont l'espèce toute par-
ticulière révèle une plaie inhérente au Mexique et que nous appel-
lerons, si cela se peut dire, le colonêlat. G'étaient tous ces colonels
remerciés qui émargeaient autrefois au budget et ne pardonnaient
pas qu'on les eût mis de côté. La mesure prise à leur égard dans
la réorganisation trop hâtive et trop peu étudiée de l'armée mexi-
caine avait peut-être été trop radicale. Il eût fallu les licencier par
degrés, car continuer aies payer eût été acheter la paix, tandis qu'en
les congédiant, comme on l'avait fait, sans être prêts à les châtier
s'ils bougeaient, on avait risqué d'avoir la guerre, c'est-à-dire un
nouveau soulèvement du Yucatan. Carmen et la lagune de Terminos
ne demeuraient tranquilles que grâce à la continuelle présence d'un
de nos bâtimens, et le Tabasco, continuant à prospérer comme état
souverain, ramassait, dans son hostilité contre nous, les droits de
douane qui étaient énormes, et faisait aux commerçans des emprunts
forcés. Les chefs de cet état se préparaient ainsi à nous résister et,
en tout cas, à ne point s'en aller les mains vides. La résistance du
Tabasco pouvait être d'autant plus vive que nous avions permis au
colonel Arevalo, l'ancien et redouté proconsul de la province, de se
mettre dans nos rangs et que la crainte de son retour au pouvoir
écartait de nous toute la partie modérée du pays, qui se fût, autre-
ment, déclarée en notre faveur.
Le temps d'arrêt dans l'expédition d'Oajaca compromettait donc
la situation générale et ajournait surtout l'attaque combinée à
laquelle la marine devait prendre part contre le Tabasco. Ce retard
pesait au commandant de la division, que les soins et l'activité
d'une opération de guerre eussent distrait de certains soucis attris-
LA. MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE. 197
tatis OU irritans qui venaient l'atteindre dans la fatigante inaction
de Sacricifios, où était alors le Magellan.
Tout gouvernement qui s'établit à l'aide d'une force étrangère a
une tendance naturelle et dont on ne saurait lui faire un crime à
s'éloigner de ses alliés pour se rapprocher de ses nouveaux sujets.
C'est là même pour lui une condition d'existence, s'il sait garder
une sage mesure dans la reconnaissance qu'il doit aux uns et dans
la protection qu'il accorde aux autres. Mais c'est ce que ne fit pas
le nouveau gouvernement, et après avoir trop vite levé le blocus
qui fermait ses ports et rouvert ainsi leurs ressources aux provinces
dissidentes, il accueillit, avec une injustice souvent flagrante pour
nous et un empressement peu digne pour lui, les réclamations de
tout genre qui lui furent adressées. La position des représentans
de la puissance alliée, diplomates ou militaires, est alors délicate,
car ils sont placés entre le devoir d'agir et de réprimer et la per-
spective presque certaine de n'être que faiblement soutenus par leur
gouvernement. lis créent en effet à celui-ci, placé loin des faits,
désireux d'une bonne entente avec son pupille, des difficultés qui
l'importunent. Ces difficultés-là, d'un ordre trop secondaire pour
qu'elles soient enregistrées ici, s'imposaient fréquemment au com-
mandant de la division et le troublaient dans des préoccupations
plus élevées.
L'îlot de Sacrificios, devant lequel était mouillé le Magellan,
mérite d'être décrit, car il occupe une place dans les sou-
venirs de tous ceux qui ont pris part à la guerre du Mexique. Il
est à trois milles de Vera-Cruz et ne produit pas d'eau potable ;
il y avait, il y a sans doute encore un puits creusé par la marine
et entouré de planches à laver convenablement disposées. Le
tout recouvert d'un toit servait de lavoir aux équipages. On avait
dési^^né aux Anglais et aux Autrichiens, quand ils étaient là, un
tour comme à nos hommes. L'eau est saumâtre, les bestiaux ne
s'y habituent pas, et on leur envoie de l'eau du bord. Les bœufs
de Sacrificios étaient une réserve de viande fraîche pour les jours
où l'état de la mer ne permettait pas de venir à Vera-Cruz et,
afin d'aérer les bâtimens le plus possible, on débarquait même
sur l'île toutes les volailles, ainsi que les porcs et les moutons.
L'espace compris entre les différens groupes des cabanes, avait
été nivelé et battu de manière à former une place sur laquelle
on envoyait des compagnies de débarquement faire l'exercice à tour
de rôle. La cabane du sud, installée par l'amiral Bosse, avait déjà
servi à loger quelques malades, qu'on ne voulait pas exposer au
séjour en ville. On y avait fait camper en ce moment l'équipage
de la Tactique, fiévreux presque en entier, afin de pouvoir vider,
désinfecter et blanchir à la chaux la cale de cette canonnière. Non
198 REVUE DES DEUX MONDES.
loin de cette maison était un dépôt de charbon pour le cas où un
bâtiment ne pourrait pas venir au fort. Au Mexique où, sur presque
toute la côte, on est obligé de se tenir à grande distance de terre,
et prêt à prendre le large à la première approche du mauvais
temps, demeurer à Sacrificios, c'est être à la mer avec une ancre
au fond. Et pourtant le triste îlot où sont les tombes de tant de
marins, dont on voit s'élever les croix de bois ou les pierres blan-
ches au-dessus de petits roseaux, se trouvait être une ressource
pour délasser les équipages d'un long séjour à bord, car les récifs
empêchent d'aborder la grande terre située vis-à-vis. Ce cimetière
de marins, en l'absence de plaisirs de tout genre, était devenu un
lieu de distraction.
C'est alors que le maréchal Bazaine appela le commandant Cloué
auprès de lui. Le maréchal était à Mexico, où il attendait des nou-
velles de l'expédition d'Oacaja, d'après lesquelles il irait lui-même
diriger les opérations et prendrait une décision définitive au sujet
de ce que la marine aurait à faire soit au Goazocoalcos , soit au
Tabasco.
La première intention du maréchal à ce sujet avait été de don-
ner à la marine la contre-guérilla du Pin, mais, le colonel n'ayant
pas fini d'opérer dans le Tamaulipas, il était question d'utiliser le
départ du 2*^ régiment de zouaves et d'en distraire un bataillon pour
faire l'expédition de Tabasco, ce qui menacerait en même temps les
communications des dissidens du côté de Oacaja avec les provinces
situées plus à l'est. Aux dernières nouvelles, le général Courtois
d'Hurbal était à Etia, à quatre lieues d'Oacaja. 11 y attendait son
parc et se disposait à faire des reconnaissances sur la place. C'était
le résultat de ces reconnaissances qui semblait devoir déterminer
le'maréchal à se rendre de sa personne sur le lieu des opérations.
Toutefois, les conséquences fâcheuses de ces retards s'accen-
tuaient de plus en plus. L'expédition qu'on avait le projet de faire
au Yucatan contre les Indiens rebelles et le voyage de l'empereur
Maximilien dans cette province en étaient ajournées. Il régnait
partout une agitation fébrile, provenant d'une sorte de mot d'ordre
donné par les dissidens pour se mettre en mouvement partout à
la lois et empêcher ainsi le maréchal d'appeler un grand nombre
de troupes au siège d'Oacaja. Cette agitation était produite encore
par le clergé, qui protestait sourdement par tous les moyens contre
le décret de l'empereur relatif aux biens de l'église et à ses rela-
tions avec l'état. Un certain général, Vicario, qui était avec nous
depuis deux ans, venait de nous tourner le dos. Il s'était pro
nonce pour la très sainte Trinité et avait pris la campagne en entraî-
nant avec lui trois cents hommes de ses troupes. Du reste, la plu-
part des officiers mexicains prisonniers, revenant de France, étaient
LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQDE. 199
avec les soi-disant libéraux. En licenciant l'armée pour la refor-
mer, on avait jeté sur le pavé, sans solde ni moyens d'existence,
une foule de militaires dont les grades n'avaient pas été reconnus
parce qu'ils n'étaient pas prouvés : mesure imprudente et dange-
reuse. Tous ces gens-là avaient pris les armes contre nous pour
vivre. Ils n'osaient pas aborder nos troupes même au nombre de
dix contre un, mais il était presque impossible de les atteindre. Ils
disparaissaient en se dispe-rsant et ne se dispersaient que pour se
reformer de nouveau là où nos troupes n'étaient déjà plus. C'étaient
des marches et contre- marches qui fatiguaient beaucoup nos sol-
dats pour n'aboutir à aucun résultat important.
En même temps, Tuspan donnait de nouveau des inquiétudes et
Âlvarado pouvait se trouver bientôt dans une position critique, car
l'autorité civile de Yera-Gruz venait de licencier la garnison mexi-
caine qui avait remplacé nos volontaires créoles et n'avait rien mis
à sa place. La province toutefois qui, jouissant encore de l'im-
punité avant qu'on l'attaquât, mettait le plus de temps à profit,
était le Tabasco. Il continuait à tirer d'énormes subsides de la
liberté du commerce que lui accordait la levée du blocus. Le Goa-
zocoalcos l'imitait. Tous deux étaient riches, augmentaient depuis
plusieurs mois leurs ressources et accumulaient leurs défenses. La
prise d'Oajaca devenait donc de plus en plus urgente. Elle devait
probablement calmer l'agitation qui cherchait à se développer,
mais si le siège d'Oajaca, en ce moment parfaitement fortifié, se
prolongeait, il était à craindre que les affaires ne prissent une tour-
nure fort grave.
Dans ces circonstances, le commandant de la division avait sur-
tout à se préparer à l'expédition de Tabasco, qui devait avoir lieu
concurremment avec celle d'Oajaca et la compléter, et pour cela il
lui fallait faire une tournée aux divers points qu'occupaient nos
bâtimens pour savoir s'il pouvait les en retirer sans danger. A Car-
men, où il alla d'abord, les inquiétudes que le capitaine du Brandon
avait pu concevoir étaient exagérées. La population n'était pas vrai-
ment hostile au général Marin, mais celui-ci était surtout décou-
ragé. Le commandant lui fit entrevoir et lui obtint en effet peu
après la croix de commandeur de Guadalupe comme récompense de
ses longs services, et M. Marin se montra disposé à prêter son actif
concours pour l'expédition de Tabasco. Le Yucatan était encore
assez tranquille au point de vue des partis mexicains, mais non de
la guerre de caste. Le commissaire impérial, M. Salazar llarrégui,
s'était trop hâté de congédier les gardes yucatèques qui étaient
sous les armes, et les lignes de l'Ouest étant dégarnies, les Indiens
rebelles avaient fait une irruption et massacré dix-neuf villages.
Aussi attendait-on avec impatience l'arrivée du corps de Galvez pour
200 REVUE DES DEUX MONDES.
écraser d'un seul coup les Indiens. A Gampêche, le commandant
trouva une certaine agitation sourde répandue par les partisans de
Garcia. Ils propageaient dans la population des nouvelles alar-
mantes et pouvaient se remuer d'un moment à l'autre. Il recom-
manda en conséquence la plus grande sévérité et la plus grande
rigueur au capitaine Lardy, qui commandait la garnison française
du génie colonial. Tout individu convaincu de menées quelconques
et de propagation de faux bruits dut être embarqué sur-le-champ
et évacué sur Vera-Gruz. En cas de résistance ou de menace d'é-
meute, la garnison devait faire usage de ses armes. Enfin, sous
aucun prétexte, même celui de tirer des feux d'artifice, aucun
débit de poudre de guerre ou de chasse ne devait être toléré. Ges
dilïéreutes mesures étaient suffisantes pour prévenir tout mouve-
ment à Gampêche.
Ges soins pris, il fallait préparer l'expédition de Tabasco. L'on
va directement de la mer à San-Juan Bautista par la rivière de
Tabasco, mais l'on peut s'y rendre également en partant de la
lagune de Terminos, où Garmen est un point commode de rassem-
blement, en dehors des éventualités fâcheuses de mer. On pénètre
de la lagune dans l'intérieur par la rivière de Palizada, que nous
occupions; on remonte à Jacinta; on prend alors la rivière de
rUsumacinta, qui mène par le coude de San-Pedro à la rivière de
Tabasco. G'est donc un détour assez long, mais sûr. Frontera, à
l'embouchure de la rivière de Tabasco, nous appartenant, le par-
cours des deux lignes nous était assuré. L'ennemi n'avait d'ailleurs
aucun moyen maritime de nous le disputer. Les canonnières, en
divisions séparées , se fussent dirigées de Garmen sur San-Juan
Bautista, l'une par la rivière de Tabasco, le Grizalva et le Chille-
peque, deux arroyos voisins, l'autre par l'Usumacinta. La question
la plus difficile était celle des troupes, que le maréchal promettait
et refusait tour à tour. Il s'était d'abord agi de lever des gardes
rurales, destinées plus tard au Tabasco, parmi les gens de Minati-
tlan, qui sont en grand nombre sur la route de Puebla à Vera-Gruz.
Mais il y avait une difficulté d'argent : les recrues devaient, selon
l'avis du maréchal, être payées sur Vera-Gruz comme à-compte rem-
boursable par Tabasco. Il y avait aussi à fréter deux ou trois petits
bâtimens indispensables pour enlever en peu de temps le per-
sonnel et le matériel des grands navires et leur faire franchir la
barre de Tabasco. Les canonnières seules étaient insuffisantes. Il
fallait aussi quelques mulets. Tout cela eût été remboursable
également sur Tabasco. Mais une autorisation du maréchal était
nécessaire, et, quoiqu'on l'eût sollicitée de lui, il ne l'envoyait
pas. Le besoin de petits bateaux était si urgent que le comman-
dant s'adressa au commissaire impérial du Yucatan pour obtenir
LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQDE. 201
de lui le Conservador, que le Brandon venait de réparer et qui
était destiné à naviguer sur la côte de Sisal et dans l'est de la
péninsule jusqu'à la baie de la Goncepcion. il devait, au moment
de la guerre des Indiens, porter des troupes à la baie de la Gon-
cepcion pour prendre l'ennemi à revers, et, comme ses chaudières
n'étaient plus réparables, il courait le danger de se 'perdre dans
cette navigation trop hasardeuse pour lui. De plus, les troupes, arri-
vées à la baie, si elles se composaient d'Européens, devaient être
dans la plus complète impossibilité d'aller dans la ville indienne
de Chan-Santa-Gruz, à cause de l'absence absolue de chemins.
On voit par là quelle irréflexion présidait à tous les actes de' l'au-
torité mexicaine. Le commandant promit au besoin un'navire con-
venable pour le transport des troupes et obtint le Conservador,
qui n'était réellement bon qu'à naviguer en rivière, mais devait y
rendre des services.
Pour les hommes, il eût été aussi plus expéditif de disposer du
corps tout prêt de Galvez, qui, au lieu d'aller à Gampêche , 'fût
allé tout de suite au Tabasco. 11 n'y eût plus eu de levée d'hommes.
San-Juan Bautista une fois pris, le corps de Galvez l'eût gardé, ce
qui nous eût permis de retirer tout de suite nos troupes de ces
parages assez malsains. Les zouaves et les marins auraient pris la
ville, Galvez l'eût occupée jusqu'à ce que le pays fût suffisamment
reconstitué, et alors on eût porté Galvez au Yucatan, sa destination
première. Malheureusement on était déjà à la mi-janvier 1865, et il
n'arrivait pas plus de réponse à cette proposition qu'à la première.
On ne savait plus quand viendraient les zouaves, attendu que les
affaires de guerre, sans donner de grandes inquiétudes, se com-
pliquaient de la résistance que l'on prévoyait à Oajaca, Le 2° zouaves
était, en outre, la seule garnison de Mexico et ne'pouvait quitter
cette capitale sans être remplacé par le 81-^ de ligne, arrivant" de
Jalisco , et que le général Douai , qui en avait grand besoin', ne
voulait pas lâcher.
Cependant le maréchal était arrivé devant Oacaja et avaitîrouvé
une véritable place forte dont il fallait faire le siège. La ville était
enveloppée par nos troupes, et on attendait dans huit ou^neuf jours
le reste du matériel pour commencer l'attaque. Le maréchal pré-
venait le commandant en lui envoyant une dépêche roulée ;en ciga-
rette, ce ([ui prouvait que le courrier devait traverser un pays
couvert d'ennemis. En effet, encouragée par la résistance d'Oajaca,
l'hostilité qu'on nous témoignait sourdement de toutes parts allait
se traduire en résultats sensibles. Un accident malheureux en préci-
pita l'éclat. Ge fut l'affaire du commandant du Lwt-î'/^r.-Le capitaine
de frégate Gazielle s'avançait de Guayraas sur Hermosillo, du
côté de rOcéan-Pacilique, avec soixante tirailleurs algériens, cin-
202 REVUE DES DEUX MONDES.
quante matelots, deux pièces de à et deux cents Mexicains auxiliaires
qui formaient l'arrière-garde. Celle-ci se prononçant au moment du
combat, M. Gazielle fut mis entre deux feux et toute sa troupe tuée
ou faite prisonnière. Les Français pouvaient donc être battus. Presque
aussitôt la moitié de la garnison d'Alvarado déserte; elle part
avec armes et bagages sous la conduite d'un sous-officier. Le reste
(34 hommes environ) n'offrait aucune garantie et ne devait pas résis-
ter à une attaque un peu sérieuse. Medellin était serré de très près,
et ce n'était plus le cas, comme y avait pensé quelque temps aupara-
vant le maréchal, de retirer tout le service de la guerre de Vera-Cruz
et de la Soledad. Galvez refusait de son côté d'aller au Yucatan et
ne devait plus inspirer la moindre confiance. Il semblait évident
qu'il ne voulait pas s'éloigner, afin de se prononcer contre l'empire au
moment favorable, et sa troupe était alors une menace de plus pour
les environs de Vera-Cruz. L'autorité mexicaine de cette ville laissait
pour sa part circuler librement les guérilleros qui avaient récem-
ment combattu les Égyptiens près de Medellin. Lne pareille insou-
ciance était une sorte de compromis avec l'ennemi, chose tout à
fait ordinaire dans les mœurs mexicaines et qu'on n'eût réprimée
que par quelques exemples sommaires et en soumettant le pays à
la loi martiale. Mais le parti était pris des atermoiemens et de la
patience, et on ne paraissait pas devoir y renoncer de sitôt. 11 fal-
lait que, dans ce moment-là, le commandant demandât au général
L'Héiiller, chargé des affaires militaires à Mexico, s'il n'avait pas
un dictionnaire télégraphique marin pour le cas où il serait néces-
saire d'expédier une dépêche chiffrée. En effet, on ne pouvait
même se fier aux employés du télégraphe mexicain, qui communi-
quaient nos dépêches à l'ennemi. 11 n'y avait pas à douter que les
•ibéraux n'eussent depuis longtemps détruit le télégraphe, s'il ne
leur eût servi comme à nous. Il en était de même du chemin de
fer, que les bandes ne laissaient subsister que parce qu'elles préle-
vaient sur les administrateurs une redevance mensuelle.
On venait d'expédier la Tactique à Alvarado pour y porter les
Égyptiens, que le commandant supérieur de Vera-Cruz, M. Maré-
chal, destinait à remplacer la garnison, lorsqu'on apprit l'échouage
de V Entreprenante à la Havane. Ce navire était parti depuis un
mois pour ramener les créoles congédiés à la Martinique. Cet acci-
dent était d'autant plus regrettable que le Darien^ chargé d'assis-
ter \ Entreprenante et de la reconduire au besoin jusqu'à New-York,
ne pouvait plus concourir à l'expédition de Tabasco et diminuait
par son absence de soixante-dix hommes l'effectif du corps de
débarquement. Ainsi la situation était partout fort tendue, et depuis
un mois les chosts empiraient en quelque sorte à vue d'œil.
Dans le Nord, près de Durango, une conduite d'argent de près
LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE. 203
de huit millions venait d'être enlevée, une compagnie du 51» de
ligne avait été détruite, quatre compagnies de zouaves avaient été
défaites près de Talacingo. On ne se rappelait pas la position aussi
fâcheuse depuis l'échec du général de Lorencez devant Puebla.
Aussi était-il nécessaire d'obtenir un grand succès, car avec le sou-
lèvement presque général ou plutôt l'augmentation considérable du
nombre de guérillas, l'horizon politique était devenu de plus en
plus sombre, et il fallait absolument qu'une victoire vînt l'éclaircir.
Cette victoire fut la prise d'Oajaca, et le succès fut complet, car
on prit du même coup toute la garnison de la place. Sur la fron-
tière nord de Jalisco, d'heureux événemens accompagnaient celui-là.
Des deux chefs de bandes, Rojas et Romero, l'un fut pris, l'autre tué.
Rojas, en particulier, était une sorte de chef légendaire dont l'in-
fluence dans le Jalisco, le Michoacan et les environs était immense.
A l'agitation qui peu de jours auparavant gagnait tout le Mexique
succéda tout à coup un apaisement général. En ce mobile pays, le
trône de Maximilien parut s'asseoir, et ce prince fut pour ses sujets
de la veille et du jour, — caries plus compromis et le plus près de
trahir se ralliaient et étaient accueillis, — le héros aux cheveux d'or,
aux yeux d'azur, que la vieille Europe donnait au iNouveau-Monde.
A n'en juger d'ailleurs que par les apparences, la situation était
satisfaisante. Tandis que le centre et le nord-ouest de l'empire
traversés ou gardés par nos troupes se pliaient à l'obéissance, le
Yucatan, Campêche et Mérida d'accord accueillaient favorablement
l'aide de camp du général de Thun et la nouvelle qu'il lui portait
du prochain voyage de l'empereur et d'une expédition sérieuse
contre les Indiens rebelles. Carmen vivait tranquille; Tuspan, si
récemment menacé, ne paraissait plus devoir être attaqué, et Tam-
pico expédiait facilement ses convois d'argent. Quant à Matamoros,
sa prospérité était vraiment extraordinaire. Débouché de commerce
pour les confédérés américains, il s'y était bâti, installé, développé
une ville artificielle de soixante mille âmes, pleine de richesses,
ayant des centaines de navires sur sa rade et dont les revenus de
douane soutenaient les finances du naissant empire. Aussi l'admi-
nistration mexicaine, jusque-là si précaire, faisait quelques efforts
en vue de l'avenir et, pour ne parler que de la marine, demandait
à la France quelques officiers du commissariat et songeait, tant on
regardait alors notre départ comme probable, à acheter nos canon-
nières du golfe et le Lucifer lui-même, devenu disponible, si on
consentait à les lui céder. Le nouvel empire avait d'autant plus
d'intérêt à marcher dans cette voie que la France comptait se reti-
rer bientôt de toute coopération active. Le maréchal se disposait à
embarquer son artillerie, et l'effectif de l'armée, par de périodiques
et partielles rentrées en France, diminuait assez régulièrement.
20à BEVDE DES DEDX MONDES.
Toutes les oppositions sérieuses avaient disparu, et il ne resterait
plus que les troupes de bandits explorant les grandes routes, incon-
vénient dont on prenait son parti et dont on ne triompherait qu'a-
vec les années, le métier de brigand paraissant être dans le sang
de la population actuelle du Mexique.
Naturellement, si ces illusions existaient au Mexique, elles exis-
taient bien plus encore à Paris et devaient malheureusement y per-
sister beaucoup plus longtemps. Elles étaient si grandes que le
gouvernement, qui venait de recevoir des négocians et des habitans
de Tuspan, comme hommage reconnaissant, des idoles aztèques,
envoyait par réciprocité une mission scientifique, toute chargée de
travaux futurs. Ce n'était plus, en effet, du Mexique guerrier qu'il
s'agissait, mais bien du Mexique agricole, aurifère, minéralogique,
qu'on allait explorer et utiliser.
Telle était la situation à la fin de l'année 186Zi, on plutôt au
commencement de février 1865. Si assurée et si florissante qu'on
s'efforçât de le croire, on n'osait cependant y toucher, il en était
comme de ces monumens fragiles qui peuvent s'écrouler dès qu'on
y met la hache pour les consolider. Ainsi il avait toujours été
question jusque-là de compléter l'expédition d'Oajaca par celle de
Tabasco. Le moment était venu de cette dernière, et cependant on
l'ajournait. Elle était, il est vrai, moins facile. On sait déjà que le
départ du Finistère et du D^ne^i privait la marine de cent soixante-
dix hommes de débarquement, sur lesquels elle avait d'abord
compté. Puis les eaux du Grijalva et du Ghillepèque avaient baissé
et il n'était point sûr qu'on pût remonter avec les canonnières
jusqu'à San-Juan-Bautista. La place elle-même avait eu tout le
temps de se préparer. Elle était entièrement entourée de fossés,
les rues barricadées, les quadras percées partout de meurtrières
et enfin le cerro de la Incarnacion régulièrement fortifié de quinze
pièces d'artillerie dont deux du calibre 68. Toutefois la ville était
livrée à un certain désordre. Le général Mendez n'y était pas obéi
et allait, disait-on, être remplacé par Benavides, un des généraux
qui avaient empêché l'armée mexicaine de donner à la première
attaque de Puebla, que le général Almonte avait fait exiler, mais
que le bruit public déclarait expérimenté et capable de s'attacher
les populations. Quelques chefs, une partie de la population étaient
prêts, assuraient d'officieux entremetteurs, tels qu'un médecin
russe établi à Carmen et tué misérablement depuis, le docteur
Engelhard, à se prononcer pour nous dès que nous paraîtrions. Ce
qu'il y avait de plus sûr, c'étaient quatre cents marins que la ma-
rine avait à mettre à terre avec une batterie de six pièces de mon-
tagne. En joignant à cela le 2« zouaves, car il fallait absolument
des hommes habitués à se sentir les coudes, tout irait bien.
LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE. 205
Déjà, par mesure de précaution, les canonnières, en croisant devant
la barre de Tabasco ou à l'entrée de Carmen, enlevaient les pilotes
qui, satisfaits de se voir enlevés de force, se laissaient faire. Il n'y
avait qu'à se hâter pour que l'expédition de Tabasco réussît. Mais
il le fallait, car la saison avançait beaucoup, les eaux baissaient, et
les fièvres paludéennes, qui allaient recommencer, ne permettraient
pas de garder trop longtemps les canonnières dans le haut des
rivières.
Quelque pressantes que fussent ces observations, on n'y parais-
sait point prendre garde à Mexico. Après de formelles assurances
reçues, il y avait lieu de s'étonner et de soupçonner peut-être, en
haut lieu, moins des influences que des intentions contraires à cette
expédition de Tabasco. De quelque façon toutefois qu'il fût permis
ou possible d'interpréter ce silence ou les tempéramens dilatoires
du maréchal au sujet des opérations à diriger contre le midi et le
sud-est de l'empire, un événement grave et des difficultés d'action
vinrent tout à coup, pour un certain temps, distraire la marine de
ses projets sur Tabasco.
L'événement grave fut une nouvelle et soudaine attaque de Tus-
pan par les dissideus. Depuis l'échauffourée qui avait heureusement
pris fin par l'arrivée du Forfait^ Tuspan n'avait jamais cessé
d'être plus ou moins menacé par Papantla et sauvegardé par
nous. Le Forfait était allé y porter deux canons de 30 en fonte et
des munitions. La Pique y avait séjourné, dans la rivière, jusqu'à
la moitié du mois de novembre. M. Llorente y avait enfin été rem-
placé par le général LUoa, qui montrait une fidélité moins dou-
teuse et une volonté meilleure. Néanmoins, au commencement de
janvier, et bien que les gens de Jalapa, à qui il fallait à tout prix
un débouché sur la mer, se fussent très sérieusement rapprochés
de Tuspan, le général Ulloa se proposait de le quitter vers le 15
pour aller à Mexico faire sa cour au souverain. Il eût mieux valu
qu'il y restât. L'inquiétude, au sujet de Tuspan, était déjà assez
vive pour que, le 8 février, le commandant de la division envoyât
le Rhône porter des boulets à la ville pour le cas où elle serait encore
au pouvoir des impériaux et du général Ulloa. Le 18, le Colbert,
envoyé devant Tuspan pour voir ce qui s'y passait, trouvait la ville
tranquille, mais le général parti. Par une singulière coïncidence
avec ce départ, l'ennemi arriva tout à coup, le 23, avec huit cents
hommes. Le rôle du Colbert était tout tracé. Forcé de rester lui-
même devant la barre, il avait à envoyer ses embarcations en
rivière et, le péril devenant de beaucoup plus pressant, à faire
momentanément débarquer son monde en ville.
Tuspan, — et sa description ici donne une idée assez exacte des
villes mexicaines, — est un grand bourg de six mille âmes envi-
206 REVUE DES DEUX MONDES,
ron, qui s'étend principalement le long de la rivière et fort peu en
largeur. Les maisons sont généralement basses, à un rez-de-chaus-
sée simple ou à un étage peu élevé, avec verandah. Beaucoup sont
en pierre, mais la majorité en pisé et couvertes de chaume. Toutes
ont de grands jardins très boisés. Elles sont espacées dans les rues
principales et isolées dans les faubourgs. Au bord même de la rivière
sont deux cerros dominant toute la ville et une partie des collines
environnantes. Celui de l'ouest est le cerro de la Gruz, celui de l'est
le cerro de l'Hôpital. Chacun d'eux avait une ou deux pièces de
18 sur une plate-forme palissadée.
Le commandant du Colbert, le capitaine de frégate Joubert, avait,
dès son arrivée, organisé la défense de la ville en y ajoutant 36 ma-
rins de son équipage, divisés en trois pelotons. Deux de ces pelo-
tons commandés par MM. Fenoux et de Tesson, enseignes de
vaiseau, occupaient le cerro de la Cruz et celui de l'Hôpital. Le
commandant, avec le troisième, liait les communications d'un cerro
à l'autre et défendait diverses barricades. La garnison mexicaine
se groupait dans la proportion d'un nombre triple ou quadruple
autour de chaque peloton de Français. On distinguait dans ses rangs
un des fils de M. Llorente, le colonel Enrique, qui, ce jour-là,
parut secouer tout à fait l'influence paternelle et se rallier franche-
ment à l'empire. L'ennemi, composé en majeure partie de troupes
régulières du Nuevo Léon, attaqua dans le raiheu du jour et par-
vint à tourner les positions du centre en abordant la ville par des
chemins où l'on n'eût pas supposé qu'il pût se risquer à cause des
excessives difficultés du terrain, tantôt marécageux, tantôt très
fourré. Les Mexicains qui l'accompagnaient ayant lâché pied, le
commandant Joubert se trouva pris tout à coup sur son flanc droit
et par derrière. Il faisait nuit alors, et le combat n'avait pas cessé
un seul instant. Afin de ne pas être fait prisonnier avec ses huit
hommes, le commandant Joubert se vit dans la nécessité de s'em-
barquer. Il n'avait plus qu'à aller chercher des renforts le plus
promptement possible et dut passer la barre en pleine nuit. Il était
très inquiet, car il ne doutait pas que l'ennemi, maître du milieu
de la ville et isolant les cerros l'un de l'autre, ne tournât toutes
ses forces sur l'un deux et ne l'emportât. Aussi crut-il devoir prier
le commandant de la frégate autrichienne la Novara, qui était dans
les environs et que le bruit du canon avait attirée devant Tuspan,
d'aller à \era-Cruz demander du secours au co.nmandant Cloué. Il
redescendit ensuite à terre avec du renfort, mais trouva la ville
évacuée et les rues, particulièrement les flancs du cerro de l'Hôpital,
jonchés de cadavres juaristes. Ce résultat, auquel il était si loin de
«'attendre, était dû à la conduite héroïque de M. de Tesson, de ses
quatorze matelots et de quelques Mexicains au cerro de l'Hôpital.
LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE. 207
C'était en eflet contre ce point que l'ennemi avait dirigé quatre
assauts. Le canon de 18, servi par nos chefs de pièces, avait fait
merveille. Les dissidens, repoussés pour la quatrième fois, avaient
pu être vigoureusement poursuivis et écharpés dans leur fuite.
Quoique pendant plusieurs heures la ville, à l'exception des cerros
de l'Hôpital et de la Gruz, où s'étaient réfugiés les défenseurs des
barricades, eût appartenu à l'ennemi, les chefs libéraux, Trévino et
Lara, n'avaient point pillé, et c'était un fait à noter dans cette guerre.
Dès que la frégate autrichienne la ISovara avait apporté la lettre
alarmante du capitaine du Colbert, le commandant de la division
avait pris aussitôt ses dispositions pour sauver, sinon Tuspan, du
moins le peloton de marins français qui s'y trouvait abandonné. Il
fit aussitôt partir pour franchir la barre deux canonnières la Pique
et la Tactique, tandis que le Forfait appareillait avec 100 matelots
blancs du Magellan et 100 noirs du fort Saint-Jean d'Ulloa. Il avait
aussi écrit au maréchal que les marins, s'ils descendaient à terre et
prenaient la ville, ne pouvaient être en aucune façon destinés à la
garder et qu'il était à désirer, pour avoir raison de Papantla, qui
mettait sans cesse Tuspan en péril, que le commandant supérieur
de Yera-Gruz fît par l'intérieur une expédition d'au moins
500 hom.nes. Il mettait VAÎlier à la disposition du commandant
Maréchal. Toutefois cela demandait du temps, et il était pius simple
de s'adresser tout de suite au colonel du Pin, qui, s'il était libre,
fondrait immédiatement sur Tuspan. Il lui écrivit donc à Tampico
de se replier par la lagune sur Tuspan afin de chasser les Mexi-
cains.
La réponse du colonel a le double mérite de peindre l'homme,
les circonstances et les illusions volontaires dont on se berçait. « Je
voudrais bien opérer avec vos exceilens marins, répondait le colo-
nel, mais il n'est pas très facile dans ce inoment de quitter le
Tamaulipas, qui, malgré les succès supposés des troupes du géné-
ral Méjia contre Mendez, est dans un état plus dilTicile, que jamais.
Ainsi, d'après les derniers rapports, la bande de Mendez est censée
détruite et lui-même blessé grièvement. Or voici la vérité pure et
simple, comme j'ai l'habitude de la dire: Mendez et Garbajal sont
sur le bord de la mer avec cinq cents hommes au moins, à quinze
lieues de Soto-la-Marina et trente de moi. Je pars, ils fuiront, mais
comme j'ai la cavalerie la mieux montée du Mexique, j'espère pou-
voir atteindre quelques-uns des leurs, qui, vous le pensez bien,
iront se balancer au bout d'une corde. C'est une économie de car-
touches. »
Les secours directs que le commandant Cloué expédia furent
heureusement inutiles, et l'expédition par terre qu'il sollicitait contre
208 REVUE DES DEUX MONDES.
Papantla ne se fit pas. Ce ne fut pas faute d'insistance de sa part. Il
n'était pas douteux que la ville ne dût être bientôt encore attaquée
et, si on la perdait, elle nous coûterait cher à reprendre, car les cer-
ros,à cause de leur grande élévation, étaient presque inattaquables
avec le canon des canonnières. Il n'était donc pas trop d'une gar-
nison solide pour maintenir le bon esprit des habitans et la con-
fiance que le succès venait de leur inspirer. Mais le maréchal n'a-
vait pas de troupes à mettre à Tuspan et recommanda seulement
d'organiser les gardes rurales et de les disposer à se bien défendre.
Privé de moyens effectifs, le commandant suivit du moins avec
assez de machiavélisme, si l'on pense à ses préventions contre les
Llorente, la recommandation du maréchal. Il écrivit au colonel au
sujet de sa belle conduite, que rien n'avait fait prévoir : « Bravo,
monsieur le colonel 1 bon sang ne saurait mentir, » et il ajoutait
en parlant des habitans : « La conduite de vos concitoyens a été
au-dessus de tout éloge. Désormais lorsqu'on parlera d'eux, on
dira: les braves de Tuspan. » — C'était les prendre par l' amour-
propre, mais les poltrons ont par malheur trop d'esprit pour croire
sérieux ce qu'on leur dit de flatteur sur leur bravoure.
Telle quelle, cette nouvelle affaire de Tuspan n'était qu'un acci-
dent, mais elle avait contribué, par la nécessité d'envoyer des navires
et des hommes, à compromettre cette expédition de Tabasco, dont
le commandant ne perdait encore ni le désir ni l'espoir. De plus,
par contre-coup, toute la terre-chaude s'était mise en mouvement.
Le frère de Porfirio Diaz était à la Samaloapam avec des forces.
Alvarado était menacé par les libéraux du Gocuite et de Tlaliscoyan
et les moindres détachemens qu'on eût pu mobiliser devenaient
nécessaires pour protéger Vera-Gruz.
Les deux troupes dissidentes qui avaient opéré contre Tuspan
s'étaient séparées à Tchuelan. Les guérilleros de Papantla s'étaient
retirés chez eux, et les troupes du Nuevo Léon avaient pris la
route de Huanchinango, pour aller se joindre aux forces comman-
dées dans cette ville par les chefs Gabriote père et fils, riches Ita-
liens qui employaient leur immense fortune à maintenir le pays en
état de révolte.
D'autres causes, toutes personnelles à la marine, contraignaient
aussi le commandant de la division de surseoir à tout projet d'ex-
pédition. D'abord le Rhin venait de s'échouer dans un ouragan à
Mazatlan, de l'autre côté de l'Atlantique, il est vrai, mais le maré-
chal avait d'abord songé à le faire remplacer par un des transports
de Vera-Gruz. Il n'y eut pas lieu, car le ministre, averti au moins
en même temps, devait avoir et avait avisé déjà. Puis, si les illu-
sions qu'on s'était faites au Mexique sur la prochaine cessation des
LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE. 209
hostilités chancelaient un peu en face des événemens, elles per-
sistaient à Paris dans leur plénitude. On y croyait à une émigra-
tion solide des Français de New-York venus à la Martinique pour
le Mexique, tandis que ce n'était qu'une troupe de pauvres diables.
la plupart doreurs, bijoutiers et lapidaires, qui ne trouvaient pas
même à se placer et que, plutôt que de les laisser mourir de faim
sur le pavé de la Vera-Gruz, on nourrissait à la ration à bord de
V Allier. De plus, les dépêches ministérielles, stimulées du reste
par les retranchemens faits au budget, prescrivaient de diminuer
l'effectif du personnel du port, comme n'étant plus en rapport avec
le calme dont on jouissait, et la suppression de l'hôpital de la ma-
rine, qui, présumait-on, ne devait plus avoir à l'avenir qu'un nombre
insignifiant de malades.
Tout cela était plus que difficile à faire. Les réductions ordonnées
ramenaient à deux cents hommes l'effectif de la direction du port,
et il devenait dès lors matériellement impossible de suffire au ser-
vice d'embarquement et de débarquement et de transporter les
effets de campement du quai jusqu'en ville. Au fort, il y avait à
garder nos magasins et à surveiller la tourbe remuante et malsaine
des prisonniers français et mexicains. La suppression de l'hôpital de
la marine était très dangereuse, car on n'avait évité les épidémies
qu'en y envoyant les malades du bord.
Malheureusement les dépêches, quelque peu empreintes d'un
optimisme de parti-pris et se fondant sur des renseignemens erro-
nés, prévoyaient une partie de ces objections. Il n'y avait, selon
elle^i, qu'à envoyer les malades à l'hôpital de la guerre, ou, à défaut
de cet hôpital, à l'ambulance du fort ou à celle de Sacrificios. Il
n'est pas rare que, lorsqu'un établissement se fait, si mince qu'il
soit, ses fondateurs, dans quelque contentement d'eux-mêmes et
pour recueillir des éloges, s'en exagèrent et en exagèrent aux
autres les proportions et l'importance. Or, sans parler de l'ambu-
lance du fort, qui était très petite, dans une casemate et des condi-
tions déplorables, celle de Sacrificios n'était bonne au plus que pour
quatre ou cinq hommes. Elle ne consistait que dans une cabane
assez bien établie, que de précédons rapports avaient sans doute
transformée en palais sanitaire. Voilà pourquoi on l'indiquait si
complaisamment de Paris. Enfin le prétendu hôpital de la guerre
venait d'être transporté à Paseo del Macho avec un seul médecin.
D'ailleurs il n'avait jamais été un hôpital, mais une ambulance dans
un local malsain quoique vaste, parce que, faute de moyens de l'en-
tretenir, il avait toujours été sale. Le genre de ses malades y avait
contribué; on n'y soignait que des contre-guérilleros mexicains ou
TOirt xLiii. —1881. 14
210 jREVUE DES DEUX MONDES,
des égyptiens, l'armée s'étant fait une loi de ne jamais avoir d'au-
tres soldats ou employés dans les terres chaudes.
Opposer ces lins de non-recevoir, dire ces vérités était fort déli-
cat. Quand on est loin des obstacles, on aime à vivre dans la douce
persuasion que les obstacles ne subsistent plus, ou vont s'amoin-
drissant, et ceux qui soufïrent ou sont gênés ont toujours quelque
tort de venir importuner la quiétude d'un gouvernement ou d'une
administration de leurs ennuis ou de leurs souffrances. A la guerre
comme dans la vie ordinaire, si l'on dépend de quelqu'un, il faut
que, aux yeux de ce quelqu'un, tout aille bien ou le mieux pos-
sible. Dans de pareilles circonstances, le chef d'une expédition ou
d'une station lointaine doit être franc, mais doit surtout savoir
l'être. C'est un art, et il n'y réussit peut-être bien que si l'énergie
du caractère el l'honnêteté de cœur sont à la hauteur du sentiment
qu'il a très juste de sa position fausse. Il s'agit de ne pas déplaire,
il faut encore moins s'exposer à passer pour insuffisant, et pourtant
on a le devoir de sauvegarder d'une manière absolue, en même
temps que les exigences du service, la vie et le bien-être de ceux
qui nous entourent.
Toutefois la marine avait, pour traverser ces momens difficiles,
un intermédiaire très puissant, très bienveillant dans le maréchal,
qui, mieux que personne, pouvait savoir à quel point toute réforme
trop hâtive, dans le sens pacifique, était inopportune. Ce fut à lui
que le commandant Cloué s'adressa pour satisfaire tout d'abord
dans une certaine mesure aux prescriptions des dépêches. Il le pria
de vouloir bien retirer les prisonniers de Saint-Jean -d'Olloa. Il fit
valoir, ce qui était exact, que le fort était à ce point encombré de
personnel et surtout d'un personnel hideux, qu'aux prochaines cha-
leurs on devait s'attendre à une épidémie de typhus. Sa demande
fut accueillie, et, de ce côté, le personnel destiné à garder le fort put
être diminué. C'était déjà obtenir, par un commencement d'exécu-
tion des ordres reçus, que le personnel de la direction du port ne
fût réduit que plus tard. Il était aisé de faire justice de l'ambulance
de Sacrificios en envoyant une épreuve de la cabane. La photogra-
phie est brutale, mais elle a le mérite d'être sans réplique. Quant
à l'hôpital de la marine, le commandant déclina une responsabilité
aussi grande que celle de sa suppression complète. Il n'était pos-
sible que d'essayer de le réduire et il fallait désirer qu'il n'en résul-
tât pas d'inconvénient grave. Toutefois si, à ce sujet, de nouveaux
ordres arrivaient qui fussent impératifs, le premier transport, quoi
qu'il pût en advenir, emporterait d'un seul coup le personnel de
santé et le matériel. La marine n'aurait plus d'hôpital à Vera-Gruz.
Après les observations soumises à l'autorité, l'annonce, sinon lares-
LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE, 2H
pectueuse menace de cette mesure radicale, était de la fermeté habile
et loyale.
L'effectif et les ressources dont la marine disposait au Mexique
se maintinrent donc à peu près les mêmes, et il n'y avait qu'à atten-
dre, pour songer à quelque expédition sérieuse dans le sud, que l'a-
gitation des terres chaudes eût été réprim-ée. Le commandant supé-
rieur de Vera-Gruz, le chef d'escadron Maréchal, opérait en effet
du côté de Tlaliscoyan, lorsque la nouvelle de sa mort arriva tout
à coup. Il avait été tué au passage d'une rivière que les dissidens,
au nombre de huit cents, lui avaient disputé. L'ennemi avait été
repoussé, mais les nôtres^ avaient eu vingt morts et vingt blessés
et étaient rentrés dans un triste état. Il ne fallait pas beaucoup
d'affaires de ce genre pour réduire à rien la petite force qui pro-
tégeait les environs de Vera-Gruz. Presque en même temps le ma-
réchal écrivit au commandant Cloué qu'il renonçait définitivement
à l'expédition de Tabasco.
Ce fut pour la marine une grande et bien cruelle désillusion. Mais
il y eut pour son chef plus que le désappointement d'une ambition
vulgaire. Quand on fait la guerre dans un pays, dès qu'on sort des
grades subalternes et souvent même ne fût-on que simple soldat,
on ne peut s'empêcher de juger, à part soi, le cours que suivent les
choses, les événemens qui le modifient ou l'influencent. On voit vrai
ou faux, mais on se fait une certaine idée des ré.^ultats possibles
en agissant de telle ou telle façon que l'on pressent, que l'on re-
doute, que l'on désire, que l'on précipite enfin ou que l'on ralentit
si l'on a sur ce qui se passe quelque action directe ou déterminante.
En dehors d'une spéculation philosophique pure, il y a également
lesvues personneUes qui, chez les natures droites, ne faussent pas
la conscience, mais l'inclinent cependant à voir la vériié dans ce
qui est le but de leurs secrets et vifs désirs. Ainsi il est certain, par
exemple, que lors de la campagne de Portugal, sous l'empire, le
maréchal JNey, qui n'envisageait là, pour son compte, que des opé-
rations militaires à mener rondement, ne devait pas avoir dans la con-
duite de la guerre, dans ses rapports avec le pays, les mêmes tem-
péramens, les mêmes égards, les mêmes inconséquences apparentes
que le maréchal Soult, qui se flattait tout bas de l'espoir d'une cou-
ronne. Or, au moment où l'expédition de Tabasco était abandonnée,
il y avait au Mexique, au sujet des événemens qui pouvaient se
dérouler encore, deux points de vue très différens. Il semblait, d'un
côté, que la mesure indispensable à la consolidation du nouvel empire
fût la soumission complète, absolue du Tabasco, du Chiapas et des
environs. Là, en effet, dans le sud du Mexique, persistait une résis-
tance très bien organisée et d'autant plus redoutable qu'elle n'avait
212 REVUE DES DEDX MONDES,
ni excès, ni désordres. Les chefs dissidens du Tabasco, qui s'inti-
tulait « état libre et souverain, » étaient aimés autant qu'obéis.
A côté d'eux, la lagune de Terminos et la presqu'île de Carmen,
qui s'étaient les premières déclarées pour nous, flottaient cepen-
dant, inquiètes et très près de se reprocher d'avoir fait une impru-
dence. Le Yucatan, qui n'aimait pas les Mexicains et que la crainte
de nos armes avait seule converti à une adhésion très incomplète
à l'empire, songeait moins, sous le commissaire impérial, M. Salazar
Ilarrégui, à se montrer province empressée et fidèle qu'à s'ériger
tout doucement, à l'exemple du Tabasco, en état indépendant. Le
Tabasco réduit, tout le sud et l'est se soumettaient sans arrière-
pensée, et les fermens d'agitation qui subsistaient dans le nord à
l'état de menace continuelle tombaient du même coup. Il n'y avait
donc pas à hésiter si l'on voulait de Maximilien pour empereur
définitif.
Mais peut-être était-ce là le nœud secret de la question. Autant
qu'il est permis de le conjecturer, si ce n'est de l'affirmer, il exis-
tait en même temps dans l'empire, à Mexico surtout, une autre
opinion non avouée et que représentait un tiers-parti politique, non
point partisan de Juarez, tant s'en faut, mais dissident à sa façon,
et qui ne regardait point le choix de l'empereur comme ratifié sans
retour par le pays et par les faits. Ce parti, loin d'être hostile à la
protection française, Tacceptait et désirait la faire insensiblement
et habilement dévier sur un autre protégé que l'empereur, s'il
était prouvé, ce que l'on affectait de commencer à craindre, que
celui-ci n'eût pas toutes les qualités requises pour régner sans
conteste. Mais il fallait à ce parti un point d'appui en quelque sorte
national, une pression légitime et respectable pour motiver l'évo-
lution à laquelle il voulait entraîner la bonne volonté de la France
pour le Mexique. Le Tabasco, dans sa longue et sérieuse résis-
tance, paraissait offrir ce point d'appui. La plupart des chefs qui
le gouvernaient étaient, on doit le dire à leur honneur, ennemis,
sans compromis aucun, de l'intervention étrangère, mais quelques-
uns, en relations avec le parti de Mexico, se montraient disposés à
une combinaison qui préparât par des moyens amiables un dénoû-
ment satisfaisant à la crise. Ceux-là, à un moment donné, pou-
vaient entraîner le sud à une manifestation qui eût demandé à la
France un autre souverain que Maximilien. Quel eût été le souve-
verain élu sous le coup de la nécessité , avec notre agrément et
pour en finir avec des difficultés qui menaçaient de s'éterniser?
C'est ce qu'on ne disait pas, mais on caressait le maréchal, qui
représentait la France, et on lui laissait entrevoir un grand rôle à
jouer, une médiation suprême à exercer. N'était-il pas témoin des
LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE. 213
symptômes qui accusaient le peu de solidité de l'empire et n'y
aurait-il pas, de sa part, une haute sagesse autant qu'un devoir de
justice envers le Mexique à ne rien terminer d'une manière arbi-
traire, qui ne paraîtrait fermer que pour les rouvrir plus cruelles
bientôt les plaies de ce malheureux pays? Il tenait dans ses mains
le sort d'une grande contrée qui ne serait point ingrate et dont la
reconnaissance illimitée n'était pas à dédaigner. On le détournait
ainsi de rien tenter de décisif contre le Tabasco , et le peu de
moyens dont il disposait l'y déterminait peut-être également. Il est
enfin de ces situations élevées où le doute est permis, où de bril-
lans mirages séduisent l'imagination, que certains périls environ-
nent et où la perspective de tout perdre ou de tout gagner tient en
suspens la volonté la plus forte. Une influence occulte de faits, de
personnes, d'espérances grandissantes, d'une alliance de famille
prochaine protégeait le Tabasco, et l'on peut avancer qu'en renon-
çant à l'expédition si longtemps projetée, le maréchal cédait à cette
influence.
D'autre part, il était naturel que ceux qui ne pouvaient disposer
des événemens à leur gré, ni s'abandonner à de tels rêves de gran-
deur personnelle, s'affligeassent de la décision du maréchal et vis-
sent plus clair dans la situation. Loin de pactiser, en effet, avec les
visées singulières ou chimériques du parti de Mexico, le Tabasco
était, nous l'avons dit, dans la plupart de ses chefs très franche-
ment républicain. 11 agissait surtout pour son compte, et la pro-
tection que lui ménageaient les intrigues de quelques-uns de ses
chefs, protection qu'il ne sollicitait pas, mais dont il jugeait utile
et logique de profiter, le rendait chaque jour plus fort. Il était
facile de prévoir qu'aucune surprise d'entraînement n'y serait pra-
ticable et qu'on aurait fait avec lui de la diplomatie guerrière en
pure perte.
Cependant, en att-endant que les événemens en vinssent au point
que l'on désirait, il fallait agir, car il est des projets qu'on ne sau-
rait dévoiler et qu'il faut masquer au contraire, si on ne les veut
voir avorter avant l'heure.
D'ailleurs depuis deux mois qu'on avait pris Oajaca, nos affaires
au Mexique s'oiïraient partout dans un désordre alarmant et bizarre.
A Tuspan, sans argent et sans garnison, les habitans découragés
étaient prêts à abandonner la ville à la première attaque. Le navire
que la marine entretenait devant Tuspan n'était que d'une utilité
subordonnée au caprice de la barre. Auprès de Tampico, le dissident
Garbajal venait d'échapper au colonel du Pin par la connivence des
troupes mexicaines que le colonel avait avec lui. Tous ces gens-là
s'entendaient entre eux. Ce qui était plus grave, le colonel du Pin
lui-mêmeétait rappelé, et on disait que sa contre-guérilla allait être
21 /i REVUE DES DEUX MONDES.
dissoute. Les libéraux, qui n'avaient pu triompher de lui par les
armes, venaient de le vaincre à Mexico par la calomnie, grâce aux
amis qu'ils avaient dans les conseils mêmes de l'empereur. Aucun
parti au Mexique ne pouvait vouloir, en effet, de ce vaillant sol-
dat, qui allait si vite et frappait si fort. Le colonel du Pin parti, on
devait perdre avant peu tout le Tamaulipas et Tampico, Le Yuca-
tan était troublé et presque en révolte par l'arrivée des troupes du
général Galvez, que l'Eure y avait portées. L'explosion avait eu lieu
à la suite d'un incident futile. A Herida , le général Galvez ayant
forcé la consigne d'un homme de la police , l'ayuntamiento avait
adressé contre lui au commissaire impérial une plainte que celui-ci
avait trouvée inconvenante. En conséquence, il avait infligé à chaque
membre de l'ayuntamiento une amende de 150 piastres ou un mois
de prison à leur choix. Tous avaient préféré la prison, et un nouvel
ayuntamiento avait été nommé. Mais les membres de l'ancien et les
péonistes, ainsi nommés parce que la famille Péon était à la tête
de l'opposition, avaient adressé à l'empereur une pétition portée
par des commissaires qui avaient pour leur voyage des frais illi-
mités. Il fallait entendre par ces mots de quoi acheter à Mexico
quiconque voudrait se vendre pour faire réussir la députation.
De son côté, au départ de la compagnie des créoles de la Mar-
tinique que commandait le capitaine Lardy et qui avait su se faire
aimer et au bruit de son remplacement par une garnison mexi-
caine, Gatnpêche avait été près de se soulever. On l'avait calmé en
lui annonçant que l'envoi de cette garnison n'aurait pas Heu, mais
on pouvait s'attendre à des difficultés sérieuses entre l'autorité
civile et l'autorité militaire, et il devenait urgent, si l'on ne vou-
lait pas être débordé, de soutenir fortement M. Ilarrégui. A Alva-
rado, les bords de la rivière étaient gardés par les dissidens et, le
blocus n'existant pas, le commerce était libre. Les libéraux perce-
vaient ainsi les droits de douane partout où nous n'étions pas.
Payant leurs soldats avec cet argent et remplissant leurs caisses
particulières, ils n'avaient aucun intérêt à se prononcer pour nous.
Toutefois on ne pouvait rien faire avant d'y avoir mis une garnison
sufïisanto, car la Sainte-Barbe ne maintenait que la ville et non les
rives. Encore cette canonnière était dans un tel délabrement et si
percée par les tarets qu'il avait fallu lui mettre un calibre plus
faible et lui recommander de ne tirer que pour sa défense.
Au Tabasco, c'était pis encore, et l'ennemi y abusait avec une
habileté et une insolence extrêmes de l'impunité dont il jouissait.
Il venait à son gré h Vera-Grnz, à Gampêche, à Sisal, recevait des
subsides et des munitions, répandait ses journaux remplis d'in-
sultes et de menaces, tandis qu'il nous fermait avec le plus grand
soin l'abord de son territoire et que nous ne pouvions aller à San-
LA MAIIINE FRANÇAISE AU MEXIQUE. 215
Juan-Bautista, Minatitlan, Tlacotalpam, ni y faire parvenir aucun
journal, aucune lettre. Le côté tristement curieux de notre situa-
tion dans celte partie du Mexique était que toutes les facilités fus-
sent pour nos adversaires et toutes les difficultés pour nous.
Comme on ne voulait pas faire la guerre au Tabasco, il n'y avait
que le blocus à rétablir pour le priver de ses ressources, mais, là
encore, le vice de l'état de choses se faisait sentir. On ne voulait
pas du blocus officiel qui, éveillant les susceptibilités des neutres,
nous eût suscité des difficultés avec eux. La question était de blo-
quer sans déclaration de blocus, sans avouer que l'on bloquât, de
fermer les communications des libéraux avec les neutres sans que
ceux-ci eussent le droit de se plaindre à leur gouvernement. Les
instructions venues de Mexico étaient aussi vagues dans la forme
que difficiles à exécuter, mais il était difficile qu'on ofFiît, au sujet
du Tabasco, une voie d'action quelconque au commandant Cloué
sans qu'il en profitât. Il prit aussitôt des mesures pour fermer tous
les ports et l'entrée de rivières entre Vera-Gruz et la lagune de Ter-
mines.
Nous avons dit quelles étaient ces rivières et par quels arroyos
elles communiquaient entre elles dans l'intérieur des terres. Le
bateau à vapeur, le Conservador, que M. Salazar avait cédé à la
marine, dut être employé à k Frontera et avoir à bord l'adminis-
tration de la douane. 11 devait être annoncé que la douane de
Tabasco serait désormais à la Frontera. La canonnière la Tou7'tnente
avait à veiller sur le Conservador et à sortir de temps en temps pour
aller aux bouches du Ghillepeque et à Los Bocas. Gomme allège et
magasin de vivres, une bonne canonnièi'e à vapeur devait naviguer
entre Carmen et Tabasco, et une autre, qui était une ancienne cha-
loupe de vaisseau, la Louise, devait être armée par nous et aller
par l'intérieur de la lagune de Terminos dans tous les arroyos et
jusqu'à San-Juan-Bautista. Ce petit vapeur était la véritable annexe
du bâtiment en station à Carmen. Une canonnière devait garder l'en-
trée du Goazocoalcos sans trop y séjourner à cause de la mauvaise
saison qui s'approchait, et la Sainte-Barbe avait à s'occuper du
blocus d'Alvarado. Ces diverses canonnières, sentinelles .avancées
du blocus, avaient, à l'égard des bâtimensde commerce une double
consigne à faire observer. On arrêtait purement et simplement les
navires mexicains. D'ailleurs un décret impérial interviendrait pour
défendre à tous les ports de l'empire et vu les opérations de guerre
que cela pourrait gêner, d'expédier aucun bâtiment mexicain pour
les points compris entre Carmen et Alvarado. Quant aux étrangers,
le même décret recommandait de ne les expédier que s'ils insis-
taient et en les prévenant alors que ce serait à leurs risques et
216 REVUE DES DEUX MONDES.
périls. S'ils partaient quaad même, le rôle des canonnières com-
mençait. Elles ne devaient considérer aucun bâtiment commerçant
avec' le Tabasco comme régulièrement expédié que s'il avait eu
affaire, à l'arrivée comme au départ, à la douane de la Frontera,
qui percevait tous les droits. Gela ne suffisait pas. En outre de cet
acquittement de droits, on exigerait de ces bâtimens neutres, avec
toute la politesse possible, un déchargement presque entier sous le
prétexte de s'assurer qu'ils n'avaient aucune contrebande de guerre.
Il était probable que cette accumulation de mesures désagréables,
subies tout d'abord par deux ou trois navires, détournerait les autres
de s'y exposer.
Le commandant venait à peine de transmettre ces propositions
au maréchal qu'il en reçut une dépêche où se montrait toute l'in-
certitude dans laquelle on était à Mexico. Le maréchal demandait
en effet si l'expédition de Tabasco pouvait se faire dans de bonnes
conditions en rivière, en ne débarquant les troupes qu'à San-Juan-
Bautista. Le commandant eût pris le 2 ' zouaves, alors prêt à s'em-
barquer pour l'Europe sur le Rhône. Mais il était bien entendu
qu'aucune garnison ne serait laissée au Tabasco, qui s'organiserait
avec ses propres ressources. A quoi bon alors? c'était frapper dans
le vide et avoir tout le souci et toute la peine de ce coup inutile. Le
commandant répondit pourtant qu'il serait prêt dans dix jours à la
condition d'avoir tout le T zouaves et de garder le Tabasco quinze
jours au moins (1).
Si le maréchal n'acceptait pas, c'est que son offre n'était point
sérieuse et qu'il voulait seulement se donner l'apparence d'être dis-
posé à l'expédition. Le prendre au mot avec les restrictions qu'il
imposait eût été un coup de tête de jeune homme. On ne devait
pas s'exposera l'échec de ne réussir que vingt-quatre heures. D'ail-
leurs la clause de s'en aller immédiatement après l'occupation était
inadmissible pour quiconque connaissait le pays. Ce n'eût pas
même été le succès d'une heure, c'eût été remettre en question le
peu de prestige et d'influence que nous avions si péniblement con-
quis.
Le maréchal, ainsi mis en demeure, renonça de nouveau à l'ex-
pédition de Tabasco et se contenta d'autoriser toutes les mesures
du commandant Cloué pour le blocus.
Henri Rivière.
(1) En disant « le Tabasco, » il s'agit particulièrement, au point de vue militaire,
de l'occupation des villes de Tlacotalpam ou San Juan-Bautista.
LA
CORRESPONDANCE POLITIOUE
DU
COMTE PROKESGH-OSTEN
Uu philosophe disait : « Je suis terriblement dégoûté de la politique,
et je mi suis pio uis de ne plus m'en occuper. » Quelqu'un lui répon-
dit : « Fort bien; mais êtes-vous sûr que la politique ne s'occupera
jamais de vous? » Peu de temps après survint une crise ministérielle,
et le philosophe perdit une place assez lucrative à laquelle il avait la
faiblesse de tenir beaucoup. Ne faut-il pas que tout le monde vive,
même les philosophes? Ceux qui se plaignent qu'on leur parle trop
souvent des affaires d'Orient feraient bien de méditer cette instructive
anecdote. Ils déclarent que peu leur importe de savoir ce qui se passe à
Athènes, à Sophia, à Philippopoli ou dans la Montagne noire, qu'ils n'y
prennent aucun intérêt et aucun plaisir, qu'il convient de laisser les
Hellènes, les Bulgares, les Albanais et les Turcs vider ensemble leurs
débats, que le devoir du sage est de s'en laver les mains et de vaquer
tranquillement à son ouvrage. On pourrait répondre à ces indifférens :
Êtes-vous bien sûrs qu'il ne s'agisse en tout cela que du bonheur des
Hellènes et des Albanais? êtes-vous bien sûrs que le vôtre n'y soit pour
rien ? Vous avez juré de ne plus vous occuper des affaires d'Orient;
vous ont-elles promis de ne pas s'occuper de vous?
Une longue et fâcheuse expérience a démontré que les moindres inci-
dens qui se produisent dans la péninsule du Balkan intéressent et
mettent en péril la paix de l'Europe. Il faut ajouter que malheureuse-
218 REVUE DES DEUX MONDES.
ment ce qu'on appelle la question d'Orient, c'est-à-dire la question de
savoir comment sera partagé l'héritage du Turc, est de tous les pro-
blèmes qui s'agitent ici-bas celui dont la solution dépend le moins de
l'ingénieuse habileté des grands politiques. C'est un chapitre de l'his-
toire du monde que le destin semble s'être réservé, un procès dans
lequel les plans les mieux ourdis de la prudence humaine viennent
se briser contre d'inévitables fatalités, qui déjouent tous les calculs.
Aussi, chaque fois que ce procès revient sur le tapis, voit-on se repro-
duire les mêmes crises, les mêmes imbroglios, les mêmes péripéties;
les acteurs changent, la pièce est toujours la même.
C'est une réflexion qu'il est difficile de ne pas faire en lisant la cor-
respondance récemment publiée d'un éminent diplomate autrichien,
le comte Prokesch-Osten , avec Gentz et avec le prince de Metternich (1).
Peu d'hommes ont pu se vanter d'avoir connu l'Orient aussi profon-
dément que le com.te Prokesch. Dès 1823, quand il était simple capi-
taine du 22« régiment d'infanterie en gariiison à Trieste, il se sentait
entraîné vers les rivages du Levant par ce mystérieux attrait qui
est l'agent secret des destinées. On lui fournit les moyens de satis-
faire sa curiosité, et les rapports qu'il adressa à Vienne chemin faisant
attirèrent sur lui l'attention du chancelier autrichien et di son fidèle
conseiller, qui disait du jeune voyageur : a Prokesch est un diamant de
la plus belle eau ; ce que cet homme est devenu en deux ans me paraît
miraculeux. » Eu 1827, il fut nommé chef de i'étnt-major de l'escadre
qui croisait dans l'Archipel pour y réprimer la piraterie; mais son prin-
cipal office était de renseigner son gouvernement sur tout ce qui con-
cernait l'insurrection grecque, tâche dont il s'acquitta avec un rare
talent jusqu'à ce que la guerre turco-russe eut décidé du sort de la
Grèce. On étudie bien ce qu'on aime, et Prokesch aimait beaucoup
l'Orient et les Orientaux, Quelques mois après son retour à Vienne, il
eut l'occasion d'assister à une séance de la Société d'histoire de Fri-
bourg-en-Brisgau, et il se plut à déclarer à ses auditeurs étonnés « qu'il
y a en Asie plus de bonheur et plus de bon sens qu'en Europe. » —
«Si nous réussissions, ajouta-t-il, et que le ciel nous en préserve! à
civiliser l'Orient à notre façon, des populations aussi honnêtes qu'heu-
reuses deviendraient, grâce à nous, malheureuses et malhonnêtes. »
Prokesch était pourvu de toutes les qualités qui font d'un diplomate
un utile informateur; il savait s'enquérir, interroger, i! avait l'ouïe fine,
la vivacité du coup d'œil, la sûreté du jugement. Il possédait aussi le
talent de la négociation, l'art de prendre les hommes et de les per-
suader. Il y avait en lui un charmeur, et avant toute chose il se servit
(1) Aus dem Nachlasse des Grafen Prokesch-Osten, Briefwechsel mit Herrn<von
Cents und Fursten Metternich, 2 vol. Vienne, 1881.
UNE CORRESPONDANCE POLITIQUE. 219
de ce don précieux pour faire la conquête des deux importans person-
nages de qui dépendaient sa fortune et son avenir. En lisant ses lettres
et ses rapports. Gentz avait conçu une haute idée de son intelligence;
dès qu'il eut fait sa coanaissance personnelle, il lu'i voua une amitié
presque passionnée. — « J'aime votre humeur communicative, lui
disait-il, votre grande tolérance, votre indulgence pour les faiblesses
des autres; j'aime vos propres faiblesses, votre légèreté, votre désir de
plaire et tous les autres défauts que je me flatte de découvrir en vous. »
On sait que ce publiciste de haut vol mêla la bagatelle aux affaires,
qu'il eut jusqu'au bout le cœur tendre; le monde a beaucoup parlé de
la liaison dont les douceurs embellirent ses derniers jours. Il les savou-
rait non en fat qui se méconnaît, mais en poète qui caresse de flatteuses
illusions et demande en grâce qu'on ne le détrompe point. Son jeune
ami n'avait garde de combattre le penchant qui l'entraînait, il l'enga-
geait àcouroniier ses cheveux blancs des roses d'Anacréon, « le seul
sage qui ait vraiment compris la nature et la providence. » Il mettait à
son service sa muse facile ; moitié riant, moitié rougissant, l'amoureux
sexagénaire lui commandait des vers qu'il pût réciter en sûreté de con-
science à la divinité qui lui rendait sa jeunesse. Il lui écrivait le 7 juin
1830 que « ce sont les folies partielles, Kleine und partielle Verrûcktheiten,
qui font le charme et la beauté de la vie... Si les philosophes et les
théologiens n'extravaguaient pas quelquefois, si les artistes n'étaient
pas fous, si les héros n'étaient pas des enragés et si le populaire n'é-
tait pas stupide, où donc l'histoire universelle prendrait-elle ses maté-
riaux? Quelle misère serait la nôtre si nous vivions daus un monde où.
tout serait parfaiiement raisonnable! Celui qui ne perd pas le sens en
feuilletant un livre aimé, celui qui n'entre pas en délire auprès de sa
maîtresse, celui que l'ardeur du combat ne rend jamais furieux, celui
qui ne sait pas devenir imbécile dans la société des pédans et des bour-
geois, celui-là ne sait pas le premier mot de l'art de vivre. » Mais pour
délirer avec agrément, il faut se bien porter, et la santé de Gentz
déclinait, Ihuile commençait à manquer à la lampe; son humeur s'as-
sombrissait, il voyait venir la mort et il lui faisait mauvais visage.
Pfokesch s'efforçait de relever son moral, de remonter son imagination
découragée, d'exorciser les démons qui le tourmentaient : « Que ne
puis-je, lui disait-il, répandre dans votre âme ce repos patriarcal qu'on
respire en Orient!... Être vraiment aimé est le suprême iriorDphe de
l'homme; le reste, pour qui connaît le monde, n'est qu'un vain rado-
tage. Pensez seulement à tous les bonheurs que le ciel vous a prodi-
gués. Regardez en vous-même; un esprit puissant, un cœur toujours
jeune, des trésors de connaissances, de réjouissans souvenirs et Fanny,
voilà ce q ue vous y trouvez. Regardez hors de vous; l'estime univer-
selle, une fortune suffisante , une influence incontestée et .eiicora
220 REVUE DES DEUX MONDES.
Fannyl... Que vous faut-il de plus? Un peu de courage. » C'était le
courage qui lui manquait; la mort lui faisait peur.
Pour réussir auprès du prince de Metternich, le jeune diplomate dut
recourir à une autre méthode, et il lui en coûta davantage. Le prince
était sévère pour tous les écarts d'imagination, il avait peu de goût
pour les folies, même partielles. En 1832, quelques jours après la mort
de Gentz, il disait à Prokesch : « Gentz était jadis l'homme du monde
le plus étranger à toute espèce de romantisme. 11 y a cinq ou six ans,
il commença d'en tenir, et ce romantisme qui lui était venu sur le tard
atteignit son comble durant ses relations avec Fanny. L'amour roman-
tique est fatal aux vieillards, il use bien vite leurs facultés et hâte leur
fin. »
Ce n'était pas seulement le romantisme des vieillards qu'il condam-
nait sans miséricorde; il avait une sainte horreur pour quiconque pré-
tendait mêler un peu de poésie aux choses d'ici-bas. 11 &im;.it l'his-
toire, il aimait les romans, mais il méprisait de tout son cœur les romans
historiques, et il en voulait à « cette misérable Genlis » de les avoir
mis à la mode. Plus misérables selon lui et plus dangereux encore
étaient ces autres romanciers qu'il traitait de pipeurs de peuph-s. Il
entendait par là les libéraux de toute nuance, tous ceux qui croyaient
ou affectaient de croire « au progrès indéfini du genre humain, à la
monarchie entourée d'institutions républicaines, aux droits de l'homme,
à la liberté de la presse comme moyen d'éclairer les gouvernemens,
à la pondération des pouvoirs selon la méthode de Montesquieu. »
Prokesch ne croyait guère au progrès indéfini, et il goûtait peu les droits
de l'homme et la liberté de la presse. Pourtant le prince lui reprochait
d'être romanesque par accès, de ne pas tenir toujours en bride son ima-
gination, de s'être laissé séduire par l'imposante et mystérieuse figure
de Méhémet-Ali, d'avoir vu en lui le régénérateur providentiel de l'em-
pire ottoman. Il avait peine à lui pardonner d'avoir cru « qu'on peut
fonder un empire arabe avec des progrès industriels, des monopoles,
des extorsions, des aventuriers français, des touristes et des gazetiers. »
Il ajoutait: « Si Mahomet, au lieu d'écrire le Coran, s'était avisé d'em-
ployer son temps à créer des fabriques et à façonner des régimens à
l'aide d'instructeurs européens, il n'aurait jamais été question de l'Is-
lam dans le monde. » Prokesch passait humblement condamnation. Il
apprenait du maître à mépriser les apparences, à gourmander ses rêves,
à se défier de la poéi^ie et même de la logique, à n'en croire que l'expé-
rience. Il se persuada de plus en plus qu'on ne connaît les hommes et
les choses qu'à l'user, il s'accoutuma à ne jamais chercher le mieux, à
ne compter qu'avec les faits, à considérer la correction de l'esprit comme
la première des vertus. Peu à peu il devint un de ces vases d'élection
dans lesquels l'illustre chancelier aimait à répandre sa pensée, et jus-
UNE CORRESPONDANCE POLITIQUE. 221
qu'à la fin de sa brillante carrière il s'est conformé aux leçons qu'il avait
reçues, il a toujours représenté ce qu'on appelait la vieille tradition.
Il est mort sans qu'on ait pu jamais lui reprocher d'avoir battu sa nour-
rice.
Les lettres qu'il écrivit de Smyrne pendant l'insurrection grecque
offrent aujourd'hui encore un vif intérêt. 11 n'y a rien de nouveau sous
le soleil, et les situations, les événemens, les démêlés, les conflits qu'il
racontait, les inquiétudes des uns, les espérances des autres, tout cela
ressemblait singulièrement à ce que nous voyons, u Laissons tourner
la terre, disait l'ivrogne de Shakspeare, nous ne serons jamais plus
jeunes qu'aujourd'hui. » Depuis 1827, la Turquie n'a pas rajeuni; mais
est-elle devenue plus vieille? On pourrait en douter. Alors déjà, elle
semblait ne pouvoir opposer à ses ennemis que cette force de résistance
que donne l'inertie, et elle désespérait ses amis par sa conduite, qu'ils
avaient peine à comprendre, par les maladresses qu'elle mêlait à ses
habiletés, par son obstination fataliste, qui se raidissait contre les con-
seils. « Pour traiter avec les Turcs, écrivait Prokesch le 3 juillet 1829,
il faut connaître leurs mœurs, leurs idées, leur fjiçon de raisonner, leurs
penchans et leurs faiblesses. La rhétorique occidentale ne produit sur
eux aucun effet, ils ont un tact tout particulier pour démêler le vrai du
faux. Le point est d'obtenir leur confiance; on n'y réussit que par la dou-
ceur jointe à l'énergie et par un calme imperturbable. » Alors déjà il
passait pour constant que l'empire ottoman était tombé en décadence,
et médecins et empiriques lui offraient des remèdes qui n'étaient pas à
son usage. Le prince de Metternich en jugeait mieux quand il disait :
« L'Islam n'est pas compatible avec une organisation saine de l'état. De
temps à autre éclatent des maladies inflammatoires; sont-elles gué-
ries, ce qui leur succède n'est pas la santé, c'est le vieux mal chronique,
dont on ne pourrait délivrer les Turcs qu'en leur ôtant la vie. » Et
pourtant, alors comme aujourd'hui, cet empire caduc avait d'avisés
diplomates, qui rendaient des points à ceux de l'Occident, et d'hé-
roïques soldats à qui on pouvait tout demander, et si on l'eût laissé
faire, il serait venu à bout de tous ses sujets révoltés. Quand l'Europe
intervint, l'insurrection grecque était près de succomber; Prokesch en
donnait l'assurance à Geniz avec les pièces à l'appui.
En 1827 comme à cette heure, la politique autrichienne travaillait au
maintien du statu quo en Orient, non certes par intérêt pour la Porte,
mais parce qu'elle se défiait de la Russie. Elle représentait à l'Europe
qu'il était de son devoir de venir en aide à l'empire caduc pour pro-
longer ses jours autant qu'il était possible ; elle s'efforçait aussi de lui
persuader que l'agrandissement de l'Autriche était pour les puissances
occidentales la seule garantie sérieuse contre les ambitions et les con-
voitises moscovites. Dès ce temps, l'Autriche était dans la situation d'un
222 REVUE DES DEUX MONDES.
médecin qui se considère comme l'héritier naturel de son malade, et qui
ne laisse pas de le soigner consciencieusement; mais la question de l'hé-
ritag'^ lui trotte sans cesse dans la tête et lui procure des distractions. —
« Il y a deux jDurs, écrivait Prokesch le 3 octobre 1827, lord Prudhoc
me demanda quelle frontière je serais disposé à octroyer à mon pays, si
l'on eu venait à partager la Turquie. Je lui répondis que je tenais le
cas pour impossible et la question pour oiseuse. 11 insista, et je finis par
lui dire que je ne pouvais avoir à ce sujet qu'une opinion militaire, et
que si le cas impossible venait à se réaliser, je réclamerais pour PAu-
triche tout le terriioire qui s'étend d'Orsowa à Salonique, avec ce port
dans l'Archipel et Widdin sur le Danube. » A quelques nuances près,
cette opinion, aussi commerciale que militaire, est encore celle qui pré-
vaut à Vienne; on y dit tous les jours : Si le partage se fait, il nous faut
Salonique.
En 1827, comme aujourd'hui, ce qui alarmait et irritait le cabinet
autrichien, c'était le rapprochement subit qui venait de s'opérer entre
l'Angleterre et la Russie. Le k avril 1826, un protocole secret avait été
signé à Saint-Pétersbourg, par lequel les deux puissances s'engageaient
à interposer leur médiation en faveur de la Grèce. Le Gladstone d'alors
s'appelait Canning, et il était aussi lettré, quoique moins doctrinaire
et moins théologien. Oo le persiflait, on le brocardait à Vienne comme
on y brocarde M. Gladstone. On l'accusait d'être la dupe de la Russie,
de jouer s n jeu, d'avoir conclu une alliance monstrueuse, qui aboutirait
infailliblement à une rupture. On traitait sa politique de honteux liber-
tinage, Liederlichkeit ; on le traitait lui-même de brouillon et d'esprit
malfaisant. Gentz le définissait : un orateur de premier ordre, un bon
poète de second rang et un pitoyable ministre. « Ce n'est pas un incen-
diaire, disait de son côté M. de Metternich, mais dès qu'un incendie
éclate, on est sijr de le trouver entre le feu et les pompes. »
Lorsque le traité de Londres auquel accéda le cabinet des Tuileries
eut été conclu, on en ressentit à Vienne un dépit amer, acrimonieux,
et on prodigua à la politique française tous les reproches qu'on adres-
sait naguère à M. de Freycinet quand on le soupçonnait de faire cause
commune avec la Grande-Bretagne et la Russie. Prokesch déclarait que
par état la France était une vieille coquette, à l'affût des galans, qu'elle
aspirait à faire parler d'elle, à jouer un rôle, qu'elle était de toutes les
nations la plus disposée à suivre une politique de gloriole et de vanité:
u On nourrit de sucre les enfans et les perroquets, » disait-il d'un ton
méprisant. Ce qui le consolait et le rassurait un peu, c'était fappui que
1' utriche trouvait à Berlin. Il estimait que la Prusse avait l'armée la
mieux organisée de l'Europe et qu'on ne pouvait attacher trop de prix
à son alliance. Mais il n'était pas sans inquiétude; il se défiait « de cette
puissance qui avait grandi trop vite et qui pour s'agrandir encore était
UNE CORRESPONDANCE POLITIQUE. 223
capable de se prêter à toutes les combinaisons. » A cet égard, l'Au-
triche est aujourd'hui dans une meilleure condition ; elle peut faire
fond sur le bon vouloir de la Prusse, et la Prusse ne se compose plus
de 17 millions de Prussiens, elle représente 40 millions d'Allemands,
sans compter qu'elle est gouvernée par le plus grand politique du temps
présent. Ce n'est pas le baron de Haymerlé, c'est le prince de Bismarck
qui s'est fait ua plaisir de parer toutes les boUes de M. Gladstone et
qui l'a empêché de rouvrir la question d'Orient.
n faut avouer que Vienne était alors la seule capitale do l'Europe où
l'on fît preuve de prévoyance et de conséquence dans la conduite. Par-
tout ailleurs on jouait avec le feu, au risque de provoquer un incendie
qu'on redoutait et qui n'était désiré qu'à Saint-Pétersbourg. Les trois
puissances médiatrices favorables à la Grèce avaient envoyé leurs
escadres pour imposer aux belligérans une suspension d'hostilités, qui
ne profitait qu'à la Grèce écrasée et à bout de forces. Elles avaient donné
aux chefs de ces escadres l'ordre de ne point s'occuper de pli tique;
elles leur avaient enjoint de se montrer partout et, s'il était possible, de
ne rien faire du tout. Mais il est dans la nature des amiraux d'aimer à
agir, et ils dépassent volontiers leurs instructions. L'amiral français
disait en parlant de son collègue l'amiral anglais : « Les événemens
dépendent d'un verre de plus ou de moins que boira Codrington. » Il
faut toujours en pareil cas compter avec les accidens. L'accident qui se
produisit s'appela la bataille de Navarin; à propos de rien, on détruisit
la flotte turque, et parmi ceux qui prirent part à ce coup de main, les
uns le qualifièrent de glorieux exploit, les autres décidèrent «que c'était
la plus grande infamie qu'on eût jamais commise. » Les amiraux, à qui
on avait interdit de faire de la politique venaient de proclamer sans le
vouloir et sans y penser l'indépendance de la Grèce, « Avant Navarin,
disait Prokesch, les Grecs n'avaient en leur faveur que dix chances sur
cent, ils en ont aujourd'hui soixante-dix contre trente. » Les puissances
qui ont envoyé tout récemment des bâtimens de guerre devant Dalcigno
se sont peut-être souvenues de Navarin, et elles ont usé de circonspec-
tion; elles ont eu soin d'ordonner que les canons fussent chargés à
poudre.
Prokesch et ses augustes patrons voyaient aussi de mauvais œil,
comme on peut le croire, cette expédition de Morée que la France
entreprit à la seule fin d'obliger les Égyptiens d'Ibra'uim-Pacha à éva-
cuer le Péloponnèse, et dans la charitable intention de mettre un terme
à des massacres qui révoltaient l'Europe. Elle fit preuve en cette occa-
sion du désintéressement le plus philanthropique; mais c'est le sort de
la philanthropie d'être toujours soupçonnée, toujours calomniée, et on
ne manqua pas d'attribuer au cabinet des Tuileries d'ambitieux calculs
qu'il ne faisait point. Le seul profit qu'il espérait était un peu de gloire,
et les lauriers qu'on cueillit furent rares et un peu maigres. Gardons-
224 REVUE DES DEUX MONDES.
nous de regretter que la France ne se soit pas faite, il y a quelques
mois, le gendarme de l'Europe pour mettre à la raison les Albanais.
C'est un dur métier que celui de gendarme international, et l'amour-
propre d'un soldat n'y trouve guère son compte. Les 1/|,000 Français
que commandait le général Maison n'eurent pas d'autre satisfaction que
celle de procurer à leur chef le bâton de maréchal. Les Égyptiens évi-
taient de se commettre avec eux; c'est à la faim qu'ils avaient affaire,
à la soif, à la fièvre, au typhus, aux nuits froides succédant aux jour-
nées brûlantes. Leurs bons amis et alliés, les Maïnotes, leur dérobaient
leurs souliers et leurs chemises, après lesquelles il fallait courir. Ce
qui est plus grave, on s'ennuyait; c'est une maladie à laquelle ne sont
que trop sujets les soldats français quand on leur a promis des ba-
tailles et que pour tout exploit on leur impose des corvées. Ils en
venaient peu à peu à préférer leurs ennemis à leurs amis, ils s'épre-
naient d'Ibrahim. « Ce brave homme, mandait-on du quartier-général
à Prokesch, fraternise avec nos militaires, et tous l'aiment beaucoup.
S'il allait à Paris, on l'adorerait; voilà les hommes! » Quand le signal
du retour en France fut donné, ce fut une allégresse générale, a — Nous
sommes venus comme des imbéciles, disait-on, et nous nous en allons
comme des nigauds. » — Eu définitive, pour qui avait-on travaillé?
Pour la Russie. C'est une loi de l'histoire que tout ce qui se passe en
Orient proflte aux Russes, et il y parut bien, puisque peu après toute
l'Europe dut se réunir pour les arrêter dans leur marche victorieuse sur
Constantinople.
Les hommes d'état autrichiens avaient raison, et pourtant ils avaient
tort. On a beau mépriser le romantisme et n'estimer que les faits, le
romantisme lui-même est un fait comme un autre, et il est boa de se
mettre en règle avec lui. D'un bout de l'Europe à l'autre, l'opinion
publique s'était faite la complice des Grecs ; leurs soutfrances et leur
courage avaient ému, passionné les esprits, leur cause trouvait partout
des champions, et la voix du cabinet de Vienne n'était plus entendue,
il criait dans le désert. « Les enthousiastes et les fous, disait Prokesch,
travaillent le plus souvent pour les coquins. » C'est possible, mais il
n'est pas moins vrai qu'il faut savoir faire la part de la folie et du sen-
timent dans les affaires humaines. En 1848, au lendemain même de sa
chute, le prince de Metteniich continuait d'affirmer qu'il ne s'était
jamais trompé, qu'il avait toujours eu raison. Son malheur était préci-
sément d'avoir eu trop raison. Les grands hommes d "état ont tous fait
quelque chose pour l'imagination des peuples et compté avec leurs
instincts obscurs, qui ne sont pas infaillibles, mais qui ne ss trompent
pas toujours. Ce sont les idées claires qui gouvernent le monde, ce
sont les idées confuses qui le font progresser, et il est aussi dangereux
de trop leur résister que de trop leur céder.
A l'époque de l'insurrection grecque, le philhellénisme était une
UNE CORRESPONDANCE POLITIQUE. 225
passion et une puissance; il faut convenir qu'aujourd'hui il est tombé
en langueur. C'est une grande différence entre ce temps et le nôtre. Le
petit royaume hellénique n'a pas réalisé toutes les espérances qu'on
fondait sur lui, ses destinées n'ont pas répondu à l'attente universelle,
et l'intérêt si vif qu'on lui portait s'est refroidi par degrés. En 183Zi,
Prokesch fut envoyé comme ministre à Athènes, où il demeura qua-
torze ans. Il y apprit à rendre plus de justice aux Grecs, qu'il avait
trop méconnus; mais il jugeait leur gouvernement avec une extrême
sévérité. Le 12 décembre 18U, le prince de Metternich lui écrivait :
« Athènes est un vrai cloaque politique, où les élémens les plus divers
sont dans une fermentation continuelle. De ces élémens, les uns sont
indigènes, les autres ont été apportés du dehors. On a créé un état,
mais on a oublié de faire son éducation, et comme il arrive toujours,
les précepteurs se sont présentés en foule. Détestable est la soupe que
plusieurs cuisiniers se chargent de saler. » Il ajoutait trois ans plus
tard : « La boutique grecque n'est qu'une dangereuse ordure: Die ganze
griechische Boutique ist ein hœchst gefàhrlicher Quark. n Dans le fond,
Prokesch était de son avis; mais il estimait qu'il ne fallait pas s'en
prendre aux Grecs, qu'en bonne justice il convenait de rejeter la faute
sur l'Europe.
On avait fait les choses à moitié, pensait-il ; on avait créé une Grèce
indépendante, et on lui avait mesquinement marchandé le territoire et
l'étoffe. On l'avait faite assez grande pour être ambitieuse, trop petite
pour qu'elle pût se suffire; elle était à la gêne dans ses frontières trop
étroites. Ce n'était pas tout, on lui avait imposé un gouvernement qui
contrariait ses penchans, ses aptitudes naturelles, on avait cru faire
son bonheur en la mariant à un prince bavarois, et ce mariage était
fort mal assorti. C'était aussi l'opinion de Gentz; bien qu'il eût peu de
goût pour les républiques et les républicains, dès le 29 janvier 1830, il
s'était exprimé de la sorte : « Je trouve non-seulement pitoyable, mais
parfaitement ridicule qu'on veuille nommer un prince allemand roi de
Grèce. Je pourrais écrire un volume sur tout ce qu'il y a d'absurde
dans cette belle conception. A quoi bon un prince? à quoi bon un sou-
verain? Par sa situation géographique, par sa conformation physique,
par le caractère de ses habitans, par sa pauvreté présente comme par
tous ses antécédens, la Grèce est faite pour vivre en république. Je lui
souhaite une constitution semblable à celle de la Suisse, à cela près
qu'on lui donnerait un président muni de pouvoirs très étendus. Si ce
président était un Maurocordato ou un Tricoupi, il ne me resterait plus
rien à désirer. » Mais on craignait qu'un gouvernement républicain ne
laissât le champ libre aux intrigues de la Russie, on craignait surtout
que le président ne fût ce Capodistria que Prokesch déflnissait « le
bas empire en uniforme russe, » et on dota la Grèce d'une constitution
ton xLin. — 1881. 15
226 REVUE DES DEUX MONDES,
monarchique qui lui convenait, disait Gentz^ a comme un coup de
poing convient à l'œil qui le reçoit. »
Qu'ils eussent un roi ou qu'ils n'en eussent point, il fallait octroyer
aux Grecs la liberté municipale: comme leurs pères, c'est celle qu'ils
prisent le plus et dout ils savent le mieux se servir. On leur donna un
souverain qui nommait à tous les emplois, qui d'^^pensait toutes les
grâces. Plus tard, quand le régime parlementaire vint se greffer sur
cette lourde monarchie bavaroise, le mal s'aggrava. Il n'y a point de
partis à Athènes, on n'y trouve que des coteries ou des cliques, et cha-
cune de ces cliques a son chef, qui ne devient président du conseil qu'à
la faveur de combinaisons clandestines, d'intrigues occultes, et qui ne
se maintient au pouvoir qu'en partageant le gâteau à ses adhérens ; à
chaque changement ministériel, du haut en bas, tout le personnel des
fonciionuaires est renouvelé. Les politiciens ont fait leur proie du petit
royaume, où tout languit, hormis leur ambition. C'est un moulin qui ne
produit guère de farine ; il ne s'y moud que du sable, et ce sable con-
tient peu d'or. Les politiciens d'Athènes voient dans les annexions qu'ils
rêvent un moyen de fortifier leur situation, d'accroître le nombre de
leurs partisans et de leurs créatures ; ils auront plus de fermes, plus de
métairies à distribuer; reste à savoir si ce jeu plaira aux annexés. Un
ami très zélé de la Grèce, qui habite l'Orient, affirmait dernièrement
dans une revue anglaise qu'avant d'agrandir son territoire, le petit
royaume doit s'occuper d'abord de réformer son gouvernement, qu'il
y a plus de libertés municipales en Turquie que dans la Morée, que si
les annexions se font, il faudra garantir aux nouvelles provinces leur
autonomie administrative, qu'autrement les Thessaliens seraient fort
malheureux de tomber sous le joug d'Athènes, que les Cretois jouis-
sent de précieux avantages qu'ils ne sont pas prêts à sacrifier, que si
M. Coumoundouros s'avisait de faire conduire leur ménage par ses no-
marques et ses éparques, il y aurait une révolution au bout de deux ans.
A l'appui de sa thèse, il cite ce mot d'un Cretois : « Ou nous ne serons
pas Grecs, ou c'est la Grèce qui nous sera annexée (1). »
Prokesch, qui considérait le philhellénisme comme une des formes
les plus dangereuses de la philanthropie, se plaignait que les peuples
fussent d'éternels enfans, toujours amoureux de changemens et de
spectacles; ils vivent par les yeux, et les yeux sont toujours jeunes. Il
est certain qu'en 1827 les Grecs n'intéressaient pas seulement la galerie
par leurs malheurs et leur héroïsme, on leur savait gré de faire, en
s'insurgeant, diversion à l'ennui qui pesait alors sur l'Europe; c'était
une aventure, et on avait soif d'aventures. Si Prokesch vivait encore,
(1) Greece and Greeks, by W. J. Stilliaan, dans la Imaison da 4« aovêmbre 4880
de la Fortnightly Review.
UNE CORRESPONDANCE POLIIIQUE. 227
il rnnsfaternit avec surprise que li^s peuples ont changé d'humeur.
AprOs les ieriil)les conimoàons qui ont remué le monde, ils ne deman-
dent plus des aventures e!: des spectacles, 11'^ n'ont soif que de rop^s.
Ce qui se passe eii Orient les irrite et les inquiète, iis tromb'ent pour
la paix générale et pour leur pot-au-feu. S'il ne tenait qu'à eux, Turcs,
Grecs, Albanai.^ seraient renvoyés dos à dos p a' le grand juge.
En 1827. les hdmrnes d'etai sa laissèrent entraîner par ks sympa-
thies ('i les passions généreuses qui de proche en proche avaient g igné
toute l'Europe. Aujourd'hui, tout au contraire, ils se montrent plus phil-
hellénes quB le commun des mortels. Je ne sais si nous sommes ir.oins
ptulanthiOpes (Jue nos pères, mais à coup sûr nous sommes moins
romaniiquts. C'est dans le cœur des diplomates que s'est réfugié le
ro!itat(fisrae, et c'est une oeuvre de haute poésie qui a été élaboiée au
congrès et à la cunfér nce de C rlin. Jusqu'ici on jugeait que qui veut
avoir part au bien de sOii voisin doit le prendre à main armée, payer
de sa personne, courir h^s risques et périls do son entreprise. Les diplo-
mates réunis à Berlin ont décidé que dé-ormais il en serait autrement,
que les Grecs ayant eu l'obligeante attention de ne rien prendre à la
Turquie pendant qu'elle avait les Russes sur les bras, un trait de déli-
catesse ."^i rare méritait rôcomperise, qu'il fallait leur donner tout au
moins la Thes-^alie et l'Épire, Larissa et Janina. Mais à peine eurent-ils
rendu leur romantique sentence, ils s';iperçurent qu'elle cau-^nit psrlout
plus d'étonnemcnt que d'admirition et que l'opinion publique lui ét;ii£
peu favorable. Les uns répugnaient à admettre ce droit nouveau, ils
pensaient, avec inquiétude à l'usage qu'on en ferait dans la suite, aux
cons''quences que pourrait avoir un précédent si fâcheux. D'autres,
prévoyant que la Turquie r's'sferait, craignaient que, sous prétexte de
paciticf rOiient, on n'y eût semé le vent et la tempête. CenxnT'îne qui
déclaraient tout haut que les Turcs auraient graisd tort de ne pas se
rendre à l'invitation qui leur était adressée, convenaient tout bas qu'ils
avaient raison et qu'cà leur place tout le monde en ferait autant.
Le comte de Saint-Aulaire disait un jour à Prokesch : « Los sottises
sont faites pour que les hommes d'esprit les réparent. » Il faudra beau-
coup d'esprit à la diplomatie pour réparer l'erreur qu'elle a commise.
Elle a donné généreusement à la Grèce Larissa et Janina ; mais la Tur-
quie ayant refusé de confirmer la donation, la Grèce s'arme jusqu'aux
dents pour aller réclamer et conquérir de vive force ce qu'elle consi-
dère à juste titre comme son dû. Cette guerre qui s'annonce pour 'e
printemps prochain inquiète vivement les diplomat -s; ilssenlent qu'on
les en rendra responsables, ils s'appliquent à conjurer le fléau qu'ils
ont déchaîné de gaîté de cœur. Ils prêchent aux Grecs la mansuétude,
la longanimité, la patience; ils leur disent : « Heureux les débonnaires
et les paciliqucs! car ils hériteront de la terre! » lis les engagent à se
228 REVUE DES DEUX MONDES.
montrer faciles, coulans, à s'abstenir de tonte violence, auquel cas ils
leur promettent mille petites douceurs ; bref ils les conjurent de laisser
remettre leurs droits en question et en arbitrage. — Que nous parlez-
vous d'arbitrage? répondent les Grecs. Vous êtes des juges trop sérieux
pour vous déjuger si vite. Vous avez rendu votre sentence, nous la
tenons pour bonne, nous l'approuvons de tout point, et ce n'est pas nous
qui en appellerons. — Que de paroles, que d'éloquence ne faudra-t-il
pas dépenser pour réduire ces esprits réfractaires ! Ce n'est pas qu'ils
s'abusent sur leurs forces ; ils savent très bien que s'ils doivent vider
leur différend seuls à seuls avec les Turcs, la partie ne sera pas égale;
mais ils sont fermement persuadés qu'au milieu des hasards qu'ils s'ap-
prêtent à courir, ils trouveront des défenseurs et d'oOcieux patrons.
Les Grecs sont les Gascons de l'Orient; ils en ont la belle humeur, le
joyeux courage, l'esprit d'entreprise, les goûls aventureux et libres, les
entraînemens mêlés aux calculs, la hâblerie toujours opportune, que
justifie leur audace. Il sera difficile de les arrêter. En vain l'Europe
leur répète que si, au mépris de ses conseils, ils commettent quelque
imprudence et s'attirent des désastres, elle s'en lave les mains. Ils
n'ont garde de l'en croire ; ils considèrent qu'en leur promettant Janina,
elle s'est engagée d'honneur à les secourir et qu'elle ne laissera pas sa
parole en souffrance. Il y avait une fois un Gascon qui s'appelait Huon
de Bordeaux. Il rencontra un jour le roi des génies, lequel lui fit pré-
sent d'un cor d'ivoire et lui promit de venir à son aide quand il en son-
nerait dans quelque pressant péril. Tout en lui donnant son cor, Oberon,
qui connaissait l'humeur hasardeuse du personnage, lui recommanda la
prudence, ajoutant que s'il s'avisait de chercher étourdiment le danger,
il aurait tort de compter sur lui. Il lui interdit surtout de s'attaquer à un
géant formidable qu'on avait surnommé l'Orgueilleux et que gardaient
dans son château deux hommes de cuivre armés chacun d'un fléau en
fer. — Fort bien! répondit Huon, j'y vais de ce pas; si malencontre
m'arrive, je cornerai et vous me tirerez d'affaire. — Par Dieu ! je n'en
ferai rien, dit Oberon; ne vous y fiez pas, vous pourriez corner inutile-
ment. — Sire, reprit Huon, ne vous fâchez point, car je sais ce que j'en
dois penser. — Voilà l'histoire de la Grèce et de la diplomatie. M. Cou-
moundouros voit pendre sur sa poitrine le cor d'ivoire magique à la
voix duquel Oberon ne peut résister; quoi qu'on puisse lui dire, il se
persuade qu'il n'aura besoin que d'en sonner et que l'Europe ne man-
quera pas d'accourir.
G. Valbérï.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
3i décembre 1880.
Dix années sont déjà passées depuis que la France est sortie mutilée
des convulsions de la guerre étrangère et de la guerre civile, ayant
tout à la fois à se relever devant le monde et à se reconstituer dans
sa vie intérieure. Plus de cinq années se sont écoulées depuis que tout
un ensemble de circonstances a fait accepter la république comme le
régime définitif du pays et qu'une assemblée souveraine aux instincts
tout monarchiques a été conduite à consacrer elle-même l'existence de
cette république par le vote d'une constitution. Il y a plus de trois ans
maintenant que les républicains, vainqueurs dans une lutte aveuglé-
ment engagée, ont été appelés sans partage au pouvoir, au gouverne-
ment de la république, où ils ont porté leur esprit, leurs passions et
leur politique.
Consentie en fait et acceptée comme le seul régime possible au len-
demain de 1871, légalement organisée et sanctionnée en 1875, défini-
tivement émancipée de toutes les anciennes influences en 1877, débar-
rassée de la présidence de M. le maréchal de Mac-Mahon en 1879, la
république a passé ainsi par une série d'évolutions aux mains de ceux
qui ne déguisent plus aujourd'hui l'ambition d'être les seuls maîtres.
Celte histoire déjà longue compte bien des crises, bien des péripéties
qui ne paraissent pas devoir être les dernières, et chaque année, à
mesure que le temps passe, à cette heure où se ravive le sentiment de
la rapidité des choses, où tout semble recommencer, on se reprend à
s'interroger, à jeter un regard en arrière. On cherche curieusement,
quelquefois tristement, à travers ces évolutions et ces conflits où tous
les intérêts naiionaux sont en jeu, ce qui a été fait pour la France,
pour le bien et l'honneur du pays, ce qui reste sérieusement de ce
passé d'hier. Ou se demande aussi, puisque depuis quelques années il
280 REVUE DES DEUX MONDES.
y a une orthodoxie républicaine, un règne des républicains, ce que ces
républicains ont fait, ce qu'ils font chaque jour pour assurer la dignité
et la stabilité des institutions, pour recommander et populariser la
république. On se demanile sérieus(menl,non sans une certaine anxiété,
où nous en sommes et oi^i nous allons, quelles garanties ou quels pré-
sages nous lègue l'année qui n'est déjà plus. Que la session qui vient
d'être close ait un peu n.'Oins mal fini qu'on ne Ta craint un inslant,
que le parlement ait pu se retirer en paix, laissant pour quelques jours
le pa\s tranquille, rien de mieux. C'est pourtant, on en conviendra, un
étrange régime que celui où, jusqu'à la dernière heure, on ne sait pas
s'il y aura un budget, où une des deux assemblées ne peut exercer ses
dioiis sans qu'on parle aussitôt de conflits et où, à part les menaces
perpétuelles de crises, la vie parlementaire est à chaque instant encom-
brée d un déchaînement d'outrages, de diffamaiions, de délations, —
sous prétexte de défendre ou de servir la république! Le fait est que
cette fin de session est un assez triste couronnement de l'année et
qu'elle pourrait donner une idée singulière du progrès des institutions
nouvelles.
Les incidens passent, sans doute. Ce qui reste, c'est la situation
dont ces incidens sont l'expression, qu'ils éclairent parfois d'un jour
étrange, et cette situation, telle qu'elle apparaît aujourd'hui, elle est
elle-même la suite de ce mouvement ininterrompu qui se poursuit
depuis quelques années, qui a fait passer successivement la présidence
du conseil de M. Dufaure à M.Waddington, (.'e M. Waddington à M. de
Freycinet, de M. de Freycinet à M. Jules Ferry. Chacun de ces change-
mens a été un pas de plus ou, si l'on veut, un progrès nouveau de ce
mouvement qui, à partir de la retraite de M. Dnfaure, est allé en se
précipitant, qui se résume désormais en un faitcaraciérisiique, — l'in-
vasion de l'esprit de parti et de secte dans les affaires de la France.
Que Us républicains, qui ont aujourd'hui le pouvoir et l'influence, aient
agi de propos délibéré, avec calcul ou par un emportement frivole, ils
ont certainement, dans tous les cas, réussi à imprimer à la république
un étrange caractère et à rengager dans de dangereuses entreprises.
Leur faute a été essentiellement de prétendre faire de la politique
avec des passions et des préjugés de secie, d'ériger en système ce
qu'ils ont appelé la guerre au cléricalisme. Ils ont cru être des homme.-;
d'état, ils n'ont été tout siuiplement que des fanatiques d'un autre
!:,onie obsédés d'une idée fixe. Ils ont vu le cléricalisme partout, ils
!o'.:t poursuivi sous toutes les formes, avec toutes les armes, dans l'eii-
Si i;;,nf.mçnt, cians l'administration, dans la magistrature, même dans
l'armée, au risque d'offenser des croyances sincères, des cultes tradi-
tionnels. Ils ont. cru habile d'interdire à de modestes serviteurs de
l'état d'envoi er l«urs enfans chez les frères, de chasser du chevet des
uialudes et des vieillards de pauvres sœurs de charité, et ils n'ont pu
REVUE. — CHRONIQDE. 231
vraiment supporter la présence d'un crucifix dans une école. Ce sont
des intelligences superbes qui n'aiment pas les crédulités et les super-
stitions! Ils ont fini par troubler toutes les idées, par dénaturer les
plus siaiples notions et par hébéter les esprits avec ce mot de clé-
ricalisme. Qu'on soit tenté de défendre un droit, une liberté, une
garantie, l'inviolabilité du domicile, on risque fort, si on est susceptible
de se laisser intimider, de passer pour clérical. Les hommes les plus
éprouvés, M. Dufaure, M. Jules Simon, M. Littré, M. Laboulaye, M. Béren-
ger, ne sont plus manifestement que des cléricaux depuis qu'ils ont
combattu l'article 7 et les exécutions sommaires des ordres religieux.
Lorsque, l'autre jour, M. Bardoux, M. Beaussire, M. Ribot, demandaient à
la chambre des députés de maintenir, au moins à titre facultatif, l'ensei-
gnement religieux dans les écoles primaires, ils étaient visiblement des
cléricaux. Dès qu'on croit que nous vivons encore dans une civilisation
chrétienne, que la révolution française elle-même, dans ses développe-
mens les plus légitimes, n'a fait que continuer le christianisme, on est
un cléricaL Les républicains, qui ont découvert cette nouvelle manière
de tout juger et de conduire les affaires morales d'un grand pays, ne
s'aperçoivent pas qu'en satisfaisant leurs passions ils pe violentent pas
seulement les consciences religieuses, ils rompent avec toutes les tra-
ditions libérales, par cette raison très simple que le jour où l'esprit de
secte, sous quelque forme qu'il se produise, pénètre dans la politique,
la liberté en sort. Il n'y a plus que des fanatismes opposés, se disputant
la domination sans reculer devant les abus de pouvoir et les excès
d'arbitraire.
Assurément, si l'on veut, il pouvait y avoir quelque chose à faire, et
on n'aurait pas été absolument surpris que la république se montrât un
peu plus attentive ou un peu plus jalouse que d'autres gouvernemens.
Que dans la situation, telle qu'elle existe, telle qu'elle résulte d'un
long passé, on pût être conduit à faire sentir le frein à des influences
trop envahissantes, c'est possible. Si l'on croyait utile de limiter le
développement des congrégations religieuses, de sauvegarder l'indépen-
dance de la société civile, de fortiûer et d'étendre l'e^iseigoemeot de
l'état, de surveiller les écoles, de maintenir la distinction entre la poli-
tique et la religion, de faire respecter les institutions, on le pouvait;
on pouvait même appliquer ces rnesures fiscales qui ont été introduites
assez capricieusement dans le budget, qui ont failli provoque^ un con-
flit entre le sénat et la chambre des députés. Tout cela était à examiner
avec calme, avec maturité, sans passion hostile, et, qu'on l'observe
bien, sur la plupart des points, les lois ordinaires suffisaient. Evidem-
ment l'idée de maintenir la société civile, l'état, la république dans
leurs droits n'avait rien d'illégitime ; mais ce n'était pas une raison
pour que, retournant en quelque sorte le despotisme et l'exerçant en
sens inverse, on fît ce qu'on .-iv^ait si souvent reproché aux autres de
232 REVUE DES DEUX MONDES.
faire. Ce n'était pas un motif pour qu'on offrît ce spectacle delà France
d'aujourd'hui, de la république, allant chercher des armes dans l'ar-
senal de tous les absolutismes, procédant administrativement comme la
vieille monarchie ou comme l'empire, de telle façon que dans ce tour-
billon de courans contraires, entre des réactions opposées, également
violentes, c'est la liberté qui en définitive est l'éternelle victime. On
voulait savoir si de vieilles lois existaient, si on pouvait s'en servir
encore; il y avait un moyen bien simple, c'était de s'adresser à la plus
haute et la plus impartiale des autorités : la cour de cassation. On no
cache pas la mauvaise humeur et les mauvais desseins contre la loi
de 1850 qui a fondé la liberté de l'enseignement : que n'aborde-t-on la
question de front au lieu de cerner la loi de toutes parts et de la dé-
truire par morceaux, par toutes sortes de mesures subrepiices et de déro-
gations partielles? On prétend sérieusement, sans rire, que l'ensei-
gnement du catéchisme et les crucifix doivent être bannis des écoles
primaires parce qu'avec le régime nouveau de l'obligation, il faut res-
pecter la liberté des enfans de ceux qui ne croient à rien. Soit, il faut
respecter ceux qui ne croient à rien; mais enfin, pourquoi, par la même
occasion, dans une loi faite pour tout le monde, ne tiendrait-on pas
aussi quelque compte de l'immense majorité de ceux qui ont des
croyances, qui n'ont point apparemment perdu tout droit aux sollici-
tudes de l'état? Ceux qui font la loi semblent en vérité infiniment plus
préoccupés d'assurer le triomphe de leurs idées que de respecter la
conscience des enfans de sept ans ou de leurs parens. Ils ne voient pas
qu'ils tentent une entreprise d'une nature essentiellement absolutiste,
une révolution morale et intellectuelle par l'autorité de l'état, avec les
ressources de l'état, dans l'intérêt d'une domination exclusive. On s'est
amusé, dans une des récentes discussions sur les écoles primaires, du
catéchisme officiel que Napoléon avait fait rédiger pour élever les
enfans dans le culte de l'empire. On a plaisanté et on n'a pas regardé
ce qu'on faisait. L'enseignement civique tel qu'on l'entend ne différera
pas beaucoup du catéchisme napoléonien, — si ce n'est qu'il aura une
autre couleur : voilà le progrès !
Quoi donc! depuis près d'un siècle la France, à travers les révolu-
tions et les régimes qui se succèdent, est à la recherche des avantages
d'une société libre, et dans cette longue, dans cette laborieuse et dra-
matique carrière, il est certain que des garanties ont été acquises. Il
s'est formé à travers tout une tradition libérale constante, incessamment
développée, quelquefois avec le concours des gouvernemens, quelque-
fois par des victoires sur les gouvernemens. S'il y a eu des éclipses
momentanées, il y a des droits qui sont incontestés, qui ont résisté à
rout, auxquels le progrès des mœurs a donné en quelque sorte un sens
nouveau et une force nouvelle. Pendant plus de cinquante ans, on nous
u appris que le domicile était iuvio-lable, que la liberté individuelle
REVUE, — CHRONIQDE. 233
devait être respectée, que le progrès politique consistait à faire passer
par degrés dans la législation toutes les libertés compatibles avec
l'ordre, la liberté de s'associer, la liberté d'enseigner, même la liberté
de prier ou de ne pas prier, d'aller à la messe ou de ne pas aller à la
messe. Cette loi même de 1850, qu'on traite aujourd'hui en ennemie,
elle fait partie de la tradition, elle a été l'applicaiion du principe de la
liberté de l'enseignement proclamé avec quelque réserve par la charte
de 1830, delinilivement par la constifuiion républicaine de 1848. Elle
est désormais consacrée par une expérience de trente ans, elle est pas-
sée pour ainsi dire dans la vie sociale, dans la pratique universelle.
Tout cela, droits, garanties, faculté d'enseigner, inviolabilité de la con-
science comme du domicile, c'est la tradition libérale française. Et on
croirait aujourd'hui pouvoir nous ramener en arrière, comme si nous
avions ioul désappris ou tout oublié ! On croirait pouvoir reconstiiuer
une omnipotence d'état, recourir aux plus vieilles armes de l'arbitraire,
procéder sans façon par voie de police administrative, violer des mai-
sons, suspendre des droits de propriété, poursuivre jusqu'à extinction
l'enseignement libre, sous prétexte que tout est permis avec le j^rand
ennemi, avecle cléricalisme! Non, il ne s'agit nullement ici de clérica-
lisme; la plaisanterie est usée, elle est bonne tout au plus pour ceux qui ne
croient pas au pontife de Rome, mais qui croient au pontifical d'Augusie
Comte ou de M. Paul Bert. C'est tout simplement une question de
l'ordre politique, et pour notre part, ici à la Revue, notre premier soin
est de laisser toute considération religieuse en dehors de la politique.
Lorque nous avons combattu, lorsque nous combattons encore tout un
ensemble d'actes et de procédés qui ont le caractère d'un système, ce
n'est pas par des raisons religieuses, c'est parce que ces procédés et ces
actes sont une atteinte à la liberté, parce qu'ils sont la contradiction fla-
grante de toutes les traditions libérales de la France. M. Bardoux avait
mille fois raison l'autre jour, lorsqu'on lui objectait sans cesse l'église,
l'épiscopat, de répondre qu'il n'avait mission de parler que pour la
liberté, qu'il n'avait défendu que la liberté. C'est là le vrai.
Allons plus loin. Ce n'est pas seulement la liberté qui est atteinte
par la politique de réaction et de secte qu'on suit depuis quelque
temps, qui est devenue comme la fatalité du ministère; c'est certaine-
ment la république elle-même qui peut être gravement compromise,
qui se trouve dénaturée par cela seul qu'elle apparaît comme une
domination de parti. Si on a cru rehausser ou servir la république en
lui donnant ce triste mot d'ordre de la guerre au cléricalisme, en l'en-
gageant dans cette aventure, on s'est étrangement trompé. Avec cette
idée iixe peu digne de politiques sérieux, on en est venu à voir partout
des suspects, à semer l'irritation et le doute, à susciter les hostilités ou
les dissidences là où elles n' existaient pas. On est allô au-devant de ces
23 Û REVUE DES DEUX MONDES.
manifestations, de ces actes d'indépendance de la magistrature dont on
se fait aujourd'liui un titre contre l'institution elle-même; on a jeté le
trouble dans une partie de l'armée; on s'est exposé, par toutes ces cam-
pagnes contre les choses religieuses, à provoquer des émotions profondes
dans les populations des campagnes. A parler franchement et sans nul
parti-pris, qu'a donc à gagner la république à paraître toujours mena-
cer quelqu'un ou se mettre en guerre avec tout le monde lorsqu'il lui
aurait été si facile, si profitable de s'ouvrir libéralement à tous les esprits
désintéressés, à toutes les bonnes volontés qui ne lui auraient pas man-
qué dans tous les camps ?
Cette situation qu'on a créée, elle a sa gravité sans doute, et sous ce
rapport, l'héritage de l'année qui finit peut être lourd à l'année nou-
velle. Est-ce à dire que tout soit définitivement compromis, qu'il n'y
ait plus ni possibilité de retour ni moyen de rectitier une direction
faussée? Évidemment on peut encore s'arrêter, et même ceux qui le
voudraient sérieusement, ceux qui oseraient prendre Ja généreuse ini-
tiative d'une politique plus libérale, ne seraient peut-être pas long-
temps sans trouver un appui efficace jusque dans les chambres. S'il y a
une chose sensible, en effet, c'est que ce mouvement auquel on pré-
tend céder est beaucoup moins vif qu'on ne le dit. On a vu ce qui
s'est passé l'autre jour au sénat : une partie de la gauche elle-même n'a
point hésité à blâmer M. le préfet de la Seine pour ses fantaisies de
police contre les crucifix des écoles. Plus récemment, dans l'autre
chambre, lorsque M. Beaussire, M. Bardoux, M. Ribot, d'une parole
pressante, avec une raison libérale, ont réclamé au moins une place
pour l'enseignement religieux à côté des cours de l'école primaire,
l'assemblée s'est partagée. La question reste même incertaine par
suite de votes contradictoires qui ne sont pas une solution. Que
prouve cela, si ce n'est qu'en dehors des partis extrêmes il y a encore
des élémens qu'il suffirait peut-être de rallier et de rassembler? Eh
bien! c'est avec ces élémens qu'on peut essayer de rectifier la marche
de nos affaires intérieures. C'est sur ce terrain d'une politique de mo-
dération qu'il faut tenter la défense. H y a une première occasion :
c'est cette élection des municipalités qui va se faire d'ici à peu de jours
dans toutes les communes de France, particulièrement à Paris. Plus que
jamais la lutte est engagée entre la république du radicalisme sectaire
et la république libérale qui, aujourd'hui comme hier, reste la seule
durable.
Le temps passe pour tout le monde, pour l'Europe comme pour la
France, avec son cortège de questions qui s'enchaînent, de difficultés et
de préoccupations toujours renaissantes. Qu'a produit cette année expi-
rante dans l'ordre européen et que laisse-t-elle à l'année qui com-
jnence ? De quels gages favorables ou de quelles menaces est accom-
REvrjE. — chronique;, 235
pagnéc cette heure de traasUioii entre le passé d'hier et l'avenir de
demain? Il n'y a eu sans douie depuis un an aucun de ces événcmens
reteiiilssans et décisifs qui changent la destinée des peuples; il n'y a eu
ni révolutions ni guerres. La paix n'a pas cessé de régner sur le conti-
nent; elle est restée sous la sauvegarde de la bonne foi publique, sous
la protection de ce qu'on est convenu d'appeler le concert européen- Les
cabinets se sont ent^^ndus pour limiter les incidens et détourner les
orages, pour prolonger une trêve qui répond à un désir général, à un
intérêt universel. Ce serait cependant une singulière illusion de ne
pas commencer par reconnaître que, sous le voile des bonnes volontés
paciliques, il y a de dangereuses dissonances, que ce concert européen,
qui est la garantie de la paix, est malheureusemeot assez factice, assez
précaire et que bien des difficultés sont réservées ou ajournées plutôt
que résolues. Depuis l'époque où lord Palmerslion prétendait qu'il y
avait en Europe de quoi allumer une demi-douzaine de guerres et
qu'une allumette suffirait, les choses n'ont pas beaucoup changé, si ce
n'est que la plupart des guerres prévues par le ministre anglais ont
éclaté et que l'Europe ne s'en trouve pas mieux; elle reste tout au plus
en face de problèmes nouveaux ou de problèmes aggravés. La dernière
de ces guerres, pour ne parler que de la plus récente, est celle que la
Russie a portée en Orient, qui s'est terminée par la paix de Berlin, et
la question est encore aujourd'hui de savoir quelles seront les suites de
cette grande subversion orientale, comment l'Europe arrivera à une
réalisation complète des combinaisons qu'elle a solennellement sanc^
tionnées. Depuis plus de deux ans déjà, la diplomatie est au travail par
des commissions mixtes, des conférences, des négociations de toute
sorte ou des démonstrations ; elle n'est pas au bout, et la partie de l'œuvre
que l'année expirante lègue à l'année nouvelle n'est peut-être pas la
moins difficile.
Ce qui dépendait immédiatement des puissances limitrophes de la
Turquie, ce qui intéressait particulièrement, directement, la Russie et
l'Autriche, est sans doute réalisé. Sous l'influence de la Russie, la ]^\\\-.
garie nouvelle est à peu près constituée. L'Autriche s'est établie dans la
Bosnie et dans l'Herzégovine, où elle règne en vertu d'un droit d'uccu^
pation qui équivaut à un droit de souveraineté. Le reste est livré au4
contestations, au jeu des négociations, et ici visiblement l'Europo
n'éciiappe à une difficulté que pour se retrouver en face de difficulté.^
nouvelles. On vient de le voir par cette singulière affaire du iMonte-
negro, de la cession de Dulcigno, qui pendant quelques mois a occupé
et a même fini par importuner l'opinion universelle. Rien ne se. fait
aisément en politique, nous le voulons bien, rien n'est aisé surtout avec
les Turcs. La pire des choses est encore d'offrir pendant de longues
sem.iines ce spectacle de six grandes puissances engagées dans une
236 REVUE DES DEUX MONDES.
entreprise assez médiocrement conçue, dans une campagne condamnée
d'avance à n'être qu'un acte de vaine ostentation. L'œuvre de Berlin
devait être respectée et exécutée dans l'intérêt du Monténégro, soit. Le
traité de Berlin n'obligeait aucunement à envoyer des vaisseaux qui
avaient pour instruction de ne point agir, et dont la présence néanmoins
pouvait allumer l'incendie sur les côtes.
Tout est bien qui finit bien ; la démonstration tentée dans les eaux
de l'Adriatique n'a pas mal tourné, c'est ce qu'on peut dire de mieux.
Les Turcs, tout en protestant contre la pression à laquelle on prétendait
les soumettre, ont fort heureusement senti la nécessité de ne pas prolon-
ger cette pénible crise, de ne pas reculer plus longtemps devant l'exé-
cution d'un engagement qu'ils n'avaient jamais d'ailleurs sérieusement
contesté. Ils ont su, quand ils l'ont voulu, trouver le moyen de vaincre
les résistances des bandes albanaises qui paraissaient être le principal
obstacle et se mettre en mesure de livrer régulièrement au Monténégro
le petit port tant disputé. Les derniers actes officiels de la cession ont
été récemment échangés. Les Turcs ont tenu en tout cela à sauvegarder
leur dignité, on ne peut guère leur en vouloir; la diplomatie, de son
côté, tient à représenter la remise de Dulcigno comme la meilleure
preuve de l'efficacité de la démonstration navale. Dans tous les cas, le
résultat est acquis désormais, toute difficulté en ce qui concerne le
Monténégro semble avoir disparu; de ce côté, le traité de Berlin a reçu
son exécution. A peine cependant est-on sorti de cette complication de
Dulcigno qu'on se trouve en présence d'une question bien autrement
épineuse, celle des frontières grecques, et ici, il faut bien le dire, tout
devient assez grave. L'Europe, par la manière dont elle a conduit les
choses, ne laisse pas d'avoir assumé une certaine responsabilité dont
elle se sent peut-être embarrassée aujourd'hui, puisqu'elle cherche
dans une proposition d'arbitrage un moyeu de se tirer d'affaire.
Comment s'est-elle engagée, cette question grecque et comment
a-t-elie pris un caractère tel qu'elle devient peut-être un danger pour
la paix, dans tous les cas une difficulté des plus sérieuses? Ce qui a évi-
demment tout compliqué, c'est qu'on s'est laissé aller à des sentimens
de sympathie plus naturels que prévoyans, plus littéraires que poli-
tiques, c'est qu'on est sorti par degrés des termes où l'on s'était ren-
fermé d'abord au congrès de Berlin. De quoi s'agissait-il primitivement?
Les puissances n'avaient fait rien de plus qu'inviter la Porte à s'en-
tendre avec la Grèce pour une rectification de frontières en Épire et
en Thessalie. Ceci n'avait trouvé place que dans un protocole. Le
traité lui-même n'en dit rien; il s'est borné à prévoir dans un de
ses articles le cas où, à défaut d'une entente directe entre la Turquie
et la Grèce, les puissances pourraient s'offrir comme médiatrices.
C'était une simple invitation, un simple avis sur la direction des fron-
REVUE. — CHRONIQUE. 237
tières, et ?n dernier ressort une simple possibilité de médiation. Cette
éventualité d'une rectification de limites, indiquée d'abord d'une ma-
nière générale cependant, elle est allée en se précisant, en s'éten-
dant, et à la dernière conférence qui s'est réunie à Berlin, au courant
de l'été, elle a pris la forme d'un tracé de frontières qui res-
semble à une sorte d'ultimatum, qui agrandit considérablement le ter-
ritoire hellénique, — qui, par cela même, ne pouvait manifestement
être accepté par les Turcs. L'Europe n'a prétendu rien décider souve-
rainement, dira-t-on; elle s'est bornée à indiquer un tracé, à faire des
propositions, puisque la Turquie et la Grèce ne pouvaient se mettre
d'accord : elle n'a entendu en aucun cas employer la coercition. Elle a
émis une opinion, elle ne s'engage pas à l'imposer; mais c'est là préci-
sément qu'éclate une dangereuse inconséquence. D'un côté, les puis-
sances, la France au premier rang, ne cessent de répéter qu'elles ne
tireront pas un coup de canon, pas plus dans l'affaire grecque que dans
l'affaire du Monténégro; d'un autre côté, elles mettent des armes et des
titres dans les mains des Grecs, elles enflamment leurs espérances, elles
[sanctionnent d'avance leurs revendications territoriales au détriment
des Turcs, dont elles distribuent arbitrairement les provinces. Qu'en
est-il résulté? C'était bien facile à prévoir. De tout ce qu'on leur disait
les Grecs n'ont pris que les promesses qui flattaient leurs ambitions
nationales; ils se sont jetés avec passion sur ce programme d'agrandis-
sement qui leur a été offert. Depuis quelques mois, ils ne cessent de
rassembler des soldats, d'augmenter leur armée, qui, malheureusement,
serait encore loin de suffire dans une lutte sérieuse. Ils surchargent leur
budget, leur dette, au point que, s'ils avaient un mécompte, ils tombe-
raient dans l'inévitable banqueroute. Ils vivent dans l'illusion, dans la
surexcitation, et si on cherche à les calmer, si le nouveau représentant
de la France, M. de Mouy, parle au chef de l'état, aux ministres , de
patience, de modération, le souverain, qui exprime en cela le senti-
ment de son peuple, le roi George, répond qu'il tient les décisions de la
conférence de Berlin pour « définitives et irrévocables. » Il invoque le
titre qui lui a été imprudemment donné.
On parle ainsi à Athènes et, d'un autre côté, à Constantinople, on
réplique, non sans raison, par ce que dit une circulaire récente : « La
Porte ne s'attendait pas, à propos d'un vœu concernant la rectification
de la frontière hellénique en Épire et en Thessalie, à recevoir des puis-
sances médiatrices une proposition ayant pour but la cession d'une con-
trée appartenant à l'Albanie, ainsi que de la Thessalie tout entière;
cession qui aurait pour effet d'annexer au royaume hellénique un terri-
toire presque égal à la moitié de la superficie actuelle du royaume... »
En fait de rectification de frontières, c'est, on en conviendra, procéder
assez largem.ent. Et qu'on le remarque bien, c'est la Turquie qui est ici
dans le droit, dans la régularité, dans l'interprétation correcte du traité
238 REVUE DES DEUX MONDES.
de Berlin. Lorsqu'on a voulu récemment imposer à la Porto la cession en
faveur du Mo-ntenejjro, ou était fondé, on avait contre elle un titre; on
naissait au nom du traité de Berlin, et d'ailieur.^, ainsi que le disait il y a
quelques jours M. de Freycinet dans une discussion du sénat, le gou-
vernement ottoman n'a jamais contesté les droits du Monténégro. îl
li'a jamais dénié les engagemens qu'il avait pris, il ne s'est jamais re-
l'u-ô à le^ remplir. Il en est tout autrement dans l'affaire grecque. Le
traiti; de Berlin n'a rien précisé ; la Porte ne s'est engagée à rien, elle
a accepté de négocier sur une rectification de limites, non de céder des
provinces entières. Elle n'aspire qu'à se défendre, elle décline d'avance,
parime circulaire de ces jours derniers, toute pensée d'agression.
Entre la Porte armée de son droit et la Grèce armée d'une ambition
qu'on s'est trop complu à enflammer, que va faire maintenant. l'Europe?
On propo-se, dit-on, un cirbitrage dont le principe serait déj'^ accepté à
Londrescomme à Saint-Pétersbourg, à Berlin, comme à Vienne et à Rome.
Le principe serait accepté partout sous certaines conditions dont l'une,
la plus essentielle, serait, à ce qu'il semble, que l'arbitrage devrait être
accepté d'avance par 1 os principaux intéressés, par les Turcs et par les
Grecs, qui s'engageraient à se soumettre à l'arrêt du tribunal européen.
Or rnalbeureusement ici, c'est trop évident, on risque de tomber dans
de vériiables impossibilités. Si l'on prétend prendre pour point r:e dé-
part le tracé sanctionné Ci'.t été par la diplomatie à Bei'lin, comment
veut-on que la Porte puisse souscrire à un programme contre lequel
elle n'a cessé de protester, qui mutile son territoire et li livre saîis
défense à des agressions nouvelles? Si l'on abandonne ces conditions
que le roi George a appelées « définitives et irrévocables, » c'est la
Grèce qui refusera vraisemblablement so:i adhésion, en rappelant à
l'Europe qu'il y a de sa part chose jugée. La faute a été de s'eni^çagcr
avec un peu trop de solennité sur de telles questions, et c'est ain-i que
la dernière conférence de Berlin, en allant trop loin, en prenant parti
pour un tracé, n'a fait qu'aggraver la situation.
Plusieurs fois, dans ces derniers temps, au sénat et devant la chambre
des députés, M. le ministre des affaires étrangères a eu à répondre à
des interpellations pressantes sur la politique extérieure de la France,
lia parlé avec toute la loyauté d'un esprit droit et d'un cœur honfiêlo.
Il a tenu à défendre la France d'avoir voulu pr<'ndre une initiative par-
ticulière et jouer un rôle spécial qui pourrait l'engager aujourd'hui; il
s'est efforcé de maintenir aux négociations relatives à la Grèce le carac-
tère d'une affaire d'ordre européen. M. Barthélémy Saint-Hilaire a parlé
sagement, en homme éclairé, de la nécessité de la paix, de la garantie
qu'offre au repos universal le concert européen. Rien de mieux. Le plus
sûr moyen de maintenir ce cOncert européen et cette paix, on le ?.Qut
bii-n aux réserves, à l'attitude des divers cabinets, c'est de ne pas lai-;sor
ùla Grèce celte illusion qu'en se jetant dans une aventure, sôus prêt xte
REVUE. — CHRONIQUE. 239
de réaliser les «conditions définitives et irrévocables,» elle pourrait comp-
ter sur quelques secours. L'arbitrage dont on parle aujourd'hui, cet arbi-
trage, pour être sans dan^'or, ne peut être fonde que sur les prévisions
inscrites au traité de Berlin, c'est-à-dire sur une rectification de frontière,
et une fectification de frontière n'est pas une conquête de provinces. Les
sympathies pour la Grèce sont universelles sans doute ; elles sont particu-
lièrement une des traditions de la politique française, personne ne les
répudie. Pour le moment, c'est de toute évidence, elles ne sauraient aller
jusqu'àse prêter à un démembrement trop visible delà Turquie et jusqu'à
seconder des agrandis^emens un peu chimériques, au risque de provoquer
de nouvelles et plus redoutables crises en Orient. M. le ministre des
affaires étrangères, si bienveillant qu'il soit pour la Grèce en souvenir
de Platon et d'Aristote, n'est pas pour les aventures. Les chambres ne
seraient guère d'sposées à encourager et à sanctionner cette politique ;
le pays la désavouerait plus énergiquement encore, et le meilleur sou-
hait dont on puisse saluer Tannée nouvelle, c'est que rien ne soit fait
qui puisse altérer une paix jusqu'ici maintenue ou défendue par l'accord
de toutes les volontés françaises.
Aussi bien, l'Angleterre elle-fnême, malgré les velléités de M. Glad-
stone, l'Angleterre est peut-être depuis quelque temps un peu moins
portée à encourager les entreprises hasardeuses qui pourraient rouvrir
la grande crise en Orient et rompre l'entente européenne. Elle est assez
occupée de ce qui l'intéresse plus directement. Après la guerre des
Zoulousà laquelle elle a eu à faire face dans les colonies de l'Afrique
australe, elle vient d'être surprise tout à coup par U!i incident nouveau
qui s'est passé dans ces mêmes régions. Il s'agit d'un mouvement des
Bjërs du Transvaal, qui se sont constitués en république, d'une insur-
roction assez sérieuse pour avoir déjà infligé un échec pénible à des
t oupes anglaises. Parmi ces populations du Transvaal qui sont d'origine
hollandaise et qui ont été assez récemment annexées à la colonie bri-
tannique, il est resté un sentiment d'indépendance dont on n'a pas
assez tenu compte, et aujourd'hui c'est une guerre nouvelle à soutenir.
L'Angleterre est obligée d'expédier en toute hâte des régimens de la
métropo'e, de Gibraltar ou même des Indes vers le Gap. La question
est de savoir si, avant l'arrivée de ces forces, l'insurrection des Baërs
n'aura pas pris plus de consistance et ne sera pas devenue plus difficile
à vaincre; mais, en dehors de ces incidens lointains dont on finit tou-
jours par avoir raison, l'Angleterre a chez elle, dans son propre foyer
ou à ses portes, une affaire bien autrement grave, bien autrement dan-
gereuse : c'est l'Irlande, dont l'état ne fait que s'aggraver, dont les
troubles croissans semblent remplir de perplexité le ministre spécial,
M. Forster, et le cabinet tout entier.
Le ministère anglais a temporisé ei, s'est borné à des demi-mesures ;
240 REVUE DES DEUX MONDES.
il a envoyé quelques constables, quelques troupes, fait quelques pro-
cès, et pendant ce temps tout s'est compliqué, tout s'est aggravé en
Irlande. Depuis le meurtre de lord Mountmoress, qui a été comme le
signal de ce mouvement nouveau, l'agitation n'a fait que se développer
et s'envenimer. Ge malheureux pays a échappé par degrés en quelque
sorte à tout gouvernement régulier pour passer sous un gouvernement
occulte qui dispose de tout. La ligue agraire a pris en quelques mois
une extension formidable, et elle a acquis une telle puissance que rien
ne lui résiste, que ses mots d'ordre sont partout obéis. Elle enlace la
population tout entière dans un réseau de révolte et d'insurrection. Vai-
nement quelques propriétaires ont essayé de résister; ils ont été
presque tous obligés de s'enfuir. Ceux qui sont restés sont parfois
assaillis dans leurs maisons, oîi ils sont mis en interdit. Les marchands,
les fournisseurs refusent de traiter avec eux; leurs gens de service les
quittent. Ils demeurent seuls dans d'immenses exploitations abandon-
nées. Sécurité des personnes, droits de propriété, rapports d'affaires ou
d'industrie, tout est en suspens. Que faire contre un tel état de choses?
Le gouvernement a mis en cause quelques-uns des chefs de la ligue,
M. Parnell, M. Dillon, M. Sexton, qui paraissent en ce moment même
devant le jury à Dublin. L'acquittement récent d'un des secrétaires de
la ligue indique ce que peut être la justice. D'ailleurs un procès, quelle
qu'en soit l'issue, ne remédie pas à toute une situation sociale profon-
dément altérée. Le ministère, dit-on, entend proposer au parlement,
avec des lois nouvelles sur les fermiers, une série de mesures de coer-
cition, la suppression de Vhabeas corpus, l'état de siège, etc.; mais ici
s'élève une autre question. Les radicaux du cabinet, M- Bright, M. Cham-
berlain, accepteront-ils la responsabilité de la politique de répression,
et ces mesures ne seront-elles pas une cause d'ébranlement dans le
ministère? D'un autre côté, les députés irlandais vont se porter en
nombre au parlement et en certains cas ils peuvent fournir un dange-
reux contingent d'opposition. Le ministère Gladstone s'est créé une
situation critique ; il aura sans doute plus d'une lutte sérieuse à soutenir
et il s'est exposé à s'entendre dire que, s'il eût montré plus de pré-
voyance avant le développement de l'agitation irlandaise, il ne serait
pas réduit à réclamer des moyens, peut-être inefficaces, pour une paci-
fication qui devient de jour en jour plus difficile.
Ch. de Mâzade.
Le directeur-gérant : C. Buloz,
PARTS. — Impr. J. CLATE, - A. Quartin et C, rue S«-Benolt.
NOIRS ET ROUGES
CINQUIÈME PARTIE (1).
XXI.
Aux violentes tempêtes de l'âme succède souvent un calme plat
qui les fait regretter. Le vaisseau désemparé a perdu ses agrès, sa
mâture, son gouvernail. Une mer unie, huileuse, sans vagues et sans
chemins, l'enveloppe de toutes parts ; elle contemple d'un œil
impassible cet irréparable malheur, elle insulte par son morne
silence à l'immobile débris d'un coureur de mondes qui croyait
aux espaces, aux vents et aux étoiles et qui ne croit plus qu'à son
naufrage. Pendant trois jours. M"® Maulabret garda la chambre et
même le lit. Le moindre mouvement lui coûtait, parler était unefiort
qui dépassait son courage, le son de sa voix la faisait frissonner.
Elle se sentait comme anéantie, comme atteinte d'une impossibilité
de vivre. A peine avait-elle la force d'ouvrir les yeux, le plus sou-
vent elle les tenait clos, ils avaient fait amitié avec la nuit et les
ténèbres. Parfois la fièvre la reprenait, et alors elle rêvait qu'elle
s'était égarée dans Paris, qu'elle y demandait vainement son che-
min aux passans, qu'à chaque carrefour elle se heurtait contre une
barrière surmontée d'un écriteau qui portait ces mots : Rue barrée
pour cause de démolition. N'était-ce pas une rue démolie et barrée
que son avenir ?
(1) Voyez la Revue du 15 novembre, du 1" et du 15 décembre 1880, du !«' janvier 1881.
TOME XLIII. •>- 1881. 16
24*2 RETUE DES DEUX MONDES.
M" Gantarel, qui pas sait auprès d'elle une partie de ses journées,
commençait à s'alarmer sérieusement de son état; elle l'étonna par
la rapidité de sa convalescence. Elle était jeune, elle était vaillante, et
ce qui la sauva, ce fut la violence même du coup qui l'avait frappée.
Pouvait-elle regretter l'homme qu'elle avait tant aimé? Il s'était dis-
pensé de tous les ménagemens et de toutes les hypocrisies, il sem-
blait avoir pris plaisir à se dévoiler tout entier, à tuer l'amour
par la brutalité de son action. Il y a en Asie ou ailleurs des rivages
rians, délicieux, plantés d'orangers ou de palmiers, qui, comme un
rideau complaisant, dérobent au regard des contrées stériles et mal-
saines, des marais fangeux où l'on demeure embourbé, des steppes
sablonneuses et maudites où habitent la faim et la soif. M"° Mau-
labret revenait d'une lointaine aventure, où elle avait failli mourir.
Elle avait connu ces rivages trompeurs, elle avait respiré leurs eni-
vrans parfums; mais tout à coup la steppe et ses horreurs lui
étaient apparues, elle en avait encore l'épouvante dans les yeux.
Confuse de son erreur, elle se disait en frémissant : « Voilà pour-
tant ce qu'il y a au fond de l'amour! » Quelquefois, se détachant
d'elle-même, elle se disait aussi : « Pauvre petite I comme elle l'ai-
mait ! » C'était de M"'' Maulabret qu'elle voulait parler.
Néanmoins, durant bien des jours, son cœur eut des révoltes, des
mutineries; il protestait secrètement contre sa destinée, il lui repro-
chait ses implacables duretés. Mais peu à peu une pensée domi-
nante s'empara de son âme tout entière, la tint sous son sceptre et
en pacifia les séditions. De plus en plus elle reconnut dans son
désastre une main toute-puissante qui la châtiait. Elle avait déserté
«on devoir, méprisé ses engagemens; après s'être donnée, elle
s'était reprise, et celui à qui elle avait faussé parole avait puni
son infidélité en foudroyant ses criminelles espérances. Dans ses
longs entretiens solitaires avec elle-même, comme un héros de
l'ancienne alliance, elle croyait voir quelqu'un qui se tenais debout
devant elle, une épée nue à la main, et ce redoutable inconnu lui
disait : « Je me suis servi de cette épée pour labourer ton cœur, où
pullulait la mauvaise herbe. » Elle entendait dans ses nuits d'insom-
nie une voix qui lui criait : « Je suis le Dieu saint et jaloux, et j'ai
chassé ce dieu étranger qui m'avait pris ma place. Oh 1 comme ton
orgueil et tes joies ont péri sous ma vengeance ! » Elle n'en voulait
plus à personne, elle pardonnait à tous ceux qui avaient comploté
contre son bonheur. IN 'étaient-ils pas les instrumens de cette
volonté souveraine qui ne souffre point qu'on la discute et qui choisit
ses ouvriers où il lui plaît? Quand M""» Cantarel essayait de la con-
soler, elle l'écoutait avec un sourire triste qui voulait dire : « Ah I
madame, laissez donc passer la justice de Dieul » Oui, elle par-.
NOIRS ET ROUGES. 2^3
donnait à tout le monde, sauf à elle-même, et le plus cruel de ses
remords était d'avoir fait d'un vieux prêtre le complice de son
péché. Elle se reprochait de l'avoir trompé, elle s'accusait d'avoir
surpris sa bonne foi et son consentement par de coupables réti-
cences et par des supplications muettes. De quoi ne s'accusent pas
les consciences rares qui se plaisent à s'accuser?
Elle allait et venait, elle avait repris sa vie accoutumée. M""" Can-
tarel, qui s'était mise à l'aimer tout de bon, quoique en silence, cher-
chait à la distraire en l'occupant, et s'était déchargée sur elle du
gouvernement de sa maison. Elle s'acquittait en conscience de ses
fonctions nouvelles et se donnait l'air d'y prendre quelque intérêt;
mais les domestiques s'étonnaient du changement subit qui s'était
fait en elle. C'était une autre personne. En moins d'une semaine,
ses joues s'étaient creusées, ses traits s'étaient amincis et effilés; la
'fraîcheur printanière de son teint avait fait place à une pâleur lumi-
neuse. Ses yeux, qui venaient de faire dans la vie de cruelles décou-
^vertes, avaient perdu leur velours et leur douceur caressante, ils
brillaient d'un éclat fiévreux. C'en était fait de la légèreté de son pas,
de la grâce enjouée de ses manières. Il y avait dans tous ses mou-
vemens quelque chose de net, de précis, et dans sa parole comme
dans son geste une sorte d'autorité. Son malheur l'avait subite-
ment mûrie; les grandes douleurs sont les serres- chaudes de
Tâme.
M. Cantarel lui-même était surpris, presque inquiet de cette
métamorphose, quoiqu'il eût en tête d'autres soucis plus dévorans.
.Il était tout occupé de son élection qui approchait et de ses élec-
teurs. Il passait le meilleur de son temps à Paris, ne jouissait que
le dimanche du soleil et des brises de Gombard, qui séchaient ses
sueurs de citoyen et de candidat. Dans ses courts loisirs cham-
pêtres, il cultivait avec amour, en compagnie de son jardinier, ce
bel art, de récente invention, qui consiste à se servir de petites
plantes grasses pour tracer au milieu d'un gazon des entrelacs ou
des initiales. Il entendait dessiner les siennes partout, apposer sa
signature et son parafe à tous ses boulingrins, estimant qu'après
cette cérémonie ils seraient encore plus à lui, que la Pompadour
se le tiendrait pour dit. Déjà, au bas d'une pelouse, on pouvait lire
le nom de Louis Cantarel, écrit en superbes majuscules fleuries, et
au-dessus : Liberté, égalité, fraternité. Qu'en pensait cette pauvre
Pompadour?
Il n'attendait toutefois que le moment d'adresser à sa pupille de
salutaires exhortations, accompagnées de bons avis touchant sa
fâcheuse aventure. Mais, à son grand étonnement, elle lui semblait
d'un abord difficile, elle lui imposait, le tenait à distance ; il n'osait
SiA REVUE DES DEUX MONDI^S.
pas hasarder le paquet. Le biais qu'il imagina fut de mettre sous
ses yeux un numéro du Diable borgne^ en signalant à son atten-
tion un fait divers qu'il avait marqué d'une croix. Elle frissonna
comme à la vue d'un affreux reptile, mais elle ne laissa pas délire.
Elle apprit ainsi qu'une rencontre venait d'avoir lieu en Belgique
entre M. Albert Valport et un rédacteur du Diable borgne, que dès
la première passe le journaliste avait reçu un grand coup d'épée
en pleine poitrine» que la blessure était fort grave, mais qu'on
avait sujet d'espérer qu'elle ne serait pas mortelle. A ces derniers
mots, elle tressaillit d'aise, elle poussa un profond soupir de sou-
lagement. Le journal ajoutait : « De toutes parts les marques de
la plus vive sympathie sont prodiguées à notre cher et éminent
collaborateur. Tout le monde a compris que c'est la liberté de la
presse qui Tient d'être menacée en sa personne, cette sainte liberté
pour laquelle nos pères ont combattu et versé leur sang, cette
liberté précieuse qui est la sauvegarde de la morale publique et
privée... » Il y en avait long sur ce sujet, et on peut croire que
M"^ Maulabret n'alla pas jusqu'au bout.
— Quand on est un bretteur comme M. Valport, s'écria M. Can-
tarel, il est plus facile de tuer un journaliste que de lui répondre.
Il s'enhardit à passer sa main droite sur la joue gauche de
M"" Maulabret, en disant :
— Cette pauvre petite j oue ! la voilà toute pâle et toute creuse. Oh !
le vilain garçon que ce Yalport ! Mais aussi, que voulez-vous attendre
d'un monsieur qui n'a point de convictions politiques, d'un oppor-
tuniste qui bat la campagne quand on lui demande s'il est répu-
blicain ? Heureusement nous avons des maris de rechange, et si
cette mignonne veut m'en croire...
Le regard terrible qu'elle lui jeta l'interloqua tout à fait, lui
ferma la bouche et le rendit à ses exercices de calligraphie bota-
nique.
Elle roulait dans sa tête un projet, qu'elle avait rapidement mûri.
Elle en toucha quelques mots à M*® Gantarel, qui s'abstint de le com-
battre et se contenta de dire : « A votre aise, ma chère, mais cela
prouve que vous êtes encore bien jeune. » Un incident imprévu
lui fit ajourner son projet. Depuis longtemps M. Gantarel se plai-
gnait qu'on braconnât dans son parc. Il avait renvoyé son garde-
chasse, qu'il accusait de mollesse et même de connivence avec
l'ennemi. M"* de Moisieux se chargea de lui en procurer un autre,
dont il s'accommoda. C'était un Corse, nommé Golo, ancien sol-
dat, à l'œil vif et dur, dont le visage sec était peu avenant, sans
compter qu'il portait à l'une de ses joues une grande balafre qui
semblait fraîche et que, sans doute, il avait attrapée dans quelque
NOIRS ET ROUGES, 245
batterie. Sur les pressantes recommandations de la marquise,
M. Gantarel agréa Golo, quoique Golo fût un fervent bonapartiste
et ne s'en cachât pas. Malheureusement, sept ou huit jours après
qu'il fut entré en fonctions, Golo fut pris de courbature et d'un
Tiolent mal de tête, accompagné de vomissemens. Il dut s'aliter,
et le médecin qu'on fit venir crut reconnaître tous les symptômes
de la petite vérole. Son diagnostic se trouva vrai.
M. Gantarel fut très affecté de ce fâcheux événement, il maudit
sa malchance. Quoiqu'il eût déclaré un jour que, si on chassait
les religieuses des hôpitaux, il se chargerait de soigner lui-même
les varioleux et les typhoïdes, la contagion, comme on sait, lui
causait quelque frayeur. Sa première pensée fut d'envoyer Golo
dans un des hôpitaux de Paris, en l'y faisant conduire généreuse-
ment à ses frais. M"'' Maulabret s'y opposa avec une fermeté d'ac-
cent à laquelle elle ne l'avait pas accoutumé ; elle lui représenta
que le garde-chasse était trop malade pour qu'on pût le transpor-
ter, que d'ailleurs il n'était un danger pour personne, le pavillon
qu'il habitait étant fort isolé.
— Très bien, dit-il ; mais qui le soignera?
— Il y a encore dans le monde, répondit-elle avec un peu d'iro-
nie, des sœurs grises et des augustines.
— Je ne souffrirai jamais, s'écria-t-il d'un ton pontifical, qu'une
béguine vienne promener ici sa guimpe et sa robe noire.
— En voici une qui vous offre ses services, lui dit-elle. Faites-
lui grâce, elle n'a pas encore sa robe.
— Quoi ! vous vous chargeriez!.. Mais vous nous apporterez l'in-
fection. Songez, mademoiselle, que j'ai charge d'âmes, que je
réponds de la santé de votre tante, de mes domestiques, car pour
ce qui est de la mienne, je serais prêt à tout braver, si toutefois
je n'étais pas candidat,., mais je suis candidat.
Il savait trop les égards qu'il devait au peuple souverain pour
permettre qu'un de ses futurs mandataires s'exposât à être gravé.
— 11 n'y a qu'un mot qui serve, Jttta, reprit-il. Si une fois vous
mettez les pieds dans le pavillon de ce malheureux, vous n'en sor-
tirez pas jusqu'à sa complète guérison.
— C'est bien ainsi que je l'entends, monsieur, répUqua-t-elle.
Une demi-heure plus tard, elle se trouvait installée au chevet du
garde-chasse. Le pavillon se composait de deux pièces, d'une
chambre à coucher qu'occupait le malade et d'une petite cuisine
où elle se fît dresser un lit de camp. La première nuit qu'elle y passa
lui fut douce. Il lui semblait qu'elle venait de se cloîtrer et que la
captivité de plusieurs semaines qu'elle s'était imposée était une
bénédiction du ciel. En lui confiant une tâche rebutante et pénible,
246 REVUE DES DEDX MONDES.
Dieu avait voulu lui témoigner qu'il s'était réconcilié avec elle,
qu'il prenait en pitié sa servante infidèle. Le danger même qu'elle
courait lui paraissait rempli de délices. Elle souhaitait parfois que
Golo lui communiquât son mal; elle le bénissait d'avance du ser-
vice qu'il lui rendrait en la défigurant, en faisant justice de cette
beauté qui l'avait exposée à de tels périls et lui avait coûté tant de
larmes. Mais elle s'aperçut bientôt que dans ces vœux secrets
qu'elle formait il entrait un reste d'amertume ou de révolte et
comme la lie d'un amour mal guéri. Elle ne souhaita plus rien.
Nuit après nuit, jour après jour, elle se livrait tout entière et sans
arrière-pensée comme sans distraction à sa rude besogne de gaide-
malade, qui lui rappelait délicieusement son passé et lui procurait
un avant-goût de son avenir. Ainsi qu'une sainte religieuse, elle
se fût volontiers écriée : « Je voudrais que ma profession fût une
personne, pour pouvoir la serrer dans mes bras et la presser .sur
mon cœur. »
Dieu sait que son Corse n'était pas commode et qu'il lui donnait
beaucoup de tablature, étant de ces hommes qui ont besoin d'avoir
toute leur santé pour être supportables. D'habitude il avait l'humeur
renfermée et taciturne; la nialadie, qu'il considérait comme une
odieupe injustice de la nature, ie rendait bavard; il ne cessait de
tempêter, de criailler. Brusque, emporté, violent et profondément
ingrat, toujours prêt à se lâcher et à mordre la main qui le cares-
sait, elle eut toutes les peines du monde à l'apprivoiser. Que d'élo-
quence ne devait-elle pas dépenser pour le décider à prendre ses
potions, pour l'empêcher de se découvrir dans ses querelles avec
son lit ! 11 ne lui savait aucun gré de ses soins, de son infatigable
sollicitude,' de son angélique patience, de ses veilles et de ses
insomnies. En revanche, il ne pouvait pardonner à M. Gantarel de
ne pas venir prendre de ses nouvelles en personne; il se répan-
dait en invectives contre lui. Non-seulement M. Gantarel le laissait
« crever comme un chien sans se soucier de lui; » n'avait-il pas
eu le front de le chicaner un jour sur son bonapartisme, de lui
soutenir que Napoléon I*"" n'avait été qu'un pleutre ? « — Napoléon
pas pleutre, s'écriait Golo. Il avait beaucoup de talent Napoléon,
plus de talent que M. Gantarel. » Jetta ne tentait pas de lui prouver
le contraire, mais elle le suppliait de se calmer.
Le progrès rapide de la maladie et la perte de ses forces le ren-
dirent plus maniable. Sans être confluente, sa petite vérole était
fort sérieuse. Sa tête était bouffie, énorme et hideuse, son corps
était couvert de boutons et de croûtes, que M"* Maulabret contem-
plait sans répugnance et sans dégoût. Il avait renoncé à criailler,
mais il geignait sans cesse et ne souffrait pas que sa garde-malade
NOIRS ET ROUGES. 247
s'éloignât de son lit. Parfois elle était près de tomber d'épuise-
ment; quelques heures de sommeil qu'elle réussissait à prendre
sur son tyran suffisaient pour la remettre sur pied, pour lui rendre
toute sa vaillance. Elle pensait continuellement à mère Amélie;
elle se demandait : « Serait-elle contente de moi? » Elle lui em-
pruntait sa conscience pour se juger, et cette conscience impi-
toyable lui disait : « Fais taire la chair et le sang; n'as-tu pas
beaucoup à réparer? Cette nuit, tu as dormi trois heures, c'est trop.
Des scrupules, mademoiselle Maulabret, et encore des scrupules I
Vous n'en aurez jamais assez, sœur Marie. »
Sans parler du médecin qui venait tous les matins et revenait
quelquefois le soir, elle recevait souvent des visites. M"* Cantarel
lui en faisait plusieurs chaque jour, d'abord parce qu'elle éprou-
vait le besoin de la voir, et ensuite parce qu'elle avait ainsi le plai-
sir d'épouvanter M. Cantarel en lui disant qu'elle l'avait vue. Elle
s'amusait de ses exclamations, de ses soubresauts, de tous les
vinaigres de santé dont il s'arrosait pour tenir le virus à distance.
M""" de Moisieux, à qui le courage ne faisait jamais défaut quand
elle avait une idée en tête, venait souvent aussi. M"' Maulabret
l'accueillait avec une politesse froide, réservée, qui n'arrêtait pas
les effusions de la marquise. Elle était aussi tendre que jamais
pour « sa toute belle ; » mais elle ne lui chantait plus le même air.
Ses entretiens étaient couleur feuille morte. Elle s'étendait sur la
vanité des affections humaines et des plaisirs de la terre. Avec de
grands gestes, qui faisaient cliqueter ses bracelets , elle célébrait
volontiers les joies de Sion, la félicité des vierges du Seigneur qui
vivent comme des anges, parce qu'elles sont mortes au monde.
Quelquefois elle parlait de se faire elle-même carmélite, et ses bra-
celets cliquetaient encore. Après quoi elle embrassait audacieuse-
ment Jetta sur les deux joues, puis elle retournait bien vite dans
son chalet, où elle se soumettait à d'éfiergiques et savantes fumi-
gations que lui préparait le jeune Lara, et elle ajournait sa
vêture.
Quand il fut entré dans la période de la suppuration, Golo eut
de violens accès de délire et causa de graves embarras à M"* Mau-
labret. Il ne pensait qu'à s'échapper, à s'en aller courir le monde;
elle avait beaucoup de peine à le réintégrer entre ses draps.
Une nuit, profitant d'un léger assoupissemeut de sa garde-malade,
il rejeta brusquement ses couvertures, et il se coulait déjà hors de
son lit, quand elle accourut pour l'arrêter au passage.
— Laissez-moi ! s'écria-t-il en essayant de se débattre.
— Oii voulez-vous aller ?
— Vous le savez bien.
2/i8 REVUE DES DEUX MONDES.
— Je vous assure que je ne le sais pas.
— Il est là, reprit Golo en montrant d'un doigt menaçant la porte
de la cuisine, et je veux lui brûler la cervelle.
— De qui parlez- vous? lui demanda-t-elle avec une douce auto-
rité.
— De qui donc?.. De lui, de M. Valport.
Ce nom inopinément prononcé la fit tressaillir jusque dans la
moelle de ses os. Golo se débattait de plus belle ; à force de patience
et d'énergie, elle parvint à le maintenir.
— Vous étiez son garde-chasse? reprit-elle.
— C'est de l'histoire ancienne. Quand il a fait maison neuve, il
y a huit mois, je suis devenu son valet de chambre.
— Et qu'avez-vous à lui reprocher?
— Il m'a sanglé la figure d'un coup de cravache.
Elle rassembla tout son courage, et poursuivant son enquête :
— Apparemment il avait à se plaindre de vous, dit-elle d'une voix
haletante, vous lui aviez fait quelque chose.
— Ce n'est pas moi, s'écria-t-il, c'est l'homme à la loupe qui a
tout fait.
Un souvenir traversa l'esprit de M"* Maulabret comme un éclair.
Elle se rappela qu'un matin elle avait trouvé chez M"* de Moisieux
un petit homme au museau de renard orné d'une loupe, qui sem-
blait s'occuper à quelque mystérieux tripotage. Au moment où elle
entrait, ce renard venait de parler de M"« Maulabret, et une carte
qui traînait sur une table lui avait appris comment il se nommait.
— L'homme à la loupe? dit-elle. Ne s'appelait-il pas M. Mon-
giron ?
— Ehl qui diable sait son nom.? repartit Golo.
Il lui parut qu'elle tenait le fil, qu'elle devinait tout.
— Yous êtes plus coupable que vous ne le dites, continua-t-elle ;
car cette femme...
— Eh oui! la femme en rose, dit-il en ricanant. Elle est dia-
blement jolie, celle-là.
— Cette femme, c'est vous qui l'avez fait entrer, c'est vous qui
l'avez cachée.
i ,11 ne répondit ni oui ni non.
— Sans doute on vous avait promis de vous procurer une autre
place, si M. Valport vous chassait, et sans doute aussi on vous a
payé, et la somme était ronde. Vous avez fait là un joli négoce.
Il restait muet ; il avait l'air de se dire : « Bien habile qui me
fera^parler 1 » Puis la regardant d'un air farouche : — Je ne vou-
lais pas qu'il se mariât, j'aime mieux l'autre.
Et tout à coup :
NOIRS ET ROUGES. 249
— Qui êtes-vous? s'écria-t-il.
— Je suis votre garde-malade, répondit-elle froidement.
Et le saisissant par les deux poignets, elle l'obligea de se recou-
cher. Il se calma pendant quelques instans, mais bientôt il recom-
mença à s'agiter, à discourir sur sa balafre, dont il avait juré de se
venger. Il s'écriait de nouveau qu'il entendait marcher quelqu'un
de l'autre côté de la porte, que c'était lui, l'homme à la cravache,
qu'il entendait se lever, qu'il lui ferait bien vite son affaire. Elle dut
lui répéter jusqu'à cent fois qu'il se croyait à tort dans un apparte-
ment de la rue de Luxembourg, qu'il était à Gombard, que derrière la
porte il y avait une cuisine et que dans cette cuisine il n'y avait per-
sonne. Heureusement, à la pointe du jour, il s'endormit, et elle put
se livrer à ses réflexions. Il y avait eu complot, elle en avait la
preuve, et cette pensée la soulageait. Si morte qu'elle soit au
monde, c'est une consolation pour la fierté d'une femme d'apprendre
qu'on a dii se mettre plusieurs et user d'artifice, ourdir des trames,
forger des machines pour décider l'homme qu'elle aimait à la trahir
et à l'oublier. Quand Golo se réveilla, il avait recouvré son bon
sens et ne se rappelait plus ce qu'il avait dit. Elle n'eut garde de l'en
faire souvenir ni de le questionner davantage, elle en savait assez.
Quelques jours plus tard, le médecin lui annonça que son malade
était hors d'affaire et que sa convalescence ne serait pas longue.
Elle put désormais se procurer quelques heures de liberté, dont
elle profitait pour se secouer, pour se remettre de ses rudes fatigues.
Chaque matin, elle traversait le parc dans toute sa largeur, quel-
quefois même elle en sortait pour arpenter un sentier qui bordait
un champ d'avoine en pente où des pommiers projetaient leur
ombre. L'avoine était jaune, l'ombre était presque bleue. Le long
du champ courait une haie vive, où venaient picorer les poules
d'un fermier; elle les entendait caqueter, glousser doucement dans
les épines. En tournant la tête, elle apercevait ce cerisier sauvage
qu'elle avait vu jadis tout fleuri et qui l'avait comme ensorcelée.
Que ce temps était loin d'elle! Les fleurs s'étaient changées en
fruits, et la cime de l'arbre faisait une tache rouge sur le ciel. Des
corbeaux, que ses cerises affriandaient, s'étaient levés avant l'aube
pour les dévaliser. Aussi défîans que voraces, ils étaient troublés
dans leur banquet par cette promeneuse qui les regardait, et la
bande tournoyait d'un vol inquiet au-dessus des branches, en
croassant avec colère, tant il est vrai que tout le monde a ses cha-
grins. Par instans, un loriot entonnait sa pompeuse chanson, et du
fond de sa solitude un coucou lui répondait.
Elle n'était pas seule dans son sentier : ce mort qui tenait tant
de place dans sa vie et dans ses pensées s'y promenait avec elle.
250 REVUE DES DEUX MONDES.
Il faut croire que ses nuits blanches lui avaient laissé une sorte
d'excitation nerveuse qui la prédisposait aux visions, car ce mort,
elle le voyait distinctement. Ce n'était pas son fantôme, c'était lui-
même avec sa haute taille, ses épaules osseuses, ses rares cheveux
blancs, son large front, son regard sévère qui voyait tout et sa
bouche au sourire ironique. Sa présence était si réelle que, sans y
penser, elle marchait sur le bord du chemin pour lui en laisser le
milieu, et dans ses promenades elle s'arrêtait toujours à quelques pas
d'un pommier, dont les branches basses s'étendaient horizontalemen t,
comme si elle eût voulu épargner à son invisible compagnon le
danger de s'y heurter le front ou l'ennui de courber la tête. Elle
lui parlait, il répliquait, tous deux raisonnaient, s'animaient, s'é-
chauffaient, et leur dispute était sans fin, ce qui ne les empêchait
pas de s'aimer beaucoup. — « Vous vous êtes trompé, lui disait-elle,
et vous devez le savoir, puisque vous habitez aujourd'hui dans le
pays des éternelles vérités ; mais vous vouliez mon bonheur et je
chérirai toujours votre mémoire ; grâce à vous, je ne serai jamais
seule dans ce monde. » C'est là-dessus qu'ils se quittaient, émus
et réconciliés, et en retournant dans le pavillon où Golo l'attendait,
elle y rapportait non-seulement la fraîcheur du matin, mais cette
divine sérénité que procurent les entretiens avec un mort, alors
même qu'on se dispute avec lui. Les vivans les plus tranquilles ont
un commerce agité, on ne possède pas son âme auprès d'eux ; il
n'y a pour l'homme de vrai repos que dans la société de l'invisible.
Dès que Golo fut guéri et put se passer de ses soins. M"* Mau-
labret prit congé de lui pour retourner au château avec l'agrément
de M. Cantarel, à qui le médecin affirma qu'il n'avait plus rien à
redouter. L'enfant des maquis se sépara d'elle sans émotion et sans
beaucoup de cérémonie; les remercîmens qu'il lui adressa furent
très courts. Il était enchanté d'être encore en vie, mais il se trou-
vait très laid et craignait de demeurer gravé; peu s'en fallait qu'il
ne s'en prît à sa garde-malade. Elle eut raison de ne pas retarder
d'un jour son déménagement, car dans l'après-midi M. le mar-
quis Lésin de Moisieux, qui depuis quelque temps rôdait autour
du pavillon, hasarda de s'y présenter pour l'y voir. 11 n'y avait plus
que le nid, l'oiseau était parti, ce qui lui causa un sensible déplai-
sir. 11 se consola en faisant la connaissance de Golo. Dès la pre-
mière minute, ces deux sauvnges s'agréèrent l'un l'autre, se con-
vifireiit et s'entendirent. Bientôt il se forma entre eux une touchante
intimité, qui devait être fertile en heureuses conséquences.
M"' Maulabret sentait elle-même que ses nerfs étaient excités,
qu'elle avait de la fièvre, de l'exaltation. Avant d'exécuter le pro-
jet qu'elle méditait, elle voulut attendre que son esprit (uX rentré
NOIRS ET RODGES. 251
dans son assiette accoutumée. Lorsqu'elle fut tout à fait calme,
elle causa avec son bon sens, elle consulta sa raison, et sa raison
lui déclara que son dessein était parfaitenaent raisonnable. Elle s'en
ouvrit de nouveau à sa tante, la pria de vouloir bien la conduire
sans plus de retard auprès de mère Amélie.
— Je ferai tout ce qu'il vous plaira, ma chère, lui répondit
M'"* Cantarel; mais, je vous le répète, tous êtes bien jeune.
XXII.
Quand M"» Maulabret eut franchi la grille de son hôpital, elle
s'arrêta un instant et se retourna. La place qu'elle embrassait de
son regard était en ce moment fort animée. Il y avait dans le voi-
sinage des démolitions et des bâtisses commencées; on voyait pas-
ser des charrettes, des tombereaux, des baquets, de pesans far-
diers, chargés de pierres de taille liées par de grosses chaînes, et le
sourd gémissement du pavé se mêlait au cri des essieux et au
grincement de la ferraille. Sa pensée traversa cette place, où débou-
chaient trois rues. Il lui parut qu'il était indifférent de s'engager
dans l'une ou dans l'autre, que par des détours plus ou moins longs
elles conduisaient toutes au même endroit, qu'en les remontant on
était sûr d'arriver dans un lieu fatal, où se passaient des choses
étranges autant qu'odieuses. Il y avait là d'élégans entresols, dans
lesquels on s'assemblait avec ses amis pour dire adieu, le verre en
main, à sa jeunesse et à des enchantemens qu'on quittait à regret.
Pour étourdir son chagrin, on prononçait des discours, on portait
des santés, et tout à coup des trappes s'ouvraient, il en sortait des
femmes vêtues de rose. A leur vue, on oubliait tout, on faussait sa
parole, on trahissait gaîment la foi jurée, en se disant : « Je vais lui
briser le cœur, à cette pauvre enfant, et il pourrait bien se faire
qu'elle en mourût ou qu'elle en devînt folle; mais qu'importe?..»
Effectivement il n'importait guère, puisque l'accusé ne daignait pas
même se défendre I
Elle traversa la cour et s'arrêta encore. Dans les bruits rappro-
chés ou lointains, dans les confuses rumeurs qui arrivaient^à son
oreille, elle croyait reconnaître la voix du monde qui l'appelait
par son nom, l'invitait ou la narguait. Quoiqu'elle n'eût jamais vu
l'océan qu'en idée, elle pensait à son écume et à ses trahisons, à
son immensité tourmentée, à ses récifs perfides, à l'éttruelle sédi-
tion de ses vagues, au ténébreux mystère de ses abîmes muets.
Elle s'engagea dans le vestibule, puis dans la cage de l'escalier
tournant , et par degrés les bruits s'amortirent. Quand elle eut
atteint une petite porte en anse de panier dont la vue lui fit battre
252 REVUE DES DEUX MONDES.
le cœur, elle n'entendit plus rien, et sur sa figure se peignit la joie
radieuse d'un naufragé qui surgit au port.
Elle entra, elle trouva la chambre vide, elle s'informa. On lui
apprit que la mère était au parloir, qu'elle ne tarderait pas à reve-
nir. Elle l'attendit en conversant tout bas avec un crucifix d'ivoire
qui jadis l'avait vue pleurer et qui plus tard l'avait vue sourire. Il
abaissait sur elle en ce moment un regard de miséricorde, il faisait
fête à sa repentance.
Tout à coup un pêne à demi-tour glissa dans sa gâche, une robe
noire apparut sur le seuil, un éclair jaillit de deux petits yeux dont
les colères étaient terribles, et une voix fiémissante, farouche, sem-
blable à une des trompettes du jugement dernier, s'écria :
— Ah! vraiment, mademoiselle,., c'est donc vous?
Ce cri signifiait : « Vous n'avez rien à m'apprendre, sœur Marie,
qui n'êtes plus pour moi que M'" Maulabret. J'ai tout appris, je
connais votre crime, j'en sais toute l'aventure, le commencement,
le milieu et la déplorable fin, que Dieu bénisse à jamais ! Eh ! vrai-
ment, c'est vous, et je ne m'en étonne guère, je vous attendais;
mais ]■-. suis partagée entre l'impatience que j'avais de vous voir
et l'horreur que vous m'inspirez. Oui, c'est bien vous, et je m'in-
digne que vous osiez reparaître ici, devant moi, devant ce Dieu
crucifié qui vous maudit. Pourtant votre audace me plaît, car je
pourrai vous dire tout ce que je pense de vous. Si mes lèvres,
que la colère divine a touchées de son charbon, avaient été con-
damnées à se taire, je crois vraiment que j'en serais morte. »
M"^ Maulabret se laissa tomber sur ses genoux ; levant son visage
vers la mère, elle lui dit :
— Regardez-moi, ma mère, et faites-moi grâce.
Mère Amélie la regarda. Bien que l'histoire que racontait ce visage
ravagé par le chagrin la touchât peu, elle se sentit désarmée. Elle
s'affligeait seulement de voir qu'en perdant sa santé, ses couleurs,
son éclat, la délicieuse pureté de ses contours, il avait conservé
toutes ses grâces. Mais quoi! il fallait laisser agir le temps, il en
viendrait à bout. Elle se taisait; Dieu avait parlé avant elle et ne
lui avait laissé rien à dire. Il avait tiré de ces beaux yeux toutes
les larmes qu'ils pouvaient verser et leur avait fait dégorger le
poison dont ils s'étaient abreuvés; il avait promené dans ce cœur
infidèle un fer rouge pour le guérir par d'autres plaies des bles-
sures que lui avait faites le monde ; le vent de sa colère avait soufflé
sur cette fleur et l'avait consumée jusque dans ses racines. Que
restait-il à faire? Quels reproches adresser utilement à qui avait
tant pleuré? Elle eût perdu ses paroles, elle n'aimait pas à les
perdre.
KOIRS ET ROCGES. 253
Elle s'assit, et prenant entre ses mains de cire la tête de Jetta
agenouillée, elle se contenta de lui dire :
— Vous avez donc bien souffert?
— Ah! ma mère, il me semble que c'est par miracle que je vis
encore.
— Et vous ne croyez plus à l'amour? demanda- 1 -elle encore
avec un accent d'âpre ironie.
— Je vous assure que je suis guérie, bien guérie... Dieu m'a
traitée par le fer et par le feu.
— Ainsi cet homme?..
— Oh ! je vous en supplie, ne parlons pas de lui.
— Vous le haïssez?
— A quoi bon le haïr, ma mère?.. Il est plus simple de l'ou-
blier.
Mère AméUe se tut quelques instans. Elle contemplait d'un œil
dur, courroucé, cette jeune pécheresse dont la tête reposait sur ses
genoux et à qui les mains d'une sainte servaient d'oreiller. Elle
s'étonnait, elle s'indignait comme une panthère qui verrait une
gazelle venir se coucher entre ses pattes et chercher un asile sous sa
griffe. Des paroles amères montaient incessamment de son cœur
à ses lèvres, mais la pitié lui fermait la bouche, sa colère en était
réduite à ronger et à mâcher son frein. Elle finit par dire :
— Les voies du Seigneur sont mystérieuses; qui oserait discu-
ter ses dispensations? Il fait bien tout ce qu'il fait, et ses élus
n'ont pas le droit de se plaindre de la façon dont il les traite. Les
uns entrent dans son royaume d'un bond et de plein vol. A d'au-
tres il inflige de cruelles expériences ; il leur ordonne de se traîner
jusqu'à lui à travers les chemins rocailleux ou fangeux du monde,
jusqu'à ce qu'il lui plaise de faire grâce à leurs lassitudes et à la
meurtrissure de leurs pieds... Vous avez fait ce voyage, il vous en
souviendra longtemps. Vous voilà rendue à vous-même et à Dieu.
Je voudrais croire que c'est à jamais.
— Oh ! ma mère, je vous assure...
— Je crains celui qui rôde éternellement autour des bergeries,
interrompit-elle.
— Ne suis-je pas sous votre garde?.. Celui dont vous parlez
n'entre pas ici.
— Fort bien, mais dans une heure vous ne serez plus ici.
M"** Maulabret releva la tête et s'écria avec un élan d'enthou-
siasme et de joie :
— Ma mère, je suis venue, je suis venue... et je ne m'en irai
plus.
Mère Amélie la regardait avec étonnement; elle ne comprenait
pas ou ne voulait pas comprendre.
25 à BEVUE DECXDES MONDES.
— Oui, grâce à Dieu, je suis ici, et je compte y rester à jamais,
reprit la jeune fille avec une^volubilité de langue qui semblait tra-
hir un retour d'incorrigible jeunesse et qui n'était que l'elTusion
d'une âme trop pleine, pressée de répandre son abondance. Ne
croyez, pas que je parle en étourdie ; j'y ai bien pensé, j'ai longue-
ment réfléchi, et je suis sûre, tout à fait sûre de ce que je vais
vous dire. Personne ne cherchera à me faire revenir sur ma réso-
lution. Ma tante, que j'ai pressentie, n'a trouvé aucune objection à
me faire. Quant à M. Gantarel,.. songez que les circonstances sont
bien changées, que M"» de Moisieux, qui le gouverne, a renoncé à
ses espérances, à ses desseins sur moi, qu'il n'a plus aucune raison
de contrarier ma vocation, de me retenir malgré moi dans le
monde... Donnez-moi bien vite une plume et du papier, je veux lui
écrire tout de suite, et ma lettre sera courte : « J'y suis, j'y reste. »
Et voilà tout.
L'étonnement de mère Amélie se changea en stupeur. Elle
s'écria :
— Vous êtes folle... Et le testament?
— Eh! oui, le testament,., reprit M'"" Maulabret, 11 sera exécuté,
le testament. La fortune qui m'était offerte servira à fonder une
maison de santé, et tout le monde s'en trouvera bien. Oh! ne{
croyez pas que je la regrette, cette fortune. Je viens de passer des,
mois et des mois chez un millionnaire. Personne n'est heureux dans
cette maison qui sue l'or. Je me suis rappelé bien souvent l'his-
toire de ce roi malade, à qui son médecin déclara qu'il ne serait
guéri que le jour où il appliquerait sur sa poitrine la chemise d'un
homme heureux. On le chercha dans tout le monde, cet homme
heureux dont la chemise devait guérir un roi. On finit par le trou-
ver; hélas! il n'avait point de chemise... 0 pauvreté bénie! quand
je suis arrivée ici, je n'avais rien; pauvre on m'a reçue, et pauvre
j'y reviens. Qu'y a-t-il donc de changé?.. La dot que je n'apporte
pas, je la remplacerai par un redoublement de soins et de charité.
Oh! comme je vais les aimer, nos chères malades! Je les aimerai_,
comme disait quelqu'un, avec toute ma raison et avec toute ma
fohe, ou plutôt je les aimerai avec tout mon chagrin et avec tout
mon repentir qu'elles transformeront en joie... Ah! ma mère, don-
nez-moi bien vite quelque vilaine plaie à panser. Y a-t-il ici quel-
ques linges si infects que vos infirmières répugnent aies toucher?
C'est moi qui les blanchirai, et dans leur souillure je laverai mes
mains, mes souvenirs et mon cœur.
A la stupeur qu'éprouvait mère Amélie avait succédé une impa-
tience qui ne pouvait plus se contenir.
— Assez, de grâce, assez, répondit-elle d'une voix qui descen-
dait des nues. Vous ayez la tête romanesque, mademoiselle Maula-
NOIRS ET ROUGES. 255
bret, et vos chimères vous font extravaguer. Est-il donc besoin de
vous dire que, si la fortune, dont vous parlez si légèrement, est un
instrument de perdition pour les infidèles et les impies, elle est le
plus puissant moyen de salut dans les mains de Jésus-Christ et de
ses serviteurs? Faut-il vous représenter que, si l'église ne demande
rien à qui n'a rien, elle a le droit de demander beaucoup à qui pos-
sède beaucoup, et que les mains pleines qui se vident complaisam-
ment au profit du monde enrichissent Satan et dépouillent Dieu?..
Mais je ne veux pas descendre à raisonner avec vous. Il doit vous
suffire de savoir, ajouta-t-elle d'un ton impérieux, que ce que vous
désirez est impossible, vous m'entendez, impossible.
A son tour M"® Maulabret la regardait avec attention et avec une
sorte de saisissement. Ces petits yeux noirs dont jadis le regard la
faisait trembler et dans lesquels je ne sais quelle sainte avarice venait
d'allumer une flamme sombre, il lui sembla qu'elle en découvrait
le fond. Elle devina subitement beaucoup de choses qui lui avaient
échappé : cette servante de Dieu et des pauvres lui apparut tout
à coup telle qu'elle était. Elle passait sa vie à se macérer, à se mor-
tifier, à châtier sa chair et son sang, elle avait renoncé à tout,
retranché sans regret comme sans pitié ses désirs et ses besoins,
elle était morte à elle-même; mais elle revivait glorieusement dans
la communauté à laquelle son corps et son âme s'étaient donnés.
Ce moi qu'elle avait immolé était remplacé par un autre qui
était immense, qui aspirait à couvrir la terre, et elle s'en faisait
un Dieu, et sa pauvreté volontaire entendait que son Dieu fût
riche.
Mère Amélie se méprit au silence que gardait Jetta et qu'elle
interpréta comme une marque de confusion et de contrition. Elle
lui dit d'un ton moins sévère :
— Eh! sans doute je comprends votre impatience... En peu de
courage, mon enfant ! Seize mois seront bientôt passés.
M"* Maulabret n'était plus agenouillée, elle venait de s'asseoir.
Elle répondit :
— Dans seize mois, ma mère, il en sera comme aujourd'hui. Ces
douze cent mille francs ne seront jamais à moi, je n'en pourrai
jamais disposer.
— Quelle énormité me dites-vous là? Ah! vraiment, vous avez
l'esprit malade... Mais vous oubliez que je le connais, ce testament,
que je l'ai lu... Prétendez-vous m'en imposer?
— Que voulez-vous, ma mère? répliqua-t-elle doucement, il
m'est venu à ce sujet un scrupule.
— Un scrupule ! fit mère Amélie d'un ton presque gausseur. Un
scrupule!
256 REVUE DES DEUX MONDES.
— Ne m'avez-vous pas souvent répété que je n'en aurais jamais
assez?
Il y a scrupules et scrupules, mademoiselle, et je vous engage
à distinguer entre ceux que l'église approuve et ceux qu'elle con-
damne comme une suggestion du démon et de l'orgueil... Avez-
vous fait part du vôtre au prêtre qui vous confesse ?
— Non, ma mère.
— Et sur de tels sujets vous vous en rapportez à voire propre
sagesse?.. Vous qui avez prononcé dans votre cœur le vœu de pau-
vreté, ignorez-vous qu'il vous oblige à vous dépouiller de tout, de
vos vaines pensées, de votre raison trompeuse, de votre volonté
propre?..
— Et même de ma conscience?
— Ehl sans doute. C'est à l'église de régler cette horloge.
— J'avais toujours pensé, ma mère, que ma conscience était un
dépôt de Dieu, et je me croyais tenue de la lui rendre un jour telle
qu'il me l'a donnée.
— Mais vous n'êtes donc plus catholique? repartit la mère avec
emportement. Hélas! le monde vous a gâtée, vous êtes devenue
chicaneuse, ergoteuse... Voyez pourtant où mène l'ergoterie! Nos
sœurs, les filles de Sainte-Marthe, ont eu comme vous des scru-
pules, elles se sont fait une conscience de croire à rinfailhbilité du
saint-père... Où en sont-elles?
— Les filles de Sainte-Marthe passent cependant pour être de
pieuses et fidèles servantes de Dieu et des pauvres.
— C'est possible, mais les rébellions de leur esprit ont frappé
leur ordre de stérilité; elles ont de jour en jour plus de peine à se
recruter, et avant peu la Pitié ne sera plus à elles... Mais de quoi
parlons-nous là? Veuillez, je vous prie, m' expliquer quel est ce ter-
rible scrupule qui vous est venu.
M"^ Maulabret se recueillit un instant. Puis elle répondit en bais-
sant les yeux :
— .J'ai appris de M. Vaugenis que mon grand-oncle Antonin
s'était occupé de me marier et que les douze cent mille francs
qu'il m'a légués sous condition étaient dans sa pensée une dot
qu'il me préparait. Un papier qu'on m'a montré le prouve. Ce ma-
riage, ardemment souhaité par lui, a été sur le point de se faire ;
Dieu l'a défait, et je l'en remercie à genoux. Mais ceci, ma mère,
est une question de bonne foi. J'y ai pensé pendant des jours et
des nuits, et plus je réfléchis, plus l'intention du testateur me
paraît évidente. S'il avait pu deviner que, deux ans plus tard et
contrairement à tous ses vœux, je me déciderais à entrer en reli-
gion, il se fût dit que je n'avais besoin de rien et il ne m'eût rien
NOIRS ET ROUGES. 257
laissé. Mon bonheur lui était cher, il s'est trompé, mais je dois res-
pecter son erreur. Les malades qui seront soignés dans la maison
de santé qui portera son nom et dont il avait lui-même réglé les
statuts, me sauront gré de mon abandon volontaire. Si j'agissais
autrement, dussé-je me vêtir dès demain de cette sainte robe
que vous portez, elle ne me protégerait pas contre les inquiétudes
de ma conscience.
— Ah! le voilà donc ce fameux scrupule! répliqua mère Amélie
en donnant carrière à sa passion. A quelles misères vous arrêtez-
vous! de quelles pauvretés vous payez- vous donc! Eh! sans doute,
Dieu soit loué! il s'est trompé, cet athée. Le méchant fait toujours
une œuvre qui le trompe... Ah! ses dernières volontés, ses inten-
tions suspectes et douteuses vous sont sacrées! C'est avoir pour lui
beaucoup de respect. Mademoiselle, permettez-moi de vous le dire,
c'est pousser jusqu'au fétichisme le culte que vous inspire un
homme qui a passé sa vie à outrager Dieu par ses paroles comme
par ses pensées, et qui expie aujourd'hui ses insultes dans l'étang
de soufre et de feu !
M."* Maulabret n'était plus assise, elle était debout. Le charme
était rompu. Ce long et pénible entretien avait tour à tour froissé
les délicatesses de son âme, offensé la droiture de sa conscience et
fait justice du respect craintif que lui inspirait mère Amélie, dont
les dernières paroles venaient de la blesser en plein cœur. Elle
bondit sous le coup. Quelques mois auparavant elle avait défendu
la sainte contre son tuteur, elle défendit l'athée contre la sainte, et
d'un ton si véhément que mère Amélie stupéfaite pensa tomber à la
renverse; elle lui repartit :
— Pouvez-vous bien parler ainsi d'un homme dont je vénère la
mémoire? Dieu m'a accordé la grâce de lui fermer les yeux, de
recueillir son dernier soupir. Pendant que je priais pour lui, j'ai
senti que Dieu lui-même unissait nos âmes. Je l'ai vu mourir avec
la tranquillité d'un héros et en me témoignant toute la tendresse
d'un père; je lui ai juré que je l'aimerais toujours comme sa fille,
et je vous le dis, ma mère, je ne voudrais pas d'un ciel où je n'au-
rais pas l'espoir de le retrouver.
Mère Amélie se leva à son tour. Reculant de deux pas, l'œil
enflammé, agitant ses bras, elle s'écria d'une voix tonnante :
— Mademoiselle Maulabret, c'est Satan lui-même qui parle par
votre bouche.
Puis elle allongea la main vers le crucifix: — J'en atteste, ajoutâ-
t-elle, ce Dieu qui nous écoute.
M"' Maulabret s'approcha du crucifix, le contempla pendant quel-
ques secondes et lui dit en s'inchnant et pliant le genou :
TOMB XLIU. — 1881. 17
258 REVUE DES DEUX MONDES,
— 0 mon Dieu, vous ne me faites pas peur, et j'abandonne sans
crainte à vos jugemens tous ceux que j'aime, car vous êtes un Dieu
de grâce et de miséricorde, et ce ne sont pas les clous dont vos
mains sont percées qui vous retiennent à cette croix, c'est votre
tendresse infinie pour les pécheurs. 0 mon Dieu, comme vous-
même, votre justice est l'éternelle prisonnière de votre amour.
Ayant prononcé ces paroles avec l'exaltation d'une inspirée, elle
fit deux fois le tour de la chambre; dans son trouble, elle cher-
chait partout une issue qu'elle ne trouvait pas. Mère Amélie, épou-
vantée de l'état où elle la voyait, s'efforçait de la calmer et lui
disait : « Jetta, Jetta, écoutez-moi. » Elle ne l'entendait pas. Elle
finit par ouvrir la porte qui donnait dans la grande salle, et d'un
pas rapide elle s'achemina à travers deux longues rangées de lits,
sans les apercevoir. Mère Amélie la suivait, éperdue, hors d'elle-
même, faisant de grands gestes, balbutiant des mots incohérens,
commençant des phrases qu'elle n'achevait pas. Étonnées d'un
spectacle si nouveau, les malades se mettaient sur leur séant, les
convalescentes laissaient tomber leur tricot, toutes ouvraient de
grands yeux pour regarder passer cette tempête. M"" Maulabret
venait d'atteindre l'extrémité de la salle, elle traversa le vestibule,
descendit quelques marches et sa robe qu'elle oubliait de relever
en balayait la poussière. Mère Amélie, appuyée sur la balustrade,
attacha sur elle un regard désespéré; elle croyait voir s'enfuir dans
la cage de cet escalier un rêve, une grande espérance qui lui était
plus chère que la vie et qui allait disparaître à jamais. Les songes
s'évanou'ssent au chant du coq; pourquoi le coq avait-il chanté?
Elle se reprochait les vivacités blessantes de son langage, les échap-
pées de son humeur impétueuse et aliière. Si les violens conquiè-
rent le royaume des cieux, ils empêchent quelquefois les autres d'y
entrer. Elle fit un dernier efïort; elle cria : « Sœur Marie! sœur
Marie! »
Cette fois M"* Maulabret l'entendit, elle s'arrêta, fit volte-face,
remonta lentement les marches, et se jetant dans ses bras, elle lui
dit:
— Ma mère, pardonnez-moi; j'ai manqué au respect que je vous
dois.
Mère Amélie sentit renaître sa confiance, et avec l'accent du
triomphe :
— Mon enfant, hâtez-vous de me dire que vous vous repentez
du chagrin que vous m'avez fait.
— Oui, ma mère, je m'en repens. Pourquoi donc suis-je venue
ici?
Cette réponse équivoque répandit quelque baume dans le cœur
NOIRS ET KOUGES. 259
ulcéré de la sainte. Elle aurait voulu renouer l'entretien, mais Jetta
était déjà au bas de l'escalier, où l'attendait une surprise. Elle vit
surgir devant elle l'homme à la loupe, lequel ayant reçu quelques
heures auparavant la visite de M"" de Moisieux, s'empressait d'ap-
porter des nouvelles, sans se douter qu'on en avait à lui donner.
En passant près de M"^ Maulabret, il lui jeta un regard oblique et
vipérin, la reconnut, hésita s'il la saluerait; dans le doute il s'ab-
stint. Cette rencontre la rendit pensive; elle se sentit confirmée
dans de vagues soupçons qui lui étaient venus et qu'elle avait
repoussés comme absurdes.
Elle se promena pendant quelques minutes le long de la grille,
attendant avec impatience M"'® Gantarel, qui apparut enfin dans son
coupé et qui lui dit en lui ouvrant la portière :
— Vous nous revenez, ma chère?
— Vous aviez raison, madame, répondit-elle avec un sourire
amer, vous aviez raison, j'étais bien jeune.
XXIII.
Pendant les jours qui suivirent, M. Gantarel fut le plus allant, le
plus afiairé des hommes. Le conseiller municipal dont il convoi-
tait la succession avait accepté un poste incompatible avec l'édilité.
Son siège vaquait depuis plusieurs mois ; après ce long délai, que
M. Gantarel qualifiait d'impolitique et d'indécent, les électeurs du
quartier venaient d'être convoqués pour le second dimanche de
septembre. La campagne allait s'ouvrir, et le propriétaire du châ--
teau de la Pompadour avait la fièvre; à ses vives espérances se
mêlaient quelques appréhensions. Il avait déjà péroré dans des réu-
nions publiques ou privées avec des fortunes diverses. La parole a
ses hasards, il ne l'avait pas toujours à son commandement, ses
répliques manquaient parfois d'à-propos. Les questions, les apo-
strophes à brûle-pourpoint le troublaient; à vrai dire, il n'improvi-
sait bien que les discours qu'il avait écrits à tête reposée et appris
par cœur. Il enviait le sort des prédicateurs, qui parlent tout seuls
sans que personne les interrompe. Aussi cherchait-il l'occasion d'ex-
poser une fois ses principes, de donner un libre cours à son élo-
quence en prononçant en lieu sûr une longue harangue que per-
sonne n'interromprait, et que reproduirait intégralement la Vraie
République,
Cette occasion, il crut l'avoir trouvée. Deux semaines avant que
s'ouvrît le scrutin, Gombard devait célébrer sa fête patronale. Il
proposa qu'elle se fît chez lui, il se déclara charmé de mettre son
parc à la disposition de la commune, et Dieu sait que d'habitude ce
260 REVDE DES DEDX MONDES.
parc était hermétiquement fermé, qu'on n'y pénétrait pas sans mon-
trer patte blanche; bref il s'engageait à bien faire les choses. Cette
offre bénévole et courtoise donna lieu à de vives discussions. Gom-
bard était une des rares communes du département qui fussent
restées fidèles au souvenir et au culte de l'empire; le maire et le
conseil municipal presque à l'unanimité étaient d'aussi fervens
bonapartistes que Golo. On était partagé, combattu. On avait peu de
goût pour les opinions comme pour la personne de M. Cantarel, mais
il paraissait impolitique de se brouiller avec lui, de refuser l'assis-
tance d'un millionnaire qui se chargeait de donner à la fête un éclat
inaccoutumé. La politique l'emporta, la proposition fut agréée.
M. Cantarel s'empressa de convier son comité, son état-major élec-
toral et une cinquantaine des meneurs les plus influens, les plus
remuans du quartier très démocratique oîi il s'apprêtait à jouer sa
grande partie. Ils devaient arriver à Combard par un train spé-
cial, traînés par une locomotive non moins spéciale, chauffée à ses
frais.
Il parut enfin ce grand jour qui devait laisser à tous les jhabitans
de Combard d'impérissables souvenirs. Le commencement en fut
heureux. Le temps était superbe, un vrai temps de cristal. C'était
une de ces belles journées du mois d'août où tout brille, tout res-
plendit, où les murs, les pierres, les feuilles des arbres accrochent
au passage les rayons du soleil et tour à tour absorbent ou déga-
gent de la lumière ; les girouettes et le sable des allées semblaient
se renvoyer des étincelles. Les ouvriers que M. Cantarel avait fait'
venir de Paris s'étaient distingués; tout était prêt, La façade du
château était pavoisée ; on apercevait à l'entrée d'une charmille un
buffet richement fourni, richement décoré. Une vaste tente dressée
pour le festin du soir abritait une immense table en forme de fer à
cheval; un autre pavillon planchéié devait servir au bal. Partout
s'élevaient des ifs chargés de lumignons, des mâts vénitiens où
flottaient des flammes rouges, des banderoles et des fanons; par-
tout s'étalaient au soleil des arcs de verdure, des inscriptions, des
devises. Un grand drapeau tricolore ombrageait le buste de Danton
et son bonnet phrygien.
Les habitans du château étaient déjà sur pied et à leur devoir,
attendant leurs hôtes. M™* Cantarel s'occupait du buffet; elle avait
sa robe de tous les jours et son visage ordinaire, où se révélait
son éternelle indifférence, accompagnée de son éternelle ironie;
depuis longtemps la vie n'était plus pour elle qu'un spectacle, et
pourvu qu'il y eût matière à gloser, le reste lui importait peu.
M"" Maulabret rappelait aux grands laquais leur consigne ou vaquait
activement aux soins qu'il plaisait à M. Cantarel de lui confier;
NOIRS ET ROCGëS. 261
elle était accorte, allègre; elle s'était promis de ne pas attrister la
joie des autres. M"" de Moisieux arriva avant tous les invités. Char-
mante, le front épanoui et vainqueur, elle promenait de place en
place l'exquise élégance de sa toilette et l'ombre de son parasol
rouge, non sans rêver secrètement aux fêtes de Fontainebleau ou
de Gompiègne. Assurément elle se fût volontiers soustraite à la cor-
vée qu'on lui imposait; mais le moyen de prétexter une migraine
sans se brouiller avec M. Cantarel, qui se faisait une joie de la
rendre témoin de ses triomphes oratoires? D'ailleurs il lui avait
représenté qu'il y allait de l'intérêt de son fils qu'elle prît part à
cette grande agape démocratique; il entendait même qu'elle prési-
dât au banquet où devaient trinquer ensemble les gros bonnets de
Combard et la députation parisienne. — « Nous mettrons tout cela
dans la Vraie République, » lui avait-il dit, car on devait tout
mettre dans la Vraie République. Ce qui la consolait, c'est qu'elle
avait eu des nouvelles de certaine visite qu'on avait faite dans un
hôpital et que, tout pesé, elle augurait favorablement du résultat.
Elle témoignait à M'''= Maulabret le gré qu'elle lui en savait, le bien
qu'elle lui voulait, en lui envoyant de la main, à travers l'espace,
des baisers qui arrivaient rarement à leur adresse.
Quant à M. Cantarel, il n'en avait pour le moment qu'à son cher
Léon, qu'il avait fait venir de bonne heure pour lui donner ses der-
nières instructions. Ce cher Léon était un de ses rédacteurs, son
courriériste de confiance, chargé de tout voir et de tout raconter, joli
garçon au teint mat, vif, pimpant, frJsoté, qui, en marchant, tor-
tillait des hanches, esprit fort déluré, sceptique sans vergogne et,
lorsqu'il le fallait, poussant l'hyperbole jusqu'à l'impudeur, se mo-
quant de tout et toujours prêt à siffler la pièce, mais plein de dévo-
tion pour la recette, au demeurant sténographe consommé. A vrai
dire, en cette occurrence, sa sténographie était assez superflue, le
discours de M. Cantarel était écrit; mais il n'aurait eu garde d'en
convenir, il se targuait de parler d'abondance, il affirmait que les
bonnes idées ne lui venaient que dans le moment. — « Serai-je
bien inspiré tantôt? » disait-il modestement à son cher Léon, (jui
le rassurait avec des sourires ambigus et perfides.
A trois heures, la terrasse commençait à se peupler. Quelques
conseillers municipaux, quelques notables avaient allégué une
indisposition, inventé une défaite pour ne pas venir. Par ordre
supérieur, le curé, quoique à regret, était resté dans sa cure, et
M. Cantarel n'en était pas marri, une robe noire eût tout gâté. Mais
le maire arriva l'un des premiers. C'était le comte de Noisy, ancien
chef de cabinet de M. de Moisieux, qui plaisait aux paysans par la
liberté de ses propos et par sa bonhomie à double fond, 11 s'était
262 REVUE DES DEDI MONDES.
fait depuis longtemps gentleman farmer, cultivait philosophique-
ment son petit domaine, toujours de belle humeur, sans oublier
jamais ses rancunes et ses mépris. Il se présenta en frac noir et en
cravate blanche, la bouche en cœur, faisant la mine la plus ado-
rable au plus mauvais jeu. Il salua gracieusement M. et M'"'' Can-
tarel, mais en abordant la marquise, il eut une façon de lui toucher
la main qui signifiait : a 11 n'y a ici que vous et moi qui soyons
du même monde. » Il se promena longuement avec elle, et quoi-
qu'ils fussent l'un et l'autre de trop profonds politiques pour lais-
ser échapper un mot qui ne fût pas de saison, les regards qu'ils
échangeaient voulaient dire : « Ce qui était dessous est dessus, ce
qui était dessus est dessous ; quand donc viendra le grand coup de
balai? » Et sans parler, ils se promettaient l'un à l'autre d'être tous
deux du côté du manche.
A la suite de leur maire qui leur avait frayé le chemin, les pay-
sans affluaient. Ils s'étaient demandé : « Ira-t-on? » Ils s'étaient
répondu : « Tout de même. » Et tout de même ils arrivaient, tout
de même ils regardaient, comptant leurs pas, l'air placide, laissant
baller leurs bras qui sortaient de manches trop courtes, ou les croi-
saiJt derrière leur dos, ou tourmentant une paille entre leurs doigts
noueux. Ils remarquaient tout sans qu'il y parût, et ils gardaient
soigneusement pour eux leurs remarques. A leurs admirations se
mêlaient de profonds calculs de tête, ils supputaient le prix de
revient. On leur faisait à tous un excellent accireil. Ce n'est pas en
vain que s'étalaient au milieu d'une pelouse les trois mots de
liberté, d'égalité, de fraternité, écrits en plantes grasses. Le maître
de la maison distribuait à tout le monde d'égales poignées de main,
et on lisait dans ses yeux cette grande pensée : « Nous sommes
tous frères. » Cette vaste propriété, si bien gardée, était ouverte à
tout venant, les grilles étaient béantes et semblaient s'en étonner,
entrait qui voulait, et on était libre d'aller, de venir, de circuler,
sauf le respect dû au propriétaire et à ses grands estafiers de
laquais, raides et gourmés dans leur livrée marron. Il y a cepen-
dant des limites à tout. Un de ces rustiques, moins timide que les
autres, prit la liberté de faucher une fleur au passage. Un des grands
laquais le tira par la basque de son habit, en lui disant :
— A bas les mains ! Ici on regarde, mais on ne touche pas.
— Et sous votre couvert, répondit-il en montrant du doigt la
tente dressée pour le banquet, sera-t-il permis de toucher?
L'autre, qui possédait la pensée de son maître, répliqua en rica-
nant :
— Parbleu ! vous aurez les restes de Ménilmontant, s'il en laisse.
On préluda bientôt aux jeux de la jeunesse. Au milieu d'un frais
NOIRS ET ROUGES. 263
gazon, une lice avait été préparée et tendue de cordes. La foule s'y
porta. Derrière un mât de cocagne, s'élevait une estrade où étaient
exposés les prix. Il y avait là deux fusiJs de chasfe, un entassement
de cravates, de souliers ferrés, des bonnets de toutes formes, des
fichus, des robes, des pendans d'oreilles, des sacs à ouvrage, quel-
ques pièces d'argenterie qui reluisaient au soleil dans leurs écrins
entr'ouverts, riche butin que cinquante garçons et autant de jeunes
filles s'apprêtaient à se disputer. Les garçons étaient robustes,
carrés d'épaules; la lourdeur de leur démarche témoignait que
leur occupation quotidienne était de fatiguer la terre et d'être
fatigués par elle. Mais, revenus de leur premier ahurissement, ils
secouaient leur timidité, et un verre de vin aidant, ils ne songeaient
qu'à se divertir; ils remuaient joyeusement leurs gros bras et leurs
grosses hanches. Pomponnées, attifées, les jeunes filles ne parais-
saient pas être leurs sœurs ou leurs cousines, elles semblaient d'un
autre monde. Elles étaient frêles, délicates, un peu pâlottes, et
elles affectaient des mouvemens mignards de demoiselles. Elles
avaient des mains blanches, avec de petites piqûres au bout de
l'index, comme il convient à des doigts qui cousent et n'ont rien
à déniêler avec la terre. Elles étaient la plupart tête nue, un nœud
de ruban ou une fleur dans leurs cheveux, plusieurs portaient des
robes de soie. De Comhard on aperçoit chaque soir à l'horizon une
grande lueur rouge, et on sait que Paris est là, qu'il s'occupe d'é-
clairer sa nuit. Mais ce n'est pas seulement la clarté de son gaz et
de ses réverbères, qu'il projette sur sa banlieue, il y fait rayonner
aussi ses goûts, ses modes, ses fantaisies. Presque toutes ces jeunes
Gombarclaises avaient fait dans la grande ville leur apprentissage
de couturières ou de blanchisseuses, elles en avaient rapporté ce
grand principe que tant valent les dessous, tant vaut la femme, et
délicatement elles relevaient le bas de leur robe pour laisser voir à
l'univers que leur jupe était brodée et d'une irréprochable blan-
cheur. Au surplus, elles se donnaient des airs supérieurs, indilfé-
rens, des airs de princesses qui se prêtent bénévolement et par
pure obligeance aux plaisirs qu'on leur prépare, mais qui ne les
prennent pas au sérieux. Elles ne regardaient personne, elles regar-
daient seulement si on les regardait, et retouchant du bout du
doigt leur coiffure, elles semblaient dire : « Tout ceci ne nous
touche guère, mais nous nous amuserons tout de même. » Et tout
de même elles s'amusaient. Tout de même était le mot du jour, et
c'est le mot des villages.
Quand on eut grimpé au mât de cocagne, quand on eut couru les
pieds pris dans un sac, on en vint au jeu du baptême. Chacun des
concurrens, armé d'un long bâton, s'installait à son tour dans un
:26Zl REVUE DES DEDX MONDES.
petit char, qui glissait sur un plancher incUné où l'on avait prati-
qué des rainures. Tout en glissant, ils devaient au moment propice
heurter de leur bâton un baquet suspendu et pivotant. S'ils le frap-
paient trop haut ou trop bas, le baquet se renversait et répandait
sur eux toute son eau; c'était un vrai déluge. La plupart recevaient
ce baptême, ils se secouaient comme un chien qui sort d'une rivière
et les gros rires de l'assistance montaient jusqu'au ciel. Quand les
garçons eurent fini, ils quittèrent la lice, où les filles prirent leur
place. On leur bandait les yeux, et d'un grand coup de gaule elles
devaient écraser à l'aveuglette un œuf posé dans l'herbe ou tran-
cher avec des ciseaux le fil auquel pendait une poupée. Beaucoup
recommençaient jusqu'à dix fois sans réussir ; quelques-unes par-
venaient à relever sournoisement le bandeau, et ces aveugles éton-
naient le monde par leur clairvoyance. Mais M"' Maulabret y met-
tait bon ordre, elle ne souffrait pas qu'on trichât.
M. Gantarel, qui n'ambitionnait que les grands rôles, chargea le
maire de distribuer les prix. M. de Noisy accepta de bonne grâce,
en se faisant aider par Jetta, qui lui plaisait beaucoup. 11 appelait
les vainqueurs par leurs noms et prénoms, elle leur décernait la
récompense due à leurs exploits. Les rôles avaient changé. Les
garçons, que tant de regards braqués sur eux rendaient confus,
s'avançaient gauchement, paraissaient honteux, s'empêtraient. Les
jeunes filles ne s'inquiétaient plus qu'on les regardât ou non, elles
ne songeaient qu'à attraper le gros lot; la nature avait repris ses
droits, elles n'étaient plus princesses, le feu de la convoitise ou du
dépit brillait sur leur visage. Pendant ce temps, M. Gantarel se réci-
tait à lui-même les passages à effet de son discours, qu'il craignait
d'oublier, ou bien il conférait avec son cher Léon, lui indiquant ce
qu'il fallait mettre ou ne pas mettre dans son journal. Le jeune
gratte-papier l'écoutait avec déférence, et l'examinant en dessous,
le jugeait et le jaugeait.
Soudain des pétards retentirent. Ils annonçaient l'arrivée du
train qui amenait la députation parisienne. M. Gantarel se porta
précipitamment à la rencontre des plus précieux de ses invités, il
les attendit sur le seuil de sa grille, le dos courbé, le front bas, la
bouche épanouie. Les arrivans étaient de joyeuse humeur, ils agi-
taient leurs chapeaux, ils éclataient en vivats. Les cuivres de la
fanfare venaient d'entonner la Marseillaise y un léger souffle de vent
faisait onduler les banderoles et gonflait le drapeau qui ombragait
Danton. En ce moment, le cœur de M. Gantarel fut ému d'une douce
joie; il lui parut que ce jour était un beau jour et que son élection
était chose faite, il en lisait les résultats dans tous les regards, sa
majorité était énorme. Près de lui se tenait un peu à contre-cœur
NOIRS ET ROUGES. 265
M"« Maulabret. Il avait obtenu d'elle à force de sollicitations que,
dans cette circonstance unique et mémorable, elle remplît l'ofTice de
bouquetière. Elle portait devant elle, pendue à son cou, une cor-
beille pleine de roses du plus beau rouge, dont elle gratifiait tous
ces apprentis tribuns descendus du mont Aventin. 11 lui semblait
qu'il y avait deux Jetta, que l'une s'était cachée quelque part
dans un coin obscur du château et que, son visage dans ses
mains, elle méditait sur sa douloureuse destinée, tandis que
l'autre était occupée à fleurir des boutonnières. — a Est-ce bien
moi? » se demandait-elle. M, Gantarel fit traverser à la députation
sa cour d'honneur et l'introduisit dans son salon, où personne
autre n'avait été admis. Là, en face des Amours de Boucher, des
bergères enrubannées de Lancret, des nudités friponnes de Frago-
nard, il lui fit servir une collation. Puis il ramena les Parisiens sur
la terrasse, oii ils ne tardèrent pas à s'éparpiller, adressant aux
ruraux des signes de tête protecteurs et des sourires d'intelligence,
qui demeuraient sans réponse.
Ce mélange et ce contraste étaient curieux. D'un côté, les fils
des champs, aux joues larges et tranquilles, infiniment circonspects,
très défians, ayant parfois un mot sur le bord de la langue, mais la
tournant dix fois avant de le laisser sortir, portant dans leurs yeux
cette pesanteur de bon sens et ces longueurs de patience qu'en-
seignent les sillons et les bœufs. D'autre part, de petits hommes
minces, vifs, futés, émerillonnés, dégourdis, toujours fiévreux et
perpétuellement agités, l'air intelligent, le geste abondant comm i
la parole, doués de cet imperturbable aplomb qui est à la hauteur
de tout, que rien n'étonne, que rien ne déroute, qui ne demande
que vingt- qaatre heures pour défaire un monde et pour en faire
un autre, et à qui Dieu paraît plaisant parce qu'il a employé six
grandes journées à fabriquer le sien. Quelques-uns avaient une
agilité et des grimaces de singes, d'autres ressemblaient à des
rasoirs qui ont été si souvent repassés à la meule qu'il ne leur
reste plus que le dos, car cette grande meule qu'on appelle Paris
n'aiguise les couteaux qu'en les usant. Tous avaient l'air initiés
aux grands mystères, tous avaient la tête farcie d'à-peu-près, de
vent et de fumée, leur visage et leur pâleur exprimaient la fatigue
que produit l'éternelle inquiétude du désir; mais malgré leur
fatigue, ils étaient aflamés de nouveautés, il leur fallait un événe-
ment par jour, et ils prenaient le plus souvent une formule pour
un événement. Ruraux et politiciens de faubourg, c'étaient deux
peuples, deux nations, deux humanités; mais ils savaient que dans
quelques heures ils festineraient côte à côte. Rien n'est plus propre
à rapprocher les hommes, et ils finissaient par se mêler ensemble.
266 REVUE DES DEUX MONDES.
doigts subtils et mains calleuses, têtes fumeuses et têtes rassises,
la race bavarde et gesticulante et la race taciturne, les audacieux
et les timides, les prodigues insoucians et les grands marchan-
deurs, durs à la desserre, révolutionnaires et conservateurs, ceux
qui perdent les républiques qu'ils aiment et ceux qui les sauvent
sans les aimer. Les uns parlaient sans s'entendre, jetaient la plume
au vent; les autres les observaient, les écoutaient avec autant de
stupeur que s'ils avaient vu un aérolithe tomber du ciel et qu'ils
eussent craint de le recevoir sur la tête. A voir la tranquillité de
ceux-ci, le continuel remuement de ceux-là, il semblait que les uns
frappassent la terre du pied pour la faire tourner plus vite, que les
autres dussent mourir avant de s'être aperçus qu'elle tourne.
Le moment solennel était venu. Une seconde décharge de pétards
se fit entendre; à ce signal, tout le monde vint se grouper devant
le temple d'Amour, qui était condamné ce jour -là à servir de tri-
bune. Cette aventure ne l'étonnait pas trop, il ne s'étonnait plus
de rien, il était préparé à tout depuis qu'on avait installé sous sa
coupole la statue de VEnseignement laïque. Les Parisiens s'em-
pressèrent d'occuper de longues banquettes rembourrées qu'on
avait destinées à leur usage. La masse des ruraux vint se placer
derrière eux et resta debout, ne sachant trop ce qu'on lui voulait,
ouvrant de gros yeux ronds comme des enfans à qui on montre
Guignol.
M. Gantarel gravit lentement les marches de marbre rose par
lesquelles on accédait au temple. Il fut suivi de M""^ de Moisieux,
de Jetta et de M. de Noisy, qui s'attachait résolument aux pas et à
la fortune de ces dames. M'"" Gantarel s'était dérobée à son sort;
elle avait disparu, impossible de mettre la main sur elle. Pour être
plus à son avantage et pour qu'on piit l'apercevoir tout entier
de tous les points de l'assemblée, M. Gantarel avait fait placer
devant VEnseignement laïque un petit tréteau. Il y monta , con-
templa d'un air heureux et satisfait la nombreuse assistance, dont
le recueillement lui semblait de bon augure ; il regarda son cher
Léon pour s'assurer qu'il était à son poste, après quoi, ayant
toussé trois fois pour s'éclaircir la voix, il commença en ces
termes :
— Gitoyens, mes amis et mes frères...
Ici il s'arrêta un instant et jeta un coup d'œil de côté. Il avait
senti remuer le tréteau , qui n'était pas d'une solidité à toute
épreuve; pour lui donner de l'assiette, on avait dû caler l'un des
pieds. Or il se trouvait que le jeune Lara était parvenu, sans que
personne l'en priât, à se faufiler dans la tribune. Était-ce lui qui
venait d'imprimer une secousse au tréteau? Le regard plein de
KfOIRS ET ROUGES. '^267
candeur et d'innocence qu'il attachait sur M. Cantarel répondait de
la pureté de ses intentions. Celui-ci se rassura.
— Citoyens, mes frères et mes amis, reprit-il, vous tous que je
suis heureux de voir rassemblés ici, il est enfin arrivé ce jour que
mon cœur attendait avec impatience, ce jour de fête consacré au
plaisir et à de nobles délassemens. Mais il n'est pas défendu d'al-
lier aux fêtes des pensées sérieuses. Pardonnez-moi si je tiens à en.
exprimer une qui m'est venue subitement. Ce n'est pas de mon
cerveau, c'est de mon cœur qu'elle a jailli... (A. ces mots, l'orateur
se frappa un grand coup sur la poitrine.) Oui, je me suis pris tout
à l'heure à songer que ce jour de fête a vu s'accomplir un grand
événement, qui est comme la consécration et le symbole d'une ^re
nouvelle. Puis-je, citoyens, puis-je ne pas me dire que ce château
qui fut habité par l'impure maîtresse d'un roi voluptueux, d'un
roi hbertin, d'un vrai roi enfin, que ce château que la débauche
elle-même, s'il m'est permis de m'exprimer ainsi, a enrichi et
meublé de ses mains, que ces parterres foulés par les pieds de vils
courtisans, que ces pelouses où folâtraient des femmes frivoles et
perdues de mœurs, que tout cela vient d'être rendu en ce jour à sa
vraie destination? car en votre personne le peuple en a repris pos-
session, puisque je n'aperçois autour de moi que des mains mar-
quées des nobles stigmates du travail. Oui,' citoyens, aujourd'hu
le château de cette femme que je ne veux pas nommer a été sanc-
tifié, purifié, en servant aux réjouissances du peuple, du vrai
peuple, j'en atteste Danton, le grand tribun, dont l'ombre auguste
nous contemple.
Il s'interrompit pendant quelques secondes pour savourer l'efiet
produit par son exorde, que les Parisiens applaudirent chaude-
ment. Quant aux ruraux, ils se contentaient de s'entre-regarder,
craignant de se compromettre également en applaudissant et en
n'applaudissant pas. Mais M. de Noisy s'étant décidé à battre des
mains, ils l'imitèrent de confiance, et M. Cantarel regarda Léon,
comme pour lui dire : Notez l'applaudissement.
— Citoyens, poursuivit- il, une seconde pensée...
Le tréteau s'agita de nouveau; M. Cantarel se retourna vivement.
M"® Maulabret, qui devina le jeu de Lara, lui adressa un geste de
menace et lui fit signe de s'éloigner. 11 baissa les yeux d'un air
contrit, alla s'adosser à la colonnade.
— Citoyens, une seconde pensée m'est venue. Ce que nous célé-
brons dans ce beau jour, c'est autre chose encore. Qui vois-je
réunis ici? Des citadins et des paysans, des citoyens des villes et
des campagnes. Ah! oui, ce que nous célébrons en ce moment,
c'est la fusion de toutes les classes travailleuses. Trop longtemps
263 HETDE DES DEUX MONDES.
ceux qu'on appelle les ruraux, et croyez que cette expression n'a
rien de blessant dans ma bouche, trop longtemps les ruraux ont
passé pour les séides, pour les instrumens volontaires ou involon-
taires d'un régime oppressif qui a condamné la France à dix-huit
années de servitude et de corruption...
Ici le maire se pencha vers M'"" de Moisieux et lui dit à
l'oreille :
— Marquise, avez-vous bien senti que vous étiez opprimée et
corrompue ?
Elle mit son doigt sur sa bouche pour lui imposer silence.
— Tout cela n'est que le déplorable résultat d'un malentendu
qui désormais doit cesser. Ne sommes-nous pas tous faits pour
nous comprendre? Au lieu de récriminer contre nos frères des cam-
pagnes, ne devons-nous pas travailler à les éclairer? Et n'est-ce
pas pour cela que vous êtes ici, ô nos frères de Paris, en qui je
salue avec joie, avec enthousiasme la sainte capitale de la révolu-
tion, la ville-lumière, la cité-soleil!...
Quelle que fût sa bonne volonté, si soutenue que fût son atten-
tion, M"* Maulabret perdit le fil et la suite du discours. De sa place
elle apercevait une des grilles du château. A travers les piques
dorées de cette grille, elle entrevit un garçon d'auberge, condui-
sant par la bride un cheval sellé, qu'on venait de confier à ses
soins et qu'il emmenait sans doute à l'écurie. Ce cheval était un
superbe alezan doré, et cet alezan ressemblait beaucoup à celui qui
avait proposé un soir à M"* Maulabret de l'emporter dans le vent
et dans la nuit. Elle ressentit une commotion, un long frémisse-
ment. Le temple d'Amour, Lara qu'elle surveillait, l'orateur, l'au-
ditoire, tout disparut.
M. Gantarel développait d'une voix de stentor les savantes for-
mules par lesquelles il se promettait de concilier les intérêts des
classes laborieuses, il parlait éloquemment de l'intégration du
citoyen par l'exercice de tous les droits naturels. M"^ Maulabret
pensait : « Je suis absurde, il y a dans ce monde beaucoup d'ale-
zans. » M. Gantarel insistait sur la nécessité pressante de laïciser
l'hôpital, l'école et Dieu lui-même ; elle pensait : « 11 n'aurait pas
l'audace de paraître ici. » M. Gantarel proposait une ingénieuse défi-
nition du radicalisme scientifique; elle se disait : « Et d'ailleurs
qu'y viendrait-il faire? » M. Gantarel donnait à l'humanité sa parole
d'honneur que, si on le laissait faire, il lui procurerait en un tour
de main tous les précieux avantages du bien-être rationnel; elle
ajoutait : « Que lui manque-t-il? Sa conscience est en paix. Il est
content, il est heureux; c'est une étrange chose que le bonheur de
certaines consciences. »
NOIRS ET ROUGES. 269
Et cependant M. de Noisy, se penchant de nouveau vers M"' de
Moisieux, soupirait à son oreille :
— Le bien-être qui me paraît le plus rationnel de tous est d'être
assis auprès de vous.
Elle posa de nouveau son doigt sur sa bouche.
— Un dernier mot, citoyens, et ce mot, je l'adresserai particu-
lièrement à nos frères des campagnes. Vous passez votre vie, vous
consacrez toutes vos forces à combattre ces mauvaises herbes,
l'ivraie, la cuscute, tous ces dangereux parasites qui infectent nos
champs et compromettent nos moissons. Eh bien 1 mes amis, je
vous le déclare au nom de nos frères de Paris accourus ici pour
presser vos loyales mains, et je vous le répète en présence de Dan-
ton et en l'absence de quelqu'un qui est resté dans sa cure parce
que l'église qu'il représente se sent mal à l'aise au milieu des fêtes
du peuple, oui, je vous le déclare, citoyens des campagnes, il est
d'autres plantes plus dangereuses que l'ivraie et la cuscute. Que
désormais votre devise soit : Guerre aux préjugés I guerre à l'igno-
rance! guerre à la superstition, à l'obscurantisme, au jésuitisme!
Et guerre aussi à l'opportunisme et aux opportunistes, ces jésuites
de robe courte, traîtres à la bonne cause, qui voudraient nous per-
suader que la vérité transige avec l'erreur ! Venez à nous, jetez- vous
dans nos bras qui vous sont ouverts, et tous ensemble employons-
nous jusqu'à notre dernier soupir à inaugurer dans notre belle
France le règne de la vérité absolue et de la vraie république !
Des applaudissemens retentirent, un peu plus maigres que pré-
cédemment. Leur maire s'abstenait, les citoyens des campagnes
s'abstinrent aussi. Ils avaient peu goûté « les dix-huit années de cor-
ruption; » comme la marquise, ils ne se sentaient point corrompus.
Nonobstant, M. Gantarel était heureux et fier de son succès; tout en
épongeant avec son mouchoir son front trempé de sueur, il se
tourna vers M."" de Moisieux, qui s'inclina d'un air approbatif.
A la députation parisienne s'était joint un communard amnistié,
fraîchement revenu de la Nouvelle-Calédonie. C'était un ancien tail-
leur, qui s'appelait Fichet et qui ne payait pas de mine. Il était
petit, débile; la nature lui avait donné tout juste la provision de
forces nécessaires pour s'asseoir les jambes croisées sur une table
et pour pousser l'aiguille. Mais le malheur transfigure jusqu'aux
Fichet. Il avait rapporté de l'exil je ne sais quelle triste auréole qui
répandait une lueur sombre sur ce visage décharné; il avait
quelque chose de farouche, de hérissé et de prophétique. Il était
venu apparemment parce qu'on lui avait dit de venir, peut-être
aussi sans qu'on l'en priât, par curiosité ; peut-être encore avait-il
son idée. Mais il ne se confondait pas avec la joyeuse bande qu'il
270 REVUE DES DEUX MONDES.
avait accompagnée. II y avait autour de lui comme une solitude.
Au milieu de ces gais lurons, qu'il traitait de gavroches, il était le
seul qui crût de toute son âme à quelque chose; il croyait à l'in-
justice des juges, il croyait à l'innocence de Fichet et aux couronnes
qu'il avait méritées. Les yeux de mépris avec lesquels ce petit
homme regardait obliquement ses camarades semblaient leur repro-
cher le pain dont ils s'étaient repus pendant que Fichet avait faim,
le vin qu'ils avaient bu pendant que Fichet avait soif, les filles qu'ils
avaient fêtées pendant que Fichet souffrait mort et martyre pour le
salut de la sainte humanité. Son teint hâve, ses joues caves et cou-
sues, les rides qui sillonnaient son front, sa longue barbe d'un gris
sale, ses yeux profondément enfoncés où brillait le feu de l'enfer, ses
mains entr' ouvertes et toujours frémissantes, racontaient des mi-
sères, le bagne, Nouméa. De temps à autre il promenait sa langue
sur ses lèvres altérées comme pour y lécher le sang de sa ven-
geance. Il pouvait sembler ridicule; mais à quiconque l'examinait
de près, il apparaissait terrible comme une haine qui a traversé
deux fois l'océan et changé de cieux, sans oublier un seul jour de
manger son cœur et son ennemi.
M. Cantarel se disposait à descendre de son tréteau, quand ce
petit homme se leva brusquement. D'une voix sèche, stridente, qui
portait loin :
— Je demande la parole, s'écria-t-il, pour adresser à l'honorable
candidat une ou deux questions.
C^t incident qu'il n'avait pas prévu contraria vivement M. Can-
tarel. Il s'était promis de savourer en paix, une fois dans sa vie, le
plaisir de parler sans être interrompu ni questionné, nemine con-
tradicente. Dans son for intérieur, il maudit l'indiscret contradic-
teur, le questionneur désagréable, qui venait gâter son triomphe
et piétiner sur les plates-bandes de son éloquence.
— Mon ami, lui répliqua-t-il en le caressant de la prunelle,
croyez que je serais charmé, ravi, de répondre à vos questions.
Mais nous ne sommes pas ici dans une réunion électorale. Ce jour
est consacré à Pan, dieu des jardins et des bois, et je crains
en vérité d'avoir arraché trop longtemps ces messieurs à leurs
plaisirs.
Il accompagnait ses paroles d'un geste plein d'aménité, qui vou-
lait dire : Repassez demain. Mais sur un signe que lui fît le prési-
dent de son comité, il comprit que le mieux était de se soumettre
à son sort, et d'un ton poliment résigné :
— Toutefois, mon ami, dit-il, je suis à vos ordres. Parlez, je
vous écoute.
Fichet enfonça ses deux mains dans les deux poches de son pan-
NOIRS ET ROUGES. 271
talon, et les coudes en dehors, comme pour tenir plus de place, il
répondit d'un ton tranquille, mais amer :
— Citoyen, votre discours était superbe et bien propre à faire la
joie des badauds... Mais il n'y a qu'un mot qui serve... Êtes- vous
collectiviste anarchiste, ou ne l'êtes-vous pas?
— Eh! mon ami, repartit M. Gantarel d'une voix doucereuse, le
colleciivisme est une belle, une grande, une sainte chose, et l'a-
narchie elle-même... eh! oui, elle a du bon, pourvu qu'on n'en abuse
pas... Mais, mon ami, distinguons, je vous prie, distinguons...
Fichet se mit tout à coup à tutoyer M. Gantarel, et il s'écria :
— Tu distingues, citoyen! Tu es donc un jésuite?
A cette injure suprême, M. Gantarel bondit sur place, et un chu- .
chotement courut dans l'assistance. Les Parisiens ne regrettaient
pas l'aventure, ils étaient friands de discussions, ils les aimaient
après boire et même avant, ils estimaient qu'une bonne petite dis-
pute est le meilleur des apéritifs, le plus efficace des stimulans.
Il leur paraissait bien que Fichet était un peu familier, qu'il le
prenait sur un ton trop haut, mais ils approuvaient ses intentions.
Pour les ruraux, la scène qui se préparait leur semblait plus réjouis-
sante que l'intégration du citoyen et que le radicalisme scientifique;
ils commençaient à trouver Guignol amusant. Ge qui navrait sur-
tout M. Gantarel, c'est qu'il avisait juste devant lui son sténographe,
qui son crayon à la main, son cahier sur ses genoux, prenait des
notes avec fureur; le crayon courait comme un cheval échappé. Il
mourait d'envie de lui crier : « Mon cher Léon, ne prenez plus de
notes; ce fâcheux intermède ne doit point figure»' dans le journal, n
Il se contint, et baissant la tête d'un air douloureux, allongeant
ses deux bras, il eut l'air d'un Ghrist que l'on met en croix.
— Yous ne m'avez pas compris, mon ami, repiit-il. Dans le fond,
je suis collectiviste, et nous nous querellons sur des mots, mais à
chaque jour suffit sa peine... Ah! plus tard, je ne dis pas... Eh!
mon ami, il y a des trains omnibus et des trains directs, des
express. Je suis, mon ami, pour les trains omnibus,pour les trains
qui s'arrêtent aux stations.
— Non seulement jésuite, mais opportuniste! s'écna Fichet.
— Moi, opportuniste! Quand je vous dis que vous prenez mal
ma pensée!.. Tout ce que j'affirme, c'est qu'il ne faut pas mettre
la charrue devant les bœufs. Demandez plutôt à nos braves frères
des campagnes... Avant d'établir le collectivisme, il faut aller au
plus pressé. Il faut laïciser toutes les écoles.
— Tes écoles laïques nourriront-elles le peuple? répliqua-t-il.
M. Gantarel fut sur le point d'éclater. Être traité d'opportu-
niste, c'était dur; mais qu'un Fichet le tutoyât, c'était plus qu'il
272 BEVUE DES DEUX MONDES.
n'en pouvait supporter. Ce tutoiement l'agaçait, l'irritait comme un
taon qui l'aurait piqué jusqu'au sang. Un nouveau signe de tête que
lui adressa son chef d'orchestre le décida à patienter encore, et
recourant à un mouvement oratoire qui lui avait déjà servi plus
d'une fois :
— J'atteste ici la grande ombre de Danton...
— Laisse-nous donc tranquille avec ton Danton, interrompit
Fichet. Qu'était-ce que ton Danton? une vieille barbe. Et ne nous
parle pas non plus de ton Robespierre, dont tu possèdes la canne,
et qui n'était qu'un réactionnaire, avec son habit bleu et son gilet
blanc. Quand le peuple lui disait qu'il avait faim et soif, il regar-
dait le ciel en coulisse et il pérorait, sur l'immortalité de l'âme. Sa
devise était : u Là-haut! » La nôtre est : « Ici-bas. » C'est sur la
terre que doit fleurir notre paradis, et nous entendons que les
détenteurs du capital social rendent gorge et nous fassent enfin
notre part.
A ces mots, se hissant sur la pointe de ses pieds, il passa la main
sur la crinière d'un grand lion de marbre, qui gardait l'entrée du
temple.
— Voilà un lion qui est à moi! fit-il.
A quelques pas de lui se tenait un meunier, nommé Loiseau,
joyeux compère, qui était le loustic de Combard. Il observait d'un
œil narquois ce petit homme et ce gros lion.
— Qu'on lui donne son lion, fit-il, et qu'il l'emporte.
La fortune parut changer de face; les foules sont des girouettes
qui tournent à tous les vents. Les ruraux se mirent à rire, d'abord
parce qu'Us riaient d'habitude de tout ce que disait Loiseau, ensuite
parce qu'ils avaient peine à se figurer le petit Fichet emportant sur
ses débiles épaules un lion de marbre. Le visage de M. Cantarel
s'illumina; il aurait de bon cœur embrassé Loiseau. Sa joie fut
courte.
Fichet avait retiré ses mains de ses poches. Comme un sanglier
qu'on vient insulter dans sa bange, il montra ses crocs et sa gueule
écumeuse à l'insolent et vociféra : — Je vous défends de rire!
La flamme dévorante qui lui sortait des yeux terrifia le grand
Loiseau, qui malgré lui baissa la tête.
— Nous crevons de faim et vous riez ! reprit-il en se démenant ;
on nous enfouit dans des cabanons et vous riez ! on nous met à la
grande et à la petite torture et vous riez encore !
Puis, se retournant vers M. Cantarel :
— Citoyen, où étais-tu, je te prie, quand nous étions à Nouméa?
M. Cantarel sentit l'immense supériorité qu'avait Fichet sur lui.
Fichet revenait de Nouméa, Fichet sortait du bagne ; en ce moment,
NOIRS ET ROUGES. 273
il aurait donné son château pour y être allé. Il posa la main sur son
cœur, et d'un ton sentimental :
— Mon ami, mon cher ami, mon cœur y était avec vous.
— Et ton corps, reprit l'impitoyable Nouméen, se prélassait dans
le lit d'une marquise, et qui sait? peut-être possédais-tu en rêve la
marquise elle-même.
Il avait dit plus vrai qu'il ne pensait. M. de Nolsy tira doucement
par sa manche M"'' de Moisieux, et lui dit tout bas :
— Mon Dieu! de quelle marquise parle-t-il?
— Citoyen, poursuivit Fichet, tu es un jésuite, puisque tu fais
des distinctions. Tu es un opportuniste, puisque tu es pour les
trains omnibus. Tu es un faiseur de phrases, puisque tu prétends
nous donner ton château et que dans quelques heures tu nous flan-
queras tous à la porte. Ta es, comme tous les bourgeois, un exploi-
teur du peuple; mais la justice du peuple se lèvera et vous balaiera,
ton château et toi.
En un clin d'œil son grand geste circulaire fit le vide sur la ter-
rasse. Le château était rasé, les pelouses n'avaient plus d'herbe,
Danton lui-même était rentré sous terre, un silence de mort régnait
partout. On n'entendait que le chant d'un loriot, qui de sa voix écla-
tante semblait célébrer la victoire de Fichet.
— 3Ion cher Léon, n'écrivez donc pasi cria M. Cantarel exaspéré
à son sténographe, qui avec un entêtement déplorable continuait
à noter mot pour mot toute la harangue du Nouméen.
Puis, se souvenant de l'heureux eifet produit par la plaisanterie
de Loiseau, il en chercha une à son tour, il crut l'avoir trouvée;
mais à peine ouvrait-il la bouche, le perfide Lara, qui, profitant des
distractions de M"° Maulabret, s'était rapproché sournoisement du
tréteau, en fit sauter la cale par un énergique coup de pied. L'o-
rateur perdit l'équilibre, chauf.ela, faillit tomber tout de son long,
Parisiens, paysans, le grafid Loiseau, M. de Noisy, personne ne
put s'empêcher de rire. Alors M. Cantarel, sentant que tout son
prestige était en péril, frémissant, bouillonnant de rage, ne se sou-
ciant plus des conseils que lui donnait sa prudence et des avertis-
semens muets que lui prodiguait son président, appela à lui un de
ses laquais, et du doigt lui désignant Fichet, il s'écria, comme s'il
se fût agi d'un simple Manuel :
— Empoignez-moi bien vite cet homme-là.
L'instant d'après, Fichet se débattait entre les mains du grand
laquais, qui, façonné à l'obéissance passive et rapide, l'entraînait
à grands pas vers la grille. On entendait le malheureux s'exclamer:
« 11 fait saisir le peuple au collet par ses laquais ! Tous les faubourgs
TOMB XLIII. — 1881. 18
274 REVUE DES DEUX MONDES.
le sauront demain. Vive l'anarchie ! à bas les exploiteurs ! à bas
Dieu ! à bas tout le monde ! »
Un grand tumulte régnait dans l'assemblée. On s'était levé, on
discutait avec animation. Quelques-uns des Parisiens donnaient tort
à Fichet , d'autres plaidaient les circonstances atténuantes , accu-
saient M. Cantarel d'avoir manqué aux égards que nous devons à
nos frères, même à nos frères égarés. Plusieurs prenaient résolu-
ment le parti du Nouméen, mais ils n'eurent garde de se retirer
avec lui, ils entendaient rester pour le banquet, ils réservaient
pour le lendemain la liberté de leurs opinions; les politiciens de
faubourg professent l'ingratitude de l'estomac. La discorde faisait
siffler partout ses serpens. Les ruraux eux-mêmes s'échauffaient,
tenaient des propos. Il se faisait des poussées dont le grand Loi-
seau se divertissait et qui, grâce à lui, dégénéraient en bouscu-
lades. On ne respectait plus rien, on foulait aux pieds les plates-
bandes. Le châssis vitré d'une melonnière fut enfoncé, on enten-
dait le grésillement du verre qui tombait en pluie. Et le loriot
chantait toujours, il persistait à célébrer la victoire de Fichet.
M. de Noisy jubilait; il murmurait à l'oreille de M'"® de Moisieux :
— La charmante fête ! quelle délicieuse journée !
Puis, courant à M. Cantarel, dont il pressait tendrement les deux
mains :
— Quel triomphe oratoire vous avez remporté 1 quelle élo-
quence ! Gomme vous lui avez dit son fait 1 Vous l'avez collé, roulé.
Aprèi quoi, revenant à la marquise :
— Qu'en dites-vous? Je commence à croire que nous pourrons
nous passer du grand balai; ils se balaieront les nns les autres.
Et la marquise lui répondait :
— Vous êtes par trop compromettant... Taisez -vous donc, mé-
chante langue.
XXIV.
M"' Maulabret pensait qu'elle avait payé son écot, qu'on ne
pouvait exiger d'elle plus de complaisance. Elle s'éloigna furtive-
ment de la terrasse, s'enfonça dans l'épaisseur du parc, qui était
désert. Après l'épreuve qu'on venait de lui imposer, elle avait
besoin de repos, de silence et de solitude. Elle atteignit bientôt la
maison du garde-chasse; elle l'aperçut assis devant sa porte. La
pipe aux dents, un flacon de cognac à ses pieds, il astiquait son
fusil. Elle lui demanda brièvement des nouvelles de sa santé.
— Et vous n'êtes pas à la fête? ajouta-t-elle.
— Ils ne m'ont pas trouvé assez beau, répondit-il en ricanant.
NOIRS ET RODGES. 275
M. Caiitarel m'a prié de ne pas me montrer. Grand merci ! qu irais-je
faire là-bas? J'abhorre leur république. J'aime les pleutres, moi.
Vivent les Napoléon !
Elle continua sa route, poussa jusqu'à l'extrémité du parc. Elle
s'assit au pied d'un chêne, en face d'un saut-de-loup qui lui ména-
geait une échappée de vue sur la campagne. Elle s'oublia plus
d'une heure dans cet endroit tranquille, jusqu'à ce qu'elle vit le
soleil, qui était encore brûlant, s'abaisser vers l'horizon et des-
cendre lentement dans un ciel d'or, tacheté de nuages violets. Au
loin s'étendait une grande forêt, qui s'était com.me assoupie sous
le poids du jour et semblait plongée dans une torpeur. Au milieu
d'un champ moissonné, à l'ombre d'une meule, un berger à demi
couché jouait du flageolet. Deux chiens noir.«, à la tête de loup,
l'œil sanglant, couraient sans relâche sur les flancs du troupeau, qui
broutait, faisant craquer le chaume sous ses pieds et sous sa dent.
Une nuée de sansonnets voltigeait autour des moutons; par inter-
valles, ils se posaient audacieusement sur leurs dos laineux et se
laissaient voiturer par eux, tout en picorant dans la toison. — Ber-
ger, chiens, moutons, sansonnets, tout le monde ici a son rôle à
jouer et le joue bien, pensait Jetta. Quel sera le mien? — Elle le
savait à peu près.
Elle reprit le chemin du château* Tout à coup l'alezan lui revint
en mémoire, et au même instant, ayant levé les yeux, elle aperçut
au milieu d'un carrefour un homme immobile qui, les bras croisés,
l'attendait.
Elle fut prise d'un tremblement convulsif ; sa première pensée
fut de s'enfuir; mais où? Elle rassembla toutes ses forces, l'indi-
gnation lui tint lieu de courage. Elle continua d'avancer, et bientôt
lui-même vint à sa rencontre. Elle s'arrêta; le visage embrasé de
colère, elle s'écria :
— Vous ! vous 1
Il répondit :
— Oui, c'est moi. La grille était ouverte à tout le monde, j'ai eu
l'audace d'entrer.
Ils restèrent quelques instans à s'observer, et chacun d'eux était
surpris du changement qui s'était fait dans l'autre. Comme elle,
il était pâle; comme elle, il avait le visage dévasté par la souffrance
et par l'obsession d'une idée fixe. Il sentait ses genoux fléchir sous
lui. il fut sur le point de s'écrier : « Je vous ai trahie, et je vous ado-
rais, et je vous aime plus que jamais. » Il aurait voulu tomber à
ses pieds et les couvrir de baisers, mais il venait de découvrir en
elle quelque chose de redoutable qui tenait sa volonté en échec.
Elle agitait machinalement de sa main droite son mouchoir, dont
elle s'éventait. Puis elle dit d'un ton de mépris :
276 REYDE DES DEUX MONDES.
— Que vient faire ici ce revenant ?
— Vous ne vous êtes donc pas aperçue que j'y venais tous les
jours, à toute Iieure? répondit-il d'une voix creuse. Partout où j'al-
lais, vous y étiez; partout où vous êtes, j'y suis.
Elle secoua la tête, lui jeta un regard qui signifiait : — Il n'y a
plus rien entre nous.
— Souffrez cependant que je vous explique...
— Il est trop tard, interrompit- elle. Vous vous êtes tu si long-
temps ! et le silence est si commode aux orgueilleux î
— Je vous jure que vous vous trompez ou qu'on vous a trom-
pée... C'est le désespoir et la fureur qui m'ont réduit au silence...
Mon bonheur était détruit, et j'avais un homme à tuer.
— 0 juge rigoureux des trahisons d'autrui ! lui dit-elle.
— Je désire au moins que vous sachiez...
— Quoi donc? je sais tout, interrompit-elle encore. Je sais que,
grâce à Dieu, l'homme que vous vouliez tuer n'est pas mort. Quant
à l'autre à qui vous avez coupé la figure d'un coup de cravache, il
est ici près, et il a juré de se venger... Partez bien vite, c'est un
conseil que je vous donne.
— Vous voulez donc me faire rester ? dit-il en redressant la tête.
Elle reprit avec un accent ironique et amer :
— Vous avez pourtant de bonnes raisons de tenir à la vie... Vous
regrettiez votre jeunesse, on vous l'a rendue.
— Ah ! ne parlons pas de cette femme, dit-il en s'échauffant.
Puisque vous savez tout, vous ne devez pas ignorer qu'on l'a jetée
malgré moi dans mes bras, et que depuis six semaines je ne l'ai
pas revue.
— Mais vous trahissez donc tout le monde ? dit-elle avec un
demi -sourire. Six semaines sans la voir! Elles ont dû vous paraître
longues.
Il éclata :
— Si vous daigniez me regarder, mon visage vous apprendrait à
quoi j'ai employé mes journées. J'ai essayé de vous oublier, et je
n'y ai pas réussi. Mon orgueil vous en devait l'aveu, si tant est qu'il
soit encore quelque chose. Il est bien malade, puisqu'il m'a permis
devenir ici... Eh! oui, ma victoire avait été trop facile, vous ne
me l'aviez pas assez marchandée, c'est ce qui nous a perdus. Mais
l'expiation a été terrible, je vous assure... Je me suis dit : « Bah !
recommençons à vivre, vivons sans elle I » Et j'ai tout fait pour
vous arracher de mon souvenir et de mes yeux. Mais l'image déses-
pérante reparaissait toujours. Plus je m'efforçais de la chasser, plus
elle m'enveloppait de sa présence... Vous voyez un vaincu. Vivre
sans vous... plutôt mourir ! Faites-moi grâce, je mets mon cœur à
vos pieds.
NOIRS ET ROUGES. 277
— Vous m'en rapportez les restes, lui dit-elle fièrement. Gardez-
les, je ne les veux pas.
Il lui échappa un cri de désespoir. — Jetta, Jetta, c'est encore
vous, c'est encore moi... Ah! tenez, ce n'est pas à la femme, c'est
à la sœur de charité que je demande mon pardon, et, vous le voyez,
c'est un mendiant qui vous parle à genoux.
Il s'était prosterné. Elle lui montra du doigt les vestiges à demi
disparus d'un feu qu'on avait allumé dans l'herbe et des tisons
éteints qui dormaient sur un lit de cendres grisâtres.
— Oh! dit-elle, c'est bien fini.
A ces mots, lui faisant signe de se relever et de s'écarter, elle se
remit en route. Mais il s'attachait à ses pas, il l'implorait, il la sup-
pliait. Cette voix, qui jadis était une fête pour son oreille, agaçait
cruellement ses nerfs comme un instrument qui sonne faux. Elle
hâtait sa marche, elle cherchait à s'échapper: il devenait toujours
plus pressant, il essaya même de la retenir par le bras, de lui barrer
le passage. Son trouble était extrême, quand un libérateur parut,
qu'elle accueillit avec un transport de joie. Aurait-elle jamais pu
croire qu'un jour elle saurait gré au marquis Lésin de Moisieux de
la soustraire à l'embarras d'un tête-à-tête avec Albert Valport ?
Lésin, qui n'aimait pas les longs di-cours, avait attendu pour
venir à la fête que la tribune aux harangues fût vide. Il ne faisait
que d'arriver, et n'ayant pas trouvé sur la terrasse son ami Golo,
toute affaire cessante, il courait s'enquérir de lui. Sa stupéfaction
fut grande d'apercevoir M. Valport, les bras lui en tombèrent. Il
commença par le donner cordialement au diable, après quoi il s'a-
visa d'un expédient de sauvage, et s' approchant de M"' Maulabret,
il lui dit :
— Ma mère en a assez de tout ce grand brouhaha. Elle est
retournée au chalet, et elle m'envoyait vous chercher, parce qu'elle
a quelque chose à vous dire. Mais je m'en vais de ce pas l'avertir
que je vous ai trouvée dans une société charmante, à laquelle je me
ferais scrupule de vous arracher.
— Vous avez tort, je vous suis, répondit-elle résolument.
Et elle le suivit en effet, sans seulement retourner la tête, ou
plutôt ils marchaient de front et sans parler, elle dans la crainte de
trahir par le tremblement de sa voix la violente émotion qu'elle
venait de ressentir, lui parce qu'il était plongé dans une méditation
digne de son grand génie.
Ils arrivèrent au chalet, il était désert. La cuisinière et Lara étaient
à la fête aussi bien que M'"« de Moisieux. Quoi qu'en pût dire son
fils, elle ne craignait ni les brouhahas ni les cohues, sans compter
qu'elle ne se déplaisait point dans la société de M. de Noisy. Lésin
introduisit M"* Maulabret au salon, et lui avançant un fauteuil :
-^ô BEVUE BES DEUX MONDES,
— C'est drôle qu'elle ne soit pas encore ici, lui dit-il. Quelqu'un
l'aura retenue en chemin, mais elle ne saurait tarder.
Ai"® Maulpbret s'assit. Elle ne songeait en ce moment ni à la mar-
quise ni à son fils; ses pensées se promenaient dans un parc et y
rencontraient des revenans, immobiles au milieu d'un carrefour.
Pour se donner une contenance, elle prit un livre, l'ouvrit, le
feuilleta sans s'aviser qu'elle le tenait à l'envers. Lésin ne desser-
rait pas les dents. Plus blême encore que d'habitude, sa pâleur
révélait le combat qui se livrait en lui. Sa timidité naturelle cher-
chait à s'apprivoiser avec l'audace du projet sublime, mais dange-
reux, qu'il avait conçu. Il se leva, se promena dans le salon; il
avait l'air agité d'un matou qui tourne autour d'une cage et tantôt
convoite l'oiseau, tantôt appréhende la houssine. La nuit com-
mençait à tomber. M"'' Maulabret sortit de sa rêverie, posa son
livre. Elle examina à la dérobée ce gros garçon qui allait, viTait,
elle lui trouva un visage singulier,.
— M"" de Moisieux ne vient pas, dit-elle.
Il lui répondit en s'approdiant : — Eh! quoi, ne sommes-nous
pas bien ici ?
Elle se leva. — Et les illuminations! Je ne voudrais pas vous en
priver.
— Â toutes les chandelles romaines, je préfère les deux yeux
que voilà.
Elle ne put réprimer un léger haussement d'épaules. Elle eut
tort, il se fâcha.
— Vous êtes donc réconciliés? dit-il d'un ton insolent. Vous avez
l'âme bien généreuse, car entre nous il s'est conduit comme un
paltoquet.
— De qui parlez -vous? demanda-t-elle avec hauteur.
— De l'homme avec qui vous aviez tout à l'heure un aimable
tête-à-tête que j'ai dérangé. Mais vous pouvez vous en consoler. Je
gagerais bien que vous avez pris rendt.z-vous pour ce soir.
— En doutez-vous? lui répliqua-t-elle d'une voix brève.
Il fit encore un pas pour se rapprocher d'elle.
— Pourquoi est-ce lui que vous aimez et non pas moi?.. Vous
seriez marquise... Madame Jetta Valport! cela sonne mal... Vous le
trouvez donc bien beau?
— Admirablement beau! dit-elle d'un air de bravade.
Et elle se dirigea vers la porte, mais il lui barra le chemin.
— Je vous adore, et vous ne sortirez pas avant de m'avoir em-
brassé... Il faut que je m'en passe la fantaisie.
il la regardait, comme un certain soir, avec des yeux que le désir
allumait, avec des yeux de faune.
— Vous me faites horreur î lui cria-t-elle.
ITOimS ET ROUGES. 279
— Oh! la jolie petite bégueule! répliqua- t-il, et dans son regard
la colère se mêla au désir.
Il s'avança pour lui prendre la taille. Elle poussa un cri perçant,
fit un bond et mit une table ronde entre elle et lui.
— A quoi bon crier? 11 n'y a personne ici et personne ne vien-
dra... Oh! vous serez à moi, je veux que vous soyez à moi, ajouta-
t-il en frappant du pied.
Et il commença de la poursuivre. L'ardeur de la chasse eut bien-
tôt fait justice du peu de scrupules qui lui restaient. L'occasion était
unique, il savait bien qu'il ne la retrouverait jamais, qu'il jouait le
tout pour le tout, qu'ayant recouru à ces grands moyens que sa
mère réprouvait, il était tenu de réussir à tout prix, car le succès
est la seule excuse des grands moyens.
— Oh! je vous aurai, et il faudra bien que vous m'épousiez.
Et il se remettait à courir. Elle était éperdue, haletante, mais
plus leste que lui. Elle échappait, et il s'animait, s'échauffait
comme la bête qui a hu.né le sang. Elle ne songeait pas à le sup-
plier ni à raisonner avec lui; on ne raisonne pas avec un faune, on
ne supplie pas un Peau-Rouge.
Il se prit le pied dans une des jambes de la table et faillit se lais-
ser choir. Elle en profita pour se précipiter vers la porte; elle' ne
s'était pas aperçue qu'il avait eu la précaution de la fermer à double
tour et de fourrer la clé dans sa poche. Elle courut à la fenêtre,
qui était à hauteur d'appui, elle l'ouvrit et se disposait à l'escalader.
Elle sentit deux mains brutales qui s'enlaçaient autour de son
corps, deux lèvres effrontées qui se pressaient sur sa joue. Elle
poussa un second cri plus perçant encore que le premier, et l'hor-
reur qu'elle éprouvait doublant ses forces, elle parvint à se dégager
à moitié, à se débattre. Il s'écriait :
— Oh ! je vous ai et je vous tiens.
Elle comprit qu'elle était perdue, sa tête se troubla, sa résis^
tance mollit, elle ferma les yeux.
Au même instant, les deux bras qui la tenaient la lâchèrent. Elle
rouvrit les yeux, Albert était debout entre elle et son ennemi.
Dévoré de chagrin et de jalousie, il l'avait suivie de loin, sans
qu'elle s'en avisât. Il était décidé à la revoir, il l'attendait au
bout de l'avenue. Il avait entendu ses cris. S'élancer parla fenêtre,
bondir sur Lésin, le saisir à la gorge, ce fut l'aiTaire d'un instant.
n le secouait, il allait l'étrangler.
— Albert, n'achevez pas ce misérable! lui dit-elle dans son
trouble.
Elle l'avait appelé par son nom. La joie qu'il en ressentit fit tom-
ber sa fureur, il lâcha sa victime.
280 REVUE DES DEUX MONDES.
— Monsieur, lui cria Lésin écumant de rage, vous me rendrez
raison de votre insulte.
— Pour qui donc me prenez-vous? répondit-il. C'est un honneur
que je ne vous ferai jamais.
Il se dirigea vers la porte, tenta vainement de l'ouvrir. Lésin
porta la main à sa poche, en tira précipitamment une clé qu'il lui
lança de toute sa force et qui faillit l'atteindre en plein visage. 11
esquiva le coup, et ramassant la clé :
— Vous êtes un peu brusque, mon cher marquis, lui dit-il, mais
votre intention était louable.
Quelques minutes plus tard, M"° Maulabret, tremblante comme
la feuille, s'était laissée tomber sur un banc. Albert, debout devant
elle, respectait son silence. Il avait compris qu'elle cherchait à ras-
sembler ses pensées, qu'elle était descendue en elle-même, qu'elle
se. consultait. Il attendait avec une fiévreuse anxiété le mot fatal
qu'elle allait prononcer et qui déciderait de sa vie. Elle se remet-
tait, se calmait par degrés. — Parlez, murmura-t-il, je vous en
supplie, parlez. C'est de ma vie qu'il s'agit, car je vous le répète,
je ne puis vivre sans vous. — Elle parla enfin.
— Albert, dit-elle, vous m'avez sauvée. Ce que vous avez fait
pour moi mérite bien que je vous pardonne.
Il ne put réprimer un mouvement de joie.
— Oui, je vous pardonne, reprit-elle d'une voix tranquille; mais
il ne faut pas m'en demander davantage. Vous savez si je vous
aimais, si je croyais en vous! Il m'en souvient, vous m'avez dit un
jour que l'amour, l'amour vrai s'emparait de l'âme comme une
folie. Vous aviez raison, j'ai été folle, je ne le suis plus. Ces lettres
que vous m'avez rendues, c'est hier seulement que je les ai brû-
lées. Avant d'y mettre le feu, je les ai relues, et en les relisant, il
me semblait que c'était une autre qui les avait écrites. Je me disais
en rougissant : « Oh! quelle vieille, quelle étrange histoire! est-il
possible qu'elle soit arrivée? » Vous voyez bien que je ne suis plus
folle... Tout à l'heure j'ai prononcé des paroles trop dures; je
vous en supplie, oubliez-les. C'est aussi une folie que la colère...
Et puis, ne me regrettez pas trop. Il y a tant de femmes dans le
monde!.,. Albert, laissons agir le temps. Dans quelques années
peut-être nous aurons du plaisir à nous revoir comme deux bons
amis, et nous rirons ensemble de toute cette aventure, et peut-être
direz-vous comme moi : « Quelle vieille, quelle étrange histoire!.. »
Etvraiment, puisque je vous ai tout pardonné, pourquoi ne serions-
nous pas amis dès ce jour?... Je vous tends la main, prenez-la,
c'est mon amitié que je vous offre.
Il ne prit pas cette main qu'elle lui tendait. Il recula de deux
pas et répondit d'une voix sombre :
NOIRS ET ROUGES. 281
— Que parlez-vous d'amitié ! De vous à moi, ce n'est qu'un mot
vide de tens. Vous m'offrez la vôtre, je n'en veux pas... Eh! bon
Dieu, nous pouvons nous haïr, mais nous ne serons jamais auiis.
Elle se leva en disant :
— Je ne vous hais pas, je ne vous haïrai jamais, mais l'amour
est mort avec la confiance. Dieu seal peut le ressusciter, et,
croyez- moi, c'est un miracle qu'il ne fera pas.
Là-dessus, elle s'enfuit comme une ombre, le laissant plongé
dans un tel accablement qu'il 'essaya pas même de la rf tenir. Il
s'était flatté de désarmer sa colère, sa tranquillité l'épouvantait, le
réduisait au désespoir.
A peine fut-elle rentrée au château à travers les ifs illuminés,
les feux de Be 'gale, les lanternes vénitiennes, et au bruit des
fusées qui partaient de tous côtés, sa tante, qui s'était claquemurée
dans sa cham! re, la pria d'y venir dîner tête à tête avec elle ; elle
s'empressa de complaire à son désir. En vain M'"® Cantarel examina
d'un œil curieux son visage, elle n'y \ ut découvrir aucune trace
d'émotion. M"® Maulabi et venait de voir à ses genoux l'homme qui
l'avtit abandonnée, elle lui avait accordé son pardon, mais elle lui
avait refusé son cœur, et un baume secret s'était répandu sur sa
blessure. Si facile, si débonnaire que puisse être une âme de
femme, de quelque douceur qu'elle eoit pétrie, il lui faut sa
revanche, et quand elle l'a prise, il lui semble que tout vient de
rentrer dans l'ordre.
— D'où sortez-vous donc? lui dit sa tante. Gomme moi, vous
avez disparu. Bah! notre présence n'était pas nécessaire; M'"" de
Moisieux nous a remplacées avec avantage, car aujourd'hui c'est
elle qui fait les honneurs de celte maison. J'ai eu des nouvelles par
M. Violet, qui est aussi indiscret que bavard. 11 paraît que ce ban-
quet offrait un incomparable coup d'œil. On avait eu soin d'enca-
drer les ruraux. Chacun d'eux était flanqué de deux Parisiens, l'un
à droite, l'autre à gauche. M. Cantarel estime sans doute qu'il en
est des opinions comme de certaines contagions, qu'elles se pren-
nent par la peau. La marquise a présidé à cette agape avec son
grand air des Tuileries; jamais la majesté n'a été mêlée de plus
de grâce. Qu'a pensé ce pauvre empereur en contemplant de l'autre
monde cette Hébé républicaine? Bref, M. Cantarel doit être à cette
heure aussi triomphant que charmé, et selon toute apparence, il a
oublié l'incident Fichet... Mais M. Violet m'a donné encore d'autres
informations... Vous vous êtes donc revus? Avez-vous fait la paix?
— Oui, madame, répondit Jetta, un peu surprise.
— Et vous vous épousez?
— Jamais ! fît-elle avec une énergique douceur.
28"2 REVUE DES DEUX MONDES.
Cependant Lësio venait d'accoucher d'un nouveau projet. Hon-
teux de sa défaite, ivre de fureur et de vengeance, la gorge encore
meurtrie par cette main de fer dont l'étreinte convulsive lai avait
fait perdre le souQle, résolu cà châtier l'insulteur qui lui avait refusé
satisfaction, il avait commencé par pleurer de rage, par sacrer, par
tempêter. Il avait repassé dans sa tête toutes les aventures qu'on
avait pu lui conter et qui ressemblaient à la sienne, tous les moyens
dont on peut se servir pour supprimer un homme qu'on déleste,
et faute de mieux, il se proposait d'aller attendre cet odieux Val-
port au coin d'un bois. Mais il lui vint une pensée plus heureuse.
il se rappela Golo, avec qui il s'était lié d'une amitié si étroite
qu'ils n'avaient rien de caché l'un pour l'autre. Il partit comme un
trait, travei-sa le parc, se précipita comme une bombe dans la mai-
son du garde-chasse. Ils causèrent longtemps. Cne bouteille de
vieux rhum, qu'ils fêtaient à tour de rôle, était en tiers dans leur
conférence et ne leur donnait pas les meilleurs conseils du monde.
Lésia était éloquent, mais Golo avait des scrupules ou des inquié-
tudes, il regimbait sous l'aiguillon, il alléguait les gendarmes, la
cour d'assises.
— Quel matamore tu me fais ! lui criait Lésin. iN'avais-tu pas
juré de te venger?
— Mais, monsieur le marquis, veuillez considérer.,.
— Tais- toi donc, imbécile. Est-ce qu'on te parle de le tuer?
Crois-moi, il tient plus à sa figure qu'à sa vie. Écoute-moi bien,
mon petit. On m'a raconté en Amérique l'histoire d'un joli gar-
çon qui allait épouser une jolie fille. Son rival imagina de lui tirer
à bout portant un coup de fusil chargé à poudre. Il le défigura,
et sa maîtresse le lâcha. Voilà comme sont les femmes! Je les con-
nais comme si je les avais faites... Dis moi un peu, ta consigne
n'est-elle pas de traiter sans miséricorde les braconniers? Tu en
vois passer un, tu lui brûles la figure. Tirer à poudre, est-ce une
affaire? Et d'ailleurs, t'imagines-tu qu'il osera te poursuivre en jus-
tice? Tu raconterais en plein tribunal l'aventure de la danseuse, il
n'aura garde d'en courir la chance... Voyons, Golo, n'as-tu qu'un
cœur de poulet? Ah! je te le dis, tu es un Corse démarqué.
Pendant cet entretien, Albert allait et venait dans une allée soli-
taire du parc. Il n'espérait plus rien, et il ne pouvait se décider à
partir. M"'' Maulabret était rentrée dans ■'sa chambre, où elle se
promenait ; par intervalles il voyait son ombre se dessiner sur un
rideau blanc. L'univers est bien grand, et pour faire un monde il
faut bien des choses, des étoiles, des soleils,, des planètes, des lunes,
des océans et des continens, des montagnes et des plaines, des fions
et des gazelles, des monarchies, des empires, des républiques, des
NOIRS ET ROUGES, 285
millions de destinées que relie les unes aux autres un fatal enchaî-
nement d'effets et de causes. Et pourtant, à de certaines heures,
l'univers tout entier se résume dans une ombre qui tour à tour
apparaît sur un rideau et disparaît. Albert n<?, pouvait détacher ses
yeux de ce rideau, c'était le paradis, mais le paradis perdu. On
prend son parti de n'être pas heureux; mais le cœur d'un homme
se brise quand il peut se dire que le bonheur venait à lui, les bras
ouverts, qu'il l'a éconduit comme un fâcheux, et que le bonheur-
est parti, qu'il ne reviendra pas.
Les flonflons de l'orchestre qui faisait danser sous une tente la
jeun'^sse du village arrivaient jusqu'à^lui; il entendait les fredons
de la clarinette, le ronflement de la basse, le rugissement sourd
d'une trompette qui commençait à s'enrouer. Il s'y mêlait des bruits
de pas et de rires, un bourdonnement de ruche, un confus murmure
de voix avinées, et toutes ces rumeurs indistinctes Auï tenaient
compagnie, il frémissait à l'idée de ne plus les entendre, il pen-
sait avec horreur à l'ejCfroyable solitude où il allait rentrer. On avait
fait honneur au souper et à la cave de M. Gantarel. Les Parisiens
étaient singulièrement montés, ils ne déparlaient pas. L'un d'eux,
pérorant au milieu d'un groupe de ruraux, leur expliquait la diffé-
rence de la fausse république; et de la vraie ; à tout ce qu'il disait
les ruraux répondaient : « Oh ! pour sûr. » Dn autre, qui goûtait
les principes de Fichet, célébrait l'avenir que le collectivisme pré-
pare à l'humanité; ils répliquaient : « Peut-être bien, il faudra
voir. » Et se grattant l'oreille, ils .se demandaient avec inquiétude
si par hasard, avant de quitter leur ferme, il& n'avaient pas oublié
de fermer au gros verrou la porte de leur cour et d'y lâcher leur
chien de garde. Le jeune Léon, qui avait une bouteille de trop
dans la tête, faisait de tendres protestations d'amiiié au grand
Loiseau, et moitié séneux, moitié bouHonnant, il lui représentait
que le point était d'abolir le mariage et la famille, d'établir la com-
munauté des femmes, que la première condition pour que les
hommes fussent vraiment égaux était que les enfans ignorassent
de quel père ils étaient nés. Loiseau faisait semblant de l'en croire;
mais il disait tout bas à un compère : — 0 les vilains gueux ! avec
leurs sacrés journaux ils nous ont déjà ôté l'empire; permettra-t-on
qu'ils nous détruisent aussi la lépublique?
M. Gantarel qui s'était démanché la bras à force de distribuer des
poignées de main e^qui s'était éraillé la voix à force de discourii',
M. Gantarel, dont cette journée, quoi que sa femme en pût dire,
n'avait pas rempli toutes les espérances, M. Gantarel, qu'obsédait le
fâcheux souvenir d'un Nouméen et de ses^ triomphes oratoires cruel-
lement compromis, promenait sa mélancolie ou sa gaité douieuse
2 SA REYDE DES DEUX MONDES.
dégroupe en groupe. Il ne laissait pas de sourire à ses hôtes, mais il
avait le cœur lourd. M. de Noisy lui disait : « Quelle belle journée
nous vous devons! » La marquise ajoutait : « il n'y a que vous pour
faire si bien les choses. »
Tout finit, l'heure du départ avait sonné, le train spécial atten-
dait les Parisiens. M. Gantarel rassembla ce qui lui restait de
vigueur et de souplesse pour leur administrer une suprême acco-
lade. Le vide se fît peu à peu sur la terrasse. L'orchestre continuait
à jouer ses flonflons, filles et garçons comptaient sauter jusqu'au
matin. Ceci l'intéressait peu, il laissa à son intendant le soin de les
désaltérer et de les surveiller, et il s'en alla chercher au fond de
son lit un repos qu'il avait bien mérité.
Albert jeta un dernier regard sur le rideau qu'éclairait une
lampe trop discrète, puis il se mit en chemin pour sortir du parc
avant qu'on fermât les grilles. Au bout de l'allée qu'il suivait se
dressait un massif de laurelles. Il ignorait qu'embusqué derrière
ce massif, l'œil aux aguets, retenant leur souffle, il y avait un homme
et un fusil qui l'attendaient,
XXV.
A quelques jours de là. M"® Maulabret reçut la visite de M. Vau-
genis, qu'elle n'avait pas revu depuis deux mois. Elle apprit de lui
que, le soir de la fête, un inconnu, embusqué derrière un buisson,
avait tiré à bout portant sur M. Valport et s'était enfui. Il y avait
eu ce soir-là tant de détonations de pétards, de fusées et de boîtes que
cet incident n'avait attiré l'attention de personne, l'intéressé n'ayant
point porté plainte. Elle s'expliqua alors pourquoi, l'avaut-veille,
Golo, qui venait de toucher son mois, avait délogé sans tambour ni
trompette. On aurait pu demander de ses nouvelles au marquis de
Moisieux; maisLésin avait éprouvé aussi le besoin de changer d'air,
il était à Paris. Jetta se remit de son émotion, quand M. Vaugenis
ajouta que la poudre, au lieu de faire balle, s'était éparpillée, qu'il
avait reçu de Bois-le-Roi les avis les plus rassurans, que le blessé
en serait quitte pour quelques éraflures.
Elle se tut pendant quelques instans. Impatienté de son silence :
— Vous savez, lui-dit-il, que je suis un neutre bienveillant. Je ne
crois pas sortir de mon caractère en vous représentant qu'après
tout le péché d'Albert n'appartient pas à la classe des crimes irré-
missibles. J'en rougis pour mon espèce, hélas ! à sa place et dans les
mêmes circonstances, tout homme aurait succombé. J'excepte Gaton
et Brutus, mais dans le temps oxi nous vivons il n'y a plus de
Romains. J'ajoute que, si ce mariage que je voyais avec inquiétude
NOIRS ET ROUGES. 285
venait à se renouer, votre situation me paraîtrait bien plus favorable
qu'elle ne l'était. Un jeune homme qui a profité de sa jeunesse pour
s'amuser beaucoup croit toujours faire un sacrifice à la femme qu'il
épouse. Sans s'en douter peut-être, Albert pensait vous faire une
grâce. Aujourd'hui les rôles sont renversés, vous le tenez à votre
discrétion, et vous avez repris tous vos avantages. C'est vous qui
donnez, c'est lui qui reçoit.
Elle repartit vivement :
— Je lui ai accordé de grand cœur son pardon et mon amitié, mais
je n'ai pas autre chose à lui offrir.
A son tour il fit une pause, puis il lui dit :
— Comptez-vous donc entrer en religion ?
— INon, répondit-elle. Il se passe dans le monde des choses bien
singulières, et je commence à croire que tout finit par tourner
autrement que nous ne pensions. Mère Amélie me prêchait sans
cesse les scrupules, il m'en est venu un qui m'empêchera de me
faire religieuse.
— Eh ! oui, dit-il en riant, un grand philosophe a prétendu que
les contraires engendrent les contraires et que la contradiction est
la loi souveraine de la vie. 11 a bâti là-dessus un système qui en
vaut un autre.
11 n'ajouta pas qu'il voyait là matière à proverbe. Quand on a le
démon, on peut tout mettre en proverbes, même la philosophie de
Hegel.
— Je n'ai jamais lu les philosophes, dit-elle. Mais l'autre jour
j'ai trouvé dans l'hnitation un passage qui m'a frappée : « Des
indiscrets, y est-il dit, se sont perdus par la grâce même de la
dévotion, parce qu'ils ont voulu faire plus qu'ils ne pouvaient, ne
mesurant point leur faiblesse, mais suivant plutôt l'impétuosité de
leur cœur que le jugement de leur raison. » Voilà bien mon his-
toire; je rêvais de devenir une autre mère Amélie. Je respecterai
toujours les vertus de cette sainte femme, mais le dernier entretien
que nous avons eu ensemble m'a convaincue que je ferais une
mauvaise augustine, tandis que j'espère en restant dans le monde
être toujours une bonne catholique, aussi catholique que tolérante,
aussi tolérante que catholique.
— Si on guérissait les femmes de leurs inconséquences, ce monde
serait un triste monde... Et vous vous marierez?
— Je ne le pense pas; j'ai tant souffert que l'amour m'épouvante,
et je ne suis plus amoureuse que de ma liberté, mais ne craignez
pas que j'en fasse un mauvais usage. 11 est écrit dans le même livre :
« Pourquoi cherchez-vous le repos, quand vous êtes né pour le tra-
vail? » Oh! je travaillerai. Je veux consacrer ma fortune à fonder
286 REVUE DES DEUX MONDES.
cette maison de santé dont mon cher grand-oncle vous a laissé les
plans, et j'en serai la directrice. Ce ne s^ra pas aujourd'hui, ni
demain, nous avons le temps d'en reparler. 11 faut que j'apprenne
beaucoup de choses pour me rendre digne de devenir l'abbesse de
mon couvent laïque... Une vieille fille utile, n'est-ce pas une belle
carrière? Et il me semble déjà que j'ai l'air de monter en graine,
de coiffer sainte Catherine.
— C'est bien mon avis, mais je n'osais pas vous le dire.
11 ajouta plus sérieusement :
— Fort bien ! . . mais lui !
— Savez-vous, monsieur? tâchez de lui trouver une femme bien
sage, bien raisonnable, qui ne prenne pas les choses au tragique
comme moi. Vous souvenez-vous de cette longue conversation que
j'eus avec vous dans votre cabinet? En ce temps je regardais l'amour
comme une sorte de dévoûment sublime, comme un désir de se
donner; mais j'ai découvert qu'on ne se doane que pour se retroU'
ver au double. Non, il n'y a pas d'amour vrai sans jalousie... Il
laut à Albert une femme qui l'aime moins follement que je ne l'ai-
mais, mais qui soit plus indulgente. Eile le rendra heureux, et il
m'aura bien vite oubliée.
— Vous croyez cela?.. 11 ne vous oubliera jamais.
— Magistrat et romanesque! dit-elle avec un sourire. Cela s'est-il
jamais vu? Monsieur le président, l'oubli est la loi de ce monde
autant que la contradiction.
— Il est certain, réijhqua-t-il, que, si le souvenir embellit la vie,
l'oubU seul la rend possible. Quelqu'un l'a dit avant moi.
— Et j'en suis bien la preuve, fit-elle, puisque, après tout ce
qui m'est arrivé, je vis encore.
Il fit un geste qui signifiait : « J'ai rempli ma mission et je suis
au bout de mon latin. » Puis se levant :
— Je m'en vais passer quelques jours à Bois-le-Roi, auprès de
notre malade, qui apparemment ne l'est plus. IN'avez-vous rien à
lui dire, à ce criminel trop sévèrement puni?
— Rien, si ce n'est que je suis heureuse d'avoir appris à la fois
son accident et sa guérison.
M. Vaugenis se retira la tête basse. Cette parfaite tranquillité
qui avait consterné Albert lui semblait un cas désespérant et sans
remède. « C'en est fait, pensait-il. Pour recoudre ce que ce mal-
heureux a décousu, un miracle ne serait pas de trop, et il ne s'en
fait guère dans ce siècle. »
M. Cantai'el non plus ne croyait pas aux miracles, et pourtant il
venait d'en faire un bien malgré lui. Deux minutes et un grand
geste lui avaient suffi pour bombarder grand homme l'amnistié
NOIRS ET ROUGES. 287
Fichet, On avait parlé de la fête de Gombard dans certain faubourg.
Un numéro de la Vraie République, qui fut tiré à cent mille
exemplaires, avait été consacré de la première ligne à la dernière
à en décrire les splendeurs. Le cher Léon s'était surpassé; encore
M. Cantarel avait-il pris la peine de revoir et de retoucher lui-même
sa prose. Par ordre de son directeur, ce jeune homme d'avenir
avait soigneusement passé sous silence l'incident Fichet et consacré
sa meilleure encre à célébrer les louanges d'une illustre convertie.
« Qu'il était beau de voir, écrivait-il, cette femme née au sein
des préjugés et des grandeurs, et subitement frappée de la grâce
républicaine, tendre sa blanche main à des mains durcies par le
travail et préférer aux fêtes impures des Tuileries d'autrefois une
fête du peuple, du vrai peuple, dont le cœur battait à l'unisson
avec le sien ! » Cette phrase malheureuse, que le jeune Léon eût
mieux fait de laisser au fond de son encrier, provoqua les lazzis
d'une petite feuille écarlate, fort répandue, laquelle profita de l'oc-
casion pour recommander chaudement aux syuipathies populaires
« un généreux amnistié, un illustre proscrit, chassé comme un
chien par de vils laquais, pour avoir dit leur fait aux exploiteurs
bourgeois. » En peu de temps, le généreux amnistié, dont personne
ne parlait, devint un homme célèbre, ce qui prouvait une fois de
plus tout ce qu'il y a de vérité cachée dans la philosophie des con-
tradictions et le plaisir malin qu'ont les événemens à prendre le
contre-pied de nos espérances. Les ennemis de M. Cantarel s'armè-
rent de cette gloire de fraîche date pour combattre son élection.
Jusqu'alors il avait eu pour seul concurrent un petit médecin fort
obscur, quoique transformiste, nommé Souriceau. Fichet se laissa
porter, et, son éloquence aidant, sa candidature fit de rapides et
merveilleux progrès.
M. Cantarel ne s'en émouvait pas trop, il ne prenait pas Fichet
au sérieux. Ses amis et le président de son comité lui déclaraient
à l'envi que sa victoire était certaine, et les puissans moyens dont
il disposait lui mettaient l'esprit en repos. Cependant, quand le
jour du scrutin fut venu, il éprouva de poignantes anxiétés. Il n'osa
pas aller à Paris; il ressemblait à ces auteurs dramatiques qui,
pour employer l'expression vulgaire, ont le trac et que rien ne peut
résoudre à assister à la première représentation de leurs pièces.
Durant tout ce fatal dimanche, il arpenta son parc, causant avec sa
canne et la mordillant plus que jamais. Ce qui l'achevait, c'est
qu'il ne pouvait épancher ses angoisses dans le sein de la mar-
quise, qui dînait ce jour-là chez M. de INoisy en compagnie de
Jetta.
Il était près de minuit quand on lui remit une dépêche qu'il
ouvrit d'une main palpitante. 0 vicissitudes des destinées! ô vents
288 REVUE DES DEUX MONDES.
mystérieux qui soufiHez sur les multitudes! suffrage universel, voilà
de tes coups I Fichet était nommé, M. Cantarel avait deux mille
voix de moins que lui, et pour comble d'humiliation, le méprisé
Souriceau l'avait distancé; il arrivait dernier. Il resta quelque
temps comme écrasé, comme broyé par son malheur. Puis il
éprouva l'impérieux désir de répandre son âme dans une âme amie;
mais ce n'était pas à M""* Cantarel qu'il pouvait demander ce petit
service. Il se dit que la marquise avait dû revenir de son dîner. Il
se rendit incontinent au chalet, se berçant de l'espoir que non-
seulement elle compatirait à ses douleurs, mais qu'elle consentirait
peut-être à l'en consoler.
Le gros verrou n'avait pas été tiré. A son ordinaire, il s'intro-
duisit dans le salon sans se faire annoncer. Fut-il pris d'une hallu-
cination? Il vit ou se figura qu'il voyait au pied du sofa où M'"® de
Moisieux était assise, le jeune Lara, agenouillé sur un coussin et
la mangeant des yeux, tandis que ses doigts effrontés s'amusaient
à chiffonner un pli de sa robe. Il faut croire qu'il rêvait, car à
peine était-il entré que Lara se trouva debout au milieu du salon.
11 lui parut que cet adorable enfant le regardait d'un air provo-
cant et narquois, et sa figure, si agréable qu'elle fût, lui sembla
si prodigieusement déplaisante qu'il leva la main pour le souffle-
ter. Le petit Grec était leste, il esquiva le coup et détala.
— Eh bien ! qu'est - ce qui vous prend ? demanda la marquise
d'un ton de reproche.
— Je ne puis souffrir ce petit drôle, répondit-il, et nous avons
de vieux comptes à régler ensemble. Vous savez de quel plat de sa
façon il m'a régalé dans le temple d'Amour... Au surplus, marquise»
je trouve qu'il prend avec vous des libertés fort déplacées...
— iMais, mon cher voisin, interrompit-elle, il me semble que
c'est à moi de faire la police dans ma maison.
11 n'insista pas, il craignait de la lâcher. IN'était-elle pas sa res-
source suprême? Et puis elle était en beauté, elle n'avait jamais
eu l'œil plus vif ni plus ensorcelant, jamais elle ne lui avait paru
si charmante, si désirable.
— Ah! mon Dieu, reprit-il, si je jalouse ce petit homme, c est
qu'il a le bonheur de vivre auprès de vous, de vous voir à toute
heure, de respirer l'air que vous respirez... Oh! de grâce, ne nous
dispuions pas dans ce jour de malheur où j'ai besoin de tant de
consolations, et vous seule pouvez me consoler.
A ces mots, il lui narra son désastre, sans se douter du déplo-
rable effet que son récit produisait sur elle. Obsédée de ses pour-
suites, il lui tardait d'en être délivrée. A quoi pouvait-il lui servir
désormais? Quelques jours auparavant, M"« Maulabret avait écrit à
mère Amélie une lettre tendre et respectueuse, pour lui demander
NOIRS ET ROUGES. 289
pardon une fois de plus du chagrin qu'elle lui avait causé; elle n'y
disait rien du chagrin bien plus grand encore qu'elle lui préparait.
Ni mère Amélie ni M™" de Moisieux ni M. Mongiron n'avaient ima-
giné ile voir dans cette lettre une boîte à double fond. Ils tenaient
que cette jeune innocente était incapable de dissimulation ; ils
avaient cependant tout fait pour lui apprendre à se taire. Forte de
cette épitre, M'" de Moisieux, qui se flattait d'avoir rempli son en-
gagement, mit M. Mongiron en demeure d'exécuter le sien. Il fut
convenu que dans un bref délai Lésin serait présenté à l'héritière et
à sa famille. Tout à fait rassurée de ce côté, la marquise ne ména-
geait plus M. Gantarel que dans l'espoir qu'il userait de toute son
influence politique pour recommander l'être impossible aux puis-
sans du jour et pour lui procurer une situation. Et tout à coup elle
apprenait ce misérable échec. Deux mille voix de moins que Fichet!
cinq cents de moins que Souriceau ! Elle perça à jour ce fantoche,
elle vit à découvert tout son néant, elle décida que, quand le citron
est sec, il faut se hâter d'en jeter l'écorce.
11 était assis auprès d'elle, et avançait déjà les deux bras pour
les lui jeter autour de la taille : — Aimez-moi, disait-il d'une voix
langoureuse, aimez-moi, cela me consolera de tout.
Elle se leva, le regarda d'un œil superbe, et le prenant par la
main, elle le conduisit devant la g'ace qui surmontait la cheminée.
— Mon cher voisin, rendez-vous justice, lui dit-elle. Une femme
de mon âge qui se décide à avoir une faiblesse doit trouver une
excuse dans son choix. Là, franchement, la figure que voici est-elle
une excuse suffisante?
Stupéfait de ce langage inaccoutumé, il perdit quelques instans
la voix. Quand il la recouvra :
— Ah ! fort bien, s'écria-t-il. 0 femme vertueuse !... Mais la vertu
ne suffit pas au bonheur, il faut y ajouter Lara.
— Vous êtes, lui dit-elle en colère, un visionnaire et un inso-
lent.
Et ses regards le réduisaient en poudre. Mais il donna un libre cours
à sa fureur, qui le suffoquait, et comme à son ordinaire, il rappela
à la marquise les innombrables services qu'il lui avait rendus, les
arrangemens qu'il avait conclus avec ses créanciers et dans lesquels
il avait mis du sien.
— Maintenant je sais qui vous êtes, poursuivit-il, et que la chro-
nique dit vrai, et que je suis un idiot. Oui, cela ne me paraît que
trop prouvé; tandis que vous jouiez ici la comédie de la pauvreté,
vous aviez placé en Angleterre un bon petit million, déposé en mains
sûres... A merveille! mais prenez-en votre parti et faites-en votre
deuil, jamais ma pupille n'épousera votre grand benêt de fils.
XOMB XLin. — 1881, 19
290 REVDE DES DEUX MONDES.
— Je ne sais pas si mon fils est un benêt, répondit-elle; mais je
suis certaine qu'avant seize mois M'^^ Maulabiet entrera en religion
et que mes conseils n'y auront pas nui.
Et elle lui montra la porte avec un gesie d'impératrice. ,]
— Chassé! s'écria-t-il en sortant. Eh ! oui vraiment, chassé comme
un laquais !
— Vous avez bien chassé Fichet, répliqua-t-elle en lai enfonçant
un second poignard dans le cœur.
Le lendemain, quand M^'* Maulabret descendit au salon, elle eut
la surprise d'y trouver M. Gantarel, qui l'attendait de pied ferme
et qui lui dit avec un accent de tendresse vraiment paternelle :
— Ce n'est pas tout cela, ma mignonne. Il faut me faire un plai-
sir, il faut épouser M. Valport. Je le veux, je l'ordonne. C'est après
tout un charmant garçon, et en dépit du vilain petit tour qu'il nous
a joué, ce sera le meilleur mari du monde... Et puis ce mariage
mettra au désespoir M'"" de Moisieux.
— Depuis quand lui voulez-vous du mal? demanda- t-elle.
— Oh ! j'ai été longtemps sa dupe, mais j'y vois clair aujour-
d'hui. C'est une horrible femme. Les marquises et les amnistiés,
qu'on ne me parle plus de ce monde-là. Si vous saviez, mon
amour, ce qu'elle a fait!.. Ah! quand on a vécu dans le bourbier!..
car c'était un vrai bourbier que celte cour... Quelle immoralité, ma
fdlette! Figurez-vous,., mais vous allez rougir d'horreur. J'ai dé-
couvert que son petit groom, cet abominable petit Lara...
— Excepté vous et Jetta, interrompit M'"' Gantarel, tout le monde
à Combard le savait.
— Et vous ne m'avez pas averti?
— J ai respecté votre innocence... Allons, Jetta, il en faut prendre
votre parti et épouser bien vite M. Valport pour venger M. Gan-
tarel. C'est un genre de dévoùment que les tuteurs ont le droit
d'exiger de leur pupille.
— Ne suffit-il pas pour chagriner la marquise, répondit-elle, que
j'aie refusé d'épouser monsieui; son fds?
— Il s'agit bien de cela ! reprit M. Gantarel. Elle m'a annoncé
d'un ton de triomphe que ma chère petite poulette entrerait en reli-
gion... Elle y a sûrement quelque intérêt, et je gagerais qu'elle a
conclu un marché avec notre sainte mère l'église, un marché d'or,
car elle ne fait rien pour rien, elle n'est que calcul et hypocrisie.
— Rassurez-vous, monsieur, répliqua M'^® Maulabret, je n'entre-
rai point en religion, mais qu'on ne me parle plus d'un mariage
qui me fait horreur... Faut-il le répéter cent fois? je ne veux pas,
je ne veux pas, et ma résolution est irrévocable. Demandez plutôt à
M. Vaugenis, ajouta-t-elle en tendant la main à l'ancien président,
qui venait d'entrer.
NOIRS ET ROUGES. 291
Elle s'aperçut qu'il avait la figure allongée, l'air grave et sou-
cieux. Elle pressentit une fâcheuse nouvelle.
— Il y a quelques jours encore, je le souhaitais ce mariage,
répondit-il. Mais il est devenu impossible, et je me ferais une con-
science d'insister.
— Pourquoi donc, je vous prie? demanda M. Gantarel.
— Hélas! ce pauvre garçon...
— Parlez, parlez vite, fit-elle d'une voix émue.
— Oh! rassurez-vous, il est vivant. Mais sûrement il y avait de la
grenaille dans cette poudre, et il s'abusait sur la gravité de sa bles-
sure... 11 est défiguré pour la vie.
Elle eut un tressaillement.
— Ah! si c'était tout! poursuivit-il.
Elle l'interrogeait des yeux avec anxiété, ses mains trem-
blaient.
Il secoua tristement la tête en disant :
— Un œil est perdu, et le médecin m'a confié que l'autre est fort
compromis.
Elh3 poussa un cri, le regarda un instant comme du fond d'un
rêve. Puis elle se leva brusquement et murmura :
— Défiguré! aveugle!.. Ah! mon Dieu, aveugle!.. Allez lui dire
bien vite que je l'aime, que je suis à lui, que je veux être sa
femme.
— 0 marquis de Moisieux, dit à demi-voix M, Vaugenis, comme
vous vous êtes trompé !
M™* Gantarel regardait Jetta d'un œil prodigieusement étonné.
Un habitant de la lune lui serait apparu qu'elle ne l'eût pas con-
templé avec plus de stupeur.
— Voilà une résolution digne de votre grand cœur, reprit M. Vau-
genis. Mais il ne me croira pas. 11 faut que vous lui parliez vous-
même.
— Allons-nous-en de ce pas à Bois-le-Roi, s'écria M. Gantarel, et
puissions-nous rencontrer la marquise en chemin!
Un quart d'heure plus tard, un break aitelé de quatre chevaux
dévorait l'espace. Durant tout le trajet, M. Gantarel tint le dé de la
conversation, tant il éprouvait le besoin de répandre le trop-plein
de son âme. Il entremêlait dans ses discours la marquise et Fichet,
Fichet et la marquise, et volontiers il leur eût tordu le cou à tous
les deux. Mais s'il avait deux vengeances à tirer, il se consolait un
peu en pensant que l'une du moins était presque assurée. M"® Mau-
labret ne desserrait pas les lèvres. Elle causait silencieusement avec
le mort; elle lui disait : — « Gomme nous nous sommes disputés,
vous et moi! Ah! grand Dieu, il n'a fallu rien moins que cet affreux
malheur pour nous accorder. »
292 REVUE DES DEUX MONDES.
Quand on fut arrivé, quand le break eut traversé une cour que
bordait d'un côté une grande remise, de l'autre une vieille tour
ruinée et habillée de lierre, sur laquelle étaient perchés des pigeons
gris qui roucoulaient à pleine gorge, elle ne pensa plus qu'au sup-
plice qu'allait endurer l'homme qu'elle avait aimé en s'olTrant à
ses yeux tel que Golo l'avait fait. Tout le passé lui revint au cœur,
et elle se prit à pleurer.
L'instant d'après, elle était assise dans un fauteuil, et bientôt
elle entendit au fond d'un corridor une voix frémissante qui
disait :
— Je la connaissais bien, j'étais sûr qu'elle viendrait.
— Ne vous y trompez point, répondait M. Yaugenis, ce n'est pas
elle qui est venue, c'est sœur Marie.
— Non, c'est moi, c'est bien moi, cria-t-elle.
Puis, par un mouvement involontaire, elle ferma les yeux, fris-
sonnant à la pensée de ce qu'elle allait voir. Quand elle les rouvrit,
Albert était agenouillé devant elle et cachait son visage dans ses
mains. Elle n'apercevait que ses cheveux d'un brun sombre, que
le fusil de Golo n'avait point endommagés, et son front, où elle dis-
tinguait deux petits points noirs. Elle attendait avec une doulou-
reuse impatience qu'il relevât la tête. Hormis une petite escarre
sur la joue droite, sa figure était intacte, il était plus beau que
jamais, et il attachait sur elle deux yeux superbes, deux yeux qui
resplendissaient comme deux soleils.
— Ah! vous m'avez indignement trompée! s'écria-t-elle.
Et elle tenta d'échapper, de s'enfuir. Il s'empara de ses deux
mains, l'obligea de se rasseoir et se remit à genoux devant elle. Il
essayait de parler, il ne pouvait, il s'écriait : « Si jamais... » Les
larmes et les sanglots lui coupaient la voix. Enfin, il réussit à dire :
— Si jamais je vous causais un chagrin, si jamais je vous coû-
tais une larme, si jamais j'oubliais cet aveugle que vous vouliez
épouser, je serais le dernier, le plus méprisable des hommes.
Elle sentit que toute résistance était inutile, que ses mains cap-
tives s'accoutumaient déjà à leur prison, que sa volonté l'avait
abandonnée, que son cœur la trahissait.
Et pendant ce temps, l'ancien président de chambre disait de
sa voix des grands jours, de celle qui lui servait jadis à rendre ses
sentences :
— Pour obtenir la terre promise, Josué n'a pas craint de mentir,
et Dieu n'a pas laissé de la luijdonner.
Victor Guerbuliez.
LES
DERNIERES ANNÉES
DU
MARÉCHAL DAVOUT
LA RUSSIE, HAMBOURG ET 1815.
I.
Le retour de la guerre en 1812, dans les conditions où elle s'ou-
vrait, n'était guère fait pour diminuer l'état d'âme passaJjlement
sombre que nous avons essayé de décrire. Dès le début de la cam-
pagne de Russie, Davout semble avoir eu peu d'illusion, ce qui
n'est pas pour étonner de la part d'un esprit si clairvoyant. Nous
lisons dans une lettre adressée de Thorn à la maréchale, le 13 jan-
vier 1813, presque aussitôt après la fin du désastre : a Je ne veux
pas aujourd'hui entrer dans des détails, d'autant plus qu'il y en a
quelques-uns qui pourraient t'afïliger; ils te donneraient la preuve
que mes pressentiraens de tristesse auparavant notre départ se
sont réalisés. » Ces lignes semblent assez claires; gardons -nous
cependant d'en exagérer le sens et la portée. M'"* la marquise de
Blocqueville s'en autorise pour avancer que son père avait été
opposé à cette fatale campagne ; nous sommes obligés de lui dire qu'à
(1) Voyez la lievue du 15 décembre 1880.
29A KEVUE DES DEDX MONDES.
notre humble avis, elle nous paraît se tromper sur l'interprétation !
qu'il faut donner de ces pressentimens. Ils signifiaient simplement,
croyons-nous, que Davout augurait mal de la conduite de cette
guerre, des chefs qui lui seraient donnés, des voies et moyens qui
seraient employés; quanta l'entreprise elle-même, nous sommes
plutôt porté à penser qu'il en admettait la légitimité et la néces-
sité. Peut-être nous trompons-nous à notre tour, ce qui serait
excusable, Davout ayant été le moins parleur des héros ; toutefois,
nous soumettrons en toute déférence à l'auteur de ces Mémoires
les très nombreuses raisons qui nous font penser ainsi. Et d'abord
l'affection bien connue de Davout pour la Pologne. Nous avons dit
dans une précédente étude l'opinion qu'il avait essayé de faire pré-
dominer en 1807 et en 1808 dans les conseils de l'empereur et
qu'il n'a pas tenu à lui que cet infortuné pays n'ait été reconsti-
tué. L'estime qu'il avait réussi à gagner pendant son gouverne-
ment de Pologne avait été si vive qu'il s'était formé un commence-
ment de parti en sa faveur; la politique de Napoléon avait coupé
court aux espérances qu'il avait pu concfvoir alors, mais ces espé-
rances n'étaient peut-être pas si bien éteintes qu'il put voir avec
déplaisir une entreprise qui s'annonçait comme devant réaliser le
projet qu'il avait lui-même recommandé. Tout le monde, en effet,
pensait alors que la reconstitution de la Pologne était sinon l'unique,
au moins le principal but de la guerre, et Naijoléon lui-même auto-
risait à penser ainsi lorsqu'au début de la campagne, il la qualifiait
de seconde guerre de Pologne. Il y avait de si fortes présomptions
pour que Davout ne fût pas défavorable à la guerre que, dans l'en-
tourage de l'empereur, nous apprend Ségur, on l'accusait ouverte-
ment de l'avoir désirée et que les Polonais le considérèrent toujours
comme un de leurs plus fermes appuis et lui restèrent constamment
lidèles. C'est lui, en effet, qui, malgré l'opposition de Berthier, pré-
senta à l'empereur les députés lithuaniens, et l'on sait l'amitié qui
l'un'ssait à différens chefs de la Pologne, notamment au prince
Poniatowski. Yoici une seconde raison, moins forte que la précé-
dente, mais qui a cependant son prix. On connaît l'opinion que Ségur
a exprimé dix fois au cours de son Histoire : si la guerre de Rus-
sie eût abouti, elle aurait eu pour résultat de mettre la civilisation
européenne à l'abri de la catastrophe qui engloutit l'ancien monde.
Eli bien! cette opinion, nous voyons Davout l'exprimer par avance
en termes presque identiques à ceux qu'emploiera Ségur. « Cette
campagne n'aura pas été la moins extraordinaire de celles de l'em-
pereur et la moins utile pour nos enfans, écrit-il de Wiazma à la
maréchale; cela les mettra à l'abri des invasions des hordes du
Nord. » Enfin Davout considérait cette entreprise non-seulement
comme légitime, mais comme possible, et c'est lui-même qui nous
LE MARÉCHAL DAYOUT. 295
le dit dans une relation de la défense de Hambourg écrite sous sa
dictée par le général César de Laville.
Cette relation curieuse à tous les titres débute par une apologie
de la conduite du prince d'Eckmûhl pendant la campagne de 1812
et des résolutions qu'il recommanda à diverses reprises durant le
cours de l'expédition . On y lit ces paroles qui portent leur commentaire
avec elles. « L'histoire impartiale dira que c'est peut-être aux méfiances
qui furent manifestées dès le commencement de la campagne envers
ce chef (Davout) et à l'inconcevable confiance que Napoléon eut
en deux hommes dont la conduite a prouvé plus tard la légèreté,
que peuvent être attribués, en grande partie, les malheurs d'une
campagne dans laquelle les troupes françaises de toute arme mon-
trèrent plus de calme qu'à aucune époque, mais dans laquelle la
direction a manqué. Napoléon fit cette guerre plutôt en empereur
qu'en général. Dans le moment décisif, après la bataille de la Mos-
kovva, il était malade, et la grande direction de l'armée était entiè-
rement livrée àBerthier, prince de Neufchâtei, et surtout au prince
Murât, roi de iNaples. Peut-être celte campagne, qui après V évé-
nement a été qualifiée d'extravagance^ aurait-elle eu d'autres résul-
tats et eût-elle décidé irrévocablement la grande lutte entre le nord
et le midi de V Europe sans quelques fautes capitales dont la source
se trouva dans la funeste iniluence dont f ai parlé plus haut.» Ainsi
l'opinion du maréchal est formelle et peut se résumer ainsi : la
catastrophe ne dit pas que le succès fiit impossible, elle dit qu'il
fallait à cette campagne d'autres chefs, d'autres mesures, et chez
l'empereur un meilleur état de santé.
Ce n'est pas tout encore; il est une dernière raison la plus pro-
bante de toutes, quoiqu'elle soit purement psychologique. Sa corres-
pondance nous le dit; depuis 1810, son inaction lui pesait précisé-
ment à cause des relations de froideur où il était avec Napoléon;
il aimait trop ardemment ce personnage fascinateur pour ne pas
souffrir démesurément de la défaveur voilée qui les tenait éloignés
l'un de l'autre. Dès lors comment n'aurait-il pas salué avec une joie
secrète une entreprise qui lui donnerait de nouvelles occasions de
victoires et lui permettrait par leur moyen de se redresser devant
l'empereur et de lui dire : Quel est donc celui de vos compagnons
d'armes qui vous a mieux servi, surtout qui peut mieux vous servir
que moi ? Ce qui prouve qu'il y eut beaucoup de ce sentiment chez
Davout, c'est le zèle extraordinaire qu'il montra dans toute cette
campagne, zèle qui n'échappa pas à l'attention de ses ennemis et
dont ils se firent une arme contre lui auprès de l'empereur. D'un
homme aussi circonspect tout se remarque, et il est visible que
Davout se prodigue par l'action et par le conseil. On sent qu'il a
mis tout son cœur non-seulement à travailler pour sa part au suc-
296 EEVUE DES DEUX MONDES,
ces de l'entreprise, mais à saisir une occasion qui affirmera une
fois encore sa supériorité et forcera l'empereur à la reconnaître.
Regardez-y bien, et toute l'histoire de Davout en 1812 se résumera
dans la poursuite opiniâtre de cette occasion.
Dix fois il crut l'avoir trouvée et dix fois elle lui échappa, non
par le fait de la fatalité, mais, circonstance plus irritante et plus
amère, par le fait de quelque rival de gloire. A Mohilow, il tenait
cette victoire désirée : le refus d'obéissance du roi Jérôme, en per-
mettant à Bagration de lui échapper, réduisit sa bataille à n'être
qu'un glorieux combat. A la Moskovva, il crut avoir trouvé le moyen
d'obtenir un succès décisif en employant la manœuvre qui lui avait
réussi à Wagram , il échoua par le refus de Napoléon d'accéder à
sa proposition. Après Malojaroslavetz , lorsqu'il fallut se décider
pour une ligne de retraite, il proposa la route de Medyn et Smo-
lensk comme étant la plus courte et celle qui fournirait le plus de
ressources : ce fut la roule proposée par Murât qui fut choisie, au
grand dommage de l'armée. De quelque côté qu'il se tourne, il ne
rencontre qu'entraves. Dès le début de la campagne, comme si on
craignait que la fortune ne répondît irop vite à son appel, on ampute
son corps d'armée de trois divisions et on brise ainsi dans sa main
ses instrumens d'action. On le place sous le commandement de
Murât, c'est-à-dire du chef militaire le plus opposé à sa nature
qui se puisse concevoir, et le moins disposé à recevoir ses inspi-
rations, et on le met ainsi dans l'alternative ou de refuser son con-
cours ou de coopérer à des manœuvres qu'il juge des fautes. Les
talens qui jusqu'alors lui avaient été tournés à louange lui sont
tournés à reproche. Organisateur et administrateur militaire de
premier ordre, il n'avait rien négligé pour que son corps d'armée
pût tenir la campagne sans être à la merci de ces accidens qui
relâchent la discipline et abattent le moral du soldat. « Tant de
soins devaient plaire, dit Ségur, ils déplurent, ils furent mal inter-
prétés. D'insidieuses observations furent entendues de l'empereur.
Le maréchal, lui disait-on, veut avoir tout prévu, tout ordonné,
tout exécuté. L'empereur n'est-il donc que le témoin de cette expé-
dition? la gloire en doit-elle être à Davout? « En effet, dit Napoléon,
il semble que ce soit lui qui commande l'armée. » Pendant la
retraite, fidèle encore à cet esprit d'ordre qui avait toujours été
un de ses principaux moyens de succès, il impose à ses troupes et
il obtient d'elles, en dépit de leurs cruelles souffrances, une marche
lente et méthodique afin d'éviter toute précipitation qui aurait
l'apparence d'une déroute et par là enhardirait l'ennemi : « Mais,
dit un témoin, l'empereur se plaignit de la lenteur avec laquelle
marchait le premier corps et blâma le système de retraite par
échelons qu'avait adopté son chef, disant qu'il avait fait perdre
LE MARÉCHAL DAVOUT. 297
trois jours de marche et par là facilité à l'avant-garde de Milora-
dovitch les moyens de nous atteindre. » A cette malveillance, qu'il
ne put jamais vaincre malgré tous ses efforts et toutes ses preuves
d'afîeclion, — la première personne que rencontra l'empereur au
sortir du Kremlin fut Davout, encore soiffrant de ses blessures de
la Moskowa, qui se faisait transporter à travers les flammes pour
mourir avec lui, — le hasard vint encore ajouter les malentendus
et les confusions. Forcé d'évacuer Smolensk, il crut ne pas pouvoir
attendre Ney, qu'il fit prévenir du danger qu'il courait, et qui,
malgré cet avis, s'obstina à rester jusqu'à entier accomplissement
des ordres qu'il avait, dit-il, reçus de l'empereur. On sait les con-
séquences fatales et glorieuses de ce retard; comment Ney, coupé
de Davout par l'armée ennemie, fut obligé de se frayer un chemin
par des prodiges d'héroïsme et comment Davout fut accusé de l'avoir
abandonné. Il n'en était rien, et au fond, Ney n'avait été victime
que de sa propre obstination; mais l'héroïsme dont il avait fait
preuve le rendait alors l'objet de l'admiration de l'armée et le favori
de l'empereur; or, dans de tels momens et sous l'empire de tels
sentimens, on est peu disposé à peser froidement les faits, et il
n'y a pas droit de réponse pour la contradiction. Enfin, il vint un
jour où l'implacable rigueur de la nature eut raison de son génie
méthodique et de son stoïcisme même, où ses soldats, jusqu'alors
soutenus par la discipline qu'il leur avait fait accepter et préservés
par sa prévoyance contre l'extrême misère, connurent à leur tour
les horreurs de la famine et du dénûment. Davout, nous dit Ségur,
à plusieurs reprises montra des marques du plus extrême abatte-
ment, et on l'entendit s'écrier que des hommes de fer pouvaient
seuls supporter de pareilles épreuves. Ce qui s'entassa de douleurs
dans son âme pendant cette cruelle campagne, on pouvait aisément
le soupçonner, mais les présens Mémoires nous le révèlent d'une
manière certaine. Ses souffrances morales furent si amères qu'elles
lui firent connaître le désespoir et l'amenèrent jusqu'à la pensée
du suicide. C'est lui-même qui fait ce grave aveu dans une lettre
à la maréchale écrite presque immédiatement après le retour.
Thorn, 15 janvier 1813.
Je t'avais promis, mon Aimée, à l'époque de ton rétablissement, de
t' expliquer quelques phrases obscures sur notre campagne : il faudrait
entrer dans trop de déiails sur les peines d'âme qu'a éprouvées ton
Louis; elles ont été si vives que, malgré qu'il te soit très attaché ainsi
qu'à ses enfans, il se serait détruit s'il avait eu une heure de suite des
idées d'athéisme. Ce qui l'en a empêché, c'est l'espérance qu'il reste
quelque chose de nous : alors notre souverain appréciera ses amis et
298 hKVUt DES DEUX MONDES.
ses ennemis : fasse le ciel qu'il les connaisse bientôt, car ils nous font
bien du mal ! Peut-être qu'il les connaîtrait déjà, si je n'étais pas aussi
délicat...
Je suis dans l'intention de déchirer cette lettre, et cependant je la
laisse partir, étant p rsuadé qu'elle ne te causera aucune peine : elle
te rappellera mes malheureux pressentimens de Stettin. Le mal prévu
est devenu si grand que l'empereur ouvrira les yeux.
En 1816, lorsqu'il eut entrepris de raconter la mémorable expé-
dition dont il avait été un des acteurs, le général Philippe de Ségur
écrivit à Davout, pour lui demander quelques notes sur les opéra-
tions de son corps d'armée, une belle lettre que nous donnons
plus loin, lettre qui, certainement, ne resta pas sans réponse. Ce
sont ces notes de Davout qu'il serait utile de connaître pour nous
renseigner sur ses actions militaires, car sa correspondance de Rus-
sie ne nous apprend à peu près rien à cet égard. Tantôt par modes-
tie pour ce qui le concerne, tantôt par prudence et de crainte que
ses lettres n'arrivent pas à leur adresse, tantôt par tendresse pour
la maréchale qu'il craint d'alarmer, Davout couvre de son silence
les difficultés sans cesse renaissantes, les événemens désastreux et
les souffrances de cette campagne, dont il ne parle jamais que de la
manière la plus rassurante. Il faut ajouter aussi que, pendant toute
la marche en avant et même jusqu'après Moscou, un peu d'illusion
se mêle à cette réserve. S'il ne se montre pas plus pessimiste, c'est
que, quelque clairvoyant qu'il soit, lui-même ne soupçonne pas
l'étendue des dangers qui menacent l'armée; mais il est très diffi-
cile de distinguer dans ses paroles la part qui revient à la discré-
tion et celle qui revient à l'illusion. Les Russes se dérobent et
chaque jour frustrent l'empereur de la bataille qu'il attend : a Tant
mieux! écrit Davout à la maréchale, la campagne se fera presque
tout entière avec les jambes; ce ne sera qu'une longue promenade
militaire. «Cependant la promenade devient lugubre, et les étapes
sanglantes ne peuvent en rester longtemps cachées. Force est bien
alors à Davout de changer quelque peu de langage, mais pas une
de ses paroles ne trahit la moindre inquiétude sur l'issue de la
guerre. Dans chacun des heurts sauvages des deux armées il voit
une justification de l'entreprise napoléonienne. « Il était temps,
écrit-il, de faire cette campagne; les préparatifs des Russes étaient
formidables et le seraient devenus bien davantage encore. » Au
départ de Moscou, un temps superbe favorise les premiers mouve-
mens de retraite, et Davout s'en réjouit avec une confiance qu'D
essaie de faire partager à la maréchale. « En général, on exagère
beaucoup la rigidité de ce climat. Les grands froids n'ont lieu que
vers la fin de novembre et ils durent trdis mois. » Quant aux évé-
LE MARÉCHAL DAVOUT, 23;)
neaieus qui le concernent directement, Davout n'en informe la
naai'échale que lorsqu'il n'y a plus à les révéler aucun inconvénient
pour la tranquillité de sa chère correspondante. Voici un bien noble
exemple de cette discrétion par tendresse. Après la bataille de
la Mobkowa, il écrit à sa femme : « J'ai éié aussi heureux qu'à
Eylau; j'ai eu un cheval tué et deux contusions insignifiantes. » Ces
deux contusions étaient cependant deux blessures graves; mais la
maréchale les aurait pr"«hablem'?nt ignorées j'.squ'à la fm de la
campagne sans un iccident qui se présenta peu après et où le point
d'honneur militaire propre à Davout se montra dans toute sa sévé-
rité. Un officier appartenant à sa famille ayant demandé à quitter
son poste sous prétexte de santé, le maréchal écrivit à sa femme
pour lui recommander de ne pas le recevoir, et se trouva amené à
lui révéler la vérité pour qu'elle ne pût se méprendre sur les raisons
de cette apparente dureté.
Un (;fri"ier qui abandonne son poste en prétextant une in lisposition
ou une légère blessure n'a aucune idée de l'honneur ni de l'amour de
ses devoirs. Je traite fort mal tous ceux de cette espèce; juge de ce que
je dois éprouver de sentimens et d'idées pénibles. Je ne l'eusse jamais
cru capable d'oublier ce qu'il se deyait jusqu'à ce point...
J'ai été mis hors de combat à la bataille du 7 septembre par deux
blessures : une au bas-ventre, — une cent ision de boulet, — et l'autre
à la cuisse droite par un bi.^caïen : elles ont été assez fortes pour m'em-
pêcher de trotter; mais je me serais regardé comme un bien mauvais
serviteur de l'empereur et un homme sans cœur si j'eusse quitté le
champ de bataille, et j'y suis resté pour prêcher d'exemple et inspirer
la plus grande fermeté aux troupes. Je t"ai laissé ignorer ces détails,
moi Aimée, pour t'éviter des inquiétudes; c'est la circonstance qui
m'a mis dans le cas de t'en parler, et aussi parce que je suis guéri. Je
n'-ai pas cessé de commander et j'ai toujours suivi k corps d'armée en
wuist. J'ai éprouvé beaucoup de douleurs jusqu'à notre entrée à Mos-
cou; mais là, ayant pu prendre des bains et du repos, me soigner, l'in-
flammaation s'est dissipée au bout de. quarante-huit heures. Les escarres
soat tomb'^es, la suppuration s'est bien établie, et maintenant les deux
plaies se cicatrisent : dans deux ou trois jours je pourrai monter à
cheval comme auparavant. Je marche, je vais en voiture sans éprouver
la plus légère douleur. Je jure par mon Aimée, par nos enfans, que je
te dis tuute la vérité .: ainsi, ces détails ne peuvent que te donner une
nouvelle oonûance dans ma bonne fortune. G^est dès le commencement
de la bataille que j'ai reçu la première blessure et, une heure après,
l'autre. Elles ne m'ont pas empêché de rester jusqu'à la fin; j'ai donc
le droit de trouver mauvais un manque de fermeté.
300 REVUE DES DEUX MONDES.
Cette page est absolument héroïque; en voici une seconde qui
ne l'est pas moins, qui l'est peut-être davantage. C'est une lettre
datée du 12 décembre, c'est-à-dire des dernières semaines de la
retraite. Songez que celui qui l'écrit tient la plume en plein air par
un froid de 25 degrés, que son uniforme tombe en loques, qu'il
ressent peut-être les souffrances de la faim et qu'autour de lui la
campagne est semée de morts et de mourans. Cependant il ne lui
échappe pas une plainte, pas même une simple mention de ses souf-
frances, qu'il essaie même de faire disparaître sous les préoccupa-
tions que lui inspirent les êtres qui lui sont chers.
Je profite, ma chère Aimée, de l'estafette pour te rassurer sur la
santé de ton Louis; elle est, malgré la rlgiieurde la saison, très bonne.
Tu trouveras mon écriture tremblée, je te jure par toi que la seule
raison en est au froid qu'il fait, et que je sens d'autant plus que je
t'écris en plein air pour ne pas manquer cette estafette. Desessart part
demain pour Paris, il va bien. Beaupré, malgré son grand âge, s'en
tire assez bien. Beaumont et les deux Fayet ne sont que fatigués. J'envoie
mille baisers à mon excellente Aimée, qui est peut-être, à l'heure oii
je lui écris, dans les douleurs : puisse mon Aimée me donner un second
fils! Cependant, si c'est une fille, elle sera bien accueillie. J'envoie mille
caresses à l'enfant chéri qui est Louis et à nos deux petites. Assure ta
bonne mère de ma tendresse.
II.
Il n'était pas aussi calme, on le sait, que nous le voyons s'effor-
cer de le paraître. Exaspéré par tout ce qu'il avait soudert et tout
ce qu'il n'avait pu empêcher, il rentra en Pologne l'âme pleine
d'une redoutable colère dont la prophétique apostrophe à Murât,
à Gumbinnen, fut le gros coup de foudre et dont nous surprenons
les sourds grondemens dans les lettres à la maréchale postérieures
au retour. Ses ennemis s'aperçurent de cette irritation et en pro-
fitèrent sournoisement pour répandre les bruits les plus fâcheux
sur son état d'esprit. C'est lui-même qui nous l'apprend par l'or-
gane du général César de Laville dans la relation qu'il fit rédi-
ger de la défense de Hambourg. « Tandis que M. le maréchal
employait le temps, comme on l'a vu, aussi utilement et avec
autant d'activité pour le bien du service (il s'agit des premières
opéralions entreprises sous le commandement du prince Eugène
après le départ de Murât), ses détracteurs murmuraient à Paris que
sa tête était dérangée. Cependant le prince vice-roi le chargeait
des opérations les plus compliquées. Il eût été curieux, en remon-
tant à la source, de trouver que partie de ces bruits se répétaient
presque sous les yeux de ceux qui lui donnaient ces marques de
LE MARÉCHAL DAVOUT. 301
confiance. » Et ailleurs encore : « Des individus rentrés en France
à la suite de Napoléon, par suite de cet esprit de dénigrement que
l'envie commande et que la légèreté et l'irréflexion adoptent vo-
lontiers, faisaient courir à Paris des bruits inquiétans et menson-
gers sur l'impression que les malheurs, les chagrins et le froid
avaient produits dans son organisation. » Une de ces calomnies,
due sans doute à quelque facétieux qui devait goûter le vaudeville
et le jeu de Brunet, était vraiment assez plaisante, Le maréchal,
racontait-on, avait été pris de telle folie pendant la retraite qu'il
pinçait le nez de ses aides de camp. Il n'y avait jamais eu de nez
pincé cependant que celui du maréchal, et cela p2r ce même César
de Laville dont nous venons de citer la relation. Un jour qu'ils
causaient ensemble pendant la retraite, César de Laville, s'aperce-
vant que le nez du maréchal gelait, lui avait sans avertissement
préalable infligé une friction de neige, service que Davout, surpris
et croyant à une brusque attaque, avait récompensé d'abord d'un
vigoureux coup de poing. M'"' la marquise de Blocqueville, qui
nous djnne cette rectification vraisemblable, s'étonne de l'elTronte-
rie des calomniateurs à l'égard du maréchal. L'imparfaite nature
humaine étant donnée, rien n'est cependant plus explicable. Des
scènes comme celles de Marienbourg et de Gumbinnen ne sont
pas sans laisser des rancunes chez ceux qui les subissent, et ceux-là,
quand ils s'appellent Murât et Berthier, ne manquent pas de com-
plaisans, de flatteurs et d'instrumens pour servir leurs haines.
Quant à la forme de la calomnie qui fut employée contre le maré-
chal, elle est celle que tout homme d'expérience avouera avoir vu
invariablement employer lorsque la victime était d'humeur vio-
lente. Commettez l'imprudence d'éclater, fût-ce par le plus juste
motif, et vous serez déclaré fou tandis que vous ne serez qu'indi-
gné, et c'est là ce qui en toute évidence était arrivé à Davout.
Cette accusation de folie n'était à tout prendre que l'exagération
mensongère d'un fait certain, c'est que les souffrances morales
qu'il avait éprouvées pendant la campagne, jointes à de trop nom-
breuses causes de mécontentement, avaient eu la puissance de tirer
pour la première fois le maréchal de son sang-froid, jusqu'alors
imperturbable. C'est ici l'occasion de faire remarquer qu'il n'y a
rien de plus délicat que de se prononcer sur de tels états d'âme et
de trouver le mot juste qui peut leur convenir. M"'^ de Blocque-
ville n'admet pas qu'on dise de son père qu'il fut abattu par les
événemens. Soit; nous croyons en effet volontiers qu'il fut plutôt
exaspéré qu'abattu, bien que ce dernier mot soit celui dont se sert
Ségur ; cependant les documens qu'elle produit, la lettre de Thorn
que nous avons citée par exemple, ne témoignent-ils pas de sen-
tiraens qui vont plus loin même que l'abattement? Qu'importe
302 REVUE DES DEUX MONDES.
après tout? lorsque les circonstances sont extrêmes, il est bien
naturel que les sentimens le soient aussi, et d'ailleurs n'est-il pas
évident que l'abattement d'un tel homme n'est pas celui d'une
femmelette, et peut-on s'y tromper? Voici une anecdote qui en
dit long à cet égard. Elle est connue de tous les lecteurs de Ségur,
mais elle peint avec trop d'énergie la nature propre à Davout
pour ne pas être rappelée dans une esquisse de son caractère.
Davont traversait, lui troisième, X... (une ville prussienne). Cette
ville attendait l^s Rus?es; sa population s'émut à la vue de ces derniers
Français. Les murmures, les r xcitations mutuelles, et enfin les cris se
succédèrent rapidement; bientôt les plus furieux environnèrent la voi-
ture du maréchal, et déjà ils en dételaient les chevaux quand Davout
paraît, se précipite sur le plus insolent de ces insurgés, le traîne derrière
sa voiture, et l'y fait attacher par ses domestiques. Le peuple, effrayé
de cette action, s'arrHa, saisi d'une immobile consternation, puis il
s'ouvrit docilement et en silence devant le maréchal, qui le traversa
tout entier, en emmenant son captif.
Voilà un homme abattu qui fait encore une assez fière figure, on
en conviendra, d'où il faut conclure que les mêmes mots prennent
un sens fort différent selon les personnes auxquels ils s'appliquent.
A ces bruits malveillans sur l'état moral de Davout se rapporte
indirectement un singulier incident ignoré jusqu'ici et qui révèle
une fois de plus les étranges services que Napoléon exigeait de la
presse soumise à ses ordres. Ennuyé d'entendre ses ennemis crier
victoire, il lit insérer dans le Moniteur deux prétendues lettres de
Davout et de Ney tendant à établir qu'en toute rencontre les Russes
avaient été battus, et qu'en définitive c'était le froid seul qui avait
triomphé de la grande armée, lettres où les signataires n'avaient
jamais mis la main. Avis aux historiens de l'avenir. Ils devront
savoir désormais que ces documens sont de fabrique impériale, et
cependant ils devront malgré cela se garder de leur refuser toute
créance, car au fond ces lettres reproduisaient assez exactement les
opinions des deux maréchaux et ne faisaient que répéter ce qu'on
leur avait entendu exprimer mainte fois. Nous ne pouvons rien dire
pour ce qui est de Ney, mais pour ce qui est de Davout, il est cer-
tain que, dans ses lettres à la maréchale, il met une insistance
extraordinaire à établir que l'armée n'a été détruite que par l'hiver
et que les Russes ne peuvent se vanter d'une seule victoire. Puisque
ce sont là leurs opinions, qu'elles concordent avec les miennes et
qu'elles sont utiles à ma politique, pensa Napoléon, il n'y a aucun
inconvénient à leur donner une publicité qu'ils ne me refuseraient
pas, et sans plus de façon il les met en scène, comme s'il eût obtenu
leur aveu. Pour plus de vraisemblance, le rédacteur écrivit ces
LE «TARÉCHAL DAVODT. 303
lettres dans le style qu'il pensait correspondre le mieux aux sen-
timens des deux maréchaux ; mais, inévitablement maladroit, il
éveilla précisément par cette précaution les personnes intéressées.
A Paris, la maréchale lut ces documens avec stupéfaction, ne recon-
nut pas au style qu'on lui prêtait l'âme de son mari, et flairant le
piège elle écrivit, pour savoir la vérité, la lettre curieuse à plu-
sieurs titres que voici :
Je n'ai pas reçu de lettres de toi aujourd'hui, mon unique ami;
mais j'en ai lu une dans le Moniteur. Je t'avoue que je n'ai pas reconnu
ta manière d'écrire accoutumée, qui est claire, énergique et noble,
tandis que rien ne l'est moins que cette phrase qui est sûrement tron-
quée : « Une grande partie de mes hommes (te fait-on dire) s'est épar-
pillée pour chercher un refuge contre la rigueur du froid,, et beaucoup
ont été pris. »
Je suis convaincue que tu ne dis jamais mes hommes en parlant des
soldats : personne n'honore plus que toi ce titre, et tu as bien raison,
car, en parlant des hommes, on a rarement du bien à en dire, et, en
parlant des soldats, on sait qu'on parle de gens d'honneur sans jalou-
sies, sans petites passions, et toujours prêts à mourir sous leurs dra-
peaux. On a toujours un but pour s'écarter de la vérité, et ce serait en
vain, mon Louis, que tu aurais cherché à dissimuler tes pertes. Cliacun
sait ici que la majeure partie du premier corps a été co istamrnent
l'auxiliaire de tous h s autres, et que les pertes ont été considérables
pendant notre glorieuse marche sur Moscou. Les souffrances, la rigueur
de la saison au retour n'ont pas dû le refaire, mais je ne pense pas qu'il
te soit arrivé pire qu'aux autres : je crois, au contraire, que la déban-
dade dont on nous a parlé dans le 29^ bulleiin n'a dû se manifester
parmi les troupes de ton commandement que lorsqu'il y a eu impossi-
bilité absolue de penser à les rallier. Lors de l'ouverture de la cam-
pagne, on ne cessait d'en vanter la tenue, la discipline et le bon esprit.
On ne perd pas dans un moment une supériorité réelle; mais pour
être pris à sa valeur (surtout dans la carrière des armes), il faut ne pas
avoir tout contre soi. Quel que soit le mal, l'injustice est le plus graoïdi
mal; néanmoins je suis convaincue qu'elle n'abattra jamais une âme
comme la tienne, et que tu n'es pas plus navré qu'un autre : quelque
navre que tu sois, tu sais remonter le courage des autres au lieu de
l'abattre. J'ai été trop à même d'en faire la triste expérience; et d'ail-
leurs si des pertes plus qu'ordinaires te navrent, je suis convaincue que
tu ne mets pas le public dans ta confidence. — La lettre du maréchal
Ney est sur un autre ton que je n'aime pas mieux : la fm de la tienne
est trop larmoyante, et la sienne un peu fanfaronne....
J'ai dit que la lettre de la maréchale était oarieuse à plus d'un
ZOll REVUE DES DEUX MONDES.
titre. Une légère pointe de préjugé s'y montre et donne le ton de
l'époque. On y sent très bien la distance que vingt-cinq années de
guerres merveilleuses avaient fmi par établir entre le soldat et le
simple citoyen. Naïvement, inconsciemment, par le seul fait de la
durée et de l'évolution des événemens, 1'^^ seilor soldado de la
guerre de trente ans tendait à reparaître dans une société devenue
toute militaire.
La réponse de Davout à sa femme est aussi fort curieuse, d'abord
parce qu'elle nous apprend l'opinion qu'il avait et qu'il voulait
qu'on eût dans le public de la conduite du premier corps d'armée
pendant la campagne, ensuite parce qu'elle nous montre une fois
de plus combien sa fidélité envers l'empereur était à l'épreuve de
toute blessure et de toute injustice. Il n'est pas l'auteur de la lettre
insérée au Moniteur-^ n'importe, il ne la désavoue pas, puisqu'il
semble qu'elle peut être utile au souverain.
Magdebourg, 15 février 1813.
J'ai éprouvé, mon Aimée, une vive satisfaction en lisant toutes tes
réflexions sur la lettre que tu as lue dans le Moniteur ; si ton Louis en
eût été le rédacteur, tu n'aurais pas été dans la cas de faire ces
réflexions. Elle a été fabriquée et insérée pour détruire tous les men-
songes réellement impudens de nos ennemis, qui poussent l'effronterie
jusqu'à attribuer à la supériorité de leurs armes ce qui n'est que l'effet
des privations, des fatigues et des 1k degrés de froid que les troupes
ont éprouvés depuis leur départ de Moscou. Si j'en eusse été le rédac-
teur, comme tu l'observes, je ne me serais pas servi de l'expression
mes hommes en parlant des soldats de mon souverain ni n'aurais rem-
placé cette expression par celle de mes soldats ; je sais qu'ils sont les
soldats de l'empereur; ainsi je n'emploie jamais les expressions de
mes soldats, mon corps d'armée. Enfin, je ne me serais pas non plus
servi de cette expression que j'étais navré de douleur.
Je regrette les soldats que perd l'empereur, les malheurs militaires
qui peuvent nous arriver, mais je ne rendrais pas mes regrets par cette
expression exagérée et qui peint une âme abattue. Enfin, mon ainie,
si j'eusse été le rédacteur, je n'aurais pas avoué qu'un grand nombre
de soldats du l*' corps s'étaient débandés pour se procurer des sub-
sistances et un abri contre le froid, car j'eusse été injuste envers les
soldats du !«'' corps. La presque totalité a péri par le feu en combattant
avec une constance et une intrépidité sans exemple. Jamais un batail-
lon n'a été repoussé ou enfoncé. Jamais l'ennemi n'a fait abandonner
une position auparavant l'instant où elle a dû être quittée, et elle était
évacuée sous le feu du canon avec un calme qui eût fait prendre tous
ces mouvemens comme des manœuvres d'exercice. Dans toutes les
LE MARÉCHAL DAYODT. 305
batailles et combats, les corps avaient leurs aigles en présence de l'en-
nemi, et les corps les ont toutes rapportées, et elles ont toujours servi
de ralliement, jusqu'à l'arrivée à Thorn, aux généraux, aux officiers et
au petit nombre de soldats qui restaient des nombreux combats que
les régimons ont soutenus dans le cours de la campagne; enfin les divi-
sions du !"■ corps qui n'étaient composées que des aigles, des officiers
des régiraens et d'un petit nombre de soldats, marchaient réunies au
milieu des débandés, et la remarque en a été faite plus d'une fois, et
cette constance des débris d'un corps d'armée remarquable par son
dévoûment à l'empereur, son bon esprit et la discipline en tout lieu,
dans les marches, dans les casernes et sur les champs de bataille, a
excité l'admiration, et j'ai entendu le vice-roi (le prince Eugène) et bien
des généraux faire la remarque que tous ceux qui donnaient un
pareil exemple mériteraient d'être membres de la Légion d'honneur.
J'aurai^, mon Aimée, exprimé en vingt lignes ce tablei^ de la con-
duite du corps d'armée dont l'empereur m'avait conGé le commande-
ment, mais je ne rends les comptes que lorsqu'on me les demande, et
dans cette occasion j'étais trop éloigné pour que ce compte rendu arri-
vât en temps utile. Le fait est que l'empereur a voulu faire ressortir les
récits mensongers des Russes; il a ordonné de nous faire tenir le lan-
gage que nous eussions tenu si nous avions été questionnés. Le rédac-
teur a rempli cet objet et cela est suffisant. A Dieu ne plaise que
j'éprouve des regrets de la façon dont il s'en est acquitté! les regrets
ne seraient que ceux de l'amour-propre ou de la vanité : je me mets
en garde contre les sentimens et les idées que les petites passions
inspirent, et je trouve dans l'amour de mes devoirs, dans mon dévoû-
ment sans bornes pour le sauveur de ma patrie le préservatif contre
les petites passions et le calme d'âme que les envieux ne sauraient avoir.
Je me suis beaucoup étendu, ma chère amie, pour te donner une
preuve de toute ma confiance et de mon estime, et par la conviction
que tu garderas pour toi toutes ces réflexions et que tu ne feras con-
naître à qui que ce soit la vérité sur la lettre en question ; je te l'ai
dite sous le sceau de la confession, car je manquerais à mes devoirs
envers l'empereur si je me permettais la plus simple réflexion en forme
de désaveu sur cette lettre.
«jc^iuio ICO ic^iuiis ue oemiacuenu, aneanues eu un instani par la
peste, ou Cyrus disparaissant dans les neiges des Scythes, appelle
naturellement le souvenir de son historien. Parler de la campagne
de Russie, même quand on n'en parle qu'épisodiquement, sans par-
ler de Ségur, serait presque comme parler de la retraite des Dix
TOME XLIII. — 1881, 20
306 REVUE DES DEUX MONDES.
mille sans nommer Xénophon. Aussi, bien que l'espace dont notre
sujet nous permet de disposer soit trop limité pour nous étendre
sur son beau livre aussi largement qu'il le mérite, ne résisterons-
nous pas au plaisir de nous y arrêter un instant. Il a été très bien
dit que V Histoire de la campagne de i8i2 était un véritable récit
épique ; elle est telle en effet, mais plus et mieux encore qu'on ne
l'a dit, et c'est ce caractère seulement que nous voulons mettre en
relief. Elle est épique par la culture classique dont elle fait preuve
et qui s'est trouvée en rapport exact avec la nature du sujet, par
le ton soutenu d'éloquence qui y règne d'un bout à l'autre et grâce
auquel elle échappe à cette simplicité qui est une condition ordinaire
de la bonne prose, mais qui en un tel sujet serait impuissante et
presque déplacée. Elle est épique par cette qualité de témoin et
d'acteur qui permet à l'auteur de suppléer à l'inspiration poétique
par la vivacité du souvenir et qui fait circuler dans ses pages ces
larmes mêmes des choses dont toute âme humaine est touchée. Ge
n'est pas en effet aux historiens qu'il faut s'adresser pour trouver à
quoi comparer ce récit, c'est aux poètes, et s'il fallait marquer son
rang par la nature des émotions qu'il fait naître, nous ne voyons
guère où le placer, si ce n'est à côté du second livre de VEnéide,
d'où son épigraphe est tirée. Épique par la forme, cette Histoire l'est
bien plus encore par la substance, où surabondent ces deux élé-
mens nécessaires de toute épopée, l'héroïsme et le merveilleux. Vous
rappelez-vous ce colonel Jacquemiaot, travcisant à cheval la Béré-
sina chargée de glaces, s' élançant seul sur les soldats de Tchap-
litz qui s'éloignent et en enlevant un qu'il rapporte au bout du
poignet à Napoléon, et pensez-vous qu'il y ait dans le moine de
Saint-Gall ou dans aucune chronique chevaleresque prouesse plus
robuste? Voilà pour l'héroïsme des actions. Vous rappelez-vous
Murât et Davout se menaçant devant Napoléon , qui les écoute, la
mine sombre, en jouant du bout de sa botte avec un boulet de canon?
Voilà pour la grandeur des scènes. Vous rappelez-vous l'arrivée
devant Moscou, Napoléon attendant une députation qui n'arrive
pas et l'armée entrant avec stupeur dans une capitale silencieuse,
dont les habitans sont d'invisibles démons laissés derrière lui par
le magicien Rostopchine pour semer l'incendie, et pensez-vous qu'il
y ait dans les poèmes les plus fabuleux histoire de ville enchantée
plus merveilleuse que celle-là? Voilà pour l'étrangeté des événe-
mens. Et le froid, ce froid inéluctable que certains contes du peuple
russe ont transformé en un méchant génie comme les Grecs avaient
personnifié la force des rayons solaires en une divinité redoutable,
ne vous semble-t-il pas qu'à cette différence près qu'on n'entend
pas sonner harmonieusement son carquois lorsqu'il traverse les
rangs de Tarmée, il tient d'une manière assez dramatique le rôle
LE MARÉCHAL DAVOUT. â07
de Phébus Apollon dans V Iliade? Henri Heine, dans une de ces
appréciations en apparence fantasques, mais qui saisissent Ips
caractères des œuvres avec une adresse et une sûreté étonnantes, di,
comparé les héros de Ségur aux héros des épopées homériques.
« Bien que la casaque du roi de Naples ait quelque chose d'un
peu trop bariolé, son courage dans les combats et s,a témérité sont
aussi grands que chez le fils de Pelée ; le prince Eugène, noble
champion, nous apparaît comme un Hector de douceur et de vaiW
lance; Ney combat comme Ajax; Davout, Daru, Gaulaincourt, fopt
revivre lïénélas, Ulysse et Diomède, » Ce n'est pas s/^ulejiient avec
ceux des poèmes homériques qu'on peut comparer les personnages
et les événemens de l'Histoire de Ségur, car les analogies sont plus
étroites encore et plus nombreuses avec les poèmes du cycle carlo-
vingien. Que de rapprochemens on peut établir, et sans le moindre
effort! Et d'abord le personnage central, celui à qui tout se rap-
porte. Napoléon, ne vous sembîe-t-il pas prendre dans Ségur quelque
chose de la physionomie que les romans carlovingiens donnent à
Gharlemagne? Le voilà, le grand empereur, à demi dépouillé de sofii
prestige, déconfit et la mine soucieuse, réduit à assister en specta-r
teur presque impassible aux disputes de ses maréchaux, comme
autrefois Gharlemagne aux querelles de ses paladins, et à écouter
les dures remontrances de ses Gaulaincourt, de ses Daru et de ses
Duroc, comme Gharlemagne celles de ses conseillers. Que de Gan-
nelon aussi il peut soupçonner dans son armée cosmopolite avec ses
généraux bavarois, saxons et prussiens, ses de Wrède, ses Thielman,
ses York! Ney, coupé de Davout et d'Eugène, se frayant un chemin
à travers les précipices neigeux, les fleuves glacés et les Cosaques,
appelant au secours sans être entendu, n'est pas, à la mort près,
moins dramatique que Roland, enfermé dans le délilé de Roncevaux
et soufflant en désespéré dans son cor. Les Gosaques dePlatof et de
Miloradovitch, escortant comme des sauterelles meurtrières les flancs
de l'armée, tiennent sans désavantage la place des montagnards
basques dans la défaite carlovingienne. Quelle figure d'émir sarra-
sin vaut pour la ruse et la patience implacables celle du vieux
Rutusof? Enfin, tout au loin, derrière un rempart de glaces inacces-
sibles, trône Alexandre invisible, silencieux et presque mystérieux
comme une sorte d'empereur d'un Gathay septentrional.
Voilà bien des titres à l'épithète d'épique qui a été donnée à cette
Histoire ; elle en a encore un dernier cependant, et plus singulier que
tous les précédens. Si notre civilisation européenne venait jamais à
périr par un cataclysme qui ne laisserait subsister d'elle aucune
tradition et après lequel la nuit se ferait pendant des siècles, je
ne doute pas que les savans qui, dans trois ou quatre mille ans,
retrouveraient le récit de Ségur s'accorderaient à lui refuser le titre
808 REVUE DES DEUX MONDES.
d'histoire, et prouveraient victorieusement qu'elle n'est qu'une tran-
scription prosaïque d'une grande épopée perdue. Sans difficulté
aucune, ils découvriraient dans maint passage des débris de cette
épopée apocryphe, et attesteraient en témoignage de la vérité de
leurs affirmations tel trait de mœurs ou telle forme de langage
qui ne peuvent, diraient-ils, se rapporter qu'à des peuples épi-
ques. Eh bien! ces savans du lointain avenir ne se tromperaient
qu'à demi. En lisant Ségur, l'imagination éprouve parfois comme
un recul soudain de deux ou trois mille années. Elle se trouve
repoussée jusqu'à l'époque des antiques rapsodes lorsqu'elle apprend
que les chefs de l'armée française découvrirent avec un étonnement
assez légitime que les proclamations de Rostopchine étaient en
prose rythmée; elle se trouve repoussée plus loin encore devant
l'étrange adresse des députés lithuaniens où les formes de langage
des plus antiques civilisations asiatiques se trouvent conservées :
(( Que Napoléon le Grand prononce ces seules paroles : Que le
royaume de î'ologne existe, et il existera, et tous les Polonais se
dévoueront aux ordres du chef de la quatrième dynastie française,
devant qui les siècles ne sont quiin moment et l'espace qu'un point. »
C'est exactement ainsi, qu'on i-arlait, il y a trente-deux siècles,
aux tsars d'Assyrie et aux souveraine de Babylone.
Il y a dans le livre de Ségur qu' 1 que chose de plus grand peut-
être, de plus noble assurément que ce caractère épique ; c'est qu'il
fut l'expression des sentimens que rapportèrent de Russie les vic-
times du désastre et qu'il les conserve encore dans ses pages
vibrant comme aux premiers jours. Ces sentimens, nous venons de
les apercevoir en partie dans la lettre de Davout à la maréchale, pré-
cédemment citée ; Ségur va nous aider à les accentuer davantage
encore. Il nous fait comprendre comment les survivans de cette
catastrophe en furent fiers à l'égal des plus glorieuses victoires. Ils
se sentirent par leurs malheurs grandjs décent coudées. Ils avaient
porté les armes de la France plus loin qu'elles n'avaient été por-
tées sans trouver jamais un ennemi à leur taille, et ils ne s'étaient
arrêtés que lorsque la nature leur avait déclaré la guerre. Ils
avaient souffert ce que nulle armée ne souffrit jamais, ils avaient
résisté jusqu'au point extrême où l'énergie humaine cesse d'être
d'aucun secours. A ceux qui leur parlaient de leurs revers pour blâ-
mer ce qu'on appelait leur folie, ils pouvaient, s'ils ne préféraient
le silence, répondre dédaigneusement : Vous n'y étiez pas! Ils
avaient reçu de cette déroute un sacre particulier qui les faisait plus
grands, plus nobles que les autres hommes et les rendait inaccessi-
bles à leurs critiques et incompréhensibles à leur petitesse. Nous
avons parlé d'une lettre de Ségur à Davout écrite en 1816; la voici.
Le sentiment que nous venons d'indiquer s'y révèle avec une tris-
LE MARÉCHAL D ATOUT. 309
tesse altière qui en fait comme une préface jusqu'aujourd'hui
inédite de son Histoire de la campagne de i8i2.
Monsieur le maréchal,
Piiis-je espérer que vous ne me trouverez pas indiscret si j'ose vous
prier de me faire donner quelques notes sur les opé'-ations de votre
armée pendant la guerre de Russie de 1812? J'ai été assez heureux
pour réunir les matériaux nécessaires pour écrire l'histoire morale et
militaire de cette campagne. Plusieurs anecdotes importantes et secrètes
jusqu'ici, et dont quelques-unes vous regardent, sont parvenues à ma
connaissance, soit alors, soit, depuis, ce qui vous étonnera peu, ayant
été et étant lié d'amitié avec tous ceux qui composaient l'intérieur du
cabinet. J'ose espérer, monseigneur, que vous croirez bien que je ne
yeux faire de ces m.itériaux qu'un noble et digne usage. C'est pourquoi
je me suis déterminé à vous prier d'être assez bon pour dicter quelques
notes sur cette époque et d'avoir la bonté de me les envoyer. J'aurais
été moi-même vous faire cette prière si j'avais cru ne pas vous déran-
ger. J'aurais et' soumettre à votre jugement quelques chapitres d'un
livre qui sera très peu volumineux et qui, tout en reconnaissant nos
fautes, nous placera à la hauteur qui nous convient et d'où nous devons
mépriser les attaques de gens dont tous les sens, tous les sentimens, sont
trop faibles, les habitudes trop circonscrites et les idées trop petites pour
qu'ils puissent nous juger. Pardonnez-moi, monsifur le maréchal, l'in-
discrét'on de ma prière. S'il m'était possible de vous lire le commen-
cement de cet ouvrage, prut-stre trouve riez- von s qu'il mérite que vous
veuillez bien von s y intéresser.
Aurez-vous la bonté de me rappeler au souvenir de M'"« la princesse
d'E'kmiihl etd'agréer l'expression du respect avec lequel j'ai l'honneur
d'êire votre obéissant serviteur ?
Le général comte de Ségur.
On voit par cette lettre, écrite par parenthèse avec l'incorrec-
tion propre à Ségur, incorrection qui a été impuissante à détruire
le mérite de son livre, tant ce mérite est réel, en quelle estime
l'historien tenait le jugement de Davout et quel désir il avait de son
approbation. Elle suffit, ce nous semble, pour répondre à quelques
reproches d'injustice à l'égard de son père que lui adresse M™* la
marquise de Blocqaeville. Ce qui nous frappe, au contraire, dans
V Histoire de la campagne de i8i2, c'est combien ce livre est favo-
rable à Davout. On sent que, dans son opinion, ce maréchal est après
Napoléon le personnage principal de l'expédition et qu'il pense
que l'insuccès en doit être attribué en grande partie à cette ran-
cune voilée qui lui refusa la première place dans la direction de
la guerre.
310 REVUE DES DEUX MONDES.
III.
Le même guignon qui avait persécuté Davout pendant toute la
campagne de 1812 le suivit encore après son retour en Allemagne,
où il se présenta à luisons la forme de l'événement le plus fâcheux
qui pût le surprendre. A la nouvelle de nos désastres et de la défec-
tion des troupes allemandes alliées, Hambourg, incorporée à l'em-
pire avec Lubeck depuis 1810, se souleva, appela dans ses murs
le partisan Teltenborn, chassa la garnison et l'administration fran-
çaises en massacrant le plus qu'elle put de fonctionnaires et de sol-
dats. A ces nouvelles, la colère de l'empereur fut extrême. Davout
fut chargé de reprendre la ville et d'y rétablir l'ordre. Outre qu'il
était voisin du théâtre des événemens, étant cantonné sur l'Elbe,
il y avait une raison décisive pour qu'il fût chargé de cette affaire,
c'est que, depuis 1810 jusqu'en mars 1812, où il l'avait quittée pour
la Russie, Davout avait occupé C(;tte ville et comme chef militaire
et comme président de la commission de gouvernement chargée de
l'organiser adininistrativement. Le choix de sa personne était donc
très explicable, et il ne nous est pas apparent qu'il y eût dans
ce choix, comme on l'a insinué, malveillance positive de la part de
l'empereur; ntais il n'en est pas moins vrai que par cette mission
Napoléon chargeait Davout d'une œuvre de vengeance, rôle pénible
au premier chef et qui exige une fermeté d'une si particulière
nature que nul ne l'accepte qu'à son cc&ur défendant. A Paris, lors-
qu'arrivèrent les nouvelles de cette mission, personne ne s'y trompa.
L'opinion publique la vit kvec déplaisir et la regretta pour Davout;
ses ennemis s'en réjouirent, sentant bien qu'elle allait lui faire une
position où il pouvait facilement se rendre odieux. La princesse
d'Eckmûhl, qui était à l'affût de tous les bruits qui pouvaient inté-
resser son mari, lui écrivit, sous le coup des alarmes du premier
moment, cette très remarquable lettre qui en dit long et sur l'état
de l'opinion à cette époque et sur les inimitiés que Davout s'était
créées dans l'entourage de l'empereur.
8 mai 1813.
C'est Charpentier qui te remettra cette lettre, excellent ami ; sûre de
son sort, je puis te dire quantité de choses que je craindrais d'aven-
turer. Je commence par t'avouer que je n'aime pas ton commandement
de la vingt-troisième division militaire : tes pouvoirs sont illimités,
mais pour faire le mal ; tu en feras le moins possible, c'est consolant
pour les gens égarés. M. Auguste de Beaumont, qui t'est on ne peut plus
acquis et qui a cherché à recueillir tout ce qu'on dit à ton sujet, a
prêté l'oreille dernièrement dans un café où on lisait l'article du Moni-
LE MARÉCHAL DAVODT. ' 311
teur, qui fait connaître ta mission : on ne l'aime pas, toute de confiance
qu'elle puisse être. Bien certainement tu n'aurais pas autant de jaloux
si tu n'avais eu que de telles occasions de servir ton prince et ton pays.
Ne pouvant te posséJer dans les circonstances présentes et ne pouvant
pas davantage être sans tourmens à ton sujet, je te souhaiterais, mon
Louis, à la tète de nos nouvelles légions dont tu tirerais le meilleur
parti possible : on les dit animées d'un bon esprit, et elles ne pour-
raient manquer de confiance guidées par toi. L'empereur en a décidé
autrement : s'il ne te tient pas compte de cette tâche pénil)le et que tu
rempliras sans doute à sa plus grande satisfaction, ta conscience du
moins te paiera le prix d'un dévoûment sans bornes et qui t'a fait bien
des ennemis. On peut convenir que ton moindre soiti a été d'éviter de
t'en faire. Tu as presque toujours été aussi sévère et aussi exigeant
pour ceux que tu devais faire servir que pour toi-même, et bien peu
accueillant dans tes relations avec tous les autres qui, ne pouvant s'ou-
blier entièrement, diffèrent en cela de toi, qui ne connais aucune com-
position avec le devoir que tu exerces jusqu'à en être ac ablé. Ne trou-
vant pas ou trouvant peu d'imitateurs, on commente ta manière d'être:
modère, je t'ea conjure, ton ressentiment de ce que. la majorité des
hommes ne pense pas comme toi, et contente-toi, mon bien cher ami,
d'en tirer le meilleur parti en ménageant leur faiblesse. Tu en as
froi.sé plus d'un par l'excès de ton zèle pour le service de ton prince
et le bien de ton pays. On ne te pardonne pas d'être informé de beau-
coup de choses qu'on considère comme n'étant pas dans l^s attribu-
tions de ton emploi. J'ai su par le général de Beaumont qui l'a connu à
Francfort, que M. de Saint-Marsan a trouvé que tu voulais et croyais
savoir mieux que lui les dispositions du gouvernement auprès duquel
il était accrédité, et que tu as eu souvent des motifs d'alarme lorsqu'il
était sûr des dispositions pacifiques de la Prusse. J'ai également connu
par la même voie beaucoup de conversations du duc d'Oirante que je
ne pourrais rapporter fidèlement, mais qui m'ont prouvé que tu as en
lui un ennemi, et un ennemi bien puissant. Il disait dernièrement que
tu devrais te borner à faire ton métier, au lisu de te livrer à la manie
de tout savoir et de faire des rapports sur les dires les moins croyables
et d'en fatiguer l'empereur. Notre ministre actuel de la police n'est pas
plus ton ami : tu sais à quoi t'en tenir sur de plus grands personnages,
tant il y a que tu obtiens peu de suffrages; on s'aime en général beau-
coup trop pour t'imiter, et l'on te blâme de ta manière d'être si diffé-
rente de celle des autres qui se bornent à remplir sans beaucoup de
peine les devoirs de leurs places...
La maréchale aurait encore bien moins aimé cette mission si elle
avait connu la nature des ordres transmis à son mari. Ils sont
vraiment terribles, ces ordres, et en nous les donnant, M™^ de
312 REVUE DES DEUX MONDES,
Blocqueville a été, à notre avis, fort bien inspirée par sa piété
filiale. La meilleure manière de dissiper les dernières fausses opi-
nions qui peuvent être restées dans le public sur les événemens de
Hambourg est assurément de mettre le lecteur à même de constater
la différence entre les mesures ordonnées à Davout et celles qu'il
se borna à exécuter. Le 13 mai 1813, deux dépêches de Berthier,
l'une chiffrée, l'autre qui ne VHaÀt pas, arrivèrent en même temps
à Davout. Toutes deux contenaient les mêmes ordres, mais il y
avait entre elles cette différence que celle qui était sans chiffres
était rédigée en termes relativement modérés et que les instruc-
tions de celle qui était chiffrée étaient de la plus impitoyable dureté.
Cette dépêche est un document des plus singuliers par le mélange
de terrorisme et de jésuitisme (nous prenons ce mot dans l'accep-
tion vulgairement admise) qui en fait le fond. Napoléon imposait à
Davout d'agir non-seulement avec violence, mais avec duplicité. Le
jour où il dicta cette dépêche est certainement un de ceux oi^i il
s'est le plus souvenu qu'il était par ses origines du pays de Machia-
vel. La voici, diminuée de tout ce qui est relatif aux choses pure-
ment militaires. Les passages qu'on y lira soulignés le furent par
le maréchal même lorsqu'il eut à préparer son Mémoire justificatif
pour le roi Louis XVIIL
Vous ferez arrêter sur-le-champ tous les sujets de Hambourg qui ont
pris du service sous le titre de sénateurs de Hambourg. Vous les ferez
traduire à une commission militaire, et vous ferez fusiller les cinq plus
coupables. Vous enverrez les autres sous bonne escorte en France, pour
être retenus dans une prison d'état. Yous ferez mettre le séquestre sur leurs
biens, et vous les déclarerez confisqués. Le domaine prendra possession des
maisons, fonds de terre, etc.
Vous ferez désarmer la ville, vous ferez fusiller tous les officiers de
la légion auséatique, et vous enverrez tous ceux qui auront pris de
l'emploi dans cette légion en France pour y être mis aux galères.
Dès que nos troupes seront arrivées à Schwerin, vous tâcherez, sans
rien dire, de vous saisir du prince et de sa famille, et vous l'enverrez
en France dans une prison d'état, ce prince ayant trahi la confédéra-
tion. Vous en agirez de même à l'égard de leurs ministres,
r Vous ferez une liste des rebelles, des quinze cents individus de la
?>lf division militaire les plus riches et qui se sont le plus mal condui'S;
vous des ferez arrêter, vous ferez mettre le séquestre sur leurs biens
dont le domaine prendra possession. Cette mesure est surtout néces-
saire dans rOldenbourg.
Vous ferez mettre une contribution de 50 millions sur les villes de
Hambourg et de Lubeck. Vous prendrez des mesures pour la répartition
de cette somme, et pour qu'elle soit promptement payée.
LE MARÉCHAL DAVOCT. 313
Vous ferez partout désarmer le pays, et arrêter les gendarmes, ca-
nonniers, gardes-côtes, et officiers et soldats ou employés qui, étant au
service, auraient trahi. Leurs propriétés seront confisquées. N'oubliez
pas surtout toutes les maisons de Hambourg qui se sont mal comportées
et dont les intentions sont mauvaises. 11 faut déplacer les propriétés,
sans quoi on ne serait jamais sûr dans ce pays.
Toutes ces mesures, prince, sont de rigueur; l^empereur ne vous laisse la
liberté d'en modifier aucune. Vous devez déclarer que c'est par ordre
exprès de Sa Majesté, et agir en temps et lieu avec la prudence néces-
saire.
Tous les hommes connus pour être chefs de révolte doivent être
fusillés ou envoyés aux galères.
Quant au Mecklembourg, l'instruction générale est que ses princes
sont hors de la protection de l'empire ; mais il n'en faut rien laisser
apercevoir, et probablement Sa Majesté aura le temps de donner des
ordres. Comme les princes de Mecklembourg peuvent ignorer nos dis-
positions, vous pouvez promettre d'abord tout ce qu'on voudra, en y
mettant ^our nmYlction, sauf l'approbation de l'empereur. L'approbation
étaiit parvenue, tout se trouverait en règle.
Vous enverrez le général Vandamme en avant avtc votre quartier-
général. Il faut avoir soin, prince, de ménager ce général, les hommes
de guerre devenant rares.
Bien qu'un des dons principaux de Berthier fût une étonnante
siireté de mémoire, qui lui permettait de reproduire avec une fidé-
lité sténographique les moindres!^ nuances de la pensée de Napo-
léon, on peut dire cependant qu'il y a dans cette dépêche une part
de sa propre personnalité. N'y sentez -vous pas en elï'et la joie qu'il
éprouve à transmettre de tels ordres à son rival détesté, et la
recommandation finale sur les égards que Davout doit avoir pour
Vand.imme n'était- elle pas une flèche de Parthe aussi adroitement
que cruellement décochée?
L'excuse de cette dépêche, c'est qu'il est probable qu'en la dic-
tant, Napoléon songeait beaucoup moins à faire œuvre de vengeance
qu'œuvre de politique. Ce qu'il se proposait de frapper dans Ham-
bourg, ce n'était pas seulement une révolte partielle, c'était la
révolte générale de l'Allemagne. Il voulait, pendant qu'il en était
temps encore, intimider la défection, et demandait à son lieutenant
un exemple capable d'efirayer les populations, sachant, en politique
qu'il était, que la terreur est dans les masses contagieuse à l'égal
de la colère et de l'audace. En recevant ces ordres, Davout se sentit
mal disposé à les, exécuter. Nous connaissons sa maxime favorite :
faire à l'ennemi tout le mal nécessaire, mais ne lui faire que celui-là;
et cette maxime, il ne l'appliquait souvent qu'à regret. Tout récem-
314 EEVUE DES DEUX MONDES,
ment, pendant qu'il était sous le commandement du prince Eugène,
lorsqu'il lui avait fallu faire sauter le célèbre pont de Dresde, le
cœur lui avait saigné en pensant à la peine qu'il allait faire à un
vieux souverain qu'il aimait particulièrement, et en 1815, lorsqu'il
devint ministre de la guerre, nous le voyons écrire à Vandamme
pour qu'il eût soin de ne faire dans le parc de Ghimay que les dégâts
indispensables. Or, non-seulement on lui enjoignait de faire un
mal qu'il jugeait inutile, mais on lui enjoignait d'être inhumain et
perfide. Nous n'avons pas les lettres qu'il adressa à cette occasion
à l'empereur, mais il faut qu'elles aient trahi bien des inquiétudes
ou qu'elles aient manifesté des scrupules de plus d'une nature, ou
qu'elles aient opposé à plus d'une des mesures exigées des refus
motivés, car, un mois après cette dépêche, nous voyons Napoléon
s'adresser directement à Davout pour préciser le sens de ses instruc-
tions. Quoique la sévérité de ses ordres soit d'abord maintenue, on
comprend qu'il a consenti à laisser à son lieutenant carte blanche
sur plus d'un point, et en somme, au lieu de dire : Frappez^ comme
dans la dépêche précédente, il finit par dire : Faites-les surtout
payer. Évidemment quelques-unes des remontrances de Davout ont
été entendues.
Brunslau, 7 juin 1813.
Mon cousin, je n'ai pas besoin de vous dire que vous devez désarmer
les habitans, vous emparer de tous les fusils, sabres, canons et '.le
toute la poudre, faire des visites domiciliaires, si cela est nécessaire,
et utiliser le tout pour la défense de la ville. Je n'ai pas besoin de
vous dire non plus que vous Jevez presser tous les matelots, au nombre
de trois à quatre mille et les envoyer en France ; que vous devez presser
également tous les mauvais sujets et les envoyer au-si en France pour
être incorporés dans les 127% 128% 129" régimens. Débarrassez ainsi la
ville de cinq à six mille hommes, et faites peser le bras ds la justice
sur la canaille, qui paraît s'être on ne peut plus mal comportée. Pour
les autres dispositioas, je m'en rapporte à la lettre chiffrée du major-
général, en date du 7 mai.
Dresde, 17 juin.
Mon cousin, je suis surpris que vous n'ayez encore ramassé que
quatre mille fusils. Faites faire des exécutions militaires, et pour
l'exemple, que le premier qui sera convaincu d'avoir soustrait son fusil
soit p'.ni de mort. Sur les quatre mille fusils que vous avez, faites-en
prirtir deux mille pour Dresde. Nous en avons grand besoin... Je sup-
pose que vous avez fait la liste des cinq cents individus qu'il faut
déposséder, que vous avez fait mettre le séquestre sur leurs biens et
que le domaine en a pris possession.
LE MARÉCHAL DAVOUT. 315
Dresde, 24 Juin.
Tout le monde dit que l'ancien maire s'est bien comporté. Vous
pourriez lui faire intimer, à lui et à quelques autres, de rentrer, en leur
donnant un délai et alors on ne les inscrirait pas sur hi liste des
absens. Pourtant si, lors do votre entrée, vous aviez trouvé les sénateurs
en charge et que vous en eussiez fait passer cinq par les armes, cela
eût été convenable ; actuellement il vaut mieux les mettre sur la liste
des absens.
Dresde, 1'"' juillet.
Mon cousin, je vous laissa maître, si vous le jugez convenir à mes
intérêts, de publier une amnistie pour ceux, bien entendu, qai seraient
rentrés dans l'espace de quarante-cinq jours; vous excepteriez de cette
amnistie qui vous jugeriez convenable. La meilleure manière de punir
les marchands, c'est, en effet, de les faire payer. Ce qui serait surtout
bien nécessaire, c'est de vous défaire d'un tas de gens de la dernière
canaille, qui ont été dans l'insurrection et qui sont plus dangereux que
les gens comme il faut. Je vous laisse carte blanche sur tout cela.
Dresde, 9 juillet.
... Quant à l'amnistie, vous savez bien que je vous ai donné carte
blanche. Je ne vous fais aucune difficulté à cet égard ; j'aime mieux les
faire payer; c'est la meilleure manière de les punir. Il faut chercher
aussi à atteindre la canaille, et faire peser sur elle une portion de la
contribution de guerre, en doublant et quadruplant la contribution
personnelle, celle des portes et fenêtres, en augmentant l'octroi, en
augmentant les droits sur le débit au cabaret, etc. Gela ne produira
que deux ou trois millions, mais il est convenable de frapper aussi la
canaille et de lui faire voir qu'on ne la craint pas. Il faudrait l'atteindre
en en prenant le plus qu'on pourra pour envoyer en France dans les
troupes, et en saisissant tous les boute-feu, qu'on, enverra aux galères
et dans les maisons de force en France.
M"'* de Blocqueville nous dit avoir tenu entre ses mains une
réponse du maréchal à ces ordres de l'empereur, laquelle débutait
par cette phrase : « Jamais votre majesté ne fera de moi un duc
d'Albe, je briserai mon bâton de maréchal plutôt que d'obéir à des
ordres dont l'empereur serait lui-même le premier à regretter
l'exécution. La guen-e est assez horrible sans y ajouter des cruau-
tés inutiles. Je ne ferai fusiller personne. Je n'expédierai point les
princes sous escorte. » Elle ajoute que M. Yillemain, dont la mer-
veilleuse mémoire était bien connue, ayant retenu cette lettre par
3 '6 REVUE DES DEUX MONDES.
cœur, après l'avoir lue deux fois, avait été ainsi à même d'en tirer
une copie dont il lui avait promis un double. On ne peut que faire
des vœux pour qu'une pièce d'une telle importance se retrouve,
soit dans les papiers tombés en partage aux autres membres de la
famille de Davout, soit dans les papiers laissés par M. Villemain,
mais ce qui peut consoler de la perte de ce document, c'est qu'il
nous est inutile pour juger en toute assurance que la conduite de
Davout fut entièrement conforme à la -réponse donnée plus haut.
Il comprit dès le premier instant la situation qui lui était faite et
il en éluda les périls avec un admirable bon sens. Il prit sur lui
de ne pas exécuter la lettre des ordres prescrits, tout en en con-
servant l'esprit, et il en trouva le moyen en se renfermant sans en
sortir d'une ligne dans les lois propres à la guerre et en les appli-
quant dans toute leur rigueur. Le voulait-on sévère, même dur,
soit, les lois de la guerre, qui obligent tout soldat, sont sévères et
dures; mais on lui recommandait la cruauté, et c'est à cela qu'il
avait le droit de se refuser, ces lois n'imposant pas la cruauté avec
la même évidence qu'elles imposent la sévérité. Il traita donc les
Hambourgeois comme un chef d'armée traite les habitans d'une
ville conquise, et non comme un vainqueur dans les guerres civiles
traite des rebelles au gouvernement de la patrie; c'est dire qu'il
leur épargna ces représailles qui rendent si douloureuses les
répressions des discordes civiles et qu'autorisait cependant le titre
de sujets de l'empire qu'ils portaient depuis 1810. 11 ne fit fusiller
ni rechercher personne pour cause d'opinions, mais il fît passer par
les armes les espions avérés et les embaucheurs pris sur le fait. 11
ne confisqua les biens de personne, mais lorsqu'il fut contraint par
les besoins de l'armée, il s'empara manu militari de la banque de
Hambourg et lui demanda les ressources que le commerce ham-
bourgeois lui refusait. Il ne fit aucune proscription, mais lorsque
les nécessités de la défense l'exigèrent, il usa du moyen dont se
sert tout commandant d'une place assiégée et fit sortir de Ham-
bourg vingt-cinq mille habitans. Pour toutes ces mesures, il était
couvert non-seulement par les ordres précis de Napoléon, mais
par les lois traditionnelles de la guerre, en sorte qu'il put dire
quelques mois plus tard en toute vérité à ses accusateurs : « J'ai
fait simplement mon métier, j'en ai appliqué les règles et je ne suis
coupable que si elles le sont. » C'est le raisonnement même qui
fait le fond de son Mémoire justificatif adressé au roi Louis XVIII
et qui lui prête une force de logique à l'abri de toute réfutation.
Si l'occupation de Hambourg n'eut pas pour Davout les consé-
quences odieuses qu'il avait pu un moment redouter, elle en eut
une funeste qu'il ne fut pas en son pouvoir d'éviter, c'est qu'elle
le cloua sur place et le tint éloigné du théâtre principal de la guerre
LE MARÉCHAX DAVOUT. 317
pendant ces deux décisives années de 1813 et de ISlZi. Des juges
fort experts en matière militaire se sont étonnés de cette immobi-
lisation de Davout et ont insinué qu'il en fallait chercher le secret
dans la défaveur de Napoléon. Nous n'avons guère autorité pour
contredire ces jugemens, mais il ne nous est pas évident qu'au
début cette immobilisation fût dans la pensée de l'empereur. Napo-
léon attachait à Hambourg une importance exceptionnelle, si excep-
tionnelle qu'il voulait en faire une place forte de premier ordre.
Désespérant d'y arriver dans les circonstances difliciles où il était,
il voulut au moins que Davout la mît en état de défense sur tous
les points où les travaux pouvaient être exécutés promptement
de manière qu'une faible garnison suffît à la défendre et laissât
disponibles les forces du maréchal. La possession de Hambourg
permettait en outre de surveiller de près les mouvemens du prince
de Suède, et Napoléon s'était probablement dit qu'il n'avait per-
sonne qu'il pût opposer à Bernadotte avec autant de confiance que
Davout. Enfin, lorsque Hambourg serait repris et fortifié, Davout, y
laissant, comme nous avons dit, une faible garnison, devait relier
ses opérations à celles d'Oudinot sur Berlin dès que les ordres lui
en parviendraient. On ne voit guère en tout cela une pensée d'im-
mobilisation systématique. Mais les circonstances déconcertèrent
ces premiers plans, les opérations d'Oudinot échouèrent, et les
ordres attendus n'arrivèrent jamais. A partir du 18 août 1813,
c'est-à-dire peu de jours après l'expiration de l'armistice, jusqu'à
la chute de l'empire, Davout resta entièrement livré à lui-même,
sans instructions quelconques, et sans pouvoir prendre à la guerre
générale une autre part que celle trop modeste, par rapport à ses
grands talens, que lui permettait cette situation fatale.
Dans la correspondance de Davout et de la princesse d'Eckmûhl
pendant les mois soucieux de cette occupation, on aperçoit les
mouvemens de la terrible lutte engagée au cœur de l'Europe comme
par le moyen d'une lanterne sourde. Éloignés l'un et l'autre du
théâtre de la guerre, les deux correspondans sont comme enve-
loppés dans une sorte de nuit ; mais de temps à autre un filet de
lumière jaillit brusquement et révèle l'imminence de la catastrophe.
Là-bas, à Paris, on sent le danger qui s'avance à marches for-
cées et on se hâte pour le prévenir. Le besoin d'hommes est pres-
sant, et il faut qu'il menace de le devenir bien davantage pour
qu'on se décide à ces levées en masse déjeunes conscrits pris avant
l'heure, levées dont s'afflige la maréchale, non sans bon sens et
avec une prévoyance relevée de grâce : « J'aurais souhaité, pour
le plus grand avantage de l'armée, qu'on n'eût pris que des hommes
faits et parfaitement dans le cas de supporter la suite des fatigues,
car le premier tourment des parens est la faiblesse de leurs enfans.
318 REVUE DES DEDX MONDES.
Les très jeunes gens peuvent être moissonnés avant d'avoir rendu
le plus petit service. Je voudrais qu'ils se formassent au métier des
armes dans de bons dépôts et ^que ceux qui doivent marcher de
suite soient bien forts. Mais de quoi se mêle mon Aimée? vas tu
dire. Elle se mêle de désirer que la force soit réelle au lieu d'être
apjmrente, pour que la paix soit promptement rendue à l'Europe,
et par suite le bonheur à ton Aimée, toute à toi jusqu'à son dernier
soupir. » Il semble aussi, symptôme fâcheux sous un tel régime,
que l'on commence à parler beaucoup, que l'on est à l'alTût des
nouvelles et qu'une des grandes préoccupations du moment est de
s'informer. On disait hier dans le cercle de l'impératrice; la com-
tesse Gompans vient de m' assurer; je tiens de la duchesse de Gasti-
glione, — les lettres delà maréchale sont pleines de ces on-dit qui
toujours se rapportent à quelque mauvaise nouvelle. Faux bruits,
répond invariablement Davout, bruits qu'il faut regarder comme
des manœuvres de l'ennemi, qui chante à chaque instant des Te
Deum menteurs à nos oreilles et nous inonde de libelles anonymes.
Te Deum et libelles peuvent être menteurs, ils n'en témoignent pas
moins de l'acharnement toujours croissant de l'ennemi à provoquer
la défection chez les quelques alUés qui nous restent, la rébellion
chez les populations soumises et, s'il se peut, la désertion parmi
nos propres troupes. Pendant le mois qui suit l'armistice, la maré-
chale parle encore librement, mais le mois d'octobre venu, sur une
lettre où elle trahit un peu trop vivement ses inquiétudes, Davout
l'engage à se renfermer dans les nouvelles qui concernent sa santé
et ses enfans, parce que ses lettres, n'arrivant plus aussi directe-
ment que par le passé, peuvent tomber entre les mains de l'ennemi,
ce qui veut dire : « Je suis cerné plus étroitement que précédem-
ment, les partisans se montrent en plus grand nombre et avec plus
d'audace. » Enfin, dans les derniers jours d'octobre, cette corres-
pondance presque journalière cesse brusquement. G'est que le
désastre de Leipsick a eu lieu et que Davout, séparé désormais
irrémédiablement de l'armée et de la France, a été obligé de s'en-
fermer dans Hambourg et d'y attendre que les événemens vien--
nent le relever de ce poste de combat.
G'est seulement alors que commença la véritable défense de
Hambourg. Il en faut lire les détails dans la relation du général
César de Laville, relation incorrecte sans doute, mais où parle cette
éloquence des faits que ne remplace aucune adresse de langage.
Davout y apparaît admirable. Celte tâche, ingrate jusque-là, il la
vivifie de tout le feu de son génie militaire et la relève jusqu'à
l'héroïsme. Rarement on vit dans l'histoire militaire d'aucun peuple
exemple d'une aussi prévoyante activité et d'une telle constance.
Le Yoilà seul désormais, coupé de ses com«nunications avec la
LE MARÉCHAL DAVOUT. 319
France, sans espoir de réparer ses pertes, presque à la merci d'une
population hostile, que la moindre étincelle peut enflammer et la
moindre faiblesse dans le commandement enhardir jusqu'à l'insur-
rection. Sans perdre une heure, Davout se met à l'œuvre et fait
en quelques jours une ville imprenable d'une ville en mauvais état
de défense. Ces fortifications provisoires, recommandées par l'empe-
reur, il les complète sous le feu même de l'ennemi. On fait des
travaux de défense avec les matières les plus étranges, avec des
branches d'osier et de la terre, avec le fumier des casernes, avec
de la neige arrosée d'eau, qu'une nuit de froid transforme en rem-
parts déglace. Pour se mettre à l'abri des surprises, Davout ordonne
un abatis impitoyable des immeubles situés sur les glacis et des
maisons de campagne des environs, puis, le pays ainsi découvert
de manière qu'aucun mouvement ne puisse s'y faire sans qu'il l'a-
perçoive, il prend ses précautions contre l'ennemi de l'intérieur.
Dans l'isolement où il est, qu'une attaque extérieure réussisse un
instant, et des vêpres hambourgeoises sont à craindre ; pour se
rassurer contre cet accident possible, il fait sortir d'un coup vingt-
cinq mille habitans et les jette sur Altona et autres localités. Il
ordonne aux habitans restant de s'approvisionner de vivres pour
six mois, prend des mesures analogues pour son arniée et se pré-
cautionne ainsi contre la famine, qui a livré plus de places de guerre
que le sort malheureux des armes. L'ennemi cependant multiplie
ses attaques ; quoique toujours repoussé, il devient de [)lus en plus
pressant, et bientôt il arrive à séparer Davout du corps allié des
Danois, qui, de son côté, est obligé de s'enfermer dans Giuckstadt;
mais cet accident n'est point pour affaiblir la constance du chef,
et il tient avec plus de ténacité que jamais. Le territoire défendu
se rétrécit insensiblement; Davout ne bronche pas. Les nou-
velles de France n'arrivent plus jusqu'à lui, mais l'ennemi qui les
sait mauvaises s'en enhardit pour menacer et provoquer à la révolte ;
Davout n'en trahit pas la moindre alarme. Enfin l'empire s'est
écroulé, et Davout, qui tient Hambourg pour le con-pte de Napo-
léon, est encore debout plusieurs semaines après la chute de son
maître, il serait debout six mois encore, si les événemens le deman-
daient. Le 11 mai 1814, il sort de cette place, qu'il n'a pas ren-
due, en y laissant, sous le commandement du général Gérard, une
armée de quarante-deux mille hommes, qu'il a trouvé moyen de
préserver contre l'hiver, la famine et la maladie. Hambourg est la
troisième grande page de l'histoire miUtaire de Davout; elle est
digne des deux premières, elle leur est peut-être supérieure en
ce sens que Davout y eut occasion de montrer ses qualités avec un
ensemble que ne lui avaient permis ni Auerstaedt, ni Eckniuhl, où
il n'avait eu à les déployer que dans leurs parties les plus brillantes.
320 REVDE DES DEUX MONDES.
Gomme il revenait en France, une lettre de sa femme l'atteignit
en route et lui porta de fâcheuses nouvelles. « Comme j'allais fer-
mer cette lettre, hier on est venu me dire qu'un aide de camp du
ministre de la guerre avait une lettre à me remettre... Quelle a
été ma surprise en reconnaissant que cette lettre t'était destinée et
qu'elle renfermait l'invitation de quitter Paris, où l'on te croyait,
pendant que tu serais appelé à te justifier des griefs portés contre
toi? Le premier est d'avoir fait tirer sur le drapeau blanc, le second
de t'être emparé de la banque, et enfin d'avoir commis des actes
arbitraires qui tendaient à rendre le nom français odieux. Il est
pénible de se devoir défendre pour avoir fait ce que tout homme
possédé du génie mihtaire eût fait à ta place. Tu trouveras un
grand mécompte entre ce que l'on eût dû accorder à ta conduite et
la manière dont on l'envisage; mais, mon Louis, mon unique bien,
cette injustice te met à même de montrer l'homme vertueux dans
tout son éclat; jusqu'ici, l'on ne connaissait que tes vertus mili-
taires, dont la nature est d'être accompagnées d'infiniment de
rigueur. » On sait comment Davout, pour répondre à ces accusations,
écrivit alors son Mémoire justificatif adressé au roi Louis XYIIL
Il n'eut pas de peine à établir que, s'il avait fait tirer sur le drapeau
blanc, ce n'était point par pensée d'outrage, mais parce queBening-
sen, contrairement aux conventions arrêtées, avait fait avancer ce
drapeau pour s'emparer de positions que ces mêmes conventions
lui refusaient. Pour les autres mesures, il se couvrit, comme nous
l'avons dit, des lois de la guerre et surtout des ordres de Napo-
léon ; mais avec une loyauté que l'on ne saurait trop admirer, il ne
cita de ces ordres que les parties les plus avouables et qui pou-
vaient le moins soulever la réprobation contre l'homme que les
passions du temps n'appelaient plus que l'ogre de Corse (1). Ce
mémoire, peu répandu à l'origine, supprimé en 1815 par Napo-
léon, est aujourd'hui connu de peu de personnes; en le réimpri-
mant dans la présente publication, la fille de Davout a rendu en
plus d'un sens un véritable service à la mémoire de son père. A ne
prendre cette pièce qu'au point de vue littéraire, elle mériterait
encore d'être lue. Remarquable par la clarté du style, l'ordonnance
des faits, la déduction aisément logique des raisonnemens, ce
mémoire est le morceau capital de la plume de Davout, et le seul
certainement qu'il ait écrit en toute sa carrière à tête reposée.
C'est ici l'occasion de dire un mot du style propre à Davout. Ce
style esta la fois excellent et incorrect. Le maréchal n'était pas un
(1) «Avouez, Davout, lui dit Napoléon la première fois qu'il le revit en 1815, que ma
lettre a bien servi à votre justification. — Il est vrai, sire, répondit Davout, mais si
j'avais aujourd'hui à écrire ce mémoire, je donnerais la lettre entière. »
LE MARÉCHAL DAVOUT. 321
peseur juré de diphtongues, cela va sans dire, et il écrivait beau-
coup trop et dans des circonstances trop pressantes pour avoir le
temps d'éviter les répétitions ou de rechercher les tours de phrase
élégans. Sa pensée en sortant s'habille comme elle peut du pre-
mier mot qu'elle rencontre ; si le mot est heureux, c'est tant mieux ;
s'il est faible, c'est tant pis. Ce qui est certain, c'est qu'en dépit de
ces inégalités et à cause de ces inégalités même, son style est bien
fait à l'image de son caractère. Il lui faut la phrase courte, sans
incidentes ni parenthèses, telle que l'aiment les pensées simples
et les esprits tout d'une pièce. Les longues périodes ne sont point
son fait non plus que les pensées compliquées; il s'y débrouille
mal et manque de patience pour en suivre les mouvemens ou d'a-
dresse pour en relier les parties. Jamais homme ne fut moins fait
pour le style de rhéteur ou d'académie . Mais il y a en lui un véri-
table écrivain en puissance, qui n'a pas eu le temps de se dévelop-
per ni même de se reconnaître: on le sent au vigoureux rehef des
expressions et à la forte couleur dont la phrase est empreinte
lorsque les rencontres sont heureuses. Une seule fois cet écrivain a
eu l'occasion et le loisir de se révéler, c'est dans le Mémoire justi-
ficalîf sur Hambourg^ et ce document suffit pour nous laisser devi-
ner ce qu'aurait été Davout comme écrivain s'il avait livré sa vie à
la pensée aussi complètement qu'il l'avait livrée à l'action.
IV.
Davout, ne devant rien à la première restauration qu'une demi-
persécution, répondit sans hésiter au premier appel de Napoléon
après le retour de l'île d'Elbe. Nommé ministre de la guerre, il
servit son ancien maître pendant les cent jours avec cette activité
qui lui était ordinaire et cette fidélité invulnérable que n'avaient
pu entamer ressentimens ni dégoûts. Les présens mémoires nous
offrent peu de documens nouveaux sur son ministère jusqu'à Wa-
terloo; nous avons eu occasion, dans le cours de cette étude, d'en
citer les principaux, la correspondance avec Oudinot et la lettre à
Rapp, à laquelle nous aurions pu ajouter une lettre du même ton
écrite à Soult pour le prier de ne pas contrecarrer par ses ordres
ceux qu'il donnait lui-même. Des documens restant, le plus curieux
est un rapport à l'empereur sur un certain baron saxon du nom de
La Sahla. Ce personnage, convaincu d'avoir voulu assassiner Napo-
léon en Allemagne, s'était fait envoyer par Vandamme à Davout,
prétextant qu'il était rallié à la cause de l'empereur et montrant
comme preuves de sa véracité des passeports qu'il prétendait avoir
obtenus du ministère prussien sur la promesse d'une nouvelle ten-
TOME XUïl. — 1881. 21
322 REVUE DES DEDX MONDES.
tative de meurtre. Les documens postérieurs à Waterloo ont un
intérêt plus véritable, et dans le nombre il en est un d'une impor-
tance considérable qui nous invite à nous arrêter sur le rôle du
prince d'Eckmûhl pendant les jours troublés qui séparèrent l'em-
pire de la seconde restauration.
Nous savons par nos tristes expériences contemporaines ce qui
se passe dans ces momens de crise où les nations sont comme sous
un nuage. Gomme dans ces momens la rapidité des événemens
crée la nuit dans les intelligences, que ce qu'on avait cru vrai la
veille se trouve faux le lendemain, que l'appui sur lequel on comp-
tait il y a une heure se trouve à l'heure suivante ne plus exister,
les passions, surexcitées par le danger qui les presse et affolées par
l'incertitude, vont talonnant avec violence dans les ténèbres, cher-
chant à quoi se soutenir et qui accuser. De là ce feu croisé d'in-
vectives, de délations, de récriminations, d'injures, de calomnies,
de superstitions et de sottises, qui toutes ont trouvé sur le moment
des crédules, des adhérens et des dupes, mais qui à distance font
à celui qui pèse froidement les circonstances de cette crise, devenue
de l'histoire, l'elfet de cette fonte des paroles gelées qui émerveilla si
grandement Pantagruel et ses compagnons. La conduite du prince
d'Eckmûhl, à cette époque, a été très diversement jugée, et toujours
passionnément, soit par les royalistes, qui lui trouvaient trop peu
d'empressement à marcher au-devant des Bourbons, soit par les
bonapartistes, qui l'accusaient d'ingratitude envers Napoléon et
reprochaient à sa fidélité de n'avoir pas survécu à l'abdication. La
conduite du prince d'Eckmûhl fut, à notre avis, cependant fort
claire, et nous allons tâcher de l'expliquer en quelques mots telle
qu'elle nous apparaît.
Il y a deux phases à cette conduite, la phase d'avant l'abdication
et la phase d'après; mais, dans l'une comme dans l'autre, Davout
n'a voulu qu'une même chose sous deux formes diverses : sauve-
garder l'indépendance nationale de manière que la France restât
maîtresse de ses destinées et que la défaite de ses armes ne fût
pas un prétexte pour lui imposer celles même qui pouvaient lui
être le plus bienfaisantes et que le cours des événemens indiquait
en toute évidence. Après Waterloo, et dès que Napoléon fut de
retour, Davout s'empressa de se rendre auprès de lui ; il le trouva
au bain, fort abattu, et roulant déjà des pensées d'abdication. Avec
la décision qui était dans sa nature, Davout lui conseilla de prendre
hardiment parti sur l'heure, de casser les chambres et de résuujer
en lui seul pour un temps le gouvernement de la France. Le conseil
assurément n'était pas conforme à l'orthodoxie constitutionnelle,
mais la question est de savoir si ce moyen peu parlementaire n'était
pas le seul qui répondît aux nécessités de l'heure présente, Si la
LE MARÉCHAL DAVOUT. S2â
lutte était encore possible, en effet, elle ne pouvait l'être qu'à cette
condition. Il fallait que la France parût une dans sa résistance, et
pour cela, il fallait que sa cause parût identifiée à Napoléon, insé-
parable de sa personne. Or le maintien des chambres devait rendre
impossible cette illusion nécessaire. Avec elles, la France allait
apparaître divisée contre elle-même; on verrait qu'une partie refu-
serait d'associer l'existence nationale à la fortune du souverain,
tandis que l'autre, par amour aveugle du souverain, serait prête à
compromettre cette existence même. D'ailleurs, même quand elles
vont vite, les assemblées procèdent encore avec trop de lenteur, ;et
les circonstances étaient de celles qui n'admettaient pas une lutte
languissante. Ce conseil rejeté, l'abdication était inévitable, et une
fois cet acte accompli, Davout vit clairement qu'il n'y avait qu'un
seul dénoûment à la crise dans laquelle s'agitait la France, et que
ce dénoûment était fatal.
Ce fut librement qu'il accepta cette solution, car qu'un tel
homme ait pu être la dupe de Fouché, comme on l'a écrit et comme
sa fille semble l'admettre, c'est ce qu'il nous est très difficile de
croire. Quel besoin Davout avait-il de Fouché pour comprendre
que. Napoléon ayant abdiqué et le gouvernement de son fils sous
une régence n'ayant aucune chance d'être accepté par les alliés,
il n'y avait pour la France que deux alternatives : ou se prêter
au rétablissement des Bourbons, ou revenir à l'anarchie révolu-
tionnaire, qu'il abhorrait de toute son âme? Mais, après comme
avant l' abdication , l'indépendance nationale restait son principal
souci. Il lutta autant qu'il le put pour que le nouveau gouver-
nement fût ou parût un choix de la France et non une consé-
quence de la conquête, et pour empêcher que les alliés ne s'ar-
rogeassent le droit d'imposer à la France ses conditions d'ordre
intérieur. Après l'abdication, il essaya de négocier un armistice
avec les généraux des armées alliées en cherchant à leur faire
accepter la distinction qu'il établissait dans sa pensée entre la
France et le souverain qui était la cause unique de la guerre. « Les
motifs de la guerre que nous font les souverains alliés n'existent
plus, puisque l'empereur Napoléon a abdiqué, » disait-il dans
une lettre fort noble adressée à Wellington. C'est le raisonnement
par lequel après Sedan le parti républicain essaya d'arrêter la
guerre; le moyen, il faut le dire, ne réussit pas mieux à Davout
en 18)5 qu'à la république en 1870. Wellington lui répondit en
gentleman correctement poli qu'il ne , s'arrêterait que lorsqu'il
aurait obtenu des conditions de paix stable; Blûcher lui répondit
en fanatique qui se venge que l'abdication de Napoléon n'empor-
tait pas toute raison de continuer la guerre, et que les alliés pour-
suivraient leur victoire, Dieu leur en ayant donné la volonté et les
324 REVUE DES DEHX MONDES.
moyens. Puisque les généraux des armées alliées refusaient de
faire la distinction que demandait Davout, il était bien permis de
penser que c'était à l'indépendance même de la nation qu'ils en
voulaient, et alors cette question se posait naturellement : ne vaut-il
pas mieux courir les chances d'arracher par de nouveaux combats
une paix honorable que d'attendre passivement celle quMl plaira
aux alliés de nous imposer? C'était le sentiment d'une partie de
l'armée, et quoique Davout fût trop sagace pour ne pas savoir que
le sort de la France ne tenait pas désormais à une bataille gagnée
de plus ou de moins, je crois fermement qu'il la partagea un mo-
ment. Gomment donc se fait-il qu'il ait été précisément accusé de
n'avoir pas voulu livrer bataille pour défendre Paris contre l'entrée
des alliés? C'est qu'il se trouvait dans une situation difficile dont
les complexités embarrassaient sa nature peu flexible bien mieux
que toutes les finesses de Fouché. Hier, ministre de Napoléon,
aujourd'hui résigné par raison aux Bourbons, il se trouvait au con-
fluent de deux partis dont il ne voulait servir ni les espérances ni
les craintes. La partie ardente du camp bonapartiste désirait la
continuation des hostilités beaucoup dans l'espérance qu'une ba-
taille gagnée aurait chance de faire accepter par les alliés le fils de
Napoléon et de rendre l'opinion moins favorable au rétablissement
des Bourbons ; le parti royaliste la redoutait parce qu'il prévoyait
que toute nouvelle défaite se traduirait dans l'opinion vulgaire par
un accroissement d'impopularité pour la dynastie restaurée. Il
était assez difficile de faire comprendre aux premiers que, s'il fal-
fait continuer les hostilités, ce ne pouvait être que par point d'hon-
neur patriotique et pour que la France restât maîtresse d'elle-
même, aux seconds qu'une bataille gagnée aurait pour les Bourbons
ces inappréciables avantages de ne pas associer leur restauration à
une défaite, de ne pas aliéner l'armée, de permettre au roi de trai-
ter directement de la paix avec les alliés et d'entrer dans Paris
sans escorte étrangère. D'ailleurs Davout était attaché, d'une part,
par des liens trop nombreux au parti vaincu pour rompre ouver-
tement en visière avec lui et pour blesser des regrets qu'il parta-
geait plus que probablement ; d'autre part, il était trop suspect au
parti royaliste pour espérer d'avoir assez d'action sur lui pour
l'amener à partager cette politique patriotique que nous avons
résumée dans les lignes précédentes. Dans cette position difficile et
se sentant pour ainsi dire isolé dans ses opinions, il se renferma
d'abord dans le silence qui lui était habituel, mais les circonstances
ne lui permirent pas de s'y tenir longtemps, et quand il le rompit,
ce fut pour se déclarer ouvertement favorable à la continuation de
la lutte.
Il y a une vingtaine d'années, vivait encore M. Clément, député
LE MARÉCHAL DAVOUT. 325
du Doubs en 1815. Il avait fait partie, en qualité de secrétaire de la
chambre des représentans, de la réunion d'état convoquée par Fou-
ché pour délibérer précisément sur la question de savoir si l'armée
française devrait se porter en avant pour arrêter la marche des
alliés sur Paris. M"*" de Blocqueville ayant entendu dire que ce res-
pectable vieillard professait pour le patriotisme du prince d'Eckmiihl
en 1815 une admiration qui datait précisément de cette fameuse
séance, désira être mise en rapports avec lui. Le résultat de ces
rapports fut la note suivante, qu'il rédigea sur l'invitation de la
fille de Davout et qu'il lui remit à la condition qu'elle ne serait pas
publiée de son vivant. Nous donnons cette note malgré son étendue,
d'abord à cause de son importance, ensuite parce qu'elle est le
document même dont M. Thiers s'est servi pour le récit de cette
scène dans son dernier volume de V Histoire de l'empire. Il est
évident, en effet, ou bien que cette note lui a été communiquée,
ou bien qu'une note à peu près identique a été rédigée pour lui
par le même M. Clément, ainsi que pourront s'en convaincre tous
ceux qui, après l'avoir lue, auront la curiosité de la comparer au
récit de l'historien.
Après le désastre de Waterloo, les armées anglaises et prussiennes,
sous le commandement de Wellington et de Blùcher, se dirigeaient sur
Paris.
L'armée française, campée à la Yillette et commandée par le maré-
chal prince d'EckmûhJ, ministre de la guerre, demandait à marcher à
l'ennemi et à lui livrer bataille. Elle avait exprimé ce vœu dans les
adresses envoyées aux deux chambres et au gouvernement provisoire.
Dans ces circonstances, le duc d'Otrante, président du gouvernement,
crut devoir convoquer les bureaux des deux chambres pour les consul-
ter sur la question de savoir si notre armée se porterait à la rencontre
de l'ennemi et lui livrerait bataille.
La réunion eut lieu au palais des Tuileries, où siégeait le gouverne-
ment provisoire. Elle était composée des cinq membres du gouverne-
ment, savoir :
Le duc d'Otrante, président;
MM. Garnot.Caulaincourt, duc de Vicence, comte Grenier etQuinette;
M. Berlier, secrétaire ;
Des bureaux des deux chambres ;
Du maréchal prince d'Eckmùhl, ministre delà guerre et commandant
en chef de l'armée de Paris ;
Du maréchal prince d'Essling, commandant les gardes nationales de
la Seine.
Le ministre de la guerre s'était fait accompagner des généraux
Decaux et Évain, chargés des services de l'artillerie et du génie, les-
3*26 REVUE DES DEUX MONDES.
quels devaient rendre cofapte de l'état de la place de Paris, de ses
moyens de défense en cas de siège, des approvisionnemens de toute
espèce, etc.
Le conseil réuoi, le duc d'Otrante annonça le motif pour lequel il
avait été convoqué et invita les membres à faire connaître leur opinion.
Personne n'étant préparé pour une discussion de cette nature et
n'ayant demandé la parole, le président interpella brusquement celui
qui écrit ces lignes, M. Clément, l'un des secrétaires de la chambre des
représentans, avec lequel le duc avait eu des fréquens rapports depuis
la réunion des chambres, ce qui avait établi entre eux une espèce de
familiarité: il l'invita à ouvrir la discussion.
M. Clément, un peu étonné de cette interpellation, répondit que,
n'étant pas militaire, il ne pouvait avoir d'opinion dans une pareille
affaire, qu'il s'en formerait peut-être uue quand il aurait entendu
MM. les maréchaux qui faisaient partie du conseil. Il exprima surtout,
mais avec beaucoup de réserve et de déférence, le désir de connaître
l'opinion de M. le prince d'Essling, qui s'était illustré par la défense
de Gênes et qui lui paraissait parfaitement en état de juger si Paris
pouvait être défendu, en cas d'attaque.
Le duc d'Otrante invita alors le prince d'Essling à faire connaître
son opinion. Celui-ci ne put se dispenser de prendre la parole ; mais,
soit parce qu'il n'était pas préparé à parler, soit parce que ses facultés
s'étaient peut-être déjà un peu affaiblies, il ne dit rien qui pût éclairer
le conseil et faciliter une discussion; il se renferma dans des générali-
tés et ne conclut point.
Après M. le prince d'Essling, deux secrétaires de la chambre des
pairs parlèrent successivement et avec une grande violence. Ils expri-
mèrent l'un et l'autre l'avis qu'il fallait livrer bataille, ne fût-ce que
pour l'honneur de nos armes. L'un de ces orateurs ayant dans son dis-
cours prononcé quelques mots qui semblaient être une attaque contre
M. le prince d'Eckmûhl, celui-ci s'en émut, et, se levant immédiate-
ment, demanda la parole avec une grande vivacité.
Il dit qu'il n'ignorait point qu'on répandait dans Paris le bruit qu'il
n'était point disposé à se battre; que c'était une infâme calomnie contre
laquelle il protestait de toutes les forces de son âme. Il ajouta qu'il
ne demandait au contraire qu'à se battre et qu'il était prêt à livrer
bataille dès le lendemain si le gouvernement l'y autorisait.
Ces paroles ayant été prononcées avec beaucoup de chaleur et l'ac-
cent de la plus grande loyauté, le duc d'Otrante craignit qu'elles ne
produisissent sur les membres du conseil un effet contraire à celui qu'il
paraissait désirer; il essaya en conséquence d'embarrasser le prince
d'Eckmûhl, le sommant en quelque sorte de dire si, en demandant
avec autant d'assurance à livrer bataille, il croyait pouvoir répondre de
la victoire. Ce furent ses propres expressions.
LE MARÉCHAL DAVODT. 327
Mais le prince d'Eckmûhl, sans se laisser déconcerter par une pa-
reille question, répondit: «Oui, monsieur le président, j'ai une armée
de 73,000 hommes, pleins de courage et de patriotisme, et je réponds
de la victoire et de repousser les deux armées anglaise et prussienne,
si je ne suis pas tué dans les deux premières heures. »
Cette réponse fit une très vive impression sur le conseil, dont la
majorité des membres aurait probablement exprimé une opinion con-
forme au vœu du prince d'Eckmïihl, si M. Carnet, l'un des membres
du gouvernement, n'eût pris la parole en ce moment.
M. Carnot,qui portait un habit de simple garde national, tout couvert
de poussière, fit un discours dont M. Clément, qui écrit cette note, se
rappelle entièrement la substance et même les paroles.
Il dit qu'il descendait de cheval et venait d'inspecter, pour la seconde
fois, les travaux entrepris pour la défense de Paris; qu'il n'était pas
surpect dans l'opinion qu'il allait exprimer, car il avait voté la mort de
Louis XVI et n'avait à attendre que des persécutions et l'exil de la
part des Bourbons, qui, par l'appui des armées coalisées, étaient à la
veille de rentrer dans la capitale, mais qu'il était Français avant tout,
et qu'à ce titre il se croirait coupable, s'il conseillait une résistance qui
serait inutile et aboutirait, en définitive, au siège de Paris.
Il représenta avec beaucoup d'énergie la responsabilité qui pèserait
sur ceux qui auraient exposé aux horreurs d'un siège une capitale ren-
fermant une population aussi nombreuse, tant de richesses, de monu-
mens, etc. 11 fit entendre qu'il y avait trahison évidente, car Paris
n'était défendu que sur les points où il ne pouvait pas être attaqué,
et qu'il était absolument sans défense sur les points vulnérables. D'ail-
leurs, les subsistances n'étaient point assurées et les approvisionne-
mens de guerre manquaient tout à fait.
En cet état de choses, et tout en rendant justice au patriotisme du
prince d'Eckmiihl, M. Garaot déclara, que, en son âme et conscience, il
regarderait comme un crime d'avoir contribué à exposer Paris à un
siège, attoi-du qu'il était sans défense.
Ces paroles prononcées avec calme et une véritable conviction, et
surtout de la bouche d'un homme dont on connaissait l'ausiérité de
principes et le dévoûment à son pays, produisirent sur l'assemblée
une vive et profonde émotion. La délibération cessa à l'instant, et cha-
cun se retira dans un profond sentiment de tristesse. Mais celui qui
écrit cette note et qui siège dt entre les deux maréchaux d'Eckmïdil et
d'Essiing est resté convaincu de la loyauté et du patriotisme du prince
d'Eckîniihl et n'a pas douté un instant, après l'avoir entendu, de sa
ferme résolution de livrer bataille s'il y eût été autorisé. Il est probable
que tous les hommes graves et sans passions présens au conseil parta-
geaient cette opinion.
M. Clément, guidé par l'amour de la vérité et par ses sympathies pour
328 REVUE DES DEUX MONDES.
le sentiment filial de M™" la marquise de Blocqueville, née d'Eckiiuihl,
a rédigé cette note pour elle, mais non pour recevoir la publicité.
Signé : M.-L. Clément.
P. S. — Il n'est pas inutile d'ajouter comme complément de cette
note que M. le priiice d'Eckmûhl, après avoir prononcé le discours
mentionné ci-dessus, et comme ayant un pressentiment que sa conduite
pendant les cent jours pourrait être incriminée, avait dit à M. Clément,
en lui serrant les mains avec émotion : « Je vous prie, monsieur, de
vous rappeler les paroles que je viens de faire entendre. Peut-être
serai-je un jour dans le cas d'invoquer votre témoignage au sujet de
ce qui se passe ici en ce moment. »
Signé : M.-L. Clément.
Cette note obtenue , M™*' de Blocqueville nous dit qu'elle n'en
fut point entièrement satisfaite, et Edgar Quinet, à qui elle fut
communiquée quelques années après , exprima une opinion ana-
logue. Elle a paru cependant suffisamment claire à M. Thiers,
qui a accepté le témoignage de M. Clément sans le torturer pour
lui faire dire autre chose que ce qu'il dit. Nous demandons,
comme lui, à cette note ce qu'elle affirme, non ce qu'elle tait,
supprime ou laisse entendre. Nous n'avons pas à chercher qui
Carnot accusait lors ]u'il faisait entendre qu'il y avait trahison.
Interrogé sur ce point, M. Clément refusa de répondre catégori-
quement, et parla de Fouché et encore d'un autre qu'il ne nomma
pas. Or cet autre ne pouvait être évidemment le prince d'Eckmûhl,
car s'il en eût été ainsi, la note de M. Clément, que rien ne l'obli-
geait à écrire, loin d'être un hommage à la vérité, comme il le dit,
serait une œuvre volontairement mensongère d'un bout à l'autre,
et il faudrait en outre supposer qu'en rendant Justice au patrio-
tisme de Davout, Carnot ne faisait autre chose que s'acquitter d'un
devoir de banale politesse, ce qui est impossible à concevoir d'un
homme aussi rigide et dans un pareil moment.
Ce point obscur une fois écarté et en nous en tenant à ce qu'elle
affirme, cette note est la justification complète du prince d'Eckmiihl,
quel que soit le point de vue auquel on se place. Si, en elFet, comme
une certaine opinion répandue l'en accusait, il se refusait à livrer
bataille, l'avis émis par Carnot est plus que suffisant pour faire com-
prendre que cette hésitation était fort naturelle et ne peut incul-
per en rien son patriotisme. Mais cette hésitation n'a pas même
existé, car nous le voyons, au contraire, demander à livrer bataille
avec une véhémence extraordinaire, et que cette demande fut faite
avec une entière sincérité, nous en avons pour garantie non-seule-
LE MARÉCHAL DAVOUT. 3*29
ment l'impression de M. Clément, mais cette parole prononcée au
sortir de la séance et recueillie par son aide de camp Trobriand :
« Aucun ne veut prendre la responsabilité, eh bien ! je la prendrai,
moi, s'ils me laissent faire. » Enfin cette demande est repoussée, et
c'est l'avis de Carnot qui prévaut. Pas un des membres présens ne
le réfute, et cependant cette réunion est composée de personnages
fort considérables, plusieurs militaires, entre autres un certain
Masséna, prince d'Essling, le seul rival de gloire véritable de
Davout. S'ils partageaient l'avis du prince d'Eckmûhl, que ne le
disaient-ils? Et si ce fut être coupable que de ne pas essayer de
s'opposer à l'entrée des armées alliées, qui donc le fut en réalité?
En tout cas, il faut convenir que voilà une accusation qu'il serait
injuste de faire porter à Davout seul, et qu'il faut l'étendre à bien
des personnes, à Carnot tout le premier, à Carnot, dont le patrio-
tisme, je suppose, n'a jamais été mis en question.
Notre tâche finit avec ce cruel mécompte, où se montre encore
l'implacable guignon qui poursuivait le maréchal depuis 1812. Ses
derniers actes, en cette année 1815, sont bien connus. On sait com-
ment, après la capitulation, il conduisit les débris de l'armée de
l'autre côté de la Loire; mais ce que l'on n'a pas assez dit, c'est
la véhémence, la chaleur et la constance opiniâtre avec lesquelles il
plaida la cause de cette armée, qu'il redoutait de voir sacrifiée aux
rancunes du parti royaliste. Il voulait qu'une sorte d'amnistie tacite
couvrît sa conduite pendant les cent jours, et que les proscriptions
et les révocations fussent épargnées à ses membres. A toutes ses
sollicitations on répondit qu'une soumission pure et simple serait
seule agréée, et il reçut l'ordre de faire prendre à ses troupes la
cocarde blanche. Cet ordre, il l'exécuta, il faut le dire, avec une
bonne grâce médiocre, et, cela fait, il méditait de donner sa démis-
sion de général en chef et même de maréchal lorsqu'à son retour
de l'armée de la Loire il fut interné dans sa terre de Savigny, qu'il
trouva envahie par les Prussiens. Une circonstance dramatique le
tira momentanément de cette retraite forcée à la fin de 1815, mais
pour lui faire échanger cet exil en famille et aux portes de Paris
contre un autre beaucoup plus dur : nous voulons parler du procès
du m.aréchal Ney. On se rappelle la mésintelligence qui s'était éle-
vée entre les deux maréchaux pendant la campagne de Russie;
mais, il faut le dire à la louange de leurs cœurs, ils n'avaient ni l'un
ni l'autre persisté dans leurs rancunes. Du côté de Davout au moins,
nous savons que cette rancune ne dépassa jamais une certaine froi-
deur. Ainsi, lorsque Ney fut créé prince de la Moskowa, Davout
applaudit, mais se dispensa de le féliciter à cause de leurs relations
peu amicales; lorsque les revers vinrent sérieusement pour l'un
et pour lautre, ils ne se souvinrent que de leur longue con-
330 REVUE DES DEDX MONDES.
fraternité d'armes. En 18lZi,nous voyons Ney multiplier les démar-
ches en faveur de Davout et plaider sa cause vivement auprès de
Louis XVIII. En 1815, ce fut au tour de Davout à intervenir en faveur
de Ney ; il insista d'abord pour que la famille du maréchal demandât
qu'il fût jugé par un conseil de guerre, et fut désespéré que son
avis fût lejeté. « Pas un seul, même Raguse, l'entendit-on s'écrier,
n'aurait condamné un pareil homme. » Appelé en témoignage devant
la cour des pairs, on sait qu'il déclara que la convention de Paris
signée par lui couvrait tous les actes accomplis pendant les cent
jours, que par conséquent Ney se trouvait placé sous la protec-
tion de ce traité. La récompense de cette déposition fut, nous venons
de le dire, l'échange de l'internement à Savigny contre l'exil à Lou-
viers. Cet exil dura un an, au bout duquel temps le maréchal, ren-
tré en grâce, sinon en faveur, prêta serment à Louis XVIIÎ et fut
appelé à venir prendre son rang à la chambre des pairs. Il y com-
mençait une nouvelle carrière, moins périlleuse à coup sûr que la
première, mais qui peut-être, si elle eût pu se prolonger, n'eût pas
montré moins efficacement l'étendue réelle de ses facultés, ainsi
qu'en témoignent les quelques discours prononcés dans sa courte
carrière parlementaire, lorsque, le 1^' juin 1823, la mort vint pré-
maturément mettre fm à une existence qui n'avait eu d'autre repos
que celui que lui avaient fait les disgrâces et l'exil.
Un dernier fait qui fait trop d'honneur à Davout pour être omis,
nous oblige de nous arrêter encore un instant. La chute de l'empire
le laissa dans une situation de fortune des plus difficiles. Malgré ses
nombreuses et immenses dotations, il n'avait jamais été paisible-
ment riche, et pendant les quinze années du régime impérial, nous
le voyons obligé de faire face à d'énormes échéances sans cesse
renaissantes. Cette gêne relative de Davout n'était un secret pour
personne dans le haut monde impérial, car nous voyons M^'^'^de
Rémusat se servir précisément de cet exemple pour expliquer com-
ment la fortune des grands dignitaires de l'empire éuait plus appa-
rente que réelle. L'empereur récompensait magnifiquement les ser-
vices qui lui étaient rendus , mais c'était à la condition que ces
récompenses mêmes seraient utiles à son gouvernement en rehaus-
sant Téclat de sa cour. Elles imposaient donc à ceux qui en étaient
honorés une existence qui ne permettait aucun calcul privé ni même
aucune prudence de gestion. Ainsi la maréchale résista très long-
temps à l'obligation d'avoir un hôtel à Paris, mais il fallut enfin
céder, et celte acquisition fut pour les époux une des principales
sources des difficultés financières dans lesquelles nous les voyons
se débattre en 1815. Si libérales qu'elles fussent, les récompenses
impériales n'étaient d'ailleurs rien moins que gratuites. Sur chaque
dotation, il fallait payer des sommes considérables à la caisse de
LE MARÉCHAL BAVOUT. 3S1 ;
l'empereur et au domaine public. Enfin, par sa nature même, cette
opulence des grands dignitaires de l'empire était extrêmement pré-
caire, étant fondée sur des dotations qui n'étaient pas destinées à
survivre au régime napoléonien. Certainement Davout avait à plu-
sieurs reprises reçu de magnifiques dotations; cependant, tous
comptes faits, on trouve qu'il n'a pas été opulent plus de trois ou
quatre années. Sa très grande fortune, en effet, date des années
1807 et 1809. Or, dès 1812, ses revenus fléchissent; en 1813, la
guerre étant transportée dans les pays allemands, ils sont presque
nuls; en ). 81/ii, tout disparaît à la fois, dotations de Pologne, dota-
tions d'Allemagne, salines de Nauheim, etc^ Restaient les dotations
d'Italie : en 1815, elles disparaissent à leur tour. Il faut ajouter
que, pendant tout le, temps qu'avait duré cette opulence passagère,
Davout, avec une générosité sans calcul, en avait profité non-seule-
ment pour en faire bénéficier ceux qui l'entouraient ou lui tenaient
de près, mais pour se créer des obligations de bienfaisance de div^ rse
nature. La chute de l'empire, en tarissant la source de ses revenus
le laissait dans un état de crise financière qui, sans avoir de gravité
sérieuse, n'en était pas moins momentanément fort aiguë et l'obli-
geait à des privations de tout genre. Plus d'un de nos lecteurs
peut-être aura pu connaître par expérience combien sont délicates
et difficiles, au point de vue financier, les transitions d'un certain
état d'existence à un autre état ; c'est dans une de ces transitions
nécessaires que Davout se trouvait engagé lorsque l'exil de Lou-
YÎers vint le surprendre. Parmi les soucis que lui créait cet exil, il
faut compter, — qui le croirait? — les nécessités de la double
dépense de logement auquel l'obligeait sa séparation d'avec la
maréchale. Obligée de liquider le passé, la princesse d'Eckinûhl est
forcée de louer son hôtel pour se créer des ressources , et l'on
trouve dans sa correspondance de cette époque des détails comme
celui-ci : « J'oubliais de te dire que je viens de vendre seize
douzaines d'assiettes d'argent à 54 francs le marc. » Une lettre
écrite de Louviers en avril 1816, — on voit que ses embarras de
finances durèrent de longs mois , — va nous montrer à quelles
préoccupations d'économie cette situation le réduisait.
Je désire vivement que les espérances que Julie te donne se réalisent.
Si ma situation actuelle se prolongeait, elle ajouterait beaucoup à nos
embarras de fortune, car, avec quelque économie que nous subsistions
ici, ce sont des dépenses en plus : le loyer de la maison et notre nour-
riture, voilà ce que nous économiserions à Savigny. Je reconnais chaque
jour que, pour laisser un peu de pain à no3 enfans, il faut que nous
nous abonnions aux plus grandes privations ; avec le peu que nous
avons, nous leur transmettrons l'honneur et le désintéressement.
B32 REVUE DES DEUX MONDES.
Je viens de recevoir une lettre d'un Danois, qui malheureusement
me coûte trente-six sous de po7H {il faut, pour que je fasse cette réflexion,
que je sois bien dénué de fonds), qui m'offre de faire TacquisiLion d'une
belle terre dans le Holstein. Le roi de Danemarck, dit-il, toujours mon
ami (il ose en répondre), — ce sont ses expressions, — me verrait
établi avec beaucoup de plaisir dans ses états. Cet officieux suppose que,
parce que pendant dix ou douze ans j'ai eu de grands commandemens,
j'ai dû acquérir une grande fortune. Oui, j'ai eu de grandes dotations;
mais les événemens m'en ayant privé, il ne nous reste de bien que
les économies que tu as faites sur les revenus de nos dotations;
aussi si je ne suis pas sans pain, c'est à toi, mon Aimée, que j'en ai
l'obligation.
Je répondrai à cette personne que, pour deux raisons, je ne puis
accepter sa proposition : la première, c'est que, pour acquérir chez lui,
il me faudrait vendre le peu que je possède en France, et la seconde,
c'est que, à moins de force majeure, je veux être enterré dans ma
patrie...
Je désire bien apprendre, mon amie, que tu as terminé la location de
Ihôtel et que tu as obtenu un trimestre d'avance, afin de pouvoir le
distribuer à nos fournisseurs ; nous sommes sensibles à leurs procédés,
bien rares, de les voir se contenter des acomptes que nous pouvons
leur donner.
« Là où sont les grandes portes sont aussi les grands vents, »
dit un proverbe des paysans de nos régions du centre. Ce dicton
expressif, qui mériterait d'être retenu par toute personne à propen-
sions envieuses, pour être récité comme charme contre les mauvais
mouvemens de son cœur, trouve une ample justification dans le cas
de Davout.
Nous avons tout dit maintenant, n'ayant pas à nous occuper de
ce qui est de l'histoire depuis longtemps connue; mais cependant, en
terminant, nous sentons un vif regret que nous ne pouvons nous
empêcher d'exprimer : c'est de n'avoir pas parlé autant que nous
l'aurions voulu de l'éditeur de ces documens et des parties qui lui
appartiennent en propre dans sa publication. Heureusement l'ar-
dente piété filiale dont témoignent ces pages vibrantes nous est un
sûr garant que M"^ la marquise de Blocqueville nous pardonnera si
son père a pris, à son détriment, toute la place dont nous pouvions
disposer. Elles méritent d'être lues, et elles seront lues avec des
sentimens fort divers peut-être, mais qui, dans leur diversité, n'au-
ront rien qui les rapproche de l'indifférence et de la froideur, ces
pages tantôt enthousiastes, tantôt vengeresses, toujours conta-
gieuses dans l'exaltation comme dans la colère, ainsi que le sont
et doivent l'être les expressions de tous les sentimens forts. Les
LE MARÉCHAL DAVOUT. 333
partisans aujourd'hui si nombreux des doctrines de l'atavisme
pourraient lire ces pages avec intérêt, ne fût-ce que pour vérifier
leurs théories sur l'évolution physiologique des penchans et des
aptitudes par la transmission héréditaire, car à la véhémence de
ces réfutations, à la soudaineté de ces bonds éloquens par lesquels
son indignation s'abat sur les détracteurs de son père, à la joie
impitoyable avec laquelle elle les lacère de son ironie, on recon-
naît aisément la fille d'un lion. Les effets de cette musique du sang
dont parle Galderon sont là sensibles en toute évidence. Par cette
publication, M""^ la marquise de Blocqueville a donné une preuve
nouvelle et très frappante de cette vieille vérité que les époques
sceptiques aiment trop volontiers à nier: c'est que les inspirations
du cœur sont les meilleures et de beaucoup. Peut-être, avant de
commencer cette entreprise, a-t-elle rencontré plus d'une résis-
tance, peut-être a-t-elle eu à lutter contre les défiances de ses amis,
contre les craintes légitimes de ses proches, mais, fermant l'o-
reille à tous les conseils, elle n'a voulu prendre avis que des mou-
veraens de sa piété filiale, et finalement il s'est trouvé qu'elle avait
eu raison. Cette tâche, qu'on lui faisait entrevoir si lourde, elle
l'a soulevée à son plus grand honneur, et sa piété filiale agissant
en elle, comme, selon le dogme chrétien, la grâce agit dans les
âmes qui gardent confiance, ses forces, au lieu de diminuer, se sont
accrues à mesure qu'elle avançait, ainsi qu'en témoignent ces
deux derniers volumes, qui sont de beaucoup supérieurs aux pre-
miers. Cette publication est pour elle une véritable victoire, car
elle y a réalisé ce qu'elle avait voulu faire, une apologie toute nou-
velle de la nature morale de son père. Il y a quelque vingt années,
Edgar Quinet, ayant eu occasion d'échanger à propos de la publi-
cation de son Histoire de iSiô une correspondance avec M™^ la mar-
quise de Blocqueville, l'engageait vivement à entreprendre une bio-
graphie du maréchal Davout. « Personne plus que vous, madame,
lui disait-il, n'a qualité pour une telle œuvre. Vous assouplirez le
bronze... » Eh bien! cette espérance de l'auteur d'Ahasvérus a, on
peut le dire, trouvé satisfaction. Le bronze a été réellement assoupli
par les soins de la fille du maréchal, car, par cette publication, le
sévère et opiniâtre homme d'action que l'on connaissait depuis
longtemps se trouve désormais inséparablement associé à un
homme moral bon, généreux, humain, aimant, qu'il ne sera plus
permis d'ignorer maintenant. Davout n'appartient plus seulement
à la catégorie des hommes qui sont la gloire de notre nature, il
appartient à la catégorie bien plus rare de ceux qui en sont l'hon-
neur, et cette couronne morale, c'est bien la main de sa fille qui
l'a tressée et déposée sur son front, d'où elle ne sera plus enlevée.
ÉillLE MONTÉGUT.
DOUARNENEZ
PAYSAGES ET IMPRESSIONS.
29 août.
— Mon cher, dit Tristan qui a rallumé sa pipe, à mesure que je
vieillis, je vois davantage combien c'est un tort de vivre seul. Je
me suis claquemuré dans le célibat comme dans une celluie, et
mes amis ont fini par oublier le chemin de chez moi. Si par hasard
une âme charitable essaie encore de tourner la clé dans la serrure,
j'ai beau crier : « Entrez ! » la serrure s'est rouillée, et la porte
ne bouge pas... Je n'entends plus rien, et je sens qu'il n'y a plus
personne de l'autre côté. Que faire?..
— Il faut te marier. Tu as bon pied, bon œil, peu de rides, des
cheveux qui ne grisonnent presque pas, et tu serais encore un mari
fort présentable. — Tout en lui répondant, je baisse la glace de la
portière. Le train court à travers des prairies vaporeuses; le matin
aux yeux gris, comme dit Shakspeare, effleure la crête des collines;
nos compagnons de wagon sommeillent dans leur coin ; Tristan et
moi sommes seuls éveillés.
- — Me marier! reprend-il avec un soupir. Mon Dieu, je t'assure
que, si je rencontrais une bonne fille, point trop jeune ni trop jolie,
qui s'ennuierait comme moi de la solitude, peut-être pourrais-je
bien... Et encore, je n'en sais rien; je n'ai guère l'étoffe d'un mari,
j'aimerais mieux adopter un enfant trouvé ou me donner la com-
pagnie d'un chien.
DOUARNENEZ. 885
— Hé! hél un chien a du bon, fais-je ironiquement, et puis
c'est plus économique...
Le sifflet de la locomotive interrompt notre entretien. Nous arri-
vons à Morlaix. Du haut du viaduc, nous apercevons, à soixante
mètres au-dessous de nous, les files de maisons grises, aux fenê-
tres encadrées d'un badigeon blanc, et aux toits d'ardoise zébrés
de bandes blanches. Ce costume mi-parti donne à l'ensemble des
habitations un aspect grivelé très curieux. Des jardins en terrasses
dévalent deci et delà jusqu'au fond de la vallée, où la rivière
s'étale entre deux quais de granit. Des bâtimens aux vergues pavoi-
sées, — c'est aujourd'hui dimanche, — mirent leur mâture dans
l'eau tranquille du port; derrière les magasins des quais, des col-
lines boisées dressent leurs escarpemens verdoyans. Le soleil pro-
jette sur la place et sur les rues l'ombre énorme des arches du
viaduc ; des tours et des flèches d'église surgissent dans les fumées
matinales. — Nous descendons du train, et en dix minutes nous
sommes au cœur de la ville.
Deux cours d'eau la traversent et se réunissent au-delà du via-
duc pour former la rivière de Morlaix. Ces eaux noires et lentes,
emprisonnées entre d'antiques façades qui y trempent leurs assises
verdies, donnent aux quartiers bas une physionon)(e de ville néer-
landaise. L'illusion est complète lorsqu'on pénètre dans la grand'-
rue, qui s'est conservée telle qu'elle devait être au xv® siècJe. Les
maisons, en bois, à lanterne et à pignon, penchent l'une vers l'autre
leurs éia^es su'pb'nbans, ornés de statues de saiiits à chaque
angle exLérieur. Au rez-de-chaussée s'ouvre, bas et cintré, Yélal
des boutiques qui occupent toute la profondeur du bcàtiment, et
sont éclai'ées par une fenêtre découpée dans la 'açade du fond. Par
l'ouverture de YéLaU l'œil plonge dans ces magasins encombrés de
marchandises variées et où s'agitent les silhouettes des acheteurs
et des vendeurs. Une lumière égale et f-'oide baigne la longue pièce
et contraste avec l'obscurité relative de la rue. Des paysannes
déplient des étoffes ; un garçon en veste noire, coiffé du chapeau
à larges bords, cause du dehors avec une fillette accoudée au
rebord de Yétal^ à côté d'un pot de géraniums rouges. — Un peu
plus loin, une petite servante au costume monastique est agenouillée
sur les marches d'un vieux logis, dont on aperçoit la cour intérieure
curieusement revêtue de boiseries sculptées. La petite fourbit un
chaudron de cuivre jaune en chantant un cantique breton, et son
vêtement taillé à l'antique, le calme de son regard indifférent, la
lenteur de son chant, vous font glisser doucement dans le rêve
d'une vie antérieure, aux temps lointains de la duchesse Anne ou
de Marie Stuart...
Une grande placidité, quelque chose ^de distingué et d'austère
336 REVUE DES DEUX MONDES,
dans le costume, la tournure et les lignes du visage, semblent les
caractères distinctifs de la population morlaisienne. Par les rues
nous rencontrons des groupes de femmes endimanchées, la tête
serrée dans la coiffe de mousseline empesée, la t.aille discrètement
prise dans le châle de couleur foncée et le tablier noir à bavette;
elles causent posément sans élever le ton et, leur paroissien à la
main, se rendent avec une lenteur recueillie à la grand'messe, que
les cloches annoncent d'une voix sereine et profonde. Je vois encore
l'aspect du porche de l'église Saint-Mélaine pendant l'office. La nef
était pleine. Une dizaine de fidèles qui n'avaient pu y prendre place
s'étaient rassemblés sous le porche latéral, où une inscription
gravée dans le panneau dormant de la porte annonce aux fidèles
qu'un sculpteur inconnu
. . . a faîct ces deux huis icy.
Bonnes gens, priés Dieu pour lui.
Et les bonnes gens priaient avec ferveur, agenouillés sur les dalles
nues, les femmes et les hommes égrenant dévotement leur chape-
let. Au centre du groupe, il y avait une jeune fille au teint d'une
blancheur maladive, dont la figure maigre et résignée rappelait les
vierges de l'école préraphaélite. Un enfant était accroupi sur l'our-
let de sa jupe. Elle disait son rosaire avec conviction, — indifférente
aux bruits de la rue, les paupières baissées, les yeux tournés vers
je ne sais quelle vision intérieure. Il régnait un tel recueillement sous
la voûte sculptée de ce porche, que nous ne nous sommes pas senti
le cœur de déranger tous ces gens agenouillés, aussi immobiles que
les saints de pierre des sculptures, et que nous avons renoncé à
entrer dans l'église.
— On est bien ici, disait Tristan tandis que notre voiture agi-
tait ses grelots devant la porte de l'hôtel; pourquoi partir si tôt?..
Nous aurions tant de choses à voir !
— Bah ! nous en verrons de bien plus curieuses à Roscoff : la
mer, des rocher? qui s'arrangent comme dans les fonds des tableaux
du Vinci, des pierres druidiques, un pays neuf qui est le rendez-
vous des artistes, une table d'hôte amusante...
Tristan joint à un violent désir de tout voir une certaine ten-
dance paresseuse à s'acoquiner aux lieux où il se trouve. Il est
inquiet à chaque départ, et une fois arrivé on ne peut plus le faire
partir. Pour le pousser en Bretagne, je lui ai allumé l'imagination
avec les merveilles de Roscoff, que nous ne connaissons ni l'un ni
l'autre. Les calvaires, les menhirs, Saint-Pol de Léon, l'île de
Batz, tout cela s'est peint à nos yeux avec les couleurs fantastiques
que prennent les choses quand on se laisse piper par la sonorité
DOUARNENEZ. 337
et la physionomie pittoresque de leurs noms. Nous nous sommes
si bien monté la tête, que nous avons télégraphié à Roscoff et loué
d'avance un logement pour quinze jours. — Je le décide à aller
sans plus tarder faire connaissance avec la station que nous avons
choisie, et nous voilà en voiture...
jNous partons, heureux comme des enfans qu'on mène au spec-
tacle pour la première fois, et qui, au moindre frémissement du
rideau, tendent le cou, écarquillent les yeux, s'attendant à chaque
instant à contempler des choses merveilleuses. Nous aussi, à chaque
tour de roue, nous penchons la tête et nous nous préparons à de
continuelles surprises.
Cependant la voiture longe d'abord la rivière, où les grands arbres
de la colline étendent leur ombre rafraîchissante. Des filles en toi-
lettes sombres, en coiffes blanches, se promènent sagement, deux à
deux, sur la route ; quelques-unes s'assoient sur l'herbe des talus
et y restent immobiles à regarder la rivière, les bateaux et les
arbres : on sent que c'est là leur grande distraction du dimanche.
— La route quitte la vallée, et notre véhicule gravit une montée
longue et rapide. Le paysage est triste et monotone : rarement un
village, de temps en temps un cours d'eau où reflue la mer et d'où
nous arrivent des odeurs salines; presque toujours de hauts pla-
teaux de bruyères aux ondulations lentes. Au bout de deux heures,
voici enfin Saint-Pol-de-Léon sur une éminence, avec ses tours et
ses clochers qui font ressembler de loin cette petite ville à une
vaste église. Nous admirons, en passant, les flèches jumelles de la
cathédrale et le clocher aérien du Greizker, si léger et si ajouré
qu'il a, dit la légende, été bâti par les anges; puis le rude pavé de
la vieille cité épiscopale fait place à une chaussée en graviers, et
nous roulons sur le chemin de Roscoff, entre deux murs de pierres
sèches, au-dessus desquels des plants d'artichauts montrent leurs
tètes écailleuses. — Ces cultures potagères m'inquiètent; je regarde
Tristan à la dérobée, pour me rendre compte de l'impression qu'elles
produisent sur lui, mais il s'est penché à la portière et il est absorbé
dans la contemplation des flèches fuyantes de Saint-Pol. — Voici
Roscoff; la voiture enfile une rue bordée de maisons basses et
d'aspect maussade; au fond, une église renaissance élève au-
dessus d'un massif d'ormes sa tour ornée de balustrades et ses clo-
chetons en poivrières.
— L'église a bonne mine, et voilà qui s'annonce bien ! dis-je à
Tristan d'un air que je m'efforce de rendre aussi satisfait que pos-
sible.
Il me répond par un hochement de tête, et, comme nous avons
grand'faim, tandis qu'on descend nos bagages, nous entrons tout
TOME XLIII. — 1881. 22
SSS REVUE DES DEUX MONDES.
de go dans la salle à manger de l'hôtel : — une pièce rectangu-
laire, décorée de fresques d'une couleur et d'un dessin aussi pau-
vres que prétentieux. La table, ornée de bouquets fanés en occupe
toute la longueur; les couverts sont serrés les uns contre les autres,
et les dîneurs s'assoient en se touchant les coudes. La salle est
bourrée de convives, et bien que les fenêtres soient ouvertes, il y
règne une lourde chaleur imprégnée d'une fade odeur de vic-
tuailles. Au-dessus de la table, des essaims de mouches dansent
des sarabandes, et parfois l'une des danseuses, fatiguée, se laisse
choir dans une assiette ou dans un verre. Nous examinons nos com-
mensaux : — ensemble banal et bourgeois. — Les hommes, les
femmes, les jeunes filles semblent faire de violens efforts pour
paraître gais et amusés, mais leur gaîté sonne creux. De temps en
temps les figures s'allongent, l'animation des regards s'éteint, puis
tout ce monde, après avoir étouffé un bâillement, se secoue de
nouveau et se remet à jaser ou à rire avec une vivacité de méca-
nique fraîchement remontée: au fond, ils s'ennuient, cela se voit,
mais ils ne veulent pas en avoir l'air.
Mon inquiétude me reprend, et la physionomie de Tristan s'est
assombrie. Nous avalons notre nourriture sans souffler mot et en
nous étudiant du coin de l'œil à la dérobée. Nous nous levons de table
au dessert et nous nous précipitons dehors. Un chemin sablonneux
où les pieds enfoncent désagréablement nous conduit sur la plage.
Le rivage est sans relief et sans falaises; la mer est basse, on la voit
à peine; des récifs grisâtres sortent çà et là d'une eau boueuse et
morte comme celle d'une mare; en face de nous, l'ile de Batz, plate
et morne, barre désagréablement l'horizon, comme un long mur, et
empêche de voir le large. Nous nous retournons; le site est plus
vulgaire et plus platement monotone encore ; partout des champs
d'oignons, d'artichauts et de choux-fleurs, séparés par des talus en
pierres sèches. Pas un arbre, pas un accident de terrain : — une
campagne sans charme et une mer sans caractère.
Les grandes douleurs se taisent. La déception est si complète
que nous restons atterrés, assis chacun sur un tas de sable. Tristan
fume rageusement sa pipe et en tire coup sur coup de copieuses
bouffées. Le crépuscule tombe, un phare s'allumn dans l'île de Batz,
et les étoiles se reflètent mélancoliquement dans les flaques d'eau
qui miroitent çà et là. Je commence à sentir combien j'ai eu tort
de m' engouer de Roscoff sur de simples ouï- dire, mais mon orgueil
lutte encore, et je ne veux pas avouer à quel point je suis décon-
tenancé. Je me bats les flancs pour trouver quelques formules admi-
ratives :
— Le site est triste, mais c'est'une nudité désolée qui ne manque
pas de grandeur.
DOUARNENEZ, 339
Silence. Je reprends :
— Et puis le pays est plein de souvenirs historiques; c'est ici
que Marie-Stuart a débarqué en 15/i8, lorsqu'elle est venue épou-
ser François II.
— Ah ! répond froidement mon ami en secouant les cendres de
sa pipe, tu crois?.. Si nous allions nous coucher?
Et silencieusement, avec la mine piteuse de chiens qui cheminent
la queue entre les jambes, nous regagnons notre chambre.
Nous sommes logés hors de l'hôtel, au-dessus d'un cabaret, dans
une immense pièce nue, dont deux lits garnis de baldaquins blancs
composent presque tout le mobilier. Les cloisons sont en sapin
tout neuf, ainsi que le parquet ; dès qu'on marche, tout cela craque
d'une façon funèbre. Par les fenêtres sans rideaux, la lune jette un
rayon ironique sur nos deux figures déconfites. En bas, les voix des
buveurs s'interpellant en langue bretonne montent brutalement
jus(ju'à nous. L'altitude désolée de Tristan, qui cherche eu vain un
clou pour y pendre son pardessus, me fait pitié. Il a l'air d'un
naufragé errant dans une île sauvage.
— Bah ! lui dis-je en lui serrant la main, nous avons mal vu le
pays; demain, en plein soleil, ce sera tout autre chose.
— Bonsoir! répond-il furieux, et il se plonge dans ses couver-
tures.
30 août.
— Mon pauvre ami, décidément c'est un four.,. Boucle ta malle
et sauvons-nous!
Ce sont mes premières paroles, après une matinale promenade
qui nous a convaincus que Roscoff est aussi laid au lever qu'au cou-
cher du soleil. Mais le vent a tourné ; mon ami est en proie aujour-
d'hui à son humeur casanière et il est pris de scrupules :
— Déjà partir! objecte-t-il, quel démon nous pousse? Ce besoin
de changer constamment de place est un signe de déchéance. Vive
le paysan qui se contente de ses voisins et sourit durant une longue
vie aux mêmes sourires!.. D'ailleurs, qui sait? nous n'avons peut-
être pas vu ce qu'il y a de plus intéressant. As-tu consulté le
Guide ?
Je rouvre Joanne et je lis : u Les terres de Roscoff sont d'une
incroyable fertilité; elles se louent jusqu'à trois cents francs l'hec-
tare et produisent en légumes, grâce à un climat exceptionnel, des
primeurs qui s'expédient à Paris et en Angleterre... »
— Après ?
— Après, il n'y a plus rien... Ah! si fait! « A un kilomètre de la
route, dans un champ dépendant du manoir de Keravel, on trouve
3A0 REVUE DES DEUX MONDES.
un vaste dolmen dont la plate-forme est composée de quatre pierres
massives... »
— Eh bien ! j'irai voir ce dolmen, tandis que tu feras porter nos
bagages à la voiture ; puis, comme je n'ai pas suffisamment admiré
le Greizker, je pousserai à pied jusqu'à Saint-Pol, où je t'attendrai
devant la cathédrale.
C'est convenu ; mais auparavant il faut avaler une dernière pilule
amère. Gomme, dans notre enthousiasme irréfléchi, nous avons loué
ici pour quinze jours, il nous faut payer un dédit à notre hôtesse,
et nous ne nous en tirons pas à moins de quarante francs. C'est
raide, pour une chambre occupée vingt-quatre heures ; Tristan est
indigné; néanmoins, malgré ses protestations, il faut fouiller à
l'escarcelle.
— 0 poétique Bretagne! s'écrie-t-il en agitant les bras; puis il
s'éloigne à grandes enjambées.
Resté seul, je me demande comment je passerai mon temps jus-
qu'au départ de la voiture, c'est-à-dire jusqu'à quatre heures, et
je m'informe de nouveau s'il n'y a rien de curieux à voir à Roscoff.
— Si, monsieur, il y a le figuier du juge de paix.
Dans un pays dépourvu d'arbres, il paraît qu'un figuier passe
pour une curiosité. Soit, allons le \'oir... Une vieille fileuse, encore
alerte malgré son embonpoint et ses soixante ans, s'offre à me
conduire jusqu'à l'enclos des Capucins, où se trouve cette mer-
veille, et je la suis, tout en m'attendant à une nouvelle déception.
L'enclos est une dépendance d'un ancien couvent exproprié en
1790. Je pénètre par une porte basse dans une cour de ferme entou-
rée de hauts murs et abritée par une ceinture d'ormes dont le vent
de mer a rasé les cimes obliquement, puis j'entre dans un jardin
à demi sauvage, et tout à coup me voici en face d'un énorme mas-
sif de verdure qui a presque l'air d'un petit bois : c'est le figuier.
L'arbre a primitivement grandi contre un mur, mais le tronc,
plein d'une sève robuste, a exécuté une formidable poussée contre
les pierres, qui se sont disjointes et effondrées. Les branches vigou-
reuses se sont alors élancées dans toutes les directions; elles
forment maintenant trois profondes tonnelles qui rayonnent à
droite et à gauche, couvraat de leurs bras noueux et de leur fouil-
lée opaque un espace qui n'a pas moins de cent mètres de circon-
férence. L'armature de ce phénomène végétal est singulièrement
puissante et membrue; les branches se tordent en des milliers de
nœuds inextricables et inclinent au loin à profusion leurs retombées
de feuillage. Pour soutenir cette végétation plantureuse, il a fallu
dresser des piliers de maçonnerie et des étais de fer; l'arbre
pousse toujours de nouvelles ramures, et avant peu il aura envahi
tout l'enclos.
DOUARNENEZ. 341
— Quel âge peut-il bien avoir? demanclé-je à la bonne femme.
— Oh! monsieur, bien près de cent ans... Feu ma mère (que Dieu
lui fasse paix!) était une enfant de l'hospice voisin du couvent, et
elle l'avait vu planter. Quand on a chassé les capucins, pendant la
grande révolution, un des religieux, qu'on appelait le père Pacifique,
mit en terre, quelques jours avant de partir, une bouture pas plus
grosse que le doigt, là, contre ce mur. Puis il émigra bien loin,
à Lisbonne, en Portugal. Voilà que, vingt ans plus tard, défunt mon
père (Dieu ait son âme !) qui était marin et qui s'était arrêté d'aven-
ture à Lisbonne, alla visiter le père Pacifique dans son nouveau
couvent. Le révérend lui donna une commission pour la supé-
rieure de notre hôpital et en même temps il s'informa du figuier
qu'il avait planté. « Pour sûr, que lui répondit mon père, il vient
bien et il est déjà grand. » Le père Pacifique hocha par deux et
trois fois la tête, et regardant mon père dans le blanc des yeux, il
dit en étendant les bras : « Il grandira encore, ce n'est pas fini! »
Et il n'a pas menti, le saint homme; vous voyez ce que le figuier
est devenu. Voilà, monsieur, la chose telle que je l'ai ouï conter
souventf s fois h mon père, qui était marin, et à ma défunte mère
(Dieu leur fasse paix I).
Oui, le figuier avait merveilleusement prospéré. La frêle bou-
ture enterrée à la hâte par ce moine partant pour l'exil avait
poussé des tiges dont la sève laiteuse avait été prodigieusement
prolifique. G'éfait comme la revanche des capucins chassés de leur
couvent. L'arbre croissait et se multipliait à leur place; il semblait
qu'avant départir, le moine l'avait doué de cette force d'expansion,
de cet esprit d'envahissement qui est l'un des caractères des con-
grégations religieuses. Sous les longs promenoirs formés par ce
foisonnement de branches et de fenilles, il faisait presque nuit,
tant l'entrelacenient des brins était serré, tant la masse du feuil-
lage avait d'épaisseur. Je regardais les bourgeons gonflés à l'extré-
mité des tiges, et je songeais que, l'an prochain, il faudrait ajouter
un rang de perches pour soutenir les frondaisons nouvelles. — Le
figuier grandissait toujours, robuste et vivace, et le père Paci-
fique était étendu là-bas, dans le cimetière de Lisbonne; la supé-
rieure de l'hôpital à laquelle il envoyait des messages était morte,
et mort le vieux marin qui avait servi de messager. Les vers du
poète Moschus me revenaient en mémoire, à propos de cette vita-
lité énergique et supérieure de la plante : a Hélas ! les mauves des
jardins, les petites roses et les violettes, lorsqu'elles sont flétries,
refleurissent l'année d'ensuite, mais les plus grands et les plus
forts d'entre les hommes, quand ils sont morts une fois, demeurent
oubliés sous la terre et dorment un pesant, éternel sommeil. »
Je quittai l'enclos, je pris congé de la bonne femme et je revins
3^2 REVUE DES DEUX MONDES.
sur la place où stationnait le courrier. Les chevaux étaient attelés,
mais le conducteur ne se pressait point de partir. Il restait planté
au seuil de l'auberge, les yeux braqués sur un groupe de jeunes
gars qui, le verre en main, entouraient un homme d'une trentaine
d'année.^, vêtu d'une redingote noire, coiffé d'un chapeau de paille,
joues et menton rasés, ayant dans son vêtement et sa physionomie
prudente quelque chose de demi-clérical. Les verres se heurtaient,
l'homme à la redingote avait ôté son chapeau et entamait un dis-
cours avec des intonations de prédicateur. — C'était l'instituteur
de Piopcofï qui quittait le pays et auquel ses anciens élèves ver-
saient le coup de l'étrier. Après force applaudissemens, tournées
de cognac et poignées de main, M. le maître, tout ému,'se jette
enfin dans la voiture à côté de moi. Nous roulons, moi rencogné
dans le fond; lui, la tête à la portière, lançant des coups de cha-
peau à droite et à gauche. Je croyais que tout était dit, mais point;
à un coin de rue, voilà la voiture qui s'arrête devant un débit de
boissons. Nouvelle fournée de jeunes gars s'attroupant autour de
l'instituteur, qui est descendu •et qui a entraîné le conducteur ;
nouveaux petits verres, nouvelle harangue, redoublement de poi-
gnées de mains et d'adieux expansifs : — Quand vous viendrez à
Quimper, souvenez-vous qu'il y aura toujours pour vous un bon
déjeuner chez l'instituteur! — A la parfm, il remonte l'oeil lui-
sant, le chapeau de travers, et cette fois nous partons pour tout
de bon.
L'attention du maître d'école se partage entre moi et la portière,
à travers laquelle il lance encore des volées de coups de chapeau.
Il est fortement allumé par les copieuses rasades qu'il lui a fallu
boire au départ, mais l'habitude de rester grave et imposant devant
les élèves donne quelque chose de contenu et de discret à son
ivresse. La griserie des gens habituellement pompeux et solennels
se traduit par un redoublement de dignité cérémonieuse. M. le
maître a une forte démangeaison de parler, mais il craint de lais-
ser échapper une sottise et fait de visibles efforts pour mettre d'a-
plomb ses idées chancelantes. — Un bon petit pays, monsieur,
dit-il en se retournant vers moi, bonnes gens et belles terres... (ici
un coup de chapeau à un. paysan qui croise la voiture); voici quatre
ans que je l'habite, et, bien que nommé à Quimper avec avance-
ment, je quitte Roscoff à regret, monsieur... à regret! — J'essaie
de le ^aire causer sur les curiosités locales, mais il se tient pru-
demment à sa première idée; il s'y trouve à l'aise et s'y cantonne
avec cette ténacité têtue que donne une douce ébriété. Je n'en
puis rien tirer, si ce n'est que Roscoff est un. bon petit pays et qu'il
le quitte les larmes aux yeux.
A Saint-Pol, je retrouve Tristan, qui se promène impatiemment
DOUARNENEZ. 34 S
devant la cathédrale; le courrier est en retard, et mon ami croque
le marmot depuis une heure.
— Tu as bien perdu, lui dis-je tandis qu'il s'installe en bougon-
nant dans l'intérieur; dès que tu as été parti, j'ai vu un figiier
phénoménal et j'ai entendu conter une jolie légende...
— Naturelleaient, répond-il avec humeur, il suffit que je m'en
aille pour que tu découvres des merveilles!.. Tu me rappelles le
hâbleur de la fable :
J'ai vu, dit-il, un chou grand comme une maison...
Et, tu sais, je ne crois pas à ton figuier !
J'en appelle au maître d'école, et celui-ci se tourne cérémonieu-
sement vers mon compagnon :
— Assurément, commence-t-il, monsieur a raison... Ro«co(î, bon
petit pays, bonnes gens et belles terres !.. Voilà quatre ans que je
l'habite, monsieur, et je vais à Quimper avec avancement... Pour-
tant je quitte Roscoff cà regret, monsieur... à regret !
Mais Tristan ne l'entend pas, il s'est enfoncé dans son coin et il
s'y endort profondément.
31 août.
Le train traverse avec un redoublement de tapage la sonore
épaisseur de la forêt de Crannou; les branches des hêtres et des
chênes centenaires viennent presque frôler les portières du wagon.
A droite, le regard s'enfonce dans des entonnoirs de verdure,
parmi de fraîches coulées qui dévalent le long delà montagne et se
noient dans une buée mystérieuse. Une pénétrante odeur de bois
nous arrive, et tandis que le convoi roule comme un torrent, l'œil
saisit au vol par- ci par-là un détail de nature forestière : une
pierre druidique moussue, un campement de charbonniers, un
lièvre matineux qui détale au fond d'une tranchée...
— Où me mènes-tu? demande Tristan à demi ensommeillé.
— A la pointe du Finistère, à Douarnenez.
' — J'ai grand'peur que ce ne soit encore un four, dans le genre
de Roscoff.
— Nenni ! je connais le pays et je puis t' affirmer qu'il est beau.
Tiens, regarde! tu peux avoir un avant-goût de la grandeur et de
l'originalité des sites.
jNous sommes sortis de la forêt. Le train court maintenant à la
crête d'une montagne, au milieu d'une lande semée de roches
grises. De cette hauteur, on aperçoit, comme à vol d'oiseau, les
découpures de la rade de Brest, la mer scintillante au soleil, l'em-
3â/l REVUt DES DEUX MONDES.
Louclmre de la rivière de Châteaulin, et plus à gauche, la ligne
ondulease et bleuâtre des Montagnes noires. De hardis viaducs
surplombent des vallées profondes, solitaires et sauvages. Des ruis-
seaux, dont le gazouillement ne monte pas jusqu'à nous, mais dont
on voit frissonner l'eau glacée, serpentent à travers des prairies
d'un vert cru, où de petites vaches noires interrompent leur repas
pour regarder le convoi qui passe avec un bruit de tonnerre.
— Nous voici, dis-je, dans le pays de Brizeux, le pays où l'on
n'entend
Qu'eaux vives et ruisseaux et bruyantes rivières;
Des fontaines partout dorment sous les bruyères ;
C'est le Sœrff tout banc de moulins, de filets,
C'est le Blavet tO'it noir au milieu des forêts;
L'Ellé plein de saumons, ou son frère l'Izole,
De Scaer à Kcmperlé coulant de saule en saule...
Gomme il y a une impression d'eau fraîche et courante dans ces
six vers! jamais poète a-t-il rendu plus exactement et plus sobre-
ment la physionomie de son pays natal?
— Brizeux! s'est écrié Tristan tout à fait réveillé, je le connais,
celui-là, je l'ai pratiqué longte iîps. C'est encore un mélancolique
dans mon genre, qui a pris la vie à rebours. Je me suis reconnu
dans l'homme qui a écrit :
. . - Le bonheur, ô cœurs irrésolus,
Si l'on n'ouvre à sa voix, passe et ne revient plus.
Quand l'ar.ue du chasseur hésite, l'hirondelle
Dans les fonds bleus du ciel s'élance à tire-d'aile.
Veux-lu que je te dise? Eh bien! à travers la tendresse de Brizeux
ré-onne la note attristée de l'homme créé pour aimer et qui n'a pas
su donner son cœur dans la saison opportune. Chaque fois que je
relis le tableau des noces de Primel et Nola, je sens un sanglot
parmi les effusions joyeuses de cet épithalame. Brizeux est de la
grande tribu des Lenau, des Shelley, des Gérard de Nerval, de tous
ceux qui n'ont pas su ou qui n'ont pas pu aimer, et qui l'ont crié
en prose et en vers à tout venant.
— • Cela tendrait à prouver que, vous autres poètes, vous êtes
d'insignes égoïstes. Ce que vous cherchez dans l'amour, c'est votre
propre personnalité ; vous voulez vous y mirer et vous y admirer,
comme Narcisse dans sa fontaine, et n'y trouvant pas assez com-
plète à votre gré la réflexion de votre précieuse image, vous vous
répandez en élégies et en soupirs. Vous oubliez que l'amour veut
la réciprocité et qu'il ne se donne qu'à ceux qui savent se donner
eux-mêmes tout entiers... Mais j'ai meilleure opinion de Brizeux;
DOUARNENEZ. 345
c'était un Breton amoureux à la fois de son pays et du beau intel-
lectuel; l'artiste et le Celte se combattaient en lui, et sa poésie
garde la trace de cette lutte douloureuse. A Paris et en Italie, où il
errait tourmenté par le démon de l'art, il s'en voulait de vivre exilé
bien loin « du doux parfum de la lande. » Le son d'une corne-
muse, la voix d'un conscrit chantant un gwerz cornouaillais, lui
remettaient son pays devant les yeux,
Et !-a paroisse assise au creux d'une vallée
Passait magiquement devant lui déroulée.
C'est cette nostalgie de la lande qui est au fond de sa mélan-
colie imprégnée de tendresse. La senteur du terroir, l'odeur de la
mer et des forêts de chênes, le prennent à la gorge, et il chante
avec des larmes dans la voix :
. . . 0 pays, notre amour!
Des bois sont au milieu, la mer est alentour.
Et nous y voici dans son sauvage pays d'Ar-Mor. Nous allons
voir ses mano'rs solitaires, ses hameaux couverts d'ombre auprès
des champs de blé noir, et nous allons chanter comme lui : la terre
où rien ne meurt 1
1" septemi re.
Douarnenez. — Une longue rue en pente, mal pavée, bordée
de boutiques obscures et de logis aux façades noircies. Elle va tou-
jours en se rétrécissant jusqu'à l'embouchure de la rivière de Poul-
Davit et forme comme l'épine dorsale de cette petite ville maritime
de douze mille âmes. Une place ornée d'une fontaine, où station-
nent des groupes de marins, de servantes et de paysans, coupe
cette grande rue par le milieu, puis, à droite et à gauche, plus
entre-croisées et plus serrées que les mailles d'un filet, s'enlacent des
ruelles exhalant une pénétrante odeur de poisson gâté et de rogue
(appât pour la sardine).
Tristan commence à froncer le sourcil et à me regarder de tra-
vers en murmurant ironiquement le nom de Koscoff. Je l'entraîne
violemment vers la jetée, où la rue se termine. Un brouillard épa's
plane sur la mer et nous empêche de voir même le village de Tré-
boul, situé en face. Resserrée entre la rivière et le fond de la baie
la ville est bâtie sur un promontoire et entourée d'une ceinture de
falaises dans lesquelles la mer a creusé de place en place de petites
criques, où la vague viei t mourir tur une plage de sable. Du haut
3^6 REVUE DES DEfX MONDES.
d'un sentier de chèvre, qui serpente au-dessus des roches, on
domine ces déchirures profondes, aux flancs desquelles sont pour
ainsi dire accrochées les bâtisses où l'on prépare la sardine et
qu'on nomme des fritureries. Les caprices du sentier tantôt ren-
trant, tantôt surplombant, nous ménagent une succession d'aspects
inattendus, que le brouillard houleux découvre à demi ou enve-
loppe de mystère; ici, une étroite conque de granit, couronnée
d'arbres et abritant la mignonne plage du bain des dames; là, une
déchirure plus spacieuse, moins intime, encadrée dans d'énormes
roches brunes, qui a reçu le nom de bain des hommes. En face,
l'île Tristan élève au-dessus de la brume son bloc triangulaire, avec
ses sardineries à la base et son phare au sommet. — Mon ami ôte
son chapeau et envoie un salut reconnaissant à cet îlot qui porte
son nom.
A un brusque tournant, la nappe d'eau s'enfonce large et pro-
fonde dans un cirque formé par des njaisons en gradins: de grands
escaliers de pierre verdissante descendent brusquement vers le flot
qui mouille les dernières marches; une étroite jetée terminée par
un fanal coupe de son mur blanc la mer vaporeuse, et dans ce bas-
sin d'où montent des cris d'en fans, à travers les transparences
blanchcâtres de la brume, nous apercevons des coques de bateaux
et des filets roux qui sèchent, tendus entre deux mâts comme
d'énormes toiles d'araignées. — Nous sommes arrivés à Rôs-Meur,
le port de pêche.
Dans le fond du port, le brouillard est moins dense, et de longs
rais de soleil caressent de leur lumière rosée la paroi d'un mur de
roches, où serpente un sentier escarpé que des laveuses remontent
avec leurs baquets pleins de linge. — Au sommet du rocher» la
blancheur des façades du hameau de Plô-March éclate dans un am-
phithéâtre de pelouses mamelonnées et de futaies moutonnantes,
jusqu'à un dernier massif verdoyant d'où s'élance le svelte clocher
de PIoa-Ré.
J'enimène vers ce hameau de Plô-March mon ami Tristan, qui,
depuis un bon quart d'heure, a déjà ravalé ses allusions ironiques
à Roscoff. Je le promène sur les pelouses que le soleil commence
à essuyer, sous les hètraies où une lumière blonde tombe en
pluie mi nue; je lui fais tourner le dos à la mer et je l'amuse avec
des explications sur la topographie du pays, puis, sentant que le
soleil a suffisamment bu le brouillard, je lui crie d'une voix triom-
phante : — Maintenant, retourne-toi!
Au-dessous d'un premier plan gazonneux, dans l'encadrement des
hêtres et des frênes, la baie ruisselante de clarté s'étale devant
nous. Une délicate nuance azurée commence à en colorer la surface
tranquille, tandis qu'au loin un brouillard argenté en masque encore
DOUARNENEZ. 347
la profondeur. Des houles de buées opalines rampent au long des
côtes et empêchent d'en distinguer la base, mais les sommets des
collines énergent en plein soleil, et à notre gauche le double
mamelon du Méné-Hom se détache baigné d'une tendre couleur
lilas. Des mouettes blanches planent dans le ciel d'un bleu de tur-
quoise, et des voi'es blanches courent sur la mer, qui s'azure à
chaque instant davantage.
Tristan, très ému, me saute au cou et m'embrasse cordialement.
— Bravo! dit-il, cette fois, nous ne sommes pas volés!.. Ces ver-
dures qui trempent presque dans la mer, cette ville qui sort de la
brume, cette baie immense qui bleuit, ces montagnes qui se dorent,
ce divin mariage des arbres, du ciel et de l'eau, c'est beau comme
le plus beau rêve, et cela mérite que je t'embrasse une seconde
fois !
Nous avons rebroussé chemin jusqu'au port de commerce et,
sautant dans le bac, nous avons gagné le petit port de Tréboul et
longé la falaise jusqu'au village de Saint-Jean. A partir de cette
paroisse, le paysage change de caractère. Tout à l'heure c'était la
terre habitée, se couronnant de ses plus beaux arbres, étalant ses
plus épaisses pelouses, se parant de sa plus verte fraîcheur avant
de disparaître dans la mer; maintenant c'est la solitude silencieuse
et giise, harmonisant ses lignes et ses teintes austères avec la
majesté de l'océan.
Nous sommes dans la lande; une lande montueuse, coupée de
brusques ravins et d'abrupts escarpemens, déroulant pendant
des lieues ses ondulations d'un vert violacé, semées de bloos
de granit et bordées à droite par des entassemens de rochers
que lavent lies flots de la baie. C'est la sauvagerie, mais la sau-
vagerie empreinte d'une grâce mélancolique qui vous prend le
cœur. Panoui le sol est couvert d'une épaisse vég^ation de
bruyères^ d'ajoncs, de fougères, de rosiers pimprenelles, où des
ronces et des chèvrefeuilles mêlent leurs floraisons roses et jaune
pâle. Dans les ravins, d s sources invisibles murmurent sous les
broussailles et continuent leur discrète chanson jusqu'à la mer.
Parfois la source devient ruisseau, son eau claire s'épanche dans
des réservoirs bordés de pierres plates, avec un bout de prairie et
une ceinture d'iris alentour. PaS: un. village; seulement, d'espace
en espace un toit de métairie caché dans un massif d'arbres roussis
et rasés par le vent du large. Le chemin dispaïaît, ou plutôr des
centaines de sentiers lui succèdent, étroits sentiers capricieux ne
menant nulle part, frayés au hasard parles petits pâtres qui pous-
sent leurs vaches dans la bruyère. De loin en loin, un bouquet de
pins aux cimes aplaties fait ressortir mieux encore la nudité de cette
348 REVUE DES DEUX MONDES.
solitude aux lignes simples et grandioses. — Nous voici dans le
pays des men-hirs, dis-je à Tristan; la lande en est peuplée.
11 est tourmenté du désir de les voir, et je voudrais iDien lui en
montrer au mo'ns un. Autrefois je les ai visités, mais il y a douze
ans de cela, et je ne sais plus au juste où ils sont placés. Nous inter-
rogeons successivement un petit paire, qui décampe dès que nous
lui adressons la parole, et une vieille femme occupée à couper des
ajoncs.
— Men-liir? lui crie Tristan.
Elle nous regarde d'un air ahuri, puis répond d'une voix gut-
turale :
— No lavaret galek.
— Elle n'entend pas le français, dis-je à mon ami; allons plus
loin.
Yoici un Breton au chapeau à grands bords et à la veste bleue,
qui se profile sur le ciel au sommet d'une crête. iNous nous diri-
geons vers lui, et Tristan recommence sa question : — Men-hir?)
Celui-ci ne répond pas ; il se contente d'étendre le bras avec
une gravité majestueuse et de nous désigner un point de l'ho-
rizon.
— J'achèterai une grammaire bas-bretonne, murmure mon com-
pagnon en maugréant.
Nous marchons dans la direction indiquée et, après bien des
détours à travers les ajoncs dont les piquans nous meurtrissent les
mollets, nous tombons enfm sur le men-hir désiré. li se dresse
sur un plateau en vue de la baie. C'est une longue pierre de granit,
haute de cinq mètres, taillée en amande et couverte d'un lichen
jaune. Tristan ne se sent pas de joie, et il embrasse le men-hir,
comme il m'a embrassé sur la pelouse de Plô-xMarch.
Après avoir longtemps tourné autour de ce mystérieux contem-
porain des âges préhistoriques, nous allons nous étendre sur
un rocher et nous nous absorbons dans la contemplation de la
mer.
L'immense nappe d'eau d'un bleu tendre et lustré s'étale, moi-
rée d'argent, jusqu'à l'ouverture de la baie, liinitée au nord -est
par le mur en biseau du cap de la Chèvre. Au bord d un ciel
immaculé, les Montagnes noires découpent leurs rondeurs velou-
tées; sur leurs flancs, on distingue des clochers de village, des
taches de verdure lavées et fondues dans le violet-clair des landes
rocheuses ; au bas, de longues bandes de grève ourlent d'une
ligne éblouissante les flots azurés de la baie. Sur les eaux calmes,
des troupes d'hirondelles de mer s'abattent comme une blanche
tombée de neige; elles suivent les ébats des marsouins dont les dos
DOUARNENEZ. 3Û9
énormes sursautent parfois au-dessus des vagues, et elles vont leur
voler des sardines jusque sous le nez.
C'est l'heure du flux. Avec la mer montante, des barques qui ont
passé la nuit à la pêche rentrent au port. Nous les voyons débus-
quer du cap de la Chèvre, uae à une, lentement, leur voile trian-
gulaire d'un roux orange légèrement gonflée. Nous en comptons
plus de cent cinquante; bientôt elles s'éparpillent dans toute la
largeur de la baie ; quelques-unes passent à nos pieds, et nous
entendons les voix de l'équipage. Un vol de goélands les précède
vers Douarnenez, comme pour annoncer aux femmes et aux enfans
le retour des pêcheurs.
Le flot monte toujours. II arrive en larges lames aux volutes
d'un vert glauque frangées d'écume et vient mouiller de nouveau
les roches qn'il avait laissées à sec la nuit dernière. Les vagues
bondissent bruyamment dans leurs anfractuosités accoutumées, et
des milliers de gouttelettes lancées en gerbe avertissent de leur
retour les blocs de la pointe. — Le spectacle de la rentrée des
barques, la confuse clameur des vagues, ont échauffé l'imagination
de Tristan et il ne parle plus que par métaphores.
— Les flots, dit-il, sont comme les marins ; ils reviennent tumul-
tueusement et joyeusement au logis; ils jettent leurs paquets d'al-
gues sur les pierres du rivage, comme les pêcheurs jettent leurs
poissons sur les dalles du quai, et ils crient aux rochers dans
leur langue gutturale et sauvage : — C'est moi, me revoici; bon-
jour!..
— Mon cher, si nous faisions comme les flots et les pêcheurs? si
nous rentrions chez nous?.. Je meurs de faim,
2 septembre.
A l'hôtel, le repas du soir n'a lieu qu'à la nuit tombante, cette
heure étant plus commode pour les peintres mâles et femelles dont
notre table est peuplée. Ils rentrent un à un à la brune, après avoir
pioché tout le jour leur motif en plein air; les hommes, guêtres
jusqu'au genou, arrivent la pique à la main, le dos pHé sous leur
attirail; les dames, drapées dans des plaids, les cheveux ébouriffés
et les jupes mouillées, sont généralement escortées d'un gamin qui
porte leur boîte à couleurs. Après un quart d'heure consacré à un
brin de toilette, les convives apparaissent à la queue leu-leu dans
la longue salle à manger où deux Bretonnes en coiffes de mousse-
line font le service. — Les hommes alertes, jeunes et barbus, se
ressemblent à peu près tous : même toilette sans prétention, même
air observateur, gouailleur et bon enfant, avec cesclignemens d'yeux
familiers aux paysagistes. — Les femmes ont des personnalités plus
350 REVUE DES DEUX MONDES.
diverses et plus tranchées. — En voici trois qui entrent ensemble :
l'une blonde, rose, grande et grassouillette, avec une bonne face
honnête et deux gros yeux limpides; la seconde, jolie, brune, de
grands yeux noirs, une taille dégingandée, les mouvemens brusques
et la coiffure d'un jeune garçon. La blonde est Suédoise, la brune
est Suissesse. La troisième, qui est Belge, est franchement rousse,
très blanche de peau malgré le hâle, et d'allure un peu timide.
Elle est vêtue d'une robe de mérinos foncé avec un grand col de
guipure comme on en voit dans les tableaux de Terburg. Elle peut
avoir vingt-huit ans, et, sans être précisément jolie, elle a dans le
geste et les traits quelque chose qui plaît, un je ne sais quoi trahis-
sant un cœur tendre et naïvement confiant. Le front carré et les os
saillans du bas de la figure indiquent une nature volontaire, tra-
vailleuse et un peu positive: néanmoins les yeux humides, grands
ouverts et doucement interrogateurs, ne sont pas ceux d'une per-
sonne qui a renoncé à toute illusion. Ils ont l'air de dire : « Celui
que j'attendais n'est pas venu, mais je- suis si aimante, si dévouée,
je le rendrais si heureux ; il n'est pas possible qu'il ne vienne point,
et j'espère encore. » Elle me rappelle un personnage du roman
de miss Broughton : Adieu les amoureux l la brave Jemima, que
personne n'a demandée en mariage, et qui regarde, moitié résignée
et moitié contrite, les hommages s'adresser à des coquettes qui ne
la valent pas. Elle s'est assise à la droite de Tristan, et il ne reste
plus qu'une place inoccupée à ma gauche. Au moment où nous
finissons le potage, la retardataire fait enfin son apparition.
Cette fois, c'est une Française ; cela se reconnaît à quelque chose
de plus aisé, de plus élégant, de moins excentrique dans la tour-
nure et dans la toilette. La nouvelle venue forme avec celle que j'ai
baptisée Jemima un piquant contraste. Grande, fraîche, bien faite
et bien en point, elle a de beaux yeux verts, un sourire charmant
et une voix sympathique. Ses cheveux châtains crêpelés encadrent
d'un léger frisottement l'ovale distingué de sa figure spirituelle. Elle
est toute en dehors, très éveillée et très réveillante. Bien que plus
vive et plus rieuse que la voisine de Tristan, elle a l'air plus
lemme, avec plus de résolution et plus d'en-avant. On sent que si
elle a eu, comme l'autre, maille à partir avec la destinée, du moins
les désagrémens de la vie d'artiste ne l'ont pas prise sans vert; elle
doit avoir bec et ongles pour se défendre, et savoir rendre coup
pour coup. Sa physionomie est très mobile et singulièrement
expressive. D'un clin d'oeil, d'un froncement de ses fins sourcils
bruns, d'un retroussis de ses lèvres malicieuses, elle mime ses
paroles et même ses pensées. L'agitation de ses mains délicates et
nerveuses, le frissonnement de ses épaules, les mouvemens du cou,
du nez et du menton accentuent encore cette pantomime spirituelle^
DOOARNENEZ. 351
Toute sa personne est un livre ouvert et original, oii je trouve pour
mon compte un plaisir extrême à lire.
Tristan la regarde avec une certaine surprise effarouchée. Son
goût et sa timidité l'attirent davantage vers sa voisine de droite, et
il prodigue â cette dernière ces menues attentions qui sont per-
mises à table d'hôte. Il lui passe les plats, remplit son verre, et tout
cela avec un zèle qui touche sans doute la jeune personne, car elle
sort de sa réserve et commence à causer avec son voisin. Une fois la
glace rompue, Tristan se met en frais d'amabilité. — Rien n'est plus
curieux que de voir ce garçon-là flirter avec une femme. 11 y va de
tout cœur. — Peu à peu il est devenu fondant et a tiré de son
sac ses métaphores les plus lyriques. Sa voix a pris des inflexions
caressantes et enfantines qu'assaisonne d'une pointe naïve son
accent lorrain-allemand. Tout ce manège semble amuser considé-
rablement ma voisine de droite. Elle nous examine d'un air moqueur
et lance parfois un mot piquant qui passe comme une flèche à tra-
vers les phrases imagées de mon compagnon. A un certain moment,
Tristan étant occupé à vanter son pays natal avec un redouble-
ment de lyrisme, elle s'est mise à parler de la Lorraine comme
quelqu'un qui la connaît bien, et a cité un proverbe local assez
curieux :
Vin du Toulois,
Femmes du Barrois,
Ne valent pas le charroi.
— Madame, me suis-je écrié, vous devez être Meusienne, car
les gens di; pays connaissent seuls ce dicton peu aimable pour mes
compatriotes.
— Effectivement, monsieur, a-t-elle répondu, je suis des envi-
rons de Verdun.
C'est une payse, et cela établit immédiatement entre nous un
commencement d'intimité. La conversation devient plus animée, et,
longtemps après le départ des autres dîneurs, nous restons autour
de la table desservie, la dame aux yeux verts, Jemhna, Tristan et
moi, occupés à parler de nos grands prés de la Meuse, de la terre
rouge de nos vignes, de nos clos pleins de cerisiers, et à nous rap-
peler avec bonheur les mots patois qui ont résonné à nos oreilles
d'enfant.
3 septembre.
La Pointe du Raz. — Nous avons loué un omnibus, et ce matin
nous sommes partis toute une bande pour la pointe du Raz. Jemima
352 BlEtce des deux moxdes.
et la Payse sont da royage, ei Tristan, qui d'habitnde ne manque
pas de grimper à cô:é du condccteur pour fmner à son aise, a cetie
fois consenti à s'enfermer dans rinlérieor arec les dames. Le ciel
est très bleu, un Teni d'est tempère l'ardeur da soleil; il fait
nesqae trop beau temps, car on prétend qc,Q la pointe perd à être
me en pleine lumière. — La route monte et gagne des plateaux
couveris de landes. >'o"je première starion est pour Gomfort, ou
plutôt yotr£'D:me-de-Comfort. car le hameau est pour ainsi dire
une dépendance de la chapelle. L'intérieur de cette petite église
bien nommée a en effet quelque chose de réconfortant. La nef est
hnnineuse, peinte en bleu d'outremer, avec des sctilptures très
rustiques ei de vieux vitraux, dout les couleurs doncent la sensa-
tion d'un champ de coquelicoîs, de bleuets et de bouîoas-d'or. Tan-
dis que nous examinons les boiseries naïvement ouvragées, une
festonne qui nous a aperçus par le porche entr'ouvert s'avance lente-
ment itisqu'à la grille du chœur, met en mouvement une mécanique
corresponcgnt à ime roue en bois ornée de clochettes et suspendue
à la voûte, et tout à coup la roue tourne avec un carillon de notes
cristallines. Cesi une de ces roues de fortune qu'on retrouve
encore daiK quelques églises du Finistère ei qui tintent à certains
momens de ToEce, à l'élévation ou pendant la bénéliction. Quand
lecaiillon a cessé, la paysanne ^\^^ notre offrande dans un tronc
et s'en retourne aussi gravement, aussi discrètement qu'eile es:
venue.
yous remontons en voiture, et, cinq kilomètres plus loin, nous
voyons la :oar de la collégiale de Poni-Crors surgir du milieu d'im
massif d'arbres; la route co:pe en écharpe un versant de châtai-
gniers qfji domine le cours du Goayen, et bientôt voici ludierne,
bâti aux flancs de collines pelées, au long d'un quai de granit oit
stationnent des bateaux de pêche. La petite ville, sombre, maussade,
sans verdure, exhale ime insupportable odetu* de rogue. Au moment
où nous v eaîrons, la cloche du déjeuner sonne à l'hôtel du Com-
merce, et nous nous précipitons alÊunés vcts la salle à manger. La
table est présidée par l'hôte lui-même, tm colosse dont la mine et
le nom fd s'appelle Batifoulier» éveillent des souvenirs pantagrué-
liques. — Robuste, pansu, carré des épaules, la té'e ronde, brtme
et rasée, l'œil luisant et la motistache militaire, il rappelle im peu
Alexandre Dumas père, vers la fin de sa vie, avec beaucoup de
vulgarité en plus, et en nwins, l'éclair de boue spirituelle qui illu-
minait la figure du fécond romancier. Cet bote rabelaisien est
majestueux et solennel comme un homme pénétré de l'importance
de sa fonction, La serviette carrément nouée sois le menton, les
manches retroossées, les coudes écartés, il décoape une langouste
avec le sérieux et la pompe d'an grâni-r rétre pr jcédaot à^un sacri-
DOUARNENEZ, Îj53
fice antique. Puis il en distribue les fragmens aux convives, et rem-
plit leurs verres avec l'air de leur dire : « Prenez, ceci est ma
chair; buvez, ceci est mon sang. » Les convives affamés et pressés
de repartir souhaiteraient un peu moins de cérémonie; le seul
Tristan, qui marivaude avec Jemima, ne trouve pas le temps long.
Enfin nous pouvons quitter Audierne, et l'omnibus gravit pesam-
ment une montée en plein soleil. A mesure que nous avançons, la
route est plus aride, la campagne se dénude et se dépeuple. Les
arbres deviennent rares, rares aussi les habitations. Du bout de
son fouet, le conducteur me montre la flèche d'un clocher dans un
pli de terrain : c'est Saint-Tugean, dont le patron fut ermite, puis
abbé à Primelin. Le saint a sa statue dans cette église, et il est
représenté tenant une clé pointue. Le jour du pardon, le recteur
pique avec cette clé des centaines de petits pains, et le pain une
fois piqué peut se conserver des années sans moisir.
— J'en ai vu de ce pain, affirme le brave Breton en fouaillant ses
chevaux ; on l'a enfermé dans un coffre à côté d'un michon que
n'avait pas touché la clé; je ne mens pas, monsieur! le pain non
béni s'est moisi du jour au lendemain ; l'autre est resté des années
sain comme l'œil, et quand on le présente à un chien enragé, le
chien se sauve ainsi qu'un damné... Voilà la vraie vérité, mon-
sieur. Je ne mens pas !
Tout en l'écoutant, je regarde vers la gauche : la terre s'est
soudain échancrée, et voici un coin de la baie d' Audierne qui appa-
raît à l'horizon. Sous le soleil qui tombe d'aplomb, les vagues
bleues scintillent comme si des milliers de sardines y frétillaient à
fleur d'eau. Plus nous montons, plus le site devient désert. Çà et là,
encore quelques champs pierreux, ceints de murs bas en biocailles,
puis le blé noir disparaît pour faire place aux ajoncs. A Lescoff, le
dernier village avant d'arriver à la pointe, quelques femmes filent
au fuseau, accroupies au long des masures; nous les questionnons;
elles lèvent une tête effarée et disparaissent brusquement sous les
porches noirs de leurs logis eu ruine. Des bandes d'enfans dégue-
nillés suivent notre voiture au pas de course. Voici maintenant
qu'à droite comme à gauche se montre la mer lumineuse, et, debout
au milieu d'une bruyère rase et roussie, se dresse toute blanche la
tour d'un phare. La grande voix de l'océan se fait entendre de
partout, et nous apercevons les formidables dents grises des rochers
du Raz, devant lesquels le phare se tient comme une mystérieuse
sentinelle surveillant les plaines de la mer.
Un des gardiens du sémaphore s'offre à nous guider, car le che-
min commence à devenir difficile. La terre se rétrécit à vue d'œil,
les flots de la baie d' Audierne et ceux de la baie des Trépassés l'as-
TOME XUII. — 18 I. 23
354 REVUE DES DEUX MONDES.
saillent de chaque côté, la compriment et font saillir ses ossemens
de granit. Les grandes roches aiguës s'entassent obliquement les
unes sur les autres, ne laissant qu'une étroite bande de gazon
entre elles et l'abîme qui mugit à deux cents pieds au-dessous. Le
long de ce périlleux sentier, notre caravane s'égrène en file indienne.
Le bouillonnement des vagues nous étourdit, et, pour augmenter
notre ahurissement, des enfans, pieds nus et en haillons, se faufi-
lent entre nos jambes, grimpent dans les rocs comme déjeunes
chats, puis nous rapportent en bondissant des bouquets de fougères
et de scolopendres, afin de nous arracher des sous en échange.
Tout autour, un vaste espace de mer nous donne de merveilleux
cblouissemens. A. gauche, dans un immense demi-cercle borné par
les roches vaporeuses de Pen-March, la baie d'Audierne étale ses
moires céruléennes; — à droite, la baie des Trépassés enfonce ses
eaux d'un bleu plombé dans une enceinte de récifs menaçans, et la
pointe du Van, qui la sépare de la baie de Douarnenez, découpe
sur l'étendue azurée la blanche arête de son promontoire ; — en
face, le Raz semé d'écueils, puis la légendaire île de Sein, aux
terres si basses qu'on dirait à chaque instant que le flot va les
recouvi'ir; — au-delà enfin, la mer radieuse et sans limites, se
fondant au loin dans les buées liks qui bordent le ciel. — Plus de
traces humaines; pas un bout de voile au large, rien que le con-
tinuel rugissement des lames et les cris aigus des goélands qui
tournent horizontalement au-dessus des roches. C'est la fin de la
vie terrestre, le commencement de l'iufini sauvage et solitaire.
Les dames, prises de vertige, renoncent à aller plus loin et s'as-
soient au pied d'un rocher, sur une plate- forme étroite qui sur-
plombe au-dessus de l'abîme. Restés seuls avec le guide, nous
continuons à côtoyer les flancs de l'entonnoir rocheux au fond
duquel bout V enfer de Plogoff. C'est là seulement que commencent
les difficultés sérieuses. Il faut se glisser à plat ventre dans les
interstices des blocs amoncelés, poser le pied sur des plates-bandes
larges comme la main, et descendre avec précaution les gradins
irréguliers formés par les crevasses de la pierre. Mais aussi, arrivé
au milieu de ce puits de granit, on est récompensé de sa peine en
contemplant presque face à face le formidable assaut des vagues
contre les roches luisantes qui forment les parois du gouffre. Elles
accourent de tous côtés, verdâtres et monstrueuses, par des cou-
loirs percés dans les entrailles de la pointe ; parfois elles s'y ren-
contrent, s'y heurtent furieusement avec des râlemens sinistres ou
des détonations éclatantes. L'eau noire tournoie et bouillonne
comme au fond d'une cuve miîgique; de temps à autre, elle lance
de bas en haut de sourdes lames verticales qui retombent en épar-
pilleiiiens d'écume. Et quand du fond de cette ombre pleine de
DOUARNENEZ. 355
hurleraens et de coups de tonnerre, nous relevons les yeux vers
le ciel, nous apercevons tout là-haut, en plein soleil, des taches
bleu s et roses qui semblent plaquées à la cime da rocher : ce sont
les dames que nous avons laissées en arrière et qui nous rappel-
lent avec des gestes effrayés...
L'escalade est moins périlleuse que la descente. Au bout d'un
quart d'heure, nous nous retrouvons tous au bord de la baie des
Trépassés, à l'extrémité de laquelle nous apercevons l'étang de
Laoual, qu'une bande de terre sépare seule de la mer. Tristan, qui
donne le bras à Jemimn, lui conte de sa voix la plus éloquente
la légende de la ville d'is.
C'est sur l'emplacement de l'étang de Laoual que s'étendait au
V' siècle cette fabuleuse cité, la Sodome de la vieille Armorique.
Les pêcheurs qui poussent leurs barques sur cette surface stag-
nante croient encore en se penchant voir au fond de l'eau des
palais en ruine et des tours effondiées. Le roi Gradlon régnait sur
la ville, défendue contre l'océan par de hautes digues que fermait
une massive écluse dont le roi gardait toujours la clé d'argent
pendue à son cou. A la cour de Grallon brillait sa fille Dahut, aux
cheveux blonds comme l'or. Elle régnait sur les cœurs, comme le
roi régnait sur la mer; mais elle était elle-même gouvernée par les
sept péchés capitaux, et ses débauches avaient fini par être un
scandale public. Le vieux monarque seul feruiait les yeux sur les
crimes de sou unique enfant. Dahut, poussée par le démon qui
habitait en elle, profita du sommeil de Gradlon pour lui enlever la
clé d'argent de l'écluse, et une nuit, le roi vit apparaître à son che-
vet saint G'iennolé qui lui cria : « Gradlon, hâte-toi de te sauver,
car Dahut a ouvert l'écluse et la mer se précipite dans la ville ! » Le
bon roi, touché d'un reste d'amour paternel, ne voulut point mon-
ter à cheval sans prendi-e sa fille en croupe, et, chargé de ce dan-
gereux fardeau, il s'élança vers les portes de la ville. Au moment où
le père et la fille les franchissaient, un long mugissement retentit
derrière eux : c'était la grande cité d'Is qui s'abîmait sous les vagues
tourbillonnantes. Effaré, le roi galopa toute la nuit, portant tou-
jours en croupe la damnable pécheresse, qui le tenait embrassé.
Derrière lui, toujours, les fljts galopaient menaçans. Au matin,
arrivé près de Douarnenez et constamment pourchassé par la
marée écumante, il entendit une voix qui lui criait : « Gradlon, si
tu ne veux pas périr, débarrasse-toi du démon que tu portes en
croupe! » Dahut, terrifiée par cette clameur mystérieuse, perdit la
tête, ses mains se dénouèrent et elle roula dans les flots, qui s'ar-
rêtèrent immédiatement après l'avoir engloutie. L'endroit où elle
tomba s'appelle encore Poul-Baliut (le gouffre de Dahut), d'où on
a fait par corruption Poul-Davit.
356 RETUE DES DEUX MONDES,
Eu contant sa légende, Tristan prend des mines si tragiques que
la Payse éclate de rire.
— Il n'y a pas de quoi plaisanter, dit-il, vexé : c'est l'éternelle
histoire de la sirène aux cheveux d'or, à la voix charmeresse, fatale
à ceux qui la regardent et qui l'écoutent.
— Ob ! réplique la Payse en continuant de rire, votre histoire
n'est pas neuve, il y aune vieille chanson de chez nous qui raconte
également les méfaits d'une charmeuse, sœur de Dahut.
En même temps, de sa voix métallique et mordante, elle se met
à fredonner :
N'y a ni poisson ni carpe,
Qui n'en aient pas pleuré;
N'y a que la Sirène
Qui ait toujours chanté.
— Croyez-moi, reprend-elle, en dardant vers lui ses yeux mo-
queurs, il y a des momens dans la vie où on voudrait pouvoir chan-
ter en dépit de tout, et où on serait heureux d'avoir l'insouciance
de la sirène.
— Vous en êtes peut-être une vous-même, avec vos yeux verts,
riposte Tristan, furieux de voir l'elfet de sa légende complètement
manqué; vous avez l'air d'une ondine et je ne m'étonnerais pas si
l'ourlet de votre robe était mouillé...
INous remontons en voiture, et il est près de sept heures quand
nous atteignons Audierne. La rivière a de magnifiques teintes vio-
lettes; le quai, désert ce matin, s'anime et s'égaie; les barques
des pêcheurs rentrent dans le port ; des Anglais en veston court et
des Anglaises aux voiles bleus descendent d'un break. — Sur le
seuil de l'hôtel, Batifoulier, grave et impassible, sonne le dîner.
Il tire la corde lentement, pompeuseiient, avec sa mine de grand
pontife convaincu. Les tintemens se succèdent à des intervalles
réguliers, sans hâte; puis viennent les trois coups d'appel bien
détachés, et, sans même daigner nous voir, l'hôte s'achemine
majestueusement vers la salle à manger.
Dimanche, 5 septembre.
C'est le jour des régates, un jour de liesse pour cette petite
ville dont la population vit de la mer et dont la principale indus-
trie est la pêche. La sardine est la richesse de Douarnenez; dans
l'antiquité, on lui eût consacré un temple; aujourd'hui on se con-
tente de sculpter l'image de ce poisson providentiel au fronton des
églises locales. — La sardine arrive sur la côte aux environs du
DOUARNENEZ. 357
mois dd mai. De juin à décembre, près de liait cents bateaux s'y
livrent à la pêche, et, quand la saison est bonne, y prennent chaque
jour des millions de poissons. A l'heure du départ, le port de
Rôs-Meur présente une animation curieuse. Par les nombreux
escaliers qui descendent sur le quai, les pêcheurs arrivent portant
leurs paniers et leurs capuchons de cotonnade jaune huilée. Les
femmes, iiico*uânt leur bas ou maniant leur crochet, les accompa-
gnent jusqu'au talus. De larges chaloupes, où un homme, debout
à l'arrière, godille vigoureusement, transportent ch ique équipage
à son bateau. Les provisions, les filets et les appâts sont déposés
au fond de l'embarcation, et en quelques minutes chacun est à son
poste. L'équipage se compose du patron, de deux rameurs, de
deux ou trois pêcheurs et d'un mousse. Les poulies grincent, la
voile monte le long du mât; une à une, les barques doublent rapi-
dement le fanal de la jetée, et les voiles tendues palpitent au vent;
puis on les voit s'éparpiller dans les eaux de la baie, tantôt incli-
nées sous la brise, tantôt coupant les vagues en droite ligne; une
heure après, toute la flottille n'apparaît plus au loin que comme
un vol d'hirondelles de mer.
Pendant la pêche, on rame doucement et on garde un profond
silence ; placé à la barre, le pairon appâte à droite et à gauche du
long filet qui traîne à l'arrière. L'appât, connu sous le nom de
rogne, est composé d'œufs de morue délayés avec de l'eau de mer.
La sardine nageant à fleur d'eau se jette sur la rogne, et des bandes
entières de poissons s'engagent ainsi dans le filet, où l'on voit
scintiller leurs écailles d'argent. Elles se maillent plus ou moins
vite, selon qu'elles sont plus ou moins troublées par les mar-
souins qui leur donnent la chasse. Quand le filet disparaît sous
sa charge pesante, le patron fait virer la barque, deu's: hommes
saisissant la seine^ l'enlèvent et la secouent adroitement; le poisson
tombe ainsi au fon 1 du bateau sans qu'il soit nécessaire d'y tou-
cher, condition indispensable de la bonne conservation de la sar-
dine. — Vers l'heure de la rentrée des barques, les fritureries^
éparses sur les rochers qui dominent la baie guettent le retour.
Celles où l'on manque de sardines hissent un drapeau au sommet
de leur façade; c'est un signal qui se volt de loin et auquel les
patrons peuvent répondre sur-le-champ par d'autres signaux con-
nus. L'offre et îa demande se transmettent ainsi à travers la baie,
et avant qu'on rentre au port, plus d'un marché est déjà conclu.
Cette année, la sardine n'a pas donné, et la gaîté de Douarnenez
s'en ressent. Plusieurs fritureries sont fermées; tout le jour, de
nombreux groupes de marins vaguent oisifs sur les dalles du quai
ou au beau miheu de la place de laFontaine; les *«r<3Îmîères passent
leur journée assises ou debout au creux des rochers, occupant leurs
35S REVUE DES DEUX. MONDES.
loisirs à des travaux de tricot ou de crochet. — La fête des régates
n'en a pas moins jeté sur le port une masse de curieux. Des groupes
compacts d'iiommes et de femmes, paysans ou citadins, stationnent
autour du mât de cocagne, devant l'estrade où la fanfare ioue ses
airs les plus ronflans. Tous les costumes de la Gornouaille y sont
leprésentés. A côté des bérets et des cottes tannées des marins,
les vestes des gars de Ploa-Ré, de Pont-Croix et de Loc-Rouan met-
tent des taclies de bleu clair. Les chapeaux ronds à larges bords et
à rubans de velours s'agitent au milieu des coiffes de mousseline
dés sardinières, des fraises tuyautées de Quimper, des cols-capu-
chons de Ghâteaulin, ou des collerettes plissées et des coiffes aux
ailes blanches des femmes de Concarneau. Gà et 1j, un homme de
Pont- l'Abbé étale fièrement ses vestes superposées, où se déta-
chent des lisérés de laine aux couleurs vives et parfois un saint
ciboire brodé dans le dos. Les femmes de ce même bourg, dont la
figure étrange rappelle le type lapon, portent les cheveux ramenés
au sommet de la tête et maintenus par une étroite coiffure de
dorelolerie nommée bigouden. Leur toilette a une vivacité de cou-
leur tout orientale : larges plastrons jaunes ou écarlates , cor-
sages et manchettes soutachées d'argent, jupes vertes fleuries de
broderies éclatantes. Au milieu de cette bigarrure de costumes,
les enfans grouillent et s'ébaudissent : les filles, habillées comme
de petites femmes, les garçons couvrant d'un béret bleu leur tête
blonde frisée, et montrant leur peau hâlée par les trous de la che-
mise ou de la culotte en lambeaux, — Ici, les enfans pullulent. Pas
une famille qui n'en ait huit ou dix; une fille ou un fils unique est
montré comme un phénomène. Ils sont quasi amphibies, vivant dès
le premier âge autant dans l'eau que sur terre ; on ne peut faire trois
pas sans en avoir des douzaines dans les jambes; effrontés, gouail-
leurs, quémandeurs, déguenillés, mais beaux, frais, sourians,- avec
des vivacités d'écureuils, de grands yeux bleus et des figures roses,
joufllues.
Parmi ces bambins, les plus petits s'entassent pêle-mêle au bord
de l'eau, contemplant avec une admiration jalouse trois gamins
plus aventureux qui se sont installés dans des baquets et, armés
de battoirs, godillent intrépidement dans le bassin. Des adolescens
nus jusqu'à la ceinture se livrent cà une distraction plus périlleuse
et plus lucrative. A bord du Capelan, on a organisé un jeu qui
consiste à aller décrocher des ceintures rouges, des vareuses et des
cravates, pendues à un bout de vergue à l'extrémité d'un mât qui
surplombe horizontalement au-dessus de l'eau. Les uns à chevau-
chons, les autres debout sur le mât savonné, s'avancent vers la
vergue avec une sage lenteur. Leur torse grêle et grelottant oscille
sur l'étroite rondeur du sapin. En voici ua qui pirouette à mi-che-
DOUARNENEZ. 359
min. Plouf! il est tombé à l'eau; il plonge et reparaît ruisselant
aux flancs de la goélette. Un autre est arrivé à l'extrémité du mât,
il choisit une belle ceinture rouge, il l'agite d'un air de triomphe,
la mord à belles dents et pique une tête dans le bassin. Au bout
d'une demi-heure, la vergue est complètement dégarnie; mais les
gamins, mis en goût par cet exercice, ne se lassent pas. Les voilà
maintenant qui nagent de l'autre côté de la jetée et plongent pour
cueillir sous l'eau des sous qu'on leur lance, enveloppés de papier
blanc. Ils apportent à ce jeu un entrain enragé, se disputant entre
deux eaux les sous qui pleuvent du haut du parapet. L'un d'eux se
maintient une bonne demi-heure à fleur d'eau, nageant comme
une grenouille; il descend, remonte sans se reposer; les yeux lui
sortent de la tête et, emmagasinant son gain dans un coin de sa,
bouche , il crie entre ses dents aux curieux penchés vers lui :
« Strami? Strami?{ Est-ce qu'il n'y en a plus?) » Et il continue à se
démener comme un possédé, jouant des coudes et des genoux
dans l'eau brune, jusqu'à ce que les badauds se fatiguent de jeter
des sous.
Une explosion de cuivres de la fanfare pousse la foule à l'extré-
mité de la jetée; les bateaux qui ont couru reviennent à force de
rames, et ce sont des cris rauques d'encouragement, des battemens
de mains et des altercations bruyantes pour savoir qui est arrivé
bon premier.
Nous quittons le port et nous allons visiter le champ de foire où
l'on danse au biniou. Les deux joueurs, en costume breton, longs
cheveux, la mine goguenarde, la trogne enluminée, sont perchés
sur une estrade, et soufflent énergiquement, l'un dans sa bombarde,
l'autre dans sa cornemuse. A leurs pieds, des marins et des pay-
sans exécutent gravement une sorte de branle sur un rythme traî-
nant et monotone. Les filles font cercle à l'entour, mais pas une
ne se mêle à la danse. Tristan s'étonne du peu d'enthousiasme de
l'élément féminin et en demande la raison à ses voisines :
— Voyons, dit-il, de sa voix chantante, est-ce que vous n'aimez
pas à danser?
— Oh ! que si, monsieur, mais nous ne danserons pas.
— Pourquoi ?
— C'est aujourd'hui dimanche, réplique une jolie sardinière,
et pour des filles, voyez-vous, ça n'est pas propre de danser le
dimanche...
8 septembre.
Après déjeuner, Tristan est: allé à la recherche des menhirs épars
dans la lande Saint-Jean. Par ce grand soleil, les plateaux de
360 REVUE DES DEUX MONDES.
bruyères sans arbres me séduisent médiocrement; je l'ai donc
laissé partir seul et, décidé à prendre un bain de verdure, je suis
allé rejoindre la Payse et Jemima, qui travaillent à une étude aux
environs du hameau du Jug.
J'ai suivi le petit sentier en corniche qui côtoie les falaises dans
la direction de la plage du Riz, et qui est bordé de beaux arbres à
travers lesquels on entrevoit la baie éblouissante. Ce sentier est
charmant; à chaque détour, il vous offre une surprise et on y fait
toujours de nouvelles dérouvertes. — Ici, c'est une fontaine ali-
mentant un lavoir en plein air, où des paysannes, la coiffe au
vent, battent leur linge en jasant dans leur langue énergique et
gutturale; là, une prairie à l'herbe touffue, bordée de hauts talus
sur lesquels pous.'^ent vigoureusement des chênes et des platares;
plus loin, des masures au toit moussu dorment éparses sous une
haute futaie où des rouges-gorges modulent délicatement leur chant
d'arrière-saison. Les essences d'arbres y sont aussi variées que
dans une forêt: les frênes, les hêtres et les ormes y élancent leurs
troncs droits, couronnés d'une feuillée épaisse ; des châtaigniers y
étalent largement leur frondaison vernissée, et, sur des tertres qui
dominent la baie, des bouquets de pins maritimes étendent hori-
zontalement leurs ramures d'un gris argenté. — Ajoutez à cela
l'abondance des fleurs sauvages qui restent plus longtemps fleuries
dans cette robuste fraîcheur. Les talus sont semés de magnifiques
digitales rouges et de bruyères tetralîx à fleurs roses; les scahieuses
et les chèvrefeuilles foisonnent dans les haies; et c'est à travers
cette profusion de branches vertes et de plantes épanouies qu'on
chemine jusqu'à la sinueuse vallée du Riz, qui vient déboucher au
fond de la baie.
Cette plage du Riz est certainement prédestinée à devenir une
station balnéaire. Elle atout pour séduire un spéculateur entrepre-
nant: la fraîcheur attrayante de la verte vallée qui fuit derrière elle;
l'encadrement décoratif des rocheis qui la bordent à droite et à
gauche, et où se creusent des grottes profondes aux belles couleurs
veinées de rouge et de jaune; l'ample étendue de son tapis de
sable, et la vigueur des lames qui accourent directement du milieu
de la baie, hautes, larges et majestueuses. — Pour le moment, elle
n'est hantée que par des peintres et de rares baigneurs qui font à
pied le trajet de Dou amenez au Riz.
Il est deux heures. La mer est d'un bleu vert. A gauche, les
falaises d'un jaune d'ocre, couronnées de gazon, sont baignées de
soleil; le Méné-hom a une auréole de buée lilas, et tout au Icin, à
l'entrée de la baie, on aperçoit, à peine distincte, la pointe grise
du cap de la Chèvre. — A droite, des rochers d'un nitir humide
sortent de l'eau lumineuse; les futaies de Ploa-Ré, les prés et les
DOUARNENEZ. 361
châtaigneraies en gradins enlèvent a'i-dessus leurs masses d'un vert
foncé. Au-delà d'un bouqu3t de pins penchés au sommet du che-
inia des contrebandiers, il y a comme un écroulement de verdures
désordonnées, puis les maisons blanches de Douarnenez vont presque
rejoindre les rochers de l'île Tristan. Plus loin, on ne voit plus
qu'une vaste nappe de mer verte, au-dessous d'un ciel d'un bleu
très doux, qui finit par se fondre dans les vapeurs laiteuses de
riiorizon.
Des promeneurs flânent épars dans les rochers ; un peintre pioche
son motif k l'ombre d'un grand parasol,- un épagneul, en arrêt au
bord d'une flaque d'eau, les jambes tremblantes, les oreilles en
crochet, guette patiemment une crevette ou un crabe en traia de
prendre ses ébats. Une petite servante bretonne, jambes nues, les
cottes troussées au-dessus des genoux, entraîne vers la vague deux
bdbies en costume de bain, qui regimbent, piaillent et ne veulent
pas se laisser baigner. Sur le sable, trois vaches rousses couchées
ruminent lentement, en contemplant avec leurs grands yeux violets
la mer glauque et ourlée d'écume.
Je retraverse la route et je m'enfonce dans la vallée du Riz, en
quête de la Payse et de Jetninui, Après m' être souvent fourvoyé,
— les chemins bretons étant les plus illogiques des chemins, et
les explications bretonnes manq|uant absolument de netteté, — je
débouche sous une antique avenue de chênes moussus d'un vert
noir. Au bout de l'avenue est un mur effondré et tapissé de fou-
gères; au milieu, s'ouvre un porche ogival, avec un écusson aux
sculptures rongées, un toit en auvent et un pigeonnier abandonné,
le tout attenant à une cour de terme encombrée de fumier et bor-
dée de masares croulantes. C'est le manoir de Kératry, ou plutôt
Cvi n'en est p'usque l'ombre. La mélancolique demeure des Ravens-
^\ ood était un palais a côté de cette ruine délabrée, qui fut le ber-
ceau des ancêtres de l'auteur du Dernier des Bcaumanoir. Je
pénètre dans la cour de la métairie, qui semble déserte ou du moins
dont les métayers effarouchés se cachent, selon l'habitude des
p lysans cornouaillais; et franchissant une poterne, je tombe sur
un grand espace vert, sauvage, semé de ronces et de noisetiers, oii
l'on reconnaît l'emplacement d'un jardin défunt. Quelques buis-
sons de rosiers, des lauriers amandiers et des fuchsias dans les-
quels s'enlacent des chèvrefeuilles, indiquent seuls qu'en cet
endroit furent jadis des parterres où la dame du logis venait cueil-
lir des roses et prendre le frais aux heures chaudes de la journée.
C'est là que je retrouve enfin la Payse et Jemima^ très affairées
à leur étude, sous la garde d'un gamin de dix ans aux cheveux
roux embroussaillés, à la mine effrontée. Jemima lève le nez de
dessus sa toile et me lance un regard questionneur, où je crois lire
362 REVUE DES DEUX MONDES.
un certain étonnement causé par l'absence de Tristan. Quanta
la Payse, elle me tend la main, et me montrant d'un clignement
d'yeux les entours de Kératry : — Hein? me dit-elle, est-ce assez
désert ici ? On se sent à la fois pénétré d'humidité et de mélanco-
lie. Vous avez bien fait d'arriver, nous tournions au saule pleu-
reur... C'est d'une belle sauvagerie, mais c'est trop triste, et ça
TOUS ôte tout courage pour travailler!..
Ce premier effet de la nature cornouaillaise sur les étrangers,
sur les femmes et les Parisiennes principalement, est très caracté-
ristiîjue. C'est un peu, à rebours, l'impression que doit faire notre
vie turbulente et fiévreuse sur les Bretons jetés tout à coup en
plein Paris. Ici, les nouveaux venus sont pris d'une nostalgie sourde.
Ces grands espaces silencieux sans culture et sans villages, cette
verdure sombre et profonde, ces sources qui coulent de toutes parts
avec un bruit de sanglots, cette population effarouchée et grave,
qui parle une langue inconnue et se méfie de l'étranger : tout cela
agit sur les organisations nerveuses, à la façon d'une musique en
mineur, lente et trop continuellement plaintive. C'est une brume
mélancolique tombant goutte à goutte et qui finit pai- vous péné-
trer jusqu'aux moelles.
Le soleil couchant allongeait déjà les ombres des chênes sur lés
prés, où un ruisseau bouillonnait au sortir d'une écluse rustique,
et où vaguaient deux chevaux à demi sauvages. En face de nous, au
revers d'une colline, le village du Jug s'tstompait d'une vapeur
bleuâtre, dans laquelle des linges séchant sur des haies piquaient
des notes blanches. La Payse etJemima ont plié bagage; on a fixé,
à l'aide d'une courroie, les boîtes et les châssis sur le dos de leur
petit page en haillons, et nous sommes revenus vers Douarnenez à
travers le plateau.
Sur le plat de la colline, le pays est très couvert. Les manoirs s'y
succèdent enfouis dans las chênaies et les châtaigneraies : — Kéril-
lis, Kerdouarnec, Goat-an-aer, — on dirait que, pareils aux pay-
sans bretons, ils cherchent à se dérober aux regards des étrangers.
Pour les voir, il faut plonger dans des chemins creux, s'enfoncer
sous des futaies d'où l'on aperçoit tout à coup la tourelle grise
d'un pigeonnier, et d'où l'on entend l'aboiement inhospitalier des
chiens de garde. Au sortir du manoir de Kerdouarnec, nous tom-
bons sur une solennelle et sinueuse allée de trembles qui aboutit
à l'église de Ploa-Ré. Le gazon, déjà semé du feuillage blanchâtre
des trembles, amortit le bruit des pas ; l'allée prolonge ainsi pen-
dant un quart d'heure ses files d'arbres à mine sévère, et cette
avenue silencieuse, avec le cimetière de Ploa-Ré au bout, achève
de nous noyer de mélancolie.
Nous ne rentrons qu'à la nuit close, au moment où la cloche de
DOUARNENEZ. 36S
l'hôtel sonne le dîner. A peine sommes-nous à nos places que Tris-
tan se précipite comme un torrent dans la salle à manger. Il a k
mine maussade et le geste nerveux. Il avale sans mot dire son
potage avec une hâte d'affamé, et à la dernière gorgée, il éclate :
— Tu ne me demandes seulement pas ce que j'ai fait de mon
après-midi? grogne-t-il à mon adresse.
— Eli bien ! comment as-tu passé ton temps ?
— J'ai fait vingt-huit kilomètres dans la lande, et j'ai tout vu.
— Alors tu dois être content?
— Non ; il m'est arrivé une aventure qui m'a tout gâté et qui
m'a exaspéré contre les gens de ce pays-ci.
— Quoi donc?
— Je voulais visiter toutes les pierres druidiques sans en manquer
une, et, armé de mon Colloque breton^ je poussais des questions à
tous les paysans... J'ai fini par trouver ce que je cherchais, et j'en
ai vu (!es pierres, je t'assure!.. Vers le soir, comme je me reposais,
éreinté, près de la pointe de Leïdé, j'ai été tout à coup environné
par une bande de gamins, et sais -tu ce qu'il me criaient en
chœur?
— Ils te demandaient des sous?
— Non, ils criaient en me narguant : « Menhir! menhir! » et ils
se gaussaient de moi, les affreux drôles!
J'éclate de rire, et je ne puis me tenir de conter l'histoire à la
Payse, qui la conte à Jemima et à la Suissesse, de sorte que la
mésaventure de Tristan fait le tour de la table.
Jemima me lance un noir regard chargé de reproches. Elle est
la seule qui n'ait pas ri.
— Brave fille! m'a répété Tristan quand nous sommes rentrés
chez nous, elle a bon cœur, celle-là!.. Et vraiment je sens une
discrète sympathie d'âme qui me pousse doucement vers elle...
9 septembre.
La maison de notre hôtesse contient une vaste salle de danse
qui, ce soir, est occupée par une noce. On se marie beaucoup à
Douarnenez, et, bien que dans chaque famille les filles soient nom-
breuses, elles ne coiffent pas trop sainte Catherine. Toutes travail-
lent. Dès le plus jeune âge, on leur met dans les mains un crochet
ou une paire d'aiguilles à tricoter, et on les voit errer au bord de
la mer, la coiffe inclinée, les doigts en mouvement^ tout aflairées à
compter leurs mailles. Yers quinze ans, les plus pauvres entrent
dans une friturerie et sont occupées aux conserves de sardines.
Des maîtresses filles, ces sardinières! Alertes, dégourdies, n'ayant
froid ni aux yeux ni à la langue, peu timides, et promptes à la
364 REVIE DES DEUX MONDES.
riposte. Elles sont très amusantes h voir, vers midi, dévaler le long
des rues par fi'es de cinq ou six, se tenant le bras, faisant sonner
leurs sabots sur le pavé inégal, et dévisageant les étrangers avec
d'imperiinens éclats de rire. — Les filles plus aisées travaillent à la
journée comme couturières ou comme brodeuses. Elles brodent des
châles, des devans d'autel, et exécutent sur la mousseline ou sur
le crêpe des guirlandes lleuries d'une couleur étonnante et très ori-
ginale. — Tout ce monde se tire d'affaire et ne manque de rien.
Notre hôtesse, qui est encore verte, a eu dix enfans, dont cinq
filles : trois sont déjà établies; les deux autres, sveltes, blondps
avec de grands yeux bleus, font partie de la noce de ce soir.
Pour ces occasions, les filles vident le fond de leur coffre et se
parent comme des châsses. Dans cette salle oblongue, aux murs
blanchis à la chaux, il y a un étalage de toilettes comme j'en ai
rarement vu aux noces campagnardes de nos provinces de l'Est. Les
danseuses sont en robes blanches, avec des châles de mousseline
ou de crêpe de Chine brodé. La coiffe de cérémonie, légère,
toute en dentelle, fuit en cornet derrière la tête. Cette toilette
blanche est relevée par des tabliers de soie à bavette aux couleurs
terxdres : le bleu pâle, le vert d'eau, le lilas,le gris tourterelle met-
tent dans la neige de la mousseline ou du crêpe des notes douces,
d'une grâce et d'une harmonie charmantes. Une jeune femme récem-
ment mariée nous a surtout frappés par le luxe tout oriental de sa toi-
lette : robe de satin blanc, bas roses, rubans du même ton à la taille,
guimpe brodée et fleurie de roses, tablier et châle de mousseline,
coiffe de dentelles et bijoux d'argent. — Jolie avec cela; une figure
aux nuances délicates de fleur d'églantier, de longs yeux bruns aux
cils recourbés. — Un moment elle s'est assise, relevant avec co-
quetterie le devant de sa jupe pour laisser voir ses pieds finement
chaussés, et dans cet assemblage de rose vif et de blanc éclatant,
elle avait quelque chose d'une de ces filles mauresques qui s'épa-
nouissent comme des fleurs dans les aquarelles de Fortuny.
La toilette des hommes est beaucoup plus modeste. Peu de
redingotes, beaucoup de bérets et de vareuses. Deux gars de
Ploa-Ré aux chapeaux à larges bords, aux joues rasée?, aux vestes
bleues brodées, tranchaient parmi les vêtemens sombres du per-
sonnel mâle. Les deux violons, debout sur l'estrade, ont joué
un vieil air de branle. Danseurs et danseuses se sont pris les
mains, et, par files d'une douzaine, se sont mis à exécuter une
danse locale qu'ils nomment la gavotte. Chaque file conduite
par un homme décrit gravement des demi-cercles en forme de S.
Toutes ces guirlandes d'hommes et de femmes se meuvent légère-
ment, se croisent, se contournent, serpentent adroitement les unes
utour des autres sans jamais se heurter, ni se départir de leur
DOUABNENEZ. 365
cérémonieuse gravité. Dans ce pays aux mœurs et aux habitudes
profondément enracinées, rien n'a changé. Ils dansent encore
comme au xvii" siècle, et en les regardant je retrouvais les entre-
chats et les glissades décrits par M'°« de Sévigné : — « Cette bour-
rée, écrivait-elle à sa fille, dansée, coulée naturellement et dans
une justesse surprenante, vous divertirait. »
12 septembre.
Nous avons passé trois jours à visiter des églises de village, et
nous terminons aujourd'hui nos promenades édifiantes en assistant
au pardon de la Clarté. — Au premier abord, toutes ces églises
rustiques ont de nombreux points de ressemblance. Bâties pour la
plupart au xv" ou au xvi" siècle par des maîtres tailleurs de pierre,
elles présentent presque partout les mêmes caractères d'élégance
et de hardiesse : — sveltes clochers à jour aux fines arêtes den-
telées ; clochetons en poivrière ou en éteignoir, disposés symétri-
quement et séparés par des galeries à pilastres de pierre; vastes
porches latéraux, voûtés en arc-de-cloître, décorés de curieux cha-
piteaux feuillages ou fleuris, et faisant saillie au dehors, de façon
à abriter sous leurs voussures hospitalières le trop plein des fidèles
qui dégorge jusque dans la rue. — C'est quand on les examine de
très près à l'intérieur qu'on s'aperçoit des détails particuliers qui
marquent la physionomie et la personnalité de chaque paroisse.
A Poul-Davit, il y a dans le chœur une frise couverte de peintures
étranges d'une couleur singulièrement riche et harmonieuse. U y a
surtout la statue de bois peint de Saint Jacques, le patron de l'é-
glise; au-dessus de la tête du saint, des outils rustiques, une
fourche et des chaînes de charrette, sont pendus à la façon de
l'épée de Damoclès. Le sacristain nous explique la provenance de
ces bizarres ex-voto : — un jour de dimanche, des paysans tra-
vaillaient aux champs; leurs outils di^^parurent comme par miracle,
et on les retrouva suspendus au-dessus de la statue de Saint
Jacques, qui avaU voulu punir ainsi ses paroissiens d'une coupable
infraction au repos dominical. — A Loc-Ronan, une vaste église à
la nef moisie et comme vert-de-grisée par l'humidité, se trouve le
tombeau de saint Ronan, un ermite du vi^ siècle : la statue de l'a-
pôtre de la Montagne-Noire repose sur une table massive soutenue
par des anges; il tient dans ses mains jointes son bâton pastoral et
en appuie l'extrémité contre la face grimaçante d'un diable qui
rampe à ses pieds. Quand nous avons visité ce tombeau, après la
grand'messe, la croupe verdâtre de Satan était couverte de crachats.
Les malades passent en se courbant sous la table de granit afin de
se guérir de leurs infirmités, et, pour compléter la cure, avant de
366 REVUE DES DEUX MONDES.
partir, ils crachent en signe de mépris sur la bête diabolique. — A
Kerlaz, il y a un antique cénotaphe en bois, orné de peintures
funèbres : crânes aux trous béans, ossemens entre-croisés ; et à cha-
que angle, des bras grossièrement sculptés empoignent avec ime
énergie farouche les quatre flambeaux ^destinés à supporter les
cierges funéraires.
Dans toutes ces églises, on retrouve symbolisée de cent façons
la préoccupation obsédante de l'heure dernière, et la crainte, non
de la mort, mais de l'enfer. Dans les sculptures des piliers, les boîtes
peintes des ossuaires, les sombres teintes des vitraux, les figures
austères des saints coloriés, et jusque dans le son de l'horloge
antique du clocher, qui bat les secondes avec une lugubre et infa-
tigable monotonie, tout concourt à imprimer au cerveau de ces
populations rêveuses et primitives la pensée de la minute pro-
chaine où il faudra rendre ses comptes. Les affres et les menaces du
Die s îrœ sont comme incarnées dans chaque détail de cette décora-
tion intérieure.
Une foi intense et naïve est au fond de cette race nerveuse et
naturellement portée vers l'idéal religieux. Les explosions de piété
chez ces âmes dévorées du besoin de croire sont profondément tou-
chantes, comme toutes les manifestations d'un sentiment sincère.
Les pardons en renom attirent les fidèles par milliers. Au pardon
de Sainte-Anne-la-Palud, qui a lieu le dernier dimanche d'août
dans les landes marécageuses voisines de la baie, vingt mille pèle-
rins accourent de tous les cantons du Morbihan et du Finistère. Des
paroisses entières, conduites par leur recteur, arrivent dès l'aube,
à pied ou en barque, après avoir passé la nuit en route. Du plus
loin que ces troupes d'hommes, de femmes et d'enfans aperçoivent
le clocher de Sainte -Anne, elles s'agenouillent pieusement et
entonnent des cantiques. Des femmes font cinq ou six fois sur leurs
genoux le tour de l'église en égrenant leur chapelet; des centaines
de cierges s'allument incessamment autour de la statue de la sainte,
et de nombreux pèlerins se plongent, comme aux temps druidiques,
dans les eaux miraculeuses de la fontaine. Je me souviens d'un
paysan cornouaillais en braies blanches et aux longs cheveux, qui
avait amené avec lui un enfant rachitique et paralysé; prosterné
dans l'église, il priait la sainte avec une ferveur ardente, il s'a-
bîmait dans son adoration, puis, son rosaire terminé, il prenait le
petit enfant sous les bras et essayait de le faire marcher. Et il y
avait dans cet essai hélas! infructueux, une telle expression de
confiance naïve, une telle effusion de foi sincère, une telle illumi-
nation d'espérance, qu'on se sentait tout remué en regardant ce
groupe rustique sur les dalles verdies de la chapelle.
Le pardon auquel nous assistons aujourd'hui est beaucoup plus
DOUARNENEZ. 367
calme et beaucoup moins fréquenté. C'est un pèlerinage tout
intime, où se rendent seulement les populations voisines de Kers^
laz, d'où dépend la chapelle de la Clarté. Il a plu pendant une par-
tie de la journée, ce qui a encore diminué l'affliience des fidèles.
Les chemins sont inondés, les feuillées qui entourent l'éghse sont
toutes ruisselantes, et les tentes des marchands de gâteaux, de
crêpes et de cidre sont détrempées par l'humidité. Pourtant la
petite nef est bourrée de fidèles, et les dévots qui n'ont pu entrer
se tiennent agenouillés autour des murailles : les hommes devant
le portail, les femmes au chevet. La chapelle s'élève solitaire au
milieu des champs, et elle est entourée d'épais massifs d'arbres.
Les filles endimanchées sont debout, accoudées au mur d'enceinte ;
des eofans aux bonnets chargés de doreloteries se roulent dans les
jupes de leurs mères; les gars en vestes brodées vont et viennent
dans les sentiers mouillés et lorgnent timidement les jeunes filles.
Des mendians : manchots, aveugles, culs-de-jatte, braillent des
complaintes bretonnes et se traînent à travers la foule.
Tout à coup la cloche grêle tinte dans l'étroit clocher, les portes
s'ouvrent, et la procession sort de la chapelle. Ce sont d'aboid les
femmes aux collerettes et aux coiffes empesées, tenant chacune un-
cierge allumé; puis un vieux Breton aux longs cheveux blancs, en
veste bleue et en braies, qui bat avec conviction une marche reli-
gieuse sur son tambour; puis la statue dorée de la Vierge portée
par quatre filles en blanc et précédée de lourdes bannières. Le
clergé vient ensuite, entonnant des litanies, et derrière, sur deux
rangs, djs files de paysans aux cheveux flottans, aux mentons ras,
aux figures austères et énergiques. Tous les pèlerins épars dans
les sentiers tombent à genoux, et, aux roulemens de tambour, aux
tintemens de la petite cloche, l'humble procession monte lentement
vers le calvaire. Les silhouettes des coiff s blanches, des têtes che-
velues des chantres et des porteurs du dais j se découpent vigou-
reusement sur le ciel gris. Un clair rayon de soleil, filtrant entre
deux nuées, fait scintiller la couronne vacillante de la Vierge et
empourpre brusquement un coin de bannière... Et on est tout
étonné de se sentir ému, comme si une dernière bouffée de la foi
lointaine des saisons enfantines vous remontait soudain du cœur
jusqu'aux yeux.
14 septembre.
Comme nous entrions dans le bac de Tréboul, nous y avons
trouvé, déjà installées, la Payse et Jemimaj avec leur petit page
Josic. Elles vont finir une étude à la pointe de Leïdé et nous leur
avons demandé la permission de les accompagner. Le bac aborde
368 REVUE DES DEUX MONDES.
contre le pierre du port, et à deux pas s'arrondit une première
falaise gazonneuse sur laquelle sèchent des filets. Des enfans y
jouent ; des femmes de pêcheurs, éparses sur la pelouse, tricotent
en regardant la mer. — Accroupie contre une roche, une vieille
se tenait immobile et pleurait silencieusement. La muette douleur
profondément empreinte clans les traits et dans l'attitude de cette
femme en deuil nous a saisis au passage. La Payse s'est approchée
de la vieille et l'a interrogée de sa voix claire et sympathique.
Quand elle nous a rejoints, elle avait elle-même les yeux humides.
— Pauvre femme! nous a-t-elle dit, figurez-vous qu'elle reste
seule au monde à soixante-dix ans, avec deux petits-enfans, dont
l'aîné n'en a pas dix. Son fils est mort en mer, et sa belle-fiUe est
morte aussi, à ce que j'ai pu comprendre, car la vieille parle à peine
français, et les larmes étouffent sa voix.
Un peu plus bas, nous nous sommes tous arrêtés de nouveau
pour regarder un garçon de cinq ans, proprement vêtu, assis à
l'écart et d'une beauté remarquable. Ses joues d'un beau rose, ses
purs yeux bleus bordés de longs cils, sa bouche délicatement mode-
lée, faisaient notre admiration. Avec cela, il avait un air si sage et
si triste! l'air d'un enfant auquel personne n'a souri. — L'expres-
sion sérieuse de ce mignon visage me rappelait les figures précoce-
ment graves des bambins que j'avais vus à Paris, à l'hospice des
Snfans-Trouvés... Une voisine qui tricotait non loin de là s'est
approchée :
— N'est-ce pas qu'il est mignon? a-t-elle murmuré, le pauvre!
il est orphelin, et si quelqu'un voulait le prendre, ce serait une
charité à faire...
— Je suis sûre que c'est l'enfant de la vieille femme que j'ai vue
là-haut! s'est écriée la Payse.
— Oui, madame, justement... La vieille a bien des maux, à son
âge, avec deux créatures à nourrir.
— Le père est mort ?
— Oui, il y a un an... Sa barque s'est perdue au raz de Sein.
— Et la mère?
La voisine a haussé les épaules :
— Après la perte de son homme, elle a abandonné ses enfans
et quitté le pays... c'est comme si elle était morte... Et plus bas :
— Elle est à Quimper,.. dans une mauvaise maison.
Je regardais l'enfant. On eût dit qu'il comprenait. Bien que nous
l'eussions caressé et que nous lui eussions donné une pièce blanche,
il ne se déridait pas. II serrait la pièce dans sa main et levait vers
nous d'un air effarouché ses deux grands yeux bleus si tristes.
— Tiens, ai-je murmuré à Tristan, voilà une occasion unique...
Toi qui es célibataire et qui rêves d'adopter un enfant, prends
DOUARNENEZ. 369
celui-ci, qui est charmant... Tu feras une bonne action et tu auras
un compagnon pour ta solitude.
Mon ami a eu d'abord la mine embarrassée de quelqu'un qu'on
met au pied du mur, puis, clignant de l'œil du côté de Jemima
qui s'éloignait :
— Mon cher, a-t-il répondu en grognant, on ne peut pas courir
deux lièvres à la fois... En ce moment mon cœur est occupé d'un
autre côté...
Il a descendu rapidement la falaise et s'en est allé rejoindre
Jemima, tandis que l'enfant, les yeux toujours fixes et les mains
immobiles, regardait sans bouger notre groupe décroître au bas
du coteau...
Quelle douce paix lumineuse tombait sur la lande ce jour-là, et
quelles bonnes heures nous y avons passées à errer le long des
sources, à travers les vergers à demi sauvages des fermes éparses
dans la solitude ! Nous ne pouvions assez ouvrir les yeux pour admi-
rer les délicates colorations de la terre et de l'eau : — le bleu
sombre et velouté de la montagne de Loc-Ronan, le liias rosé du
Méné-hom, les nuances vert argenté ou gris bleuté de la mer. La
baie était tantôt enveloppée d'une brume blanche, tantôt ensoleil-
lée, et quand le brouillard s'enlevait un moment, nous apercevions
entre deux buées les voiles des barques, les unes d'un blanc écla-
tant, les autres d'un roux orange, glissant sur l'eau moirée.
Nous ne sommes rentrés qu'au crépuscule. Au loin, devant nous,
l'aiguille du clocher de Ploa-ré sortait du vert sombre des arbres,
au-dessus des façades blanches de Douarnenez ; les trembles et
les pins de l'allée Sainte-Croix bordaient l'horizon d'une ligne den-
telée, descendant de l'église de Ploa-ré jusqu'aux falaises du Riz;
puis tout s'évanouissait dans une gaze brumeuse à travers laquelle le
soleil couchant transparaissait comme une grosse lune empourprée.
Dans le port de Tréboul, les barques qui rentraient s'enlevaient
vigoureusement, avec leur mâture et les silhouettes de l'équipage,
sur la mer d'un violet foncé; de temps en temps, le choc d'une
rame semait dans l'eau assombrie et résonnante des éclaboussures
d'argent fondu. A l'avant du bac plein de passagers, une jeune
femme debout détachait le profil de son buste et de sa tête éner-
gique et fière, inconsciemment posée dans une attitude sculp-
turale.
La mer était déjà très basse et le bac a dû s'arrêter sur la plage
de l'île Tristan, où le passeur nous a débarqués, nous laissant le
soin de traverser, comme nous le pourrions, la grève à demi sub-
mergée qui nous séparait encore du pierre de Douarnenez.
Nos compagnons du bac, sardinières et pêcheurs, retroussant les
TOME XLIII. — 1881. 24
370 REVUE DES DEUX MONDES.
unes leurs jupes, les autres leurs pantalons, se sont mis en devoir
de passer à gué la grève limoneuse, pleine de flaques miroitantes.
Force nous était d'en faire autant. Tristan s'est déchaussé, et
voyant la répugnance de Jemima à patauger dans la vase, il lui a
héroïquement proposé de la porter sur son dos, ce qu'elle a fini
par accepter. Voilà donc mon ami s'arc-boutant contre un rocher
et présentant ses robustes épaules à la jeune artiste, qui s'y accroche
en rougissant et le plus chastement qu'elle peut. Puis Tristan se
met en marche, clopin-clopant, tenant ses souliers dans ses mains
et arrondissant son dos sous le poids de Jernima. Dans la pénombre
crépusculaire, le groupe formait un ensemble de lignes tellement
drôles que la Payse et moi nous éclations de rire. Je proposai à
cette dernière de lui rendre le même service.
— Jamais de la vie! s'est-elle écriée, le spectacle que nous con-
templons suffit pour m'ôter le goût d'une pareille traversée... Je
préfère marcher...
Elle s'est déchaussée, j'en ai fait autant, et quand Tristan, après
avoir déposé son précieux fardeau sur la jetée, s'est retourné tout
essoufflé, il nous a aperçus sur ses talons. Il paraît qu'il avait eu
un moment peur d'être obligé de porter aussi la Payse, car en la
voyant barboter dans l'eau, sa figure a eu une éloquente expres-
sion de soulagement.
— Quoi! s'est-il écrié en s' épongeant le front, vous êtes venue à
pied?.. C'est très bien, cela, mademoiselle, je vous en fais compli-
ment de tout mon cœur I
18 septembre.
Depuis deux jours le vent souffle en tempête et soulève les eaux
de la baie. Les nuits surtout sont terribles. Les rafales balaient le
port et les rues avec une violence enragée; on dirait qu'elles pren-
nent les maisons corps à corps et veulent les jeter bas. Les volets
claquent, les fenêtres s'ouvrent d'elles-mêmes, les ardoises des
toits volent en éclat, et les clameurs lamentables de l'ouragan nous
empêchent de dormir. Ce matin, de gros nuages ventrus et plom-
bés fuient dans le ciel avec une hâte furibonde ; la mer, mouton-
nante et blanche d'écume, bondit contre les rochers avec un bruit
de tonnerre. Sur le sentier qui domine la plage, les coups de vent
sont si violons qu'on a peine à se tenir debout. Les vagues sont
énormes. A chaque instant, des paquets de mer sautent par-dessus
le parapet de la jetée de Rôs-Meur et viennent s'écraser bruyam-
ment sur les dalles. Les barques ne sont pas rentrées depuis avant-
hier; la baie, déserte et houleuse, a un aspect tragiquement sau-
vage.
Sous les futaies de Ploa-Ré, où nous nous réfugions pour trouver
DOUARNENEZ. 371
un peu de calme, le sol est jonché de branches vertes, de hérissons
de châtaignes et d'aiguilles de pin, que la tempête a fait pleuvoir
pendant la nuit. Des vieilles femmes et des enfans remplissent leurs
tabliers de ces débris qui leur serviront de combustibles. Nous
marchons têtes baissées au milieu des feuilles tourbillonnantes. La
Payse nous a quittés hier pour se rendre chez une amie qui demeure
à trois lieues d'ici, au manoir de Kervenargan, où. nous irons
demain lui faire visite. En attendant, le départ de notre réveillante
compatriote nous a laissés un peu esseulés et mélancoliques.
— Si tu m'en crois, commence Tristan, en poussant gravement
du pied les feuilles mortes, nous dînerons aujourd'hui au dîner de
six heures... Puisque nous devons partir demain de grand matin,
j'aime autant ne pas me retrouver en tête-à-tête avec Jemima.
— Hein ! dis-je stupéfait, le vent a donc tourné encore une fois?..
Je te. croyais en train de devenir amoureux et de songer sérieuse-
ment au mariage... Entre nous, tu pourrais plus mal faire.
— C'est possible, mais je suis une incarnation de l'homme
chanté par le poète latin :
Video meliora proboque,
Détériora sequor.
Certainement Jemima ferait une excellente femme, mais j'ai
dans l'idée que je serais un médiocre mari... Pauvre fille! l'autre
soir, tandis que je la portais sur mes épaules, je me suis arrêté un
moment à nous regarder tous deux dans une flaque d'eau : elle
était souriante, elle, et moi j'avais la plus piteuse figure du monde!
J'ai cru voir, ainsi que dans un miroir magique, la mine que j'au-
rais une fois marié. Alors il m'a semblé que, comme dans la légende
du roi Gradlon, une voix d'en haut me criait : « Lâche cetie fille
d'Eve, ami Tristan, c'est le mariage et toutes ses tablatures que tu
portes sur ton dos ! » — Yrai, cela m'a refroidi.
— Tu aurais dû faire cette réflexion un peu plus tôt ! dis-je gra-
vement.
— Eh! oui, je suis un étourneau, je le sais... mais quoi? Je suis
ainsi bâti... Je ressemble à une horloge où il y a une heure pour
la rêverie, une heure pour le mariage, une heure pour la soli-
tude... Les aiguilles font le tour du cadran, se posant un moment
sur chaque heure et ne s'y arrêtant jamais... Je t'en prie, dînons
à la première table, j'aurais le cœur trop gros et l'air trop sot en
présence de Jemima.,.
20 septembre.
Kervenargan, où nous venons de passer une journée, offre de
l'intérêt, même au point de vue historique. — C'est dans ce ma-
372 REVUE DES DEUX MONDES.
noir perdu en pleine lande qu'à la fin de l'été de 1793, après avoir
fui le Calvados où leur tentative de résistance avait échoué, Bar-
baroux, Pétion, Guadet, Buzot et Louvet, proscrits par la con-
vention, lurent cachés pendant quelque temps par un ami dévoué.
Le propriétaire de Kervenargan hébergea courageusement les mal-
heureux députés, qu'on traquait comme des bêtes fauves et devant
lesquels toutes les portes se fermaient. Il faut lire dànsles 3Ié7)wi?rs
de Louvet les pages émouvantes où l'auteur de Fauhlas raconte
cette triste odyssée. — Les girondins avaient passé aux environs
de Quimper toute une nuit, tapis dans un bois et exposés à la
Diuie qui tombait à verse. « Buzot paraissait accablé, Barbaroux
même sentait sa grande âme affaiblie... Pétion seul, inaltérable,
bravant tous les besoins, gardait un front calme au milieu de ces
nouveaux périls et souriait aux intempéries d'un ciel ennemi. » Au
petit malin, ils rencontrèrent sur la route un ami que Kervélégan,
député de Quimper, envoyait au-devant d'eux. On les conduisit
d'abord chez un curé constitutionnel qui les réchauffa, les sécha,
leur servit à manger et les cacha jusqu'au soir. A la nuit tom-
bante, ils se rendirent dans un petit bois où leurs nouveaux hôtes
les attendaient et où ils se séparèrent. Salles, Gussy et Girey-Dupré
s'en allèrent chez le député Kervélégan. Pétion gagna une cam-
pagne voisine, où Guadet l'attendait et où Barbaroux et Louvet
devaient le rejoindre plus tard. Cette campagne, que Louvet ne
nomme pas, était le manoir de Kervenargan.
En leur donnant l'hospitalité, le maître du logis exposait non-
seulement sa vie, mais celle de sa femme, de ses sœurs et de
parens très âgés, a Entouré d'espions, dit un contemporain (Cam-
bry, auteur d'un Voyage dans le Finistère), il eut la fermeté de
leur montrer toujours un front serein. Il appela souvent chez lui
la force armée, la gendarmerie, les plus ardens dénonciateurs, dans
le moment où leurs victimes n'étaient séparées d'eux que par des
planches... Tous les moyens qui pouvaient écarter les soupçons se
présentaient à son esprit; on da'nsait deux fois par semaine au
manoir de Kervenargan. Toutes les femmes du voisinage de Douar-
nenez étaient priées à ces fêtes; l'étourdisseinent, la gaîté, tous les
rapports du lendemain, éloignaient les soupçons que la vérité, qui
ne se cache jamais bien, faisait naître et renaître chez tous les sur-
veillans du district. »
La mère de Barbaroux avait trouvé moyen de rejoindre son fils
dans ce refuge enfoui sous les châtaigniers et les chênes. Elle y
vivait, déguisée en lingère, et avec sa tendresse et sa grande dou-
ceur, elle soutenait le courage de Barbaroux, qui s'était rasséréné
au point de composer, pendant sa réclusion, une ode sur l'électri-
cité. Les vers du député marseillais ne sont ni meilleurs ni plus
DOUARNENEZ. 373
méchans que la généralité des productions poétiques de cette époque
peu littéraire. J'en cite une strophe à titre de curiosité :
Suis-moi dans les plaines du \ide,
Mortel ! Sur le trône des airs
Vois ce feu moteur, il préside
A la marche de l'univers.
Astres, dont une main puissante
Sema cette voûte éclatante,
Parlez, qui vous tient suspendus?
Ah ! sans cette force immortelle,
Roulant dans la nuit éternelle,
Les mondes seraient confondus.
Dans cette retraite de Kervenargan, Louvet, Pétion, Buzot et Bar-
baroux attendirent l'arrivée de la barque, préparée pour les con-
duire à travers la baie de Douarnenez jusqu'au bâtiment qui devait
les transporter au Bec d'Anibez. C'est de là qu'ils partirent une nuit
pour se mettre en quête de cette barque si impatiemment dési-
rée. H II n'était pas n)inuit, dit Louvet, quand nous arrivâmes au
bord de la mer. A l'auberge où on nous avait fait préparer à sou-
per, nous apprîmes que la chaloupe n'avait pas encore paru... Enfin
on courut réveiller des pêcheurs qui, moyennant triple salaire, con-
sentirent à nous recevoir dans leur barque; mais il fallait attendre
que la marée montante vint la mettre à flot. C'était encore trois
quarts d'heure à perdre, trois quarts d'heure à passer dans le voi-
sinage du commandant du petit fort qui dominait la plage. Heu-
reusement il avait déjà bu si raisonnablement qu'il ne songeait
guère à s'inquiéter quelles gens s'impatientaient à côté de lui. La
barque nous reçut sans accident... 11 fallut ramer une heure pour
doubler une pointe (probablement le cap de la Chèvre)^ où le vais-
seau, qui devait rester un peu en arrière du convoi, avait ordre de
nous attendre (t)... »
Kervenargan est situé à cinquante minutes du petit village de
Poullan, qui dépendait jadis de l'ancien district de Pont-Croix. On
s'y rend par un chemin creux qui part de Poul-Davit, et qui, tou-
jours montant, finit par déboucher au milieu de la lande. Quand
on approche du manoir, on s'imagine tomber en plein dans un
roman de Walter Scott. L'habitation est complètement enfoncée
dans les arbres. On y arrive par une longue avenue herbeuse, en
pente, formée par une quadruple rangée de vieux hêtres. Au bout
de l'avenue se dresse la façade grise d'un haut mur encadré dans
deux tourelles aux toits en éteignoir. Le mur, tapissé de fougères
et de pariétaires, est percé de deux portes à ogives tréflées : l'une
{\) Louvet, Mémoires.
37/i REVUE DES DEUX MONDES.
haute et large pour les voitures, l'autre étroite et plus basse pour
les piétons. Une frêle colonnette de pierre, feuillagée et fleurie,
sépare les deux ouvertures et se termine elle-même par un trèfle
flamboyant.
Au seuil de la petitejporte, nous sommes accueillis par le sou-
rire lumineux de la Payse, qui nous présente à la maîtresse du
logis. Celle-ci, vêtue de noir (elle est veuve), nous salue d'un sou-
rire grave et nous souhaite la bienvenue. Elle a passé la cinquan-
taine, et voilà plus de vingt ans qu'elle n'a guère quitté Kervenar-
gan que pour aller à Pont-Croix ou à Douarnenez. Aussi a-t-elle
l'allure timide et un peu sauvage des gens qui ont vécu dans
la solitude; mais cette timidité est mêlée d'une distinction natu-
relle et d'une bonne grâce charmante. Ses yeux intelligens et pleins
de feu ont dû être fort beaux ; elle a de grands traits accentués,
une bouche très fine et des gestes un peu virils.
La cour carrée où nous entrons est bordée de deux côtés par
deux corps de logis en équerre; l'un vient s'appuyer au mur de
clôture; l'autre se prolonge jusqu'au jardin, dont la grille de
bois , enchevêtrée de plantes grimpantes , forme le quatrième
côté du carré. Les fenêtres et les portes de l'habitation donnent
toutes sur cette cour, de sorte que, vu du dehors, le manoir, avec
ses tourelles et de rares lucarnes ouvrant sur les bois, a quelque
chose d'un château-fort. Rien de plus gai et de plus hospita-
lier que l'aspect de la cour, où vaguent des poules, et des deux
corps de bâtiment, où des rosiers et des pieds de vigne grimpent
jusqu'au toit et s'entortillent aux meneaux sculptés des fenêtres.
L'intérieur du logis est simple et cordial comme la propriétaire
.Ile-même : un vestibule orné de larges armoires de chêne, des
murs blanchis à la chaux, un salon sobrement meublé de vieux
meubles du siècle dernier; une salle à manger décorée de ces jolis
buffets à clous et à ferrures de cuivre jaune qu'on fabrique à Pont-
Croix; une vaste cuisine avec ses vaisselliers rustiques et sa che-
minée profonde, aux landiers trapus. Un escalier de bois à rampe
de chêne conduit au premier étage, et tout en gravissant les mar-
ches délabrées, je songe au temps où Barbaroux, avec sa haute
taille et sa fière tournure, Pétion avec sa barbe et ses cheveux blan-
chis avant l'âge, montaient ou descendaient d'un pas inquiet ces
mêmes marches qui criaient sous leurs pieds. — Au premier, notre
hôtesse nous montre une étroite pièce en contre-bas, prenant jour
sur les bois par une étroite meurtrière, et où, dans son enfance, on
l'enfermait, elle et sa sœur, avec une leçon à apprendre. Elles avaient
surnommé cet obscur réduit Venfer^ et c'est probablement dans
cet enfer que les girondins se cachaient pendant de longues heures,
tandis qu'en bas, pour déjouer les soupçons, leur protecteur faisait
DOUARNENFZ. Ô 75
boire les gendarmes du district, ou danser les belles dames de
Douarnenez.
De la maison nous gagnons le jardin, à travers un clos planté de
pommiers moussus. Ce jardin, ceint de hauts murs et protégé contre
les vents de mer par les bâtimens du manoir, n'est qu'un fouillis
à demi sauvage, mais quel délicieux fouillis ! — Dessiné à l'an-
cienne mode, avec des allées droites qui le partagent en quatre
carrés bordés de buis, un cadran solaire au centre et une charmille
centenaire dans le fond, il est plein de plantes de toutes prove-
nances, plantes rares ou communes, aristocratiques ou plébéiennes,
exotiques ou vivaces. — Sur ces côtes humides où il ne neige
presque jamais, l'hiver est très doux et, pour peu qu'ils soient pro-
tégés contre le vent d'ouest, les arbustes les plus délicats croissent
en pleine terre. — Là, tout pousse à la bonne aventure : sarriettes
et jasmins, pieds-d'alouette et amaryllis, magnolias et lauriers,
fenouils et camélias; poiriers en quenouille chargés de lichen, et
vignes échevelées. — La dame du logis nous montre tous les tré-
sors de son parterre, nommant au passage chaque fleur rare ou
vulga're, nous expliquant leurs vertus, et nous offrant gracieuse-
ment des échantillons des plus curieuses. Un doux soleil éclaire ce
plantureux coin de terre, et, avec les odeurs attiédies des roses et
des citronnelles, une paix profonde, une quiétude assoupissante
monte vers nous et nous enveloppe. Quelle impression d'accalmie
et d'oubli cet enclos épanoui devait produire sur les girondins qui
avaient encore dans les oreilles le fracas des batailles de la conven-
tion, la voix tonitruante de Danton, les clameurs des tribunes, quand
ils se promenaient par une après-midi d'automne le long de ces
charmilles d'où ils n'entendaient plus que la musique du vent dans
les pins et la voix lointaine de la mer!
La mer, nous désirions la revoir, et, après une rapi le collation,
notre hôtesse a voulu nous conduire elle-même jusqu'à la grève,
à travers des bois de chênes verts et de pins maritimes.
Elle avait chaussé de fortes bottes d'homme, coiffé un chapeau
de paille noire à grands bords, jeté sur ses épaules une pèlerine
noire, et, ainsi accoutrée, un parapluie sous le bras en guise d'om-
brelle, elle avait à une certaine dislance l'air d'un curé de cam-
pagne qui s'en va à une conférence. En avant, marchait un grand
Breton en veste bleue et en braies, la figure rasée, les cheveux
flottans. Il nous servait de guide à travers la lande et portait gra-
vement dans ses bras, avec de paternelles précautions, l'enfant
d'une parente de notre hôtesse.
— Cet homme, qui s'appelle Tan-guy, nous murmure la Payse,
est un domaniou, c'est-à-dire qu'il possède à long bail une métai-
rie dépendant du domaine de Kervenargan. II était d'abord dômes-
3"6 REVUE DES DEUX MONDES.
tique au manoir et avait pieusement soigné, pendant sa dernière
maladie, la mère de la propriétaire actuelle. Quand la vieille dame
a rendu le dernier soupir : « Je ne veux pas, a dit l'héritière, que
l'homme qui a porté ma mère dans ses bras soit traité comme
un domestique; » et elle lui a donné à moitié fruits une de ses
métairies.
Effectivement, elle le traite devant nous avec une déférence mar-
quée, et il y a, dans la tenue et les façons de Tan-guy à son égard,
un mélange de respect et de dignité très caractéristique.
Au sortir des bois, la lande a un aspect grandiose. Elle se déroule
à perte de vue, à droite et à gauche; à environ une lieue en avant
de nous, elle est brusquement coupée par la nappe bleue de la mer,
qu'encadrent les roches de Morgat et les cimes du Méné-hom. Les
falaises et les flancs de la montagne ont de belles couleurs d'un
rose doré; la mer est d'un bleu foncé, le bleu d'un lac italien; la
lande ondule, nue et violette; çà et là un bouquet de pins ou
quelques chênes rasés par le vent du large, rebroussent leur feuil-
lage vers la terre. — La Payse les compare à un groupe de femmes
dont les jupes et les capes seraient fouettées par la rafale...
— Voilà bien une comparaison féminine! s'écrie Tristan; non,
ils ont l'air effaré de pauvres arbres fuyant à toutes jambes devant
l'ouragan qui les pourchasse...
Aux approches de la côte, des ruisseaux creusent soudain le sol,
el dans les ravins profonds des fouillis d'arbres se tordent convul-
sivement, abritant sous leurs ramures noueuses des métairies aux
toits de chaume, aux mines sauvages, aux noms étranges : — Ker-
gariou, Kerbargwinn ; — on se croirait à des milliers de lieues de
Paris.
Après avoir longuement erré parmi les rochers de la pointe et de
la grève, et bu une gorgée d'eau miraculeuse à la fontaine de Saint-
Ronan, nous nous en revenons à petits pas, tandis que le soleil
s'enfonce derrière les chênes de Kervenargan. Notie hôtesse est
infatigable. Elle franchit les clôtures et les échahers avec une agi-
lité toute masculine et elle refuse énergiquement l'aide de Tristan,
qui s'est constitué son chevalier servant. Notre ami ne la quitte pas
d'une semelle, buvant ses paroles, écoutant avec déférence la légende
de Saint-Beuzec, dont le clocher pointe tout là-bas. La voix de
Tristan a pris ces inflexions enfantines et caressantes dont il use
quand il veut séduire son monde. Le voilà redevenu galant;
Jemima est complètement oubliée, et on croirait maintenant qu'il
veut faire la conquête de la propriétaire de Kervenargan.
La tranquillité du soir tombe sur la lande solitaire. Pas un bruit.
Devant nous, les bois de pins et de chênes découpent vigoureuse-
ment leurs masses bleuâtres. Notre hôtesse nous parle de sa jeu-
DOUARNENEZ. S 77
nesse, du temps où elle parcourait à cheval la distance qui sépare
Poullan de Pen-march, et de sa vie silencieuse dans son manoir
perdu, où les journaux n'arrivent que rarement, où l'on n'a d'autre
visite que celle de a ces messieurs prêtres. » Elle n'a aucun besoin
de confortable, et vit de sa terre, qui lui donne tout en nature. Quand,
par hasard, il lui faut trouver de l'argent comptant, elle vend quel-
ques pins aux marchands de Pont-Groix, qui viennent les abattre et
paient soixante francs un arbre bien portant et poussé à belle hau-
teur. Et tandis qu'elle parle et que nous retraversons les bois, je
remarque trois squelettes d'arbres fraîchement coupés, prosternés
mélancoliquement dans la bruyère...
Quel paisible retour dans la chênaie déjà assombrie, où les glands
mûrs tombaient de temps en temps avec un bruit léger! Et quel
bon souper nous attendait à la rentrée! Dans la salle à manger aux
murs blanchis, la table recouverte d'une nappe éblouissante était
dressée. La servante apportait des a'^siettéps <h crêpes, du beurre
battu dans l'après-midi, de beaux fruits qui n'avaient certes pas
mûri dans l'humide verger de Kervenargnn. L'hôtesse nous versait
du vin d'Espagne dans de vieux verres de cristal à facettes, qui
devaient être contemporains des ;^irondins. — Et tout en levant
mon verre pour trinquer à l'hospitalité bretonne, je me disais que
la visite de la Payse et la nôtre avait dû fortement déranger l'équi-
libre du modeste budget du manoir, et je songeais involontairement
aux trois grands pins fraîchement abattus, qui gisaient là-bas dans
l'herbe du bois...
La nuit était venue. Il a fallu prendre congé de notre cordiale
hôtesse. Tristan avait positivement des larmes dans la voix. î a
Payse, toujours moqueuse, l'a tiré par la manche, au moment où
nous étions déjà dans la cour :
— Ah! çà, lui a-t-elle demandé, et Jemima?.. que lui dirai-je
de votre part quand je la reverrai ?
Tristan a froncé le sourcil. — Laissez-moi, a-t-il répondu, en
grognant, il y a des momens où il faut savoir se taire I
Tout à son émotion nouvelle, il s'est enfoncé dans l'obscurité de
l'avenue, hâtant le pas et frottant ses yeux mouillés.
22 septembre.
Ce matin, par un temps gris, nous avons quitté Douarnenez, le
cœur gros et le regard mélancolique, en compagnie de trois paysa-
gistes et de deux jeunes savans qui ont passé leur été à étudier les
annélides et les zoophytes sur les côtes de Bretagne. Nous rentrons
tous à Paris, mais auparavant nous comptons visiter Quimper, Con-
carneau et Quimperlé. Tristan monte le premier dans le break, la
378 REVUE DES DEUX MONDES.
mine morose et le front rembruni. II rapporte de Kervenargan
deux branchettes de chêne vert et un galet ramassés sur la grève
de Saint-Ronan. Il a enveloppé soigneusement ces deux reliques
dans sa chemise de nuit, il a ficelé le tout dans un vieux journal
et il ne quitte pas de l'œil son précieux paquet. — A l'une des
fenêtres de l'hôtel, Mariannic, la petite servante de la table d'hôte,
penche son corsage bleu, sa tête blonde souriante et nous souhaite
bon vdyage; le conducteur fouette ses chevaux, les grelots tintent,
et nous voilà en route pour Quimper.
Ces petites villes bretonnes ont toutes un air de famille; je me
borne à noter au passage quelques traits de leur physionomie qui
m'ont particulièrement frappé. — A Quimper, une cathédrale à
mine sévère où la statue du roi Gradlon chevauche, haut dans l'air,
entre deux sveltes flèches jumelles ; une joUe rivière encaissée
^ntre un quai bordé de cafés et de boutiques, et un grand bois de
hêtres, sur la gauche. — A Goncarneaii, la ville close, fortifiée par
Yauban, mirant silencieusement dans l'eau du port ses tours mas-
sives et ses noires fortifications, tandis que la ville marchande se
répand, bruyante, au bord d'une baie large et semée de voiles. —
A Pontaven, la ville des meuniers, une vallée profonde, semée de
blocs de granit; un bruit étourdissant de roues de moulins, d'é-
cluses ouvertes et d'eaux bouillonnantes; puis, au-delà des vieilles
maisons perchées à chevauchons sur le cours de l'Aven, une pitto-
resque auberge qui rappelle Barbizon et où une quarantaine de
paysagistes anglais ou américains discutent bruyamment. — A
Quimperlé, un aspect moitié arcadien, moitié monastique : des
prés et des parcs enclavés dans les maisons; des rues solitaires où
l'Ellé et l'Isole, deux poissonneuses rivières, roulent rapidement
leurs eaux sonores; de verdoyantes éminences, d'où une aiguille
de clocher ou une façade de couvent surgit d'un massif d'arbres...
Notre dernière étape a été pour Landerneau, auquel sa lune et
ses commérages ont fait une réputation proverbiale. Le train de
Quimper s'y arrête, et comme nous devons attendre le passage du
train de Brest, nous avons une heure dejoisir, juste le temps de
visiter sommairement la ville.
Nous nous arrêtons d'abord devant une église du xvf siècle
adossée à un pâté de maisons de la même époque. Entre les pou-
tres du pignon de l'un de ces vieux logis, des hirondelles ont bâti
leurs nids. Bien que nous soyons à la fin de septembre, le temps
est si doux qu'elles n'ont pas encore songé à émigrer. Elles vont,
viennent et virent autour des toitures pointues; leurs ailes en fer
de flèche se découpent sur le ciel bleu, et noius nous amusons à
suivre les ébats de ces buveuses d'air. Elles sortent du nid, puis y
rentrent en poussarït de petits cris aigus; on dirait que, comme
DOUARNENEZ. 379
nous, elle? ont peine à quitter la Bretagne, et qu'elles ne se las-
sent pas de revisiter leurs places préférées, de même que nous nous
attardons dans chaque petite ville bretonne. — Nous descendons
vers la ville basse par une longue rue déserte et bordée de murs
de couvens. Devant nous, inquiet, la queue entre les jambes et le
nez au vent, un épagneul à poil noir vague avec cette allure préci-
pitée et incertaine d'un chien qui a perdu son maître. Il tourne
autour de nous et flaire surtout les mollets de Tristan.
— Je voudrais connaître, dit notre ami, le remue-ménage inté-
rieur qui se fait en ce moment dans le cerveau de cet animal...
Pauvre bête! je suis sûr qu'elle éprouve au sujet de son gîte de ce
soir les mêmes angoisses, les mêmes alternatives d'espoir et de
crainte que je ressens moi-même quand je songe à l'énigme de la
vie future...
Et Tristan, devenu sentimental, flatte l' épagneul, le caresse, l'in-
terpelle d'une voix amicale, tant et si bien que le chien ne veut
plus le quitter. — Nous voici aux bords de l'Éiorn, en face des
anciens moulins de Rohan ; nous longeons le quai planté d'arbres,
où les élégantes de Landerneau se promènent au bras de leur
mari. L'épagneul ne lâche plus Tristan.
— Sais-tu, soupire ce dernier, que ce chien commence à m'in-
téresser ?
— Elî bien, prends-le avec toi... Tu souhaitais de te donner au
moins la compagnie d'un chien... En voilà un qui est beau, qui
n'a plus de maître et qui te fera honneur ; emmène-le !
Tiiêtan se gratte le front. — Oui, réplique-t-il, mais il y a le
trajet... Il faudra caser l'épagneul dans le compartiment des
chiens, et puis... il n'aurait qu'à devenir enragé... On ne sait
jamais avec les chiens errans !
— Tu es toujours le même : prorapt à rêver de belles résolu-
tions, plus prompt encore à les abandonner dès qu'on te pousse au
pied du mur... Tu te plains de ta solitude, et pendant notre voyage
la destinée t'a mis successivement sous la main une femme, un
orphelin, un chien perdu... Prends au moins le chien !
— Certainement, je le devrais ; mais je ne suis pas chez moi, et
puis cet épagneul a un regard luisant et méphistophélique, qui me
fait penser au barbet du docteur Faust... Décidément, non!.. —
Allons, va-t'en! s'écrie-t-il, en agitant les bras pour éloigner le
malheureux épagneul.
— Il y a un proverbe breton qui dit :
Brave ho.nnii, faites à votre guise,
M lis c'.evoz maison ou cabane.
S8v) BEVUE DES DEOI MONDES.
Je t'engage à bâtir au moins la cabane...
— Tu m'ennuies!.. Et ce chien aussi m'ennuie; pour m'en
débarrasser, je vais visiter cette église qui est de l'autre côté du
pont.
— Ne t'en avise pas, tu manqueras le train.
— C'est bon, j'ai encore une grande demi-heure...
Malgré nos remontrances, Tristan s'entête et part avec son chien
sur les talons. Nous autres, nous remontons vers la station, et à
peine sommes-nous en vue de la gare que la cloche sonne le
départ.
— Pourvu que cet original retrouve son chemin et arrive à
temps! me dis-je intérieurement.
Nous arpentons le quai de débarquement avec un commence-
ment d'inquiétude. Un long sifflement, un panache de fumée, et
voici le train de Brest qui glisse doucement sur les rails en lâchant
sa vapeur. — Cinq minutes d'arrêt! — Quelques voyageurs cou-
rent au buffet, un facteur charge nos bagages et les brouette vers
le fourgon des messageries. Pas de Tristan. — Deux gendarmes à
l'air placide se promènent lentement le long du train; nos yeux
fouillent la route blanche qui va de la ville à la station. Rien. —
En voiture, messieurs ! en voiture! — Il n'y a plus à dire, il faut
monter. Nous nous installons dans un compartiment et nous met-
tons le nez aux fenêtres. TJn dernier coup de sonnette; on ferme
bruyamment les portières... Au même moment, quelqu'un apparaît
au détour de la route et prend le galop; quelqu'un entre violem-
ment dans l'intérieur de la station, apparaît successivement comme
une âme en peine aux vitres des salles d'attente, — c'est Tristan.
— 11 secoue convulsivement le bouton de chaque porte, mais les
portes sont closes. Nous le voyons s'élancer vers le buffet, puis
surgir à côté du garçon, par la porte qui communique avec le quai.
— D'une main il tient le précieux paquet où sont roulés les
brins de chêne et le galet de Kervenargan ; de l'autre, il fait des
signes désespérés. — Trop tard ! — Le train s'est mis en marche,
le voilà qui file; les gendarmes empêchent notre ami de se préci-
piter à sa poursuite...
Et toujours penchés aux portières, nous voyons le retardataire
secouer ses grands bras avec des gestes de télégraphe aérien ; et
l'infortuné Tristan, — sans femme, sans enfant et sans chien, —
ijeste comme un colis abandonné, — à Landerneau.
Anoré Theuriet.
CORRESPONDANCE
GEORGE SAND
IP.
A Monsieur Jules Boucoiran, à Châteauroux.
Nohant, le 22 mars 1830.
Je suis fort contente de votre lettre, mon cher enfant, mais avant
tout je veux vous dire qu'il faut que vous veniez me voir avant de
retourner à Paris, et même qu'il faut que vous vous arrangiez de
manière à passer quelque temps chez nous. Les enfans écrivent
assez bien pour que vous leur appliquiez la méthode d'orthographe
dont vous m'avez parlé. Ne le voulez-vous pas ? Vous savez le plaisir
que vous me ferez en acceptant ma proposition.
Vous convenez de si bonne grâce de tous vos torts que je ne puis
vous gronder bien haut. Mais un défaut qu'on avoue n'est qu'à moi-
tié corrigé. Il faut mettre la main à l'œuvre et s'en défaire de plus
en plus. Vous me disiez, dans votre autre lettre, que vous doutiez de
ma patience.
Vous ne vous trompez guère. J'en sa une inépuisable pour cer-
(1) Voyez h Reme da 1" janvier.
382 REVUE DES DEUX MONDES.
taines contrariétés et pour les douleurs physiques, mais en ce qui
concerne Maurice, je n'en ai pas du tout, et ce serait pourtant bien
le cas ou jamais. Je prends tellement à cœur ses progrès, que je
me désespère promptement, et j'ai bien tort. Je dirais bien aussi
comme vous que cela tient à ma constitution, au climat, à la diges-
tion, etc., mais ce serait une pauvre défaite, puisqu'il est beaucoup
d'occasions ou je réussis à dompter l'emportement de mon carac-
tère. Ce qu'on a pu une fois, on le peut plus d'une fois, et l'habi-
tude fait qu'on finit par le pouvoir presque toujours. J'espère que
j'en viendrai là pour mes impatiences et vous pour votre apathie.
La douceur m'est nécessaire pour faire quelque chose de mon fils;
un stimulant vous l'est aussi pour faire quelque chose de vous-
même. Car l'éducation de Maurice commence, et la vôtre n'est pas
finie. Si vous y consentez, je vous donnerai votre tâche quand vous
serez ici, et je vous autorise à vous moquer de moi quand vous me
verrez en colère. Mais déjà je me suis beaucoup amendée.
Le second paragraphe de votre réponse n'est pas clair. Vous me
promettez de me l'expliquer dans un an, à la bonne heure.
Le troisième est un raisonnement si l'on veut, et il vous suffira
de le relire pour voir comme il est solide. Vous dites : Je suis franc
parce que je laisse voir aux gens qu'ils me déplaisent. J'abhorre la
dissimulation et je serais hypocrite si j'agissais autrement. — Voilà
qui est bien d'une tête de vingt ans! Croyez-vous, mon enfant, que
je sois perfide et menteuse? Vous seriez le premier. Croyez-vous
que je n'aye pas bien des fois en ma vie ressenti des mouvemens
d'éloignement et d'indignation envers de certaines gens! Sans
doute cela m'est arrivé, mais avant de le leur témoigner j'ai réflé-
chi. Je me suis demandé sur quoi étaient fondées mes aversions, et
j'ai presque toujours reconnu que l'amour-propre m'exagérait la
différence que j'établissais entre moi et ces gens-là et la supériorité
que j'usurpais sur eux. Vous comprenez bien que je ne vous parle
pas des assassins et des voleurs que j'ai eu l'honneur de fréquenter.
Je les mets à part et je leur sais bien des motifs d'excuse et de com-
passion qui sont inutiles à dire ici. Je vous permets bien du reste
de les considérer avec horreur, pourvu que cette indignation ne
vous rende pas inflexible et inhumain envers ces hommes dégradés
qu'on doit encore secourir pour les empêcher de se dégrader de
plus en plus. Il n'est question ici que de ces travers, de ces vices
mêmes qu'on rencontre dans la société, dans toutes les sociétés,
avec cette seule différence qu'ils sont plus ou moins voilés. Eh bien,
si vous étiez un peu moins jeune, si vous aviez plus d'habitude de
rencontrer de ces gens à chaque pas (c'est là en quoi consiste ce
qu'on appelle expérience), si vous aviez examiné tout^ en les jugeant,
CORRESPONDANCE DE GEORGE SAND. 3S3
VOUS seriez beaucoup moins sévère pour eux sans cesser d'être
rigidement vertueux pour vous-même.
Considérez que vous avez vingt ans et que la plupart des gens
dont les travers vous choquent ont vécu trois ou quatre fois votre
âge, ont passé par mille épreuves dont vous ne savez pas encore
comment vous sortiriez, ont manqué peut-être de tous les moyens
de salut, de tous les exemples, de tous les secours qui pouvaient
les ramener ou les préserver. Que savez-vous si vous n'eussiez
pas fait pis à leur place, et voyez ce que c'est que l'homme livré
à lui-même? Observez-vous avec sévérité, avec attention pen-
dant une journée seulement, et vous verrez combien de mouve-
mens de vanité misérable, d'orgueil rude et fou, d'injuste égoïsme,
de lâche envie, de stupide présomption, etc., sont inhérens à notre
abjecte nature. Combien les bonnes inspirations sont rares, et
comme les mauvaises sont rapides et habituelles ! C'est cette habi-
tude qui fait que nous ne les apercevons pas, et que pour ne pas
nous y être livrés, nous croyons ne les avoir pas ressentis. Deman-
dez-vous ensuite d'où vous vient le pouvoir de les réprimer, pou-
voir qui vous est devenu aussi une habitude et dont le combat n'est
plus sensible que dans les grandes occasions. C'est ma conscience,
direz-vous. Ce sont mes principes. Croyez-vous que ces principes
vous fussent venus d'eux-mêmes sans le soin que votre mère et
tous ceux qui ont travaillé à votre éducation ont pris à vous les
inculquer? Et maintenant vous oubliez que ce sont eux qu'il faut
bénir et glorifier, et non pas vous, qui êtes un ouvrage sorti de
leurs mains ! Ayez donc plutôt compassion de ceux à qui le secours
a été refusé et qui, livrés à leur propre impulsion, se sont four-
voyés sans savoir où ils allaient. Ne les recherchez pas, car leur
société est toujours déplaisante et peut-être dangereuse à votre
âge, mais ne les haïssez pas, et vous verrez en y réfléchissant que
la bienveillance, qu'on appelle communément amabilité^ ne con-
siste pas à tromper les hommes, mais à leur pardonner.
Je ne vous dirai rien sur le reste de votre lettre. Je vous ai dit
tout ce que j'en pensais la première fois, et je n'ai rien à y changer.
Vous convenez que vous avez tort et vous me promettez de changer
cette bienveillance outrée en une douceur plus noble et dont on
sentira le prix davantage. Je vois bien que les élémens sont bons
en vous, mais le raisonnement est souvent faux, et c'est un grand
mal quand on s'encourage soi-même à se tromper.
Adieu, mon cher enfant, je vous attends, venez le plus tôt que
vous pourrez. Mes yeux vont mieux. Les enfans et moi vous em-
brassons affectueusement. Comptez toujours sur votre vieille amie.
Avez-vous reçu votre gilet ?
38Zi REVUE DES DEUX MONDES.
A Madame Dupin. Paris.
Nohant, 19 avril 1830.
Ma chère maman, j'ai été longtems empêchée de vous écrire par
une ophtalmie qui m'a fait beaucoup souffrir pendant plus d'un
mois et dont je ne suis pas encore tout à fait débarrassée, car j'ai
encore les yeux malades et fatigués le soir. Néanmoins je suis
assez bien pour mettre à exécution un projet dont je n'ai pas voulu
vous faire part avant qu'il fût tout à fait arrêté. Je vais aller pas-
ser quelques jours auprès de vous, et de plus, je vous mène Mau-
rice afin que vous fassiez connaissance avec lui. Il en meurt d'en-
vie et me fait mille questions sur votre compte. Je profite d'une
occasion agréable et commode pour le voyage. Le sous-préfet et sa
femme vont aussi prendre l'air de Paris et m'offrent une place dans
leur calèche- Une fois près de vous, j'espère bien vous décider à
revenir avec moi; vous n'aurez plus de défaites à me donner;
nous ferons le voyage aussi long que vous voudrez, nous nous arrê-
terons pour vous laisser reposer où vous voudrez; enfin, je vous
soignerai si bien en route que vous ne vous apercevrez pas de la
fatigue. Mais c'est de quoi nous aurons le loisir de parler ensemble
la semaine prochaine, c'est-à-dire le 30 de ce mois ou le 1" mai.
Dites à l'ami Pierrot qu'il s'apprête à gâter Maurice comme il m'a
gâtée jadis, ce qui ne nous rajeunit ni les uns ni les autres. Si
j'avais été seule, je vous aurais priée de me donner un lit de sangle
au pied du vôtre ; mais Maurice est un camarade de lit assez désa-
gréable, et d'ailleurs Hippolyte désire que je donne un coup d'oeil
à sa maison. J'occuperai donc son appartement, ce qui ne m'em-
pêchera pas de vous voir tous les jours et de vous mener prome-
ner. J'espère bien vous redonner des jambes. Je me rappelle qu'à
mon dernier voyage je vous ai été enlever, un jour que vous étiez
malade, et que j'ai réussi à vous égayer et à vous guérir. Je compte
encore livrer l'assaut à votre paresse et vous rendre plus jeune
que moi. Ce ne sera pas beaucoup dire quant au physique, car je
suis un peu dans les pommes cuites, comme vous verrez, mais
le moral ne vieillit pas autant, et je suis encore assez folle quand je
m'y mets.
Adieu, ma chère maman, bientôt je vous dirai bonjour. J'en suis
heureuse d'avance. Faites que je vous trouve bien portante, car
malgré l'empressement que j'aurais à vous soigner, j'aime mieux
que vous n'en ayez pas besoin. Je vous embrasse mille fois.
CORRESPONDANCE DE GEORGE SAND. 385
Emilie, Casimir, Ilippolyte et nous tous, vous embrassons tendre-
ment.
A Monsieur Jules Boucoiran. Paris.
Nohant, 20 juillet 1830.
Mon cher enfant, où êtes-vous? Je vous écris à Paris, ne sachant
si vous en êtes parti. Je pense que non, puisque vous m'aviez pro-
mis de venir me voir aussitôt votre retour au pays, et je ne vous
vois point arriver. Dernièrement, M"'* Saint-x\gnan me mandait
qu'elle vous voyait souvent. Pourquoi ne ra'écrivez-vous pas? Je
sais que vous vous portez bien, que vous avez conservé l'habitude
de cette gaîté bruyante que je vous connais. Mais ce n'est pas assez :
je veux que vous bavardiez un peu avec moi et que vous me racon-
tiez ce que vous faites et ce que vous ne faites pas. Moi, je ne vous
dirai rien de curieux. Vous savez comment on vit à INohant, le mardi
ressemble au mercredi, le mercredi au jeudi et ainsi de suite. L'hy-
ver ou l'été apportent seuls quelque diversion à cet état de stagna-
tion permanente. Nous avons le sentiment ou mieux la sensation du
froid et du chaud pour nous avertir que le tems marche et que la
vie couls comme l'eau. C'est un cours tranquille que celui qui me
mène, et je ne demande pas à rouler plus vite. Mais vous, dans ce
grand et fatiguant Paris, comment prenez-vous \q fardeau de l'exis-
tence? Âh Iqu'il est lourd à porter, quand il fait un tems chaud, qu'on
a des cors aux pieds et de longues courses à faire ! Je m'y suis amusée
ou amusé (comme votre sublime exactitude grammaticale l'enten-
dra). Mais je suis bien aise d'être de retour. Arrangez cela comme
vous voudrez. J'en conclus que je me trouve bien partout, grâce
à ma haute philosophie ou à ma profonde nullité. Il me semble que
vous aimiez assez notre vie paisible, vous êtes fait pour cela, et vous
avez une tournure faite exprès pour le grand canapé somnifère de
mon silencieux salon. Ne viendrez-vous pas bientôt y lire les jour-
naux ou vous y enfoncer dans une de ces léthargies demi-médita-
tives, demi-ronflantes que vous faites si bonnes et si longues ? Il
me tarde de vous embrasser, mon cher enfant, et de vous morigé-
ner par-ci par-là avec toute l'autorité que mon âge vénérable et
mon caractère grave me donnent sur votre folâtre jeunesse. En
attendant que j'aie ce plaisir, écrivez-moi, sans quoi nous nous
fâcherons.
Bonsoir, mon cher fils, je suis toujours à moitié aveugle, c'est
pour qu'il ne me manque aucune des infirmités dont l'imbécillité
se compose. Gela ne m'empêche pas de vous aimer tendrement.
Quand vous viendrez, demandez, je vous prie, à M"' Saint-Agnan
TOME XLIU. — 1881. 25
386 REVUE DES DEUX MONDES.
si elle n'a rien à m'envoyer de chez Gondel. Achetez-moi aussi
quelques cahiers de papier pareil à celui de cette lettre. Quand
je dis quelques^ c'est-à-dire une vingtaine. Je vous dois beau-
coup de choses. Il me tarde de m' acquitter envers vous. Mais ce
que je ne vous rembourserai qu'en amitié, c'est l'infatigable obli-
geance que vous avez eue pour moi à Paris et à laquelle je sais
être sensible, quoique bourrue. Maurice vous embrasse, il lit bien,
mais je ne trouve pas qu'il écrive assez couramment pour com-
mencer l'orthographe ; d'ailleurs je n'ai encore examiné qu'impar-
faitement votre méthode. Je veux m'en pénétrer un peu plus avant
de la mettre en pratique, et votre secours ne me sera pas inutile.
A Monsieur Adolphe Duplomb,
Notant, 23 juillet 1830.
Vous avez donc bien peur de moi, vous vous attendez à une belle
semonce et vous ne comptez pas sans votre hôte. Mais patience,
avant de vous laver la tête comme vous le méritez, je veux vous
dire que je ne vous oubhe pas et que j'ai été très fâchée en reve-
nant de Paris de trouver mon grand nigaud de fils parti. J'étais
habituée à votre face de carême, et la vérité est qu'elle me manque
beaucoup. Ce n'est pas que vous n'ayez beaucoup de défauts, mais
après tout vous êtes un bon enfant, et avec le temps vous devien-
drez raisonnable. Pensez quelquefois que vous avez des amis.
Quand ce ne serait que moi, c'est beaucoup, parce que je suis
solide au poste de l'amitié, quoique je n'aie pas l'air tendre. Je ne
suis pas très polie non plus, je dis durement la vérité; c'est mon
caractère; mais je tiens bon, et l'on peut compter sur moi. Rappe-
lez-vous ce que je vous dis là, parce que je ne vous le dirai pas
souvent. Rappelez-vous aussi que le bonheur en ce monde consiste
dans l'intérêt et dans l'estime qu'on inspire, je ne dis pas à tout le
monde, c'est impossible, mais du moins à un certain nombre
d'amis. On ne peut trouver son bonheur en soi-même entièrement
à moins d'être égoïste, et je ne pense pas assez mal de vous pour
vous soupçonner de l'être. L'homme qui n'est aimé de personne
est misérable, celui qui a des amis craint de leur faire de la peine
en se conduisant mal. C'est donc pour vous dire, comme dit Polyte,
que vous devez travailler à prendre une conduite rangée si vous
voulez me prouver que vous n'êtes point ingrat à l'intérêt que je
vous porte. Vous devriez vous défaire de ce mauvais genre de van-
terie que vous avez pris avec des écervelés comme vous. Faites ce
que votre fortune et votre santé vous permettent sans compro-
mettre l'honneur et la réputation d'autrui. Je ne vois pas qu'un
garçon soit obligé à la continence comme une religieuse, mais tai-
CORRESPONDANCE DE GEORGE SAND. 387
sez-vous sur vos bonnes ou mauvaises fortunes. Ces sots discours
sont toujours répétés, et le hazard les fait arriver aux oreilles des
personnes de bon sens qui les blâment. Tâchez donc aussi de ne
pas faire tant de projets, mais de vous en tenir à l'exécution de
quelques-uns. Vous savez que c'est toujours ma querelle avec
vous. Je voudrais vous voir plus de constance; vous dites à Hippo-
lyte que vous avez de la bonne volonté et du courage. Pour du cou-
rage physique (celui qui consiste à supporter les maladies et à ne
pas craindre la mort), je ne vous refuse pas celui-là; mais du cou-
rage pour un travail soutenu, j'en doute bien, ou vous avez furieu-
sement changé. Tout ce qui est nouveau vous plaît ; mais au bout
d'un peu de tem?, vous ne voyez que les inconvéniens de votre
position. Vous n'en trouverez guère, mon pauvre enfant, qui ne
soient semées de contrariétés et d'ennuis; si vous n'apprenez à les
supporter, vous ne serez jamais un homme.
Ici finit mon sermon. Je pense que vous en avez assez, surtout
n'ayant pas l'habitude de lire ma mauvaise écriture. Vous me ferez
plaisir de m'écrire, mais ne vous en faites pas une affaire d'état,
ne vous mettez pas à la torture pour me faire des phrases bien
limées. Je n'y tiens pas du tout. On écrit toujours assez bien quand
on écrit naturellement et qu'on exprime ce qu'on pense. Les belles
pages d'écriture sont bonnes pour les maîtres d'école, et je n'en
fais pas le moindre cas. Promettez-moi de prendre un peu de rai-
son et de penser quelquefois à mes sermons; c'est tout ce que je
vous demande. Soyez bien sûr que, si je n'avais pas d'amitié pour
vous, je ne prendrais pas la peine de vous en faire. Je craindrais
d'ailleurs de vous ennuyer, au lieu que je suis sûre qu'ils ne vous
déplairont pas et que vous apprécierez le sentiment qui me les dicte.
Adieu, écrivez-nous souvent et continuez à nous tenir au courant
de vos affaires. Soignez votre santé et tâchez de continuer à vous
bien porter. Mais si vous vous sentez malade, revenez au pays.
Nous aurons encore du lait et du sirop de gomme pour vous, et
vous savez que je ne suis pas une mauvaise garde-malade. Tout le
monde ici se souvient de vous avec intérêt. Pour moi, je vous donne
ma très sainte bénédiction. Aurore.
A Monsieur Jules Boucoiran, Paris.
31 juillet 1830, 11 heures du soir.
Oui, oui, mon enfant, écrivez-moi. Je vous remercie d'avoir
pensé à moi au milieu de ces horreurs. 0 mon Dieu, que de sang!
que de larmes! Votre lettre du 28 ne m'est arrivée qu'aujour-
d'hui 31. Nous attendions des nouvelles avec une anxiété ! Cependant
nous savions à peu près tout ce qu'elle contient par raille voies dif-
388 REVUE DES DEUX MONDES.
férentes, et les versions diffèrent peu les unes des autres. Mais rien
d'officiel ! Nous espérons que ce sera demain, car nous avons besoin
de cela pour coopérer aussi de tous nos faibles moyens au grand
œuvre de la rénovation. Ah ! Dieu ! l'emporterons-nous? Le sang
de tant de victimes profitera-t-il à leurs femmes et à leurs enfans ?
Votre lettre a été lue par toute la ville, car on est avide de détails
et chacun fournit son contingent. Écrivez donc, mais songez qu'on
s'arrachera les nouvelles et ne me parlez que des affaires publiques.
Mon pauvre enfant ! en dépit de la fusillade et des barricades, vous
avez réussi à m'informer de ce qui se passait. Croyez bien que,
parmi tous ceux pour qui je frémis, vous n'êtes pas un de ceux à
qui je m'intéresse le moins. Ne vous exposez pas, à moins que ce
ne soit pour sauver un ami, car alors je vous dirais ce que je dirais
à mon propre fils, faites -vous tuer plutôt que de l'abandonner. Au
nom du ciel, si vous pouvez circuler sans danger, informez-vous
du sort de ceux qui me sont chers. Les Saint-Agnan n'ont-ils pas
souffert? Le père était de la garde nationale. On en est à se dire :
un tel est-il mort? — Mort !.. Il y a trois jours, la mort d'un ami
nous eût glacés, aujourd'hui nous en apprendrons vingt dans un
seul jour peut-être et nous ne pourrons les pleurer, car dans de
tels momens la fièvre est dans le sang, et le cœur est trop oppressé
pour se livrer à la sensibilité. Il faut qu'il rompe ou qu'il résiste.
Je me sens une énergie que je ne croyais pas avoir. L'âme se
développe avec les événemens. On me prédirait que j'aurai demain
la tête cassée, je crois que je dormirais cette nuit ; mais on saigne
pour les autres. Ah! que j'envie vjotre sort! "Vous n'avez pas d' en-
fans! Vous êtes seul, moi je veille comme une louve sur ses petits,
et s'ils étaient menacés je me ferais mettre en pièces. Mais que
voulais-je vous dire? mes pensées se ressentent du désordre géné-
ral. Gourez à l'hôtel d'Elbeuf, place du Carrousel. Il est pillé, dévasté
sans doute. Sachez si ma tante, M."'" Maréchal et sa famille, ont
échappé au désastre de ces journées de meurtre. Mon oncle était
inspecteur de la maison du roi. Je me flatte qu'il était absent. Mais
sa femme et sa fille, seules au centre de la tempête ! Son gendre
est brigadier aux gardes du corps, est-il mort? Vivra-t-il demain
s'il ne l'est pas? Je n'ai pas le courage de leur écrire. D'ailleurs où
sont-ils? et puis peuvent-ils songer, s'ils ont été maltraités comme
je le crains, à donner de leurs nouvelles? Mais vous, mon enfant,
qui êtes actif, bon et dévoué à vos amis, vous pouvez peut-être
me tirer de cette horrible inquiétude. Faites-le si le combat a cessé
comme on le dit. Hélas ! ne recommencera-t-il pas bientôt?
Que je vous dise ce qui se passe chez nous. Notre ville est la
seule qui se montre vraiment énergique. Qui l'aurait cru? Elle seule
marche. Châteauroux est moins déterminée. Issoudun ne l'est pas
CORRESPONDANCE DE GEORGE SAND. 3S9
du tout. Néanmoins les gardes nationales s'organisent, et si l'auto-
rité (l'autorité renversée) lutte encore, nous résisterons bien. Dans
ce moment, la gendarmerie est la seule force qu'on ait à nous
opposer, et c'est si peu de chose contre la masse, qu'elle se tient
prudemment en repos. Nous n'avons qu'un danger à courir, celui
d'être assaillis par un régiment détaché de Bourges pour nous sou-
mettre, et alors on se battra. Les deux hommes d'ici sont des plus
décidés. Casimir est nommé lieutenant de la garde nationale, et
cent vingt hommes sont déjà inscrits. Nous attendons avec impa-
tience la direction que nous donnera le gouvernement provisoire.
J'ai peur, mais je n'en dis rien, car ce n'est pas pour moi que j'ai
peur. En attendant on se réunit, on s'excite mutuellement. Kt vous,
que fcrez-vous? La famille Bertrand reviendra-t-elle ici bientôt?
l'accompagnez- vous toujours? Je désire bien vous revoir.
Parlez-moi de notre député. Est-il arrivé sans événement? Nous
l'avons vu partir au plus rude moment et nous frémissions de ce
qui pouvait lui arriver. Nous espérons maintenant qu'il a pu entrer
sans danger, mais nous sommes impatiens d'en avoir la certitude.
Tâchez de le voir et priez-le, s'il a un instant de loisir, de me don-
ner de ses nouvelles. Il est notre héros, et comme notre attache-
ment est son unique salaire, il ne peut pas refuser celui-là.
Adieu, mon cher enfant. Où sont nos paisibles lectures et nos
jours de repos? quand reviendront-ils? La guerre n'est pas mon
élément, mais pour vivre ici-bas, il faut être amphibie. S'il ne
fallait que mon sang et mon bien pour servir la liberté! mais je ne
puis pas consentir à voir verser celui des autres, et nous y nageons!
Vous êtes heureux d'être homme, chez vous la colère fait diversion
à la douleur.
Merci encore une fois de votre lettre. Ne vous lassez pas de nous
donner des détails. Je ne crois pas qu'il ait pu rien arriver à ma
mère, mais la pauvre femme a dû avoir bien peur. Voyez-la, je vous
en prie; elle demeure près de vous, n" 6. Ne vous étonnez pas si
son accueil est singulier. Elle a l'étrange manie de prendre tous les
gens qu'elle ne connaît pas pour des voleurs. Criez-lui, en entrant,
que vous venez savoir de ses nouvelles de ma part, et si elle vous
reçoit froidement, ne vous en inquiétez pas, c'est moi qui vous sau-
rai gré de ce nouveau service. Adieu ! adieu !
A Madame Dupin, à Charleville.
7 septembre 1830.
J'aurais répondu plus tôtà votre lettre, ma chère petite mère, si
je n'eusse été fort malade. On a craint pour moi une fièvre céré-
390 REVUE DES DEDX MONDES.
brale, et pendant quarante-huit heures j'ai été je ne sais où. Mon
corps était bien au lit sous l'apparence du sommeil, mais mon âme
galoppait dans je ne sais quelle planète. Pour parler tout simple-
ment, je n'y étais plus et je ne me sentais plus. Un violent mal de
gorge m'a tirée de là, et c'est à lui que je dois d'être guérie.
Casimir est fort sensible à vos reproches, il assure qu'il ne les
mérite pas, qu'on lui a dit chez ma tante que vous étiez partie, et
en effet il en était si convaincu qu'il me l'a dit en arrivant ici. Il
n'a point été s'en assurer par lui-même, il regardait cela comme
une course inutile dans la certitude où il était de ne point vous
rencontrer, et il était tellement pressé, tellement occupé d'af-
faires politiques et des commissions dont la ville de la Châtre l'avait
chargé pour les chambres, qu'il regardait avec raison son tems
comme fort précieux. 11 était forcé de revenir au bout de huit
jours, et ce n'est pas sans peine qu'il a rempli si vite sa mission.
Ce que je ne conçois pas, c'est qu'on l'ait induit en erreur, lors-
que, d'après ce que vous œe dites, on savait que vous étiez encore
à Paris. J'ai des lettres de lui, datées de cette époque, dans
lesquelles il me dit positivement : « Ta mère est partie pour
Charleville, c'est pourquoi je n'ai pu la voir. »
Casimir est incapable d'un mensonge, et il ne peut pas avoir de
raison pour désirer de vous éviter; ainsi tout cela est l'ouvrage
d'un malentendu. Il était décidé à vous ramener ici avec lui, si
vous y eussiez consenti.
Vous avez été près de Caroline. Je suis loin d'en être jalouse.
Elle était malade, et je n'ai qu'un regret, c'est que les liens qui me
retiennent ici m'aient empêchée de vous y accompagner. Je l'aurais
soignée avec bien du zèle, mais outre que l'arrivée de deux per-
sonnes de plus dans son ménage eût pu la gêner beaucoup, il ne
m'est pas facile de quitter mes petits enfans, encore moins de les
faire voyager souvent avec moi. Voici l'âge où Maurice a besoin de
leçons suivies, et je suis comme enchaînée à la maison. J'ai renoncé
aux longues courses et j'ai été forcée de négliger celles de mes con-
naissances qui demeurent à cinq ou six lieues.
Oscar doit être un beau garçon, bien avancé. S'il était à moi,
avec les dispositions qu'il a pour le dessin, j'en ferais un peintre.
C'est l'avenir que je rêve pour le mien. Il annonce aussi du goût
pour cet art, et c'est, à mon gré, le plus beau de tous, celui qui
peut occuper le plus agréablement la vie, soit qu'il devienne un
état, soit qu'il serve seulement à l'amusement. Il me fait passer
tant d'heures de plaisir et de bonheur, que je passerais peut-être à
m' ennuyer! Si j'avais un talent véritable, je sens qu'il n'y aurait
pas de sort plus beau que le mien et j'oublierais bien, au fond de
mon cabinet, les intrigues et les ambitions qui font les révolutions.
CORRESPONDANCE DE GEORGE SAND. 391
Que dites-vous de celle-ci? Je suis loin de la croire Unie, et j'ai
peur même que tout ce qu'on a fait ne serve à rien. Mais vous en
avez par-dessus la tête, vous qui avez vu tout cela. Je ne veux pas
vous en parler.
Vous me rendez heureuse en m'apprenant que vous êtes plus
forte que vous ne pensiez. Je le pensais bien que vous vous exagé-
riez votre faiblesse. Je crois que je tiens de vous sous le rapport
de la santé : je suis sujette à de fréquentes indispositions, à des
gouflVances presque continuelles, soit d'une cause, soit d'une autre;
mais, au fond, je suis extrêmement forte et je suis, comme vous,
d'étoffe à vivre longtems et sans infirmité, en dépit de tous ces
arias de bobos dont je ne puis me défaire. Soignez-vous bien,
mais ne vous figurez donc pas que vous avez cent ans; toutes les
femmes de votre âge ont l'air d'avoir vingt ans de plus que vous.
En ne vous affectant pas, en ne vous laissant pas gagner par
l'ennui et la tristesse, vous serez encore longtems jeune. Restez
près de ma sœur tant qu'elle aura besoin de vous et que vous vous
plairez dans ce pays, mais dès que vous éprouverez le besoin de
changer de place et la force de le faire, venez ici. Vous y resterez
dix ans si vous vous y trouvez bien, huit jours si vous vous ennuyez ;
vous serez libre comme chez vous : vous vous lèverez, vous vous
coucherez, vous serez seule, vous aurez du monde, vous mangerez
comme bon vous semblera, vous n'aurez qu'à parler pour être
obéie. Si vous n'êtes pas contente de nous, je suis bien sûre que
ce ne sera pas de notre faute.
Adieu, ma chère maman, je vous embrasse de toute mon âme,
ainsi que ma sœur et Oscar.
Donnez-moi souvent de vos nouvelles et des leurs.
A Monsieur Jules Boueoiran, chez Monsieur le comte Bertrand,
à Châteauroux.
Nohant, 27 octobre 1830.
Je vous remercie, mon cher enfant, des deux billets que vous
m'avez écrits. Je ne vous ai pas répondu plus tôt parce que j'avais
trop mal au doigt. Je me doutais bien de l'exagération des rapports
sur Issoudun qui nous étaient parvenus. Il en est ainsi de toutes
les nouvelles, véritables cancans politiques, qui se grossissent en
roulant par le monde. La vérité a toujours quelque chose de tri-
vial qui déplaît aux esprits poétiques, et comme nous sommes
dans le pays, dans la terre classique de la poésie, on ne dit jamais
392 REVUE DES DEUX MONDES.
les choses comme elles sont. Voit-on des cochons, ce sont des élé-
phans, des oies, ce sont des princesses, et ainsi du reste. Je suis
lasse et dégoûtée de tout cela; aussi je ne lis plus les journaux.
J'y trouve l'esprit de commérage des coteries provinciales; c'est
une guerre de menteries, un assaut d'absurdité qui fait mal au
cœur, pour peu qu'on en ait. Je ne trouve rien au dehors de ma vie
qui mérite un sentiment d'intérêt véritable. De nos jours, l'enthou-
siasme est la vertu des dupes. Siècle de fer, d'égoïsme, de lâcheté
et de fourberie, où il faut railler ou pleurer sous peine d'être imbé-
cile ou misérable. Vous savez quel parti je prends. Je concentre mon
existence aux objets de mes affections. Je m'en entoure comme d'un
bataillon sacré qai fait peur aux idées noires et décourageantes. Âb-
sens comme présens, mes amis remplissent mon âme tout entière,
leur souvenir y ramène la joie, en efface la pointe acérée des dou-
leurs souvant cuisantes, souvent répétées, mais le lendemain amène
un rayon de soleil et d'espérance et je me moque des larmes de la
veille. Vous vous étonnez souvent de mon humeur mobile, de mon
caractère flexible. Où en serais-je sans cette faculté à m' étourdir?
Vous connaissez tout dans ma vie, vous devez comprendre que,
sans l'heureuse disposition qui me fait oublier vite le chagrin, je
serais maussade et sans cesse repliée sur moi-même, inutile aux
autres, insensible à leur affection. Loin de là, elle m'inspire tant de
reconnaissance, elle m'apporte tant de consolations, que je suis
fière de pouvoir dire à ceux qui m'aiment : « Vous me rendez le
bonheur et la gaîté, vous me dédommagez de ce qui me manque,
vous suffisez à toutes mes ambitions. » Prenez votre part de ce
compliment, mon enfant, car vous savez que je vous aime comme
un fils et comme un frère. Nous différons de caractère, mais nos
cœurs sont honnêtes et aimans, ils doivent s'entendre. Il me sera
doux de vous avoir pour longtems près de moi et de vous confier
mon Maurice. Il me tarde que ce moment soit arrivé. Les cancans
vont leur train à la Châtre plus que jamais. Ceux qui ne m'aiment
guère disent que faime « Sandot » (vous comprenez la portée du
mot) ; ceux qui ne m'aiment pas du tout disent que faime Sandot
et Fleury à la fois ; ceux qui me détestent disent que Duvernet et
vous par-dessus le marché ne me font pas peur. Ainsi j'ai quatre
amans à la fois. Ce n'est pas trop quand on a, comme moi, les pas-
sions vives. Les méchans et les imbéciles! que je les plains d'être
au monde! Bonsoir, mon fils, écrivez-moi. Et à propos, Sandot
m'a chargée de le rappeler spécialement à votre souvenir. Il vous
aime, cela ne m'étonne pas. Aimez-le aussi, il !e mérite.
CORRESPONDANCE DE GEORGE SANO. 393
A Monsieur Jules Boucoiran.
Nohant, mercredi 3 décembre 1830.
J'ai bien tardé à vous remercier de votre lettre et de vos olives,
mon cher enfant. J'étais au lit quand j'ai reçu tout cela, et depuis
près de quinze jours je suis sur le flanc, ayant tous les jours de
gros accès de fièvre et souffrant des douleurs atroces dans toutes
les entrailles. J'ai d'abord pensé que c'était une fièvre inflamma-
toire ; Charles a décidé que c'était une affection rhumatismale.
Depuis trois jours je suis sans fièvre, grâce au sulfate de quinine,
et mes douleurs commencent aussi à se calmer. J'espère qu'avec
du temps, de la patience et de la flanelle, j'en verrai la fin.
Vos olives sont restées plusieurs jours à La Châtre; elles étaient
adressées à M. Daudcvert, que personne ne connaissait. Enfin on
s'est douté chez Brazier que ce pouvait bien être nous qui nous
appelions de la sorte. Elles sont en très bon état, et chacun les
trouve excellentes. J'en mangerais bien si on me laissait faire;
mais j'en suis au bouillon de poulet et au sirop d'orgeat. Je vous
remercie de cet envoi, mon cher enfant. Qu'avez -vous fait de
votre colique? Dans votre seconde lettre vous ne m'en parliez pas,
j'en conclus que vous étiez guéri. Dieu le veuille!
Si vous aimiez les complimens, je vous dirai que vous m'avez
écrit une lettre vraiment remarquable de jugement, d'observation,
de raisonnement et même de style; mais vous m'enverriez prome-
ner. Je vous dirai donc tout bonnement que vos réflexions me
paraissent justes et que j'ai assez de confiance dans le jugement que
vous me donnez en tremblant et sans y avoir confiance vous-même.
Comme vous, je pense que le grand compagnon de ce petit monsieur
est sans moyens et sans mœurs. Pour lui, c'est aussi, je crois, un
être fort ordinaire, qui n'a point de vices ni de défauts choquans.
Sa physionomie (car vous savez que je tiens à cet indice), promet
de la fianchise et de la douceur. Cependant les choses vont assez
mal en sa faveur. Il a fait déclarations, protestations, et supplica-
tions à la pauvre enfant, qui ne doute pas plus de leur sohdité que
de la clarté du soleil. Et pourtant depuis son départ (au mois d'août
je crois), il n'a pas donné signe de vie à la famille ; quand on ques-
tionne Vautre qui est resté à Paris et qui est (je le crois bien, entre
nous) l'amant en titre de la mère, il répond par des balivernes. Je
pense que le monsieur était sincère aux pieds de la jeune fille.
Comment eût-il pu ne pas l'être? Elle est charmante de tous
points. Mais à peine éloigné, la froide raison (des raisons d'intérêt,
sans doute, car on m'assure qu'il a de la fortune, et elle n'a rien),
394 REVUE DES DEUX MONDES.
les parens, la légèreté, l'absence, un parti plus avantageux, que
sais-je? La jolie et douce enfant est oubliée sans doute, et dans l'i-
gnorance de son cœur elle le pleurera comme s'il en valait la peine.
Si jeunesse savait! dit le proverbe. Quoiqu'il arrive, je vous remer-
cie de vos lumières et je vous tiendrai au fait des événemens. J'a-
brège sur cet article, car j'ai bien des choses à vous dire. Sachez
une nouvelle étonnante, surprenante... (pour les adjectifs, voyez la
lettre de M'"" de Sévigné, que je n'aime guère, quoi qu'on dise.) Sachez
qu'en dépit de mon inertie, de mon insouciance, de ma légèreté à
m'étourdir, de ma facilité à pardonner, à oublier les chagrins et les
injures, sachez que je viens de prendre un j^arli violent. Ce n'est
pas pour rire, malgré le ton de badinage que je prends. C'est tout
ce qu'il y a de plus sérieux. Mais songez que c'est encore là un de
ces secrets qu'on ne dit pas à trois personnes, et qu'après avoir lu
ma lettre, il faut la jetter au feu. Vous connaissez mon intérieur.
Vous savez s'il est tolérable. Vous avez été étonné vingt fois de me
voir relever la tête le lendemain, quand la veille on me l'avait
brisée. Il y a un terme à tout. Et puis, les raisons qui eussent pu
me porter plus tôt à la résolution que j'ai prise n'étaient pas assez
fortes pour me décider. Avant de nouveaux événemens qui vien-
nent d'avoir lieu, personne ne s'est aperçu de rien. Il n'y a pas eu
de bruit. J'ai simplement trouvé un paquet à mon adresse en cher-
chant quelque chose dans le secrétaire de mon mari. Ce paquet avait
un air solennel qui m'a frappé. On y lisait : « Ne l'ouvrez qu'après
ma mort. » Je n'ai pas eu la patience d'attendre que je fusse veuve.
Ce n'est pas avec une tournure de santé comme la mienne qu'on
doit compter survivre à quelqu'un.
D'ailleurs j'ai supposé que mon mari était mort, et j'ai été bien
aise de voir ce qu'il pensait de moi durant sa vie. Le paquet m'é-
tant adressé, j'avais le droit de l'ouvrir sans indiscrétion, et mon
mari se portant fort bien, je pouvais lire son testament de sang-
froid. Vive Dieu! quel testament! Des malédictions et c'est tout! Il
avait rassemblé là tous ses mouvemens d'humeur et de colère contre
moi, toutes ses réflexions sur ma perversité, tous ses sentimens de
mépris pour mon caractère, et il me laissait cela comme un gage
de sa tendresse! Je croyais rêver, moi qui, jusqu'ici, fermais les
yeux et ne voulais pas voir que j'étais méprisée ; cette lecture m'a
enfin tirée de mon sommeil. Je me suis dit que, vivre avec un
homme qui n'avait pour sa femme ni estime ni confiance, c'était
vouloir rendre la vie aux morts. Mon parti a été promptement pris
et, j'ose le dire, irrévocablement. Vous savez que je n'abuse pas de
ce mot. Je ne l'employé pas souvent. Sans attendre un jour de
plus, faible et malade encore, j'ai déclaré ma volonté et décliné
mes motifs avec un aplomb et un sang-froid qui l'ont pétrifié. Il
CORRESPONDANCE DE GEORGE SAND. 395
ne s'attendait guère à voir un être comme moi se lever de toute
sa hauteur pour lui faire tête. Il a grondé, disputé, prié, et je suis
restée inébranlable. Je veux une pension, et j'irai à Paris pour
toujours, mes en fans resteront à Nohant. Voilà le résultat de notre
première explication. J'ai paru intraitable sur tous les points. C'é-
tait une feinte comme vous pouvez croire. Je n'ai nulle envie
d'abandonner mes enfans entièrement, mais je me suis laissé accu-
ser d'indifférence. J'ai déclaré être préparée à tout. Je voulais lui
bien persuader que rien ne m'entraverait. Qaand il en a été con-
vaincu , il est devenu doux comme un mouton, et aujourd'hui il
pleure. Il est venu me dire qu'il affermerait Nohant, qu'il ferait
maison nette, qu'il n'y pourrait pas vivre seul, qu'il emmènerait
Maurice à Paris et le mettrait en pension. C'est ce que je ne veux pas
encore. L'enfant est trop jeune et trop délicat. En outre, je ne veux
pas que ma maison soit vidée par mes domestiques qui m'ont vue
naître et que j'aime presque comme des amis. Je consens à ce que
le train en soit réduit, parce que la pension que je veux avoir pour
vivre indépendante rendra cette économie nécessaire. Je veux gar-
der Vincent et André avec leurs femmes et Pierre. Il y aura assez
de deux chevaux, de deux vaches, etc., etc., je vous fais grâce du
tripotage. De cette manière, je serai censée vivre de mon côté, mais
en effet je compte passer une partie de l'année, six mois au moins,
à Nohant près de mes enfans, voire près de mon mari, que cette
leçon rendra plus circonspect et dont ma position d'ailleurs me
rendra indépendante. Il m'a traitée jusqu'ici comme si je lui étais
odieuse. Du moment que je m'en assure, je m'en vais. Aujourd'hui
il me pleure. Tant pis pour lui. Je lui prouve que je ne veux pas
être supportée comme un fardeau , mais recherchée et appelée
comme une compagne libre, qui ne demeurera près de lui que
lorsqu'il en sera digne. Ne me trouvez-vous pas impertinente?
Rappelez-vous comme j'ai été humiliée, et cela a duré huit ans!
En vérité, vous me le disiez souvent : les faibles sont des dupes
de la société. Je crois que ce sont vos réflexions qui, à mon insu,
m'ont donné un commencement de courage et de fermeté. Je ne
me suis radoucie qu'aujourd'hui. J'ai ditque je consentirais à reve-
nir si ces conditions étaient acceptées, et elles le seront. Mais elles
dépendent encore de quelqu'un, ne le devinez- vous pas? C'est de
vous, mon enfant, et j'avoue que je n'ose pas vous prier, tant je
crains de ne pas réussir. Cependant voyez quelle est ma position.
Si vous êtes à Nohant, je puis respirer et dormir tranquille. Mon
enfant sera en de bonnes mains, son éducation marchera, sa santé
sera surveillée, son caractère ne sera gâté ni par l'abandon, ni par
la rigueur outrée. J'aurais par vous de ses nouvelles tous les jours,
395 REV^UE DES DEUX MONDES.
de ces détails qu'une mère aime tant à lire, de ces entretiens qui
m'étaient si doux et si consolans à Périgueux. Si je laisse mon fils
livré à son père, il sera gâté aujourd'hui, battu demain, négligé
toujours, et je ne retrouverai en lui qu'un méchant polisson. On
ne m'écrira que pour me le faire malade afin de me contrarier ou
me faire revenir.
Je crois que si c'était là son sort, j'aimerais mieux supporter le
mien tel qu'il est et rester près de lui pour adoucir du moins la
brutalité de son père. D'un autre côté, mon mari n'est pas aimable.
M"*"" Bertrand ne l'est pas non plus, mais on supporte d'une femme
ce qu'on ne supporte pas d'un homme, et pendant trois mois d'été,
trois mois d'hyver (c'est ainsi que je compte partager mon tems),
ferez-vous aux intérêts de mon fils, c'est-à-dire à mon repos, à
mon bonheur, le sacrifice de supporter un intérieur triste, froid et
ennuyeux? Prendrez-vous sur vous-même d'être sourd à des
paroles aigres et indifférent à un visage refrogné? Il est vrai de
dire que mon mari a entièrement changé d'opinion à votre égard
et qu'il ne vous a donné cette année aucun sujet de plainte; mais
à l'égard des gens qu'il aime le mieux, il est encore fort maus-
sade parfois. Hélas! je n'ose pas vous prier, tandis que, d'un autre
côté, la famille Bertrand, riche et aujourd'hui dans une position
brillante, vous olfre mille avantages, le séjour de Paris où peut-
être elle va se fixer par suite de la nomination du général à la tête
de l'école polytechnique, toutes les recherches du luxe et un intérieur
plus animé. Que ferai -je si vous me refusez? Et de quel droit insis-
terai-je pour vous faire pencher en ma faveur? Qu'ai-je fait pour
vous et que suis-je pour que vous me rendiez un service que per-
sonne ne me rendrait? Non, je n'ose pas vous prier, et cependant
je vous bénirais à genoux si vous m'exauciez; toute ma vie serait
consacrée à vous remercier et à vous chérir comme l'être à qui je
devrai le plus ; et si une reconnaissance passionnée, une tendresse
de mère peuvent vous payer d'un tel bienfait, vous ne regretterez
point de m' avoir sacrifié pour ainsi dire deux ans de votre vie, car
mon cœur n'est pas froid, vous le savez, et je sens qu'il ne restera
point au-dessous de ses obligations.
Adieu, répondez-moi courrier par courrier, cela est bien impor-
tant pour la conduite que j'ai à tenir vis-à-vis de mon mari. Si
vous m'abandonnez, il faudra que je plie et me soumette encore
une fois. Ah! comme on en abusera! Adressez-moi votre lettre
poste restante. Ma correspondance n'est plus en sûreté. Mais grâce
à cette précaution, vous pouvez me parler librement. Adieu, je
vous embrasse de tout mon cœur.
CORRESPONDANCE DE GEORGE PAND. 397
A Monsieur Jules Boucoiraii.
Nohant, 8 décembre 1830.
Laissez-moi vous bénir, mon cher enfant, et n'essayez point de
diminuer le prix de ce que vous faites aujourd'hui pour moi. Ne
dites pas que vous ne faites que remplir un engagement, tenir une
promesse. Du moment que les nouveaux chagrins que j'ai éprouvés
m'ont mise dans la nécessité de quitter Nohant une partie de l'an-
née, vous étiez dégagé de tout lien. Vous pouviez me dire: J'ai fait
le sacrifice de mes intérêts et de toute mon ambition à l'espoir de
vivre près d'une amie, mais je ne me suis pas engagé à veiller sur
ses enfans en son absence et à supporter l'ennui de la solitude
pendant l'autre moitié de l'année. Je ne vous ai donc fait aucune
injure en pensant que vous pourriez revendiquer ce droit. Quand
je vous ai offert près de moi un sort moins brillant, mais plus doux
peut-être que celui dont vous jouissez actuellement, je ne pré-
voyais pas les circonstances où je me trouve aujourd'hui. Je me disais
que mon amitié vous dédommagerait des avantages de la fortune,
et je vous connaissais assez pour espérer que vous goûteriez le
bonheur sans éclat que mon affection vous promettait. Maintenant
que je me vois forcée de prendre un parti sévère et d'assurer mon
repos et ma liberté par une résidence de six mois par an à Paris,
c'est en tremblant que je vous demande de me consacrer votre
tems, et bien loin de revendiquer comme un droit la promesse
que vous me fîtes, je vous en affranchis entièrement. Si c'est à
l'honneur seul que je dois la noble conduite que vous tenez à mon
égard, je vous rends votre liberté et je déclare que vous pouvez en
user sans que je vous ôte rien de mon estime. Non, mon cher
enfant, je ne veux rien devoir qu'à votre amitié. Je ne veux point
me soustraire à la reconnaissance en considérant votre sacrifice
comme l'accomplissement d'un devoir. Je le regarderai toute ma
vie comme une preuve d'affection si grande, que je ne pourrai jamais
assez la reconnaître. Je me dirai toujours que c'est par dévoûment
d'amitié et non par principe de conscience que vous avez accepté
mes propositions modifiées comme elles le sont par les chagrins de
mon intérieur.
Je vous renvoie les deux lettres que vous m'avez confiées. Je ne
m'abuse point sur le désavantage pécuniaire qui résulte pour vous
d'abandonner la famille B. Personne ne comprendra le désintéres-
sement et la noblesse de votre conduite. Votre mère seule en sera
un bon juge. Je souffre, je l'avoue, de l'idée que le secret de mon
intérieur sortira de vos mains. Je sais que votre mère gardera ce
398 REVUE DES DEUX MONDES.
secret comme vous-même, mais la mort, qui est un accident imprévu
et inévitable, peut changer étrangement la destination des écrits, et
cela se voit tous les jours. J'ai pour principe de détruire sans tar-
der tout papier contenant des particularités dont la découverte
serait nuisible à la réputation ou au bonheur de quelqu'un. Voilà
le seul motif qui m'engageait à vous prier de brûler ma lettre. Si
vous la faites passer à votre mère, priez-la donc de le faire. Vous
devez reconnaître comme moi l'utilité de cette mesure. Si quelque
autre personne que vous ou elle venait à découvrir les torts de
mon mari, je me ferais un reproche éternel de les avoir tracés.
Quant à la lettre de M""^ Saint-A., je ne suis guère surprise de
ses intentions officieuses à mon égard. Je n'ai jamais fait la folie
de croire en elle, aussi je ne puis être oiîensée de sa conduite
envers moi, quelle qu'elle soit. Si je trahissais la confiance qui
vous a porté à me communiquer cette lettre, je ferais une grande
lâcheté. Soyez donc sans crainte. Elle sera oubliée aussitôt que
lue. Je ne me souviendrai que de la résistance généreuse que vous
opposez à toutes les considérations qu'on vous met sous les yeux.
Je ne puis rien vous promettre pour le voyage à Nismes. Je le
désire plus que vous, et ce n'est pas la considération de l'argent qui
m'arrêterait le plus. Je suppose que ce voyage serait peu dispen-
dieux. Mais je serai désormais dans une position qui me prescrira
beaucoup de prudence dans mes démarches. Le bon accord que,
malgré ma séparation d'avec mon mari, je veux conserver dans tout
ce qui concernera mon fils, m'obligera à le ménager de loin comme
de près. J'ai déjà reconnu que ce projet ne lui souriait point. Je
m'efforcerai de le lui faire agréer, sinon j'y renoncerai, et vous en
m'en blâmerez pas. Désormais je ne dois laisser aucune prise
contre moi, ou tout le fruit de mon énergie serait perdu, et j'aurais
fourni des armes contre moi-même.
J'éprouve un autre chagrin très vif, c'est de n'avoir pas une
obole dont je puisse disposer maintenant. Si j'étais à Paris, je vous
trouverais de l'argent dans la journée. Je vendrais mes effets plu-
tôt que de ne pas vous rendre un service, mais ici que faire? Je
suis dans une position délicate envers mon mari. Je lui dois, c'est-
à-dire que je suis en avance de la pension qu'il me fait. Gela ne
m'a pas empêchée de lui demander aussitôt votre lettre reçue. J'ai
éprouvé un refus assez poli, mais très décisif. Plaignez-moi, jamais
je ne maudis mon défaut d'ordre comme quand il m'empêche de ser-
vir l'amitié ! Cependant, si vous ne pouvez en trouver ailleurs, je
tâcherai d'en emprunter sans qu'on le sache, quoique je sois déjà
criblée de dettes que j'acquitterai Dieu sait comment! Répondez-
moi immédiatement poste resiinte à La Châtre.
Mes affaires domestiques s'éclaircissent. Mon frère me soutient
CORRESPONDANCE DE GEORGE SAND, 399
un peu et m'offre son appartement à Paris ju^^qu'au mois de mars.
Pendant ce temps, il restera ici avec sa femme. A cette époque, je
reviendrai et je passerai quelque tems à Nohant pour vous y
installer, si je ne fais pas avec vous le voyage projeté. Je vais par-
tir pour Paris quand je serai rétablie. Je suis encore très souffrante.
Si vous pouvez venir passer une journée à Châteauroux, je vous
préviendrai afin que nous puissions nous voir à mon passage en
cette ville.
Adieu, mon cher enfant, je suis encore assez faible, mais j'ai
assez de tête et de cœur pour sentir vivement ce que vous faites
pour moi. Vous aurez beau vous défendre de mes bénédictions
avec votre rudesse Spartiate, je m'en moque, et je vous poursuivrai
jusqu'à la mort de mes remercimens et de ma tendresse. Prenez-le
comme vous voudrez^ comme dit mon vieux curé.
Bonsoir, donc, mon cher fils, parlez de moi à votre mère. Dites-
lui que je la vénère sans la connaître, ou plutôt que je la connais
très bien sans l'avoir vue. Certes, je voudrais qu'elle me connût
aussi et qu'elle sût combien son enfant m'est cher.
A Monsieur Charles Duvernet, à Paris.
Nohant, décembre 1830.
ÉPITRE ROMANTIQUE A MES TROIS AMIS.
De même que ces enfans naïfs et déguenillés que l'on voit sur
les routes, armés de ces ingénieux paniers que leurs petites mains
ont tressés après en avoir ravi les matériaux à l'arbuste flexible
qui croît dans ces vignes que l'on voit ceindre les collines ver-
doyantes de l'Indre, ramassent, pour engraisser le jardin paternel,
les immondices nutritives et fécondes, —je ne sais pas précisément
si le mot est masculin ounon... je m'en moque, — que les coursiers,
les mulets, les bœufs, les vaches, les pourceaux et les ânes, laissent
échap;)er dans leur course vagabonde, comme autant de bienfaits
que l'active et ingénieuse civilisation met à profit pour ranimer la
santé débile du chou-fleur et la délicate complexion de l'artichaut;
de mê(ne que ces hommes patiens et laborieux qu'un sot préjugé
essayerait vainement de flétrir, et qui munis de ces réceptacles
portatifs qu'on voit également servir à recueillir les dons de Bac-
chus et les infortunés animaux que l'on trouve parfois égarés et
languissans au coin des bornes jusqu'à ce qu'une main cruelle leur
donne la mort et les engloutisse à jamais dans la hotte parricide,
— ramassent, dans ces torrens fangeux qui se brisent en mugissant
dans les égouts de la capitale, divers objets abandonnés à la parci-
AOO REVUE DES DEUX MONDES.
monieuse industrie qui sait tirer parti de tout et faire du papier
à lettre avec des vieilles bottes et des chiens morts ;
De même, ô mes sensibles et romantiques amis ! après une longue,
laborieuse et pénible recherche, j'ai à peu près compris la lettre
bienfaisante et sentimentale que vous m'avez écrite, au milieu des
fumées du punch et dans le désordre de vos imaginations naturel-
lement fantasques et poétiques. Triomphez, mes amis, enorgueil-
lissez-vous des dons que le ciel prodigue vous a départis, soyez
fiers, car vous avez droit à l'être. Vous avez atteint et dépassé les
limites du sublime, vous êtes inintelligibles pour les autres comme
pour vous-mêmes. Nodier pâlit, Rabelais ne serait que de la Saint-
Jean, et Sainte-Beuve baisse pavillon devant vous. Immortels jeunes
hommes! mes mains vous tresseront des couronnes de verdure
quand les arbres auront repris des feuilles, le laurier sauce s'arron-
dira sur vos fronts et le chêne sur vos épaules, si vous continuez
de la sorte.
Heureuse, trois fois heureuse la ville de La Châtre, la patrie des
grands hommes, la terre classique du génie ! Heureuses vos ma-
mans! heureux vos papas! Enfans gâtés des Muses, nourris sur
l'Olympe (pas d'allusions je vous prie), bercés sur les genoux de la
renommée ! puissiez-vous faire pendant toute une éternité (comme
dit le forçat délibéré Ghampagnette de Lille), la gloire et l'ornement
de la patrie reconnaissante ! Puissiez-vous m'écrire souvent pour
m' endormir... au son de votre lyre pindarique, et pour détendre
les muscles buccinateurs infiniment trop contractés de mes joues
amaigries !
Depuis ton départ, ô blond Charles, jeune homme aux rêveries
mélancoliques, au caractère sombre comme un jour d'orage, infor-
tuné misanthrope qui fuis la frivole gaîté d'une jeunesse insensée,
pour te livrer aux noires méditations d'un cerveau ascétique ! les
arbres ont jauni, ils se sont dépouillés de leur brillante parure. Hs
ne voulaient plus charmer les yeux de personne, l'hôte solitaire des
forêts désertes, le promeneur mélancolique des sentiers écartés et
ombreux, n'étant plus là pour les chanter. Ils sont devenus secs
comme des fagots et tristes comme la nature veuve de toi, ô jeune
homme !
Et toi, gigantesque Fleury, homme aux pattes immenses, à la
barbe effrayante, au regard terrible, homme des premiers siècles,
des siècles de fer ! homme au cœur de pierre, homme fossile !
homme primitif, homme normal ! homme antérieur à la civilisa-
tion, antérieur au déluge! depuis que ta masse immense n'occupe
plus, comme les dieux d'Homère, l'espace de sept stades dans la
contrée, depuis que ta poitrine volcanique n'absorbe plus l'air
vital nécessaire aux habitans de la terre, le climat du pays est
i
CORRESPONDANCE DE GEORGE SAND. 401
devenu plus froid, l'air plus subtil, les vents qu'emprisonnaient tes
poumons, les tempêtes qui se brisaient contre ton flanc comme
au pied d'une chaîne de montagnes, se sont déchaînés avec furie
le jour de ton départ, et toutes les maisons de La Châtre ont été
ébranléos dans leurs fondemens, le moulin à vent a tourné pour la
première fois, quoique n'ayant ni ailes, ni voiles, ni pivot. La per-
ruque de M. de la Genetière a été emportée par une bourrasque au
haut du clocher, et la jupe de M""" Saint-0... a été relevée à une
hauteur si prodigieuse que le grand Chicot assure avoir vu sa jar-
retière.
Et toi, petit Sandeau! aimable et léger comme le colibri des
savanes parfumées! gracieux et piquant comme l'ortie qui se
balance au front battu des vents des tours de Ghâteaubrua ! depuis
que tu ne traverses plus avec la rapidité d'un chamois, les mains
dans les poches, la petite place où tu semas si généreusement cette
plante pectorale qu'on appelle le pas-d'âne et dont Féhx Fauchier
a fait, gUcàce à toi, une ample provision pour la confection du sirop
de quatre fleurs , les dames de la ville ne se lèvent plus que
comme les chauves-souris et les chouettes au coucher du soleil.
Elles ne quittent plus leurs bonnets de nuit pour se mettre à la
fenêtre, et les papillotes ont pris racine à leurs cheveux, la coiffure
languit, le cheveu dépérit, le fer à friser dort inutile sur les tisons
refroidis; la main de Laurent, glacée par l'âge et le chagrin, tombe
inactive à son côté, les touffes invisibles et les cache-peignes moi-
sissent sans éclat dans la boutique de Darnaut, l'usage des peignes
commence à se perdre, la brosse tombe en désuétude, et la garnison
menace de s'emparer de la place. Ton départ nous a apporté une
plaie d'Egypte bien connue.
Quant à votre amie infortunée, ne sachant que faire pour chas-
ser l'ennui aux lourdes ailes; fatiguée de la lumière du soleil qui
n'éclaire plus nos promenades savantes et nos graves entretiens aux
Couperies, elle a pris le parti d'avoir la fièvre et un bon rhuma-
tisme seulement pour se distraire et passer le tems. Vous ririez,
mes camarades, si vous pouviez me voir sortir de ma chambre, non
pas comme l'Aurore aux ailes empourprées attelant d'une main
légère les chevaux du classique Phébus dont la perruque rousse a
fait vivre les poètes pendant plusieurs siècles, mais comme la mar-
motte engourdie que le savoyard tire de sa boîte et fait danser à
grands coups de bâton pour la mettre en train et lui donner l'air
enjoué. C'est ainsi que je me traîne, moi qui naguères aurais défié
sur ma bonne Lyska un parti de miquelets, maintenant empaque-
tée de flanelles et fraîche comme une momie dans ses bandelettes,
je voyage en un jour de mon cabinet au salon, et une de mes jambes
TOME XLIH. — 1881, 26
402 REVUE DES DEUX MONDES,
est auprès de la cheminée dudit appartement que l'autre est encore
dans la salle à manger. Si cet état fâcheux continue, je vous prie
de m'acheter une de ces brouettes dans lesquelles on voiture les
culs-de-jatte dans les rues de Paris; nous y attellerons Brave, et
nous parcourrons ainsi les villes et les campagnes pour attirer la
pitié des âmes sensibles. Sandeau fera des cabrioles, Fleury des
tours de force, et Charles avalera des épées comme les jongleurs
indiens ou des souris comme Jacques de Falaise ; on lui laissera le
choix.
Et, à propos de Brave, je viens de lui rendre visite dans sa niche,
et après les politesses d'usage, je lui ai lu le paragraphe de votre
lettre qui le concerne. Il en a été fort mécontent, et me suivant
dans mon cabinet où il est présentement étendu devant le feu, il
m'a prié d'écrire sous sa dictée une réponse aux accusations dont
vous le chargez. Je souscris à sa demande et vous quitte pour ser-
vir d'interprète à ce bon animal.
Adieu donc, mes chers camarades, écrivez-moi souvent, quelque
bêtes que vous puissiez être, je vous promets de n'être jamais en
reste avec vous. Je vous tiens quittes des complimens, à moins
qu'ils ne soient tournés comme celui de Jules. Pauvre Fleury î
accouchez donc vite de ce fatal choléra-morbus, prenez du tabac à
fortes doses, il partira dans les éternuemens. Et vous, jeune Char-
lot, au milieu des tumultueux plaisirs de cette ville de bruit et de
prestiges, n'oubliez pas la plus ancienne de vos amies. Une poignée
de main à tous les trois, quoique Rochou Daubert ?iaime jjas cela
dans une femme.
Aurore D.
A M. Charles Duvernet, à Paris.
Nohant, décembre 1830.
Réclamation adressée par Brave, chien des Pyrénées, originaire
d'Espagne, garde de nuit de profession, décoré du collier à pointes,
du grand cordon de la chaîne de fer et de plusieurs autres ordres
honorables, à messieurs Fleury dit le Germanique et Jules Sandeau
le Marchois pour offense à la personne dudit Brave et diffamation
gratuite auprès de sa protectrice dame Aurore, châtelaine de Nohant
et de beaucoup de châteaux en Espagne dont la description serait
trop longue à mentionner.
Messieurs,
Je ne viens point ici faire une vaine montre de mes forces phy-
siques et de mes vertus domestiques. Ce n'est point un mouvement
CORRESPONDANCE DE GEORGE SAND, 403
d'orgueil assez justifié peut-être par la pureté de mon origine, et le
témoignage d'une conduite irréprochable, qui m'engage à mettre
la patte à la plume pour réfuter les imputations calomnieuses qu'il
vous a plû de présenter à mon honorée protectrice et amie, dame
Aurore, que j'ai fidèlement accompagnée et gardée jusqu'à ce jour,
à cette fm de détruire la bonne intelligence qui a toujours régné
entre elle et moi, et de lui inspirer des doutes sur mes principes
politiques. Il me serait facile de mettre au jour des faits qui cou-
vriraient de gloire l'espèce des chiens, au grand détriment de celle
des hommes. 11 me serait facile encore de vous montrer deux ran-
gées de dents auprès desquelles les vôtres ne brilleraient guère et
de vous prouver que, quand on veut mordre et déchirer, il n'est
pas prudent de s'adresser à plus fort que soi. Mais je laisse ces
moyens aux esprits rudes et grossiers qui n'en ont point d'autres.
Je dédaigne des adversaires dont la défaite ne me rapporterait point
de gloire et dont je viendrais aussi facilement à bout que des chats
que je surprends à vagabonder la nuit autour du poulailler, au lieu
d'être à leur poste à l'armée d'observation contre les souris et les
rats. Je ne veux employer avec vous que les armes du raisonne-
ment, mon caractère paisible préfère terminer à l'amiable les dis-
cussions où la rigueur n'est pas absolument nécessaire ; accoutumée
dès l'enfance et pour me servir de l'expression de M. Fleury, dès
mon bas âge, à des études graves et utiles, j'ai contracté le goût
des méditations approfondies. J'ai réussi à l'inspirer au Chien bleu
qui ne manque pas d'intelligence, et je prends plaisir à m'entre-
tenir avec lui sur toute sorte de matières lorsque, couchés au clair
de la lune sur le fumier de la basse-cour durant les longues nuits
d'hyver, nous examinons le cours des astres et leurs rapports avec
le changement des saisons et le système entier de la nature ; c'est
en vain que j'ai voulu améliorer l'éducation et réformer le jugement
de mon autre camarade, l'oncle Mylord,que vous appelez épilep-
tique et convulsionnaire, car dans la frivolité de vos railleries mor-
dantes, vous n'épargnez pas, messieurs, les personnes les plus
dignes d'intérêt et de compassion par leurs infirmités et leurs dis-
grâces. Quoi qu'il en soit, messieurs, je ne m'adjoindrai pas dans
cette défense le susdit oncle Mylord, parce que, sa complexion ner-
veuse ne le rendant propre qu'aux beaux-arts, il fait société à part
et passe la majeure partie de son tems dans le salon, où on lui per-
met de se chauffer les pattes en écoutant la musique, dont il est
fort amateur, pourvu qu'il ne lui échappe aucune impertinence, ce
qui malheureusement, vous le savez, messieurs, lui arrive quelque-
fois. Je dois en même temps vous déclarer que, dans le système
de défense que j'ai adopté, j'ai été puissamment aidé par les lumières
et les réflexions du Chien bleu ; la franchise m'oblige à reconnaître
404 REVUE DES DEUX MONDES.
les talens et le mérite de cette personne estimable, que vous n'avez
pas craint d'envelopper dans vos soupçons injurieux sur notre
patriotisme et notre moralité.
D'abord, examinons les faits qu'on m'attribue. M. Fleury, mon
principal accusateur, prétend :
1° Que moi. Brave, assis sur mon postérieur, j'ai été surpris par
lui, Fleury, réfléchissant aux malheurs que des factieux ont attirés
sur la tête de l'ex-roi de France, Charles X.
M. Fleury insiste sur l'expression de factieux, dont il assure
que je me suis servi.
2" Il prétend m'avoir surpris lisant la Quotidienne en cachette
et, d'après ces deux chefs d'accusation, il ne craint pas de se
répandre en invectives contre ma personne, de me traiter tour à
tour de carliste, de jésuite, d'ultramontain, de serpent, de croco-
dile, de boa, d'hypocrite, de chouan, de Ravaillac.
Quelle âme honnête ne serait révoltée à cette épouvantable liste
d'épithètes infamantes, gratuitement déversées sur un chien de
bonne vie et mœurs, d'après deux accusations aussi frivoles, aussi
peu avérées ! mais je méprise ces outrages et n'en fais pas plus de
cas que d'un os sans viande.
M. Fleury ment à sa conscience lorsqu'il rapporte avoir entendu
sortir de ma gueule le mot de factieux appliqué aux glorieux libé-
rateurs de la patrie. Je vous le demande, ô vous qui ne craignez
pas de flétrir la réputation d'un chien paisible, ai-je pu me rendre
coupable d'une aussi absurde injustice? Pouvez-vous supposer que
j'aie le moindre intérêt à méconnaître les bienfaits de la révolu-
tion? ]N'est-ce pas sous l'abominable préfecture d'un favori des
Villèle et des Peyronnet, que les chiens ont été proscrits comme
du tems d'Hérode le furent d'innocens martyrs enveloppés dans la
ruine d'un seul!
iN'est-ce pas en faveur des prérogatives de la noblesse et de l'a-
ristocratie que l'entrée des Tuileries fut interdite aux chiens libres
et accordée seulement comme un privilège à cette classe dégradée
des Bichons et des Carlins, que les douairières du noble faubourg
traînent en laisse comme des esclaves au collier doré? Oui, j'en con-
viens, il est une race de chiens dévouée de tout tems à la cour et
avilie dans les antichambres, ce sont les Carlins, dont le nom offre
assez de similitude avec celui de carlistes pour qu'on ne s'y mé-
prenne point. Mais nous, descendans des libres montagnards des
Pyrénées, race pastorale et agreste, nous qui, au milieu des neiges
et des rocs inaccessibles, gardons contre la dent sanglante des
loups et des ours, contre la serre cruelle des aigles et des vautours,
les jeunes agneaux et les blanches brebis de la romantique vallée
d'Andorre!.. Ahl ce souvenir de ma patrie et de mes jeunes ans
CORRESPONDANCE DE GEORGE S AND. 405
m'arrache des larmes involontaires! je crois voir encore mon res-
pectable père, le vaillant et redoutable Pigon, avec son triple col-
lier de pointes de fer, où la dépouille sanglante des loups avait
laissé de glorieuses empreintes! Je le vois se promener majestueu-
sement au milieu du troupeau, tandis que les brebis se rangeaient
en haie sur son passage dans une attitude respectueuse et que,
moi, faible enfant, je jouais entre les blanches pattes de ma mère
Tanbelle, vive Espagnole à l'œil rouge et à la dent aiguë 1 Je crois
entendre la voix du pasteur chantant la ballade des montagnes aux
échos sauvages étonnés de répondre à une voix humaine dans cette
âpre solitude; je retrouve dans ma mémoire son costume étrange,
son cothurne de laine rouge appelé spardilla, son berret blanc et
bleu, son manteau tailladé et sa longue espingole, plus fidèle gar-
dienne de son troupeau que la houlette parée de rubans que les
bergères de Cervantes portaient au temps de l'âge d'or. Je revois
les pics menaçans, embellis de toutes les couleurs du prisme reflé-
tées sur la glace séculaire, les torrens écumeux dont la voix ter-
rible assourdit les simples mortels, les lacs paisibles bordés de
safran sauvage et de rochers blancs comme le marbre de Paros, les
vieilles forteresses maures abandonnées aux lézards et aux chou-
cas, les forêts de noirs sapins et les grottes imposantes comme
l'entrée du Tartare. — Pardonnez à ma faiblesse, ce retour sur un
temps pour jamais effacé de ma destinée a rempli mon cœur de
mélancolie; mais dites-moi, Fleury et Sandeau, si vous avez autant
d'âme qu'un chien comme moi peut en avoir, pensez-vous qu'un
simple et hardi montagnard soit un digne courtisan du despotisme,
un conspirateur dangereux, un affilié de Lulworth? Non, vous ne le
pensez pas! vous avez pu me voir lire la Quotidienne^ ma maîtresse
la reçoit, et je ne la soupçonne pas d'être infectée de ces gothiques
préjugés, de ces haineux ressentimens. Je la lis comme vous la
liriez, avec dégoût et mépris, pour savoir seulement jusqu'où l'a-
charnement des partis peut porter des hommes égarés, mais com-
bien de fois, transporté d'une vertueuse indignation, j'ai fait voler
d'un coup de patte, ou mis en pièces d'un coup de dent, ces
feuilles empreintes de mauvaise foi et d'esprit de vengeance !
Cessez de le dire, et vous, ma chère maîtresse, mon estimable
amie, gardez-vous de le croire. Jamais Brave, jamais le chien
honoré de votre confiance et enchaîné par vos bienfaits, ne mé-
connaîtra ses devoirs et n'oubliera le sentiment de sa dignité. Qu'on
vienne au nom de Charles X ou de Henry V attaquer votre tran-
quille demeure, vous verrez si Brave ne vaut pas une armée. Vous
reconnaîtrez la pureté de son cœur indignement méconnue par vos
frivoles amis, vous jugerez alors entre eux et moi!
Et vous, jeunes gens sans expérience et sans frein! j'ai pitié de
406 REVUE DES DEUX MONDES.
votre jeunesse et de votre ignorance, mon âme généreuse, incapable
de ressentiment, veut oublier vos torts et pardonner à votre légè-
reté ; soyez donc absous et revenez sans crainte égayer les ennuis
de ma maîtresse solitaire. Vous n'avez rien à redouter de ma ven-
geance. Brave vous pardonne I que tout soit oublié, et si vous êtes
d'aussi bonne foi que moi, qu'un embrassement fraternel soit le
sceau de notre réconciliation; je vous offre ma patte avec franchise
et loyauté et joins ici, pour votre sûreté personnelle, un sauf-con-
duit qui vous mettra à couvert des ressentimens que votre lettre
aurait pu exciter dans les environs.
Brave, seigneur chien, maître commandant, général en chef et
inspecteur de toute la chiennerie du pays, à Mylord, au Chien bleu,
à Marchant, à Labrie, à Charmette, à Capitaine, à Pistolet, à Ca-
niche, à Parpluche, à Mouche, à tous les chiens jeunes et vieux,
nmles et femelles, ras et tondus, grands et petits, galeux et enra-
gés, infirmes et podagres, hargneux et arrogans, domiciliés dans le
bourg de Nohant, dans celui de Montgivray, dans la maison à
Rochette, à la Thuillerie, etc., et tous autres lieux situés entre
la Châtre et Nohant.
Défense vous est faite, sous peine de mort, de mordre, pour-
suivre, menacer ou insulter les trois individus ci-dessous men-
tionnés :
Charles Duvernet, Jules Sandeau, Alphonse Fleury,
lesquels seront porteurs du présent sauf-conduit que nous leur
avons délivré le décembre 1830 en notre niche, en présence du
Chien bleu et de madame Aurore D.
Signé : Brave.
A Monsieur Jules BoucoiraUj à Nohant.
Paris, 12 février 1831.
Mon cher enfant, je vous remercie de votre bonne lettre; écrivez-^
moi souvent, je vous en prie. Il n'y a que par vous que je sais avec
exactitude l'état de mes enfans. Dites à Maurice de m'écrire, mais
laissez-le libre et d'écriture et d'orthographe et de style. J'aime ses
naïvetés et ses barbouillages, et je ne veux pas qu'il considère l'heure
de m'écrire comme une heure de travail. Une page deux fois la
semaine, ce ne sera pas assez pour l'embrouiller dans ses progrès.
Je suis bien contente qu'il se rende à la nécessité de travailler
sans verser trop de larmes. Une fois l'habitude prise, il ne se trou-
vera pas plus malheureux qu'avant.
CORRESPONDANCE DE GEORGE SAND. 407
Mon mari me mande que vous êtes maigre et au régime. Étes-
vous réellement bien guéri, mon cher enfant ? Soignez-vous, ne
couchez pas sans feu comme vous fesiez par négligence l'année
dernière et ayez toujours une tisane rafraîchissante dans votre
chambre. Moi, le grand médecin de Nohant, je vous traiterais ex
professa. Que deviennent donc tous les malades du village depuis
que je ne suis plus là pour les guérir ou pour les tuer? Je vous
dirai en confidence que j'ai eu ici l'occasion d'exercer mes talens
auprès de qui? Je vous le donne en centl Auprès de M'^' P..., mon
implacable ennemie. La malheureuse femme vient de faire un triste
voyage à Paris, pour enterrer un fils de vingt ans. Elle était mourante
de douleur lorsque le hasard m'a fait connaître sa situation, j'y ai
couru sur-le-champ, je l'ai trouvée entourée de jeunes gens qui pleu-
raient leur camarade et s'affligeaient qu'il n'y eût pas une femme
auprès de la mère désolée. J'ai passé la nuit sur une chaise auprès
d'elle. Une triste nuit! mais lorsqu'elle m'a reconnue et qu'abjurant
son aversion, elle m'a remerciée avec élan, j'ai éprouvé combien la
vengeance noble, celle qui consiste à rendre le bien pour le mal, est
un sentiment pur et doux. Nous nous sommes quittées très récon-
ciliées. Je parierais bien qu'à La Châtre et à Nohant surtout, ma
conduite passerait pour un trait de folie. N'en parlez pas, mais si
on en parle et qu'on m'accuse encore pour cela, laissez dire. Je
m'en bats l'œil.
Je ne crois pas, mon cher enfant, à tous les chagrins qu'on me
prédit dans la carrière littéraire où j'essaye d'entrer. Il faut voir et
apprécier quels motifs m'y poussent et quel but j'y poursuis. Mon
mari a fixé ma dépense particulière à 3,000 francs. Vous savez que
c'est peu pour moi qui aime à donner et qui n'aime pas à compter.
Je songe donc uniquement à augmenter mon bien-être par quel-
ques profits, et, comme je n'ai nulle ambition d'être connue, je ne
le serai point. Je n'attirerai l'envie et la haine de personne. La
plupart des écrivains vivent d'amertumes et de combats, je le sais,
mais ceux qui n'ont d'autre ambition que celle de gagner leur vie
vivent à l'ombre et paisiblement. Béranger, le grand Béranger lui-
même, malgré sa gloire et son éclat, vit retiré et à part de toutes
les coteries. Ce serait bien le diable si un pauvre talent comme le
mien ne pouvait se dérober aux regards. Le tems n'est plus où les
éditeurs fesaient queue à la porte des écrivains. La chose est ren-
versée, et de tous les états le plus libre et le plus obscur peut-être
est celui d'auteur, pour qui n'a pas d'orgueil et de fanfaronnade.
Quand on vient donc me dire que la gloire est un chagrin de plus
que je me prépare, je ne puis m'empêcher de rire de ce mot, qui
n est pas heureux et de tous ces lieux-communs qui ne sont appli-
508 REVUE DES DEUX MONDES.
cables qu'au génie et à la vanité. Je n'ai ni l'un ni l'autre, et j'es-
père ne connaître aucune de ces tracasseries qu'on croit inévita-
bles. J'ai été invitée chez Kératry et chez M"* Récamier. J'ai eu le
bon sens de refuser. Je vais chez Kératry le matin, et nous causons
au coin du feu. Je lui ai raconté comme nous avions pleuré en
lisant le Dernier des Deaumanoir . Il m'a dit qu'il était plus sensible
à ce genre de triomphe qu'aux applaudissemens des salons. C'est
un digne homme. J'espère beaucoup de sa protection pour vendre
mon petit roman. Je vais paraître dans la Revue de Paris; j'en ai
enfin la certitude, ce sera un pas immense de fait et la seule ma-
nière de faire connaître mon nom, que je ne puis vous dire, vu que
je ne le sais pas encore.
Voilà où j'en suis. Adieu, mon cher enfant, je vous embrasse de
tout mon cœur. J'ai beaucoup de courses et de travail, voilà le seul
côté pénible de l'état que j'ai embrassé, mais quand les premiers
obstacles seront franchis, je me reposerai.
A Monsieur Jules Boucoiran, à Nohant.
Paris, 4 mars 1831.
Je VOUS remercie, mon cher enfant, de m'avoir écrit. Je ne vis
que de ce qui concerne Maurice, et les nouvelles qui m'arrivent
par vous n'en sont que plus douces et plus chères. Aimez-le donc,
mon pauvre petit, ne le gâtez pas, et pourtant rendez-le heureux.
Vous avez ce qu'il faut pour l'instruire sans le rendre misérable,
de la fermeté et de la douceur. Dites-moi qu'il prend ses leçons sans
chagrin. Près de lui je sais montrer de la sévérité, mais de loin
toutes mes faiblesses de mère se réveillent et la pensée de ses
larmes fait couler les miennes. Oh! oui, je souffre d'être séparée
de mes enfans. J'en souffre bien ! Mais il ne s'agit pas de se lamen-
ter; encore un mois, et je les tiendrai dans mes bras. Jusque-là il
faut que je travaille à mon entreprise.
Je suis plus que jamais résolue à suivre la carrière littéraire.
Malgré les dégoûts que j'y trouve parfois, malgré les jours de
paresse et de fatigue qui viennent interrompre mon travail, malgré
la vie plus que modeste que je mène ici, je sens que mon existence
est désormais remplie. J'ai un but, une tâche, disons le mot, une
passion. Le métier d'écrire en est une violente et presque indes-
tructible ; quand elle s'est emparée d'une pauvre tête, elle ne peut
plus s'arrêter. Je n'ai point eu de succès; mon ouvrage a été trouvé
invraisemblable par les gens à qui j'ai demandé conseil. En con-
CORRESPONDANCE DE GEORGE SAND. 409
science, ils m'ont dit que c'était trop bien de morale et de vertu
pour être trouvé probable par le public. C'est juste, il faut servir
le pauvre public à son goût, et je vais faire comme le veut la mode.
Ce sera mauvais. Je m'en lave les mains. On m'agrée dans la Revue
de Paris, mais on me fait languir. Il faut que les noms connus
passent avant moi. C'est trop juste. Patience donc. Je travaille à
me faire inscrire dans la Mode et dans V Artiste, à^nx journaux du
même genre que la Revue. C'est bien le diable si je ne réussis
dans aucun. En attendant il faut vivre ; et pour cela je fais le
dernier des métiers, je fais des articles pour le Figaro. Si vous
saviez ce que c'est I Mais de Latouche paye 7 francs la colonne, et
avec ça on boit, on mange, on va même au spectacle, en suivant
certain conseil que vous m'avez donné. C'est pour moi l'occasion
des observations les plus utiles et les plus amusantes. Il faut,
quand on veut écrire, tout voir, tout connaître, rire de tout. Ah!
ma foi, vive la vie d'artiste ! Notre devise est liberté.
Je me vante un peu pourtant. Nous n'avons pas précisément la
liberté au Figaro. M. de Latouche, notre digne patron (ah! si vous
connaissiez cet homme-là!), est sur nos épaules, taillant, rognant
à tort et à travers, nous imposant ses lubies, ses aberrations, ses
caprices. Et nous d'écrire comme il l'entend, car après tout, c'est
son alTaire, et nous ne sommes que ses manœuvres : ouvrier jour-
naliste, garçon rédacteur, je ne suis pas autre chose pour le
moment. Et quant, à mon réveil, je vais déjeuner au café et que je
vois les platitudes que j'ai griffonnées la veille dans vingt paires de
mains qui se les arrachent et sous les yeux de ces bénévoles lec-
teurs dont le métier est d'être mystifié, je me prends à rire d'eux
et de moi.
Quelquefois je les vois cherchant à deviner des énigmes sans
mot et je les aide à s'embrouiller, J'ai fait hier un article pour
M"'* Duvernet-, au café aujourd'hui, on dit que c'est pour M. de
Quélen. Voyez un peu!
Adieu, mon cher enfant, je vous charge d'embrasser mon frère
et ma sœur si elle vous le permet. Dites à Polyte de m'écrire un
peu plus souvent. Enfermée au bureau d'esprit de mon digne maître
depuis neuf heures du matin jusqu'à cinq heures, je n'ai guère le
tems d'écrire, moi, mais j'aime bien à recevoir des lettres de Nohant,
Elles me reposent le cœur et la tête.
Je vous embrasse et vous aime bien. Dites-moi donc ce que vous
faites faire à Maurice.
J'ai revu Kératry et j'en ai assez. Hélas ! Il ne faut pas voir les
célébrités de trop près.
De loin c'est quelque chose, etc.
ZilO REVUE DES DEUX MONDES.
J'aime toujours M. Duris-Dufresne de passion. Je vous dirai que
j'ai vu M""' Bertrand à la chambre des députés. Elle était derrière
moi dans la tribune des dames. Je lui ai offert ma place. J'ai été
honnête, elle a été gracieuse, et l'histoire finit là.
A Monsieur Charles JDuvernet, à La Châtre,
Paris, 6 mars 1831.
Vous êtes un fichu paresseux, mon cher camarade, et si nous
n'étions d'anciens amis, je me lâcherais, je crois, mais il faut bien
vous pardonner, car on ne refait pas de vieux amis du jour au
lendemain. Savez-vous qu'il se passe de belles choses ici? C'est
vraiment très drôle à voir. La révolution est en permanence comme
la chambre. Et l'on vit aussi gaîment au milieu des bayonnettes,
des émeutes et des ruines que si l'on était en pleine paix. Moi, ça
m'amuse, j'en suis fâchée pour ceux à qui ça déplaît, mais nous
sommes au monde pour rire ou pour pleurer de ce que nous
voyons faire. Et, bien que je pleure quelquefois tout comme une
autre, pour le plus souvent je ris, et je fais bien.
Dites-moi donc, mon camarade, vous avez quelquefois l'hu-
meur bien noire à ce qu'il paraît? moi aussi ; le moyen de s'en dis-
penser! mais chez moi la peine ne creuse guères, et chez vous
l'ennui se cramponne, du moins je crois le voir à quelques phrases
de votre lettre. Gela ne me surprend point, l'air du pays n'est pas
léger, la société n'est pas délicate, les cancan s ne sont pas spiri-
tuels, et les plaisirs ne le sont pas du tout. On vit en tous lieux, je
le sais, mais avec des intérêts, un ménage, une occupation person-
nelle, des projets et des profits. A votre âge, on n'a rien de tout
cela, et au mien... que vous dirai -je? cela ne suffît pas encore. Un
peu de patience, quand nous aurons quarante ans, nous serons les
meilleurs Berrichons du monde. En attendant, il faut bien varier un
peu la vie, et au lieu de vous faire des sermons, je vous engagerai
à venir à Paris le plus que vous pourrez; je sais que les parens ne
lâchent guères leurs enfans, mais vous qu'on aime et qu'on gâte
passablement, si vous montriez un désir bien prononcé, je doute
qu'on sût y résister. Si l'on voulait m'écouter, je parlerais bien pour
vous, car je suis pénétrée de l'impossibilité de vivre heureuse à La
Châtre, quand on n'est ni vieux, ni père de famille, ni raisonnable
par force en un mot.
Je ne suis pas de ceux qui disent que vivre, c'est s'amuser, ou
plutôt je ne l'entends pas comme eux. Je crois bien que ce n'est pas
CORRESPONDANCE DE GEORGE SAND. 411
rOpéra qu'il vous faut tous les jours pour passer agréablement la
soirée. L'Opéra est chose délicieuse, mais on peut rire ailleurs et
de tout son cœur. Odry même, le sublime Odry, n'est pas indispen-
sable à ma félicité, quoiqu'il y contribue puissamment. Mais je
m'amuse partout. — Partout (entendons-nous) où je ne vois pas la
haine, le soupçon, l'injustice et l'aigreur empester l'air que je res-
pire. Si les gens n'étaient pas méchans,je leur passerais bien d'être
bêtes, mais pour notre malheur ils sont l'un et l'autre, et voilà
pourquoi la province est odieuse; il y a un venin caché partout,
et l'on peut dire d'elle ce que Victor Hugo dit de la prison : Vous
cueillez une fleur, et elle pique ou elle pue. C'est baroque, mais
c'est vrai.
Il me tarde pourtant d'y retourner, car j'ai des enfans que j'aime
plus que tout le reste, et sans l'espoir de leur être plus utile un
jour avec la plume du scribe qu'avec l'aiguille de la ménagère,
je ne les quitterais pas si longtems. Mais je veux, malgré les diffi-
cultés sans nombre que je rencontre, faire les premiers pas dans
cette carrière épineuse. Je me suis enfin décidée à écrire dans le
Figaro, et je suis charmée que vous y soyez abonné, ce sera une
manière de causer avec vous, surtout si M. Delatouche a souvent
la bonne idée de me faire faire des articles comme celui de Moli-
naruy article dont le cœur a fait les frais plus que l'esprit. C'est
dans son cabinet, à sa table, moitié avec lui, que j'ai écrit cette
Idylle dont le bon public parisien (public excellent d'ailleurs et
dont le métier est d'être dupe), cherchait le mot avec d'incroyables
efforts le lendemain. Vous auriez ri de voir les bons bourgeois du
café Gonti... (vous connaissez sûrement le café Gonti vis-à-vis le
Pont Neuf? vous y avez déjeuné plus d'une fois, et moi aussi), vous
auriez ri (que je dis) si vous les aviez vus, le nez sur le Figaro, et
se donnant à tous les diables pour savoir quelle énigme politique
leur cachait cette Molinara et ce polisson de moulin.
Il y en avait d'aucuns qui disaient : C'est un emblème ; d'aucuns
qui répondaient : C'est un anagramme, et d'aucuns qui reprenaient:
C'est un logogriphe. Qui donc est cette meunière? C'est Delphine
Gayl — Oh! non, c'est la duchesse de Berry. — Bah! c'est la femme
du dey d'Alger. — Dans tous les cas, c'est bien savant, car on n'y
comprend goutte.
Moi je riais, non pas dans ma barbe, mais dans ma tabatière, et
je leur disais d'un air mystérieux : — Messieurs, je sais de bonne
part que c'est la femme du pape. — A quoi ils répondaient : —
Pas possible? — Parole d'honneur!
Vous avez vu, depuis, un grand article intitulé Vision. M. Dela-
touche l'a trouvé très remarquable et m'a prié en quelque sorte de
412 REVUE DES DEUX MONDES.
le lui donner. Il est de Jules Sandeau, qui me l'avait confié et qui n'a
pas été très content de le voir mutilé et raccourci. Il le destinait
au Voleur, et moi je l'ai volé au profit du Figaro. Dans le même
numéro, il y a une bigarrure (la première) qui fait grand scandale.
Elle n'a rien de joli, mais, comme elle tombe d'aplomb sur le ridi-
cule de la circonstance, les rieurs s'en sont emparés ; le roi citoyen
s'en est olïensé, et M. Nestor Roqueplan, le signataire du journal,
au moment de recevoir la croix (dont Sa Majesté n'est pas chiche
d'ailleurs), se l'est vu refuser à cause de l'article susdit, dont il est
responsable. C'est pourtant moi qu'a fait ce coup-là! J'en peux
pas revenir et j'en ris à me démettre les mandibules. 0 auguste
juste-milieu de La Châtre, que dirais-tu de mon impudence I
M. Delatouche, de son côté, ne s'était pas gêné d'annoncer des
croisées à louer pour voir passer la première émeute que ferait
M. Vivien. Toutes ces gentillesses ont indisposé le roi citoyen et
papa Persil, qui lui a dit comme ça : — Tonnerre de Dieu, sire,
c'est trop fort! — Vous croyez? qu'a dit le roi citoyen, faut-il que
je me fâche? — Oui, sire, faut vous fâcher. — Alors le roi citoyen
s'est fâché, et voilà qu'on a saisi le Figaro et qu'on lui intente un
procès de tendance. Si on incrimine les articles en particulier, le
mien le sera pour sûr. Je m'en déclare l'auteur et je me fais mettre
en prison. Vive Dieu! quel scandale à La Châtre! quelle horreur et
quel désespoir dans ma famille ! mais aussi ma réputation est faite,
et je trouve un éditeur pour acheter mes platitudes et des sots
pour les lire. Je donnerais 9 fr. 50 pour avoir le bonheur d'être
condamnée. Je ne vous dis rien de la nouvelle Atala. Je l'ai avalée
et il m'en souviendra! J'en ai eu le choléra-morbus pendant trois
jours. Vous en verrez l'analyse un de ces jours dans votre journal,
ô Atala! — Ote-toi de là I
Bonsoir, mon cher camarade, je vous embrasse de tout mon
cœur. Écrivez-moi plus souvent et quand même vous seriez de
mauvaise humeur. Est-ce que je n'ai pas aussi mes jours nébu-
leux? Quand je serai cheux nous, c'est-à-dire le mois prochain,
quand vous vous ennuierez, vous viendrez me voir. Nous mettrons
nos deux ennuis ensemble et nous tâcherons de les jeter dans
l'eau pour peu qu'il y ait de l'eau.
Je ne vous dis rien de votre affaire d'honneur. Êtes-vous assez
bête! je me réserve de vous laver la tête, mais ne recommencez
pas souvent ces sottises-là. Adieu. — Bonsoir. — Embrassez pour
moi votre mère et aimez-moi toujours un brin. Dites à M. Toubeau
que je le porte dans mon cœur. Quant à Vautre, je ne sais pas qui
vous voulez dire. J'en adore tant!
LA
RÉFORME JUDICIAIRE
III'.
L'ESPRIT DE RÉFORME ET L'ESPRIT RÉVOLUTIONNAIRE.
Le tableau des épreuves que la magistrature a traversées de-
puis 1789, et la vue des transformations que la démocratie a fait
subir aux corps des juges dans les deux républiques fédérales, nous
ont préparés à comprendre les attaques dont notre organisation
judiciaire est aujourd'hui l'objet.
L'esprit révolutionnaire veut détruire de fond en comble l'orga-
nisation créée sous le consulat et faire naître d'un coup de baguette
un système où tout sera nouveau, hommes et institutions. La rou-
tine répond en déclarant que nos juridictions, le mécanisme de la
justice, l'œuvre et le personnel sont au-dessus de tout éloge, que
la haine et l'aveuglement peuvent seuls inspirer des attaques contre
nos corps judiciaires. L'esprit de réforme écoute toutes les critiques,
les pèse à leur valeur, les rejette ou les admet suivant la force de
leurs preuves, tient grand compte du passé, ne le prend pas pour
seul juge, ne méprise aucune plainte, ne refuse aucun conseil, fait
l'enquête la plus sincère, ne part pas d'un système préconçu, mais
aboutit à ce que la raison suggère; en un mot, il veut le progrès
sans secousse, le recherche en ne se lassant point, en se préoccupant
beaucoup des besoins publics, sans s'effrayer des clameurs, mais
en prêtant l'oreille à toutes les doléances d'où qu'elles viennent,
(1) Voyez la Revue du 1" décembre 1880 et du 1" janvier 1881.
AU REVUE DES DEUX MONDES.
Depuis soixante-dix ans, notre organisation judiciaire a tra-
versé toutes nos révolutions, sans que les principes posés au
commencement du siècle aient reçu quelque atteinte. Il est évi-
dent que les trois ordres de juridiction, le système de la justice
civile et de la justice criminelle, les ressorts et les compétences
conviennent dans leur ensemble aux mœurs et à l'état de notre
société. Il peut y avoir plus d'un détail à remanier, plus d'une
retouche à faire, mais le dessin général est bon.
Nous nous proposons d'examiner rapidement les changemens
qui ont été réclamés, de voir dans quelle mesure ils seraient
avantageux, s'ils ont été inspirés par un esprit de réforme sage ou
chimérique. Nous indiquerons ensuite les modifications que l'expé-
rience suggère et que, suivant nous, la prudence impose.
La suppression de l'appel, le juge unique à tous les degrés et le
jury civil, telles sont les propositions qui, jointes ou séparées, ont
été mises en avant par les adversaires les plus résolus de notre
organisation judiciaire. Ce n'est pas ici la place de discuter à fond
ces réformes. Il y a des heures où certaines utopies sont mena-
çantes; d'autres où les théories ne sont pas en faveur. Le droit
d'appel n'est guère attaqué de nos jours que pour servir de pré-
texte à la destruction des cours, le juge unique n'est préconisé qu'a-
fin d'aider à la suppression des tribunaux. Le jury civil trouve peu
de partisans, mais ils essaient de remédier à leur rareté par une
ardeur qui tient du prosélytisme. Nous croyons que, de ce côté, le
péril n'est pas sérieux : le peuple respecte ses juges, mais les croit
faillibles ; il tient à l'appel ; il a confiance dans la délibération, et s'il
s'incline devant le juge unique de son canton, c'est précisément parce
qu'il sait qu'une révision est possible. Enfin, le jury civil aurait tous
les mérites qu'il ne saurait prévaloir contre deux objections : la preuve,
facile à donner, de la charge qu'il imposerait aux justiciables, et ce
fait que les peuples les plus attachés au jury criminel voient décli-
ner la faveur attribuée au jury civil. La nature de ces projets et
l'accueil qu'ils ont reçu sont la meilleure démonstration de la valeur
de notre organisation. L'opinion des jurisconsultes est faite : le
barreau est partisan du système général de notre justice. Où trou-
ver de meilleurs témoins, des appréciateurs plus compétens et plus
dignes de guider l'opinion publique? Il est donc permis de dire,
sans crainte de se tromper, que la France est attachée à ses tribu-
naux, qu'elle ne les verrait pas bouleverser sans répugnance,
qu'elle veut les perfectionner, non les détruire.
Non-seulement il est facile de discerner ce qu'elle ne veut pas ; mais,
chose plus rare, il est assez aisé de découvrir ce qu'elle souhaite.
Sous tous les régimes on a demandé avec une singulière unanimité
la réduction du nombre des juges, afin que leur situation fût relevée.
LA REFORME JUDICIAIRE. 415
"Ce n'est pas un fait insignifiant que cet accord de tous les partis en
un tel sujet. La démocratie veut d'ordinaire, on le sait, la multi-
plication des fonctions publiques. Or le mouvement que nous signa-
lons agit au rebours. Il est donc impossible de nier qu'il ne soit
profond. L'insuffisance des traitemens, à tous les degrés, la rareté
des candidats de mérite pour les justices de paix, la médiocrité de
certains juges, le besoin d'avancement excité et justifié par la
parcimonie du budget, ont fait naître chez tous ceux qui approchent
de la justice les mêmes réflexions et les mêmes vœux. En exami-
nant successivement nos juridictions et les modifications dont
elles sont susceptibles, nous n'aurons donc rien à demander à
l'imagination, il nous suffira de combiner et d'écrire ce qui est dans
l'esprit des hommes les plus expérimentés.
I.
Il n'est personne qui, ayant à se prononcer sur les juges de
paix, n'ait souhaité des magistrats plus instruits et mieux garantis
contre l'invasion de la politique. Entre les écrivains partis des
points les plus opposés, l'accord est absolu sur ces deux besoins.
C'est à ce prix que l'institution fondée par la constituante peut être
régénérée.
INos lois administratives en se compHquant, nos lois judiciaires
en créant une compétence plus étendue ont rendu nécessaire l'at-
tribution de ces fonctions à un homme spécial. Thouret avait dit
« qu'un homme de bien, pour peu qu'il eût d'usage et d'expérience,
pouvait être juge de paix. » Depuis quarante ans, nos lois ont donné
à cette affirmation le plus complet démenti ; ce n'est pas l'expé-
rience qui suffit à démêler les difficultés souvent inextricables que
soulèvent les actions possessoires, les exceptions, l'interprétation
des règlemens administratifs. 11 n'est pas un membre de la cour de
cassation qui ne sache que la nature de sa compétence oblige sou-
vent un juge de paix à faire une œuvre intellectuelle plus délicate
qu'un juge d'un siège plus élevé. A cette difficulté si l'on ajoute
l'obligation de se décider seul, d'écouter les parties en leurs expli-
cations confuses, de ne pas entendre des interprètes du droit éclair-
cir devant lui la cause ou, s'il s'en présente, de se défier de leur
intervention, le devoir de laisser entrer à toute heure en son cabi-
net ceux que dans le canton une difficulté de droit alarme, la néces-
sité de répondre à chacun, de dissiper les doutes, de ne rien ignorer
de la loi, et tout cela sans autre secours que de rares ouvrages et
des collections incomplètes, on se fera à peine l'idée de ce que
réclament ces fonctions modestes, qui exigeraient, pour être digne-
ment remplies, autant de science que de vertu.
Û16 REVUE DES DEUX MONDES.
Nous connaissons quelques exceptions, dignes modèles de ce
portrait, mais combien elles sont rares ! Le mouvement de centra-
lisation qui a dépeuplé les campagnes au profit des villes et qui
soulève les plaintes des agriculteurs est bien plus sensible parmi
les notables du canton, et un département peut se tenir pour
favorisé quand le chef- lieu d'arrondissement n'a pas subi l'effet
de cette émigration. Aussi est-il impossible de trouver en certains
cantons des candidats convenables. De là cette déplorable cou-
tume de faire venir de loin le juge de paix et de jeter ainsi dans
un bourg rural un magistrat qui ne connaît ni les usages locaux
qui éclaireraient sa justice, ni les mœurs d'une contrée. Ce sys-
tème n'a pas seulement affaibli l'influence du juge, il a altéré
son caractère. Tel personnage déclassé, que nul n'aurait osé pro-
poser au garde des sceaux pour un siège en son arrondissement,
a pu briguer, en récompense de je ne sais quel service électo-
ral une justice de paix éloignée de la ville où il est trop connu.
Il serait profondément injuste de dire que tous les juges de paix
sont des hommes qui n'ont pu réussir dans leur profession pre-
mière, mais il serait également injuste de nier qu'il n'est pas de
déclassé de la politique ou de la basoche qui ne se soit cru propre
à être juge de paix, et que malheureusement, dans ce rêve de leur
ambition, tous n'ont pas échoué.
Il ne suffit pas de choisir, par un des moyens dont nous parle-
rons plus loin, un magistrat capable ayant des racines dans le pays
et entouré de l'estime publique : il faut que le nouveau magistrat
soit assuré contre les volontés d'un ministre qui serait l'instrument
trop docile des caprices ou des vengeances locales. L'inamovibilité
a été demandée; mais le corps des juges de paix est tel qu'une assi-
milation complète avec la magistrature est quant à présent impos-
sible. Lorsque leur niveau sera plus élevé , leur capacité moins
contestée, l'inamovibilité pourra leur être conférée. Jusque-là il faut
leur accorder une protection sérieuse, non une garantie absolue;
il pourrait être décidé que les révocations ou déplacemens n'au-
raient lieu que sur avis conforme des cours d'appel, qui exerceraient
à l'égard des juges de paix une sorte d'action disciplinaire (1). En
dehors de mesures déUbérées et motivées, le juge serait assuré de
demeurer sur son siège. En certains cas, nous voudrions que l'ina-
movibilité pût lui être conférée. Dans chaque arrondissement, un
certain nombre de juges de paix recevraient comme marque d'hon-
neur le titre et les fonctions de juge suppléant au tribunal de pre-
mière instance. Ce serait la récompense de leur mérite et le point
(1) La constitution belge a accordé aux juges de paix l'inamovibilité, mais en re-
vanche elle a exigé d'eux les mêmes garanties de capacité que pour les membres des
tribunaux, c'est-à-dire le grade de docteur eu droit.
LA REFORME JUDICIAIRE, /ll7
de départ de nouveaux travaux ; car, à partir de ce moment, ils
seraient appelés à siéger aux audiences du tribunal.
Ce choix de quelques magistrats d'élite par la cour, qui récom-
pense)-ait de la sorte le mérite modeste des juges de paix, serait
plus favorable à l'administration de la justice que la fusion en une
grande compagnie judiciaire de tous les juges de paix d'un can-
ton (1), élevés tout d'un coup au rang de juges au tribunal, sans
distinction de la valeur de chacun. Dans l'état de notre magistra-
ture cantonale, on a vu pour quelles raisons nous nous refusions à
demander dès à présent une inamovibilité qui serait prématurée.
Agir autrement serait accorder à plusieurs une faveur imméritée
et surexciter des ambitions sans profit pour la justice.
On a proposé de leur donner des assesseurs. L'institution serait
utile, si elle était limitée. Il serait périlleux de placer à côté du
juge de paix des jurés permanens. Inutiles si leur rôle était effacé,
ils deviendraient dangereux s'ils opprimaient le juge. Quelle pour-
rait être leur action dans les questions de droit, dans les comptes,
dans les débats variés que l'esprit d'un seul magistrat démêle, en
faisant à l'audience une sorte d'instruction rapide qu'entraverait
la présence de plusieurs juges? Tout au contraire leur action serait
féconde, quand un usage local est invoqué devant le juge de paix.
Le magistrat est souvent fort embarrassé. S'il n'appartient pas à la
contrée, s'il n'en connaît pas les coutumes rurales, et qu'une ques-
tion de métayage, de culture, ou de bornage soit soulevée par une
des parties qui fait appel aux usages du canton, le juge de paix sent
le désir d'interroger les anciens du pays pour vérifier la pratique
locale. 11 n'est pas un magistrat rural qui n'ait plus d'une fois dans
sa carrière judiciaire éprouvé ce besoin. Pourquoi en une catégorie
spéciale d'affaires qui comportent des solutions diverses suivant
l'usage des lieux, deux ou quatre notables ne seraient-ils pas adjoints
au juge? On aurait soin de prendre les anciens delà commune. Le
tribunal chargé de dresser la liste ne pourrait désigner pour rem-
plir ces fonctions que des citoyens âgés de plus de quarante ans :
les anciens maires et adjoints seraient inscrits de droit. Ainsi, dans
chaque canton, il y aurait un certain nombre d'hommes associés à
l'œuvre de la justice. Le fonctionnement de la loi de 1871 sur le
jury des loyers a donné aux juges de paix de Paris une grande
autorité. L'irritation était des plus vives, beaucoup de locataires se
refusaient au paiement, des propriétaires déniaient toute transac-
tion. Le juge de paix, appuyé sur les j>urés, a accommodé plusieurs
(1) Discours de M. le procureur-général Dauphin, prononcé le 3 novembre 1880 à
la rentrée de la cour d'appel de Paris.
TOME \un. — 1881. 2'
âl8 REVUE DES DEUX MONDES.
milliers de procès, et ceux-ci ont donné au magistrat une autorité que
sans eux il n'eût point possédée. Les jurés ont emporté une opinion
plus haute de la justice : en la voyant à l'œuvre, ils ont compris les
sentimens qui l'inspiraient. Sous une double forme, il y a eu profit
pour la société, qui voyait du même coup la paix rétablie et le res-
pect accru.
A l'aide de ces réformes, la situation du juge de paix serait déjà
profondément modifiée. L'élévation de son traitement achèverait
de lui donner une autorité qui lui fait trop souvent défaut. Le
minimum de 1,800 francs, c'est-à-dire un peu moins de 5 francs
par jour, est dérisoire et ne peut être conservé. Pour quelques-
uns, nous le savons, c'est la misère. Si l'on veut recruter la magis-
trature cantonale parmi des hommes capables, il faut olîrir aux can-
didats un traitement qui leur permette de vivre et donner au juge
les moyens de se faire respecter. Le minimum devrait être porté à
3,000 francs. La nécessité de payer convenablement les juges pour
assurer leur indépendance est tellement impérieuse que nous ne
craignons pas d'accroître sensiblement le budget de la justice. Pour
réaliser des économies, on propose l'union de deux cantons : ce sys-
tème troublera les coutumes sans profit sérieux. C'est d'ailleurs une
réforme toute locale qui ne peut dépendre de la statistique et qui
doit être subordonnée à l'avis des compagnies judiciaires.
« Mais, nous dit-on, le juge de paix est inoccupé, et la réforme
nécessaire est l'élévation de sa compétence. » Si le législateur
accordait aux juges de paix ce funeste présent, ils seraient
perdus. Lorsque leur capacité se sera élevée, il pourra être ques-
tion d'étendre leurs attributions. Jusque-là, il n'en faut pas par-
ler. La confiance publique doit précéder l'extension des compé-
tences. Lorsque les incapables auront été exclus, lorsque la sécurité
sera rentrée dans le cœur des juges, qu'ils auront perdu ce senti-
ment d'instabilité qui les paralyse, on pourra songer à leur remettre
de nouveaux pouvoirs.
On a raison de parler des juges de paix italiens qui, sous le nom
de préteurs, exercent au premier degré une juridiction considé-
rable ; on peut citer l'exemple des juges de paix français en Algé-
rie, dont la compétence étendue rend les plus grands services. En
Italie comme dans nos possessions d'Afrique, ces magistrats infé-
rieurs sont recrutés parmi les jeunes gens les plus capables. En
donnant pour juges au peuple les hommes les plus distingués, on
lui apprend à honorer la justice.
Toutes les réformes que nous venons d'indiquer seraient impuis-
santes si elles n'avaient pas pour résultat de mettre le juge de paix
à l'abri des préoccupations politiques. C'est là l'écueil sur lequel
est venue se briser son influence. Lorsque, pendant près de vingt
I
LA. RÉFORME JUDICIAIRE. 419-
ans, un fonctionnaire révocable a été chargé de recueillir des ren-
seignemens politiques sur les habitansde son canton, les habitudes
de respect sont perdues. Il faut de longs et persévérans efforts
pour faire sortir les juges de paix de l'arène où ils sont descen-
dus; malheureusement, les coutumes mauvaises sont difficiles à
détruire. En février 1870, le ministre de la justice faisait une ten-
tative honorable ; trois mois plus tard, dans la mêlée du plébiscite,
les procureurs-généraux trouvaient commode de se servir des juges
de paix. M. Dufaure adressa les circulaires les plus fermes, et il en
maintint avec rigueur l'exécution ; le succès commençait à couron-
ner ses efforts, quand un changement de cabinet a précipité de
nouveau les juges de paix dans les périls de la politique. Sous pré-
texte d'exclure les juges appartenant aux partis hostiles, le garde
des sceaux est sommé de remplacer tous ceux qui n'ont pas prêté
foi et hommage à l'influence qui domine dans l'arrondissement. Le
juge de paix qui ne veut pas obéir aux injonctions des meneurs
du comité électoral est dénoncé au député, qui met en demeure le
ministre d'en débarrasser sa circonscription. Aux époques troublées,
la plus implacable haine est celle que les hommes de parti portent
à l'homme qui ne veut être l'esclave d'aucun parti.
Plus l'indépendance du juge de paix est compromise, et plus sont
urgentes les réformes dont nous réclamons l'accomplissement :
nomination sur la présentation du tribunal et des personnes les
plus compétentes de l'arrondissement, traitemens accrus, institution
des assesseurs en certaines matières, certitude de n'être plus dé-
placés ou destitués suivant les caprices ou les délations politiques,
participation aux travaux du tribunal comme une récompense de
leur dévoûment à l'œuvre de la justice, tels sont les progrès qui
feraient de nos magistrats cantonaux, sans bouleverser nos lois ni
nos mœurs, le fondement le plus solide de tout l'édifice judiciaire.
II.
L'établissement d'un tribunal au centre de l'arrondissement n'était
pas seulement un acte de sagesse politique, c'était une proportion
heureusement trouvée et en complète harmonie avec les besoins
des populations. Aussi la réaction contre ce qu'avaient fait la révo-
lution et l'empire n'essaya-t-elle pas sérieusement de renverser
les bases posées sous le consulat. Des critiques dirigées en 1815
contre la multiplicité des tribunaux il ne resta rien ; c'était un pré-
texte habilement choisi pour obtenir le remaniement du personnel
et la restauration s'écoula sans que la question fût de nouveau
agitée.
Ceux qui résistent par habitude d'esprit à toute réforme seraient
h20 RETUE DES DEUX MONDES.
bien tentés d'attribuer aux mêmes causes la carapagne ouverte
pour obtenir la suppression des petits tribunaux. Ce serait une pro-
fonde erreur. Parmi les adversaires des petits tribunaux, il y a des
ennemis de la magistrature, nous ne cherchons pas à le nier, et de
ceux-là on sait ce que nous pensons ; mais, depuis trente ans, il s'est
produit des faits nouveaux qui ont changé dans notre pays les rela-
tions sociales, en rapprochant les distances. Au moyen des chemins
de fer, les chefs-lieux d'arrondissement se sont trouvés en contact
avec le chef-lieu du département. Cette transformation a été accom-
pagnée d'un déplacement des populations. Le courant qui portait
l'habitant des campagnes vers les villes s'est accru dans une pro-
portion qui déroutait les calculs. En même temps le développement
de l'industrie a créé des agglomérations immenses. La propriété
foncière, jadis la seule, a été éclipsée par l'éclat des fortunes mobi-
lières; les intérêts qui sont la source des procès se sont transformés
comme la richesse publique. Aux contestations nées de la posses-
sion du sol ont succédé les litiges soulevés par les sociétés formées
à Paris pour les exploitations les plus diverses. Les capitaux ont
pris la place de la terre. Cette métamorphose a diminué le nombre
des procès. D'autres causes agirent dans le même sens : l'inter-
prétation des lois de plus en plus claire, la fixité du cadastre, l'état
civil mieux tenu, le progrès des lumières, exerçaient une action
lente. Depuis huit ans, à la suite de nos désastres, l'élévation des
droits d'enregistrement a contribué à calmer le zèle des plaideurs.
De cette décroissance provenant de tant d'élémens divers sont
nés les projets de réduction des tribunaux. En 1848, quelques-
unes de ces causes commençaient à peine à se faire sentir ; les
propositions furent écartées sans que l'assemblée y prêtât attention.
Depuis dix ans, il n'est pas une année qui n'en ait vu éclore une
nouvelle, pas un parti politque qui n'ait, sous une forme plus ou
moins voilée, reconnu la nécessité de la réduction des tribunaux.
Ainsi il est généralement admis que le personnel des juges est
trop considérable en France; que beaucoup de tribunaux manquent
d'occupation et ne trouvent point dans la besogne qu'ils accom-
plissent la justification de leur existence. Si nous interrogeons la
statistique, nous trouvons plus de douze tribunaux qui ne jugent
pas 100 affaires par an (1), trente-huit qui en jugent de 100 à 150,
cinquante-huit de 150 à 200; en résumé, plus de cent qui n'ont pas
à leurs audiences la valeur de 200 affaires dans toute l'année. Se
rend-on compte de pareils chiffres? Sans les rapprocher de ceux
de Paris, oii le même mode de calcul donne environ 1,500 affaires
(1) Encore, pour arriver à ce chiffre, devons-nous ajouter aux affaires civiles jugées
contradictoirement et comptées pour une unité, les affaires correctionnelles et les
affaires commerciales évaluées pour un tiers.
LA RÉFORME JUDICIAIRE. 421
par chambre, — des grandes villes qui dépassent b à 500, — si
nous les comparons à des chefs-lieux où ne siège qu'une chambre,
nous trouvons soixante-six tribunaux réellement occupés, c'est-à-
dire où plus de 300 affaires sont expédiées par trois ou quatre ma-
gistrats. Pour une chambre, ÙOO affaires étant la moyenne conve-
nable, on peut assurer que les cent tribunaux qui jugent la moitié
de ce chifFre n'ont pas une occupation suffisante.
La statistique, loin d'inspirer la défiance qui accueille souvent
ses données lorsqu'elles semblent favoriser une thèse, doit être
ici crue sur parole ; chez les magistrats qui en adressent à la chan-
cellerie les élémens et qui en contrôlent, lors de la publication, la
rigoureuse exactitude, existe un désir ardent de sauver le tribu-
nal. Le substitut, tout en maudissant le siège auquel il est atta-
ché et en cherchant tous les moyens d'en sortir, n'hésite pas plus
que le greffier à compter par amour-propre, dans les cas douteux,
un incident pour une affaire.
Le fait est donc incontestable ; il y a plus d'une juridiction où les
audiences ne demandent au magistrat que peu de jours dans la
semaine et peu d'heures dans la journée, où le tribunal est inoc-
cupé en fait, où le président et l'un des juges passent une partie
de l'année dans une propriété voisine, où le procureur de la répu-
blique et son substitut sont alternativement absens, le parquet ne
pouvant raisonnablement occuper deux magistrats, de telle sorte
qu'à part le rendez- vous hebdomadaire pour une ou deux audiences,
tenues coup sur coup, le tribunal n'est représenté sous une forme
permanente que par un membre du parquet et le juge d'instruction.
Dans cette existence vide que mènent des hommes instruits, ce
qui nous inquiète, c'est le marasme de l'esprit dans lequel risque
de s'atrophier leur intelligence. Nous ne sommes pas là en présence
de vieillards parvenus à l'âge du repos, mais d'hommes jeunes,
ayant accepté des postes de début et tout animés du désir de mon-
trer leur valeur. Ils avaient rêvé, en arrivant, de trouver un champ
ouvert à leur activité; ils sont dans l'âge où le caractère et les
habitudes se forment, à l'époque de la vie où s'amassent la science
et l'expérience qui feront le jurisconsulte. Et cependant ils ne
voient venir ni affaires civiles ni affaires correctionnelles ! Si le pro-
cureur de la république ne s'absente pas, le nouveau substitut
n'aura pas même une audience. Il se débat dans l'inaction contre
l'invasion d'une paresse qu'il ne connaissait pas; s'il n'a pas en
lui-même l'énergie de se créer un aliment suffisant, s'il ne possède
pas les moyens de faire parvenir en une ville où ne se rencontre
aucune ressource les instrumens de travail, il est condamné à se
déshabituer du labeur et de l'étude. Que de plaintes nous avons
entendues! quelles amères déceptions chez ces jeunes gens si heu-
422 REVUE DES DEUX MONDES.
reux la veille de leur nouveau titre, nous parlaat avec effroi du
vide absolu de leurs fonctions, et des collègues dont le précoce
engourdissement était l'image de ce qu'eux-mêmes, après quelques
années de vie semblable, étaient condamnés à devenir ! — Quand
on songe que, dans ces postes de début, où presque tous les magis-
trats passent, une élite seulement échappe à cette consomption
intellectuelle, on ne s'étonne plus que la chancellerie, dans l'in-
térêt même de la magistrature, ait poursuivi pendant dix ans sous
tous les ministères la recherche d'une solution.
La première pensée qui se présente à l'esprit est la suppression
des tribunaux les moins occupés. On montre la statistique de tel
siège où vingt affaires civiles sont inscrites au rôle annuel; on
demande s'il est possible de conserver un personnel complet pour
une telle juridiction et on attend avec confiance la réponse du légis-
lateur. — A quelles limites faut-il s'arrêter? supprimera-t-on les
douze, les cinquante, les cent tribunaux les moins chargés? Ici
commence l'hésitation. Les plus hardis n'ont pas ces scrupules : ils
proposent l'organisation d'un tribunal par département, et sup-
priment sans pitié tous les tribunaux d'arrondissement.
Nous n'admettons aucun de ces projets. Assurément le plai-
deur ayant quelque aisance n'aurait pas de peine à se rendre au
chef-lieu du département; mais lorsqu'une modification législa-
tive rend les frais plus lourds, ce n'est pas aux contribuables aisés
qu'il convient de penser, c'est à la masse des justiciables, à celle
qui se rend en carriole, le plus souvent à pied, trouver le juge et qui
a besoin de ne gaspiller inutilement ni une journée de son travail,
m une heure de son temps. Pour ceux-là, une suppression du tri-
bunal est le plus pesant des impôts ou, pour mieux dire, c'est la jus-
tice mise hors de portée, ce sont des transactions onéreuses qu'ils
préféreront souscrire plutôt que faire un voyage de deux jours.
Eu vain, nous montrera-t-on la ligne de fer qui relie le chef-lieu
d'arrondissement au chef-lieu du département. Entre ces deux
points, nous dit-on, il ne faut pas plus de temps aujourd'hui que
le paysan n'en consacrait, il y a trente ans, à aller au chef-lieu de
son canton. — Ce raisonnement ne s'applique qu'aux habitans de la
ville. Pour eux seuls, la distance sera courte et ils ne perdront qu'une
journée, mais il faut songer aux autres extrémités de l'arrondisse-
ment, aux cantons éloignés du chemin de fer, à toutes ces com-
munes dont les maires, les gardes champêtres, les autorités de
toute sorte ont sans cesse affaire à la sous-préfecture, qui ont pris
depuis trois générations l'habitude d'y trouver la justice dans ses
élémens- complets, l'action pubUque aussi bien que le juge, la solu-
tion d'une affaire civile comme la répression pénale. Aller au chef-
Ueu d'arrondissement, ce n'est pas se déplacer, c'est encore être
LA RÉFORME JUDICIAIRE. A23
chez soi : le paysan y est connu et y connaît tout le monde. Au chef-
lieu de département, il est perdu. L'obliger à s'y rendre, c'est lui
imposer un sacrifice, c'est altérer la pensée de la constituante lors-
qu'elle voulut si sagement que la justice fût portée aux pauvres.
A-t-on calculé exactement les frais de transport à la charge des
plaideurs? les indemnités aux témoins? aux experts? C'est se tenir
au-despous de la vérité que de prédire un accroissement du tarif
s' élevant au triple et au quadruple.
Les justiciables souffriraient donc d'une réforme qui serait tout
au profit des magistrats ; les plaideurs seraient contraints de se
déplacer pour que quelques juges, rehaussés par la constitution de
plus nombreuses compagnies, siégeassent commodément dans les
grandes villes. L'avantage du plus grand nombre n'est pas douteux.
Voyons si, à d'autres points de vue, l'intérêt public commande une
modification.
Quel sera le premier effet de la suppression du tribunal dans
l'arrondissement qui en sera l'objet? Le mécontentement sera uni-
versel: nous venons d'en dire les raisons pour les justiciables. Les
habitans de la ville seront bien plus irrités. Pour elle, c'est une
déchéance. En perdant le tribunal, elle tombe au rang de chef-lieu
de canton. Ce n'est pas le sous-préfet, personnage mobile et soli-
taire, sorte de délégué voyageur qu'envoie le gouvernement central
et qui n'a pas le temps de prendre racine, qui communique à la
ville le mouvement et la vie ; c'est le tribunal, son président, ses
trois juges, ses deux magistrats du parquet et autour d'eux les offi-
ciers ministériels , avoués et avocats, appartenant aux anciennes
familles du pays, propriétaires de pères en fils. Qu'on songe à tout
ce qui vit autour des quinze familles atteintes et qu'on se demande
ce que deviendra la petite ville ainsi décapitée. « Les Parisiens,
disait en 18/i9 un député de la gauche, peuvent perdre quelques-uns
des mac^istrats de leurs cours souveraines, à peine ils s'en aperce-
vront en traversant leurs écoles, leurs musées, leurs bibliothèques;
mais, dans une pauvre ville de province, mutilez la magistrature,
éteignez tous ces modestes foyers d'où rayonne quelque lueur de
science et de poésie, et dites-moi ce qui restera : des rues silen-
cieuses, des places désertes, une population dont l'âme s'étiole et s'é-
teint (1). » Ainsi s'exprimeraient les habitans des chefs-lieux privés
de leurs tribunaux. Ils prédiraient à coup sûr la chute des petites
villes, dont cette mesure déterminerait l'inévitable et fort prompte
décadence. Et quel moment choisiraient les pouvoirs publics pour
une telle transformation? Celui où l'on s'effraie, non sans raison, du
courant qui emporte de plus en plus vers les grandes villes la popu-
(1) Discours d'Antony Thouret 1849, Moniteur, p. 436.
h2ll REVUE DES DEUX MONDES.
lation et la vie. C'est au milieu des inquiétudes que cause une
centralisation excessive que le gouvernement accélérerait ce mou-
vement, en dépouillant les petits centres d'un des élémens de leur
activité. Au point de vue social, ce serait une faute grave dont le
contre-coup politique ne manquerait pas d'être funeste au gouver-
nement qui l'aurait commise.
Dans quels arrondissemens la suppression serait-elle opérée? Si
nous consultons la statistique, les tribunaux les moins occupés sont
situés dans les pays de montagnes, dans des régions où la nature
du terrain a empêché le développement rapide des voies de com-
munication. Si on recule devant tant d'obstacles et qu'on propose de
réduire les suppressions aux tribunaux des arrondissemens dont la
viabilité est satisfaisante, on se trouvera amené à cette bizarre ano-
malie de maintenir les tribunaux les moins importans et dannexer
des sièges plus occupés, au risque d'exciter des jalousies légitimes
et de blesser l'équité.
A côté des intérêts en souffrance, il y a des droits qui ne peuvent
être impunément méconnus. Les avoués, les greffiers sont proprié-
taires de leurs charges. La suppression du tribunal entraine une
dépossession immédiate, une véritable expropriation. Il est impos-
sible de leur enlever leurs charges sans indemnité préalable. II
faut donc rembourser les offices. Quel que soit le sacrifice budgé-
taire, que les chambres soient prodigues et votent des millions, le
froissement des intérêts sera tel qu'il faudra laisser passer une
génération avant de voir la plaie se guérir. Mais qu'on y prenne
garde : aucun des projets de remboursement ne met la dépense à
la charge exclusive de l'état. Par un calcul dont le point de départ
est très équitable, on tient compte de l'augmentation du nombre
des alîaires au profit des avoués du tribunal du chef-lieu et on leur
demande de contribuer à l'extinction des offices. Le principe est
excellent, mais la mesure de cette contribution, qui osera la fixer?
Qui nous dira le nombre des affaires qui iront du tribunal supprimé
au tribunal conservé? Qui nous dira celles qui se perdront en route?
Qui pourra fonder sur une hypothèse aussi vague l'établissement
d'un droit? Et quelles que soient les bases du calcul, n'est-on pas
certain d'ajouter au mauvais effet de la loi en excitant le mécon-
tentement des officiers ministériels aussi bien dans le chef-lieu du
département que dans la ville où ils sont supprimés?
Admettons que, pour un instant, les chamlDres soient d'humeur
à payer largement la réforme, que les indemnités apaisent, ces irri-
tations légitimes, il y a des nécessités que l'argent ne pourra pas
satisfaire. Que deviendraient les intérêts supérieurs d'ordre pubUc
qui sont confiés aux magistrats? Nous avons dit que les justiciables
iraient à grands frais porter leurs procès civils au chef-lieu du
LA RÉFORME JUDICIAIRE. 425
département; maïs la justice criminelle ne souffre pas de telles
lenteurs. Le procureur de la république et le juge d'instruction, qui
doivent l'un et l'autre se transporter sans retard sur le lieu du crime,
pourront-ils arriver à temps? Ne parlez pas ici de déplacer le justi-
ciable. INi l'incendiaire ni l'assassin n'ont l'habitude d'aller chercher
la justice. 11 faut de toute nécessité qu'elle apparaisse promptement
au milieu de populations terrifiées par le crime et qu'un magistrat
dirige les recherches. C'est une première satisfaction accordée à la
vindicte publique : ce n'est pas la moins vive. Un juge de paix
n'aurait pas, dans l'état de nos mœurs, la même action. Il faut la
double impulsion du chef du parquet et du juge. En l'éloignant,
n'en doutez pas, vous affaiblissez la répression pénale.
Ainsi les obstacles s'accumulent devant la réforme : embarras
politiques et sociaux, difficultés judiciaires, tout se mêle, tout s'unit
pour rendre impossible la suppression des tribunaux. Et pourtant
leur utilité ne répond pas au nombre des magistrats qu'ils retien-
nent dans la petite ville. Il faut donc à la fois les conserver pour
les besoins des justiciables, les supprimer dans l'intérêt des juges.
Gomment concilier ces deux nécessités qui s'imposent à titre égal
au législateur? Ce problème n'est pas insoluble. Il existe un moyen
de maintenir le tribunal d'arrondissement en lui enlevant le per-
sonnel oisif.
En examinant la constitution d'un tribunal, on distingue les
magistrats dont les fonctions sont pour ainsi dire intermittentes et
ceux dont la présence permanente est indispensable. Le procu-
reur de la république doit être présent pour recevoir les plaintes,
le juge d'instruction pour les instruire, le président pour le service
des référés et des ordonnances. En dehors de ces trois magistrats,
les autres juges sont libres de travailler dans leur cabinet ou de
vaquer à leurs affaires privées, quand l'audience ne les réclame
pas, c'est-à-dire cinq jours sur sept dans les tribunaux peu occu-
pés. Or les trois magistrats nécessaires peuvent être réduits à deux.
Rien ne serait plus simple que de donner au juge d'instruction
le droit de rendre les ordonnances sur requête et sur référé. Qui
ne sait que dès à présent le président qui s'absente lui délègue
sans inconvénient ce pouvoir? Ainsi chaque arrondissement conser-
verait, avec deux magistrats résidens, toutes les fonctions indis-
pensables aux parties en cas d'urgence ; rien ne serait changé à la
police judiciaire, à l'instruction criminelle; aucun intérêt civil ne
serait atteint.
Comment le tribunal ainsi mutilé pourrait-il tenir ses audiences?
On sait que les audiences des petits tribunaux sont aussi courtes
que rares. Deux ou trois par semaine figurent sur les registres des
greffiers. Une audience, deux tout au plus, si elles étaient bien
h'2Q REVUE DES DEUX MONDES.
remplies, suffiraient amplement à l'expédition des affaires ; les dates
des audiences, plus ou moins rapprochées, suivant les besoins,
seraient fixées à l'avance. Au jour indiqué, les deux juges néces-
saires au complément du tribunal viendraient du chef-lieu du
département (1). Ils séjourneraient le temps indispensable pour
épuiser le rôle, et ainsi, dans ces audiences, les affaires s'expé-
dieraient sans retard comme sans dérogation aux usages consacrés.
Aucun centre judiciaire n'est détruit; les relations entre les tri-
bunaux , les compétences sont les mêmes. Les plaideurs qui ont
l'habitude de se rendre, pour entendre plaider leur affaire, chaque
semaine à l'audience la verront s'ouvrir à la même heure. Que leur
importe dès lors que les trois magistrats ne soient pas habitans
de la même ville? Ont- ils à s'occuper du domicile de leurs juges?
Du moment où les magistrats sont entourés des garanties de capa-
cité, que le personnel du tribunal est connu, que ses élémens sont
fixes, le voyage qui les amène est étranger au justiciable, qui n'a
ni raison de s'en alarmer ni le droit de s'en plaindre.
Les conditions dans lesquelles s'accomplirait la réforme sont tout
indiquées : prenons pour type le département d'Eure-et-Loir, que
sillonne le réseau de chemin de fer le plus complet. Le personnel
des tribunaux de Dreux, de Nogent-le-Rotrou et de Ghâteaudun
serait réuni à celui de Chartres. De sept, le tribunal de Chartres
verrait s'élever le nombre de ses juges à seize. De ce chiffre, il
faut déduire les trois juges qui devront présider aux sièges des
tribunaux d'arrondissement et que le garde des sceaux désignera
pour trois ans sur la présentation du premier président. Le tribu-
nal de Chartres, composé de treize membres résidons, sera trop
nombreux, il devra être réduit par voie d'extinction, et comme ce
mode de réduction, le seul respectueux des droits acquis, serait
fort long, il conviendrait de chercher un expédient, tel que le droit
donné au garde des sceaux, non certes de choisir ses victimes,
mais de conférer aux magistrats, sur leur demande, la pension de
retraite avant l'âge légal. Ce travail achevé, le nombre des magis-
trats du parquet dans le département serait réduit de trois, celui
des juges de six. Le tribunal de département serait pourvu avec les
sept magistrats conservés. Ce chiffre est largement suffisant pour
assurer le service de douze heures d'audience que tiennent par
semaine les juges du tribunal et pour trouver le temps dans les
cinq jours libres d'aller présider l'audience d'arrondissement.
Si, en France, les conditions de viabilité permettent de réunir
(1) Dès que la capacité des juges de paix le permettrait, nous voudrions que l'un de
ceux qui auraient été pourvus du titre de juge suppléant au tribunal fût convoqué
pour ces audiences ; un seul juge viendrait de la sorte du chef-lieu du département.
LA RÉFORME JUDICIAIRE. 427
actuellement le personnel de cent cinquante sièges , quatre cent
cinquante magistrats de tribunaux seraient supprimés (1).
Lorsque ce système a été proposé, le 15 novembre 1876, par
M. Dufaure, alors garde des sceaux, dans le projet présenté au
sénat, l'attention publique était distraite. Beaucoup de magistrats
niaient encore la nécessité d'une réforme ; on pensait que les tribu-
naux d'arrondissement, sous leur forme actuelle, pouvaient être sau-
vés; on ne parut frappé que de la nécessité imposée aux magis-
trats de se rendre du chef-lieu du département au chef-lieu d'ar-
rondissement. Il semblait que le juge ne pût, sans déroger, se
déplacer pour aller tenir une audience.
Ce sont là des exagérations qui compromettent la magistrature
en voulant la mettre dans une sphère à part. Nous avons vu dans
d'autres pays des juges voyager pendant des mois entiers pour
rendre la justice dans de longs circuits, passer par tous les wagons
et toutes les voitures publiques sans que le respect cessât de les
entourer. A ces singuliers scrupules quel démenti ne donnent pas
nos conseillers de cour d'appel trouvant à leur arrivée dans les
villes d'assises un prestige qu'ils doivent à la distance autant qu'à
leur rang ! quand le juge venu pour présider arrivera du chef-lieu
du département, qu'on se rassure, nul ne songera à récuser son
autorité, Est-ce donc la fatigue imposée aux magistrats qui doit
nous empêcher de soutenir la réforme? En vérité, pour un certain
nombre de tribunaux, cet argument ne semble pas sérieux. A-t-on
calculé les difficultés que le juge de Versailles rencontrerait s'il lui
fallait aller à Rambouillet pour y tenir chaque semaine une au-
dience? En trente-huit minutes par l'express, en une heure parles
trains lents, il se rendrait à Rambouillet et reviendrait chaque soir.
Il est vrai que nous choisissons un des voyages les plus simples ;
mais sait-on qu'il y a plus de cinquante tribunaux qui sont sépa-
rés par des distances aussi courtes? Pour de tels déplacemens,
quelle objection peut-on découvrir? Dans le tribunal le plus occupé
de France, combien de magistrats, combien de membres du bar-
reau qui chaque jour se rendent dans le chef-lieu du département
voisin où est fixée leur résidence ! Or nous ne songeons pas à appli-
quer la réforme à des tribunaux exigeant comme celui de Paris
cinq audiences par semaine. — Il y a mieux : les mœurs semblent
avoir précédé la loi. En certains sièges, les magistrats habitent
presque tous le chef-lieu du département et viennent au tribunal
pour les audiences. L'impossibilité alléguée par les adversaires du
(1) Le projet déposé par M. Vente le 18 novembre 1875 concluait à la suppression de
218 magistrats de tribunaux. Rédigé par des magistrats après examen des travaux de
chaque siège, il donnait les résultats les plus précis. Il y aurait à examiner quelles
réductions pourraient être faites de ce chef.
428 REVUE DES DEUX MONDES,
projet ne repose sur aucune base; ni la dignité ni la fatigue ne
peuvent faire repousser ce système.
Il faudrait, en vérité, s'entendre et pour cela discuter sans réti-
cences. Que veulent les adversaires du projet? qu'espèrent -ils?
Conserver indéfiniment sous leur forme actuelle les tribunaux d'ar-
rondissement. Il n'y faut plus songer. De tous côtés, les critiques
s'accumulent. Parmi les magistrats, comptez ceux qui défendent
l'état actuel sans changemens d'aucune sorte ; vous serez frappés de
leur isolement. La plupart se moquent « des juges ambulans » et
cherchent par une plaisanterie à esquiver la discussion. Il faut cesser
ce piétinement dans lequel les forces s'usent, et se mettre en marche.
Prendre un parti, le prendre vite, montrer aux intérêts menacés
qu'on entend les épargner, qu'on est aussi résolu à leur donner des
garanties qu'à rendre aux magistrats, avec un labeur convenable,
une dignité que l'oisiveté compromet, voilà la seule conduite à tenir.
Nous avons montré qu'on ne pouvait songer à détruire le centre
judiciaire de l'arrondissemeni, que le juge de paix isolé était
insuffisant, que les assises des juges de paix n'étaient pas encore
entrées dans nos mœurs, qu'un système mixte rapprochant sur
l'ancien siège les élémens irréductibles du tribunal, et un juge
de paix voisin sous la présidence d'un juge de département pré-
sentait toutes les garanties, qu'il avait ce rare mérite de pouvoir
être établi sur-le-champ sans que les populations, si intéressées
à la solution pacifique d'un tel problème, ressentissent, le jour
de la mise en marche des nouveaux rouages, le moindre trouble
dans leurs habitudes; avocat, avoué, juge, parquet, le justiciable
trouve tout, auprès de lui, comme par le passé. Les villes continuent
à être le chef-lieu d'une circonscription judiciaire : elles perdent
trois magistrats ; mais la situation de ceux qui restent est accrue,
et le mouvement des affaires reste le même. L'état réalise une éco-
nomie qui lui permet de rémunérer plus dignement les services et,
tandis que la réforme judiciaire, menaçant d'alourdir les frais, devait
lui coûter, en diminuant les procès et les produits de l'enregistre-
ment, il se trouve en mesure de faire mieux sans grever le budget.
La magistrature en recueillera des avantages considérables; elle
verra les compagnies nouvelles jouir d'une situation que n'ont
jamais connue les tribunaux d'arrondissement. Enfin les divisions
judiciaires, entrées dans les mœurs, ne seront pas bouleversées.
Ainsi les abus sont corrigés sans que rien dans nos lois, rien
dans nos usages soit changé. Nous nous souvenons de bien des
réformes accomplies dans le passé. Nous n'en connaissons aucune
qui ait pu se faire, comme celle-ci, en satisfaisant tous les intérêts.
Faut-il réduire le nombre des cours d'appel? Beaucoup de gens
le pensent. Nous ne souhaitons pas actuellement une telle réforme.
LA RÉFORME JUDICIAIRE. 429
Elle ne nous semble pas déraisonnable, mais inutile. Nous sui-
vons avec intérêt les calculs des partisans de la réduction ; nous
approuvons les nouveaux ressorts habilement découpés, les dépar-
temens groupés suivant leurs affinités naturelles, mais tous ces
projets s'écroulent quand nous nous demandons le profit positif
que la magistrature en tirera. S'il y avait des cours ne comprenant
que dix membres, certes il serait nécessaire de réunir deux d'entre
elles pour constituer des compagnies solides, mais elles dépassent
vingt. Bien avant ce chiffre, l'esprit de corps se développe et l'au-
torité de la compagnie s'exerce. Elles sont trop peu occupées,
dit-on ; nous en tombons d'accord, mais est-ce une raison de les
détruire, et ne peut-on commencer du moins par diminuer le per-
sonnel?
C'est la seule mesure qui nous paraisse opportune. Nous sommes
touchés, nous l'avouons, du désir de ne rien bouleverser dans les
lignes générales de notre organisation judiciaire. Ce qui a duré
quatre-vingts ans, en un pays mobile comme le nôtre, est sacré.
Au centre des ressorts se sont formées des habitudes, sont nées
des traditions, ont grandi des barreaux qu'il serait impolitique de
briser à la légère. A coup sûr, on pourrait faire mieux, il serait
facile de tracer des ressorts d'une main plus large, mais à ces
créations artificielles combien faudrait-il d'années pour donner la
vie? Là est la question que le temps seul, et non le caprice des
hommes, peut résoudre. D'ailleurs, quelle étrange contradiction
que d'avoir sans cesse à la bouche le mot de décentralisation et de
porter à certaines villes un coup mortel, qui augmentera le cou-
rant d'émigration vers les grands centres! Laissons debout ce qui
existe, profitons de ce qui est bien, et ne touchons qu'aux abus
démontrés par l'expérience.
Il en est un que signalent presque^tous les magistrats. Pour-
quoi juger à sept les affaires civiles? comment la loi ne fixe-t-elle
pas à cinq le nombre des conseillers nécessaires à la validité d'un
arrêt? En matière d'appel correctionnel, c'est le chiffre voulu par
la loi. Pourquoi ne pas le rendre général? Cette observation est
d'autant plus juste que les nécessités du service augmentent le
plus souvent le nombre des magistrats qui siègent. Dans les inter-
valles des sessions d'assises, dans les temps où la cour est au com-
plet, les arrêts sont rendus par neuf et dix conseillers. En rame-
nant le minimum de sept à cinq, les conseillers seront en réalité
plus souvent sept que cinq. On s'alarme des non-valeurs, dont l'in-
fluence serait accrue. Il faut bien se convaincre que les juges médio-
cres sont plus dangereux dans des délibérés où le nombre excessif
des magistrats permet à des courans subits de déplacer une majo-
rité que dans des réunions de cinq, six ou sept conseillers, où la
^30 REVUE DES DEUX MONDES.
discussion se prolonge davantage, où la voix de chacun a un poids
plus considérable, où nul n'abdique s'il a une conviction, où enfin
la discussion n'est jamais close par l'intolérance. Un minimum de
trois au tribunal, de cinq à la cour, nous paraît en proportion. Des
magistrats fort expérimentés le souhaitent, ceux qui hésitent encore
reconnaissent qu'avec des garanties d'aptitude plus sérieuses, la
justice ne courra aucun risque,
A cette réforme, qui supprimerait deux magistrats par chambre
civile, soit environ cent sièges de conseillers, il faut ajouter la
diminution que pourrait produire la comparaison entre le person-
nel et le nombre des appels. La commission réunie à la chancelle-
rie en 1874 était composée de magistrats, adversaires déterminés des
suppressions de juridictions : elle ne peut être suspecte, quand elle
déclare que les cours doivent être réduites de quatre-vingt-onze
conseillers et de trois avocats-généraux. La commission fit observer
que ces chiffres étaient un minimum et que le travail imposé à tous
les magistrats par ces réductions serait loin d'atteindre celui des
cours les plus chargées.
Ainsi la suppression de deux cents sièges et une économie d'un
million peuvent permettre aux chambres de commencer peu à peu
à relever les traitemens. Ce sera là une première et légitime satis-
faction donnée au sentiment public. Assurément un jour, si le
nombre des procès décroît, si certaines cours semblent abandon-
nées par le courant des affaires, il y aura peut-être des ressorts à
fondre. Ce sera l'œuvre de l'avenir. Dans cette étude nous sommes
résolus à ne songer qu'au présent (1).
IV.
Si nous nous sommes fait comprendre dans les pages qui
précèdent, il sera devenu évident pour le lecteur que le problème
de l'organisation judiciaire se concentre presque entièrement sur le
choix des magistrats. De la valeur du juge dépendent la bonté de
la justice et l'effet salutaire des lois. Il faut que le juge connaisse
également les textes et les hommes, qu'il ait étudié et réfléchi, que
son instruction soit profonde et son esprit droit : en un mot, qu'il
soit capable de discerner le vrai. Mais ce premier mérite serait
insuffisant si le juge n'avait pas autant de courage que de science.
Toute sentence porte aux parties la satisfaction ou la tristesse : celui
qui rend la justice ne doit pas être plus ébranlé par le désir de plaire
(1) La cour de cassation n'a soulevé de critiques que sur un point. La chambre des
requêtes a été vivement attaquée au profit d'une seconde chambre civile. Cette trans-
formation briserait la jurisprudence. Son unité tient à l'existence d'une seule chambre
civile. Nous insisterons ailleurs sur la nécessité de conserver l'organisation actuelle.
LA RÉFORME JUDICIAIRE. 431
que par la crainte de déplaire. S'il n'a en vue que la poursuite du
juste, en faisant abstraction des personnes, il est véritablement
indépendant.
L'intelligence et l'indépendance sont les deux qualités indispen-
sables au magistrat. En recherchant le meilleur mode de nomina-
tion, nous ne ferons que mesurer les moyens les plus efficaces pour
découvrir ces qualités et en respecter l'exercice chez les hommes
qui prétendent juger leurs semblables.
Parmi ceux qui ont approfondi cette matière, il y a deux opi-
nions : les uns estiment que la magistrature doit être la profession
de toute une vie, qu'on ne saurait s'y préparer trop tôt, ni s'y con-
sacrer avec trop de som; les autres y voient le couronnement d'une
carrière poursuivie au barreau ou dans la pratique des affaires.
Cette divergence tient à ce que chacun considère le juge sous un
aspect particulier. Les premiers s'occupent du caractère, les seconds
s'attachent aux lumières de l'esprit. Les premiers ont pour idéal
un magistrat modeste ayant hérité des mœurs et des vertus pater-
nelles ; les seconds voient un avocat à la tête de son ordre, mettant
au service de la justice l'expérience et la renommée de sa vie.
Nous pensons que tous deux ont raison et notre souhait serait
de faire servir à l'autorité de la magistrature ces élémens divers,
également utiles à sa constitution. Pour indiquer comment nous
pourrons les faire entrer dans la composition des corps judiciaires,
il faut examiner successivement les conditions cVadmission dans la
magistrature, ce qui nous mettra en présence des jeunes gens, et
les conditions à' avancement et de nomination, dans lesquelles nous
comprendrons l'entrée des jurisconsultes éprouvés.
Dans nos corps judiciaires tels qu'ils existent, le recrutement ne
peut se faire exclusivement à l'aide d'avocats ayant conquis une
situation personnelle. En Angleterre, il n'y a pas chaque année
plus de trois ou quatre grands sièges à pourvoir; en France, cent
cinquante places au moins viennent à vaquer annuellement. Il est
donc impossible de se contenter de choisir ceux que met en pre-
mière hgne l'émulation du barreau. Pour les postes de début, il
faut trouver des hommes qui, à l'entrée de la vie, se dévouent à
la carrière judiciaire.
Les auditeurs nommés auprès des cours et des tribunaux ont
formé jusqu'en 1830 une pépinière abondante. Au point de vue
strictement professionnel, cette institution fut très utile, mais le
mode de recrutement assurait ces places à la faveur. A ce noviciat
judiciaire succéda la suppléance, tour à tour supprimée, parce
qu'elle arrêtait tout avancement, et rétabUepar la force des choses.
La chancellerie et les parquets s'adjoigoirent des attachés, jeunes
stagiaires qui devenaient peu à peu des rédacteurs habiles et soi-
432 BETUE DES DEUX MONDES.
gneux dans l'art d'administrer un parquet. Trop éloignés des tra-
vaux de l'audience, ne sortant des bureaux que pour essayer à
la cour d'assises la défense de quelque accusé, ils négligeaient
presque entièrement le droit civil, à moins que le dévoûment de
quelque magistrat d'élite n'ouvrît pour ces futurs substituts une
conférence, mais cet effort était exceptionnel, et les attachés ont
fourni plus d'administrateurs que de magistrats d'audience.
Auditeurs, juges suppléans, attachés, telles ont été les formes
successives et imparfaites d'une même pensée, souvent poursuivie
et jamais réahsée. La constitution d'un noviciat jitdiciaire a été
souhaitée à diverses reprises par les magistrats. — Un stage à l'en-
trée delà magistrature est nécessaire. — Ce stage doit être acrordé
au mérite et non à la faveur. Les conséquences se dégagent natu-
rellement de ces principes. Ne serait-il pas aisé d'instituer auprès
des tribunaux une école de magistrats où ne seraient admis que les
plus dignes? Le concours leur en ouvrirait les portes, et chaque
année les jeunes gens les plus distingués s'offriraient aux magis-
trats pour les seconder et s'instruire à leur exemple. Entrons dans
quelques détails, et voyons si ce projet est chimérique.
Le concours n'a rien qui doive effrayer; chaque jour, il entre
davantage dans les mœurs. Peu à peu toutes les carrières sérieuses
l'ont exigé : l'instruction publique, l'inspection des finances, les
ponts et chaussées et les mines, le génie et l'artillerie, l'auditorat
au conseil d'état et à la cour des comptes, se recrutent de la sorte;
depuis peu d'années, les secrétaires d'ambassade eux-mêmes y sont
soumis. Pourquoi la magistrature y échapperait-elle? En 1875,
M. Dufaure avait établi un concours périodique dont il est bon de
rappeler les formes, car cette institution, détruite par ses succes-
seurs, sera certainement rétablie par un garde des sceaux sou-
cieux de la dignité judiciaire.
Ce concours ne donnait pas droit à un poste de substitut. Les
candidats reçus entraient dans un corps d'attachés, répartis entre
la chancellerie et les parquets des cours et des tribunaux. A la suite
d'un premier concours, le conseil d'état fut saisi d'un projet de
règlement d'administration publique et, en 1876, la réforme parais-
sait consacrée. Plus de quatre-vingts candidats, docteurs en droit,
s'inscrivirent au concours de décembre 1876 ; le jury, présidé par
un membre de la cour de cassation, comprenait des professeurs de
la faculté, des magistrats et des membres du barreau. Les épreuves
donnèrent les résultats les plus remarquables. Un tiers seulement
des admissibles fut repoussé. La moyenne des épreuves fut telle
que le jury, après avoir classé par ordre de mérite les seize pre-
miers candidats qui allaient être nommés attachés, n'hésita pas à en
recommander seize autres à l'attention du garde des sceaux.
LA RÉFORME JUDICIAIRE. A 33
L'expérience avait dépassé toutes les prévisions, et, en déGcmbre
1876, les juges du concours, en voyant comment étaient sortis de
l'obscurité des hommes de savoir et de mérite pour lesquels la
magistrature ne se serait ouverte que très tard et très difficilement,
auraient été bien étonnés si on leur eût dit que cette réforme serait
abandonnée par des politiques se disant partisans de l'égalité des
droits. La cause des concours semblait gagnée. Elle l'était en effet
pour tous les esprits sérieux. Les concours qui eurent lieu à Paris
en 1877 et en décembre 1878, ceux de Caen et de Toulouse en
1878, furent marqués par les découvertes les plus heureuses d'in-
telligences mûries par le travail et dignes d'honorer la justice.
Les rapports s'accordaient à louer la valeur des concurrens, et
ceux qui se sont trouvés en contact avec ces jeunes esprits savent
quelles espérances ils permettaient de con:evoir. Aujourd'hui, le
règlement d'administration publique est délaissé, et la plupart des
substituts sortis des concours sont révoqués. Au mode de recrute-
ment le plus démocratique les derniers ministres ont préféré celui
qui nourrit de faveurs l'avidité des partis. Quand le tourbillon
des appétits et des haines aura passé sur nos têtes, le concours
reprendra la place qu'il a conquise et que magistrats, professeurs de
faculté et avocats s'accordent désormais à réclamer pour lui.
Seulement il faudra surveiller strictement les épreuves pour que
la capacité des concurrens n'en hausse pas indéfiniment le niveau.
Le concours tel que nous le comprenons à l'entrée de la magistra-
ture n'est pas destiné à vérifier uniquement la science des candidats.
Docteurs en droit, ils savent assurément ce que la chancellerie doit
exiger d'un jeune magistrat. Ce qu'il s'agit d'apprécier, c'est la
valeur de leur esprit, la sûreté de leur jugement, ce que vaut leur
style, en d'autres termes, comment ils sauraient exprimer leur
pensée à l'aide de la plume ou de la parole. Voilà le vrai sens de
l'épreuve, il serait périlleux d'en faire un examen de mémoire. Au
lieu de refuser les livres, nous voudrions en multiplier le nombre,
afin de mieux juger ce que le discernement des candidats saura
tirer de l'abondance même des matériaux. De l'examen sortiraient
vainqueurs non les candidats les plus brillans, mais ceux qui
auraient montré l'esprit le plus juste, le sens le plus droit, la meil-
leure méthode et cet ensemble de qualités qui font le vrai magis-
trat.
C'est ici que commence pour le jeune docteur en droit le novi-
ciat judiciaire. Nommé auditeur près d'un tribunal important, il
serait appelé à participer avec ce titre, pendant trois ou quatre
années, aux travaux des juges et du parquet. Il assisterait aux
audiences et aux délibérations de la chambre du conseil, mais il
TOME XLIII. — 1881, 28
434 BEVUE DBS DEUX MONDES.
n'aurait en aucun cas voix délJbérative. S'il était chargé de cer-
taines enquêt s sommaires, de rapports sur pièces ou de comptes,
il ne pourrait agir que sous la responsabilité d'un juge titu-
laire, dont il serait en quelque sorte l'auxiliaire. Dans les travaux
du parquet, il pourrait, sur la délégation du procureur de la répu-
blique, montrer plus d'initiative, soit qu'il fût envoyé à l'audience
pour tenir le siège d'un; substitut,, soit que, dans les missians diverses
du parquet, il remplaçât l'un des membres du ministère public. Les
auditeurs ne jouiraient pas du privilège de rinamovibilité, mais ils
ne pourraient être déplacés que de l'avis du tribunal. Ils recevraient
une indemnité égale au quart du traitement du juge. Les années
qui s'écouleraient de la sorte seraient bien employées. Elles per-
mettraient aux stagiaires d'amasser quelque expérience, aux chefe
et aux anciens du tribunal de voir s'ils ont les qualités naùves qui
font le magistrat. De plein droit, le terme expiré, ils quitteraient
le tribunal, reprenant leur robe d'avocat et lentrant au barreau, non
sans avoir acquis quelque profit et avec l'espérance d'une présen-
tation par le procureur-général pour un poste de substitut ou par
un tribunal pour un siège de juge.
Avec cet ensemble de garanties, les procureurs-généraux et les
tribunaux auraient sans cesse devant eux un nombre suffisant de
jeunes gens d'une capacité reconnue, dont ils suivraient les tra-
vaux, dont ils connaîtraient la valeur et dont ils verraient peu àpeu
se former les mœurs et l'esprit judiciaire; la tradition se trouve-
rait représentée par ces jeunes gens dans le sein d'une compagnie
qui les aurait en quelquescrte adoptés. Sans aucun des inconvé-
niens des anciens auditeurs,' sans le péril d'une inamovibilité pré-
maturément accordée, on verrait renaître tous les avantages de ces
recrues ardentes lau travail, apportant un sang nouveau et rajeu-
nissant de leur énergie les magistrats dont l'âge ralentit quelque-
fois l'activité, bien avant d'afïaiblir l'intelligence.
Appuyée sur k concours et sur l'auditorat, la magistrature retrou-
verait ses forces. « Nous vivons à une époque, — disait en 1876,
avec une profonde perspicacité, le garde des sceaux qui. a institué
le concours sans avoir eu le temps de le compléter par l'auditorat,
— nous vivons à une époque où toutes les fonctions publiques qui
ne sont pas données à l'élection doivent se défendre parlemente de
ceux qui les occupent. Nous n'échapperons à l'application des théo-
ries fausses qui se sont fait jour dans ces derniers temps relative-
ment à l'électioTi des magistrats qu'à la condition de ne laissser
entrer dans la magistrature que des jeunes gens capables, instruits,
ayant déjà fait leurs preuves et conquis l'estime de ceux qui ont
assisté à leurs débuts (1). »
(1) Circulaire de M. le garde dos sceaux Dufaure, 4 juia 1876,
LA RÉFORME JUDICIAIRE. A3 5
V.
L'inamovibilité, dont nous avons si souvent parlé, ne sert qu'à
rassurer le magistrat contre la haine du plaideur ou contre le mé^
contentement du pouvoir qui le ferait descendre de son siège pour
le punir d'un jugement. Elle ne crée pas à elle seule l'indépen-
dance et ne protège le juge que contre un seul danger : la perte
de sa charge. Il est d'autres écueils contre lesquels peut sombrer
la liberté d'esprit du magistrat. Notre hiérarchie judiciaire contient
des degrés qu'il est dans la nature de l'homme de vouloir franchir :
le juge suppléant privé de traitement veut devenir juge, le juge
aspire à une présidence, le président rêve la robe rouge, le con-
seiller calcule à quelle époque les mises à la retraite lui permet-
tront de présider une chambre^ et la. cour de cassation brille au
sommet comme le but réservé dans cette course de la vie aux plus
heureux. Ces degrés d'honneur offrent, par la différence des trai-
temens insuffisans aux premiers échelons, un attrait de plus aux
magistrats, en leur faisant entrevoir les sollicitations comme un
devoir de père de famille. Ceci est un grand danger pour la justice;,
car les juges, pouvant sans cesse aspirer à: s'élever, tournent
trop souvent leurs regards vers celui qui distribue lavancement.
« On avance dans les tribunaux, disait M. de Tocqueville, comme
on gagne des grades dans une armée. On veut que les juges soient
inamovibles pour qu'ils restent libres ; mais qu'importa que nul ne
puisse leur ravir leur indépendance, si eux-mêmes en font volour
tairement le sacrifice (1)? »
Ce désordre, tout grand qu'il soit, n'est pas le seul. Le garde
des sceaux, à qui appartient le pouvoir exorbitant de récompenser
les juges en leur accordant la promotion en un rang supérieur, peut
bien plus. Il peut nommer parmi les magistrats qui brjn lui semble
aux hautes charges de la magistrature, d'un trait de plume, par
une libre et solitaire décision : il est maître de ne pas respecter la
hiérarchie; si le juge objet de sa faveur est âgé de trente ans^ il
peut en faire un président à la cour de cassation, il peut le mettre
à la tête d'une cour d'appel, et ce que son caprice aura décidé, l'ina-
movibilité le couvrira de sa garantie tant que vivra le magistrat.
Il peut aussi bien prendre un avocat obscur, mal famé, sans cause,
inscrit d'hier en quelque tableau de petit tribunal et jeter sur ses
épaules un manteau d'hermine, sans que nul ait le droit de protes-
ter efficacement, sans qu'une compagnie puisse refuser ni même
ajourner l'investiture.
(1) De la Démocratie en Amérique, t. ii, p. 178; note 2.
2136 BEVUE DES DEUX MONDES,
Et cet acte dont dépendent la vie, l'honneur, les intérêts les plus
sacrés des citoyens sera irrévocable, et celui qui l'aura accompli
ne sera l'objet d'aucune responsabilité effective. « Il est hors
d'exemple, dit le duc de Broglie (1), qu'un ministre de la justice ait
été poursuivi pour avoir fait un mauvais choix; il n'est même guère
concevable qu'il puisse l'être. Lorsque le mauvais choix est fait,
les convenances ne permettent pas d'en faire un sujet de discussion
à la tribune ou dans les journaux. » Et l'ancien président du con-
seil déclare qu'il a vu, dans sa carrière politique, « des choix
répréhensibles, des choix de parti, des choix très révoltans, » sans
que personne ait pu s'en plaindre publiquement. Il nous montre
le ministre assailli de demandes, ne connaissant pas la centième
partie des juges lorsqu'il arrive à la chancellerie, excité par des
amis politiques, poussé par tout le monde, retenu par personne,
« maître d'en faire à sa tête et d'agir comme bon lui semble, sans
contrôle de la part de qui que ce soit ; » il se demande enfin s'il
est possible de croire que le ministre soit suffisamment éclairé, libre
de résister aux sollicitations, aux importunités qui l'accablent.
Quelle vérité dans ce tableau! Et combien il est devenu plus
frappant encore depuis quelques années! Une révolution avait
changé tous les parquets, un gouvernement régulier a fait rentrer la
plupart des magistrats et, selon le vent des majorités, quatre fois
en dix ans, des orages ont passé sur les corps judiciaires en renou-
velant les parquets à ce point que la politique semblait avoir créé
un roulement dans le personnel amovible. Jamais l'esprit de solli-
citation ne s'est donné telle carrière : il en est arrivé à inventer de
nouveaux moyens d'assiéger la chancellerie. On a vu des députa-
tions entières s'assembler pour se rendre auprès du ministre, afin
d'obtenir une nomination ou d'arracher avec non moins d'ardeur
une destitution. Lorsque les députés étaient à bout d'efforts, l'un
des groupes politiques se mettait en mouvement; dans les grandes
circonstances, les trois groupes de la majorité déléguaient leurs
présidons pour signifier au cabinet que toute hésitation hâtait sa
chute. Quelle obstination ou plutôt quelle fermeté de conscience
ne fallait-il pas déployer pour résister à tant de manœuvres! Avec
un garde des sceaux prêt à obéir aux menaces, il n'était plus besoin
de tant de façons: les vœux étaient exaucés aussitôt que formés;
les députés se faisaient comprendre d'un signe; ils n'avaient plus
à se déranger, et leurs souhaits étaient accueillis dans les couloirs
mêmes du Palais-Bourbon. Ainsi se perfectionnait le système décrit
jadis par le duc de Broglie; il avait peint un ministre de la justice
disposant, dans son omnipotence, du sort de la magistrature : les
(1) Vues sur le gouvernement de la France, p. 148.
LA RÉFORME JUDICIAIRE. 437
partis ont fait des gardes des sceaux sortis de leurs rangs les instru-
mens dociles des caprices de quelques députés usant de leur toute-
puissance pour la satisfaction de leurs rancunes. Nous avions pro-
testé sous les ministères de droite. Que dirons-nous aujourd'hui que
le scandale est tout autre? Il n'est pas admissible qu'un membre de
l'une des chambres, porté tout d'un coup à la chancellerie par le flot
de la politique, devienne à la fois le chef et le maître de la magis-
trature, que dans son passage de quelques semaines ou de quelques
mois en l'hôtel de la place Vendôme, sans conseil, sans appui, sans
contrôle, sans autres lumières que ses propres passions, il puisse,
selon les hasards de la mort ou de la limite d'âge, disposer des plus
grandes charges de l'état, et en investir à jamais ses amis et ses
créatures.
Nul ne peut méconnaître ce mal. Nous ne faisons aujourd'hui
qu'en ressentir les premières atteintes sans en mesurer encore
toute l'étendue. Les désordres du « service civil » aux États-Unis
pourraient seuls en donner l'idée. Des centaines de fonctionnaires
arrivant avec un ministre et tombant avec lui, un continuel travail
d'épuration fondé sur la défiance et la délation, et dans cet inces-
sant va-et-vient d'un personnel mobile, chaque parti, chaque
groupe, chaque fraction offrant des cadres tout prêts qui cherchent
les moyens de supplanter les titulaires au profit de leurs ambi-
tions : telle est l'image que nous offre l'Amérique. Ses plus vifs
admirateurs l'avouent et en gémissent. Nous n'éviierons ces abus
qu'en dressant autour des fonctionnaires de tous ordres les con-
ditions techniques les plus propres à les défendre. Si nous n'y
prenons garde, un changement de cabinet et de poUtique atteindra
bientôt dans le fond des provinces, après le juge de paix, l'agent-
voyer et le facteur rural. N'hésitons pas du moins à sauver de cette
anarchie les corps judiciaires.
Trois moyens se présentent d'arracher la magistrature à l'ac-
tion excessive du pouvoir exécutif: l'élection, la cooptation, les
présentations. L'école radicale propose l'élection populaire; bien
plus, elle l'impose au nom des principes; à l'entendre, le peuple
est l'unique source des pouvoirs; il faut aller puiser dans son
sein l'autorité nécessaire aux jugemens; si on hésite, elle rappelle
les délibérations de la constituante et ferme la bouche à ceux qui
hasardent des objections en déclarant que la démocratie veut des
juges élus et que les esprits timorés qui le contestent mécon-
naissent la condition essentielle des gouvernemens populaires.
Nous avons eu occasion de dire pourquoi l'idée de justice nous
paraissait exclusive de l'idée d'élection. L'indépendance du juge
nous semble aussi incompatible avec le rôle précaire du candidat
qu'avec les inquiétudes du titulaire qui voit approcher la date de
/i38 REVUE DES DEUX MONDES.
sa réélection. Établir le suffrage à l'entrée du prétoire, c'est mettre
le magistrat à la merci du justiciable. Pourquoi aurait-on détruit
les épices, s'il fallait que le plaideur offiit désormais au juge un
bulletin de vote qui en tiendrait lieu? L'exemple de l'Amérique
nous sert d'enseignement et de leçon ; celui de la Suisse ne nous
touche pas. Si les juges ne sont pas corrompus, leur médiocrité
n'est pas douteuse. D'ailleurs, qui ne sait ce que parmi nous l'ar-
deur des partis allumerait de brigues ? Laissons donc de côté un
système absolu que condamnent à la fois, le, bon sens, . l'expérience
et l'histoire.
Aussi les. plus avisés proposent-ils ■ des élections mitigées, , en
recourant à des collèges spéciaux^ dont le trait commun serait de
faire pénétrer dans la nomination des juges l'élément populaire.
Nous; avons dit ce que nous pensions du mélange de la justice et
de la politique. Le choix par les compagnies ne doit pas être moins
sévèrement condamné. Excellente; pour assurer le recrutement d'une
compagnie savante, la cooptation ne saurait convenir en une démo-
cratie pour la constitution d'un des corps de l'état. En prenant de
la, sorte les défauts d'une caste étrangère aux besoins et aux sen-
timens du dt^hors, la, magistrature périrait sans trouver un défen-
seur, comme les anciens parlemens.
Ainsi nous avons écarté l'élection par le, peuple,, qui asservit et
corrompt le juge, l'élection par les magistrats eux-mêmes, qui
rétrécit l'esprit, et surexcite l'intérêt personnel. Entre ces deux ori-
gines, l'une trop étendue, l'autre trop restreinte, nous trouvons le
système des présentations. De nos jours, la Belgique nous en a
donné l'exemple : les conseillers à la cour de cassation sont nom-
més sur deux listes présentées l'une par le sénat, l'autre par la
cour. Les conseillers des cours d'appel, les présidens et vice-pré-
sidens des tribunaux sont choisis sur deux listes présentées l'une
par la cour, l'autre par les conseils provinciaux. Les listes sont
publiées au Moniteur, et, quinze joui's après, la nomination est
faite par le roi. Les, commissions de ISAS et de 1870 confièrent
l'une, et l'autre les présentations à des élémens divers tirés de la
magistrature et des corps électifs préparant en commun des tableaux
de candidatures. Mais ce système n'eût-il pas provoqué des tiraille-
mens et les^froissemens, suites inévitables delà réunion, en une
même assemblée, des barreaux et des magistrats rencontrant les
élus du suffrage politique?
Et cependant il. faut éclairer le garde des sceaux, il faut trouver
un moyen de le délivrer desoUicitations effrontées qui deviennent
la plaie de nos corps judiciaires. M., le duc Victor de Broglie a pro,-
posé un procédé qu'il convient de rappeler. Il voudrait que toute
vacance S3 prolongeât durant six mois et que, pendant, cet inter-
LA REFORJklE JUDICIAIRE. 039
valle, les parties en toute affaire fussent teïiues de désigner, pour
exercer les fonctions de juge suppléant, l'avoué ou l'avocat qui
leur inspirerait le plus de confiance. A l'expiration des six mois,
cette espèce de scrutin serait présentée au garde des sceaux, qui
trouverait dans les préférences des justiciables la preuve des
lumières et de l'autorité du candidat (1). Ce procédé, à coup sûr
un des plus ingénieux, ne répond qu'à certains besoins. Il néglige
les meilleurs juges de paix, il exclut le parquet; pour les cours,
il écarte les présidens et les membres les plus distingués des tri-
bunaux. Enfin on peut craindre que le choix ne tombât tantôt
sur les avocats les plus connus qui refuseraient un siège, tantôt
sur les juriscoTisultes que désigneraient les avoués devenus les
maîtres absolus du recrutement.
Écartons le vote des justiciables, comme l'assemblée mixte,
comme le tableau annuel des candidatures, n'hésitons pas davan-
tage à repousser la présentation par lesconseils^énéraux, qui intro-
duirait les passions politiques en un domaine d'où elles doivent être
bannies. Comment donc établir un contrôle et un frein? Les autres
ministres n'ont pas ce pouvoir absolu. Est-ce que le ministre de la
guerre ou de la marine peut accorder une promotion de choix à un
officier si celui-ci n'est pas porté au tableau d'avancement? Pour
les chaires -de l'ordre le plus élevé, est-ce que le ministre de l'in-
struction publique peut sortir du cercle tracé par les présentations
des compagnies savantes ? La politique pure échappe seule à ces
sévères garanties, et il ne peut en être autrement : partout où les
qualités de tact et de mesure, partout où l'action, le dévoûment
et le zèle sont plus nécessaires que la science acquise, le ministre
peut décider seul. Ce n'est pas par un examen qu'un candidat montre
qu'il sait le secret de manier les hommes. Les ministres de l'inté-
rieur ou df s affaires étrangères doivent donc demeurer libres, tandis
que nul de leurs collègues, quelle que soit sa perspicacité, ne peut
en dehors de toute vérification spéciale, découvrir un ingénieur,
inventer un savant ou créer un joge. Faut-il, à l'imitation des
autres départemens ministériels instituer auprès du garde des
sceaux un comité d'avancement, un conseil supérieur de la justice
qui dresserait chaque année, sur les rapports des chefs de cours,
une liste dans les limites de laquelle serait enfermé le ministre? Ce
système substituerait dix électeurs à un électeur unique. 11 mettrait
le ministre de la justice en tutelle sans lui fournir de véritables
lumières. Cherchons donc les garanties qui l'éclaireraient sans
nuire à sa dignité.
Dans les usages actuels, le premier président et le procureur-
Ci) Vues sur le gouvernement de la France, p. 151.
^llO REVUE DES DEUX MONDES.
général sont censés désigner chacun trois candidats au ministre.
Kous voudrions que les compagnies où se produit la vacance fussent
investies du droit de présenter des candidats. De leur côté, les
jurisconsLiltes exerçant dans le ressort se réuniraient, en une assem-
blée séparée, pour dresser une liste. Le garde des sceaux serait
placé de la sorte entre deux listes exprimant des besoins et conte-
nant des aptitudes diverses; l'une répondant à la tradition des corps
judiciaires, l'autre apportant dans ces compagnies un peu renfer-
mées l'air du dehors, grâce au mouvement du barreau, à la pra-
tique des affaires et à la science de l'école.
La cour de cassation serait assurément fort compétente pour
dresser sa liste. Avant de la faire, elle pourrait demander à chaque
cour d'appel de lui désigner un candidat. Mise en possession de
ces divers noms, elle aurait en main les élémens les plus sûrs de
son choix. Auprès d'elle et en dehors de son action directe, s'assem-
bleraient les jurisconsultes : les plus anciens avocats à la cour de
cassation, le bâtonnier et les anciens bâtonniers de Paris, le doyen
et une délégation de la faculté de droit de Paris. Si on ne jugeait
pas possible de déplacer les bâtonniers de l'ordre près chaque cour
d'appel et le doyen de chaque faculté de droit, dont la présence
assurerait à l'assemblée une hauts compétence, le bâtonnier et
le doyen de la faculté de Paris devraient recueilUr avant la réunion
les avis de leurs confrères. Qu'on se figure ces deux assemblées
rédigeant leurs présentations, et qu'on cherche quel est l'homme
éminent qui n'aurait pas été assuré d'y figurer. Oui, nous en tom-
bons d'accord, le magistrat sans notoriété dans sa province, l'avocat
privé de toute autorité en son barreau ne pourra plus rêver de
parvenir à la cour suprême par un coup de faveur politique ; mais
en revanche que d'hommes distingués dont l'influence locale est
puissante et dont le nom sera présenté dans cette assemblée assez
nombreuse pour connaître tous les mérites, assez restreinte pour
échapper aux courans politiques ! Par la force des choses, il se
fera une sorte de roulement en vertu duquel la cour de cassation
présentera tour à tour des magistrats de Paris et de province,
tantôt des magistrats inamovibles, tantôt des membres du minis-
tère pubhc. L'assemblée des jurisconsultes agira de même : à une
présentation portant sur un professeur de droit succédera la pré-
sentation d'un avocat, et ainsi le ministre de la justice verra succes-
sivement passer devant lui tous ceux qu'entoure un crédit légitime.
Si cette méthode tient compte des trois élémens que nous vou-
lons pondérer, si elle respecte la tradition des corps judiciaires,
l'opinion extérieure des jurisconsultes compétens et l'autorité gou-
vernementale, pourquoi ne pas l'appliquer au recrutement des cours
d'appel? La cour, à chaque vacance, présentera ses candidats. L'as-
LA RÉFORME JUDICIAIRE. A 41
semblée comprendra le conseil de l'ordre des avocats à la cour, la
chambre de discipline des avoués à la cour et les membres de la
faculté de droit, s'il en existe dans le ressort. Pour les tribunaux,
la cour dresserait la liste, mais en appelant dans son sein les pré-
sidens de tribunaux, tandis que les jurisconsultes convoqueraient
le conseil de chaque barreau, les pré.sidens des chambres des avoués
et des chambres des notaires du ressort. Pour le choix des magis-
trats cantonaux, le tribunal du département, auquel s'adjoindraient
les juges de paix, dresserait ur^e liste que la cour examinerait et
compléterait, s'il y avait lieu.
Dans chaque compagnie comment seraient choisis les présidens ?
L'élection a été souvent proposée; néanmoins, nous pensons qu'elle
offre des périls graves, il ne s'agit pas seulement pour le président
d'une cour de diriger matériellement un débat, mais d'exercer sur
les mœurs et la discipline des magistrats une action durable. C'est
à la juridiction supérieure que nous voudrions déléguer la mission
de choisir les présidens de chambre. La cour de cassation choi-
sirait les présidens à la cour d'appel , la cour d'appel les vice-
présidens des tribunaux. Reste le choix du premier président. 11
est dangereux de l'abandonner au vote de ses pairs , ou à la
désignation de la juridiction supérieure. Du choix du chef de la
compagnie peut dépendre pour l'avenir la direction de ses travaux,
l'autorité de sa jurisprudence, la dignité des mœurs et l'influence
de la justice en un ressort. Aux devoirs austères du magistrat se
joignent pour le président de tribunal ou [jour le premier président
delà cour, chef delà justice en une juridiction, des devoirs publics:
ils représentent au dehors les corps judiciaires, peuvent soutenir
leur dignité ou la compromettre suivant le tact de leur conduite.
Il nous semble que le conseil des ministi-es, sur le rapport du garde
des sceaux, devrait être chargé de choisir le président du tribunal
ou le premier président de la cour parmi les vice- présidens et pré-
sidens promus par la juridiction supérieure, sans que les choix
fussent limités à la compagnie, ni au ressort qu'il s'agirait de
pourvoir.
Tels seraient, dans leurs traits principaux, les moyens emplovés
pour éclairer et contenir le ministre. Nous sommes persuadés que,
sans altérer les mœurs judiciaires, ils relèveraient le niveau des
capacités et ne mettraient obstacle qu'aux choix dictés par la
faveur. A ce système nous ne connaissons qu'un défaut : l'esprit
local développé avec excès peut devenir un péril pour la justice, un
écueil pour la jurisprudence, dont il risque d'altérer l'unité. Afin
d'y porter remède, pourquoi ne pas autoriser le ministre à prendre
une fois sur quatre le magistrat sur une liste présentée dans un
autre ressort? Ces roulernens consacrés par l'usage sont moins
AA2 REVUE DES DEUX, MONDES.
difficiles qu'on ne le pense à établir. Lai cour des comptes en offre
actuellement l'exemple en ne donnant au ministre qu'un choix
limité.
« Vous voulez fortifier^ diïa-t-on, les mœurs judiciaires? Ces pré-'
sentations vont les troubler, :, elles créeront les brigues et altéreront
les relations mutuelles. » Si la prévision était fvmdée, quel spectacle
de divisions ne fourniraient pas les corps qui se recrutent eux-
mêmes! Où cependant la confraternité est-elie plus simple, plus
dénuée d'aigreur que dans le sein des académies? Le nouveau venu
peut-il deviner à l'accueil de ses anciens quel a été le vote hostile
à son entrée? Le scrutin proclamé, c'est le propre de l'esprit de
corps de prévaloir sur les préférences individuelles. Sous l'influence
de la politique, la cooptation peut amener la formation de partis;
mais si elle est tempérée par le choix du ministre s' exerçant sur
deux listes, l'esprit de coterie et de compétition ne pourra pas naître
ni se développer.
M. Portails disait en 18ZiO ; « C'est. surtout dans un état où règne
l'égalité civile, oiî triomphe l'égalité politique, où tous sont égale-
ment admissibles à tous les emplois, lorsqu'il n'y a plus de pré-
somption légale d'aptitude, ni de capacité, qu'il doit exister en avant
de toutes les carrières publiques des stages, des noviciats, des can-
didatures (1). » Les garanties que nous venons d'examiner ont toutes
en vue la magistrature dans un état démocratique, l'abohtion de
toute faveur, la substitution du mérite reconnu à l'intrigue et aux
sollicitations inavouables, l'établissement enfm d'un perpétuel con-
cours entre les magistrats, concours créé par l'émulation, entretenu
par une ambition légitime et constamment surveillé par tous ceux
qui entourent le tribunal et dont l'opinion, bien avantd'être officiel-
lement consultée, était décisive sur la valeur des magistrats.
VI.
Nous n'avons eu en vue qu'un seul but : améliorer, sans bou-
leverser. Notre organisation judiciaire nous semble bonn?. Avec très
peu d'efforts, elle peut devenir meilleure. Lorsque les jeunes recrues
de la magistrature n'y entreront que la tête hauty par la porte du
concours et par la libre présentation des tribunaux, juges du mérite
des auditeurs, lorsque le garde des sceaux ne pourra, nommer que
les candidats appelés parles vœux des magistrats ou des juriscon-
sultes, quand les juges attachés à. de grands tribunaux auront été
délivrés de la fièvre d'avancement qui les dévore, lorsqu'ils auront
cessé de tourner leurs regards et leurs sollicitations vers !a chan-
(1) Rapport à la chambre des pairs sur les juges siippléans, 1840. Monit., p. IGiC.
LA RÉF<!RME JUDICIAIRE. 443
cellerie, nous pensons que nous aurons fait un grand pas vers
l'indépendance du pouvoir judiciaire. Tout ce qui doit appartenir à
l'état lui demeurera sans conteste: non-seulement le choix entre les
candidats présentés et l'investiture du magistrat, mais la discipline
exercée à tous les degrés sur l'initiative du chef de la justice, la
nomination et l'avancement des membres du parquet, la suprême
impulsion de l'action publique, seront le domaine exclusif du garde
des sceaux, lll conservera de la sorte, dans une mesure restreinte
mais nécessaire, l'action qui doit appartenir au gouvernement sur
les corps judiciaires.
A ces réformes qui doivent fortifier le caractère du juge, lui don-
ner à la fois la dignité et la fermeté, d'autres qui en seraient le
complément viendraient tout naturellement se joindre; les traite-
mens seraient relevés dans une proportion suffisante pour mettre le
juge au-dessus de la gêne, ils seraient augmentés d'un cinquième
après dix années de résidence hors de Paris en un même siège,
le montant des pensions de retraite serait égal à la moitié du trai-
tement, les retraites forcées seraient abolies, ce ne serait plus la
compagnie aui obligerait ses membres infirmes à se démettre, mais
la juridiction supérieure qui exercerait à ce point de vue un pou-
voir disciplinaire; les adresses seraient interdites aux magistrats,
ils ne se déplaceraient jamais en corps pour rendre hommage à
aucun fonctionnaire, pas plus au garde des sceaux qu'au général
commandant un corps d'armée ; afin d'empêcher que le soupçon
entrât dans l'esprit d'un plaideur, le fils ou le gendre d'un juge
ne pourrait être admis à plaider devant lui. En une telle matière,
il n'y a pas de réfoiTne inutile ou indifférente ; toutes ont une portée,
et ^e législateur qui en prendrait l'initiative serait assuré d'entourer
la juî-tice de ce respect qui est sa force.
Mais à l'heure où nous sommes, la majorité de la chambre ne
demande qu'une seule modification : le changement du personnel.
Elle ne veut pas, dit-elle, supprimer l'inamovibilité, mais la sus-
pendre parce que celle-ci forme un obstacle. Avec des hommes nou-
veaux, elle admet le principe. — Que nul ne s'y trompe : l'inamovi-
bilité suspendue, c'est l'inamovibihté supprimée. 11 y a des règles
qu'on ne peut violer une seule fois sans qu'aussitôt d'entraînemens
en entraînemens, d'exceptions en exceptions, elles ne soient à
jamais méconnues. Quand, en un siècle où tout a changé, une insti-
tution a duré soixante-six années, ne croyez pas qu'il sera aisé de
l'abattre un instant, puis de la relever. Après l'avoir frappée, regar-
dez-y bien, et vous verrez qu'elle est à jamais privée de vie. Si,
par malheur, la chambre des pairs, en 1815, avait eu la faiblesse
de voter la proposition Hyde de Neuville, il est de toute certitude
que la magistrature eut été livrée en ce siècle à tous les vents de
44â REVUE DES DEUX MONDES.
la politique et que le personnel en eût changé six fois. Suivons les
événemens qui seraient issus de ce point de départ. L'inamovibilité
suspendue par les deux chambres, le gouvernement forcé d'obéir à
leur vœu, renouvelant de fond en comble le personnel, et une
magistrature de parti rendant pendant toute la restauration une
justice mise en suspicion par la grande majorité du pays, voilà les
suites immédiates de cette première faute. Les autres conséquences
n'eussent pas été moins graves. Le gouvernement de juillet n'eût
pas hésité à suspendre l'inamovibilité. C'eût été son devoir envers
le pays. Il ne se serait pas élevé une voix parmi les libéraux pour la
défendre. Aussi, pendant dix-huit ans, légitimistes et républicains
se seraient réunis pour récuser la justice tout entière, et, en 18/i8,
les premiers décrets, franchissant de nouveau cet obstacle, auraient
élevé sur les débris des barricades la magistrature révolutionnaire.
Aurait-on attendu quatre ans pour chasser les produits de l'é-
meute? Nous en doutons fort et, dès 1849, nous sommes persuadé
qu'ils auraient fait pi ac^- à une magistrature composée à l'image de
la majorité monarchique de rassemblée législative. Qui peut croire
un seul moment que l'auteur du coup d'état l'eût trouvée à sa con-
venance? un flot dti juges bonapartistes l' eût remplacée, et, en 1871,
l'assemblée nationale aurait été rechercher les survivans de 18A9
pour les faire remonter sur leurs sièges. A l'heure présente, les
partisans de la loi votée par la chambre des députés auraient beau
jeu pour dénoncer les hôtes changea ns de nos cours. Une seule
faute, la faiblesse de la chambre des pairs en 1815, aurait donc
changé la destinée de la magistrature et rendu irréalisable en notre
siècle le principe de l'inamovibilité; tant il est vrai qu'en politique
toutes les fautes se tiennent, que les partis sont solidaires les uns
des autres, et que tous vivent, conanae l'a dit un jour M. Thiers,
sous l'inexorable loi du talion !
Qu'on le veuille ou non, si l'épuration a lieu d'ici à quelques
années en notre pays, rien n'empêchera la magistrature d'être
vouée pour une longue période à l'instabilité qui atteint en France
tout ce que fonde l'esprit de parti. C'est l'admirable vertu de l'ina-
movibilité de couvrir le juge, de l'empêcher de tomber aux mains
des factions. Telle est la force de cette garantie qui est l'axe de la
justice, qu'il suffit de la menacer pour ébranler tout l'édifice de nos
corps judiciaires. Depuis un an, elle est en péril. Voyez ce qui se
passe. La justice, ce qui est contraire à sa nature et à son devoir,
s'émeut; il est des juges dont l'impassibilité se trouble. Ce qui est
inévitable chez les natures généreuses, la crainte d'être soupçonnés
de complaisances envers le pouvoir qui prétend être maître demain
de les proscrire, leur a inspiré une susceptibilité farouche. Des âmes
viles multiplieraient les bassesses envers le gouvernement ; elles
LA RÉFORME JUDICIAIRE. llllb
auraient acheté à coups d'arrêts la faveur de continuer à rendre la
justice. Tout au contraire, plus le danger devient pressant et plus
le langage est hardi; nulle trace de défaillance, les cœurs sont
fermes, les allures fières. Le défi jeté à la magistrature qu'on
insulte, à l'inamovibilité qu'on menace est relevé de telle sorte que
les juges, loin de s'abaisser, semblent prendre plaisir à se com-
promettre. A l'inamovibilité suspendue par l'une des chambres les
magistrats ont répondu en attestant leur indépendance. Le premier
éclat est passé; ils ont bondi sous Tinjure; nous le comprenons;
mais ils ne seraient pas pardonnables de ne pas reprendre posses-
sion d'eux-mêmes. En nommant sa commission, le sénat a montré
qu'il tenait l'inamovibilité pour un principe fondamental de nos
lois; comme en 1815, la chambre haute va répondre à la chambre
introuvable. La réponse sera la même. Les réductions de person-
nel, si elles sont prononcées, ne donneront pas au garde des
sceaux un choix arbitraire. Tout est là, c'est le nœud de la dis-
cussion. Par leur tenue, par leur impartialité et leur calme, les
magistrats peuvent rendre le succès plus prompt, l'issue de la
campagne plus décisive. Qu'ils se tiennent à l'écart des luttes de
partis, qu'ils continuent à juger suivant leur conscience tous ces
déclinaioires qui altèrent les compétences et qui blessent la justice,
mais qu'en dehors de ce qui leur est strictement demandé, ils ne
mêlent aux motifs de leurs arrêts ni un cri de colère ni un accent
de rancune.
Aux manœuvres d'un parti qui veut prendre possession de la
magistrature pour la précipiter dans les luttes politiques et l'asser-
vir à ses passions, qu'elle réponde en se dégageant de toute pas-
sion pour obéir à la seule voix de la justice. « Dès que la politique,
a dit un jour M. Guizot, pénètre dans l'enceinte des tribunaux, peu
importent la main et l'intention qui lui en ont fait franchir le seuil,
il faut que la justice s'enfuie. Entre la politique et la justice, toute
intelligence est corruptrice, tout contact est pestilentiel. En la
recherchant, la politique s'accuse; en s'y prêtant, la justice se
perd. Que la société regarde donc bien aux moindres symptômes
de rapprochement, qu'elle s'en inquiète dès le premier jour et ne
se laisse imposer par aucune excuse. Ni les circonstances ni les
hommes, rien ne doit rassurer contre le fait même. Si les circon-
stances sont graves, elles s'aggraveront ; si les hommes sont hon-
nêtes, ils se pervertiront. » {Moniteur 18^6, p. l/ill.)
Ce langage est vrai sous une répubhque comme sous une monar-
chie. Plus le gouvernement est démocratique, et plus les institutions
judiciaires sont appelées à jouer un rôle important. Nous avons
appris, à l'exemple de l'Amérique, dans quelle sphère inaccessible
446 REVUE DES DEUX MONDES,
il importe de maintenir les juges au sein d'une démocratie. Quelle
que soit la rapidité du mouvement qui entraine les hommes dans les
sociétés les plus turbulentes, il y a une force qui doit former le
centre et le pivot: le pouvoir du juge doit demeurer immobile au
milieu de ce mouvement universel; il faut le constituer, l'armer
fortement et faire de son rôle une mission dont les factions seront
impuissantes à le détourner. Plus cette mission est haute et difficile,
et plus est important le choix de ceux qui la rempliront. Relever les
magistrats, les choisir sans faiblesse, à la mesure de leur science
et de leur caractère, les entourer de considéralioB et de respect,
étouffer l'ambition, récompenser le tmvail, voilà le devoir urgent.
.Pour le remplir, le législateur doit se mettre au-dessus de l'esprit
départi, ne voir que l'intérêt supérieur d'une société qu'il s'agit
d'arracher aux secousses périodiques des révolutions et fermer
l'oreille aux somnialions des jacobins comme aux ordres du des-
potisme.
La .démagogie exige une organisation toute nouvelle. — Il faut
répondre que nous voulons fonder nos tribunaux sur la tradition
attestée par une expérience de trois quarts de siècle.
Elle veut confier des pouvoirs arbitraires au chef politique de la
justice. — Nous voulons restreindre les pouvoirs du ministre, lui
laisser la direction de l'action publique, la libre nomination des par-
quets, la discipline, mais limiter le droit qui lui appartient, de choi-
sir les juges au gré d'un parti.
La démagogie veut des juges amovibles, les partisans de l'ab-
solu cherchent des magistrats prêts à servir ; le césarisme les jette
aux pieds d'un maître; les jacobins les livrent à la toute-puissance
populaire. — Nous voulons des juges permanensqui puissent regar-
der en face l'arbitraire, de quelque point de l'horizon qu'il se lève;
nous voulons pour juge le plus savant parce qu'il aura le respect
des lois, le plus digne parce qu'il défiera ;la corruption, et le plus
libre parce qu'il n'obéira à. personne.
La démagogie veut en un mot une justice asservie sous unipou-
voir judiciaire esclave d« l'exécutif. — Nous voulons une justice
indépendante, avec un pouvoir judiciaire placé assez haut pour nous
servir de guide dans notre marche et d'arbitre dans les débats incon-
nus qui sont le secret de l'avenir.
Le désaccord est complet. C'est au pays qu'est réservé le soin de
dire s'il se résigne à vivresous le pouvoir absolu également détes-
table du peuple ou d'un seul, ou s'il est résolu à fonder un jour la
liberté sur le respect des consciences et des lois.
GEORi&ES Picot.
LA
SITUATION ÉGONOMIOUE
DE L'ITALIE
Il est peu d'utopies aussi séduisantes que celle du papier-mon-
naie, et l'on s'explique aisément l'attrait irrésistible qu'elle a tou-
jours eu, non-seulement pour des théoriciens, mais pour des
hommes familiers avec les questions économiques et qui passaient,
à bon droit, pour des esprits pratiques. Elle semble fondée sur la
logi jue, et son application, si elle devenait possible, serait tout à
fait favorable à l'intérêt général. Lorsqu'on trouve naturel qu'un
simple citoyen obtienne crédit sur sa seule signature, et que le
chiffon de papier au bas duquel il a mis son nom soit accepté et
se transmette de main en main comme de l'argent, quelles raisons
peut-on invoquer pour ne pas accepter la signature de l'état, qui
est infiniment plus riche et doit inspirer plus de confiance? Les
motifs d'honneur et d'intérêt bien entendu qui commandent aux
particuliers d'être fidèles à leurs engagemens ne s'imposent-ils'pas
avec bien plus de force à la collectivité des citoyens? C'est donc par
l'effet d'un pur préjugé que l'oti refuserait au papier de l'état la
confiance qu'on accorde au papier d'una banque ou même d'un
simple commerçant. Quels avantages n'offrirait pas l'usage exclusif
de ce signe monétaire! L'emploi des espèces d'or et d'argent,
comme celui des billets de banque et des effets de commerce,
n'a pour résultat qu'un règlement provisoire des opérations d'é-
/l48 REVDE DES DEUX MONDES.
change, car en fin de compte les produits ne se paient qu'avec
d'autres produits ou avec du travail : il est donc de l'intérêt géné-
ral d'adopter, pour ce rôle temporaire, l'instrument d'échange,
le signe conventionnel le moins coûteux possible. On n'estime pas
à moins de 80 milliards la valeur des espèces d'or et d'argent
que les nations civilisées maintiennent actuellement en circula-
tion pour le règlement des échanges de particulier à particu-
lier et de peuple à peuple. Si la moitié seulement dé cet énorme
capital, aujourd'hui complètement improductif, était remplacée par
du papier qui ne coûterait presque rien, si liO milliards de métaux
précieux étaient restitués aux usages industriels qu'ils peuvent
recevoir, ne serait-ce pas une addition immédiate à la richesse
universelle, ne serait-ce pas un bienfait pour l'humanité?
Telle est la thèse que soutenait avec une grande abondance d'ar-
gumens un financier en renom que la mort vient d'enlever, et qui
a beaucoup fait pour populariser en France l'usage de la monnaie
fiduciaire et de tous les instrumens de crédit, il est superflu d'en
faire ressortir le côté erroné. Si les particuliers ou les établissemens
de crédit négligent de tenir leurs engagemens, l'état est là pour les
leur rappeler et, au besoin, leur en imposer l'exécution ; mais qui
exercera le même contrôle sur l'état, si celui-ci n'a point ou la
volonté ou les moyens d'être fidèle à ses promesses, et les exemples
sont-ils si rares de gouvernemens qui manquent à leurs engage-
mens? Les affaires ont pris en France, depuis un demi-siècle,
un développement véritablement prodigieux sans que la somme des
espèces métalliques se soit accrue, l'or s'étant seulement substitué
à l'argent dans la circulation : il n'y a aucune comparaison à établir
entre le nombre et l'étendue des opérations qui se soldent par les
diverses voies du crédit et celles dans le règlement desquelles inter-
vient un paiement en numéraire. L'emploi des espèces métalliques
se réduit donc de jour en jour et dans une proportion sensible, mais
sans que l'importance de leur rôle en soit en rien diminuée. Nos
membres ne gardent leur force et leur agilité qu'à la condition que
l'estomac continuera ses fonctions ; de même la monnaie fiduciaire et
les autres instrumens perfectionnés du crédit ne peuvent rendre tous
les services qu'on attend d'eux qu'à la condition indispensable d'a-
voir pour point d'appui une circulation métallique à laquelle il soit
possible de recourir pour le règlement définitif des transactions.
Cette nécessité est surtout impérieuse en ce qui concerne les rap-
ports internationaux. Un état, si puissant qu'il soit, ne saurait
astreindre les sujets d'un autre état aux règlemens et aux obliga-
tions qu'il impose à ses propres nationaux : son autorité expire à ses
frontières. 11 faut donc, pour les transactions internationales, dispo-
ser d'un instrument d'échange qui, non-seulement, soit d'un usage
LA SITUATION ÉCONOMIQUE DE l'iTALIE. 449
universel, mais qui ait aussi une valeur intrinsèque universellement
reconnue. Si inutile et si dispendieux que puisse paraître au théo-
ricien le continuel va-et-vient des espèces métalliques, ces voyages
des métaux précieux sont indispensables à la sécurité et à la régu-
larité des opérations commerciales, qui ne peuvent demeurer en
suspens, et qui ne se multiplient qu'autant qu'elles sont rapidement
réglées. L'état du territoire duquel le papier-monnaie a banni le
numéraire et dont les nationaux ne disposent plus, pour régler
leurs opérations avec l'étranger, de ces métaux précieux dont la
valeur est indiscutable parce que l'usage et le besoin en sont uni-
versels, ne tarde pas à se trouver frappé d'un véritable blocus com-
mercial. Si haut que le taux de l'escompte puisse monter sur ses
places de commerce, aucun banquier, aucun établissement de crédit
des états vcisins ne songe à mettre et à garder en portefeuille
des eiïets payables en un papier d'une valeur mobile et douteuse :
son commerce et son industrie ne trouveront donc ni crédit ni
assistance financière, même dans les pays où les capitaux pourront
surabonder. En outre, ses nationaux devront subir sur toutes les
matières et tous les produits qu'ils acquerront à l'étranger un ren-
chérissement sensible, parce que le négociant qui vend à un pays
soumis au régime du papier-monnaie est contraint de faire entrer
dans ses calculs, outre les variations possibles dans le prix des mar-
chandises, les oscillations continuelles de l'agio : l'augmentation
qu'il fait subir à ses prix de vente n'est qu'une assurance contre
la dépréciation probable du papier qu'il devra recevoir en paiement.
L'emploi du papier-monnaie avec cours forcé peut donc s'impo-
ser à un gouvernement dans une heure de crise, mais c'est le plus
dispendieux des expédiens auxquels un état puisse recourir. Cette
attribution d'une valeur nominale à de simples morceaux de papier
n'est, tout au plus, qu'un emprunt différé; car c'est par un em-
prunt qu'il faudra, tôt ou tard, se procurer les métaux précieux
nécessaires au retrait de ce papier et à son remplacement par la
monnaie métallique. Qu'on ne dise pas qu'au moins c'est un em-
prunt dont l'état n'a pas à servir l'intérêt, ce n'est là qu'une illu-
sion: si l'état, momentanément, n'a point à inscrire au budget les
arrérages de cet emprunt, la nation, à défaut du trésor public, en
acquitte directement la lourde charge par la dépréciation de son
crédit, par l'avilissement de ses produits et par le renchérissement
de tous les achats qu'elle fait au dehors.
Ces raisons suffisent à expliquer pourquoi les états que les cir-
constances ont contraints de recourir au papier-monnaie et au cours
forcé n'hésitent pas, dès que des jours meilleurs viennent à luire,
à s'imposer de lourds sacrifices pour faire cesser la situation d'iné-
TOJiE xLui. — 1881. ^ 29
^50 REVUE DES DEUX MONDES.
galité dans laquelle ils se trouvent vis-à-vis des autres nations.
La France, où chaque génération nouvelle se complaît à faire dévo-
rer par une révolution les épargnes de la génération précédente, a
traversé deux fois cette épreuve; mais grâce à. sa merveilleuse
richesse, elle n'a pas eu besoin de recourir au papier-monnaie pro^-
prement dit. En 1870 comme en IShS, il a suffi d'attribuer le cours
forcé aux billets de la Banque de France, sans retirer à; ce grand
établissement ni sa responsabilité ni son indépendance. . En 18Ù8',
la circulation métallique de la France et l'encaisse de la Banque
se composaient presque exclusivement d'espèces d'argent, et il y
avait à pnne quelques années que la Banque avait consenti à
abaisser de 500 francs à 200 la plus faible coupure de ses billets\.
Il n'y avait donc pas d'instrument d'échange intermédiaire entre
la pièce de 5 francs et le billet de 2.00 francs, et force était
bien au commerce et à l'industrie d'aller puiser au réservoir
commun, c'est-à-dire à la Banque de France, par l'échange des
billets, les espèces nécessaires à tous les petits paiemens. L'en-
caisse de la Banque menaçait donc de s'épuiser rapidement, parce
que les besoins imaginaires créés par la panique venaient s'ajoa-
ter aux besoins réels et les dépassaient de beaucoup; la Banque
se fût trouvée impuissante à continuer ses services au public. En
comblant, par la création des billets de 100 francs, la lacune
qui existait dans notre circulation et en attribuant le cours forcé
aux billets de la Banque, le gouvernement français conjura la crise
qui devenait imminente. Les espèces d'argent, que leur poids ren-
dait d'un usage incommode, ne tardèrent pas à retourner dans les
caveaux de la Banque ; en quelques mois, l'encaisse de ce grand
établissement atteignit et dépassa les proportions qu'elle avait avant
la révolution; et lorsque le cours forcé fut abali légalement en 1850,
il y avait longtemps qu'il avait cessé d'exister en fait. Le gouverne-
ment avait pourvu courageusement à ses besoins par l'imposition des
45 centimes : ce n'était donc point pour satisfaire à des nécessités bud-
gétaires qu'il avait décrélé le cours forcé. Il n'en a pas été ainsi en
1870, où le gouvernement s'est trouvé impuissant à faire face aux
dépenses de la guerre avec les ressources ordiiaires; mais cette fois
encore, il n'apas eu besoin de créer un papier-monnaie olTiciel : il a
pu se borner à obtenir de la Banque de France un prêt qu'il a^rein-^-
boui'sé sur le produit des taxes nouvelles. L'attribution du cours forcé
aux billets dj banque était la conséquence inévitable de la muliipli-
cation rapide de ces billets, devenus momentanément le seul moyen
de paiement à la disposition de l'état; mais on peut dire qu'en fait
le cours forcé n'a existé que pendant la durée des hostiUtés. En effet,
dès 1873, l'encaisse métallique de la Banque approchait de 900 mil-
lions ; elle était arrivée, à la fm de décembre 187/1, à 1,331 millions,
LA SITUATION ECONOMIQUE DE L' ITALIE. 451
et le 1*^'' avril 1875 elle atteignit le chiffre, alors sans précédent, de
1,525 millions. Or, bien que la Banque eût été autorisée par une
loi à porter ses émissions jusqu'à 3,200 millions, le chiiïre maxi-
mum des billets en circulation a été seulement de 2,916 millions.
On pourrait donc dii-e que la Banque de France n'a jamais cessé
d'être dans les conditions normales d'un établissement de crédit,
puisque son encaisse n'est jamais descendue au-dessous du tiers
de sa circulation, et que le cours forcé attribué à ses billets ^a été
une précaution surérogatoire. On serait d'autant plus fondé à le
penser, que le maximum des émissions a été atteint le 15 janvier
187/i, date à laquelle les besoins extraordinaires avaient depuis
longtemps cessé, puisqu'on 1873 la Banque avait pu faire face, sans
difficulté aucune, à un chiffre d'escompte qui, pour les seuls effets
de commerce, en laissant en dehors les effets publics^, atteignait
près de 9 milliards. A celte époque, la Banque faisait déjà des efforts
impuissans pour remettre en circulation une partie de cette vaste
accumulation de numéraire et pour réduire l'importance de son
émission ; chaque fin de mois ramenait dans ses caves, avec une
augmentation nouvelle, les espèces qui en étaient sorties. Si la sup-
pression légale du cours forcé passa inaperçue, c'est qu'elle était
depuis longtemps accomplie en fait. Le commerce français n'avait
jamais eu ni de difficultés à surmonter ni de sacrifices à faire pour
se procurer les espèces métalliques nécessaires au règlement de
ses opérations avec l'étranger.
Les États-Unis (t le royaume d'Italie, indépendamment des em-
prunts qu'ils ont dû contracter, se sont vus dans la nécessité de
créer et de mettre en circulation un papier-monnaie, de véritables
assignats sans autre valeur et n'ayant d'autre garantie que la. bonne
foi nationale. La cause de ces embarras financiers a été, pour tous
les deux, la nécessité de faire face à des dépenses militaires exces-
sives. La guerre de la rébellion a imposé aux États-Unis une dette
d'environ 16 milliards, dont près de 5 milliards en assignats ou
greenbacks. L'Italie, avec un budget dont elle n'éteignait les défi-
cits que par des emprunts périodiques, s'est trouvée absolument
hors d'état d'acquitter avec ses ressources ordinaires les dépenses
de la guerre de 1866 contre l'Autriche. Les seuls préparatifs de
cette guerre ont suffi à l'épuiser, et dès le mois de mai 1866, elle
a dû recourir au cours forcé pour maintenir dans la circulation les
billets des établissemens de crédit dont le gouvernement avait
absorbé les encaisse.^. Il a fallu ensuite émettre, par l'intermédiaire
de ces mêmes établissemens de crédit, pour plus d'un milliard de
papier-monnaie. Aux Etats-Unis comme en Italie, l'émission d'un
papier-monnaie avec cours forcé a eu pour conséquence immédiate
la disparition rapide et complète des métaux précieux, l'établisse-
452 REVUE DES DEUX MONDES.
ment d'un agio croissant sur l'or, la dépréciation des produits
nationaux, renchérissement des produits étrangers.
Dès 1868, une enquête parlementaire constatait le préjudice que
l'établissement du cours forcé, qui durait depuis trois années, avait
porté au commerce et à l'industrie de l'Italie; mais ce n'était pas
lorsqu'on pouvait malaisément couvrir, au moyen d'emprunts oné-
reux, les déficits annuels du budget qu'il pouvait être question de
retirer de la circulation le papier-monnaie qu'on y avait jeté à
profusion. Ministres des finances, commissions du budget, orateurs
parlementaires durent donc se borner à constater et à déplorer
annuellement l'existence du mal. Tout au plus, le gouvernement
italien s'elforça-t-il, par les mesures législatives de 187Zi, d'appor-
ter quelque régularité et quelque contrôle dans les émissions da
papier-monnaie. C'est en 1877 seulement qu'un projet de loi pré-
senté par MM. Depretis et Maiorana-Galatabianco, et le rapport qui
était joint à ce projet, appelèrent l'attention la plus sérieuse du
parlement sur la nécessité de mettre fin au cours forcé. Aucune
suite n'avait pu être donnée à ces excellentes intentions : il était
réservé au ministère actuel de faire sortir l'abolition du cours forcé
du domaine des simples espérances. Un projet de loi dont la dis-
cussion va commencer au sein du parlement italien propose de
faire cesser le cours forcé à partir du l""" juillet 1881.
C'est là un pas décisif, et il est à espérer^que le parlement ita-
lien n'hésitera pas à suivre le gouvernement dans cette voie. Si la
présentation du projet de loi accuse chez le ministre des finances,
M. Magliani, une décision, une fermeté de vues et un sens poli-
tique auxquels il est impossible de ne pas rendre hommage, l'ex-
posé des motifs ne fait pas moins d'honneur à ses connaissances
économiques et à son esprit pratique. Ce travail remarquable
demeurera comme un tableau fidèle et lumineux de la situation
financière et économique de l'Italie.
M. Magliani commence par exposer les inconvéniens que le
cours forcé a eus pour l'Italie : l'élévation du taux de l'escompte,
la dépréciation du papier-monnaie, l'incertitude que les perpé-
tuelles variations dans la valeur de ce papier entretiennent dans
les opérations commerciales, l'avilissement des produits nationaux.
11 semble même, à première vue, que le ministre apporte dans la
démonstration d'une thèse qui ne saurait être sérieusement con-
testée, une surabondance d'argumens. M. Magliani prend, en effet,
l'une après l'autre, toutes les branches de l'industrie et du com-
merce, et il établit par le chiffre des importations et des exporta-
tions le tribut que chacune d'elles a payé au cours forcé par suite
de l'escompte, qui a toujours été de 2 et de 3 pour 100 plus élevé
en ItaUe qu'en Angleterre, en France et en Allemagne, et, surtout
LA. SITUATION ÉCONOMIQUE DE L'iTALIE. 453
par suite de l'agio, qui a été, en moyenne, de 10 pour 100 et a
monté par momens à 16 et 17 pour 100,
Une série de tableaux intéressans et très clairs constate, d'an-
née en année, depuis l'établissement du cours forcé, ce que l'Italie
a acheté à l'étranger en fait de matières premières, de machines et
d'outillage industriel, de produits à demi ou complètement manu-
facturés, et un calcul très simple permet à M. Magliani de déter-
miner en chiffres la surcharge que l'élévation de l'escompte et
l'agio ont imposée aux acquéreurs italiens. Le même travail a été
fait pour les exportations, et le compte de chacun est établi avec
précision. On ne tarde point d'ailleurs à démêler le motif auquel
le ministre a obéi : en passant successivement en revue toutes les
branches de l'activité nationale, il s'est proposé de démontrer à
toutes les classes de la société qu'elles avaient un égal intérêt à
l'abolition du cours forcé ; de plus, il a voulu faire partager à toutes
la conviction que cette abolition devait être immédiate.
Le projet du gouvernement rencontre, en effet, trois catégories
d'adversaires : les gens qui se font illusion sur les inconvéniens
du cours forcé, ceux qui s'imaginent avoir intérêt à prolonger la
situation actuelle, enfin ceux qui, d'accord avec le ministre sur la
nécessité de la reprise des paiemens en espèces, appréhendent que
les circonstances ne soient pas suffisamment favorables et qu'une
tentative prématurée n'aboutisse qu'à jeter la perturbation dans
les alFaires et qu'à retarder un résultat éminemment désirable.
M. Magliani a dû s'efforcer de répondre par avance aux objections
qui ne peuvent manquer de se produire à ces divers points de vue.
La dépréciation du papier-monnaie a pour conséquence inévitable
d'amener dans le prix des marchandises déjà fabriquées et payables
en papier une hausse proportionnelle à l'élévation de l'agio sur les
métaux précieux. Cet agio agit donc sur le prix des marchandises
absolument comme le ferait l'établissement soudain d'un droit pro-
tecteur. L'industriel et le commerçant reçoivent pour les articles
qu'ils livrent à leurs cliens une somme en papier supérieure à
celle qu'ils auraient exigée auparavant, et, comme les salaires, les
loyers, le taux des emprunts déjà contractés n'éprouvent aucun
changement, il en résulte pour quelques personnes un bénéfice pas-
sager. Les gens qui ne jugent que sur les apparences se hâtent de
conclure de ces faits accidentels que le cours forcé ne porte préju-
dice ni à l'industrie ni au commerce du pays et que, s'il met entrave
aux transactions avec l'étranger, il oblige les acheteurs à s'adresser
à la production nationale : M. Magliani répond avec raison que ce
n'est point la valeur de la marchandise qui a augmenté, que c'est
celle du papier-monnaie qui a décru, et qu'au surplus les salaires,
les loyers, le taux des prêts et des avances ne tardent pas à subir
454 PREVUE DES DEUX MONDES.
une augmentation égale à l'augmentation apparente qui s'est pro-
duite dans le prix de toutes choses. Non- seulement le bénéfice
obtenu s'évanouit; mais tout, salaires, loyers , produits naturels
ou produits fabriqués, demeure assujetti à suivre toutes les varia-
tions de l'agio, à monter et à baisser capricieusement, en sorte que
le bénéfice de la veille peut devenir une perte dès le lendemain. La
pertubaiion que cette perpétuelle incertitude jette dans les condi-
tions de la production nationale fait plus que compenser les avan-
tages précaires que quelques particuliers peuvent retirer accidentel-
lement du renchérissement des marchandises qu'ils ont en magasin.
L'aholition du cours forcé rencontre peu de faveur parmi les
industriels. Ceux-ci appréhendent que, la substitution des espèces
siu papier étant, par le fait, une véritable augmentation des salaires,
elle ait pour conséquence une augmentation dans les frais de pro-
duction et que la concurrence étrangère en soit d'autant plus diffi-
cile à soutenir. On a peine à comprendre ce raisonnement. 11 est
certain que l'ouvrier italien qui recevra pour sa journée trente
sous en argent, au lieu de trente sous en papier qu'il reçoit aujour-
d'hui, pourra avec le prix d'une journée de travail acheter plus de
pain ou de vin qu'ilne le peut faire aujourd'hui. Son salaire n'aura
pas éprouvé d'augmentation , mais la puissance d'acquisition , la
valeur effective de ce salaire se sera accrue. Si toutes autres choses
demeuraient en l'état présent, si le fabricant, par conséquent, était
contraint de se pi«.ocurer par im sacrifice, par un agio, les espèces
d'argent de; tinées au salaire de ses ouvriers, il pourrait se plaindre
d'avoir à subir une augmentation de ses frais de production ; njais
il n'aura rienàptayer pour se procurer ces espèces métalliques : il
les recevra des commerçans, ses cliens, qui eux-mêmes les auront
reçues du public. Et le public, de qui les ttendra-t-il? Du gouver-
nement, qui se les sera procurées par un emprunt à l'étranger. Quel
est en effet le caractère essentiel de toute opération financière ayant
pour objet l'abolition du cours forcé, sinon d'être un sacrifice consi-
dérable que l'état, c'e.st-à-d're la communauté des citoyens, s'impose
en vue d'affranéhir simultanément toutes les classes de la nation du
préjudice direct ou indirect que le cours forcé porte à leurs inté-
rêts, et de replacer d'un seul coup le pays dans les conditions nor-
males de l'existence internationale? C'est pour arriver à ce résultat
que l'état grève son budget de charges permanentes, etqu'il livre à
tout venant des espèces sonnantes en échange d'un papier qu'il
s'empresse de détruire. Or il arrivera, ou que les valeurs de'toutes
choses se trouveront convenablement équilibrée?, et les ^espèces
prendn nt la place du papier dans tous les paiemens sans que les
prix changent et sans que personne gagne ou perde : ou les
produits du sol se trouveront avoir, par rapport aux espèces métal-
LA SITUATION ECONOMIQUE DE L' ITALIE. 455
liques, une valeur inférieure à celle qu'ils avaient par rapport au.
papier-monnaie : ils baisseront et, par une conséquence inéluctable,
It'S salaires, les fermages, les loyers ne tarderont pas à se régler d'après
le niveau des nouveaux prix. Il ne semble point que, dans aucun
cas, les fabricans italiens puissent être sérieusement atteints dans
leurs intérêts.
La partie la plus importante de l'exposé de M. Magliani s'adresse
aux hommes politiques qui, tout en se déclarant favorables en.
principe à l'abolition du cours forcj, expriment la crainte que les:
circonstances ne soient pas encore assez favorables pour la tenter.
La première question qui se présente à l'esprit est assurément
celle de l'équilibre financier, il est bien, évident, en effet, que
si le gouvernement italien ne pouvait aligner ses recettes et ses
dépenses que par des emprunts déguisés, il lui serait interdit de
songer à aucune opération d.^ finance importante. Pour tenter avec,
succès l'abolition du cours forcé, la condition la plus indispensable.'
est que le public ait une confiance entière dans les moyens dont Ic:
gouvernement dispose. On doit reconnaître que, sur ce point essen-'
tiel, les explications de M. Magliani sont tout à fait satisfaisantes.
Les quinze dernières années ont complètement changé la face des
finances italiennes. En 1866, un an après l'établissement du cours
forcé, les recettes du budget italien ne s'élevaient qu'à 617 mil-
lions, tandis que les dépenses atteignirent 1,338 millions et demi;
mais c'était là la conséquence de la guerre contre l'Autriche, et dès
l'année suivante, les dépenses furent réJuites dans une proportion
sensible. Néanmoins les dépenses atieignirent encore 1 milliard,
lli millions en 1868, tandis que les recettes, malgré l'annexion de
la Vénétie et des provinces pontificales, n'arrivèrent à 1 milliard
qu'en 1871. Mais depuis 1868 jus ju'en 1880, les dépenses ne se sont-
élevées que de 1,0U millions à 1185, soit de 170 milUons, tandis
que les recettes ont suivi une marche ascensionnelle beaucoup,
plus rapide et sont montées dans la même p'riode de 769 millions)
à 1,228. De cette progression des recettes est résulté non-seule-
mc;nt pour un exercice isulé, mais pour chacun des cinq derniers
exercices, un excédent de ressources assez notable, ainsi que le
prouvent les chiffres suivans.
1875 13,870,400
1876 20,440,073
1877 2'2,P22,917
1H78 14,.546,200'
1879 42,201,f46'
Pour êtie complètement juste, il faut encore faire remarquer
que le budget de ces dernier^ exercices comprend des dépenses
556 REVDE DES DEUX MONDES,
qu'on peut appeler reproductives, telles que le rachat de certains
chemins de fer et la construction de nouvelles voies ferrées, et des
dépenses qui ne se reproduiront plus, telles que la contribution du
royaume d'Italie aux frais du percement du Saint-Gothard. L'équi-
libre budgétaire peut donc être considéré comme couiplètement
assuré, et ce progrès continu des recettes du Trésor explique et
justifie la marche ascensionnelle des fonds italiens, dont le prix
moyen, de 1865 à octobre 1880, s'est élevé de 65. /i6 k Sli.h'2 à la
bourse de Paris, et de 65.22 à 90.55 s-ur les places d'Italie. Cette élé-
vation constatée dans les prix du 5 p. 0/0 italien est la conséquence
légitime du surcroît de sécurité que le rétablissement de l'équi-
libre budgétaire est venu apporter aux rentiers.
On vient de voir que l'exercice 1879 a donné un excédent de
recettes de plus de li2 millions. Si l'on pouvait compter sur la per-
manence de cet excédent, il suffirait à lui seul à assurer le ser-
vice de l'emprunt que le gouvernement italien projette ; mais il
ne faut pas perdre de vue que l'exercice 1878 n'avait donné qu'un
excédent de IZi millions et demi, et il y aurait imprudence à asseoir
une opération financière sur des ressources éventuelles, le produit
des impôts étant sujet à d'inévitables oscillations. Le gouvernement
italien se propose d'ailleurs d'abolir l'impopulaire impôt sur la mou-
ture qui pèse sur les classes inférieures, et de modifier l'assiette de
diverses petites taxes. M. Magliani réserve donc pour ces utiles
réformes la plus-value des recettes. C'est l'abolition môme du cours
forcé qui lui fournira les ressources spéciales dont il a besoin ;
l'opération couvrira les frais qu'elle entraînera. Ceci semble un
paradoxe ; rien n'est plus exact.
Le gouvernement italien subit, en effet, comme les simples parti-
culiers, les conséquences de l'existence de l'agio. 11 a des paiemens
à faire à l'étranger, soit pour les arrérages des emprunts qu'il a
contractés, soit pour les acquisitions nécessaires à certains services
publics. Ces paiemens doivent être faits en or, et cet or, le
gouvernement ne peut se le procurer qu'au prix du marché. 11
faut donc inscrire tous les ans au budget du ministère des finances
un crédit spécial destiné à couvrir la dépense supplémentaire pro-
venant de l'agio sur l'or. Pour les trois exercices 1877, 1878, 1879,
cette dépense a été de 12 à 13 millions; elle deviendrait plus forte
si l'agio remontait à 15 pour 100, comme en 1873, et surtout s'il
dépassait ce chiffre, comme cela s'est vu récemment en Autriche-
Hongrie. L'abolition du cours forcé et le retour d'une circulation
métallique feront disparaître immédiatement cette dépense. A une
économie qu'on peut évaluer sans exagération à 12 millions s'ajou-
tera la suppression du forfait de 3 millions et demi que le gouver-
nement paie au syndicat des six banques d'émission pour la fabri-
LA. SITUATION ÉCONOMIQUE DE l'iTALIE. 457
cation et le renouvellement de la monnaie de papier. Voici donc
15 millions d'économies. M. Magliani présente, en même temps, un
projet de loi destiné à régler les pensions à la charge de l'état, et
comme il sera tenu compte, ajuste titre, dans la fixation du taux de
ces pensions, de la plus-value résultant du paiement en espèces, le
ministre attend de cette mesure une nouvelle réduction de dépenses
qu'il évalue à 19 millions. Il disposera donc de 34 millions appli-
cables à l'emprunt de 650 millions, qu'il compte contracter à 5 pour
JOO : le service s'en trouvera donc assuré sans qu'il soit nécessaire
de rien prélever sur l'excédent déjà réalisé des recettes sur les dé-
penses budgétaires, et surtout sans qu'on ait à faire entrer en ligne
de compte les plus-values nouvelles qu'on est en droit d'espérer,
puisqu'elles n'ont jamais manqué de se produire depuis douze ans.
M. Magliani estime donc que les charges nouvelles résultant
de l'emprunt à contracter seront compensées par les dépenses
auxquelles l'abolition du cours forcé mettra fin. Admettons que
ces espérances soient trop optimistes, les 34 millions sur les-
quels M. Magliani compte vinssent-ils à se réduire à 25 ou
même à 20, le sf^-vice de l'emprunt n'en sera pas moins largement
assuré sans aucune atteinte à l'équilibre budgétaire; il suffirait
d'ajourner quelques dégrèvemens d'impôts. Il y a donc un point
hors de discussion, c'est que le gouvernement italien est en
mesure d'aborder cette délicate opération de la suppression du
cours forcé; l'état de ses finances et celui de son crédit lui assu-
rent les moyens d'action nécessaires. Mais l'Italie est-elle aussi
bien préparée que le gouvernement pour cette transformation de
la circulation? Il ne suffit pas en effet de ramener dans le pays, au
moyen d'un emprunt contracté à l'étranger, une certaine quantité
de métaux précieux: il faut que ces métaux y restent; si les besoins
du pays sont, ne fût-ce que momentanément, supérieurs à sa pro-
duction, s'il lui faut faire de continuels achats à l'étranger et les
payer autrement que par ses propres produits, les métaux pré-
cieux, à peine de retour, s'écouleront de nouveau par toutes les
frontières comme l'eau à travers un crible : le numéraire épuisé, le
pays sera contraint de revenir au papier-monnaie. Si telle était la
situation de l'Italie, il serait inutile de tenter l'abolition du cours
forcé. Sur cette seconde question, qui est le point décisif, l'exposé
paraît ne rien laisser à désirer.
Il est cependant un fait qui embarrasse M. Magliani et qu'il faut
tout d'abord éclaircir. Depuis 1865, ce qu'on est convenu d'appeler
la balance du commerce a été presque constamment contre l'Italie,
c'est-à-dire que les importations ont presque toujours été supé-
rieures aux exportations. Si l'Italie n'a cessé d'acheter aux autres
nations plus qu'elle ne leur a vendu, elle a dû s'appauvrir et s'en-
^58 BEVUE DES DEUX ;MONDES.
detter vis-à-vis de l'étranger; et si cet état de choses doit continuer,
l'or et l'argent qu'on se sera procurés à grands frais auront bien-
tôt repassé la frontière. Cette conclusion semble irréfragable, et
M. Magliani se débat péniblement contre elle. Il s'ingénie à décou-
vrir et à indiquer des compensations aux paiemens que le gouver-
nement italien fait au dehors, par exemple les traitemens des agens
diplomatifpies qui trouvent un équivalent dans les dépenses des
diplomates et des consuls étrangers dans les villes dlltalie. Il a
quelque mauvaise grâce, lui, ministre des finances, chargé de la
perception des impôts, à ne pas admettre l'exactitude des états de
douanes dressés par son propre département, et cependant il est
amené à la contester. A notre avis, il ne le fait pas assez résolument.
Un tableau qu'il publie constate que, pour l'Angleterre, la France,
la Belgique, la Hollande, l'Allemagne, c'est-à-dire pour presque tout
le continent comme pour l'Italie, les importations l'emportent sur
les exportations, et pour certains pays, l'Angleterre et la France,
la différence se chiffre annuellement par milliards. Or, si tout le
monde achète plus qu'il ne vend, d'où proviennent donc, chaque
année, ces milliards de marchandises que personne ne se trouve
avoir vendues?Lavérité est que.si les «tats de douanes fournissent
des renseignemens dignes de foi en ce qui concerne les quan-
tités, que ces quantités se traduisent en nombres, en longueurs ou
en poids, les évaluations qui sont jointes à ces indications matérielles
etvérifiables sont fort sujettes à caution. D'unepart, les exportateurs
ont l'habitude invariable d'atténuer la valeur de leurs expéditions,
afin que celles-ci, à leur arrivée en pays étranger, soient grevées
ile moins lourdement possible; la douane de sortie n'aaucun moyen
de vérifier la sincérité de ces déclarations, et elle n'a aucun intérêt
à l'entreprendre ; elle se contente donc d'enregistrer les déclara-
tions telles ffu'eJles lui sont faites. D'autre part, pour évaluer les
marchandises qui entrent, la douane n'a d'autres élémens que des
moyennes établies pour toute une période et révisées à des inter-
valles assez éloignés. Or, personne n'ignore qu'un fabricant peut
abaisser notablement le prix d'un article, sans diminuer son béné-
fice annuel, s'il en a perfectionné la fabrication, ou simplement
s'il le fabrique en plus grande quantité; c'est ainsi que les fils, les
fers, les aciers ont baissé de prix dans des proportions presque
incroyables. Il pourra donc arriver que l'importation d'un article
double ou triple et que la somme à payer aupays producteur demeure
la même : cependant la douane, appliquant sa moyenne, inscrira
aux importations une valeur double ou triple de la valeur réelle.
Les évaluations consignées dans les états de douane doivent
^.donc être considérées tout au plus comme des approximations :
elles sont toujours au-dessous de la vérité en ce qui concerne les
LA SITUATION ÉCONOMIQUE DE l'iTALIE, ^59
exportations, et toujours au-dessus en ce qui concerne les impor-
tations : on pourrait hardiment retraachjr de celles-ci 30 pour 100,
et ajouter 30 pour 100 à celles-là, et on serait plus près de la
vérité. Nous sommes surpris que M. Magliani n'ait pas eu l'idée de
contrôler les états des douanes italiennes àl'aide des états si. dé tail-
lés et si minutieux qui sont publiés à Londres et à Paris. Il eût été
cependant curieux de voir à quelles sommes l'Angleterre et la France
ont. évalué, chaque année, ce qu'elles ont acheté à l'Italie et ce
qu'elles lui ont vendu. Cette étude eût sans doute conduit à des
rectifications instructives. Prenons cependant les états de douanes
italiens tels qu'ils sont, et voyons quels résultats ils accusent. Sur
quinze années,, il en est deux^l871.et 1872., pendant lesquelles l'Italie
a vendu en France beaucoup de blé, de viande, de denrées de
toute nature, et par suite de ces ventes,, les exportations ont égalé
et même dépassé les importations. En revanche, en 1879, l'It^ie,
pour combler le déficit d'une mauvaise récolte, a dû acheter beau-
coup de grains à l'élranger. Ecartons ces trois années, à cause des
circonstances exceptionnelles qui doivent les exclure, de toute com-
paraison ; que voyons-nous pour les douze autres années? L'excédent
présumé des importations sur les exportations aurait élé en moyenne
de 12 ou 15 pour 100. Ce n'est point là un chiffre de nature à
alarmer ceux, qui partagent notre opinion sur l'exactitude des éva-
luations de la douane. Mous sommes loin de l'écart de 3 milliards
qu'on prétend exister entre les importations et les exportations* de
l'Angleterre. Il est encore une autre remarque qui n'aurait point dû
échappera M. Magliani. Parties de 9ô5 milli msen 1865, les iinpor-
tations ont atteint leur chiffre maximum 1,3*27 millions en 1876 :
depuis lors, elles sont toujom's demeurées au-dessous de ce
chiffre d'au moins 100 millions, même en 1879, malgré les
achats de grains à l'étrangler. Les importations: de Htalie ne se sont
donc accrues que de 25 pour 100 pendant cette période de quinze
années. Les exportations, au contraire, parties du chiffre modeste
de 558 millions en 1865, ont atteint le milliard en 1871, sont
arrivées à une moyenne de 1,100 millions dans les cinq années
suivantes, et tendent à se rapprocher de 1,200 miUions, chiffre
qu'elles ont atteint et même dépassé en 1876. Ainsi, tandis que la
progression des importations n'a été que de 25 pom- 100, la pro-
gression deS; exportations: a été de 50 pour 100 pendant la^même
période. Pour peu que les unes et les autres continuent à marcher
du même pas, les exportations ne tarderont pas à l'emporter sen-
siblement sur les importations.
Nous sommes donc convaincus qu'en dépit des états de douane,la
balance du commerce extérieur n'estpoint défavorable àl'Italie. Nous
n attachons qu'une médiocre importance aux calculs longs et com-
^60 REVUE DES DEUX MONDES.
pliqués auxquels M. Magliani s'est livré pour établir que, si l'on
déduit du change la prime de l'or sur le papier, le change à vue
sur Paris aurait été, depuis quelques années, presque constamment
en faveur des places italiennes. Le ministre reconnaît lui-même
que les résultats qu'il obtient par ce procédé artificiel laissent prise
au doute ; ils ne sauraient par conséquent peser d'un poids décisif
dans la discussion. En revanche, il est impossible, daus l'appré-
ciation des rapports de l'Italie avec l'étranger, de ne pas tenir
compte des valeurs étrangères, notamment des valeurs autrichiennes
et suisses qui sont possédées par des sujets itaHens, surtout dans
la Yénétie, et du papier sur la France et l'Angleterre, qui tient
une place notable dans le portefeuille des banquiers italiens. En
outre, les économies que rapportent annuellement les sujets italiens
qui vont exercer pendant quelques mois leur industrie dans les
pays voisins, et les dépenses auxquelles se livrent les visiteurs
étrangers qui viennent hiverner en Italie, doivent être considé-
rées comme de véritables recettes, se traduisant par des millions.
Enfin nous remarquons qu'il résulte d'un des tableaux publiés
par M. Magliani que les paiemens en or, effectués à Paris pour
le service de la rente italienne, se sont accrus de 20 millions,
c'est-à-dire de 50 pour 100 depuis trois ou quatre ans. Si, comme
nous sommes disposés à le croire, à raison de la coïncidence de
ce fait avec la hausse excessive qui s'est produite sur toutes les
valeurs françaises, cet accroissement provient de placemens faits
par nos nationaux en rentes italiennes, ces 20 millions représen-
tent un capital considérable qui a passé les monts. Si, comme
semble le penser M. Magliani, la plus grande partie de ces rentes
sont à l'état flottant sur notre marché, et, bien que dénationalisées
en apparence par l'artifice du report, n'ont pas cessé d'être possé-
dées par des capitalistes italiens, toujours est-il qu'il y a 20 mil-
lions d'or qui, de façon ou d'autre, par les diverses voies du
commerce, doivent reprendre annuellement le chemin de l'Italie.
Tout cet ensemble de faits concourt à fortifier la présomption que
les espèces métalliques, une fois ramenées en Italie, n'eu seront
pas retirées par l'importance des paiemens à faire à l'étranger.
Tous ces points, au surplus, nous paraissent secondaires : la
question capitale, h nos yeux, est celle-ci : l'Italie mène-t-elle,
comme a fait l'Allemagne après l'encaissement de notre rançon,
l'existence d'un prodigue? S'est-elle jetée dans de folles spécula-
tions? A-t-elle multiplié les dépenses inutiles et improductives?
S'est-elle appauvrie ou suit-elle les autres nations dans la voie du
progrès? On admet généralement que le rendement des impôts est
un sûr thermomètre des progrès de la richesse générale; or, si
l'on excepte l'impôt sur la mouture et l'impôt sur la fortune mo-
LA SITUATION ÉCONOMIQUE DE l'iTALIE. hQi
biiière qui ont été l'objet de dégvèvemens notables et qui doivent
être laissés de côté, nous voyons que les diverses sources du revenu
public, le timbra, l'enregistrement, les droits sur les successions,
les patentes, les postes, la vente des sels et des tabacs, présen-
tent un accroissement de hî> pour 100 sur les produits de 1866.
La richesse nationale va donc en augmentant d'année en année. La
productivité de l'impôt a ramené l'équilibre dans le budget; une
politique imprudente et coupable, en jetant la nation italienne dans
les aventures, pourrait seule arrêter cette marche ascensionnelle
du revenu.
La conclusion que l'on peut tirer de l'augmentation dans le pro-
duit des impôts se trouve corroborée par le développement pro-
portionnel qu'ont pris pendant la même période les recettes des
chemins de fer et par le nombre de plus en plus considérable des
lettres et des dépêches confiées à la poste et au télégraphe. Il y a
dans tous les chiffres réunis par M. Magliani la preuve d'un accrois-
sement continuel et rapide de l'activité nationale sous toutes les
formes ; les progrès de l'agriculture italienne surtout sont dignes
d'attention par les résultats qu'ils ont déjà produits et par ceux
plus grands encore qu'on est en droit d'attendre. La culture des
céréales s'est tellement améliorée que, malgré l'accroissement
de sa population, l'Italie a diminué les achats considérables de
grains qu'elle était contrainte de faireàl'étranger : pour la période
quinquennale de 1875 à 1879, les importations en céréales sont
demeurées de 115,000 tonnes au-dessous de ce qu'elles avaient
été de 1861 à 1865. L'exportation des huiles qui, il y a quinze
ans, ne dépassait pas en moyenne 3/i],000 quintaux, a atteint
depuis plusieurs années une moyenne de 7/18,000 quintaux; elle
a donc plus que doublé. Autrefois l'exportation des vins italiens ne
dépassait pas sensiblement l'importation des vins étrangers,
293,000 hectolitres contre 250,000. En 1879, l'importation n'a pas
atteint 30,000 hectolitres et l'exportation s'est élevée à 1,063,11a;
M. Magliani estime que, pour 1880, elle dépassera 2 millions
d'hectolitres. La destruction des vignobles français par le phylloxéra
a dû contribuer pour beaucoup à ce développement véritablement
surprenant de la production vinicole en Italie ; mais le fait, quelle
qu'en soit l'explication, n'en subsiste pas moins avec toutes ses
conséquences ; si les viticulteurs italiens savent améliorer la
fabrication de leurs vins en même temps qu'ils en développent la
production, ils conserveront une place considérable dans la con-
sommation générale. La production de la soie grège, qui avait
presque cessé d'exister, s'est relevée d'année en année, et la valeur
des exportations dépasse actuellement de 60 millions de francs
celle des importations. Les cultures industrielles et l'élève du
i62 BEVUE DES DEUX MONDESi
bétail, en vue de l'exportation, ont pris un grand développement
dans la haute Italie et y ont produit une révolution agricole comme
autrefois l'introduction de la betterave dans nos départemens du
Nord>; mais c'est la culture maraîchère qui paraît devoir être pour
les agriculteurs italiens une source d'énormes profits. Les chemins
de fer permettent maintenant à l'Italie d'expédier aisément dans
les régions froides et brumeuses de la Suisse ^t de l'Allemagne les
fruits, les prijneurs et les légumes que le soleil fait croître et mûrir
sans effort sur son sol. A la lin de l'été, c'est par trains complets
que les raisins di table s'acheminent vers le Nord pour occuper la
place d'honneur dans les agapes des cours et des casinos germa-
niques. Les profits qu'on retire de certaines- cultures ont accru
dans une proportion presque invraisemblable la valeur de la pro-
priété foncière, et M. Magliani cite, aux environs de Sorrente, des
terrains consacrés à la production des câpres qui se vendent
2ii,000 francs l'hectare.
Ce sont là des faits et des chiffres éloquens ; mais voulons-nous
vérifier,, par une contre-épreuve sérieuse, l'étendue des progrès réa'-
lisé.par l'Italie? Nous avons deux élémensde contrôle : la situation
des caisses d'épargne et le cours des fonds publics. Les dépôts des
caisses d'épargne s'élevaient en 1865 à 225 millions; en juillet 1880,
ils avaient dépassé 891 millions : ils ont donc quadruplé en quinze
années. Quant aux dépôts en comptes courans, avec ou sans inté-
rêts, effectués dans les banques d'émission, les banques populaires
et les institutionsde crédit, le chiffre s'en est accru, en moyenne,
de 100 millions. par année. Une partie des capitaux produits par
le travail national se place dans les rentes italiennes, puisque ces
rentes, émises à l'étranger, repassent peu à peu les Alpes : or le
prix. s'en est élevé sans interruption auxbourses'de Florence et de
R>me, du cours moyen de 65.ZiO, en 1865, à 8ù./i2, qui est le
cours moyen d'octobre 1880. Ne soyons point surpris de ce rapide
développement de l'épargne italienne : nous avons vu. le nrêine fait
se produire en France, su.r de bien autres proportions, après nos
derniers malheurs. Les nationsagricoles sont plus économes et plus
soucieuses d'épargner que les nations industrielles. Les bénéfices de
l'industrie sont bien plus considérables que ceux de l'agriculture ;
niais quelle est la, première pensée qui vienne à l'esprit d'un ma-r
nufacturier lorsqu'il dresse son inventaire à. la fin d'une année
fructueuse? C'est qu'avec un -nombre double de broches ou de mé-
tiers, il aurait réalisé; un bénéfice double, et par un entraînement
presque irrésistible, il consacre ses gains, et souvent le produit
d'emprunts, à accroître son outillage, que le ralentissement des
afftiires peut condamner brusquement à l'inaction. Des capitaux
considérables s'immobilisent en constructions et. en matériel : les
LA SITUATION ÉCONOMIQUE DE l'iTALIE. ^63
moyens de production di'^passent momentanément les besoins de la
consommation,, et une crise dévore les fruits d'une période prospère.
Quant aux ouvriers de l'industrie, l'élévalion rapide des salaires
aux époques d'activité commerciale, et la facilité avec laquelle ils
trouvent à s'employer, en passant d'un atelier à un autre, leur ôtent
toute inquiétude pour le lendemain, toute appréhension d'un chô-
mage à venir. 11 n'eu est pas ainsi de l'agriculteur, à qui l'alter-
nance des saisons rappelle constamment la nécessité de la pré-
voyance, et qui, au milieu de l'abondance de l'été, doit faire la part
des besoins de l'hiver. L'épargne, qui exige un effort de volonté de
la part de l'industriel, est une habitude et s'impose comme une
nécessité, au cultivateur. Le peuple italien est laborieux et économe
comme tous les peuples attachés au sol pour qui la terre est la
principale richesse. Les cliilTres que nous avons cités montrent les
effets de ces sages habitudes contractées à l'école delà nature. Ainsi
l'Italie travaille, elle développe les ressources de son sol fécond,
elle économise et elle accumule ses épargnes. On en peut conclure
en toute sûreté que, si le gouvernement italien est en mesure d'en-
treprendre l'abolition du cours forcé, la situation économique de
l'Italie est favorable au succès de cette importante opération.
Par quelle voie et dans quelle maesure se procurera-t-on ;lcs mé-
taux précieux nécessaires ?
La circulation fiduciaire de l'Italie s'élevait, en 1879, à 1,672
millions ; mais, bien qu'elle jouisse tout entière du privilège de
l'inconvertibilité, il est indispensable d'en faire deux parts dis-
tinctes. La première se compose des billets émis par la Banque
nationale du royaume, la Banque nationale de Toscane, la Banque
toscane de crédit, la Banque romaine, la Banque de Naples et
la Banque de Sicile, pour leur compte particulier et sous leur res-
ponsabilité propre, par suite des escomptes, des avances sur valeurs
et des autres opérations qu'elles peuvent faire en leur qualité d'éta-
■blissemens de crédit. La seconde part comprend uniquement les bil-
lets émis parles six banques syndiquées sur la réquisition et pour le
compte du gouvernement. Ces derniers billets constituent seuls une
dette de l'état envers le public, ils sont seuls un papier-monnaie.
Les émissions propres aux six banques sont éminemment variables,
puisqu'elles sont subordonnées à l'importance des opérations de
ces établissemens : l'émission pour lecompte de l'état est demeurc'e
'Stationnaire depuis plusieurs i-années ; i elle se maintient aux envi-
rons de 900 millions.
M. Magliani propose lau parlement italien de contracter à l'étran-
ger,— et ici l'étranger ne peut être que la place de Paris, principal
marché des fonds italiens, — un emprunt de 650 millions. 11 se tient
pour assuré, et il a dû puiser cette confiance dans. des pourparlers
llQll REVUE DES DEUX MONDES.
avec des capitalistes français, de parvenir à réaliser cet emprunt à
5 pour 100, net de l'impôt sur le revenu, c'est-à-dire aux environs
de 86 fr., plus 1 pour 100 de commission pour frais de négociation
et frais de transport des espèces. Il n'y a rien à reprendre à ces
conditions, qui sont les plus avantageuses que l'Italie ait encore
obtenues lorsqu'elle a fait appel au crédit. Sur les 650 millions nets,
fournis par l'emprunt, lih millions en or seraient immédiatement
versé-; à la Banque nationale du royaume en remboursement d'un
prêt en même métal qu'elle a fait au trésor et pour lequel il lui
çst servi un intérêt. Il restera donc 600 millions, c'est-à-dire
une somme équivalente aux deux tiers du papier-monnaie gou-
Vf?rnemental en circulation. Cette proportion serait suffisante, si
M. Magliani ne proposait de prolonger jusqu'au 31 décembre 1883,
c'est-à-dire pendant deux années, le cours légal des 600 millions
auxquels il compte ramener l'émission moyenne des six banques.
Du coup, la proportion descend desdeuxtiers aux deux cinquièmes
de la circulation en papier.
A mesure que les versemens lui seront faits par les contractans
de l'emprunt, le trésor italien retirera de la circulation les billets
de 50 centimes, de 1 franc, de 2 francs et de 5 francs qu'il a émis
pour une somme de 315 millions. Le surplus du produit de l'em-
prunt sera appliqué exclusivement au retrait des billets de 100,
250 et 1,000 francs, dont la valeur s'élevait, au 1" octobre dernier,
à 330 millions : ils ne pourront être tous retirés à cause du pré-
lèvement qui devra être fait sur l'emprunt pour rembourser la
Banque nationale ; il en demeurera donc, après l'épuisement de
l'emprunt, pour une valeur d'environ liQ millions. En se fondant
sur le chiffre des billets émis jusqu'à la date du l^"" octobre 1879,
M. Magliani estime qu'il restera encore en circulation, pour le
compte de l'état, 3ZiO millions de papier-monnaie se décomposant
ainsi : billets de 10 lires, 2ZiO millions et demi ; billets de 20 lires,
50 millions et demi ; billets de 100, 250 et 1,000 lires, hQ millions.
Comme il est à croire, d'après l'exemple de ce qui s'est passé dans
d'autres pays, qu'un certain nombre de petites coupures ne se
présenteront pas au remboursement parce qu'elles auront été per-
dues ou détruites, les quelques millions qui pourront devenir dis-
ponibles seront appliqués au retrait des grosses coupures.
Ainsi M. Magliani ne se propose de retirer que les deux tiers du
papier-monnaie du gouvernement; et il laissera dans la circulation
le dernier tiers sous la forme exclusive des coupures intermé-
diaires, après le retrait des plus faibles et des plus fortes.
Sur les 650 millions, ÛOO devront être fournis en or, et M. Magliani
se donne une peine superflue pour démontrer que cette quantité
d'or pourra être réunie sans jeter la perturbation sur les marchés
LA PITrATION ÉCONOMIQUE DE l'iTALIE. 465
européens. 250 millions devront être fournis en argent, et dans cette
somme seront compris 79 millions de monnaies divisionnaires ita-
liennes que les états de l'union latine ont retirés de la circula-
tion et ont remis au gouvernement français. Le gouvernement ita-
lien s'est engagé à nous les reprendre au moyen de paiemens
échelonnés, et il nous sert un intérêt dont il se trouvera affranchi,
en même temps qu'il évitera la dépense que lui occasionnerait la
frappe de nouvelles pièces. Les embarras dans lesquels l'empire
d'Allemagne s'est jeté gratuitement en voulant passer sans transi-
tion de l'étalon d'argent à l'étalon d'or ont été un avertissement
pour M. Magliani. Il veut sagement conserver pour son pays le
double étalon avec la sauvegarde que les règlemens de l'union
latine assurent contre un monnayage excessif de l'argent. Non-seu-
lement l'Italie est absolument dépourvue de monnaies division-
naires, qui ne peuvent être frappées qu'en argent, mais les états
avec lesquels ses rapports commerciaux sont les plus constans et
les plus actifs n'ont que l'étalon d'argent, comme l' Autriche-Hon-
grie, ou ont le double étalon, comme les nations qui composent
l'union latine. Elle agit donc sagement en se réglant sur ses plus
proches voisins.
La grande préoccupation du ministre paraît avoir été de ne point
changer les conditions actuelles du marché italien par une diminu-
tion dans le nombre des instiumens d'échange. L'approvisionne-
ment monétaire de l'Italie s'élève en ce moment à 2 milliards
200 millions, dans lesquels le papier -monnaie entre pour 16 à
1,700 millions et les espèces métalliques qui forment les encaisses
du trésor et des banques d'émission pour un peu plus de 200 mil-
lions. Le ministre évalue à 300 millions les espèces métalliques qui
circulent encore dans les provinces frontières, où elles sont main-
tenues ou ramenées par les rapports quotidiens avec l'étranger, et
celles que les particuliers conservent et cachent par précaution.
Cette évaluation ne paraîtra point exagérée à ceux qui savent quelles
quantités d'espèces d'or et d'argent avaient été mises en réserve
après 1870, par les particuliers un peu aisés, désireux de s'assurer
une ressource pour les cas d'urgence. Ces pièces d'or et d'argent
sortirent de leurs cachettes dès que la Banque de France eut recom-
mencé à donner indifféremment des espèces ou des billets. De
même, les monnaies pontificales et napolitaines, qui doivent exister
encore en quantités notables, reverront la lumière du jour dès que
le cours forcé aura été supprimé. On avait estimé, d'après les frappes
officielles, à 100 millions la valeur des monnaies italiennes qui avaient
dû émigrer à l'étranger : cependant les états de l'union latine n'en
ont pu retirer que pour 79 millions. Il n'est pas à supposer que
TOME XLtlI. — 1881. 30
466 REVUE DES DEUX MONDES.
les 21 millions qui manquent aient été détruits ou perdus. S'ils ont
disparu de la circulation, c'est qu'ils sont devenus les élémens
d'une foule de petits pécules. A plus forte raison, les pièces d'or
ont-elles dû jouer ce rôle. M, Magliani n'est donc pas au-dessous
de la vérité lorsqu'il calcule que les 650 millions de l'emprunt, en
s' ajoutant aux espèces d'or, d'argent et de bronze déjà existantes,
porteront à 1 milliard 200 millions les espèces métalliques dont
l'Italie disposera. En ajoutant à ces 1,200 millions les 350 millions
de papier-monnaie qu'il conserve et 6 ou 700 millions de billets
émis par les banques, il retrouve le chiffre de 2 milliards 200 mil-
lions, qui représente l'approvisionnement monétaire actuel.
C'est par peur de trop affaiblir cet approvisionnement que
M. Magliani se croit obligé de maintenir en circulation pour
350 millions de papier-monnaie gouvernemental. Une autre crainte
le saisit aussitôt, c'est qu'après l'abolition du cours forcé une cir-
culation fiduciaire d'un milliard ne soit trop étendue pour l'Italie et
ne devienne une source d'embarras financiers. Il se rassure par
l'exemple de ce qui s'est passé dans tous les pays qui ont traversé
le régime du cours forcé et où la circulation fiduciaire est demeurée
plus considérable après la reprise des paiemens en espèces qu'elle
n'avait été avant leur suspension. Le fait est exact, et il s'explique
aisément. Les classes illettrées, que l'ignorance rend méfiantes, ont
besoin d'être familiarisées par l'usage avec la monnaie fiduciaire,
et c'est une expérience journalière qui seule les convainc qu'un
chiffon de papier peut avoir une valeur effective. Leurs préventions
tombent alors, et elles acceptent sans hésitation les billets qu'elles
regardaient autrefois d'un œil soupçonneux. Il n'en demeure pas
moins vrai que ce qui assure la circulation de la monnaie fiduciaire,
c'est la confiance en sa convertibilité immédiate. Que M. Magliani
n'appréhende donc point de voir l'Italie souffrir d'un excès de mon-
naie fiduciaire s'il peut faire pénétrer dans tous les esprits la con-
viction que tout billet est convertible à présentation.
C'est au point de vue de la confiance à inspirer à l'opinion
publique que nous considérons comme une imprudence le maintien
dans la circulation d'une partie du papier-monnaie de l'état. Deux
papiers-monnaie vont se trouver en présence : d'une part, les bil-
lets du gouvernement ; de l'autre, les billets des six banques d'é-
mission. L'acceptation des premiers sera obligatoire partout et pour
toute espèce de paiement; seulement on aura le droit de les échan-
ger contre des espèces métalliques à certaines caisses publiques.
Les seconds conserveront cours légal et, partant, valeur libératoire
jusqu'au 31 décembre 1883. A part la dualité du papier-monnaie,
à laquelle l'établissement du syndicat de 1874 avait eu pour objet
de mettre fin et qui va reparaître, quelle différence la masse du
LA SUDATION ÉCONO^IQUJE DE l'iTALIE. 467
public apercevra-t-elle entre l'étal de choses actuel et celui qui
suivra la réalisation de l'empruut? Où seront les élémens de l'effet
moral qu'on se flatte et qu'il est si essentiel de produire?
Les apparences seront d'autant moins favorables que ce sont les
coupures de dix francs que M. Magliaui se propose de maintenir
tout particulièrement dans la circulation, c'est-à-dire des cou|;ures
dont l'usage est de tous les instans. 11 semble avoir des grosses
coupures, si l'on peut donner ce nom aux billets de cent francs,
une appréhension qu'on a peine à s'expliquer. Il paraît les consi-
dérer comme une menace permanente pour le trésor public. JNous
croyons que cette opinion n'est pas fondée. Les grosses coupures
ne se trouvent qu'aux mains des classes aisées, qui sont moins
sujettes que les autres aux paniques et aux besoins urgens et qui
sont mieux en situation d'apprécier les avantages de la monnaie
fiduciaire. Pour les petites sommes, le papier ne peut soutenir la
comparaison avec la monnaie métallique : une pièce de 5 francs
ou de 10 francs sera toujours préférée à un billet de même valeur :
c'est quand il s'agit de paiemens d'une certaine importance que la
commodité de la monnaie fiduciaire apparaît : si belle et si maniable
que soit la monnaie d'or, cinq pièces de 20 francs sont plus embar-
rassantes qu'un billet de 100 francs; plus le chiffre du paiement à
/aire ou de la somme à transporter s'élève, et plus s'accroît la supé-
riorité du billet de banque, qui ne tient point de place et qui peut
être envoyé dans une lettre. Si le commerce fj'ançais a réclamé conire
le rttrait des billets de 50 et de 100 francs, c'est que les billets de
200 fr. ayant toujours éié en très petite quantité, il ne serait plus
resté, par le fait, aucun instrument d'échange intermédiaire entre la
pièce de 20 fr. et le billet de 500 fr., et qu'il était impossible de
recourir à l'emploi des lettres chargées poui' une multitude innom-
brable de paieaiens. La Banque de France n'émet plus de billets
d'une valeur supérieure à 1,000 francs, et cela n'a point d'incon-
vénient, parce que les paiemens considérables s'effectuent à l'aide
de viremens d'un compte à un autre, ou de chèques, ou des autres
moyens perfectionnés d'échange dont les institutions de crédit nous
ont dotés : cependant les notaires de province, qui ont souvent des
sommes importantes à payer ou à expédier, regrettent parfois la dis-
parition des coupures de 5,000 et de 10,000 francs. Ce ne sont donc
pas les billets de 100 francs et au-dessus qui auraient pu être une
cause d'embarras pour le trésor italien : ces billets sont trop néces-
saires aux transactions commerciales pour sortir aisément de la
circulation, et ce sont ceux-là surtout dont le rôle grandit et dont
le nombre doit être accru quand l'activité commerciale se déve-
loppe.
468 REVUE DES DEUX MOiSDES.
On s'explique d'autant moins la prédilection de M. Magliani poul-
ies petites coupures que les exemples qu'il invoque tournent contre
lui. Il y a longtemps que les billets de cinq francs de la Banque de
France ne se trouvent plus que dans les tiroirs des collectionneurs;
quant aux billets de 20 francs, il n'y a que les caisses où s'o-
père un grand mouvement de fonds, comme les caisses du trésor et
celles des grandes institutions de crédit, qui en reçoivent encore
quelques-uns de loin en loin. L'Angleterre a renoncé, pour son
propre compte, au billet d'une livre sterling, qui ne subsiste plus
qu'en Ecosse et pour une somme peu élevée. En Allemagne et en
Hollande, comme en France, les billets d'une valeur inférieure
à 100 fr. ne représentent pas 1 pour 100 de la circulation fiduciaire;
en Belgique, où l'or n'a jamais été abondant, les billets de 20 francs
atteignent à 4 et demi pour 100 de la circulation générale, et il n'en
existe pas au-dessous de 20 fr. Quant aux États-Unis, le gouvernement
américain, contrairement à ce que compte faire M. Magliani, a retiré
toutes les petites coupures du papier fédéral; et il se propose de
retirer le reste des greenbacks dès qu'il aura terminé la conversion
des renies 5 et (5 pour 100. Il ne reste donc en circulation que les
petites coupures des banques dites nationales : or, si les billets de 5
dollars représentent un peu plus de 29 pour 100 de leur émission,
les billets de 1 et de 2 dollars ne dépassent guère 1 1/2 pour 100.
On ne saurait invoquer en faveur des petites coupures la difficulté
que le gouvernement américain éprouve à maintenir en circulation
les dollars d'argent dont le congrès lui a imposé la fabrication et
l'émission. Le tort du congrès, lorsqu'il a voté le bill de M. Bland,
a été de vouloir faire du dollar d'argent une arme de guerre contre
la monnaie d'or et contre la suppression du cours forcé. Il en est
résulté qu'immédiatement tous les établissemens de crédit, toutes
les banques et toutes les grandes maisons de commission, par les
mains desquelles passe la presque totalité du commerce améri-
cain, se sont coalisés et ont introduit dans leurs contrats avec leurs
cliens de i'Ouest l'obligation du paiement en or. Un tort plus grave
encore du congrès a été de donner au dollar d'argent un titre trop
faible qui ne permettait pas de l'accepter, même comme marchan-
dise, pour sa valeur nominale. Ce qui chasse le dollar d'argent de
la circulation, ce n'est donc pas la concurrence des petites coupures
du papier-monnaie, c'est l'exclusion dont il est frappé pour tous les
paiemens, hormis ceux du petit commerce de détail, et la concur-
rence du dollar d'or, de Vaigle, qui a une valeur intrinsèque supé-
rieure de 8 à 10 pour 100. Gomme les caisses publiques sont
astreintes à recevoir ces pièces de bas aloi pour leur valeur nomi-
nale, c'est avec les dollars d'argent qu'on paie surtout les impôts,
LA SITUATION ÉCONOMIQUE DE l'iTALIE. A69
et c'est le trésor fédéral qui supporte la perte. Si le gouvernement
américain ne relève le titre de ses pièces d'argent, il ne pourra en
accroître l'émission sans les déprécier, et il les verra toujours reve-
nir dans ses caisses par l'acquittement des droits de douane et des
autres taxes.
Nous craignons que les billets de 10 francs, dont le montant actuel
est de 2/iO millions et qui tiendront par conséquent une place
considérable dans l'approvisionnement monétaire de nos voisins,
ne causent au trésor italien les mêmes embarras que le dollar
d'argent au gouvernement américain. L'emploi des petites coupures
est très onéreux à cause de leur détérioration rapide, qui oblige à
les renouveler constamment, et, quelques soins que l'on prenne à
cet effet, on ne saurait réussir à les rendre d'un usage commode et
agréable. M. Magliani peut-il se faire l'illusion de croire que,
lorsque les monnaies d'or auront reparu dans la circulation, il
pourra être indifférent aux gens aisés, et surtout aux femmes, d'a-
voir dans leur bourse une pièce de vingt francs ou deux chiffons
maculés et graisseux, quelquefois répugnans? Il adviendra ce qui
est arrivé en France, c'est que tout le monde s'empressera d'em-
ployer les petits billets aux emplettes de détail. Le commerce, ne
pouvant qu'avec difficulté les faire accepter par ses meilleurs
cliens lorsqu'il aura des appoints à rendre, s'en débarrassera à
son tour en les portant aux caisses publiques. Le trésor italien
verra donc les billets de 10 francs lui revenir sans cesse : il les
remettra en circulation pour ses propres paiemens, mais, comme
il ne les a pas exclus du droit à la conversion en or et en argent,
comment empêchera-t-il qu'aussitôt après les avoir reçus au gui-
chet des paiemens, on les présente au guichet des échanges pour
demander des espèces métalliques? Le ministre des finances doit
donc s'attendre à ce que l'échange des billets de 10 francs absorbe
une portion de sa réserve métallique assez forte pour lui causer de
graves embarras, sinon pour compromettre le succès de son opéra-
tion. Si, en maintenant en circulation une partie du papier mon-
naie gouvernemental, il a eu en vue de ménager son approvision-
nement de métaux précieux, il aurait atteint plus sûrement son
but en conservant les coupures élevées, indispensables aux opéra-
lions commerciales sérieuses, et qui se seraient présentées rarement
à la conversion, plutôt que les billets de 10 francs, dont l'échange
sera continuellement demandé.
L'exposé de motifs n'invoque qu'une seule raison pour justifier
la préférence donnée par le gouvernement italien au maintien
de ces petites coupures : ce serait la crainte que les billets
de l'état, dont la convertibilité immédiate sera garantie par la
Il70 REVOE DES DEUX MONDfiS.
loi, ne fissent une; concurrence trop redoutable aux billets des six
banques d'émissian. Nous ne saurions imaginer d'argument plus
fort contre la coexistence de deux papiers-monnaie d'origine dif-
férente. Ce serait un inconvénient grave que le discrédit relatif qui
viendrait à frapper la circulation des banques italiennes et qui
paralyserait entre leurs mains une force auxiliaire indispensable
au commerce national; mais il y avait un moyen bien simple
de couper court à ce danger, c'était de s'inspirer des exemples des
pays qui ont passé parle régime du cours forcé. Instruits par le
souvenir des assignats français, les gouvernemens de Franjce et
d'Angleterre se sont gardés de créer un papier-monnaie de l'état :
ils ont intei-posé entre eux et le public comme un contrôle et une
garantie, l'un la Banque d'Angleterre et l'autre la Banque de
France. Le gouvernement américain, en proâe à d'inexorables
nécessités, a dû créer un papier d'état ; mais il a annoncé et il
exécute la résolution de le faire disparaître absolument. Pourquoi
ne pas profiter de ces leçons? pourquoi ne pas faire rentrer l'Italie
dans les conditions où se trouvent les pays à gi'and crédit, et ne
pas donner à sa situation économique une assiette solide et indis-
cutable en retirant la totalité du papier-monnaie? Il ne s'agit que
de 300 millions. M. Magliani a préva lui-même que son emprunt
de 650 millions pourrait se trouver insuffisant si les circonstances
venaient à déranger ses calculs sur la marche de l'opéraûon : il se
fait donner par un article du projet de loi l'autorisation d'élever
le chiffre de l'emprunt. N'était-il pas plus simple et plus logique
de porter d'ores et déjà, sans hésitation et sans dissimulation, le
chiffre de l'emprunt à 950 millions, payables ZiOO millions en or,
250 millions en argent et 300 millions en billets du consorzio ? Ce
n'est pas 12 ou 15 millions de plus à assigner au service de l'em-
prunt qui auraient fait disparaître les excédens budgétaires dont
M. Magliani s'applaudit avec juste raison; tout au plus aurait-il
fallu ajourner quelques dégrèvemens d'impôts, et on aurait eu
l'avantage immense d'en finir d'un seul coup avec l'existence d'un
papier-monnaie gouvernemental. Gomme tous les états dont le
crédit est indiscutable, l'Italie n'aurait plus connu d'autre monnaie
fiduciaire que le billet de banque.
M. Msgliani objecterait sans doute qu'à faire disparaître les
300 millions de papier-monnaie qu'il veut conserver, il créerait un
vide dans l'approvisionnement monétaire de l'Italie. Nous lui
répondrons par l'observation très sensée qu'il fait lui-mêœ.e dans
un passage de son exposé, « qu'un pays a toujours ou peut toujours
se procurer la monnaie dont il a besoin. » Ce n'est jamais la pénu-
rie des signes monétaires qui empêchera une bonne affaire de se
LA SITUATION ÉCONOMIQUE DE l'iTALIE. 471
conclure dans un pays civilisé. A supposer que ces 300 millions
fissent en effet un vide dans la circulation, ce vide serait bientôt
et avantageusement comblé par les billets des banques. Ici se place
la seconde observation que nous nous permettrons d'adresser à
M. Magliani. Il entoure les banques italiennes des soins d'une ten-
dresse inquiète et quelque peu oppressive. Il redoute pour leurs
billets la concurrence du papier d'état : il leur continue plus long-
temps que de raison le cours forcé sous le déguisement du cours
légal; enfin, il se préoccupe de diminuer d'une centaine de mil-
lions l'importance de leurs émissions actuelles. Le principal avan-
tage qu'il aperçoive au remboursement de lii millions à faire à la
Banque nationale, ce n'est pas de fortifier l'encaisse de cette banque
et de lui donner la faculté d'étendre sans péril son émission, c'est
au contraire de lui permettre de retirer de ses billets pour une
valeur correspondante. Est-ce ainsi que M. Magliani compte accli-
mater en Italie la monnaie fiduciaire?
La situation des banques italiennes est excellente, puisque
d'après les tableaux publiés par le ministre, elles possèdent toutes
une encaisse égale à 33 ou 35 pour 100 de leur émission. Il leur est
loisible de fortifier encore cette situation en aliénant les rentes
publiques, les fonds provinciaux et communaux et les valeurs
diverses qu'elles ont acquises pour donner un emploi aux capitaux
inactifs. La suppression du cours forcé et la disparition de la plus
grande partie du papier de l'état auront pour conséquence inévi-
table d'accroître l'importance des espèces métalliques qui leui
seront versées. Enfin, la liberté qui va leur être rendue de modi-
fier le taux de fescompte, sans avoir besoin de l'approbation préa-
lable du gouvernement, leur permettrait de défenire leur encaisse,
comme le font les banques de tous les pays, en mettant un prix
plus élevé à leur concours. Il nous parait incontestable que, si le
papier de l'état disparaissait complètement et si le commerce et
l'industrie n'avaient plus pour le règlement des opérations de
quelque importance d'autre instrument que les billets des banques
italiennes, celles-ci pourraient, sans inconvénient et sans péril, éle-
ver leur émission du chiffre actuel de 750 millions à 1 milliard.
Ces critiques de détail ne retirent rien de son mérite au projet
de M. Magliani. 11 faut louer saQs réserve l esprit d'initiative et
la résolution dont le ministre a fait preuve, les études conscien-
cieuses auxquelles il s'est livré et la lumière qu'il a su répandre
sur ce grave sujet. Nous nous permettrons même d'adresser au
parlement italien le conseil d'en terminer promptement avec cette
question, puisque le gouvernement le met en demeure de prendre
un parti. Lorsque des problèmes aussi graves pour l'avenir d'un
^72 RETUE DES DEUX MONDES.
pays sont soulevés, la véritable prudence est de les résoudre
immédiatement, non de les ajourner. 11 serait oiseux de s'arrêter
à des points secondaires et de guerroyer sur des détails; il faut
faire œuvre d'hommes politiques, marcher résolument vers un
but désirable. 11 n'y a plus d'études à faire : les débats du par-
lement, des enquêtes spéciales, des projets de loi antérieurs ont
éclairé tous les côtés de la question, et il serait impossible de réunir
des documens plus complets, plus clairs et plus péremptoires que
ceux qui accompagnent le rapport de M. Magliani. Le moment est
venu de conclure. Aucun homme sérieux ne mettra en avant l'idée
de supprimer graduellement le cours forcé en appliquant les excé-
dens budgétaires de chaque année au retrait du papier-monnaie.
La France a consacré 200 millions par an au remboursement de sa
dette envers la Banque, les Etats-Unis appliquent exclusivement au
retrait de leur papier-monnaie des excédens budg 'taires de plus de
250 millions. Sont ce là les exemples dont on voudrait s'inspirer?
Quel est l'homme d'état italien qui viendra proposer au parlement
l'établissement de 100 millions d'impôts nouveaux applicables au
rachat du papier-monnaie? Pourtant, si l'on ne prend ce parti, si
l'on s'en tient aux excédens actuels, combien mettra- t-on d'années
à en finir avec le cours forcé, même en ajournant tout dégrève-
ment, toute dépense utile et en comptant sur une série ininter-
rompue d'années paisibles et prospères? L'abolition prétendue gra-
duelle du cours forcé n'en serait que la prolongation indéfinie,
avec son corti^ge de charges publiques et privées.
Plus on est convaincu de la gravité des inconvéniens insépara-
bles de ce régime, plus on doit être pénétré de la nécessité d'y
mettre un terme immédiat. C'est une mesure qui veut être prise
avec résolution, qui doit être exécutée avec énergie et rapidité : si
elle est accompagnée de quelques embarras, si elle entraîne quel-
ques sacrifices, il faut accepter les uns et les autres en vue des
maux plus grands encore auxquels elle portera remède, et des
avantages certains qu'elle procurera à la nation tout entière. Le
relèvement du crédit national doit avoir pour conséquence la hausse
des fonds de l'état : cette hausse amène à son tour la baisse du
loyer de l'argent et l'affluence des capitaux, conditions indispen-
sables au développement de l'activité nationale. De si grands et si
solides avantages peuvent-ils être achetés trop cher? 11 est une
autre considération qui nous paraît devoir exercer une influence
décisive sur les déterminations du parlement italien: c'est la ques-
tion d'opportunité. La situation du marché européen est favorable
pour le succès de l'opération que le gouvernement italien veut
entreprendre : les capitaux sont abondans et à bon marché , ils
LA SITUATION ÉCONOMIQUE DE l'iTALIE. 473
sont en quête d'emplois sûrs et fructueux; un emprunt dans les
conditions où se trouve l'Italie et avec la destination qu'elle compte
lui donner, se négocierait à des conditions avantageuses et serait
souscrit en quelques jours. Combien de temps durera cette afiluence
des capitaux, et l'Italie est-elle certaine de toujours trouver les mêmes
conditions et les mêmes facilités ?
tn mot encore. Nous applaudissons à l'œuvre que veut entre-
prendre le gouvernement italien, parce que c'est une œuvre de paix
qui ne peut s'accomplir et porter fruit qu'à la condition du main-
tien de la paix. Les hommes d'état italiens le savent, ils sont trop
éclairés, trop soucieux de l'avenir et de la prospérité de leur pays
pour incliner vers une politique d'aventures, qui alarmerait l'Eu-
rope et ruinerait tous leurs projets. Qu'ils ne craignent point de
mettre leur langage d'accord avec leurs intentions. Qu'ils n'hési-
tent pas à rompre avec les hommes à chimères, qui rêvent de
guerres nouvelles, et avec les esprits tracassiers, qui ne voient
pour l'Italie d'autres moyens de manifester son indépendance et sa
vitalité que par des taquineries à l'adresse de ses voisins. M. de
Bismarck s'est prêté à certaines coquetteries diplomatiques afni'
de ramener l'Autriche dans les bras de l'Allemagne et de resserrer
une alliance dont les liens se relâchaient. Un tel résultat est-il bien
avantageux pour l'Italie? Quels fruits meilleurs pourrait-elle attendre
en créant des embarras à l'Angleterre et à la France en Egypte, en
nous suscitant des difficultés en Tunisie? L'Italie ne rencontre ni
jalousie ni mauvais vouloir chez aucun de ses voisins; elle n'a
aucun intérêt à changer leurs sentimens. La prospérité de l'Italie
ne saurait nous porter ombrage, puisque les deux pays ne se font
concurrence sur aucun marché. L'exposé de M. Magliani constate en
maint endroit l'assistance utile que les entreprises italiennes, publi-
ques et privées, ont trouvée sur le marché français. La France a aidé
à l'affranchissement de l'Italie par ses capitaux autant que par ses
armes. Si notre ministre des finances, cédant tout à coup aux récla-
mations qui se sont souvent élevées aux sein des chambres et dans
la presse contre la facihté avec laquelle notre marché s'ouvre aux
valeurs étrangères, venait à faire supprimer de la cote de la Bourse
tous les emprunts étrangers, son collègue de Borne ne considére-
rait-il pas cette mesure comme un obstacle au succès de ses pro-
jets? Lorsque les intérêts de deux nations sont si intimement unis, la
pohtique, qui n'est que la mise en pratique des conseils de la sagesse
et de la prudence, ne commande-t-elle pas de fortifier ces Hens
déjà étroits par les preuves d'une mutuelle et sincère sympathie?
GucHEViï l-Clarigny.
REVUE LITTERAIRE
Le Théâtre de la révolution, 1189-1799, avec documens inédits, par M. Henri
WelscMnger; Paris; 1881. Charavay frères.
i" COUPLET.
Prouver qu'autrefois, pendant quatre cents ans,
Fiers de leur pouvoir, nos aïeux ignorans
Avaient opprime des vassaux endurans,
C'était là l'état monarchique...
Citer pour purens des gens laborieux.
De braves ai'tisans, actif», industrieux,
Qui tous ont vécu pauvres, mais vertueux.
Voilà quelle est la République.
2® COUPLET.
Au théâtre offrir sous des traits séduisans,
Des rois orgueilleux, de lâches courtisans,
Des pères trompés, dns valets complaisaos,
C'était là l'état monarchique...
Peindre tels qu'ils sont les tyrans oppresseurs.
Chanter les exploits de nos fiers défenseurs,
Faire du théâtre une école de moeurs,
Voilà quelle est la République.
3* COUPLET.
Je m'arrôterai là. Mais comme des gens malintentionnés pourraient
croire que ce vaudeville est de M. Tiirquet, notre sous-secrétaire d'état
au département des beaux-arts, je m'empresse de leur apprendre qu'il
est de J.-B. Radet, lecteur et bibliothécaire, avaot la révolution, de je ne
sais plus quelle marquise ou duchesse, — que par conséquent il n'a
pas moins de tantôt quatre-vingt-dix ans d'âge, — et que je l'emprunte
KETUE urrisAiRE. .475
au très curieux ouvrage que M. Welsohiag^r vient de publier sous la
titre de : Tliéâtn de ùa pévoiution.
11 existe donc un théâtre de la révolution? Sans douift; et dont riùs-
tfiire est singulièreTiient instructive, si la valeur littéraire «n est nulle,
Un^ tbëâtre qui ne compte pas moiim de jiiiile ou dooze cents pièces,
et de toute sorte, pour dix ans seulement de temps; un théâtre à qiui
■m les auteurs, ni le public n'ont manqué, — je dis p;is un seul jour ;
un théâtre unique eofin dans l'histoire du théâtre pour la fidélité lamenr
tableavec laquelle il a reflété, du Ujuillet 1789 au 18 brumaire an viii,
le langage, les mœurs, les passions du temps. C'est qu à vrai dire,
l'homme est un étrange animal, et le Français surtout, pour la facilité
qu'il a de s'accommoder aux circonstances, ou plutôt d'adapter ces
circonstances elles-mêmes, si tristes qu'elles soient, à son éternel
besoin de jouir. Nous nous construisons, à distance de per.-^pective,
uiie histoire idéale de la période révolutionnaire; et, parce que de
grands événemens en occupent le premier plan, parce que le drame
est dans les assemblées et la tragédie sur l'a place publique, parce
que l'émeute est dans les rues de la grande ville, la guerre intestine
dans les provinces, la guerre étrangère presque sur toutes les fron-
tières à la fois, involontairement, nous sommes tentés de hausser le
ton, et nous voilà tous, comme l'historien latin, écrivant à la manière
noire: Opus aggredior opimum casibus,ntrox prxliis, discors seditionîbus,
ipsa etiam in p ace sœvum. Et comment croire en effet que, sous la menace
perpétuelle, hier de la violence populaire, aujourd'hui ('e la guillotine
olfîc (' le, demain de l'invasion ennemie, la vie ne fût pas comme inter-
rompue? Gependaatil n'en est rien, et non-seulement la vie suit son cours
ordinaire, mais peut-être qu'on ne s'est jamais rué plus étourdiment
au plaisir que dans quelqu'^s-unes des années qui se sont écoulées de
1789 à 1800. Si de certains historiens en étaient crus, jamais peut-être
le commerce de la gueule, comme disaient énergiquement nos pères,
n'aurait connu de plus heureux jours, ni réalisé de plus copieux béné-
fices que dans les premiers jours de la révolution (1) ; la galanterie
n'aurait jamais tendu ses filets plus nombreux ou plus dorés qu'au
temps de la constituante, si ce n'est au temps du directoire; et pour la
conveution, savez-vous en quelles années les ihéàtres ont donné le
plus de nouveautés ? Je viens de relever les chiffres dans le livre de
M. Welschinger : c'est en pleine Terreur, c'est en 1793 et 1794. Je trouve
pour l'année 1790 une vingtaine de pièces : mais j'en co r.pte pour 1793
une quarantaine, une cinquantaine en 1794 : et quand j'arrive à 1799,
le total tombe à la douzaine. Là-dessus, n'allez pas croire que ce soient
loutes pièces d'actualité, comme nous disons. 11 y en a quelques-unes,
et Li moyen qu'il en fût autrement? Mais après Buzol, roi du Calvados,
(1) E. et J. de Concourt, la Soctélé française pendant la révolution.
ll7Q REVDE DES DEDX MONDES.
OU la Mort de Robespierre, voulez-vous des tragédies, ornées de quelques
allusions, sans doute, mais enfin selon la formule? Voici le Mucius
Scœvola de LucedeLancival, ou le Cincinnatus d'Arnault, ou VEpicharis
et Néron de Gabriel Legouvé? Aimez-vous mieux la farce? Voici les Arle-
quins, — Arlequin tailleur, Arlequin sculpteur, Arlequin perruquier, —
et voici le joyeux Pigauli-Lebrun avec les Dragons et les Bénédictines,
Ajoutez, pour que rien n'y manque : le ballet « anacréoutique, » l'opé-
rette égrillarde, où l'on chante la chanson fameuse :
J'ous un curé patriote...
l'idylle villageoise, et la niaiserie sentimentale : Saint-Far, ou la Délica-
tesse de V amour.
A la vérité, quelques omissions que nous avons remarquées dans le
livre de M. Welschinger ne nous permettent pas de garantir les chiffres
pour exicts. C'est ainsi que, dans les derniers jours de 1791 et les pre-
miers de 1792, on n'a pas représenté moins d'une demi-douzaine de
pièces dont les héros étaient les Suisses du régiment de Châteauvieux.
M. Welschinger n'en cite, je crois, pas une. Cependant l'épisode a son
importance, puisque toutes les fêtes révolutionnaires depuis se sont
plus ou moins inspirées du programme que traça Tallien pour l'entrée
triomphale à Paris de ces forçats libérés. C'est le programme qui finis-
sait par ce paragraphe : « Alors les soldats de Châteauvieux se mêle-
ront avec leurs frères dans des festins civiques, pour lesquels les
citoyens s'empresseront de réunir leur repas de famille aux vivres que
le commerce y apportera abondamment ; des danses signaleront l'allé-
gresse publique, et la fête durera autant que le jour, trop, prompt à
fuir, le permettra (1). » Je ne sais ce qu'en pensera le 1( cteur, mais
moi, pour un million, comme dit Bélise, je ne donnerais pas ce : trop
prompt à fuir. Quoi qu'il en soit et même en supposant qu'il y ait d'au-
tres omissions encore dans le livre de M. Welschinger, involontaires
ou voulues, et nous pourrions en signaler plusieurs, la vraie physio-
nomie des choses n'en est pas altérée. Ce qui demeure certain, c'est
qu'au jour de l'exécution des girondins, comme de l'exécution des daa-
tonistes, comme de l'exécution de Robespierre et de Saint-Just, les
théâtres ont joué et même donné des premières. On peut donc se fier,
sauf pour quelques détails, au livre de M. Welschinger. C'est seulement
dommage qu'il ne soit pas mieux composé.
Il eût convenu d'abord de remonter un peu plus haut dans l'histoire,
de quelques années à peine, et de montrer, brièvement, dans le théâtre
de Voltaire et dans les théories dramatiques de Diderot les origines du
théâtre de la révolution. Car, cette idée de faire du théâtre « uue école
de mœurs, » comme dit J.-B. Radel, elie vient de Diderot en droite ligne.
(1) Mortimer-Tcrnaux, Histoire de la Terreur, i.
REVUE LITTÉRAIRE, 477
« Quel moyen que le théâtra si le gouvernement sait en user et qu'il
soit question de préparer le changement d'une loi ou l'abrogation d'un
usage!» Mais, en outre, cette affectation de sensibilité que M. Welschin-
ger a notée dés les premières pages de son livre, et ailleurs, très
justement, co:nme un trait caractéristique du théâtre révolutionnaire,
n'est-ce pas encore Diderot qui l'a introduite au théâtre, avec son
Fils Naturel et son Pire de famille'^ Et le dialogue décousu, le mono-
logU'.^ entrecoupé, les intervalles du geste remplis «par q!ielq!ie=! mono-
sylla!)es, » tantôt par une « exclamation, taatôt par (( un commence-
ment de phrase, » mais rarement par « un discours suivi, quelque court
qu'il .oit, » est-ce que tout cela n'est pas toujours de l'héritage de Dide-
rot? » Où courir?., où le trouver?., un nuage... obscurcit mes yeux...
mes pas sont enchaînés... le désespoir... la rage... Guide-moi, Dieu de
vengeance!.. Dieu de fureur! ne m'abandonne pas... rends-moi la force...
livre à mes coups... mes genoux fléchissent... je chancelle... je tombe...
je me meurs (1)... » Quant à l'influence de Voltaire, la voici, dès les
premiers jours, aisément reconnaissable dans la déclamation rimée de
Marie-Joseph Chénier : Charles IX, ou r École des rois. Ici commence, à la
date précise du k novembre 1789, l'histoire du théâtre de la révoluiion.
Quelques iraiis méritent qu'on les signale dès à présent. C'est d'a-
bord la réapparition au grand jour de la scène de toutes les tragé-
dies arrêtées par la censure monarchique-, le Charles IX lui-même de
Chénier, le Comte de Comminges de d'Arnaud, l'Honnête criminel de
Feuouillotde Faibaire, combien d'autres encore? Et je m'étonne un peu
que, dans les premières pnges du chapitre qu'il consacre à la censure,
M. Welschinger se soit contenté, sans plus, de résumer sur ce point les
indications données jadis par M. Hallays-Dabot (2), tandis qu'au contraire
nous croyons qu'il eût été bon de les développer. Ce sont en effet, de
1789 à 1792 au moins, les restes de l'ancien régime qui défraient le
théâtre de la révolution. Ce théâtre ne vit pas encore, pour ainsi dire,
de sa propre substance, mais bien des reliefs du théâtre classique. La
première tragédie d'Araault, Marins a Mlnturnes, est de 1791, et de 1792
l'une des dernières comédies de Collin d'Harlevilie, le Vieux Célibataire.
En 1793 même, un des grands succès sera celui du médiocre Guillaume
Tell de Lemierre, donné jadis pour la première fois en 1766. Pour en
tirer un chef-d'œuvre au goût nouveau du jour, on se contentera
d'en allonger le titre : Guillaume Tell, ou les Sans-Culottes suisses. 0
Melchthal et Stouffacher! qu'en avez vous bien pu penser?
Un autre trait, c'est la division et bientôt la désorganisation de la
Comédie-Française. Marie-Joseph, avec son Charles IX, a partagé les
comédiens en deux camps. Depuis lors, dans les coulisses et jusque sur
(1) Les Victimes cloitrées, act. m, se. x.
(2) Voy. Hallays-D»bot. Histoire de la censure théâtrale en France, 1862.
5 78' REVUE DES DEUX MONDES.
la scène, on s'iajurie, on se provoque, on se soufflette, Naudet contre'
Talma, Dugazon contre Fleury. Grâce à ces dissensions, une brèche est
ouverte par où va passer la coalition des petits acteurs, des entrepre-
neurs de spectacles et des petits auteurs. Car c'est bien contre la
Comédie-Française que la constituante, le 13 janvier 1791, a voté la
liberté des théâtres, pour frapper l'institution dans ce qu'elle conser-
vait de trop aristocratique. Tahna, suivi de quelques transfuges, quitte
aussitôt ses anciens camarades, et va jouer au théâtre de la rue de
Richelieu. Le reste de la troupe continue de donner ses représen-
tations dans la salle du faubourg Saint-Germain. Elle ne tarde pas
à y devenir suspecte de modér autisme. Le 2 janvier 1793, elle a le
courage de donner la pièce de Jean-Louis Laya, l'Ami des lois, où les
jacobins croient reconnaître Robespierre dans Nomophage et Marat
dans Duricràne. C'en est assez pour que la commune prétende inter-
dire la pièce. Les acteurs et l'auteur en appellent à la convention, qui
déclare « qu'il n'y a point de loi qui autorise les corps municipaux
à censurer les pièces de théâtre; » mais la commune, soutenue par les
clubs, est la plus forte. La ComédJe renonce à jouer VAmi des lots.
La voilà notée désormais et devenue, comme on dit dans la langue
qui se parle aux Jacobins, « le repaire dégoûtant de l'aristocratie de
tout genre. » Il suffira d'un incident, maintenant, pour qu'on ferme le
théâtre. Ce sera la pièce la plus innocente; la Paméla du citoyen Fran-
çois de Neufchâteau. Barère le perspicace découvre que cette pièce
« fait époque sur la tranquillité publique, » qu'on y voit « non la vertu
récompensée, mais la noblesse, » que les « aristocrates, les modérés,
les feuillants s'y réunissent pour applaudir des maximes proférées par
des milords, » qu'on y entend enQn « l'éloge du gouvernement anglais, »
en conséquence de quoi, dans la nuit du 2 au 3 septembre 1793, le
comité de salut public fait incarcérer la Comédie-Française en masse,
hommes et femmes, au nombre de vingt-huit, « mâles et femelles, »
selon le style de l'époque. J^estime que parmi les causes de la nullité
littéraire du théâtre de la révolution, cette désorganisation de la Comé-
die-Française ne doit pas compter entre les moins efficaces.
Un autre trait plus profondément caractéristique encore de cette
première période et qu'on vient déjà de voir apparaître, c'est l'envahis-
sement du populaire sur les droits de l'ancienne censure. Et comment
les auteurs ou les directeurs y résisteraient-ils, quand les assemblées
elles-mêmes se soumettent à cette redoutable tyrannie des foules^
Tout de même au théâtre, c'est l'e parterre qui fait la loi, qui refuie d'en-
tendre le spectacle du jour, et qui dicte aux acteurs l'affiche du lende-
main. On entreprend sur la liberté des directeurs : le directeurdu Vaude-
ville est obligé de venir en personne, sur la scène, demander pardon et
brûler en publicune pièce dont l'auteur s'est permis de railler Ghéuier (1).
(l) Hallays-Dabot, Histoire de la censure.
REVUE XITlÉRAlRa. 479
On entreprend sur la liberté des acteurs : au Théâtre -Français, c'est
Naudet et Talma que Ton oblige à s'embrasser (1); à rOpéra-Camique,
c'est ftt^^ Sai nt-Aubiû que l'on force à déchirer un journalqui avait mal
parlé d'un auteur connu pour ses sentimens patriotiques (2). On
entreprend sur la liberté des spectateurs ; si quelques arisiocrates
ont applaudi trop bruyamment une pièce qui déplaît an peuple souve-
rain, a citoyens et citoyennes ramassent de la boue et de la neige, foat
la haie à la sortie, et forcent chacun de crier : Vive la nation (3) ! » Le
grotesque se mêle à l'odieux. Le conventionnel Genissieux va par
hasard voir jouer Mcwpe; il y trouve une reine en deail qui pleure
son mari; pas de doute, c'est Marie- Antoinette pleurant sur la mort
de Louis XVI; et Mèrope est interdite. La commune fait comparaître
par-devant elle les cotîiédiens français coupables d'avoir joué le Cid;
étant inadmissible qu'un roi paraisse sur la scène, et don Fernand
devient un général républicain. Le Théâtre de la République affiche un
Jean sans Terre : les clubs s'imaginent que c'est leur brasseur que l'on
met en sct"'ne : il faut renoncer à jouer la pièce. On arrête jusqu'à un
opéra d'H(iffmann etMébul, Adrien, empereur de Rome, parce qu'Adrien
y paraît sur un char de triomphe traîné par deux chevaux blancs qui
viennent des écuries de la reine (/i)!
A tous ces symptômes d'intolérance brutale, la convention commence
à s'émouvoir, non pas, comme on pense, pour rien réprimer, mais pour
s'aviser qu'au fait le théâtre peut devenir entre les mains de ses
comités un nioyen de gouvernement. Le 2 août 1793, Conthon monte
à la tribune et prend la parole en ces termes : « Citoyens, la jour-
née du 10 août approche; des républicains sont envoyés par le
peuple pour déposer aux archives nationales les procès verbaux de
l'acceptation de la constitution. Vous blesseriez, vous outrageriez ces
républicains si vous souffriez qu'on continuât de jouer en leur pré-
se nce une infinité de pièces remplies d'alhisions injurieuses à la liberté,
si même vous n'ordonniez qu'il ne sera représenté que des pièces
dignes d'être (nte^ dues et applaudies par des républicains. Le comité
chargé spécialement d'éclairer et de former l'opinion a pensé que les
tl)éâtres n'étaient point à négliger dans les circonstances présentes.
Ils ont trop souvent servi la tyrannie; il faut enfin qu'ils servent la
liberté. » Sur quoi l'on décrète que Brutus, Guillaume Tell, Caius Grac-
chus et autres pièces patriotiques seront jouées au moiias trois fois la
semaine. Le 20 avril 179/j, Billaud-Varennes trace aux auteurs drama-
tiques le programn;e qu'ils suivront désormais: « Saisissez l'homme dès
(1) E. et J. de Concourt, la Société française pendant la révolution.
(2) Hallays-Dabot, Histoire de la censure.
(3) Mallel du Pan, Mémoires et Correspondance.
(4) Hallays-Dabot, Histoire de la censure. „^
480 REVUE DES DEUX MONDES.
sa naissance, pour le conduire à la vertu par l'admiration des grandes
choses et l'enthousiasme qu'elles inspirent... Ce sont ces tableaux ani-
més et touchans qui laissent des impressions profondes, qui élèvent
l'âuie, qui agrandissent le génie, qui électrisent le civisiue et la sensi-
bilité : le civisme, principe sublime de l'abnégation de soi-même!
l'abnégation, source inépuisable de tous les penchans affectueux et
sociables ! » Le Z; août, un conventionnel en mission réorganise sur ces
bases les théâtres de Marseille : « Il est temps de les rappeler enfin à
un but utile, à une institution populaire, de les républicaniser et d'en
faire une école nationale qui, par les mœurs privées, produise les
vertus civiques. » Il signe et, après lui, deux « commissaires du comité
de salut public pour la régénération des théâtres (1). »
C'est alors que la fièvre chaude s'empare du peuple français. Et je ne
crois pas que l'on ait jamais vu dans l'histoire du théâtre pareil débor-
dement d'inepties de toute sorte. Les représentans du peuple eux-
mêmes donnent l'exemple. Un membre de la convention fait jouer la
Réunion du iO août., sans-culottide dramatique, dédiée au peuple souve-
rain. Tout est à la république. On joue la Vraie républicaine, où l'on
chante le couplet suivant :
Puisse bientôt la France entière,
Se soumettre aux lois de l'hymert,
On est toujours mauvais républicain
Quand on reste célibataire {bis).
On joue V Intérieur d'un ménage républicain, la Suite de f intérieur d'un
ménage républicain, V Epoux républicain, la Nourrice Républicaine, l'Hos-
pitalité républicaine, le Fermier républicain, les Salpétriers républicains,
par un chef du bureau des poudres. C'est daus l'Époux républicain que
le serrurier Frauklin définit le vrai républicain. « Qu'est-ce qu'un répu-
blicain? C'est le défenseur des lois sans lesquelles nulle société ne peut
subsister! l'ami des mœurs, sans lesquelles l'impudent cynique déprave-
rait toute société; le protecteur de l'égalité, sans laquelle les titres usur-
pés, les grandeurs factices et quelques individus écraseraient le reste de
la société. » C'est tout simplement le portrait de « l'homme révolution-
naire, » tel que l'a tracé le vertueux Saint-Just dans un discours triste-
ment célèbre (26 germinal an ii) sur la police générale. Là-dessus, le ser-
rurier Franklin fait appeler un commissaire et quatre gendarmes pour
empoigner sa femme Mélisse, qui conspire avec les émigrés. Et voilà ce
que c'est qu'un époux républicain! Pompigny, « citoyen-soldat de la
section l'Indivisibilité, » a trouvé cette belle invention. D'autres l'ont
égalé. Dans nne Reprise de Toulon , donnée en jauvier 1794, un représen-
tant du peuple s'adresse en ces termes aux soldats français : : Couiage!
(1) Ce grand régénérateur est l'un des pires gredins de la révol tien, Maignet, le
proconsul d'Avignon.
REVOE LITTÉRAIRE. 481
mes amisl il pleut, il vente, nous sommes trempés! quel temps superbe
pour se battre! Les élémens se déchaînent en vain pour troubler nos
fêtes ou nous arracher au combat. Le ciel est toujours beau pour des répu-
blicains. » Dans une autre pièce, Au plus brave la plus belle, le volon-
taire Victor annonce à sa fille Victoire qu'il l'a promise par avance au
plus brave! — 0 mon père! dit Victoire, « pourquoi m'exposer à épou-
ser un inconnu? » mais Victor de lui répondre : « Un inconnu! ma fille!
le bon républicain n'est un inconnu pour personne! » Si maintenant vous
voulez connaître la recette pour former cet être privilégié de la nature
que l'on appelle un bon républicain, la voici :
A bien comprendre tout ce qu'elle dit,
Il faut appliquer la jeunesse :
Les livres saints remplis d'obscurités
Troublent la raison de Tenfance,
En lui disant qu'il est des vérités
Au-dessus de l'intelligence {bis).
Par quel inconcevable oubli, dans une discussion récente sur l'ensei-
gnement primaire, n'a-t-on pas fait intervenir ce couplet?
A côté de cet enseignement civique, le théâtre de la révolution donne
l'enseignement moral. « Approchez-vous, ô vaus, les plu s honnêtes gens
que nous ayons trouvés dans Toulon!... Tremblez, tyrans, avec de tels
hommes on n'est jamais vaincu. » Ce petit discours d'un représentant
du peuple, dans cette même pièce de la Reprise de Toulon, s'adresse aux
intrépides galériens, « âmes pures et sensibles, » et sans doute « plus
malheureux que coupables. » En revanche, dans les Victimes cloîtrées,
de Mouvel, on apprend qu'un couvent est le séjour « de tout ce que
l'hypocrisie, l'audace et la scélératesse peuvent combiner de crimes et
d'atrocités, » et dans l'Esprit des prêtres, du citoyen Prévost-Montfort,
officier d'administration, l'acteur prononce le distique suivant :
Ici la liberté s'apprête à reparaître,
Oui, mais ce n'est qu'avec la mort du dernier prêtre.
Mêmes gentillesses dans la comédie de Monsieur le marquis :
Ab ! s'il ne consultait que son juste courroux,
Le peuple, ivre de joie, à sa prompte vengeance,
Immolerait bientôt la noblesse de France.
Et la tirade est mise dans la bouche du député Dorante, « homme très
réfléchi, ne s' échauffant que quand les circonstances le commandent. »
On connaît enfin la pièce ignoble de Silvain Maréchal : le Jugement der-
nier des rois. La toile se lève sur un décor « représentant l'intérieur
d'une île volcanisée. » Sur un rocher blanc on lit celte inscription tra-
cê'e avec du charbon :
xoME XI.III. — 1881. 31
A®2 REVUE B£S DEUX MONDES.
Il vaut miûux avoir paur voisin,
'Un volcan qu'ùa roi,
Liberté..... ég^itÔ- (ï)!.
Un vieillard français, banni par un a. d-eapote, » décl-are « qu'il mourira
sur cette île valcanisée » plutôt que de retourner siw ie continent. Mais
UH' sans-culotte, deux, trois, quatre, quinze sans-culottes paraissent.
Rs sont en tradin de visiter des iles pour y déposeï des rois, a Cette
île, dit le sans-culotte français, paraît avoir été volca-rasée et l'être
encore. » On consulte le vieillard), « bon vieillard!., vénérable vieil-
lard! » on apprend de lui que « le cratère du volcan s'élargit beaucoup
et semble menacer d'une éruption prochaine; «pour le payer de ce
renseignement, on lui doûae une définition du saus-culotte, et, tous
ensemble, on repart pour chercher les rois. Les voici qui débarquent.
Chacun d'eux a la chaîne au. cou. Les sans-culottes les insultent, d'abord
et les abandonnent dans l'île vulcanisée. Ils ne se retirent pas cepen-
dant, « ils veulent jouir de loin de l'embarras des rois réduits à la
famine. » Mais m serait trop peu. Qtsajad k& rois donc se sont sufTisam-
ment disputé un morceau de pain noir, ©n roule au milieu d'eux une bar-
rique de biscuits de mer. « Tenez, faquins ! voilà de la pâture. Bouffez ! »
Cependant (( une lave brûlattte descend du volcan et s'avance vers les
rois. » La j^ ièce finit, par un enrbrasement général et les rois « tombent
consumés dans les entr.iilles de la terre entr' ouverte. » En vérité, je
vous le âemaade, croyez-voas qu'il eût tort, quelques années plus
ta<rd, ringr'nis^i'jx industriel qui s'avisa de joinilre à ses baius ordinaires
des bains médicinaux « pour remédier à l'état d'égarement d'esprit dans
lequel sont tombés une quantiité d'individus des deux sexes depuis la
révolution (2)? »
Presque toutes les pièces que noas venons de citer sont datées de
1793 ou de 179Zi. Et dans l'histoire du théâtre de la révolution comme
dans l'histoire de la révolution elle-même, la fin de la Terreur marque
une époque. Quelques pièces, dont la plus célèbre est intitulée Vlnté-
rieur des comnès révolutionnaires., signalèrent les quelques mois que
dura la réaction thermidorienne. Mais comme la Convention n'en
demeurait pas moins toute puissante, la maladie reprit bientôt son
cours.
Je pourrais rappeler, à ce propos, que la cérémonie de la translation
des cendres de Marat au Panthéon est postérieure à l'exécution de Robes-
pierre. J'aime mieux citer un fait qui rentre plus ûartiu.rellement dans le
(1 ) La pièce de Silvain Maréchal ainsi que celle de Monvel.; VAmi des Lois,
Charles IX; l'Intérieur des Comités révolutionnaires, Gi Madame Angot; ont été
rééditées dernièrement par les soins de M. Louis Moland, Théâtre de la révolution^
Garnier frères. 1 vol. in-i8.
(2) E. et J. de Concourt, Histoire de la société française pendant le directoire.
M VUE IIT^ÉKAIRE. A85
sujet. Le 21 janvier 1795, la convention célébrant raoniversaire de
Fexécution de Louis XVI, des murmures vinrent troubler l'orchestre;
un député prit la parole, demanda aux musiciens s'ils se réjouissaient
de la mort du tyran ou s'ils la déploraient, et Gossec, auteur de La mu-
sique, dut descendre à la barre pour expliquer ainsi ses iatantioms :
« Est-il possible qu'un dbute aussi injurieux se soit élevé sur les inten-
tions des artistes qai sont réunis dans cette enceinte? On se livrait aux
douces émotions qu'inspire aux âmes sensibles le bonheur d'être déli-
vré d'un tyran, et de ces chants mélodieux on eût passé aux chants
mâles de la musique guerrière... Citoyens représenlans, nous marche-
rons constamment pour culbuter les tyrans et jamais pour les plaindre. »
Les explications de Gossec donnent la note vraie. Et si pendant quelques
mois la convention, sur qui pèse le lourd souvenir de tout ce qu'elle
a commis ou laissé commettre de crimes, est obligée de subir le. mou-
vement de l'opinion, de laisser chanter le Réveil da peuple et siiïler la
Marseillnise, de laisser crier : A bas les terroristes! a bas les jacobins! et
de souffrir qu'on traîne à l'égout les bustes de Marat, installés au foyer
des théâtres, le directoire va faire revivre les procédés tyranniques de
la terreur elle-même.
Le h janvier 1796, le directoire rend l'arrêté suivant : a Tous Les
directeurs, entrepreneurs et propri'étfvires des spectacles de Paris, sont
tenus, sous leur responsabilité individuelle, de faire jouer chaque
jour, par leur orchestre, avant la levée de la toile, les airs chéris des
républicains, tels que : la Marseillaise, Ça ira, Veillons au salut de l'em-
pire, le Chant du départ. Dans l'intervalle des deux pièces on chantera
toujours V Hymne des- Marseillais ou quelque autre chant patriotique. »
Merlin, minisire de la pelice, tient la main à l'exécution de l'arrêté. Un
soir, au théâtre Feydeau, le chant patriotique est chanté par un acteur
« doQt l'air gauche et embarrassé ne pouvait manquer d'exciter le rire
des spectateurs. » Le ministre de prendre aussitôt la plume et d'écrire au
bureau central : « Je vous invite à veiller sévèrement à ce que de pareils
abus ne se renouvellent! pas. » Malheureusement le théâtre Feydeau,
comme disent les rapports de police, ayant « l'esprit très chouanisé, » il
faut recourir aux mesures de force, et Merlin écrit à Bonaparte, le 21 fé-
vrier: «Je vous invite, citoyen général, à faire placer,verslessix ou sept
heures du soir, un piquet de dragons dans les avenues de ce théâtre.
Je ne doute pas que le seul aspect de ces défenseurs de la liberté ne
réduise le royalisme au silence. » Cependant on refuse l'entrée des
théâtres aux femme« qui ne portent pas la cocarde nationale; on ferme
le théâtre de la rue de Louvois, dont la directrice. M"" Raucourt, est
aceusêe de « roplisme ; » on décrète la suppression des mots de
madame et de monsieiir dans toutes les pièces dont le sujet n'est pas
antérieur à 1792; on interdit la représentation de Zaïre,\e 12 frimaire,
parce que « cette date correspond à un jour férié dans le culte catlio-
llSll REVUE DES DEUX MONDES.
lique; » en revanche, on ne la permet pas davantage le h brumaire, »
« à raison des sentimeas et des principes religieux que cette pièce
renferme (1). »
Quant à la censure, elle a repris tout son empire.Tantôt elle empêche
déjouer une pièce intitulée Minuit, ^i parce qu'il ne s'agit guère que de
savoir dans cette pièce qui souhaitera le premier la bonne année «et qu'il
serait u au moins inconvenant de reproduire sur la scène un usage aboli
par le calendrier républicain. » Une autre fois, à propos d'une pièce
d'Hoffmann, Léo7i, ou le Château de Monlenero, le censeur fait la réflexion
suivante : « Pourquoi l'amant de Laure s'appelle-t-il Louis? Ce nom ne
peut être donné dans nos théâtres, surtout à un personnage vertueux.»
Vous croyez peut-être qu'on ne saurait être plus niais? Vous vous trom-
pez. On présente au censeur un opéra qui porte le litre de Henri de
Bavière. Le censeur ne voit pas d'inconvénient à permettre la représen-
tation, car « Frédéric II (empereur) n'y paraissant avec aucune marque
distinctive, ce n'est plus qu'un père civil qui veut d'abord punir son
fils et finit par lui pardonner, » mais ce n'est pas l'avis du ministre. Le
ministre n'et-t pas pour la clémence. On ne jouera pas Henri de Bavière
parce que son père lui pardonne et que « trop de gens pourraient croire
que l'auteur a voulu persuader d'en agir ainsi à l'égard des émigrés! »
On voit qu'au moins le directoire ne renonçait pas à républicaniser bon
gré mal gré le théâtre, et par le théâtre l'esprit public. Seulement les
auteurs commençaient à ne plus s'y prêter avec autant de complai-
sance. Les u observateurs » de la police s'en plaignaient. « Les directions
de théâtre sont assez favorableme;it disposées à entrer dans les vues du
gouvernement et à donner un caractère républicain à leurs représenta-
ions, mais on a à reprocher aux auteurs de n'être pas dans les mêmes
principes et de ne rien faire poun l'amélioration de l'esprit public. Le
déparlement vient de prendre un arrêté qui les contrciiudra, par leur
propre intérêt, à suivre une marche républicaine. » Un autre disait :
«Le calme et la tranquillité régnent dans les différons théâtres, mais les
spectacles qu'on y donne n'offrent à l'esprit républicain aucune occa-
sion de se prononcer, de sorte qu'ils ne contribuent en rien à entre-
tenir ce feu sacré et à lui donner de l'éclat. »
En effet, il avait raison de le dire, le feu sacré s'éteignait.
On représentait bien encore de loin en loin quelques à-propos patrio-
tiques, les Prisonniers français à Liège, ou le Triomphe de la république
française, mais la foule ne s'y pressait guère, non plus qu'aux opéras où
l'on enveloppait d'une fable prétendue grecque ou latine les allusions
civiques. C'étaient la farce et la tragédie qui semblaient redevenir à la
mode. Nicodème à Paris, Madame Angol, ou la Poissarde parvenue, les
Modernes Enrichis, voilà les pièces qui faisaient courir. Et subrepticement
(1) Nous avons à peine besoin de dire que les citations dont le lieu n'est pas autre-
ment indiqué sont tirées du livre de M. Welschinger.
REVDE LITTÉRAIRE. A85
celui-ci donnait un Thcraméne, celui-là un Coriolan, cet autre un Ètèocle,
et c'était l'éternel Gabriel Legouvé. Ducis reparaissait avec son Ahufar;
un peu plus tard Arnault avec ses Vénitiens. La tradition reprenait son em-
pire. Et même il est curieux devoir comme la jeune génération, aussitôt
passée la tempête, n'imagine pas qu'il y ait à faire autre chose que de
continuer Voltaire tant bien que mal, et plutôt mal que bien. Le mélo-
drame enfin commençait d'apparaîire, ce mélodrame dont Pixérécourt
devait bientôt devenir le roi. La commune, ou plulôt, à cette date, le
département, le déplorait dans ce même arrêté, précisément, dont l'ob-
servateur de tout à l'heure attendait de si beaux effets, « Le grand prin-
cipe de ne pas ensanglanter la scène, disait-il en vrai classique, est
absolument mis en oubli, et elle, — la scène probablement, — ne
cesse pas d'offrir le tableau hideux du vol et de l'assassinat; il est à
craindre que la jeunesse, habituée à de telles représentations, ne
s'enhardisse à les réaliser et ne se livre à des désordres qui causeraient
et sa perte et le désespoir des familles. » Le style est encore quelque
peu emphatique, si vous le voulez, mais voilà pourtant des gens qui
redevieunent raisonnables: on sent que le 18 brumaire approche.
Nou:! pourrioQS maintenant reprocher à M. Welschinger de ne pas
plus conclure qu'il n'avait, à vrai dire, commencé. Mais si son livre n'est
qu'un recueil de notes, nous y avons puisé trop abondamment pour
qu'il n'y eût pas quelque ingratitude à lui chercher chicane. Son livre
n'est pas une histoire du théâtre de la révoluli )n; aussi bien ne lui en
a-t-il pas donné le titre; mais on ne pourra pas désormais écrire l'his-
toire du théâtre de la révolution sans recourir à Fon livre. Revenons
donc à notre point de départ et contentons-no;is de citer un dernier
couplet où le 18 brumaire est célébré par les auteurs avec le même
entrain que jadis le Ik juillet lui-même :
Allez-vous- en, vile cohorte.
Honni qui vous regrettera :
Que tous nos maux soient votre escorte,
Le bonheur seul nous restera.
Allez-vous-en !
Allez-vous-en!
Allez-vous-en !
Allez-vous-en !
Et que le diable vous remporte.
Car c'est lui qui vous apporta!
Ils s'étaient mis cinq pour composer cet impromptu en un acte, cinq!
dont J.-B. Radet, le même qui tout à l'heure chantait si gaillardement,
comme on l'a vu :
Voilà quelle est la République.
F. Brunetière.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
lijanyier 1881.
L'anoée qui commence à peine est appelée à être l'année des scru-
tins, l'année des épreuves, et peut-être des surprises électorales. La
session des chambres qui vient de s'ouvrir, qui ne s'est ouverte d'ail-
leurs que pour la forme, pour Thonneur des règles constitutionnelles,
et qui ne commencera réellement que dans quelques jours, cette session
elle-même va être le préliminaire des élections législatives, qui se feront
à l'automne oa au printemps, suivant que l'imprévu, les incidens ou la
volojité des puissans du jour en décideront. Après la chambre des
députés, née dans les orages de 1877, déjà arrivée au terme légal de sa
carrière, le sénat, lui aussi, aura son tour; il aura le renouvellement
partiel qui revient tous les trois ans. Aujourd'hui ce sont les élections
de toutes les assemblées municipales de France qui viennent d'inaugu-
rer le défilé des scrutins de l'anoée, et ce renouTellement des conseils
locaux n'est point sans importance, puisque les municipalités contri-
buent pour leur part à la formation de ce que M. Gambetta a appelé
un jour le « grand conseil des communes, » — le sénat. Ainsi toutes
ces élections qui se font ou se feront à d'assez courts intervalles, se
tiennent, se complètent en se succédant, et elles offriront au pays autant
d'occasions de laisser voir ses impressions,, ses vœux, ses tendances,
ses craintes ou ses mobilités. Ellles seront comme une révélation mul-
tiple de l'état moral et politique de la France. Voilà une année qui pro-
met! Si le pays a une idée nette et d-écidée, il aura plus d'un moyen
de l'exprimer sous une forme ou sous l'autre, de même que ceux qui
ont à chercher une direction dans ces grandes manifestations publiques
auront de quoi s'instruire. Pour le moment, on n'a pas dépassé la pre-
mière étape, celle des élections municipales du 9 janvier, qui n'ont pré-
cédé que d'un jour l'ouverture de la session parlementaire, et de ces
REVUE. CHRONIQUE. 487
premières élections, régulièrement, tranquillement aceoraplies, que
faut-il peuser?
Ce qu'a produit réellement ce scrutin du 9 janvier, ouvert à k fois
dans plus de trente mille communes de France, grandes ou petites, il
serait certes difficile de le dii'e, et ceux qui ont des statistiques toutes
prêtes, même des statistiques officielle, n'en savent guère plus que les
autres. Nous admirons toujours les profonds scrutateurs qui jettent la
sonde dans cet inconnu provincial et rural pour la retirer aussitôt avec
un certain nombre de milliers de noms, auxquels ils s'empressent d'a-
jouter les étiquettes de républicains ou de réactionnaires, de conserva-
teurs ou de radicaux, « d'opportunistes « ou « d'intransigeans. « Ils
peuvent quelquefois ne pas se tromper, — ils sont presque toujours dans
l 'à-peu-près. Le plus vraisemblable est que, malgré la participation des
communes à la formation du sénat, les raisons de localité, d'influence
personnelle, ont bien souvent encore une grande part dans la composi-
tion d'uoe multitude de conseils. Dans les villes, particulièrement à
Paris, la première des villes, la question change de face. Ici la politique
domine tout et se mêle aux luttes de l'ordre le plus modeste. Les
élections prennent aussitôt un sens plus net, plus facile à saisir.
Au total, à juger les chos.s de haut, à ne considérer le dernier mou-
vement que dans son ensemble, sans descendre à de puérils détails de
statistique, sans distinction de villes et de campagnes, on peut dire
sans doute, d'une manière générale, que les élections du 9 janvier ont
peu modifié la composition de beaucoup de conseils, et que là oii elles
ont introduit des changemens, elles ont un caractère sensible. Elles
sont républicaines, simplement républicaines dans la mesure de l'ordre
établi, le plus souvent sans aucune disposition aux idéi^s extrêmes, aux
excentricités, aux fantasmagories révolutionnaires, — plutôt au contraire
avec une tendance de modération instinctive. Les élections parisiennes
elles-nêmes ne sont point sans avoir subi cette influence relativement
modératrice. Ce n'est point certes qu'il y ait rien à exagérer. Ceux qui
voient déjà le réveil de la réaction dans quelques résultats favorables à
leurs opinions sont un peu prompts à prendre leurs illusions ou leurs
désirs pour la réalité. Telles qu'elles sont cependant, ces élections de
Paris, elles ont une signification assez nouvelle, et elles offrent plus d'une
particularité curieuse. Ainsi elles ont permis à quelques candidats d'un
comité de protestation ou de défense d'entrer vivement en lutte et
même d'obtenir un chiffre respectable de suffrages. Sans grossir beau-
coup le contingent conservateur, elles font entrer dans le conseil on
écrivain habile, esprit calme, ferme et instruit, M. Edouard Hervé, qui
avait défini avec précision sa candidature en la dépouillant de tout
caractère politique, en la présentant comme une protestation contre le
radicalisme de l'ancien conseil. M, Hervé ne sera qu'un représentant
de plus de la minorité ; mais par son talent, par son intelligence des
488 REVCE DES DEUX MONDES.
affaires, il pourra avoir un rôle utile. D'un autre côté, le parti qui avait
la prétention de relever en plein Paris le drapeau de la commune a
essuyé la plus complète déroute. Le plus grand nombre des anciens con-
seillers ont été réélus, il est vrai; en définitive cependant, s'ils n'ont
rien perdu, ils n'ont rien gagné, et ils reprennent leur mandat dans des
conditions qui ne sont plus les mêmes. — Des conservateurs approchant
du succès, quelques hommes nouveaux d'ua esprit moiéré entrant
dans l'assemblée municipale de Paris, la commune désavouée une fois
de plus et vaincue, les anciens conseillers placés sous l'influence d'un
mouvement peut-être inattendu, ce sont là quelques-unes des parti-
cularités les plus significatives de ce curieux scrutin. Si on voulait le
caractériser sans exagération, on pourrait dire qu'il marque un temps
d'arrêt dans la voie du radicalisme, qu'il est un avertissement. Ce n'est
rien de plus si l'on veut, ce n'est après t3ut rien de m-ins.
Elles seraient certainement heureuses, ces élections de Paris, si,
même sans changer la majorité numérique d'un conseil, elles avaient
simplement pour résultat de dissiper quelques fantasmagories, de mon-
trer ce qu'il y a de valu, de con raire au bon sens d'une population
tout entière, dans ces exhibitions et ces arrogances qui se donnent pour
de la politique. Depuis quelque temps en effet, on dirait qu'en dehors
de la vie ordinaire, de la vie de tout le monde, il s'est formé dans quel-
ques régions échauffées uue vie étrange de convention oij tout est arti-
ficiel et incohérent, hommes, idées, passions, actes et langage. C'est
une atmosphère absolument factice. De ce qui peut préoccuper le pays,
des aû'dires du jour, dts questions d'un ordre pratique, des réformes
sérieuses, on n'en a naturellement nul souci, ou l'on n'y toi;che que
pour altérer les choses les plus simples. En fait de politique radicale,
tout se réduit à des exhumations, à des processions d'amnistiés, à des
réhabilitations de la guerre civile, à des délations, à des menaces de
revanche. On croit intéresser ou passionner le public; cela ressemble
tout simplement à une représentation de tréteaux où il ne manque que
les costuites de circonstance. Ce n'est ni intéressant ni même nouveau.
Jadis, aux beaux temps de 1848, un de nos plus ingénieux et de nos
plus éloquens amis, Emile Montégut, faisait passer, dans une sorte de
revue de nuit de Walpurgis, ce qu'il appelait les« fantômes de la déma-
gogie, » et dans ce monde bizarre il montrait le vide, le néant, la sté-
rilité. Les « fantômes delà démagogie » n'ont pas entièrement disparu,
ils ont seulement vieilli. Ils se promènent par la ville, ils ont même quel-
quefois des vêtemens fémiolns ; ils vont dans les réunions publiques et
ils font des discours oîi ils promettent la révuluiion sociale. Ils ne man-
quent pas aux enterremens, ils étaient, l'autre jour, aux obsèques de
Blanqui, « le grand martyr, le vieux lutteur,» comme disent les uns, — « le
pauvre vieux, ;> comme disent les autres. Qu'on respecte les morts, rien
certes de plus naturel et déplus légitime; mais n'est-ce pas une idée
REVUE. — CHRONIQUE. 489
étrange de prétendre faire de Blanqui un personnage hi-:torique et de
ses obsèques une occasion de manifestation publique ? Qa'a fait Bknqui
pendant sa triste vie stérilement partagée entre les complots obscurs
et la prison? Quelle idée a-t-il représentée! Quelle trac^ laisse-t-il de
son passage? On sent bien que ces exhibitions à propos d'un mort ne
répondent à rien de réel, qu'elles n'éveillent aucun sentiment sérieux
dans une population plus étonnée que touchée de ces spectacles, que
tout cela est usé et factice. C'est une vision de la nuit de Walpurgis!
Aussi qu'arrive-t-il ? Qjand on en vient au fait, le jour où un scrutin
s'ouvre, h fantasmagorie tombe, la réalité apparaît, et les séides de
Blanqui, après avoir assourdi le monde de leurs jactances, après s'être
promis de recon .'uérir Paris au nom de la commune, en sont pour la
plus humiliante défaite. C'est tont au plus si l'un d'eux, un des amnis-
tiés dont le nom a fait le plus de bruit, a pour dernière ressource un
ballottage où il risque fort de disparaître définitivement. Le scrutin du
9 janvier balaie les « fantômes de la démagogie; » la population de Paris
se détourne de ceux qui ne lui rappellent que la guerre civile et qui
n'ont à lui offrir que des convulsions nouvelles : elle s'arrête !
Encore une fois il ne s'agit nullement de se méprendre, de dénaturer
ou d'exagérer la signification d'un vote, ce qui n-: conduirait à rien ; il
s'agit simplement de prendre les élections de Pari* rour ce qu'elles sont,
dans ce qu'elles expriment. Ces élections restent une sanction de plus des
institutions nouvelles, elles désavouent en même temps tous les excès
et fixent en quelque sorte une limite; elles laissent entrevoir un besoin
instinctif d'apaisement et d'ordre régulier. Que manque-t-il pour que
ces instincts, assez confus, nons en convenons, se coordonnent et
deviennent une force, pour que cette situation prenne un sérieux et
rassurant caractère? Il manque une direction, un gouvernement sachant
s'inspirer des intérêts et des sentimens de la France, moins préoccupé
de se servir de toutes les armes pour défendre une domination de
parti que d'accréditer sérieusement la république de la constitution, —
la seule que la France ait acceptée, — par une équité supérieure, par
le respect de toutes les libertés et de tous les droits, par l'inviolabilité
de toutes les garanties.
Au moment où l'année commence, au milieu d'une Europe où les
parlemens se rouvrent, où les complications intérieures ne manquent
pas pour tous les pays, la question d'Orient va-t-elle décidément
reprendre une gravité nouvelle et redevenir l'obsession de toutes les
politiques? va-t-on avoir pour les frontières de la Grèce les conflits
qu'on a pu éviter pour les frontières du Monténégro, pour cette cession
de Dulciguo, désormais heureusement oubliée? La question sera-t-elle,
au contraire, définitivement et souverainement remise à l'arbitrage de
l'Europe constituée en tribunal de paix? La première difficulté a été
évidemment d'organiser et de préciser cet arbitrage supérieur, qui
/i90 REVUE DES DEUX MONDES.
reste peut-être le dernier moyen de détourner des conflagrations redou-
tables et imminentes. Rapprocher dans une même pensée pacificatrice
les politiques qui, dans TOccident comme en Orient, ont des vues et des
intérêts différens, dégager une certaine entente diplomatique de la con-
fusion momentanée qui s'est produite à la suite de la démonstratwn
de Dulcigno, remettre en action ce qu'on app<^lle le concert européen
pour une campagne nouvelle, ce n'était pas une chose aisée. On y est
arrivé, à ce qu'il semble, non sans peine, non sans bien des négocia-
tions, des explications et des réserves sur la nature, la portée et les
limites d'une intervention délicate. L'idée de l'arbitrage a fini par
être accueillie un peu partout, c'est-à-dire parmi les arbitres éven-
tuels, parmi les cabinets préoccupés de ne pas laisser de nouveaux
incendies s'allumer en Orient. L'intérêt souverain de la paix a été le
mobile décisif, à Paris comme à Londres, à Berlio comme à Vienne, à
Saint-Pétersbourg et à Rome. Encore une fois le concert européen s'est
remis en mouvement, prenant toujours pour point de départ le traité
de Berlin. Il paraît être à l'œuvre depuis quelques jours ; mais il est
bien clair que, si les conciliateurs ont réussi à se mettre d'accord, la
difficulté est maintenant de faire accepter l'arbitra .je par ceux qu'il
s'agit de concilier, par ceux qui se regardent en ennemis sur la fron-
tière et qui ont déjà les armes dans les mains. Résolue dans les
grandes chancelleries de l'Europe, la question reste enlière à Constan-
tinople et à Athènes. Elle est du moins encore un objet de négociation;
elle se débat entre la diplomatie européenne d'une part, les Turcs et
les Grecs d'un autre côté. Quel sera le dernier mot, arbitrage ou guerre?
C'est ce qui peut être décidé à chaque instant.
Ni les Turcs ni les Grtjcs, à la vérité, n'ont paru jusqu'ici disposés à
accepter cet urbitrage.qui ne leur dit rien de bon, qui, de loute façon,
puisqu'il est un arbitrage, un acte souverain de conciliation, doit néces-
sairement imposer des sacrifices, des concessions aux uns et aux autres.
Les Turcs et les Grecs ont commencé par se montrer récalcitrans, par se
retrancher dans leurs prétentions respectives. E^t-ce qu'ils ne sont pas
cependant intéressés les uns et les autres à éviter un conflit gros de
périls inconnus et peut-être de déceptions nouvelle^ ? Les Turcs, dans
cet étrange duel, ont sans doute la meilleure position; ils ne font après
tout que se défendre et résister à une dépossession qu'on a eu le
tort de leur imposer en l'aggravant. Ils ne se sont engagés qu'à une
rectification de frontière à laquelle ils se déclarent prêts à souscrire
encore ; ils ne sont pas obligés de se prêter aux propositions démesu-
rées de la dernière couférenee de Beriin, qui démeuiibrent l'empire
au profit de la Grèce uu lieu de rectifier simplement une frontière.
Ils restent sur leur terrain, ils sont dans leur droit, dans la légalité
internationale, on ne peut pas dire le contraire; mais enfin, indé-
pendamment de toutes les circonstances de nature à leur inspirer de
RETUE. — CHRONIQUE. A91
la prudence, les Turcs sont d'assez fins diplomates pour voir que l'Eu-
rope, par cela même qu'elle offre un arbitrage, cesse de s'en tenir aux
décisions de la dernière conférence de Berlin. L'Europe ne peut pas
s'ériger en tribunal de conciliation et de paix uniquement pour confir-
mer des résolutions déjà prises, pour trancher le débat contre ceux qui
se seraient confiés en son équité; elle le peut d'autant moins qu'elle
prendrait la plus redoutable des responsabilités, qu'elle ne ferait qu'a-
jouter aux complications orientales. Le jugement européen dût-il avoir
pour effet, ce qui est d'ailleurs vraisemblable, d'étendre un peu les
sacrifices territoriaux auxquels les Turcs ont déjà consenti, la question
ne serait plus la même pour eux; elle ne serait désormais qu'entre les
concessions déjà faites et quelques concessions nouvelles nécessaire-
ment limitées. Les Turcs, dans leur fierté ombrageuse, on le voit bien,
ont de la pc ine à aliéner leur initiative, à remettre entre les mains de
l'Europe ce qu'ils considèrent comme une prérogative de leur indépen-
dance, le droit de négocier eux-mêmes sur les concessions qu'ils doi-
vent faire. Puisque les événemens ont tourné ainsi, pourquoi pousse-
raient-ils l'crgueil jusqu'à décliner une médiation supérieure, qui n'a
rien d'humiliant pour eux, qui n'a d'autre objet que de maintenir une
paix dont ils ont un besoin encore plus pressant que tous les auti"es
pays, s'ils veulent se raffermir dans ce qui leur reste du vieil empire
ottoman ?
C'est l'avantage des Turcs, c'est encore plus l'avantage des Grecs de
sortir de cette crise par une transaction revêtue de la sanction euro-
péenne, et, malheureusement, les Grecs ne sont pas plus faciles à con-
vaincre que les Turcs. L'exaltation de ce petit peuple hellénique, nourri
de ses vieux souvenirs, plus gonflé encore de ses ambitions nouvelles,
cette exaltation s'explique sans doute. Les Grecs se sont laissés aller à
l'excitation des événemens, aux entrcînemens de leur propre nature, et
ils ont au'^si ponr excuse d'avoir été imprudemment flattés dans leurs
espérances, dans leurs illusions, si bien que le jour vient où la raison
a de la peine à se faire écouter. Bref, à l'heure qu'il est, à Athènes,
dans le parlement, dans le gouvernement, il y a comme une émulation
d'ardeur patriotique et guerrière. Si le chef de l'opposition, M. Tricoupis,
se plaît à enflammer les passions nationales contre l'arbitr.ge européen,
le chef du cabinet du roi George, M. Coumoundouros, est obligé de
renchérir ou, tout au moins, de ne pas se laisser dépasser en véhé-
mence. A tout ce qu'on peut lui dire, la Grèce n'a jusqu'ici qu'une
réponse : « Ce sont les puissances qui ont mis la Grèce dans la voie où
elle est en consentant à un nouvel ordre de choses en Orient, en favo-
risant les efforts des nationalités pour se rendre indépendantes, en per-
mettant à la Russie d'ébranler la Turquie, en faisant naître de grandes
espérances par le traité de Berlin, qui reconnaît la nécessité d'une nou-
velle délimitation, enfin en précisant le tracé des frontières dans la
492 REVDE DES DEUX MONDES.
conférence de Berlin. Le gouvernement grec est donc le fidèle exécu-
teur de la volonté des puissances. » A la proposition d'arbitrage les
politiques d'Athènes ont commencé par répondre que, si on prend
pour base l'œuvre de la conférence de Berlin, ce ne serait que la répé-
tition d'un acte déjà accepté, que « si au contraire les décisions de la
conférence de Berlin devaient être modifiées, la Grèce verrait ses droits
amoindris et elle aurait raison de refuser l'arbitrage. » On n'est pas
encore sorti de là, et, à bout de raisons, le chef du cabinet d'Athènes
aurait dit, il y a quelques jours déjà : « C'est une douloureuse, mais en
même temps une inévitable nécessité, d'accepter le sort des armes. »
Tout cela est fort bien, tout cela, nous en convenons, est la suite d'un
ensemble de faits, d'entraînemens, de manifestations, de complications
qui ne sont pas exclusivement de la faute des Grecs, qui créent au
royaume hellénique une situation pénible. Pénible ou non, la situation
est décisive : c'est le moment pour tous les vrais patriotes d'Athènes,
pour tous les esprits sérieux, prévoyans, dévoués à leur pays, de peser
courageusement les conséquences d'une résolution extrême.
La Grèce a aujourd'hui à faire un choix d'où peut dépendre pour
longtemps sa destinée, Si elle accepte l'arbitrage qui lui est offert, que
risque-t-elle ? Elle n'aura pas, il est vrai, tout ce qu'elle désire, tout ce
qu'on a laissé entrevoir à son ambition; elle n'en aura qu'une partie,
et n'est-ce donc rien que d'obtenir sans verser le sang, avec le con-
cours des puissances protectrices, un agrandissement en Épire et en
Thessalie? Si la Grèce décline l'arbitrage de l'Europe, si elle se décide à
se jeter dans l'aventure, à tenter « le sort des armes, » selon le mot de
M. Coumoundouros, qu'espère-t-elle? Sur quoi peut-elle compter pour
se promettre le succès? Les Grecs agiront par eux-mêmes, avec l'intré-
pidité de leur vaillante race, avec leurs propres ressources, soit. Ils ne
négligent rien depuis quelque temps pour se préparer à la guerre; ils
multiplient les levées, ils exercent leurs soldats. Malheureusement cela
ne suffit pas. Une lettre écrite d'Athènes, et récemment publiée à
Londres par le Times, laisse voir avec peu de ménagement peut-êlre,
non sans une certaine franchise sympathique, tout ce qui manque à ces
forces militaires à peine ébauchées. Elle montre cette jeune armée
grecque intelligente, courageuse de cœur, prompte à s'instruire, mais
n'ayant ni organisation militaire, ni administration, ni services de trans-
ports et de vivres, ni hôpitaux. « Parmi les jeunes gens auxquels des
cominandemens sont réservés, ajoute avec un peu d'exagération sans
doute le correspondant du Times, on ne sait pas s'il s'en trouve un qui
sache conduire dix mille hommes d'Athènes à Thèbes. » Tout cela se
formera au feu, c'est encore possible, — à la condition pourtant qu'on
commencera par pouvoir tenir sérieusement la campagne. D'un autre
côté, la Grèce, après avoir repoussé l'arbitrage de l'Europe, pourrait-
elle se flatter d'avoir un jour ou l'autre quelque secours extérieur?
I
REVUE. — CHRONIQUE. 493
Ce serait désormais une dangereuse illusion de sa part, et il y aurait
une imprudence presque cruelle à le lui laisser croire. La Grèce jus-
qu'ici s'est peut-être malheureusement payée un peu trop de quelques
paroles irréfléchies, de quelques promesses qui ne pouvaient pas être
tenues. La vérité est que, pour la France particulièrement, il n'y a pas
un homme sérieux qui puisse dire qu'elle serait disposée aujourd'hui à
s'engager autrement que par la diplomatie pour la cause hellénique :
non pas que la France manque de sympathie pour la Grèce, mais parce
qu'elle est obligée avant tout de se préoccuper de sa propre position,
de ses propres intérêts. El ce secours actif, militaire si l'on veut, que la
Grèce n'aurait pas de la France, elle l'obtiendrait vraisemblablement
encore moins des autres puissances, de sorte que les chefs du peuple
hellène, par une politique de coup de tête, joueraient vraiment fort
gros jeu pour leur pays.
iN'importe, dit-on, la guerre est préférable à tout; mieux vaut la
guerre avec ses chances, avec tous ses périls, qu'une révolution qui
éclaterait infailliblement si on laisse échapper l'occasion. Ceux qui
parlent ainsi à Athènes et qui ne sont que les dupes de leurs passions
ne s'aperçoivent pas qu'ils ont une singulière manière de légitimer, de
recommander aux yeux du monde une grande ambition nationale. Il
faut que la Grèce risque tout, qu'elle commette une insigne témérité
extérieure parce que sans cela elle ferait une folie à l'intérieur 1 C'est
précisément au contraire parce qu'elle traverse une épreuve grave que
la Grèce est intéressée à se défendre de toute convulsion intérieure, à
veiller sur elle-même, à se rallier énergiquement à ses institutions
libres, à sa jeune monarchie. Ce n'est pas en faisant des révolutions
par dépit ou par impatience, c'est en les évitant, en montrant quelque
fermeté dans les mauvais momens que la Grèce peut grandir en crédit
et acquérir des titres à ces extensions, à ces succès de nationalité qu'elle
rêve. La guerre à tout prix en Épire, c'est, dans le cas d'une défaite
qui n'a rien d'invraisemblable, l'avenir perdu pour longtemps. Une
révolution à Athènes aujourd'hui, ce serait la meilleure victoire que les
Hellènes pourraient procurer aux Turcs. Accepter l'arbitrage qui lui est
offert, c'est, delà part de la Grèce, montrer son respect pour la paix en
même temps que sa déférence pour l'Europe, et laisser l'embarras d'une
décision souveraine à des puissances qui n'en sont peut-être pas à s'aper-
cevoir des difficultés de l'œuvre qu'elles ont entreprise. Ce que les chefs
du peuple hellène, hommes du parlement ou ministres, ont donc de
mieux à faire pour le moment, c'est de s'employer à tout calmer autour
d'eux, de ne rien compromettre, de se confier à l'Europe, sans pré-
tendre lui forcer la main par des menaces de guerre et de révolution
dont la Grèce serait la première victime.
Tandis que, pour le début de l'année, ces questions s'agitent entre les
chancelleries européennes aussi bien qu'à Constantinople et à Athènes,
REVDE DES DEUX MONDES.
la vie parlementaire se réveille un peu partout. Le parlement anglais
vient de se réunir un de» premiers; il s'est rouvert celte année plus lot
que d'habitude en raison même des difficultés dont le gouvernement a
été assailli depuis quelque temps, et le discours de 'a reine iqui a inau-
guré la session, qui est devenu aussitôt le thème .es pre^Jors débats
des chambres, n'est qu'un sommaire ass^^z vague de ces diliicultés. Il
court è travers toutes les questions pour arriver à la plus .grave, à la
plus épineuse, celle de l'Irlande. Évitiemaaient c'e?t là, pour lu moment,
la plus sérieuse préoccupation, comme c'est le plus grand euiibarras du
gouvernement anglais. Pour le reste, on passe assaz vite; la reine, <' ans
son discours, les ministres, dans leurs explicatioi]:^, les chefs di l'oppo-
sition eux-mêmes, dans leurs attaques, insistent peu sur ce qui en cer-
tains momens a passionné l'opinion.
L'Afghanistan, c'est toujours assurément une grosse affaire pour l'An-
gleterre, et pour son début, l'ancien vice-roi des Indes, lord Lytton,
récemment entré à la chambre des pairs, en a exposé l'importance su
point de vue de la sécurité, de l'avenir de l'empire indien; au demeu-
rant, Is cabinet libéral ne demanderait pas mieux que de se débarrasser
de ces complications indiennes en les rejetant pour le passé sur l'an-
cien ministère, sur lord Lytton lui-même, et le discours royal laisse
voir l'intention de rappeler le plus tôt possible les troupes anglaises
campées encore à Candahar. L'insurrection du Transvaal, la guerre des
Bassoulos dans l'Afrique australe, c'esf. un autre contre-temps qui néces-
site un déploiement momentané de forces militaires pour maintenir la
suprématie britannique, mais avec lequel on se hâtera d'en finir, dès
qu'on le pourra, par des « moyens amicaux. » Le différend turco-hedé-
nique lui-même, la reine l'a mentionué d'un mot rapide, et après la
reine, les ministres, M. Gladstone, lord Granville, en ont parlé d'un
ton assez dégagé en rejetant lestement sur la France l'initiative des
négociations nouvelles, la responsabilité de l'arbitrage. « Ce n'est pas
l'Angleterre, dit M. Gladstone, c'est la France qui, avec le concours du
bon vouloir du cabinet anglais, suggère un mode de solution dans l'in-
térêt commun... » Les ministres anglais déplacent un peu ks rôles, ce
nous semble; ils paraissant bien prompts à oublier tout ce qu'a fait
l'Angleterre depuis le congrès de Berlin, ce qu'a fait le cabinet libéral
lui-même à son avènement pour enti'aîner les cabinets un peu plus
loin peut-être qu'ils ne voulaient aller. La vérité est que depuis lors
l'Angleterre s'est quelque peu désintéressée de ces querelles orientales,
et que, pour elle, tout s'efface aujourd'hui devant ces affaires de l'Ir-
lande, qui n'ont fait que s'aggraver, tantôt par la temporisation trop
prolongée du gouvernement, tantôt par ce procès inutile de M. Parnell
et de ses amis, qui se déroule encore devant la cour de Dublin, qui
menace de finir dans l'impuissance. Ici le cabinet, par le discours de
la reine comme par les discours de quelques-uns de ses membres.
REVUE. — CHRONIQUE. 495
n'hésite pas à se prononcer . Il ne cache pas que l'e'tat social de l'Ir-
lande a pris un caractère alarmant, que les crimes agraires se sont
multipliés, que la justice est impuissante, « qu'il s'est établi dans di£fé-
rentes parties du pays un vaste système de terrorisme qui paralyse
l'exercice des droits particuliers et l'accomplissemûnt des devoirs
publics... » La conclusion, c'est la nécessité de mesures extraordinaires
de coercition devant lesquelles on avait reculé jusqu'ici et qui seront
accompagnées de nouveaux projets d'amélioration sur la situation des
tenanciers, sur les condiiions de la propriété en Irlande. Les réformes
agraires sont destinées à faire passer les mesures de coerciùon. C'est
sur cette palpitante question que se soût engagés aussitôt les déhats
des chambres, et pour la première fois peut-être en Angleterre, la disr
cussion de l'adresse a pris une extension tehe qu'on a de la peine à en
sortir.
Tout s'est aggravé depuis quelques mois en Irlande, cela n'est pas
douteux, le procès de Dublin l'atteste, les documens de toute sorte
communiqués aux chambres le démontrent avec une saisissante et triste
évid^^nce. Maintenant, les mesures que le ministère va soumettre au
parlement suffiront-elles pour guérir ou pallier un mal qui s'étend sans
cesse? Ont-elles même la chance d'être adoptées d'ici à peu, au moins
telles qu'elles seront présentées? Le ministère, à vrai dire, est dans une
situation singulière. Les conservateurs, en lui prodiguant leurs sar-
casm 'S, en l'accusant sinon d'avoir créé le mal, du moins de l'avoir
laissé s'aggraver par ses tergiversations, par so ) inaction, les conserva-
teurs, lord Beaconslield en tête, ne lui refusent pas leur vote pour les
lois de coercition ; mais ils ne voteront sûrement pas les réformes
agraires. D'un autre côté, un certain nombre d'amis du cabinet parmi
les radicaux voteront sans nul doute les projets agraires; mais ils sem-
blent dès ce moment peu disposés à accepter les mesures de coercition,
à sanctionner cette déclaration que faisait ces jours-ci lord HartingtOQ
disant avec fermeté : « Il faut suspendre pour un teîiips les formes de
la liberté afin de la rétablir dans sa substance... » Bon nombre de radi-
caux même ministériels sont loin d'être de cet avis. Il en résulte une
certaine confusion, à Laquelle les Irlandais se font naturellement un
devoir d'ajouter parleur intervention. Les Irlandais reprennent dans le
parlement la politique de « l'obstruction; » ils se réservent de tout
empêcher le plus qu'ils le pourront, — et ils ont du moins réuï^si à pro-
longer singulièrement la discussion de l'adresse. Ce qu'il y a de clair
pour le moment, c'est que la première nécessité, la nécessité la plus
universellement sentie et acceptée est celle de rétablir la paix profon-
dément troublée en Irlande. Le ministère est dès lurs à peu près certain
d'avoir ses lois de sûreté ou de coercition avec l'appui des conservateurs
aussi bien que des whig>. Il e«t beaucoup moins certain de faire pré-
valoir l'autre partie de son système, d'avoir ses lois agraires. La ques-
hQQ REVDE DES DEUX MONDES.
lion est seulement de savoir si, dans toutes ces discussions, le ministère
de M. Gladstone ne finira pas par s'épuiser en se divisant, s'il ne ren-
contrera pas un jour ou l'autre un échec dans quelque échauffourée de
scrutin, qui ne créera pas une majorité nouvelle, mais qui pourrait con-
duire à de nouvelles combinaisons de partis. Ce ne serait pas la pre-
mière fois que l'Irlande aurait été fatale à des ministères libéraux ou
conservateurs.
La session parlementaire s'est aussi récemment ouverte en Espagne
avec un certain éclat. Le roi Alphonse a présidé à cette inauguration
des chambres de Madrid, accompagné de la jeune reine Christine, et
dans le discours qu'il a prononcé, il a pu constater avec bonne grâce
que, depuis six ans, c'est-à-dire depuis la restauration, la paix inté-
rieure n'a pas été sérieusement troublée au-delà des Pyrénées. Il s'est
fait un plaisir de prendre acte de « ce bonheur, rare en ce siècle, de ne
voir aucune insurrection sur le territoire espagnol.» Ce n'est point s:\ns
doute que celte paix soit toujours sans nuages, qu'il n'y ait encore beau-
coup à faire pour la prospérité delà péninsule, pour le développement
de ses institutions et de ses intérêts, pour ses finances. La paix inté-
rieure est dans tous les cas la première condition des vrais progrès, et
l'habile conseiller du roi Alphonse, M. Canovas del Ca stillo, a certainement
sa part^dans une situation où toutes les améliorations sont possibles à
l'abri de l'ordre. Le chef du cabinet de Madrid, M. Canovas del Cas-
tillo, n'est point assurément sans avoir des adversaires éloquens, pas-
sionnés, qu'il va rencontrer une fois de plus dans le parlement. Il a
contre lui une opposition assez vive, des chefs militaires ou des orateurs,
comme le général Martinez Campos, M. Sagasta. La politique tout entière
de l'Espagne va être l'objet de débats probablement animés qui, dès
le début, ont été signalés par un incident fait pour avoir un écho de
ce côté des Pyrénées. Depuis quelque temps, on ne sait pourquoi, le
bruit s'était répandu que le cabinet, dans un intérêt conservateur, par
crainte de la révolution, cherchait à nouer des alliances avec les cours du
Nord, qu'il se laissait aller à dessentimens d'hostilité contre la France,
et un député de l'opposition, M. Léon y Caslillo, a porté ces bruits à la
tribune des cortès. M. Canovas delGastillo s'est hâté de protester avec
une chaleureuse énergie, en déclarant que toutes ces alliances dont on
parlait étaient une pure chimère, que jamais les relations entre l'Es-
pagne et la république française n'avaient été plus cordialement ami-
cales. Les déclarations du président du conseil du roi Alphonse répon-
daient à un sentiment universel, et elles étaient évidemment sincères,
puisque entre la France et l'Espagne, quelles que soient les formes de
leurs gouvernemens, il n'y a que des intérêts communs, des raisons de
paix et d'amitié.
Gh. de Mazâde.
Le directeur-gérant : G. Buloz.
UiNE
EXCURSION A ATHÈNES
LES EFFETS DE LA CRISE HELLENIQUE.
La Grèce traverse une crise qui exercera sur son avenir une
influence décisive. A la suite des derniers événemens qui se sont
produits en Orient, ses espérances trompées, ses ambitions déçues
ont éveillé en elle un sentiment de dépit qui s'est traduit d'abord
par un vif découragement. Peu à peu néanmoins les choses ont
paru changer de face. L'homme qui s'était joué avec le plus d'ironie
des illusions de la Grèce, qui les avait provoquées avec le plus
d'énergie pour les dissiper ensuite avec le plus de rapidité, lord
Beaconsfield, est tombé du pouvoir laissant la direction de la poli-
tique anglaise entre les mains d'un illustre philhellène, M. Glad-
stone. La conférence de Berlin n'a pas tardé à prouver que ce
changement de personnes entraînerait un changement dans les dis-
positions de la diplomatie européenne envers la Grèce. C'est à
peine si lord Beaconsfield consentait à céder quelques districts de
la Turquie au royaume hellénique; M. Gladstone a obtenu pour
lui la cession, platonique, il est vrai, de deux provinces. Le succès
était grand, du moins en apparence. Faut-il s'étonner qu'il ait grisé
les Grecs? Une race aussi hardie, aussi prompte à la confiance, aussi
convaincue de la grandeur de ses destinées, devait s'enflammer
immédiatement à l'idée d'obtenir, de la main de l'Europe, un
agrandissement de frontières qui réalisait, qui dépassait même
toutes ses prétentions. En quelques semaines, la Grèce, qui n'avait
TOME XLIII. — 1881. 32
/i98 REVUE DES DEUX MONDES.
pas d'armée, a réuni soixante mille hommes sous le drapeau de
Saint-George; en quelques semaines aussi, elle a doublé son bud-
get. De 50 millions de drachmes, elle l'a élevé à plus de 100 mil-
lions; seulement, comme il e,,t beaucoup moins facile d'augmenter
les recettes que les dépenses, c'est au moyen d'emprunts qu'elle a
cherché à combler un déficit qui, pour deux années, se montait à
121,773,162 drachmes. Ayant ainsi engagé son avenir financier et
militaire, s'étant acculée à la guerre ou à la révolution et à la ban-
queroute, elle s'est tournée vers les puissances pour leur demander
le moyen de mettre à exécution les résolutions de la conférence de
Berlin, Mais de nouveaux changemens venaient de se produire en
Europe; la malencontreuse expédition de Dulcigno avait épuisé l'en-
tente internationale; les affaires d'Irlande et du Transvaal absor-
baient M. Gladstone; la France rentrait dans son recueillement, l'Al-
lemagne dans son égoïsme. Au lieu des secours effectifs qu'ils
attendaient, les Grecs ont reçu des conseils de prudence et de
modération qui arrivaient bien tard et qui ont paru bien cruels à
un peuple fatigué de tout espérer et de ne rien obtenir.
J'étais à Athènes au moment où la triste vérité a commencé à
luire aux yeux des Grecs. Le spectacle qu'offrait la ville était des
plus curieux; partout on croisait des bataillons allant à l'exercice,
des escadrons de cavalerie se rendant à la manœuvre; des soldats,
des officiers, des canons, débouchaient de toutes 'es rues, obstruaient
toutes les places. C'était un va-et-vient militaire continu. Le bruit
des sonneries de clairons et de fanfares se faisait entendre dès l'au-
rore et se prolongeait jusqu'au coucher du soleil. Lorsqu'on se pro-
menait dans les ruines de l'Acropole, des décharges incessantes de
mousqueterie, partant de l'Agora, du Pnyx, de la colline des Muses,
venaient troubler le silence des souvenirs antiques et ramener l'ima-
gination, prête à s'égarer dans le siècle de Périclès ou de Démo-
sthène, aux réalités les plus contemporaines. Je dois dire cependant
que les fusils et les canons seuls traduisaient l'excitation publique de
la Grèce. Rien de plus calme en apparence que cette ville d'Athènes,
où, d'après les récits des Grecs, soufflait un vent de colère, de révo-
lution et de guerre! Je dois dire encore qu'un très grand nombre de
soldats que je voyais appartenaient, non à la Grèce proprement
dite, mais aux colonies grecques de la Turquie et de l'Europe. En
Grèce, les réfractaires abondaient; mais, en revanche, des volon-
taires arrivaient chaque jour de tous les pays grecs restés sous la
domination ottomane. On les recevait d'abord avec enthousiasme,
puis avec une certaine inquiétude. Il est certain qu'ils constituent
pour la Grèce un double danger. Si la guerre éclate, pourront-ils
rester dans les rangs de l'armée hellénique? Non, sans doute, car
la. Turquie s'empressera de déclarer que tous ceux de ses sujets qui
UNE EXCURSION A ATUÈNES. 499
seront pris dans les rangs de cette armée seront fusillés comme
ayant passé à; l'ennemi. Dès lors, la Grèce s'expose à voir, au début
des hostilités, une partie des forces qu'elle aura réunies à grands
frars disparaître et fondre. Mais c'est là le moindre des périls que
les volontaires grecs font courir au royaume hellénique. Ce sont
eux qui le forceront peut-être à se battre, malgré les avertisse-
mens de l'Europe, malgré les conseils du bon sens. Est-il possible
en effet, de les renvoyer dans leurs foyers sans avoir mis leur
courage à l'épreuve, sans avoir usé de leur dévoûment? lis y ren-
treraient dégoûtés, persuadés qu'il n'y a plus aucun fond à faire
sur la Grèce, résignés à se jeter dans les bras du premier peuple
qui leur offrirait de les déUvrer du joug ottoman. Les hommes
d'état d'Athènes sont beaucoup trop fins pour se faire illusion sur
les chances que leur offrirait une guerre avec la Turquie ; mais
il leur semble que la défaite vaudrait mieux qu'une défaillance
nationale qui briserait pour toujours les espérances du monde hel-
lénique.
Jy n'ai pas le dessein d'étudier ici la situation de la Grèce ni de
rechercher la conduite qu'elle devrait tenir pour sortir de la crise
actuelle sans compromettre ses destinées. Il m'a; semblé seulement
qu'à la veille d'événernens décisifs pour l'avenir d'un pays auquel
se rattachent tant de glorieux souvenirs, tant de généreuses illu-
sions, tant de légendes et d'émotions poétiques, il y avait quelque
intérêt à se demander ce qu'il a fai: depuis sa délivrance, s'il
s'est montré digne de l'indépendance, s'il a mérité toutes les
critiques^ qu'on lui a quelquefois adressées ou toutes les louanges
que des amis maladroits ont eu le tort de lui prodiguer. Pour trai-
ter à fond un pareil sujet, il faudrait avoir visité la Grèce dans
toutes ses parties, en avoir parcouru les provinces, avoir vu fonc-
tionner de près ses institutions adtninisti'atives, et, ce qui est plus
important encore, ses administrateurs, avoir fait en un mot une
série d'observations que je n'ai pas faites et dont je ne saurais me
passer, à l'exemple de ces voyageurs qui tirent des conclusions de
détails qu'ils ignorent et qu'ils supposent avec une déplorable légè-
reté. Mais la création d'une capitale est pour une nation la pre-
mière condition d'existence. Le génie de chaque peuple se reflète
plus ou moins dans la ville où se concentre sa vie politique, intel-
lectuel^; et morale. « Je ne suis Français, disait Montaigne, que
par cette grande cité de Paris, la gloire de la France et l'un des
plus'nobles ornemens du monde. » Presque tous les pays pourraient
en dire aittant de leur capitale. Les Grecs en particulier ne seront
vraiment Grecs que par Athènes, s'ils parviennent à vaincre l'esprit
de clocher, le patriotisme local et provincial qui a été leur perte
dans l'antiquité et qui risque encore de causer un jour leur ruine.
500 REVUE DES DliUX MONDES,
Plus que personne ils ont besoin d'une vigoureuse unité pour
résister aux causes de dissolution dont ils sont environnés. Menacés
d'être engloutie sous l'inondation slave, qui pressera toujours d'un
poids énorme la digue fragile de leurs frontières, placés en face de
races toujours prêtes à les écraser par le nombre et par l'énergie
militaire, ils ne peuvent se sauver qu'en réunissant leurs forces,
qu'en les formant en faisceau, qu'en organisant à côté des grandes
agglomérations voisines une individualité nationale bien distincte,
douée d'une vie originale, ayant un caractère très tranché, oppo-
sant aux qualités puissantes de ses rivales les qualités fines et
brillantes dont ils retrouveront la tradition dans les souvenirs de
leur incomparable passé. Sous ce rapport, le choix d'Athènes
comme capitale a été une heureuse inspiration. C'est à elle que
devait revenir la maîtrise de la Grèce moderne. Aujourd'hui Sparte
serait bientôt vaincue : son génie brutal périrait dans des luttes iné-
gales; les masses slaves engloutiraient sans peine les petits batail-
lons d'élite avec lesquels elle chercherait à suspendre leur marche.
Qui sait, au contraire, si l'esprit charmant d'Athènes ne parvien-
drait pas à les arrêter? Quoi qu'en pensent les sceptiques, les forces
morales jouent un grand rôle dans les choses de ce monde, et ceux
qui sont dépourvus de forces matérielles peuvent encore y cher-
cher sans témérité une espérance de salut.
I.
La ville d'Athènes ne ressemble plus à celle que M. Edmond
About a décrite; on se rappelle le tableau, il était trop spirituel
pour n'être pas resté dans toutes les mémoires. Était-il exact? Je
n'oserais l'affirmer. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il ne l'est plus.
On ne dort plus en plein vent dans les rues d'Athènes ; la malpro-
preté n'y est plus repoussante : je n'y ai pas rencontré un seul cor-
beau mort, une seule poule écrasée, un seul chien en décomposi-
tion. La police n'y permet plus aux propriétaires de creuser de
grands trous à chaux devant leurs maisons. Les ruisseaux y sont
toujours un peu sales, parce que l'eau, trop peu abondante, n'y
court jamais, mais ils ne produisent plus de cloaques. Les hôtels
ressemblent à tous les hôtels d'Europe. Quant aux fiacres, ils ne
sont ni disloqués, ni mal tenus, ni dépourvus de carreaux et pour le
moins d'une roue. Ce sont de beaux landaus fort propres, traînés
par des chevaux dont le galop est l'allure naturelle, conduits par
des cochers dont les seuls défauts sont de n'avoir point de tarif, ce
qui leur permet d'écorcher indignement les voyageurs, et de ne
savoir que le grec, ce qui rend très difficile aux étrangers d'employer
leurs services. La rencontre de cochers capables de les comprendre
UNE EXCURSION A ATHÈNES. 501
serait pourtant fort utile à ceux de ces étrangers qui ont à découvrir
l'adresse de personnes du pays. Un grand nombre de rues n'ont pas
de noms; un plus grand nombre de maisons n'ont pas de numéros.
Le plan de la ville est très régulier, très simple, en sorte qu'on s'y
retrouve tout de suite; mais quand il s'agit d'y découvrir quelqu'un,
la difficulté commence. — M, un tel demeure dans la maison d'un
tel. — C'est le seul renseignement que vous puissiez obtenir. Avec de
l'habitude, on s'y fait, mais lorsqu'on passe peu de temps à Athènes,
l'habitude ne vient pas, et l'on est fort embarrassé. La poste n'é-
prouve pas les mêmes difficultés, par l'excellente raison qu'elle n'a
pas de facteurs. Lorsqu'on veut recevoir sa correspondance chez
soi, il faut s'entendre avec un facteur volontaire, qui vous l'apporte
moyennant une rétribution de dix centimes par lettre.
L'aspect d'Athènes, il faut l'avouer, est assez vulgaire. C'est celui
d'une ville toute moderne, construite dans les styles italien et néo-
grec, avec des rues poudreuses bordées parfois d'arbres rabougris,
des murs blancs qui brûlent les yenx au soleil, des squares médio-
cres où des musiques de régiment font entendre les plus diaboliques
concerts. Jadis, le jardin de la reine était une promenade charmante,
rempli de plantes rares et de verdure ; mais cette fantaisie de la reine
Amélie n'est pas du goût de la reine Olga, que sa famille intéresse
plus que les fleurs; aussi, bien des plantes ont-elles disparu, bien
des massifs ont-ils été détruits , bien des arbres sont-ils tombés
sous le vent sans qu'on ait songé à les remplacer. Les vieux quar-
tiers de la ville sont tombés également ou se sont transformés.
Même sous l'Acropole, là où les voyageurs signalaient naguère des
constructions orientales qui rappelaient la domination ottomane,
le niveau moderne a passé; c'est à peine si le marché, avec ses
baraques en planches adossées à des murs antiques, ses boutiques
remplies de légumes verts, de fruits dorés, de grappes de raisins
blonds et rouges, de pyramides de pommes et de mandarines, a
conservé je ne sais quel reflet des bazars turcs et arabes. Tout le
reste est bien grec, ou plutôt européen, c'est-à-dire laid, commun,
sans physionomie. Je ne ferai exception que pour trois monumens
dont le bon goût fait honneur au talent des architectes qui les ont
construits. Le premier, le plus remarquable de tous, l'université, a
été bâti par un Danois, M. Hansen, qui a essayé d'y faire revivre
l'architecture polychrome des anciens et qui y a réussi. La façade,
élégante et simple, convient singulièrement à la destination de
l'édifice; elle est austère sans être froide. Le second monument
s'élève à côté de l'université. Il est dû à la générosité du baron
Sina, qui a doté Athènes de tant d'institutions utiles et brillantes.
Il servira d'académie. C'est un gracieux édifice de marbre, imité
des temples anciens, avec propylées, péristyles, frises polychro-
502 REVDE DES DEUX MONDES.
mes, frontons élégans, etc. J'avoue cependant que j'ai peine à
m'expliquer l'utilité de deux colonnes gigantesques qui s'élèvent
des deux côtés des propylées et qui écrasent de leur masse l'enr-
semble de la construction. Des chapiteaux ioniques d'une lourdeur
désaf réable les surmontent. Il paraît que ces chapiteaux suppor-
teront des statues, ce qui contribuera à en augmenter le mauvais
eC. t. Les Grecs, qui se vantent de connaître si bien l'antiquité, ont
donc oublié quelle réputation s'étaient faite les Abdéritains parmi leurs
ancêtres, parce que, ayant reçu une statue, ils n'avaient rien trouvé
de mieux que de la placer au sommet d'une colonne? Les Romains
ont suivi régulièrement, plus tard, l'exemple des Abdéritains. Les
Grecs morlernes ne perdent pas une occasion d'en faire autant.
On peut voir, eu débarquant au Pirée, sur la principale place de
la ville, un tout petit buste de l'Apollon du Belvédère juché sur
une sorte de pyramide d'une vingtaine de mètres de hauteur.
Lorsqu'on arrive à Athènes nourri des leçons de l'art ancien, les
déceptions ne manquent pas. Le troisième monument moderne qui
mérite d'être cité est l'Arsakion ou école des filles. li est un peu
sévère peut-être, mais d'une grandeur et d'une simplicité de lignes
qu'on ne saurait trop louer. Et puis, comment se défendre d'un
sentim.ent de profonde estime envers les Grecs, lorsqu'on songe
que cet Arsakioi est une sorte de lycée pour les filles, comme
nous n'eu avons pas, comme nous songeons à en fonder, comme
nous aurons tant de peines à en acclimater chez nous? A Athènes,
on a toujours trouvé que les femmes devaient recevoir une édu-
cation élevée, que la science était faite pour elles comme pour les
hommes, que le travail était la meilleure garantie contre les entraî-
nemens de leur âme et de leur imagination. L'université, l'acadé-
mie, l'Arsakion, sont de belles et bonnes œuvres. A part cela, tous
les autres monumens d'Athènes semblent n'avoir d'autre destina-
nation que de faire ressortir, par effet de contraste, l'inimitable
beauté des ruines antiques. Le palais royal, construit pour le roi
Othon, est le triomphe du mauvais goût allemand. Et dire que cette
affreuse caserne écrase toute la ville de sa lourde masse et se voit
presque d'aussi loin que le Parthénon !
Athènes se développe et grandit chaque jour. De nouveaux quar-
tiers y sont en construction; les établissemens publics s'y multi-
plient. Lorsqu'on monte au Lycabette et qu'on contemple le mer-
veilleux panorama de l'Attiqae, on est frappé de la place qu'y occupe
la ville et des progrès qu'elle semble faire dans toutes les direc-
tions. Si l'on songe qu'elle a été bâtie presque tout entière depuis
la proclamation de l'indépendance, il faut bien admirer la mer-
veilleuse activité du petit peuple qui a su se créer aussi rapide-
ment une pareille capitale. Je ne sais cependant si Hermopolis,
UNE EXCURSION A ATHÈNES. 503
dans l'île de Syros, ne donne pas une idée plus brillante encore de
l'œuvre improvisée par la Grèce indépendante. Sous la domination
turque, c'était à peine une bourgade, c'est aujourd'hui une grande
ville, et qui paraît d'autant plus grande qu'elle est pour ainsi
dire jetée sur un rocher stérile, dont la nudité fait ressortir son
éclatante blancheur, ses vastes et élégantesproportions. Ses places,
son marché, ses rues m'ont beaucoup plus frappé que ceux d'A-
thènes. 11 est vrai qu'Hermopolis est dans une admirable situation
commerciale et mariiime, au centre des Cyclades, sur la grande
route de l'Europe. Le Pirée envie à Hermopolis sa prospériié, en
vertu de ce particularisme, de cette jalousie de ville à ville, qui
sont aussi vifs dans la Grèce moderne que dans la Grèce antique.
11 est possible qu'il vienne à enlever à sa rivale une partie des
richesses qui font sa gloire, attendu que, si son port est petit, celui
de Syros ne l'est guère moins. Dans ce cas, Athènes profiterait des
gains que ferait le Pirée. Gela ne changerait rien d'ailleurs à sa
physionomie actuelle. Ses rues peuvent s'allonger, ses maisons se
multiplier, mais il est peu probable que l'art y renaisse. Les églises
n'y sont guère remarquables. A défaut de beauté, un certain nombre
dechap' llesbyzantines ont un aspect original ; leur petitesse étonne;
l'une d'elles interrompt agréablement la rue d'Hermès, la rue de
Rivoli d'Athènes, au grand désespoir des amateurs de lignes droites.
Quant à la cathédrale, c'est, dans son genre, une œuvre qui vaut le
palais royal; elle impose par sa masse et aveugle par sa lourdeur.
Je ne sais si je juge avec impartiaUté l'Athènes moderne. J'a-
vouerai que, tout persuadé que je suis de l'utilité de placer au pied
de l'Acropole la capitale du royaume hellénique, je ne puis penser
sans regrets aux trésors que recouvrent peut-être et que recouvri-
ront désormais pour toujours les constructions qui s'élèvent tout
autour du rocher sacré. Que de fois, en creusant les fondemens
d'une maison, n'a-t-on pas rencontré des vases peints, des statuettes
de terre cuite, des objets d'une valeur inappréciable pour l'art ou
pour l'histoire? Avant de charger le sol d'édifices monstrueux, il
aurait fallu le fouiller dans tous les sens à une grande profondeur,
afin d'en retirer jusqu'au dernier débris d'un passé qui 'ait encore
toute la gloire, toute la force, tout le prestige de la Grèce. Dans
leur désir de posséder au plus vite une capitale, les Grecs se sont
hâtés d'engloutir des œuvres qui sont pourtant leur seul titre de
noblesse, leur seul droit à l'existence. Il y a quelques années, en
déblayant le Céramique extérieur, on a trouvé quelques bas-reliefs
admirables dont l'un pour le moins est de l'école de Phidias. On
en est resté là faute d'argent, et aussi pour éviter de démolir une
misérable chapelle, mais on a laissé des maisons s'élever alentour.
Au prix que coûte parfois la civilisation, on se prend à regretter la
504 BEVUE DES DEUX MONDES.
barbarie. Les Turcs n'avaient détruit aucun des monumens d'A-
thènes. C'est Morosini qui a fait sauter le Parthénon ; c'est lord
Elgin qui l'a mutilé. Plaise au ciel que les Grecs n'achèvent point
l'œuvre de vandalisme sous prétexte de montrer au monde toute
l'étendue de leurs progrès !
En arrivant à Athènes, la première impression des voyageurs
qui ne connaissent pas, qui n'aiment pas l'antiquité est celle d'un
ennui profond. Au bout de deux jours, ils ont visité la ville d'un
bout à l'autre ; ils ont traversé vingt fois les mêmes rues, regardé
à satiété des maisons sans caractère, parcouru dans tous les sens
des boulevards et des places, remarquables seulement par une pous-
sière aveuglante quand le vent souffle et par une blancheur non
moins aveuglante quand le soleil brille. Les indigènes sont fort
indulgens pour leur poussière. N'osant pas affirmer qu'elle est
agréable, ils jurent leurs grands dieux qu'elle n'est pas nuisible.
On peut, suivant eux, s'en remplir les yeux et les bronches sans
le moindre inconvénient. Peu s'en faut qu'ils ne déclarent que c'est
un tonique qui fortifie les organes où il se loge. Je sais par expé-
rience qu'il faut avoir des bronches et des yeux grecs pour admirer
la parfaite innocuité ou les vertus salutaires de la poussière d'A-
thènes. En hiver, lorsque le Borée fait rage, — et cela lui arrive hé-
las! bien souvent, — il est impossible de s'en garantir. Elle pénètre
partout, dans les vêtemens, dans les chambres les mieux fermées,
dans les tiroirs les mieux clos. La pluie ne l'abat que pour quelques
heures. Dès que le soleil recommence à briller, elle reparaît. La
moindre brise la soulève en tourbillons dont la ville entière est
enveloppée. Les arbres en sont couverts ; aussi leurs feuilles varient-
elles entre le blanc et la couleur de la boue, on dirait les plantes
en métal qui ornent les mauvais cabarets d'Occident.
Je disais donc que les voyageurs peu amoureux de l'antiquité
étaient médiocrement charmés par Athènes. Ils n'y rencontrent
presque pas de distractions; il est rare que le théâtre soit ouvert,
et en dehors du théâtre, il n'y a rien. L'été seulement, la plage du
Phalère est égayée par des concerts , des fêtes , des réunions de
toute sorte; on y jouit à la fois des plaisirs du bain et de la musique
des Cloches de Corneville. Mais, l'hiver, tout est calme. Peu de villes
présentent un aspect aussi tranquille qu'Athènes. Je croyais les
Grecs bruyans et tapageurs; sur la foi de récits peu véridiques, je
m'imaginais qu'ils discutaient avec vivacité dans les rues et sur les
places les plus graves sujets politiques, qu'ils s'emportaient très vite,
qu'ils étaient toujours en mouvement, toujours prompts à crier,
sinon à agir. Je comparais leur animation à celle des Arabes du Caire
et d'Alexandrie, et j'entendais sortir d'Athènes, comme de ces
deux villes, une rumeur incessante , pareille au bruit de la houle.
\
UNE EXCURSION A ATHÈNES. 505
Il n'en est rien. Le soir, vers sept heures, à la sortie de la chambre
des députés, les débats parlementaires se poursuivent parfois dans
un café. Oa entend alors les invectives tapageuses circuler de table
en table, passer au travers des portes et gagner jusqu'aux trottoirs.
Mais ce léger vacarme s'éteint vite. Passé huit ou neuf heures,
les rues sont désertes; on y rencontre peu de promeneurs attardés,
encore moins de voitures glissant sourdement dans la poussière.
Les cafés sont presque vides : deux ou trois enragés politiques
y gouriuandent seuls l'Europe en dégustant une tasse de café, un
verre de limonade, ou en fumant un narghilé. Au moment où j'ai
vu Athènes, elle aurait dû présenter la plus vive animation, puis-
qu'elle était remplie de soldats venus non-seulement de tous les
points du royaume, mais de tous les recoins du monde hellénique;
des volontaires, gens d'ordinaire peu tranquilles, y affluaient sans
cesse; la population, surexcitée par des idées guerrières, y éprou-
vait, disait-on, les passions les plus violentes; on ne parlait par-
tout que de combats, de révoltes, de révolutions, de carnages. Il
n'y avait pas un s^ul Grec qui n'affirmât sérieusement qu'Athènes
était sur un volcan, pas un qui ne répétât: « Nous sommes en
pleine fièvre! nous ne nous possédons plus! » Les conversations
sentaient la poudre; on entendait, du matin au soir, le bruit du
tambour, des trompettes et des exercices de tir. C'était d'ailleurs le
seul bruit qu'on entendît, avec celui des discours parlementaires.
En se promenant dans les rues, le calme des physionomies, la
nonchalance des démarches, l'air rassuré et satisfait qui brillait sur
les visages, étonnaient. De petits soldats bien raisonnables parcou-
raient la ville sans pousser aucun cri, sans chanter aucun air patrio-
tique, sans répandre autour des cafés le plus léger tumulte. Il
paraît que l'aspect d'Athènes est toujours aussi calme. Même
lorsque la population se livre à une manifestation poHtique, la
voie publique n'est pas troublée. Les choses se passent doucement,
en famille : les soldats, la police, se mêlent à la foule; on marche
ainsi presque sans mot dire. Il y a des peuples qui manifestent en
dehors, d'autres qui manifestent en dedans. Les Grecs manifestent
en dedans. C'est ce qui m'a le plus surpris chez eux, je l'avoue,
car il y a, sous ce rapport, une différence radicale entre les habi-
tans d'Athènes ou du royaume hellénique et les Grecs qui vivent à
l'étranger. Rien de plus violent, de plus porté aux rixes, de plus
brutal que les Grecs d'Egypte par exemple. A Alexandrie et au
Caire, les quartiers grecs sont à bon droit fort mal famés. A chaque
fête, on y entend les démonstrations les plus bruyantes, toujours
suivies de querelles où le sang est versé. Il faut voir les Grecs dans
leur patrie , non dans leurs colonies : ils y gagnent beaucoup. Tous
les renseignemens que j'ai pu recueillir à Athènes m'ont montré
506 REVUE DES DEUX MONDES.
que la popul.ition du royaume ne méritait pas les justes reproches
qu'on adresse à celle des villes grecques de l'empire ottoman. Elle
est honnête, simple et suffisamment laborieuse. Si les politiciens
de profession laissent beaucoup à désirer comme moralité, il n'en
est pas de même de la masse populaire, qui a réellement les vertus
solides sans lesquelles une nation se laisse vite entraîner par les
courans les plus dangereux.
Ce qui achève d'enlever à Athènes toute originalité, c'est le très
petit nombre de costumes indigènes qu'on y rencontre. Tandis que,
dans la plupart des villes orientales, les couleurs les plus variées,
les formes les plus étranges, baignées dans une lumière éclatante,
frappent, amusent, égaient et enchantent les regards, ici tout est
gris, laid, et vulgaire, La fustanelle n'est plus portée que par une
infime minorité de Grecs réfractaires aux usages modernes. L'im-
mense majorité f'St vêtue à l'européenne ; la seule particularité qui
distingue un Athénien d'un étranger, c'est la couche de poussière
qui finit par s'attacher à lui. Rien n'est plus curieux que l'influence
des costumes sur les types! Les Grecs d'Athènes auraient le sort
de Rica si on les trouvait en France ; tout le monde dirait en les
voyant : a Ah! ah! ces messieurs sont Grecs : c'est une chose bien
extraordinaire ! » Le fait est qu'ils nous ressemblent d'une manière
tellement frappante qu'on a bien de la peine à croire, en se pro-
menant à Athènes, qu'on n'est pas tout simplement dans une de
nos villes du M di. Les Grecs qui ont conservé la fustanelle sont
arrivés, je ne sais comment, à conserver en même temps le type
national. Ils ont d'ordinaire la longue et fine moustache, les traits
aiguisés, les yeux étincelans, en palikares traditionnels. Le jour où
ils disparaîtront, il n'y aura plus de Grecs, la théorie de Fallmerayer
sera vraie. Les femmes font venir leurs robes de Paris. Quelques-
unes d'entre elles portent encore ce béret rouge avec un gland
noir attaché à une longue tresse dorée, ou le gland doré attaché
à une longue tresse noire qui encadrait si harmonieusement la tête
de leurs aïeules. C'est tout ce qu'elles ont gardé d'ailleurs de l'an-
cien costume national; plus de veston brodé, plus de larges man-
ches s'étendant en éventail sur des mains délicates ! Il va sans dire
que dans la bonne société personne ne porte ni fustanelle ni bé-
ret rouge. L'h;3liénisme s'arrête où la toilette commence.
Si l'on veut voir de belles Grecques, ce n'est pas à Athènes qu'il
faut aller J'en ai rencontré beaucoup à Alexandrie, en Asie-Mi-^
neure et dans les îles. A Athènes, le type féminin est ordinairement,
lourd. Malgré la splendeur des yeux, chose trop ordinaire en Orient
pour qu'on y fasse attention, la vulgarité générale des formes cause
une sorte de déception. Je fais, bien entendu, la part des excep-
t'ons, mais on ne peut parler que de l'ensemble. M. Edmond About
UNE EXCURSION A ATHÈNES. 507
prétend que, si la société d'Athènes est médiocre, les servantes,
les oiivi'ières, les Albanaises, y sont parfois admirables. Il dit avoir
contemplé des servantes venues de JNaxos et de Milo qui auraient
éclipsé toutes les femmes de Paris, si on avait pu les faire infuser
six -mois dans une eau courante (de l'eau courante à Athènes,
quelle ironie!). Ai-je été moins heureux que M. Edmond About, ou
son imagination a-t-elle transformé la réalité? Quand tous les flots
de la Seine baigneraient à satiété les servantes d'Athènes que j'ai
vues, les Parisiennes n'auraient rien à craindre de la concurrence;
peut-être même ce bain prolongé aurait-il plus d'inconvéniens que
d'avantages; il en est des femmes de la Grèce comme de ses mar-
bres : l'action du soleil, de l'atmosphère et de la poussière im-
prime à leur teint une couleur dorée, pareille à celle des épis mûrs,
qui n'est pas sans grâce, et dont la disparition ne serait pas sans
inconvéniens.
C'est le dimanche qu'il faut, à Athènes comme partout, parcourir
les promenades publiques, si l'on veut voir de près la population,
examiner les types, étudier les mœurs, observer les usages.
Tous les jours, du reste, vers cinq heures, le boulevard principal,
le Stade, et la route de Patissia se remplissent de promeneurs. Voi-
tures, piétons, cavaliers suivent le même courant et font, au milieu
de la poussière, une sorte de tour du lac monotone et mesquin. On
descend d'abord le Stade^ puis on enfile la route de Patissia, entre
deux haies d'arbres malingres et de maisons communes. Sur la
route de Patissia, on peut apercevoir, en passant, l'école polytech-
nique, grand édifice de marbre d'une richesse de construction incon-
testable ; mais il est préférable de regarder devant soi la plaine de
l'Attiqne couverte d'oliviers et terminée par la chaîne tourmentée du
Parnès. C'est un beau panorama quand le soleil couvre de ses
derniers rayons les flancs du Parnès, allonge des ombres bleues
dans leurs profondes crevasses, projette des lueurs dorées sur leurs
saillies, nuance avec une inépuisable variété de tons leurs innom-
brables ondulations. Mais, au retour, le spectacle est plus beau
encore. Les îles et les montagnes de la Morée apparaissent à droite,
à gauche se dresse le Lycabette; en face s'élèvent l'Acropole et ses
ri.ines glorieuses. Je doute que beaucoup de promeneurs perdent
leur temps à contempler ce tableau. Ne faut-il pas discuter sur les
toilettes des femmes, sur l'élégance des cavaliers, saluer les amis
et connaissances, voir et se faire voir? Mais les voyageurs qui
viennent à Athènes pour le Parthénon, et qui ne se soucient guère
des détails de la vie moderne, ne peuvent s'empêcher de lever
à chaque instant les yeux, non-seulement sur la route de Patissia,
mais sur toutes les places pubHques, mais dans toutes les rues de
la ville, pour apercevoir la colline de l'Acropole surmontée de ses
508 REVUE DES DEDX MONDES.
vieilles murailles d'où se dégagent, comme une apparition exquise,
les plus beaux débris de l'art humain. Heureusement l'Acropole
apparaît presque partout. Lorsqu'on est fatigué d'errer dans l'A-
thènes contemporaine, un seul regard vous transporte dans ce
passé lointain dont l'image, encore vivante après tant de désas-
tres, brille d'un incomparable éclat sur la cité qui l'entoure. Au
milieu d'une mer de maisons sans goût, la colline de l'Acropole
est comme une île enchantée vers laquelle on se retourne sans
cesse et qu'on ne contemple jamais sans émotion,
II.
• Une des choses qui frappent le plus dans l'Athènes moderne,
c'est l'austérité qui y règne ou qui semble y régner. Je dis qui
semble y régner, parce que bien des personnes m'ont affirmé
que cette austérité n'était qu'apparente et que la corruption cachée
égalait, si elle ne dépassait pas, celle des villes les plus licencieuses
de l'Europe. Je dois néanmoins à la vérité d'avouer que ces per-
sonnes étaient étrangères comme moi, qu'elles ne connaissaient
pas Athènes mieux que moi et que leurs renseignements ont tout
iuste la valeur d'une hypothèse. En supposant d'ailleurs qu'elles
aient raison et que la vertu ne soit chez les Athéniens qu'une forme
de la vanité, cette bonne tenue extérieure, qui contraste si fort
avec les mœurs de presque toutes les capitales occidentales, n'est-
elle point remarquable? Au moment où j'y suis passé, Athènes
était une ville militaire; c'est toujours une ville d'université. On
Ti'v voit pourtant pas des cafés et des brasseries du genre de ceux
qui pullulent dans nos villes de garnison et du quartier Latin.
Les étudians y abondent, les étudiantes y sont inconnues. Cette
sévérité d'habitudes est une des causes du succès de l'université
d'Athènes dans le monde hellénique. Beaucoup de familles qui
enverraient leurs fils faire des études à Gonstantinople ou à Paris,
si elles y trouvaient les mêmes garanties, préfèrent les envoyer à
Athènes, parce qu'elles sont sûres qu'ils y mèneront bon gré mal
eré une vie régulière. L'occasion fait le larron ; à Athènes, l'occa-
sion ne se présente presque jamais. Le vice, s'il existe, est forcé de
se dissimuler tellement, d'employer tant de ruses, de se couvrir
de masques si épais, qu'il devient d'une pratique singulièrement
difficile. C'est un luxe auquel tout le m.onde ne peut prétendre.
J'ignore ce qui se passe dans les familles, je n'ai pas percé le mur
de la vie privée ; mais je ne connais pas de ville dont l'extérieur
soit plus correct et où le désordre soit moins visible. Des mora-
listes relâchés trouveraient peut-être même que cette rigidité donne
à Athènes un air un peu triste, un peu éteint, et que les Athéniens
UNE EXCURSION A ATHENES. 509
modernes sont beaucoup trop Spartiates. Alcibiade ne serait plus
possible aujourd'hui, et cette vie inimitable, que Montaigne regar-
dait comme l'idéal d'un sceptique délicat, ne pourrait plus dérouler,
avec la libre fantaisie des mœurs antiques, ses orageuses péri-
péties.
On raconte que c'est à la jeune reine de Grèce qu'il faut attribuer
surtout l'austérité d'Athènes. Tout occupée de sa nombreuse et
intéressante famille, elle donne l'exemple d'une vie intime, simple,
un peu grave, dont l'imitation s'impose autour d'elle. On dit même
qu'elle ne se contente pas de donner l'exemple; qu'elle exerce sur
la société et sur la ville une sorte de surveillance morale qui ne
recule devant aucun détail. Elle ne trouve pas qu'il soit indigne
de la dignité royale de régler directement les questions les plus
vulgaires, de s'opposer, par exemple, à ce qu'une trop grande
liberté ne s'établisse dans les théâtres et les concerts entre l'audi-
toire et les artistes et que la musique ne ser\ e de prétexte à des
réunions qui n'auraient rien de musical. Une surveillance aussi
étroite serait étrange, insupportable même dans un grand pays;
mais Athènes est une bien petite ville, et la Grèce tout entière a des
dimensions fort restreintes! Dans ce milieu resserré, où tout le
mop.de se connaît, où chacun vit sous l'œil du voisin, où il est tout
à fait impossible d'échapper à l'attention publique, on comprend
que l'influence d'une femme et d'une reine, chez laquelle la grâce
n'exclut pas la sévérité, soit acceptée sans trop de peine. Les
Athéniens sont fiers de l'ordre parfait qui règne chez eux. Est-ce
sincère? Est-ce, au contraire, comme le prétendent certains esprits
critiques, l'effet de l'hypocrisie qui les pousse à vouloir être admirés
de toutes les manières par la naïveté de l'Europe? Je ne tranche
pas la question, n'étant pas en mesure de le faire; je dis seule-
ment ce que j'ai vu.
Parfois cependant, m'a-t-on dit, Athènes se déride et perd sa
gravité extérieure, îl sufTit d'une troupe étrangère dans le tiiéâtie
pour mettre toute la jeunesse en révolution. Mais c'est là une
preuve nouvelle de l'austérité ordinaire. Ce sont ceux qui vivent
dans la disette qui tombent, à l'occasion, dans les plus grands
écarts. Le seul élément permanent de désordre qui existe à Athènes
est représenté, faut-il l'avouer? par toute une classe de gouver-
nantes et d'institutrices françaises ou soi-disant françaises qu'on
rencontre un peu partout. Presque toutes les familles ont de ces pré-
tendues Françaises à leur service, et l'on assure que leurs fonctions
ne se bornent pas à apprendre notre langue aux enfans. J'étais un
peu humilié du rôle joué par nos compatriotes, mais des personnes
très compétentes m'ont alllrmé que la plupart de ces gouvernantes
et institutrices n'étaient françaises que de nom.. Il suffit qu'une
5iO REVUE DES DEUX MONDES.
jeune fille de Smyrne, d'Alexandrie, de Tiieste ou des îles ait eu
des malheurs pour qu'elle vienne échouer à Athènes et y chercher
fortune en se donnant comme maîtresse de français. N'importe! il
est fâcheux pour notre langue, qui sert à tant de bonnes choses en
Orient, d'y servir aussi à couvrir ce métier-là.
]Ne connaissant point les mœurs des provinces grecques, j'ignore
si les autres villes diffèrent d'Athènes. J'ai recueilli à ce sujet des
informations trop vagues, trop incomplètes pour oser me prononcer
en un sujet aussi délicat. Généralement, à ce qu'on m'a affirmé, il
règne en Grèce une simplicité qu'on peut regarder comme le meil-
leur indice de l'innocence. La plupart des voyageurs que j'ai con-
sultés, ayrait longuement vécu dans le Péloponèse et dans les îles,
y ont été frappés surtout d'une innocence de manières qui excluait
même l'idée du mal. Quand on est reçu en été dans une famille
grecque, il n'est pas rare qu'à l'heure de la sieste on vous offre de
vous reposer dans la chambre et dans le lit de la jeune fille de la
maison; elle vous cède sa place et va s'établir auprès de ses parens.
Ne vous récriez pas, on ne vous comprendrait pas! N'êtes-vous point
étranger? N'avez-vous point droit à la place d'honneur? Et quant
au lit, honni soit qui mal y pense! Vos hôtes n'y pensent point
pour leur compte. C'est pourquoi vos scrupules sont à leurs yeux
un simple défaut de savoir-vivre ou une preuve que vous n'êtes pas
satisfait, pour des motifs inexplicables, d'une hospitalité qu'on s'ef-
force pourtant de rendre aussi cordiale, aussi intime que possible.
Le tableau que je trace ici des mœurs grecques ne ressemble
guère à celui qu'a donné M. Edmond About dans la Grèce conlem-
poraine. Mais M. Edmond About avait étudié les mœurs grecques
à Smyrne plutôt qu'à Athènes. Les exemples de chasse aux maris
qu'il raconte ont été recueillis en Asie-Mineure, non en Attique et
dans le Péloponèse. Il paraît bien que les jeunes fflles grecques
aiment l^^eaucoup à épouser des étrangers, et que la première
question qu'on adresse à un homme, arrivant dans certaines régions
du pays, est s'il est marié ou non. Suivant la réponse, l'accueil est
plus ou moins empressé. Mais à Athènes on est moins primitif; il
n'y a pas de réception spéciale pour les célibataires ; on se préoc-
cupe cent fois plus de laisser aux voyageurs une impression flat-
teuse que de les encombrer d'une femme. Ce qui explique très bien
que les habitudes de Smyrne soient différentes, c'est le nombre
très restreint des jeunes gens et la grande abondance des jeunes
fflles. Aussi ces dernières savent-elles séduire l'homme ; elles savent
par quelles complaisances elles se l'attachent, par quelles consola-
tions elles lui font prendre patience sous les yeux de leurs parens,
et combien elles doivent lui accorder de leur personne pour faire
désirer le peu qu'elles réservent. Cet art, aussi utile que savant,
UNIi EXCURSION A ATHÈNES. 511
est inconnu en Grèce, ou du moins il y est mal pratiqué. J'ai
presque failli moi-même être exposé un jour à une épreuve du
genre de celle du corset, telle qu'elle est décrite dans la Grèce
conte7n]?oraùie. Ou peut donc m'en croire, puisque j'ai été déçu.
C'était par une délicieuse journée d'hiver, sur le chemin de fer
d'Athènes au Pirée. La campagne de l'Attique était inondée d'une
lumière éclatante, l'Acropole brillait à l'horizon. Il faisait très
chaud. J'avais à càié de moi, dans le wagon, une jeune fille douée
de cette beauté particulière de l'Orient, dont le charme est irrésis-
tible : des yeux à percer les cœurs les plus rebelles, un profil antique,
un teint bronzé, une richesse de formes admirable. Elle me donnait
de temps en temps, comme par mégarde, des petits coups d'om-
brelle. L'excessive chaleur l'ayant obligée de quitter son manteau,
il était impossible do ne pas remarquer la perfection de son buste
et de ne pas entendre trotter dans son imagination toutes les his-
toires de M. About. Tout à coup deux mains s'emparent des miennes,
quelqu'un se jette dans mes bras, une tête charmante se pose sur
mon épaule, ses cheveux frôlent ma joue, je sens son haleine... J'ai
cru quelques secondes à la véracité de la Grèce contemporaine!
Aussi faisai.r-je un appel suprême à ma présence d'esprit pour me
conduire avec délicatesse dans cette piquante et terrible aventure.
Hélas! je ne courais aucun risque; je n'avais besoin d'aucun cou-
rage. C'est un simple déraillement qui avait mis ma voisine dans
mes bras. Elle s'est relevée plus rougp; que l'Hymette au soleil cou-
chant, et, jusqu'au Pirée, je n'ai plus reçu le moindre coup d'om-
brelle. C'est depuis lors que je suis convaincu que les vertus des
Grecques ne sont pas des vertus de rouées.
En somme, si les mariages ne se font pas en Grèce par les pro-
cédés ingénieux dont les voyageurs romanciers nous ont entretenus,
ils n'en valent pas moins pour cela. S'ils sont heureux, je l'ignore,
mais ils sont féc^onds. La population du royaume n'a pas cessé de
croître depuis l'indépendance. Un premier recensement, fait en
1838, avait donné le chiffre de 75*2,000 habitans, celui de
1870, a donné l,/i57,89/i habitans. 11 est vrai qu'il faut en défal-
quer les 229,5 '6 habitans des îles Ioniennes qui, n'appartenant
pas à la Grèce avant 186^, n'avaient pu être compris dans le recen-
sement de 1838. Mais, cette défalcation fjiite, il reste encore une
population de 1,228,378 habitans, chiffre qui, comparé à celui de
1828, donne une angmentatijn de /i 76,378 habitans en trente-deux
ans, soit 63 pour 100. On peut sup,)0.ser que le recensement de
1838 n'a pas été très régulièrement fait, mais celui de 1861 avait
fourni une population de 1,096,018 habitans. En se bornant donc
à la période de neuf ans qui s'est écoulée de 1861 à 1870, la diffé-
rence en plus au proîit du dernier recensement s'élève à 13!>,360
512 REVUE DES DEUX MONDES,
habitans, soit une augmentation annuelle de 1 .36 pour 100, ce qui
montre que la population double en cinquante-neuf ans. Il est pro-
bable que les résultats des six dernières années seront aussi remar-
quables que ceux des neuf précédentes. Or la population ne double
en France qu'en cent soixante-cinq ans, en Suisse qu'en cent qua-
rante et un ans, en Italie qu'en cent trente-six ans, en Belgique
qu'en soixante-dix-sept ans. Il faut arriver à l'Angleterre pour trou-
ver un accroissement égal à celui de la Grèce. La population de
l'Angleterre double en cinquante-sept ans, celle de la Prusse en
quarante-huit ans et celle de la Saxe en trente-neuf ans. Si la Grèce
n'est pas au haut de l'échelle, on voit qu'elle occupe un degré
fort honorable et que de très grandes puissances auraient beau-
coup à lui envier sous ce rapport.
Cette question de l'accroissement de la population est d'ailleurs
capitale pour la Grèce. Dans la lutte que vont se livrer les diverses
races qui se disputent la presqu'île des Balkans et la succession
de l'empire ottoman, les Grecs auront les Bulgares pour premiers
rivaux, pour principaux antagonistes. Il est à peu près inévitable
que les Bulgares l'emportent sur eux par le nombre, sinon par
l'intelligence et par l'activité. Le Bulgare est sobre, travailleur,
singulièrement prolifique. Il vit de quelques haricots; il n'a aucun
goût coûteux; il est incapable de la moindre fantaisie dangereuse.
Doué des robustes vertus qui font le laboureur, il cultive la terre
avec une patience et une énergie que les Grecs n'auraient jamais,
même si la nature de leur sol leur permettait de se livrer à l'agri-
culture. Les travaux des champs ne l'exposent à aucun péril per-
sonnel; il a été exempté jusqu'ici du service militaire; il est pro-
bable que longtemps encore on se battra pour lui. Il peut se
développer et peupler à l'aise, à l'abri des accidens ordinaires de
la fortune. Dans tous les villages où il pénètre, il s'étend tellement
qu'il n'y a plus bientôt de place que pour ses enfans et lui. Le Grec
est dans une situation bien différente. Si sa sobriété égale celle du
Bulgare, l'existence qu'il mène l'expose à toute une série d'aven-
tures auxquelles il lui est souvent difficile d'échapper. Le tra-
vail de la terre conserve longtemps la santé et la vie ; le com-
merce et la marine, les seuls métiers qui conviennent au Grec,
usent les forces, raccourcissent les jours, entraînent souvent des
catastrophes. Combien de Grecs périssent chaque année sur les
légères embarcations avec lesquelles ils affrontent les tempêtes de
la Méditerranée I Combien risquent de périr désormais, les armes
à la main, pour réaliser leurs patriotiques ambitions! Jusqu'ici la
Grèce avait pu se dispenser d'avoir une armée; elle vient d'en
former une ; elle devra la garder. Pour résister à tant de causes
de destruction, si la race grecque ne s'accroissait pas sans cesse,
CNE EXCURSION A ATHÈNES. 518
elle disparaîtrait peu à peu d'une terre où le Bulgare s'avancerait
lentement, mais sûrement, avec la régularité et la puissance d'une
force presque matérielle écrasant tout sur son passage.
III.
Je ne sais s'il est vrai que les Grecs disent quelquefois entre
eux : (( Bête comme un philhellène, » mais s'ils le disent, c'est tout
à fait en famille, à voix basse, de manière à n'être entendus de per-
sonne. Dès qu'on arrive à Athènes, on est soumis à un examen
minutieux sur les sentimens que l'on professe envers la Grèce. En
quelques jours, en quelques heures, on est jugé. On est philhel-
lène ou. on ne l'est pas. Si vous ne l'êtes pas, l'accueil que vous
recevez est toujours plein de politesse, car les Grecs pratiquent
rigoureusement les lois de l'hospitalité, mais il est en même temps
empreint de froideur. Partout où vous allez, vous sentez une cer-
taine gêne; à chaque parole que vous prononcez, un sourire con-
traint apparaît sur les lèvres de vos auditeurs ; seriez-vous aussi
prévenant, aussi aimable, aussi flatteur que possible, feriez-vous
toutes les concessions pour faire oublier ce qu'on prétend avoir lu
au fond de votre cœur, n'importe ! on ne vous croirait pas, vous
n'êtes pas philhellène ! Si vous êtes philhellène, au contraire, vous
pouvez tout vous permettre ; tout ce que vous direz, tout ce que
vous aurez l'air de penser, tout ce que vous laisserez entrevoir sem-
blera parfait, merveilleux. N'êtes-vous pas doué de toutes les ver-
tus? Le philhellénisme ne comprend-il pas tous les mérites qui con-
stituent l'homme distingué, éminent? C'est de la meilleure foi du
monde, c'est avec une naïveté d'orgueil national extraordinaire
que les Grecs mesurent la valeur morale et intellectuelle des étran-
gers à l'admiratiou que ceux-ci ont ou professent pour eux. Quand
l'admiration est sans bornes, quand elle n'est tempérée par aucune
critique, on est digne d'inspirer les sentimens les plus enthousiastes.
Chaque réserve apportée à cette admiration vous enlève une qualité.
Un Athénien qui me parlait un jour de M. Thiers me répétait à
chaque phrase : « Sans doute, il a fait de grandes choses, mais il
n'était pas philhellène! » M. de Bismarck, de son côté, ne jouit pas
en Grèce d'une réputation fort brillante, et pour les mêmes raisons
que M. Thiers. Les hommes d'état, les écrivains d'Europe se divi-
sent en deux catégories très tranchées. Les uns ont la véritable
supériorité, qui est de rendre à la Grèce un culte aveugle ; les autres,
malgré les apparences qui quelquefois font illusion, sont des esprits
étroits; ils ne sont jamais entrés dans le temple hors duquel il n'y
a point de salut; eussent-ils gagné les plus grandes batailles,
TOMB XLIII. — 1881. 33
bih REVUE DES DEUX MONDES.
eussent-ils changé la face de l'Europ e, il leur a manqué ce qui
constitue la vraie grandeur : ils ne sont pas philhellènes!
Faut -il l'avouer? En débarquant à Athènes, j'ai failli être classé
parmi les non-philhellènes, et je suis toujours resté parmi les
douteux. Cette situation intermédiaire a d'ailleurs des avantages.
On se met en frais pour conquérir les douteux, on cherche à les
séduire, à les arracher à leur fatale erreur, on leur laisse entre-
voir qu'avec un léger effort, ils arriveraient à la perfection : ils y
touchent, ils sont près d'y atteindi"e ; un bon mouvement et les voilà
au but! L'ai-je atteint, pour mon compte? J'en doute. C'est dora-
mage, car les Grecs sont très sincères, je crois, dans l'estime qu'ils
professent pour leurs amis., Si fiers qu'ils soient, ils sont encore
plus vaniteux, et ce n'est pas une comédie qu'ils jouent lorsqu'ils
pai'lent avec enthousiasme de ceux qui les célèbrent avec exagé-
ration, liane sont pas ingrats^. Us n'ont oublié aucun des hommes
auxquels iL ont dû une louange. Ils ont gardé un souvenir moins
présent de ceux qui leur ont rendu des services plus directs. C'est
qu'ici leur vanité est en conflit avec elle-même. S'ils sont flattés
que lord Byron soit venu mourir pour leur indépendance et que la
France ait versé son sang pour l'assurer, il leur plairait d'autre part
de pouvoir persuader au monde ce qu'ils se sont persuadé assez
facilement à eux-mêmes, je veux dire qu'ils l'ont conquise tout
seuls, que leur héroïsme a tout fait, que les étrangers qui se sont
battus à leur côté étaient là comme de simples témoins accourucj
pour venir contempler de près leurs hauts faits. Chaque année
paraissent à Athènes des livres et des brochures où l'histoire de la
guerre de l'indépendance est racontée dans cet esprit, qui passe à
Athènes pour rigoureusement véridique. De l'intervention de l'Eu-
rope, il n'y est pas dit un mot! Les Grecs ont tout fait; ils n'ont eu:
besoin de personne pour écraser la Turquie; ce sont eux qui ont
brûlé la flotte turque à Navarin; sous des déguisemen s français, ce
sont encore eux qui ont exécuté l'expédition de Morée. L'Europe
n'est apparue que pour les arrêter dans leurs triomphes et pour les
empêcher de pousser la victoire jusqu'au bout. Elle s'en repent
aujourd'hui; elle cherche à donner à la Grèce l'Épire et la Thessalie
qu'elle l'a empêchée de prendre jadis; ce ne serav si elle y réussit,
qu'une juste et tardive réparation. La manière dont les Grecs
jugent le passé se retrouve encore dans leui-s appréciations sur le
présent. Comme ils ont un fonds de boa sens qui résiste à tout, ils
sentent fort bien qu'ils ne peuvent obtenir de nouveaux succès sans
le concours de l'Europe; mais ils voudraient que ce concours fût
très efficace sans être apparent. Rien de plus curieux sous ce rap-
port que le langage de leurs journaux, que les discours de leurs
orateurs. Le thème constant de toutes les polémiques, de toutes
l NE EXCURSION A ATHÈNES. 515
les discussions parlementaires et extra-parlementaires est la puis-
sance invincible de l'héroïsme grec, qui n'a besoin d'être secondé
par aucune force extérieure pour réaliser les ambitions nationales.
Seulement, une variante oratoire non moins constante roule sur
l'obligation où se trouve l'Europe de venir au secours d^ cet héroïsme
qui pourrait si aisément se passer de secours. Il n'y a aucune con-
tradiction entre les deux idées. Les Grecs sont assez forts par eux-
mêmes pour vaincre la Turquie; mais ils sont si beaux dans leur
courage que l'Europe ne peut manquer de venir combattre avec
eux, afin de recueillir quelques reflets de leur gloire, quelques
feuilles de leurs lauriers.
Cette vanité grecque gâte un peu la société d'Athènes, qui,
sans cela, serait des plus agréables. Certes, si les Grecs se van-
taient moins eux-mêmes, s'ils exigeaient moins les éloges qu'on
est tout prêt à leur faire, on serait heureux de leur montrer l'es-
time que méritent les progrès qu'ils ont accomplis depuis leur
indépendance. Pour fonder une capitale, il ne suffit pas de bâîir
des maisons, d'élever des hôtels, de construire des palais, de per-
cer des boulevards, de planter des squares; il faut encore, il faut
surtout créer des salons, fonner des réunions où l'on caus€, avoir
des hommes capables de parler avec esprit et des femmes habi-
tuées à recevoir avec grâce. On rencontre tout cela à Athènes.
S'il faut en croire les descriptions qui datent d'une vingtaine d'an-
nées à peine, ce qui frappait alors dans la société grecque, c'étaient
les disparates qu'on y remarquait sans cesse. L'Europe entière a
ri des efforts infructueux de la jeunesse athénienne pour devenir
une jeunesse dorée. Les Grecs ont protesté avec colère contre la
critique; mais, tout en protestant, ils en ont profité. Aujour-
d'hui la jeunesse d'Athènes est fort bien élevée; elle a des manières
excellentes et beaucoup d'usage du monde. Je n'ai pas assisté à
un gr.iud nombre de soirées, parce que les événeniens politiques
ne permettaient guère de s'amuser; mais toutes celles où je me
suis trouvé m'ont paru charmantes. On n'y dansait pas, sous
prétexte que c'eût été danser sur un volcan ; mais on y causait
fort bien, on y faisait de la musique, on y était reçu avec une
affabilité du meilleur goût. A la vérité, on y applaudissait parfois
de bien fausses notes, car les Grecs ne sont guère musiciens, mais
je n'y ai remarqué de dissonances qu'en musique. La société
grecque compte un grand nombre d'hommes distingués, et quel-
ques hommes éminens dont le commerce est aussi utile qu'ai-
mable. Il est surprenant de voir de véritables savans, des érudits
•de premier ordre, de fins littérateurs, des poètes délicats dans une
ville et dans un pays dont l'indépendance est d'hier. On a trop
parlé de l'état de l'instruction publique en Grèce pour que j'en
516 BEVUE DES DEUX MONDES.
reparle encore. Mais avoir fait en quelques années une université
comme celle d'Athènes est pour les Grecs un véritable titre à l'ad-
miration qu'ils désirent si ardemment. Seuls, de toutes les races
de l'Orient, ils se sont trouvés dignes de la liberté le jour même
où ils l'ont obtenue. Ils n'ont pas eu besoin d'une longue éduca-
tion pour prendre leur place dans l'élite intellectuelle de l'Europe.
On leur reproche d'avoir quelque peu négligé jusqu'ici l'étude des
sciences exactes, de s'être consacrés presque exclusivement à l'his-
toire, aux lettres, à l'épigraphie. Mais n'était-il pas assez naturel que
le premier usage qu'ils fissent de leur esprit fût de raviver les sou-
venirs de leur merveilleux passé ? Il y a parmi eux des historiens
remarquables, comme M. Paparrigopoulos, des épigraphistes qui
ne craignent aucun rival, comme M. Koumanoudis ; il y a aussi
des jurisconsultes d'une rare distinction, comme MM. Galligas et
Sarripolos. Les naturalistes, les mathématiciens, les chimistes vien-
dront plus tard ! L'instructioa qui règne dans toute la société d'A-
thènes est très supérieure, je ne dis pas seulement à celle qu'on
rencontre en Orient, mais même à celle qu'on trouve d'ordinaire
en Occident. Athènes possède, je l'ai dit, depuis plusieurs années
une école comme nous venons à peine d'en fonder en France, oii
les jeunes filles reçoivent un enseignement secondaire des plus
développés. Je ne l'ai point visitée, mais, à en juger par les résul-
tats qu'elle produit, elle est parfaite. C'est parfois une crcelle
déception, dans les colonies grecques delà Turquie, de rencontrer
des femmes auprès desquelles l'admiration doit être muette, parce
que l'exquise beauté des traits, l'éclat étonnant du regard, ne sont
point hélas! soutenus chez elles par les grâces de l'esprit. Il n'en
est pas de même à Athènes. Les Athéniennes sont toutes capables de
causer d'une manière agréable, et la conversation de quelques-unes
d'entre elles rappelle ce qu'on a entendu de plus vif, de plus spiri-
tuel, de plus sérieux au besoin, et au besoin aussi de plus gai. Elles
savent fort bien le français, elles en comprennent les nuances les
plus fines, elles s'en servent comme des Parisiennes. Il m'est
souvent arrivé à Athènes d'oublier que j'étais en Grèce en enten-
dant parler ma langue avec une délicatesse fort rare en France
même et que je ne m'attendais pas à trouver au pied de l'Acro-
pole.
Ce qui me rappelait à la réalité, ce sont les traits de défiance
dont toute causerie avec un philhellène douteux comme moi est
nécessairement émaillée. Sous mes éloges même on cherchait des
épigrammes, ce qui me valait des répliques très piquantes, mais dont
à la longue on ne laisse pas d'être un peu fatigué. Dans leur préoc-
cupation de vous plaire à tout prix, coûte que coûte, les Grecs
finissent par vous causer une sorte de gêne. On ne se sent pas tout
UNE EXCCRSION A ATHENES. 517
à fait à l'aise avec eux; on voit qu'ils posent, et cela vous glace.
Leur conversation tourne toujours au plaidoyer prodomosua; leurs
livi'es en font autant. Tous les ouvrages écrits par les Grecs sur la
Grèce sont des panégyriques. On est frappé, en les lisant, du nombre
incalculable de vertus que possède la 'Grèce. Quant à ses défauts,
où sont-ils? qui nous le dira? J'ai pourtant trouvé un livre inti-
tulé : la Grèce telle quelle est, dont l'auteur, après avoir consacré
près de trois cents pages à s'extasier sur les mérites de son pays,
sur les qualités de ses compatriotes, sur l'intelligence et la noblesse
des hommes, sur la beauté des femmes, sur les promesses qui
éclatent dans les yeux des enfans, pris tout à coup d'un scrupule
tardif de modestie, déclare hautement qu'il ne veut pas avoir l'air
de flatter les Grecs et qu'après s'être étendu si longuement sur
le bien, il va dire non moins longuement le mal. Sur ce, il énumère
les imperfections des Grecs, au nombre de trois, qu'il désigne
ainsi : « Vanité, mutabilité, envie. » Il pousse même le courage
jusqu'à ajouter : « Plusieurs auteurs ont voulu défendre toutes
les faiblesses des Hellènes. Ils les ont réunies en quelque sorte
en un faisceau et l'ont couvert par la même formule : « résul-
tat de l'esclavage; » c'est un tort. Les défauts que nous venons
de nommer existent réellement dans notre sang. Aucune justifica-
tion ne pourra résister à l'examen des faits et au témoignage de
l'histoire. » Mais, après cet effort héroïque, l'auteur de la Grèce telle
quelle est s'empresse de tomber dans l'erreur qu'il reprochait aux
autres et de donner lui-même un exemple de mutabilité : au lieu
de chercher des raisons morales aux trois défauts des Grecs, il
s'efforce de leur découvrir des excuses historiques et des circon-
stances atténuantes.
Après tout, les Grecs ont raison de couvrir leurs faiblesses sous
la formule générale : « résultat de l'esclavage. » Il serait singuliè-
rement injuste d'oublier qu'ils sortent à peine d'un état qui déve-
loppait en eux tous les mauvais instincts et étouffait cruellement
tous les bons. Quand ils vous disent : « Ne nous jugez pas en vous
plaçant au poiiit de vue de l'Occident; ne nous comparez pas aux
grandes nations européennes qui jouissent depuis des siècles, sinon
de la liberté, au moins de la civilisation ; placez-vous au point de vue
(le l'Orient, comparez-nous aux races rivales qui, longtemps asservies
comme nous, ont perdu dans la servitude non-seulement leurs vertus,
mais leur intelligence ; voyez ce que nous avons fait et ce qu'elles ont
fait; » — quand ils parlent ainsi, il est impossible de méconnaître la
justesse de cette défense. Leur tort seulement est de croire qu'on les
attaque. Sans doute ils ont subi quelques critiques exagérées, par-
tiales, violentes même; mais, au total, l'opinion générale de l'Eu-
rope leur a toujours été favorable; on leur a toujours montré plus
518 REVUE DES DEUX MONDES,
d'indulgence que de sévérité. Leur cause est restée populaire à
travers toutes les révolutions, toutes les crises, tous les boulever-
semens. Gela devrait les rassurer; mais rien ne le fait. Ce qui
explique la ( rainte incessante où ils vivent de perdre l'estime et l'ap-
pui de l'étranger, c'est qu'en dépit de leurs prétentions, ils savent
et sentent fort bien qu'ils ne sauraient se passer ni moralement, ni
intellectuellement, ni politiquement, ni matériellement du concours
de l'Europe. Enfermés dans des frontières trop étroites, vivant sur
un sol stérile, ils consomment plus qu'ils ne produisent. A part le
raisin de Gorinthe et les olives,, leur teiTe ne porte que des pierres
et quelques moissons insuffisantes. C'est donc au commerce, à l'indus-
trie, aux rapports incessans avec les autres peuples qu'ils sont forcés
de demander les ressources qui leur manquent. Si rapides qu'aient
été leurs progrès , si éminens que soient quelques-uns de leurs
professeurs, ils ont beaucoup à apprendre de l'Europe avant de
posséder une culture complète. J'ai déjà dit combien ils étaient en
retard pour les sciences exactes et pour les sciences naturelles; ce
n'est qu'en France ou en Allemagne que leurs étudians peuvent
devenir de véritables médecins, des mathématiciens, des géologues,
des chimistes, etc. Militairement et pohtiquement, leur faiblesse €st
incontestable. C'est en v n qu'ils ébranlent les marbres de l'Acro-
pole du bruit de leur mousqueteiie et que la voix de leurs canons
trouble le calme ordinaire de la plaine de l'Attique, il n'y a pas
un homme éclairé parmi eux qui ne se rende compte de l'impuis-
sance pratique de ces démonstrations belliqueuses. Pour étendre
leurs frontières comme pour se procurer du pain, l'Europe leur
est indispensable. Peu de nations vivent aussi directement et au«si
entièrement du dehors. C'est pourquoi le plus fier descendant de
Périclès se tourmente de ce que peuvent penser de lui les bour-
geois de Londres ou de Paris, et se sent mal à l'aise à l'idée que
la haute opinion qu'il a de sa personne risque de n'être pas par-
tagée par tous ceux qui viennent la voir de près et qui retournent
dans leur pays dire ce qu'ils ont vu.
IT.
Athènes étant la capitale de la Grèce, c'est là qu'on "peut étudier
les politiques et les politiciens grecs. Ai~je besoin dernppeler quelle
est leur réputation en Orient? Par une coïncidence fâcheuse, on
dit en général de la Grèce ce qu'on dit aussi de la Turquie : le
peuple y est excellent, d'une grande moralité malgi-é les excès du
brigandage qui ont totalement disparu depuis une dizaine d'an-
nées, d'une intelligence remarquable et d'un caractère très sûr;
mais la classe qui dirige les affaires inspire une grande méfiance
UNE EXCURSION A ATHÈNES. 519
aux étrangers, et môme aux Grecs des provinces et des pays otto-
mans. Je me souviens d'avoir rencontré cette impression en Chypre,
où j'étais étonné de la trouver aussi vive. Les populations rurales
n'y marquaient aucun goût pour la réunion à la Grèce, et, lorsque
j'en exprimais ma surprise, on me répondait aussitôt que cela
venait de la crainte que leur inspiraient les administrateurs et
les politiques d'Athènes. Elles redoutaient, non sans quelque rai-
son, que la premier résultat de la réunion à la Grèce fût, une aug-
mentation considérable de Timpôt foncier au profit, non de l'île
elle-même, mais du royaume hellénique et de ceux qui l'exploitent
souvent sous prétexte de h gouverner. Je ne serais pas étonné si
ce sentiment existait aussi en Grèce et en Thessalie. Il est clair que
jusqu'ici la terre ne peut supporter aucun impôt sérieux en Grèce;
elle est trop pauvre pour cela. Jadis la dîme florissait avec tous ses
abus. Un ministre réformateur l'a supprimée. L'impôt sur le bétail,
au moyen duquel on l'a remplacée , a donné d'assez médiocres
résultats. Pendant que j'étais à Athènes, on parlait de supprimer à
son tour l'impôt du bétail et de lui substituer un impôt foncier.
Mais il n'y a pas de cadastre en Grèce; cet impôt n'aurait donc
été établi que sur des déclarations personnelles dans lesquelles
il est assez difficile d'avoir confiance. Les bénéfices qu'il donnerait
d'ailleurs ne seraient pas gros, puisque l'agriculture actuelle rap-
porte très peu. A part les raisins de Gorinthe et les olives, les pro-
duits agricoles de la Grèce sont presque nuls; or les raisins de
Gorinthe et les olives sont déjà soumis à une taxe. Jusqu'i'ji le
peuple grec est le peuple de l'Europe qui rapporte le moins d'im-
pôts. Presque tous les revenus publics sont alimentés par la douane,
les impôts de mutation, le timbre et les raisins de Gorinthe. Mais
du jour où des provinces douées d'un sol fertile, telles que la Thes-
salie, l'Epire ou Chypre seront annexées au royaume, l'impôt fon-
cier deviendra une des principales ressources du pays. On s'explique
que cette perspective ne séduise pas excessivement des populations
qui ne professent qu'une estime modérée pour le personnel poli-
tique chargé d'administrer les finances grecques.
Dieu me garde de dire si elles ont tort ou raison! Les Grecs
d'Athènes, sans en excepter les politiciens, m'ont paru infiniment
plus probes que les Grecs de l'empire ottoman ; mais le proverbe
affirme qu'il n'y a pas de fumée sans feu, et la fumée est considé-
rable. Le haut personnel politique, celui que j'ai observé de plus
près, échappe aux critiques. C'est dans les rangs des administra-
teurs de second ordre, des consuls, des hommes de bureau qu'on
rencontre de graves abus. Les causes de cette corruption sont
nombreuses. Je n'en citerai que deux : l'instabihté des fonctions
et la modicité des traiteraens. La Grèce est le pays d'Europe où les
520 REVUE DES mm mondes.
traitemens sont de beaucoup les moins élevés : un ministre touche
9,600 drachmes, c'est-à-dh-e moins de 9,000 francs; un secrétaire-
général de ministère touche 5,700 drachmes, un chef de division
ï,800, le président de la cour de cassation 7,'?-00, un conseiller à
la même cour 5,A00, le président de la cour d'appel 6,000, un
nomarque (prélel) 5,700, un éparque (sous-préfet) 2,880, un pro-
fesseur d'université 5,400. J'ai pris les plus gros traitemens ; on ne
les obtient qu'après une longue et brillante carrière. Pour arriver,
par exemple, à b,liOQ drachmes, un professeur d'université a besoin
de quinze ans de services; des hommes du plus grand mérite, des
savans tout à fait supérieurs reçoivent, comme une suprême ré-
compense, à la un d'une vie consacrée à l'enseignement, ces émo-
lumens presque ridicules. Qu'on juge par là des appointemens des
simples employés ! Néanmoins les fonctions publiques sont encom-
brées en Grèce comme en France, plus qu'en France peut-être. L'é-
ducation exclusivement littéraire de l'université, l'absence presque
complète de culture scientifique, le défaut de débouchés dans un
pays où l'industrie est encore en enfance et où le génie de la race
pour les grandes entreprises de crédit ne peut se donner libre
cours, faute d'instrumens à mettre en œuvre, le goût instinctif des
Grecs pour la politique et ce qui s'en rapproche, tout concourt à
pousser la jeunesse vers la vie publique. Mais la manière dont le
régime parlementaire est pratiqué en Grèce produit dans les admi-
nistrations d'incessantes secousses. A chaque instant, les ministères
changent; or, chaque fois qu'un ministère change, tout le person-
nel administratif est modifié de fond en comble. Gomment veut-on
que des hommes qui n'occupent un emploi que pour quelques
mois, qui ne sont payés de leur travail que d'une manière déri-
soire, ne soient pas tentés d'assurer leur avenir contre les incer-
titudes de la fortune en employant un moyen qui a été pratiqué
depuis des siècles en Orient? Et ce n'est point l'Orient seul où
fleurit ce moyen. Sous tous les climats, sous tous les régimes
politiques, l'instabilité administrative amène la corruption. Elle
existe aussi bien dans la république des États-Unis que dans l'em-
pire ottoman, que dans le royaume libre de Grèce. Prenons
garde de ne pas la faire naître chez nous par la pratique trop pro-
longée du régime d'épurations, soi-disant politiques, qui, mis à la
mode depuis deux ans, risquerait en subsistant de donner à l'ad-
ministration française les mœurs des administrations américaines,
ottomanes et grecques.
La Grèce, il faut en convenir, aurait d'excellentes réponses à
faire à ceux qui lui reprochent les imperfections de son état poli-
tique. Uniquement préoccupée de ses propres ambitions, elle
réplique à toutes les critiques en affirmant que la seule cause de
UNE EXCURSION A ATHÈNES. 521
ces imperfections est la petitesse du royaume. Si la Grèce était plus
grande, elle aurait immédiatement une administration probe, un
gouvernement éclairé et économe, des finances en bon ordre, des
hommes d'état éminens, des chambres modèles. J'ai peine à croire
à la vertu magique d'une extension de frontières, si considérable
qu elle fût. En se développant, les Grecs ne feront disparaître au-
cune des difficultés contre lesquelles ils se débattent aujourd'hui ;
peut-être, au contraire, les envenimeront-ils. C'est que le problème
qu'ils ont à résoudre est des plus compliqués; des nations de pre-
mier ordre, des nations dont la Grèce ne saurait, même dans ses
rêves les plus gigantesques, songer un instant à atteindre l'étendue,
l'agitent comme elle et sans beaucoup plus de succès qu'elle. C'est
le problème de la conciliation du régime parlementaire et de l'ex-
trême démocratie. Tout a été dit sur la faute qui a été commise
lorsqu'on a imposé à un peuple à peine délivré de la servitude,
comme les Grecs, des institutions constitutionnelles calquées sur
celles de la France et de l'Angleterre. Mais on n'a peut-être pas
assf^z remarqué combien le triomphe absolu de la démocratie, trait
capital du caractère politique grec, rendait cette faute plus dange-
reuse. Dans nul pays peut-être il n'y a moins de classes sociales;
généralement l'égalité est absolue en Orient, mais, dans les pays
turcs, la race conquérante compose une aristocratie sous laquelle
toutes les autres restent courbées, tandis que dans quelques-unes
des principautés slaves qui se sont détachées de l'empire ottoman,
il est sorti de la lutte pour l'indépendance tantôt une classe diri-
geante, tantôt une dynastie qui servent plus ou moins de contre-
poids à la masse populaire. En Grèce, rien de pareil; la richesse
elle-même n'y constitue pas un privilège, car elle n'appartient
guère qu'aux Grecs vivant au dehors; il n'y a de supériorité recon-
nue que celle du talent ou de l'habileté qui ne le remplace que trop
souvent. Amoureux comme ils le sont de la science et de l'action,
persuadés qu'on peut tout faire avec de l'intelligence ou de la
ruse, les Grecs ne reconnaissent pas d'autres forces sociales. Aussi
ont-ils corrigé leurs institutions nationales de manière à les adap-
ter complètement à leur tempérament démocratique. Ils n'ont pu
s'accommoder longtemps d'un sénat. Tant que ce sénat était com-
posé d'hommes ayant pris part à la guerre de l'indépendance et
devant à d'héroïques souvenirs une autorité incontestée sur le pays
tout entier, ils l'ont supporté, quoique non sans peine; mais bien-
tôt ces hommes sont morts ; il a été impossible de les remplacer.
La révolution de 1862 a emporté le sénat. Elle a emporté du même
coup une royauté qui ne tenait à rien. Peut-on dire que celle qui
l'a remplacée soit beaucoup plus solide? Le roi George possède
l'estime, et la reine Olga l'admiration des Grecs; mais ces senti-
522 REVUE DES DEUX MONDES.
mens sont froids. On ne crée pas artificiellement une dynastie.
Lorsqu'elle ne sort pas des enti'ailles d'une nation, lorsqu'elle n'a
pas été mêlée à la formation de la patrie, elle est le produit d'un
accident ; un autre accident peut l'emporter. Le roi George, qui
est doué d'un bon sens très sûr, se rend fort bien compte de la
fragilité de son pouvoir. C'est pourquoi, loin d'en abuser, il hésite
même à en user. Il est le type et le modèle du souverain constitu-
tionnel, régnant sans gouverner. Son action sur les affaires publi-
ques est nulle. Si elle ne l'était pas, il y aurait bientôt une révo-
lution. Durant mon séjour à Athènes, tout le monde m'affirmait
qu'une grande déception nationale aurait pour infaillible résultat le
renversement de la royauté. Les peuples vaincus se vengent tou-
jours de la défaite sur les dynasties qu'ils n'aiment pas ou qui leur
sont étrangères. Le roi George ne peut conserver son trône qu'en
renonçant à toute autorité réelle, qu'en gardant une réserve inces-
sante, qu'en laissant naître et crouler les ministères sans intervenir
jamais directement ou indirectement dans leur existence agitée.
Tous les pouvoirs appartiennent donc à une chambre unique, om-
nipotente, qui ne connaît aucune barrière^ aucun contre-poids. Elle
fait et défait chaque jour des cabinets qui n'ont à tenir compte que
de ses volontés ou de ses caprices. A côté d'elle, il n'y a ni royauté
véritable, ni aristocratie de naissance ou d'argent, ni chambre
haute plus ou moins artificielle. De là cette mobilité excessive que
l'on a reprochée à la politique grecque et qui pourrait bien être la
conséquence inévitable d'un régime démocratique poussé à l'ex-
trême, dépourvu de tout tempérament, de tout frein, suivant avec
docilité les fluctuations d'une opinion toujours changeante et toute-
puissante néanmoins dans chacun de ses changemens.
Il semble qu'à un pays aussi démocratique que la Grèce la
république conviendrait mieux que la monarchie. Puisque la dynas-
tie n'est pas nationale, puisque son rôle est presque réduit à la
nulHté, pourquoi ne pas essayer de s'en passer? Cette question,
les Grecs ont assez d'esprit politique pour ne pas se la poser, il
y a peu, très peu de républicains à Athènes; il ne devrait pas y
en avoir du tout. Le jour où la Grèce essaierait de se constituer
en république, il est fort probable qu'elle se disloquerait. Si étran-
ger qu'il soit, le roi George est le lien qui maintient l'unité de la
patrie. Que ce lien se brise, les divisions éclateront aussitôt. Le
fond du caractère grec n'est pas seulement, en effet, l'amour de
l'égalité, c'est encore l'amour presque exclusif du clocher. L'es-
prit particularlste, comme je l'ai déjà dit, est aussi vif aujour-
d'hui en Gièce que dans l'antiquité. Chaque province, chaque vil-
lage déteste ses voisins. Pendant de longues années la constitution
d'un ministère était une opération des plus compliquées, attendu
UNE EXCURSION A ATHÈNES. 52S
que le Péloponèse, l'Attique, les îles voulaient également y être
représentés et qu'il fallait donner un portefeuille à chaque région.
La présidence de la chambre alternait eiatre les différentes con-
trées; tantôt elle devait appartenir aux. uns, tantôt aux autres.
Ces mœurs politiques tenaient en grande partie à l'idée que les
Grecs, à l'exemple de tous les Orientaux, se font du pouvoir. Ils le
regardaient, ils le regardent encore comme une source de biens et
de revenus que ceux qui la possèdent ouvrent libéralement sur
leurs amis. C'était donc un gain pour une province de posséder
un ministre à la tête des affaires : une province qui n'en aurait pas
eu se serait vu dépouiller de tous les bénéfices du budget et des
ressources publiques. Ces habitudes sont loin d'avoir complètement
disparu. Rien n'est plus curieux que la maison d'un ministre grec.
Du matin au soir, elle est remplie de cliensqui fument, qui prennent
des tasses de café, qui s'endorment sur les fauteuils, se promènent
dans les couloirs, s'étendent sur les divans, et, quand la place
manque, s'assoient tranquillement sur les marches de l'escalier.
Ils viennent d'un peu partout demander une place, un service, un
conseil. Qiiand le ministre passe, vingt personnes se jettent sur
lui pour l'entretenir de leurs affaires. Ce n'est pas sans peine qu'il
se dégage de cette étreinte. Le soir, l'audience est générale. Je me
rappelle qu'un jour, étant allé voir M. Goumoundouros après dîner,
je trouvai chez lui une foule de palikares, de be:gers du Magne,
sa patrie, en costumes pittoresques, d'employés, de fonctionnaires,
de solliciteurs. Chacun causait, lisait, dégustait les limonades.
C'est en vain que je cherchais le ministre au milieu de cette
foule. Enfin, j'a.vise quelqu'un et je lui demande M. Goumoundouros.
« Il ne viendra pas aujourd'hui, me dit-on; il passe la soirée chez
le roi. » Gela n'empêchait personne de s'installer dans ses salons,
d'avaler ses rafraîchissemens et de fumer ses cigarettes. Un ministre
n'a pas de logement privé; sa maison appartient à tout le monde.
L'aimable simplicité d ■ la vie orientale s'accommode parfaitement
de ce mélange de la vie de famille 'et de la vie publique. La femme
et les enfans du ministre vaquent à. leurs occupations, au milieu
des cliens, comme si la solitude était complète. Personne ne se
g-êne, et on ne gêne personne. Il en est de même dans les minis-
tères. On ouvre la porte du cabinet du ministre sans s'adresser à
des huissiers qui n'existent pas; s'il est seul, ou lui parle; s'il y a
trop de monde, on va faire un tour de promenade et on revient.
Les Grecs pas plus que les Turcs ne semblent avoir l'idée du tra-
vail solitaire; ils traitent les affaires publiques dans une cohue.
Avec des mœurs paieilles, on comprend l'intérêt de chaque pro-
vince à être représentée au ministère. Néanmoins, le particularisme
en Grèce ne lient pas uniquement aux intérêts, il tient aux tradi-
52Ù REVDE DES DEUX MONDES.
lions, aux sentimens, à la race, il est dans le sang. Les Grecs qui
vivent à l'étranger aiment à se faire construire à Athènes de
superbes hôtels où ils n'habitent jamais, mais qui servent à l'éclat
d'une ville dans laquelle la patrie se personnifie à leurs yeux; mais
les Grecs des provinces n'éprouvent pas de pareilles faiblesses ; ils
sont, au contraire, jaloux d'Athènes. J'ai vu un exemple bien frap-
pant de la violence de ce sentiment. On sait que les fouilles
entreprises par les Allemands à Olympie ont mis au jour deux
des chefs-d'œuvre les plus parfaits de la statuaire antique, un
Hermès de Praxitèle et une Victoire de Pseonios. D'après la loi,
ces deux statues devraient être transportées à Athènes, rendez-
vous de toutes les œuvres de premier ordre trouvées dans le
royaume. Mais les habitans de Pyrgos, petite ville située près
d'Olympie, ont déclaré qu'ils ne permettraient jamais qu'on les leur
enlevât, et le président actuel de la chambre, qui est du Pélopo-
nèse, a été jusqu'à affirmer que le sang coulerait le jour où l'on
voudrait dépouiller Pyrgos au profit d'Athènes! Si la guerre civile
risque d'éclater pour une cause de ce genre, combien n' éclaterait -
elle pas plus aisément pour des causes politiques dès que la sup-
pression de la monarchie viendrait briser le dernier lien de l'unité
nationale? Aucun peuple n'est plus sujet aux divisions et aux luttes
que le peuple grec. On sait en combien de partis il se partage sans
cesse. Des discussions entre savans et artistes ne sont pas moins
nombreuses qu'entre hommes politiques. Je n'en citerai encore
qu'un exemple. Le grand musée d'Athènes, le musée de Patissia, con-
tient de véritables trésors; par malheur, ils sont disposés de la ma-
nière la plus déplorable; de fort beaux bas-reliefs sont placés à
l'envers, des statues restent couchées par terre ; un Neptune^ qui
est un chef-d'œuvre et qui a été trouvé il y a deux ans à Milo, où
le gouvernement grec a envoyé des troupes pour le prendre, de peur
qu'il ne fût vendu au Louvre, est depuis lors divisé en deux tron-
çons et placé dans des caisses où il est impossible de le voir. Vous
pensez peut-être que c'est faute de place ou faute d'argent que
subsistent ces dispositions malheureuses? Non. La place abonde,
l'argent ne manque pas; mais l'éphore-général des antiquités,
M. Evstratiadis, qui, malgré son titre pompeux, semble n'avoir
d'autres fonctions que de rendre les antiquités invisibles, laisse le
musée de Patissia dans l'état où il est pour contrarier quelques
savans d'Athènes dont cela dérange les travaux. A force de se divi-
ser, les Grecs finiront par s'émietter, s'ils n'y prennent garde et
s'ils ne cherchent pas à réformer leurs institutions politiques de
manière à donner plus de force à l'unité nationale.
Pendant plusieurs années, le pouvoir a successivement passé en
Grèce entre les mains de quatre ministres qui s'en disputaient sans
UNE EXCURSION A ATHÈNES. 525
cesse la possession : MM. Goumoundouros, Deligeorgis, Zaïmis et
Tricoupis. Le jeu parlementaire se trouvait singulièrement com-
pliqué par ce grand nombre de partis; la mort s'est chargée de le
simplifier et de le ramener à la lutte réglementaire de deux grandes
fractions politiques. M. Deligeorgis a succombé il y a quelques mois,
et M. Zaïmis il y a quelques semaines. M. Goumoundouros et M. Tri-
coupis se sont trouvés seuls face à face, et la chambre, faute de
chefs nouveaux, a dû se partager entre eux. Ge n'est pas qu'il ne
se trouve dans le monde politique grec quelques hommes de mérite
qui pourraient aspirer à jouer un rôle prépondérant; mais ceux qui
l'ont tenté n'y ont pas encore réussi. Un des diplomates les plus
distingués de la Grèce. M. Delyanis, a cherché à rallier sous ses
ordres les amis de M. Zaïmis afin de former un tiers -parti qui
aurait représenté, au milieu de l'entraînement belliqueux qui em-
portait le pays, les idées de prudence et de temporisation. Sa ten-
tative n'a pas abouti, et rien ne prouve qu'elle aboutira. A moins
que des événemens imprévus ne mettent en relief et en évidence
des capacités inconnues, M. Goumoundouros et M. Tricoupis reste-
ront quelque temps encore les maîtres de la situation. Ge sont
deux caractères très différens, deux natures opposées et qui per-
sonnifient d'une manière remarquable les deux faces du tempéra-
ment grec, la face qu'on peut appeler ancienne, quoiqu'elle ne
date que de l'indépendance, et la face contemporaine. Né dans le
Magne, doué des qualités distinctives de sa race et de son pays,
M. Goumoundouros représente le vieux Grec habile et courageux,
habitué à se servir de la ruse pour atteindre le but qu'il poursuit,
mais capable, s'il le faut, de recourir à la force et de payer de sa
personne avec une aventureuse bravoure. Il a fait le coup de feu
dans sa jeunesse, il recommencerait sans hésiter. Lorsqu'on cause
avec lui, on est frappé de la finesse de sa physionomie. G'est sur-
tout un homme d'affaires distingué. Parti d'une position inférieure,
il s'est élevé par lui-même à la force du poignet. Un peu fataliste,
comme tous les Orientaux, sa politique est des plus simples : elle
consiste à diriger les événemens sans les brusquer et à les suivre
s'il est impossible de les diriger. Il a passé l'âge des imprudences,
une politique pacifique conviendrait à sa verte vieillesse. Mais si la
Grèce veut la guerre, M. Goumoundouros sera le premier à l'y
lancer. 11 est trop patriote pour résister au sentiment national ; il
tient trop à sa popularité pour s'opposer aux passions populaires.
La guerre amènerait la défaite? Soit ! M. Goumoundouros a connu
les hauts et les bas de la fortune ; il en accepte d'avance les revers.
Si la Grèce est vaincue, si elle doit se replier sur elle-même, s'en-
fermer dans ses montagnes arides, peu importe! Il vaudra tou-
jours mieux avoir été un ministre héroïque se battant pour la
526 REVUE DES DEUX MONDES.
grande cause qu'un, ministre pusillanime désertant la lutte de peur
d'un insuccès. Que la patrie soit agrandie ou restreinte, l'essen-
tiel est d'y exercer la suprématie morale et matérielle, de s'y sen-
tir souteiii par l'opinion, d'y rest'^r entouré de ces bergers et de
ces paysans du Magne dans les veines desquels coule le vrai sang
hellénique, d'être toujours l'âme et le cœur du pays. Avec sa figure
fine , son sourira malin , sa tête légèrement inclinée par l'âge,
M. G umoundouros n'a pas l'air d'un homm';: capable de risquer une
aventure; tous ceux qui le connaissent m'ont affirmé que les appa-
rences étalent trompeuses et qu'il y avait en lui, comme dans tout
vrai Grec, un mélange singulier d'habileté et d'héroïsme, de bon
sens terre à terre et d'imagination entraînante.
Quant à M. Tricoupis, qui est le fds d'un des écrivains les plus
distingués de la Grèce, il a reçu une éducation tout européenne.
Sa jeunesse s'est éooulée en France et en Angleterre; il s'est
imprégné fortement des idées modernes, sans perdre, cependant
l'originalité du tempérament grec. Sou éloquence, qui est plus
remarquable, lui donne sur la chambre beaucoup d'influence;
peut-être en a-t-il moins sur le pays, où M. Coumoundouros est
plus connu que lui, soit parce qu'il exerce presque constamment le
pouvoir depuis de longues années, soit parce que son caractère se
rapproche plus de la nation. Mais M. Tricoupis a de véritables vues
d'homuie d'état, et son âge lui permet de longues ambitions. Ce
serait un;i folie de sa part de compromettre l'avenir par un coup
de tète. C'est lui qui a fait ces grands armemens sous lesquels la
Grèce pli ; aujourd'hui. Il s'est dispensé de consulter la chambre
pour prendre ce" v grave résolution. Ses adversaires l'accusent
d'avoir viole en cela tous les principes parlementaires. A leur avis,
son esprit est naturellement dictatorial, et l'on peut craindre qu'il ne
se mette souvent au-dessus des règles constitutionnelles. C'est une
question intérieure que je n'ai pas à élucider. J'ai pu constater,
dans mes conversations avec M. Tricoupis, que, s'il avait engagé
son pays dans une voie périlleuse, il ne se faisait néanmoins aucune
illusion sur l'état de l'Europe et sur celui de la Grèce. Le sentiment
populaire l'a entramé, mais sa clairvoyance est trop grande et son
bon sens trop éclairé pour qu'il l'ignore complètement.
Quand il serait vrai que M., Tricoupis eiit un médiocre respect
pour le régime parlementaire, tel qu'il est pratiqué en Grèce, on
ne saurait lui en faire un bien vif reprochci Le gouvernement
d'une chambre unique, dont les moindres caprices entraînent le
bouleversement complet de l'administration nationale, pourrait
bien ne pas être l'idéal du gouvernement. J'ai déjà dit que la
chambre grecque était omnipotente. Chacun de ses votes peut éle-
ver ou renverser un ministère, car en Grèce la question de cabinet
UNE tXCURSION A ATHÈNES. 527
se pose dans tous les débats sans exception; il suffit que la majorité
se trouve en désaccord avec les ministres sur une loi, fût-elle sans
importance, sur un point de politique, fût-il sans gravité, pour que
ceux-ci tombent. Il n'y a pas une discussion où la vie ministérielle
ne soit en jeu. L'instalDilité qui en résulte se comprend sans peine.
Cette chambre toute- puissante est nommée au scrutin d'arrondis-
sement, en sorte que les intérêts locaux y dominent presque tou-
jours les intérêts généraux. Un député ne peut r(>présenter que sa
propre région; s'il échoue dans son canton, il lui est défendu de
poser ailleurs sa candidature; de là, l'ardeur des luttes électorales,
qui sont toujours des luttes à mort; de là aussi l'importance exa-
gérée accordée aux questions personnelles. Le spectacle des déli-
bérations de la chambre est fort intéressant, même pour un étran-
ger qui ne connaît pas la langue et qui ne peut comprendre les
discours. Le coup d'oeil de l'assemblée est fort pittoresque ; il ne
donne guère l'impression d'une réunion souveraine , mais il plaît
pour la variété, pour la gaîté des couleurs, des costumes et des
physionomies. La salle est vulgaire, la masse des députés ne l'est
pas moins; mais un certain nombre de palikares se détachent de ce
fond un peu terne; on les voit couchés sur leurs bancs avec une
négligence qui n'est pas sans grâce et qui donnerait à croire par
momens que ces législateurs d'un peuple libre sont des figurans
d'opéra prêts à monter une sérénade. Leur bonnet rouge, leur veste
soutachée d'or, leurs jupons blancs, les grandes guêtres qui cou-
vrent leurs jambes jusqu'aux genoux, où elles sont élégamment liro-
dées et découpées autour d'une jarretière à glands de laine font
oublier les plus tristes débats parlementaires. Les autres députés
montrent également la plus grande nonchalance, le laisser-aller le
plus parfait. Le chapeau sur la tête, la canne à la main, le pardessus
sur le bras, ils ne se gênent pas pour les tribunes qui, de leur côté,
ne se gênent pas pour eux. Tous les spectateurs des scènes par-
lementaires gardent comme ces orateurs le chapeau sur la tête, ce
qui d'ailleurs est tout à fait conforme aux mœurs orientales. Les
femmes occupent une place réservée, autre trait de mœurs orien-
tales que les Grecs ont eu tort de conserver. On n'a pas besoin de
cartes pour entrer à la chambre. Dès qu'on ouvre les portes, cha-
cun va se mettre où il veut, c'est-à-dire où il peut. Les séances
sont très suivies par le peuple, qui se presse en foule dans les
tribunes et qui n'hésite jamais à donner aux orateurs des marques
bruyantes d'approbation ou d'improbation. Les députés applaudis-
sent peu; les tribunes, en revanche, applaudissent très fort. La
tenue de la chambre est d'ailleurs fort calme. Ce n'est pas que les
orateurs gardent une grande modération dans leurs discours ; mais
les plus grandes brutalités passent sans soulever d'orages, parce
528 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'elles sont dans le génie de la langue, lequel est très favorable
à l'éloquence déclamatoire et vitupérative. Pendant que les plus
violentes invectives tombent de la tribune, les députés à demi
somnolens dégustent les limonades qu'on fait circuler dans la salle
des séances comme dans un café ; la buvette est des plus simples;
je doute qu'elle suffît à nos chambres; placée près de la tribune du
président, elle se compose de quelques gargoulettes et de quel-
ques citrons. On ne fume pas pendant les discussions, mais on le
fait librement quand elles sont suspendues. La liberté des allures
est complète dans la chambre d'Athènes; ce n'est pas une assem-
blée de rois comme le sénat romain, c'est une réunion d'hommes
d'affaires qui causent de leurs intérêts en famille, avec un aimable
et piquant abandon.
Les Grecs ont un remarquable respect pour toutes les opinions :
elles peuvent se produire à la chambre, même avec une grande
violence, sans que personne songe à s'y opposer. Qu'il en abuse ou
non, un orateur a le droit de conserver la parole jusqu'à la fin de
son discours. La majorité ne saurait terminer à son gré une discus-
sion : tous les orateurs inscrits peuvent parler si bon leur semble,
et l'opposition aurait le moyen de retarder indéfiniment chaque
vote si cela lui convenait. Heureusement qu'il n'y a pas encore à
Athènes de parti obstructionniste. Les débats parlementaires y sont
sincères, quoique le plus souvent très stériles. Ils ne roulent guère
que sur des sujets politiques. Les lois d'affaires, le code civil, res-
tent en suspens depuis des années. Au fond de tout débat, il ne
s'agit que de la lutte pour le pouvoir. C'est la seule chose pour
laquelle les députés se passionnent. Peut-être est-ce la seule chose
pour laquelle puisse se passionner un peuple aux yeux duquel
le régime parlementaire n'est qu'un moyen de donner satisfaction
à des intérêts individuels. Les Grecs commencent à être bien
fatigués eux-mêmes de leur état politique. Ils cherchent un
remède, mais ils ont tort de croire que ce remède se trouvera
dans une extension de frontières. L'acquisition de l'Epire et de la
Thessalie enrichira le royaume, elle ne changera pas sa constitu-
tion intérieure. En devenant plus nombreuse, la chambre des dé-
putés, qui l'est déjà trop, ne deviendra pas plus apte à remplacer
des compétitions personnelles par des travaux féconds. On ne
rencontrera ni en Épire ni en Thessalie les élémens d'un sénat
dont tous les esprits éclairés regrettent la disparition, mais sans
savoir comment on parviendrait à le faire renaître. La réunion de
tous les pouvoirs dans une même assemblée à laquelle la couronne
laisse une entière liberté d'action, est un déplorable régime. Il
en était résulté des fluctuations parlementaires sans nombre,
un émiettement déplorable des partis, des changemens continuels
UNE EXCURSION A ATHÈNES. 520
de cabinet, une instabilité administrative pleine de périls. Aujour-
d'hui le hasard de la mort a réduit les groupes politiques, et les
graves événemens extérieurs semblent les avoir réunis sous la
même inspiration. Mais, la crise passée, les divijions reprendront
leur cours avec d'autant plus de vivacité que les difficultés seront
plus nombreuses, plus variées, plus inextricables.
Quoi qu'il arrive, en effet, et quels que soient les résultats des
négociations européennes, la Grèce va se trouver bientôt dans une
situation des plus périlleuses. Même si ses ambitions nationales se
réalisent, elle aura, bien de la peine à éviter une catastrophe finan-
cière. Son budget, comme je l'ai déjà dit, a crû dans des propor-
tions effrayantes : en 18^6, il était de 4 4,51 5,500 drachmes pour les
recettes et de 1 Zi,10Zi,631 drachmes pour les dépenses ; en 1877, les
recettes s'étaient élevées à 39,247,500 drachmes et les dépenses à
41,067,823; aujourd'hui le dernier budget déposé par le ministre
des finances porte, pour les dépenses, 113,852,722 drachmes, et
pour les recettes 51,481,560 drachmes. Les Grecs ayant plus que
doublé leur budget cette année, leur déficit pour 1880-1881 dépasse
60 millions de drachmes! Jamais peuple n'a traité ses finances
avec une pareille hardiesse. Il est vrai qu'il fallait à tout prix créer
une armée. Jusqu'ici la Grèce n'avait pas d'armée; elle n'avait que
quelques gendarmes et quelques troupes, employés à maintenir
l'ordre à l'intérieur. Avec des r'Dssources aussi insuffisantes, com-
ment songer, je ne dis pas à faire des conquêtes, mais à défendre
le territoire contre une attaque du dehors? Depuis les derniers évé-
nemens d'Orient, tous les esprits éclairés se préoccupaient d'un dan-
ger qui risquait de devenir imminent. Une loi militaire, votée l'an-
née dernière, avait décidé que le service militaire serait universel ;
en dix ans, toute la jeunesse grecque devait passer sous les dra-
peaux ; au bout de dix ans, la Grèce aurait eu des soldats. Mais
était-il possible d'attendre dix ans, alors que l'avenir des peuples
orientaux est sur le point de se décider? La conférence de Berlin a
posé la question d'une manière pressante. Ne fût-ce que pour occu-
per les provinces qu'on leur promettait, il fallait aux Grecs les forces
qu'ils n'avaient pas; une armée de trente à quarante mille hommes
leur devenait indispensable. Dans le premier mouvement d'enthou-
siasme, ils n'ont pas voulu s'en tenir là. M. Tricoupis, devançant
les prescriptions de la loi, a convoqué d'un seul coup les dix
classes qui ne devaient être instruites qu'en dix années. II a réuni
une soixantaine de mille hommes, il les a armés, équipés, formés
aux manœuvres. Les résultats obtenus ont été surprenans. Le Grec
est un très bon soldat; habitué à la marche et à la chasse, il n'a
pas besoin d'un long apprentissage pour devenir un très bon tireur
TOME XLUI. — 1881. 34
530 RETCE DES DEUX MONDES.
cl pour supporter bravement les rigueurs de la vie militaire. Par
malheur, on n'improvise pas un corps d'officiers. Ce qui manque
absolument à l'armée grecque, ce sont des chefs capables de la
conduire au feu. Aucun de ceux qui la commandent n'a fait la
guerre; bien plus, aucun n'a vu plusieurs régimens réunis. Jus-
qu'ici les divers ministères qui se sont succédé à Athènes n'avaient
aucun souci de former, sinon une armée, au moins des cadres capa-
bles d'organiser rapidement les troupes levées à la hâte dans une
heure de péril national. Beaucoup d'officiers allaient en Europe com-
pléter leurs études; mais à leur retour ils trouvaient chez eux si
peu d'encouragement qu'ils se dégoûtaient bientôt de leur métier
et ne songeaient plus qu'à mener une existence paresseuse. Per-
sonne ne s'avisait de les envoyer assister aux guerres européennes,
aux grandes manœuvres de France et d'Allemagne, afin de leur
faire acquérir au dehors une éducation militaire qu'il leur était
impossible d'acquérir au dedans avec une armée de quinze mille
hommes au maximum, disséminée sur tous les points du royaume
et occupée uniquement à y faire la police. Il en résulte qu'aujour-
d'hui les généraux sont d'une déplorable insuffisance, que les offi-
ciers sont doués tout au plus d'une éducation théorique qui n'a
jamais subi l'épreuve de la pratique, et que les sous- officiers man-
quent presque complètement. Est-ce avec une organisation mili-
taire pareille que la Grèce peut affronter le cho;: de la Turquie?
Le jour où la crise actuelle sera terminée, la question de l'armée
deviendra une des plus difficiles que les hommes d'état grecs au-
ront à résoudre. Pourront-ils maintenir 40 ou 50,000 hommes sous
les armes, comme il le faudrait pour assurer leur avenir national?
L'état de leurs finances ne le leur permettra pas. Ils ont paré au défi-
cit actuel par des emprunts; mais leur crédit est épuisé, personne
désormais ne consentira à leur fournir les ressources dont ils ont
besoin. A quelle source s'adresseront-ils pour alimenter leur bud-
get? A l'impôt foncier? Mais ce sera le moyen de mécontenter pro-
fondément les provinces agricoles qu'ils espèrent annexer et d'en-
traver partout l'agriculture. A l'impôt sur le tabac? Mais ce serait
ruiner leur commerce d'exportation, qui est considérable. Un orateur
rempli de fantaisie proposait naguère à la chambre de combler le
déficit en aliénant les monumens publics. 11 était d'avis de com-
mencer par le temple de Thésée, dont il espérait tirer 25 millions.
Plus tard devait venir le tour de l'Acropole. Je constate avec
regret qu'une protestation indignée ne s'est pas élevée de tous les
bancs de la chambre à cette folle proposition. Ce n'est pas que les
Grecs y aient fait bon accueil. Mieux que personne, ils savent que
le jour où la Grèce vendrait ses monumens, c'en serait fait d'elle,
elle n'existerait plus. Mais avec une habileté qu'ils croient remar-
UNE EXCURSION A ATHÈNES. 581
quable et qui ne l'est guère, ils essaient d'effrayer l'Europe par la
menace de scènes de vandalisme dont ils seraient les premières
victimes. Chaque jour leurs journaux s'écrient : Qu'importe le
passé! ne songeons qu'à l'avenir. Chaque jour ils déclarent que, si
l'Europe ne vient pas au secours de la Grèce, tous les débris anti-
ques périront dans !a lutte. Les plus exaltés vont jusqu'à proposer
de dresser des batteries dans les Propylées afin d'y attirer les boulets
turcs. Jeu impie et barbare qui déshonore ceux qui s'y livrent!
Dépouillée de sa couronne de temples et de statues, que serait la
Grèce? Qui voudrait se battre pour elle? Qui voudrait même s'expo-
ser à une négociation diplomatique dangereuse pour lui assurer un
succès? Ce qui fait son charme, sa force, son prestige, sa gloire
unique, au milieu de tous les peuples qui se disputent l'Orient, c'est
le reflet divin que l'art antique répand encore sur elle à travers
tant de révolutions et tant de ruines. Les plus grandes conquêtes ter-
ritoriales ne remplaceraient pas pour la Grèce l'Acropole; la vieille
citadelle avec ses marbres écroulés est pour le petit peuple qui s'élève
à ses pieds une plus sûre garantie de l'avenir que ne le seraient de
longues frontières, un budget en équilibre et une bonne armée.
On s'explique fort bien l'espèce d'irritation qui s'est emparée
de la Grèce depuis quelques mois. Toujours déçue dans ses espé-
rances, tandis qu'autour d'elle tant d'autres nations voyaient se
réaliser les leurs, elle a fini par sentir l'impatience et la colère lui
soulever le cœur. Fatiguée d'ailleurs des agitations parlementaires,
des luttes politiques qui la travaillent depuis si lot^gtemps, quelque
peu dégoûtée des rivalités personnelles qui constituent presque
toute sa vie nationale, elle se demande si une entreprise belli-
queuse, même malheureuse, ne retremperait pas les caractères, ne
ferait pas surgir des hommes nouveaux, ne donnerait pas l'essor
au génie hellénique étouffé dans des frontières étroites et sous un
régime constitutionnel mal conçu. Trompée par l'Europe ou du
moins par certaines puissances européennes, elle rêve enfin de ven-
geance, dernière ressource de ceux qui n'ont plus d'espoir. Périr
dans une catastrophe qui engloutirait tout ce qui reste de la civilisa-
tion antique, ne serait-ce pas tomber d'une grande chute? Ne serait-ce
pasfiniravec un incomparable éclat? Heureusement, l'héroïsme chez
les Grecs est toujours tempéré pas le sens commun. Cette race est
d'une souplesse merveilleutie, et peut-être la verrons-nous bientôt,
après avoir essayé d'étonner le monde par sa témérité, n'ayant pas
réussi dans cette entreprise, se résoudre, ce qui serait beaucoup
plus sûr, à mériter son estime par la sagesse, la prudence et la
modération, sinon de ses désirs, du moins de ses actions.
Gabriel Charmes.
LE
VEUVAGE D'ALINE
PREMIERE PARTIE.
I.
La baronne de Vesvre venait de reconduire jusqu'à la porte de
son petit salon chinois la dernière des belles mondaines assidues
à ses cinq heures. Pendant la saison où l'on ne va pas au bois, tout ce
que Paris possède d'hommes et de femmes à la mode se fait un point
d'honneur de venir savourer une tasse du fameux thé jaune dans ce
salon chinois où l'on a toujours de l'esprit, où l'on est toujours
jolie, où l'on rencontre immanquablement les personnes que l'on
désire voir, la maîtresse du lieu étant fée,., fée par la grâce vrai-
ment enchanteresse, le désir incessant de plaire, la volonté sou-
tenue d'amuser ses hôtes. Les rideaux, tout chatoyans de brode-
ries fantastiques, sont bien clos; les lampes encapuchonnées avec
art renvoient au plafond cette lumière discrète et habilement dis-
tribuée, qui ne nuit pas à la beauté et qui dissimule l'âge et la lai-
deur; les sièges sont éparpillés d'avance selon le goût de chacun
pour que les groupes sympathiques puissent se former comme par
hasard, et le bal de demain, la première représentation d'hier,
défraient la conversation générale, qui ne languit jamais, sans
préjudice des causeries à voix basse plus intéressantes. Un léger
LE VEUVAGE d'aLINE. 533
parfum de tabac d'Orient révèle que les cigarettes sont tolérées
dans ce boudoir encombré de fleurs à la façon d'une serre; un
samovar monumental fume sur une table chargée d'engins exo-
tiques en orfèvrerie niellée qui rappelle la nationalité de iM"' de
Vesvre, née princesse Orsky. Seule peut-être une Russe du grand
monde est capable de tenir avec cette autorité souriante le
sceptre de la mode et d'être plus Parisienne encore que les
simples Parisiennes de Paris. Quand vous auiez découvert qu'elle
est chétive et maigre avec des traits irréguliers : petit nez re-
troussé, pommettes saillantes, vous serez forcé d'ajouter: «Mais
elle est délicieuse! » Telle est en effet l'opinion générale. Les
beautés vraies sont réduites à lui envier ses cheveux d'un blond
de lin surnaturel, sa taille serpentine qui peut aborder toutes les
extravagances de l'ajustement moderne et les rendre excusables,
ce regard, un peu myope pourtant, où pétille derrière le petit lor-
gnon d'or une malicieuse coquetterie. Oui, les plus enviées, les
plus adulées doivent baisser pavillon devant la baronne Olga,
comme on l'appelle; toutes souhaiteraient d'être à sa place, traitée,
quoi qu'elle fasse, chez elle et au dehors, en enfant gâté, libre de
marquer ses actes et ses allures au coin de l'originalité, bien
qu'elle appartienne par son mariage au faubourg Saint-Germain.
Ce qui est interdit à d'autres est permis à la baronne Olga,
c'est une créature privilégiée; elle-même en convient tout haut.
Quant à ce qu'elle en pense tout bas, il est facile de le deviner,
pourvu qu'on l'observe avec quelque attention, lorsqu'elle se
trouve seule enfin, après ce babil et ce frou-frou puérils qu'il lui
plaît de susciter momentanément autour d'elle. Un soupir s'échappe
de ses lèvres, — soupir de regret ou de délivrance? — elle se
jette sur le sofa, s'étire d'un mouvement qui lui est commun avec
les chattes, puis reste une minute le front enfoui dans ses deux
mains scintillantes de bagues. Quand elle relève la tête, le masque
est tombé, elle a quitté sa physionomie de convention, d'apparat
pour ainsi dire; le sourire qui retroussait le coin de ses lèvres,
l'éclair qui jaillissait de sa prunelle pâle, les nuances délicates,
mobiles, variées à l'infini de l'expression qui empêchaient de con-
stater les défauts flagrans de la ligne, tout cela s'est effacé, elle est
franchement laide,., elle se repose.
— Vous êtes seule? dit une voix d'homme à travers la porte
entrebâillée.
— Oui, p(mrquoi?
Elle ne cherche pas à ressaisir ses agrémens; ce n'est que la voix
de son mari. Depuis longtemps elle a désespéré de plaire à celui-là.
— C'est, ajoute M. de Vesvre, en entrant tout entier et en s'ap-
53/| REVDE DES DEUX MONDES.
prochant de sa femme, après avoir refermé la porte avec soin,
c'est que je vous apporte une nouvelle toute fraîche qu'il ne con-
vient pas de crier d'abord dans l'oreille de vingt-cinq personnes.
Le mariage de Marc est arrangé.
— Vraiment?.. Il se laisse faire?..
— Cela n'a pas été sans peine. Pourtant ma tante l'emporte à
la fin... Je vous laisse à penser si elle est ravie !
— Pauvre garçon !
— Bah ! on aurait tort de le plaindre ! Deux millions tout de suite,
le double un peu plus tard... Un petit sacrifice sous le rapport de la
naissance, il est vrai, mais les Béraud sont d'honnêtes gens qui pen-
sent de la façon la plus correcte; le dernier du nom, cet oncle céli-
bataire, le seul parent, le tuteur de la demoiselle, a su se faire
une place convenable dans le monde ; il est du club, il s'étudie si
bien à nous ressembler qu'on pourrait le prendre pour un des
nôtres... Le père était moins présentable, mais il y a dix-huit mois
qu'il est mort, personne ne s'en souvient plus. Quant à notre future
cousine, on en dit beaucoup de bien.
— Pauvre fille alors !
— Comment! pauvre fille! Marc ne vaut-il pas un auti'e mari?
Beau nom, de l'esprit, figure agréable...
M. de Vesvre en accordant une figure agréable à son cousin se
regardait complaisamment dans la glace par-dessus la tête de sa
femme. — Tout le monde, semblait-il dire, ne peut pas être comme
moi le type par excellence du beau cavalier. — Vous êtes acharnée
ce soir, ma chère, à épiloguer sur les gens; qu'est-ce qui vous
prend? Vos humeurs noires?..
— Peut-être ; elles me prennent plus souvent qu'on ne croit.
Savez-vous, mon ami, comment un grand médecin a défini l'humeur
noire?..
— Un caprice?.. La fatigue d'un lendemain de bal? Est-ce cela?
— Non. Il dit que c'est une terrible maladie, car elle lait voir
les choses comme elles sont. — Je vois en elfet les choses comme
elles sont de temps à autre, quelque volonté que j'aie de m'étourdir
et de fern:ier les yeux. Ce mariage, pour ne parler que de lui,
m' apparaît aujourd'hui comme la chose la plus triste du monde.
— Parce que Marc résistait d'abord? Mais puisqu'il a cédé après
tout?
— Il a cédé de guerre lasse à la persécution; d'autres se
rendent à l'appât d'une grosse dot! Vous en êtes tous là. Et le
mariage compris de la sorte est une honte, entendez-vous ?
— Une honte, soit ! répliqua M. de Vesvre, qui haïssait la discus-
sion. Je dirai ce que vous voudrez, n'étant pas en cause. Vous
LE VEUVAGE d'aLINE. 5)35
savez bien que je me suis marié tout différemment. — Et avec un
regard qui semblait évoquer de tendres souvenirs, il baisa la main
de sa femme.
— Oui, vous prétendez me faire croire que c'est une valse qui
vous a décidé, dit la baronne, avec un sourire à moitié triste, iro-
nique à demi. Après avoir dansé une fois avec moi, vous vous êtes
juré que vous rendriez cette valse éternelle.
— Eh bien ! n'était-ce pas là une conquête dont vous devez res-
ter fière quand vous comparez votre sort à celui des autres femmes
discutées, marchandées, épousées à regret? Pourquoi donc me
faire grise mine?
— Parce que... — La jeune femme leva vers son mari ses yeux
d'aigue-marine singulièrement pénétrans, sans le secours cette fois
de leur inséparable lorgnon, — parce que votre goût pour la valse,
pour la valse blonde, pour la valse du Nord n'a eu qu'un temps
bien court, ce qui ne veut pas dire que vous soyez désenchanté de
tout exercice chorégraphique, au contraire...
Les boléros déhanchés d'une Espagnole aile de corbeau attiraient
souvent M. de Yesvre depuis quelque temps dans un petit théâtre;
mais la baronne ne songeait pas à poursuivre ces boléros d'une
jalousie spéciale, pas plus qu'elle n'avait songé auparavant à être
jalouse du corps de ballet de l'Opéra. Elle cédait seulement au be-
soin de lancer une de ces flèches que la femme la mieux habituée
aux infidélités de son mari décoche toujours volontiers ; la flèche
fut perdue. M. de Vesvre s'était mis à flairer avec obstination
une touffe de tubéreuse: — Je ne sais, disait-il, com ient vous
pouvez supporter pareille infection, il y a de quoi asphyxier
un régiment tout entier. Et vous prétendez avoir des nerfs fragiles,
vous et vos bonnes amies!
Tandis qu'il parlait en songeant à autre chose et pour remplir
le temps jusqu'à l'heure du dîner, une porte grinça dans la
pièce voisine, et un rayonnement nouveau que l'ivresse de la plus
belle fête n'eût pas suffi à amener sur les traits de M""^ de
Yesvre, vint encore transfigurer son étrange et variable physio-
nomie :
— Ah! dit-elle toute joyeuse, j'entends venir Sacha! Vous avez
raison, ces parfums ne valent rien pour sa petite tête. Sortons
d'ici.
Elle précéda son mari et rejoignit dans la salle à manger, au
moment où il y entrait lui-même bichonné pour le dîner, un bam-
bin de cinq ou six ans accompagné de sa gouvernante, il était entré
en silence de cet air discret, un peu contraint qui fait reconnaître
les enfans bien élevés, mais à la vue de sa mère la consigne fut
536 REVUE DES DEUX MONDES.
oubliée, il s'élança vers elle, se suspendit à ses jupes, à ses brace-
lets, à son con, la couvrant de caresses avec une furie qui la
décoiiïa sans qu'elle parût s'en plaindre.
— Maman ! chère petite maman!..
Il n'y avait pas à en douter; la baronne trouvait le temps, au
milieu des dissipations qui remplissaient sa vie, d'aimer son fils et
de s'occuper de lui.
— Et ton père? dit-elle bien bas à l'oreille de l'enfant.
Sacha (il portait le nom de son oncle maternel, le prince Alexan-
dre, abrégé dans la bouche de sa maman, par un joli diminutif
russe), Sacha courut souhaiter le bonjour à M. de Vesvre, qu'il
voyait pour la première fois de la journée. Le père passa la main
sur sa tête blonde et prit une grosse voix bourrue pour lui dire
mille folies qui le firent éclater de rire, mais il n'était pas à l'aise
cependant, il n'était pas heureux, il n'était pas tendre comme avec
maman. C'était la vengeance de M""^ de Vesvre. Pendant le dîner
de famille, on fit causer la gouvernante, qui énuméra les bons points
qu'avait mérités Sacha, les mauvais tours qu'il avait joués. L'objet
de cet interrogatoire cependant lorgnait le dessert, sans écouter
beaucoup ni les complimens ni les réprimandes.
— Il vous ressemblera sur un point, dit la mère en souriant à
son volage époux, il comprend les jouissances positives de la vie.
Ce nouveau coup de patte n'empêcha pas M. de Vesvre de cher-
cher des yeux, après dîner, tantôt son chapeau et tantôt la pendule,
les jouissances positives qu'on lui reprochait l'attendant vers neuf
heures et demie dans une loge d'avant-scène. En même temps, il
avait quelque remords de quitter si vite les joies moins capiteuses
de la famille. Bref, il réussit à se contraindre jusqu'au coucher
du petit Sacha.
— Vous étouffez, mon pauvre Albéric, lui dit sa femme pour le
récompenser de cet effort louable en l'aidant un peu; il fajt trop
chaud ici; vous avez envie d'aller prendre l'air, je vois cela, ne
vous gênez pas.
— Mais, chère amie, vous laisser seule? balbutia le pauvre
Albéric un peu confus.
— Maman ne sera pas seule; elle va monter m'embrasser dans
mon lit, s'écria une petite voix. N'est-ce pas, maman?
— Oui, mon trésor.
— Et d'ailleurs le timbre sonne, dit M. de Vesvre avec un visible
soulagement; quelqu'un vient vous tenir compagnie.
— Eh bien! recevez ce quelqu'un-là! répliqua en s'envolant la
baronne.
Quand elle redescendit de sa visite à la nursery^ W^ de Vesvre
LE VEUVAGE d' ALINE. 537
trouva debout devant la chemiuée, un jeune homme de taille
moyenne, mince et brun, dont le front paraissait chargé de tous les
nuages que peuvent amonceler sur uii front humain l'impatience,
l'ennui et le mécontentement : — Miî voici mon cousin Marc!
Elle s'était arrêtée à quatre pas du seuil, son fameux lorgnon
braqué sur lui de cet air scrutateur qui fait présager un déluge de
questions. La première d'ailleurs fut toute simple : — Albéric n'est
plus ici?
— Il m'a chargé de l'excuser, une affaire pressante...
— Oh ! très pressante,., je sais...
M"'*" de Vesvre atteignit son fauieuil avec le glissement de syl-
phide qui distinguait sa démarche, qu'elle fûL triste ou gaie,
insouciante ou émue, puis s'asseyant sans tendre la main au nou-
veau venu :
— Ainsi, mon cousin, dit-elle, vous avez capitulé?
Il eut un geste de lassitude :
— Savez-vous tous les moyens qu'on a em^)loyés pour m'y aine-
ner, ma cousine?
— Oh ! vous n'avez rien à m'expliquer. Une place assiég?,e se
rend fatalement dans un délai déterminé, question de temps et de
calcul. Votre père allait jusqu'à menacer de vous couper les vivres,
s'il faut en croire Albéric?
Le jeune homme haussa les épaules.
— Sur ce point, je ne suis pas tout à fait à sa merci.
— Permettez, ce n'est pourtant pas le petit legs de votre mar-
raine qui eût suffi à soutenir un genre de vie...
— Il ne s'agit pas d'argent. Ka mère pleurait, elle pleurait
tous les jours.
— Naturellement! C'est ce que j'appelle brusquer un siège.
Voilà de la bonne stratégie ou je ne m'y connais pas. Enfin la place
est prise... Que vous ayez cédé aux menaces, aux pleurs, peu
importe, vous avez cédé. Que dit .Vl"''^ d'Herblay ?
Cette question perfide lancée à brûle-pourpoint fit tressaillir Marc,
un léger frémissement passa sur ses lèvres, et il pâlit; mais se
retranchant aussitôt dans le système de dissimulation prudente que
les hommes ont érigé en devoir d'honneur quand il s'agit de dé-
fendre leurs amours contre la curiosité :
— M""" d'Herblay? dit-il d'un ton de parfaite indiiférence. Gom-
ment saurais-je?.. Elle est depuis des mois déjà loin de Paris.
— Ah! c'est vrai, j'oubliais,., dans cette maussade propriété de
Sologne, où elle ne manque jamais de prendre la fièvre. Quel tyian
que son mari! L'emmener en plein hiver, pauvre femme! Concevez-
vous rien de plus odieux?
538 BEVDE DES DEUX MONDES.
— Aucun acte odieux n'étonne de la part de M. d'Herblay.
— Vous avez raison. Cet homme-là doit être capable de tout,
et si ennuyeux en outre ! On voudrait nous persuader qu'il n'y a
pas plus de créature humaine absolument dépourvue de bonnes
qualités qu'il n'y en a d'absolument parfaite. Eh bien ! je m'inscris
en faux contre cette assertion. Il y a des gens mauvais sans mé-
lange et sans dédommagement. Trouvez, par exemple, une qualité
au mari dont nous parlons, une seule, fût-elle toute petite. Bru-
tal, avare, dépourvu de cœur autant que d'esprit et de cheveux:
voilà ce qu'il est.
— Je ne vous contredirai pas, ma cousine.
— Et sa femme est si bien faite pour inspirer une de ces pas-
sions, un de ces attachemens... Malheureusement ni passions, ni
attachemens ne durent. Rien ne dure en ce monde, rien, sauf le
mariage. Aussi avez- vous grand tort, mon cher Marc, de vous
marier à la légère.
— Et qui vous dit que je me marie légèrement? La question de
convenance, de fortune...
— Chut ! ces mots-là ne devraient jamais sortir de la bouche
d'un poète. Vous parlez comme votre cousin Albéric, à qui pour-
tant vous ne ressemblez pas.
— Je tâcherai de lui ressembler, dit Marc résolument. Albéric
est un bon mari.
— En êtes-vous bien sûr?
— Sans doute! Cette verve, cet entrain infatigables, qu'il est le
premier à admirer en vous, prouvent assez que vous n'avez rien
à désirer.
— Vous êtes perspicace, mon cousin, mais il ne s'agit pas de
moi, qui suis évidemment très heureuse. Il s'agit de savoir si votre
future femme entend être heureuse de la même façon et suivre
mon exemple.
Marc réprima une imperceptible grimace. Il trouvait parfois
amusantes les allures de la baronne, mais au fond les désap-
prouvait fort. Pendant quelques minutes, la fine mouche continua
de prendre plaisir à le piquer en décernant les éloges les plus
emphatiques à la beauté, à la résignation, au mérite méconnu de
M'"^ d'Herblay, éloges qu'elle entremêlait, comme au hasard, d'at-
taques tantôt sournoises, tantôt directes, contre l'ingratitude des
hommes, leur inconstance, leur lâcheté devant certaines persécu-
tions qui surexciteraient au contraire la ténacité féminine. La ba-
ronne Olga savait fort bien que ce dédaigneux cousin avait pour
elle le degré d'estime que l'on peut avoir pour une plume légère
tourbillonnant dans le vide. Aujourd'hui, elle prenait sa revanche;
LE VEUVAGE d' ALINE. 539
il était embarrassé, presque humilié devant elle et dévorait sa
moustache sans pouvoir répondre autrement que par une feinte
assez misérable :
— Je me demande, répétait-il, ce que vient faire dans tout ceci
M^^d'Herblay?
— Certes, reprit la baronne, abaissant enfin son terrible lorgnon,
je n'ai aucun motif pour me montrer plus exigeante qu'elle. Si
j^jme d'He^-blay approuve votre conduite, nous devons tous en faire
autant,., et cette conduite, en somme, n'est surprenante que par sa
banaUté même. Oii accepte difficilement de voir rentrerMans le che-
min battu un révolté qui a couru les aventures. Moi, j'aimais cela
en ma qualité de folle ! Vous me forcez à revenir d'une dernière
illusion, mon illusion sur les rêveurs qui élaborent en beaux
vers de grands senlitnens, — car vous avez fait de fort beaux vers,
monsieur Marc Séverin.
— Vous n'en lirez plus jamais. J'enterre la poésie en me mariant.
— Voilà qui est galant pour votre fiancée. Saurez-vous du moins
vous convertir tout de bon à une saine et honnête prose?
— N'en doutez pas. Ma femme ne sera déçue dans aucune
de ses espérances.
— £h! eh! les espérances des jeunes filles sont plus multiples
et plus compliquées qu'on ne le suppose généralement. Elles ne
s'en rendent pas compte elles-mêmes, mais, croyez-moi, elles espè-
rent tout, j'entends tout ce qu'il y a de beau, de charmant et
d'impossible dans la vie.
— Aviez-vous rêvé vraiment plus de bals, de spectacles, ''de con-
versations, d'adorateurs, de diamans et de succès que vous n'en
avez, ma cousine?
— Merci, j'ai de tout cela surabondamment, mais encore une
fois je suis hors de cause. Admettez que cette petite bourgeoise
comprenne le mariage comme l'union intime de deux cœurs, qu'elle
croie dans son ingénuiié que deux époux doivent avoir une foi
commune et les mêmes goûts, qu'elle prétende aiaier son mari de
toute son âme et être aimée de lui exclusivement; cela ne me
paraîtrait pas improbable.
— Bah! qu'allez-vous imaginer? xM"" Béraud est sans doute,
comme beaucoup d'autres et plus que beaucoup d'autres, — car
étant orpheline, elle vit dans la retraite, — pressée de conquérir
sa liberté, d'avoir un rang dans le monde. Elle a été du reste très
bien élevée, s'occupant sans relâche sous les yeux de son ^père à
faire provision de diplômes.
— Ah! c'est une savante?
— On ia dit fort instruite. Un grand mérite à mes yeux, c'est
550 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'elle ne joue pas du piano, aucun art d'agrément, Dieu soit
loué! Je ne puis souffrir les talens médiocres.
Oui, n'est-ce pas? Quand on est musicienne, il faut l'être à
la façon de M™' d'Herblay, tout naturellement, comme le rossignol.
Ne parlons plus, de grâce, de M'"* d'Herblay, interrompit
Marc en prenant son chapeau d'une main tremblante d'irritation
contenue.
— Vous pensez donc terriblement à elle!.. Et, dites-moi, l'autre
est-elle jolie? J'arrive, et on ne me l'a pas encore montrée.
— Une grande fille blonde et fraîche, assez gauche, avec de
longs bras dont elle ne sait que faire.
— Tout cela peut s'arranger; défauts de jeunesse. Une grande
fille fraîche ! Vous qui adoriez les roses-thé, les clairs de lune ! Et
la taille, la main, le pied?
— Je n'ai vu que l'ensemble, qui manque un peu de finesse et
d'élégance.
— Vous avez des préventions parce qu'elle se nomme M"* Bé-
raud, avouez-le.
— Oh! pour cela non, je vous jure! J'ai assez souffert d'être le
vicomte de Sénonnes ! Si le sort m'avait fait naître dans la condition
moyenne qui est celle de M"^ Béraud, je serais tout ce que je ne
suis pas, hélas! C'est à cette sphère-là qu'aj^partiennent mes meil-
leurs amis, les seuls qui m'aient jamais compris. Des préjugés de
naissance, grand Dieu! je me sens plutôt les préjugés contraires,
et j'estime feu M. Béraud, qui a su gagner des millions par son tra-
vail, mille fois plus que le petit vicomte qui épouse aujourd'hui
sans en avoir envie la fille de cet honnête homme.
— Il est encore temps de reculer.
— Pour céder avant peu à de nouvelles instances? A quoi bon?
j'ai donné ma parole.
Le regard clair de la baronne s'arrêta sur lui avec une expres-
sion de pitié, presque de mépris. Ce n'était pas la vaillance qui
manquait à cette petite femme.
— Et la date fatale est fixée sans doute?
— Non. Ma famille et M. Fabien Béraud, le tuteur d'Aline, ne
demanderaient pas mieux que de nous marier au plus vite, mais...
— Bien entendu! je reconnais la sagesse ordinaire des grands
parens. Ils ne sont chatouilleux que sur les questions qui se discu-
tent par-devant notaire. Pour le reste, on verra bien à s'adorer
ou à se haïr après que des sermens irrévocables auront été pro-
noncés.
— Mais M'*" Béraud ne l'entend pas ainsi. Elle veut réfléchir et
me connaître.
LE VEUVAGE d' ALINE. 541
— Gela doit paraître exorbitant à votre mère, n'importe ! je l'es-
time pour cette prétention. Et qui sait? peut-être avec le temps
vous éprendrez-vous de la fiancée qu'on vous impose. Il arrive des
choses si extraordinaires !
— Je souhaite sincèrement que celle-ci se produise, répondit
Marc se levant avec humeur. Mais, que je m'éprenne ou non,
je me conduirai toujours à l'égard de ma femme en honnête
homme.
— Vous n'en savez rien, repartit la baronne. — Elle haussa les
épaules, puis avec dédain laissa tomber ces mots : — Vous êtes
faible !
— La faiblesse n'exclut pas une certaine probité.
— La faiblesse exclut toute vertu; il n'est personne au monde
qui m'inspire moins de confiance qu'un homme d'imagination,
héroïque en théorie, et qui s'arrête, le moment venu d'agir. Parlez-
moi, en fait de qualités masculines, de la décision du caractère, de
ces inflexibilités de conduite qui deviennent de plus en plus rares
dans tous les pays où l'on est encore aimable. Oui, ce qu'il y a de
terrible, c'est que les gens auxquels ce fond-là manque sont sou-
vent très aimables, car vous l'êtes à vos heures, mon cousin, quoique
ce soir vous n'ayez presque rien dit, me laissant vous gronder plus
que je n'aurais dii peut-être. Vous ne m'en voulez pas? Est-ce
parce que vous êtes très généreux ou parce que mon opinion a si
peu de poids? C'est cela plutôt, n'est-il pas vrai? Bonsoir, mon
cher Marc, allez rêver à vos nouveaux devoirs. Cette pauvre
M'"* d'Herblay ! cette pauvre M"' Béraud !
IL
L'ironie de la baronne Olga touchait juste. Marc était un de ces
êtres faibles et enthousiastes, généreux et irrésolus dont les aspi-
rations naturellement nobles sont trahies souvent par une volonté
défaillante. Cependant s'il eût voulu se justifier au lieu de laisser
tomber l'accusation avec une sorte de dédaigneuse insouciance dont
il avait depuis longtemps pris l'habitude, ce jeune homme eût
réussi à prouver peut-être que ses quaUtés lui appartenaient bien
en propre et qu'il avait eu même quelque mérite à les défendre
contre des influences hostiles, tandis que ce qu'il pouvait avoir
de défauts était surtout le résultat de la guerre acharnée livrée
sans trêve ni merci'à tous les instincts de son cœur. Cette lutte
datait de sa première enfance. Il était ué très frêle, et on avait pu
prévoir tout d'abord qu'il n'aurait jamais rien de commun avec les
ancêtres aux armures de fer, géans barbus et basanés dont les.
542 REVUE DES DEUX MONDES.
portraits garnissaient la longue galerie du château de Sénonnes
dans la Nièvre.
Son père, qui le destinait à l'état militaire comme au seul état
possible pour un homme de haute lignée, en avait été consterné au
point de garder quelque temps rancune à sa femaie, belle et robuste
personne cependant, qui semblait faite pour perpétuer dans toute
sa vigueur une race de colosses. L'embonpoint bien nourri qui
seyait du reste à la taille élevée, au type louis-quatorzien de
M""® de Sénonnes, avait apparemment étouflé chez elle une certaine
finesse de discernement que la plupart des femmes et surtout des
mères poussent jusqu'à la divination, car elle ne sut jamais aider
son mari à comprendre que l'énergie physique des aïeux s'était
transformée en ardeur intellectuelle chez ce dernier rejeton, fleur
tardive éclose sur le vieil arbre par un suprême effort de sève; elle
ne sut rien lire dans le regard pensif de cet enfant, dont l'organisa-
tion déliée indiquait moins une santé chétive que des déhcatesses
de plus d'une sorte qui du corps s'étendaient jusqu'à l'âme.
En effet, le ressort ne manquait pas à ces membres fluets d'une
singulière élégance. Marc était agile et actif autant que son superbe
cousin Albéric, plus âgé de quelques années, et auquel on le com-
parait toujours d'une façon désavantageuse. Celui-là serait un bril-
lant officier et un homme du monde, disaient en soupirant M. et
M"'^ de Sénonnes. — Et ils se désolaient à l'envi de ce qui eût
simplement excité l'attention et l'intérêt de parens plus vigilans et
plus éclairés, par exemple de la vive curiosité sans but ni méthode
qui poussait l'intelligence de leur fils dans tous les sentiers à la
fois, de la sensibilité presque féminine du jeune Marc, de sa
timidité poussée jusqu'à la sauvagerie, de la muette contem-
plation où le jetaient mille choses dont lui seul comprenait la
beauté. Il suffisait des effluves d'une matinée de printemps, de la
splendeur d'un coucher de soleil, de quelque rayon égaré dans la
voûte des bois, pour lui faire perdre la tête et le détourner de tout
travail suivi, disait, eu se plaignant de lui, l'abbé chargé de l'in-
struire, li fallait absolument l'aguerrir, l'endurcir, faire un homme
de cette petite fille prompte aux caresses et aux larmes. Pour
cela ses parens s'appliquèrent à refouler toutes les facultés aimantes
du pauvret, sans réfléchir qu'une âme tendre, froissée au premier
battement d'ailes, se replie sur elle-même, et devient d'autant plus
impressionnable qu'elle s'étudie mieux à tout cacher. Un jour l'abbé
apporta, foit alarmé, à M'"« de Sénonnes, une pa^e de méchans vers
saisie dans le pupitre de son élève. Les guides maladroits du
poète en herbe se consultèrent et finirent par décider entre eux
que la solitude était pour Marc une mauvaise conseillère; son pré-
LE VEDVAGE d' ALINE. 5A3
cepteur renonçait à l'empêcher de bayer aux mouches : peut-être
l'émulation du collège ferait-elle justice de cette tendance déplo-
rable en même temps que le contact d'autres garçons de son
âge le rendrait bon gré mal gré semblable à tout le monde;
mais il était écrit que Marc prendrait toujours le contre-pied de ce
que l'on souhaitait pour lui. Ce collège, choisi avec soin pourtant,
parmi ceux où dominaient de bons principes, recelait comme tous
les grands foyers d'éducation publique une eifervescence d'idées
libérales que le comte de Sénonnes eût appelées des idées subver-
sives, et Marc, après avoir surmonté l'espèce de mélancolie morbide
que lui inspiraient les murailles grises dérobant la vue du ciel tt
des bois, se consola peu à peu à l'aide de ce poison.
— Vous faites de mon lils un révolutionnaire, dit un jour avec
indignation M. de Sénonnes au directeur du collège, bien étonné.
Si encore l'écolier malencontreux eût tiré parti de la facilité à
tout comprendre dont on le savait doué, pour remporter quelques-
uns de ces succès qui flattent la vanité des parens!.. mais non, il
ne se distingua que très tard dans les classes supérieures; alors
le goût des lettres fit explosion chez lui avec une telle force que
ses professeurs conçurent, à son sujet, de brillantes espérances.
M. et M'"" de Sénonnes, loin de s'en réjouir, s'inquiétèrent de
plus en plus; ces goûts-là ne le conduiraient pas vers l'Ecole
militaire , où Albéric avait réussi à entrer, pour quitter bientôt le
service, il est vrai, comuie font beaucoup d'autres, en se mariant:
n'importe, il avait suivi la route frayée, tandis que son cousin
allait continuer sans doute à battre les buissons. Quand Marc,
ses études achevées, entra dans le monde avec des convictions
politiques qui n'étaient pas précisément celles de sa caste, des
sympathies qui l'entraînaient vers toutes les supériorités, sauf
celles du rang et de la fortune, quelques amitiés de collège que
son père lui reprochait comme basses, vulgaires, indignes de lui,
et une vocation littéraire très prononcée dont il n'osait rien dire,
la fâcheuse position où il se trouva pouvait rappeler celle du cygne
couvé par mégarde au milieu des poussins.
u Tu nous appartiens, tu es tenu de nous ressembler, n lui di-
saient tous ces gens, qui ne le connaissaient pas plus qu'il ne les
comprenait lui-même. M. et M""" de Sénonnes déclaraient de bonne
foi que Marc était un être fantasque, réfractaire, un peu fou. Gom-
ment expliquer autrement qu'il n'aimât ni la carrière où s'étaient
distingués tous ceux de sa race, ni les chevaux qui avaient été l'u-
nique passion de son père, ni le monde, où sa mère n'avait pas cesse
de se plaire? Il eût voulu voyager, élargir ainsi l'horizon (ie
ses connaissances et de ses idées, mais cette nouvelle lubie
bhà REVDE DES DEUX MONDES,
rencontra une formidable résistance qu'il n'essaya même pas de
combattre. Une fois de plus, il se retrancha silencieusement dans
cette vie contemplative et tout intérieure où aucune tyrannie ne
peut nous atteindre. Certain volume de poésies, qui parut sous le
pseudonyme de Marc Séverin, les deux noms de baptême du jeune
vicomte , acheva d'exaspérer le courroux de ceux qui prétendaient
lui vouloir du bien. Le père tança vertement son fils; la mère, ayant
lu le malheureux livre par curiosité, le qualifia de galimatias.
— Il ne sait ce qu'il désire, ni ce qu'il dit, faisait observer
M"'" de Sénonnes à son beau neveu de Vesvre, mais je crois qu'il
s'ennuie. Qu'en penses-tu, Albéric? Il faudrait le distraire.
Et Albéric s'efforça consciencieusement de distraire cet étrange
cousin, pour lequel, au fond, il avait de l'amiiié sans trop savoir
pourquoi. L'inexplicable mélancolie de Marc intriguait ce joyeux
viveur : — Les plaisirs de Paris en auront raison, décida-t-il.
En effet, Marc, poussé par lui, se jeta dans ce courant sauveur,
au dire de son cousin, avec une impétuosité qui put faire croire
qu'il avait laissé sur la rive, une fois pour toutes, les chimères
dont on lui faisait un crime. Mais bientôt on s'aperçut qu'il en
avait gardé avec lui une forte dose pour la mêler à ses nouveaux
égaremens de la façon la plus aggravante : il maichait dans une
atmosphère d'illusions dont il enveloppait comme d'une auréole les
objets de ses fantaisies aussi violentes qu'éphémèies. Un second
volume de vers, moins innocens que leurs devanciers, faillit refléter
ces hallucinations, ces ivresses; mais il brûla tout à coup ce témoi-
gnage des folies désespérées où il s'était efforcé un instant de trou-
ver l'oubli de lui-même. Le second volume n'en parut pas moins
peu après, tout autre seulement qu'il ne l'avait ])réparé d'abord. Un
souffle purifiant venait de passer sur l'œuvre de Marc et sur sa vie.
La muse chaste et tendre des premiers essais avait reparu, mais
avec une puissance toute nouvelle pour sentir et pour aimer. Ce
miracle coïncida, il faut le dire, avec l'instant où les yeux noirs
de M'"« d'Herblay se posèrent bienveillans et doux sur Marc de
Sénonnes. Ce fut M'"'^ d'Herblay qui inspira une suite de poèmes
tout palpitans de jeunesse, remarquables par la sincérité des impres-
sions évidemment subies, notées au jour le jour.
Les amis de Marc lui avaient prédit un succès. Ces amis-là n'étaient
autres qu'un petit groupu d'anciens camarades de collège, qui, pour
leur part, se livraient san-s contrainte, en luttant vaillamment et
même gaîment contre mille difficultés, à des travaux littéraires des-
quels chacun d'eux attendait avec le temps sa place au soleil. Marc,
pour ne pas les perdre de vue, \&i rejoignait le lundi de ch:)que
semaine dans un café du quartier latin où les gens de son monde
LE VEUVAGE d'aLINE. 545
eussent été bien scandalisés de lui voir mettre le pied, et là, réunis
autour d'un dîner frugal, on parlait de l'avenir. Les plus chaleureux
éloges étaient donc venus réjouir Marc lorsqu'il avait communiqué
au petit cénacle les principales pièces de son dernier recueil, mais
ce fut là tout le succès promis. Le public proprement dit, fort indif-
férent aujourd'hui à la poésie, à moins qu'un nom déjà glorieux ne
lui impose l'admiration, laissa passer, sans même s'apercevoir de
leur éclosion, ces vers printaniers, qu'il confondit avec le torrent
de fadeurs qui s'écoule journellement sous la même forme ; des criti-
ques oiseuses et un blâme général furent tout ce que l'auteur recueil-
lit parmi ses proches, mais peu lui importait alors; il était amoureux,
et l'objet de cet amour lui disait, de façon à le consoler d'injustices
plus cruelles encore : — Je suis fière de vous, à mes yeux vous
êtes grand... — N'était-ce pas assez? Quels suffrages eus-
sent valu ceux de cette bouche fraîche comme une fleur, qai lui
versait, entre deux baisers, le miel des flatteries sincères? Les plus
délicates sympathies de l'âme et la compassion que leur inspiraient
l'un pour l'autre des tristesses qui leur étaient communes, devaient
presque inévitablement rapprocher M'"" d'Herblay et Maïc de
Sénonnes. Quand ce dernier avait rencontré ou plutôt retrouvé,
après l'avoir longtemps perdue de vue, M.^^ d'Her; lay chez sa
mère, il avait tressailli comme sous l'influence d'un inexplicable
magnétisme, et il lui avait semblé qu'une flamme vive, étouffée
aussitôt entre les longs cils de cette charmante femme, révélait
une émotion semblable à la sienne. Tous les deux en effet senti-
rent ensemble, et à première vue, qu'un intérêt suffisant pour tout
remplir s'élevait soudain dans le vide de leur double existence.
La vie de M™^ d'Herblay était plus désemparée encore que celle
de Marc. Mal mariée, elle n'avait pas d'enfans, rien qui pût la
dédommager des amertumes et des dégoûts de chaque jour, et elle
ne trouvait pas en elle-même la solidité de principes qui l'eût
sauvée du désespoir. Après avoir grandi, jusqu'à l'âge de quinze
ans, auprès d'une grand'mère idolâtre qui la gâtait sous prétexte
de l'élever, elle était tombée de cette atmosphère de tendresse sans
règle et sans mesure, entre les mains de parens éloignés qui, ne
sachant que faire d'elle, l'avaient mi^^e au couvnt. C'était pour en
finir avec le couvent qu'Antoinette avait accepté d'épouser M, d'Her-
blay. Très timide, elle pliait sous le joug à la façon d'une esclave,
passivement soumise à toutes les incessantes tracasseries qui peu-
vent résulter de l'avarice poussée jusqu'à la manie et de l'égoïsme
allié à une obstination stupide, à une humeur sans cesse agres-
sive, à une méfiance incurable. Chaque année ajoutait quelques
aspérités de plus au caractère de M. d'Herblay, déjà v-eax. Les
TOMB xuii. — 1881. 35
hhQ REVUE DES DEUX MONDES.
médecins mettaient sur le compte d'une gastrite chronique les
symptômes de l'hypocondrie qui se manifestaient chez lui par
une variété de menues tortures dont sa jeune femme était victime,
mais celle-ci trouvait, non sans raison peut-être, que la science
moderne rend trop volontiers le corps responsable des pires infir-
mité» de l'âme ; elle eût été disposée plutôt pour sa part à le con-
sidérer comme un malade imaginaire qui se dédommageait mécham-
ment, en faisant peser sur elle une autorité despotique, de n'avoir
jamais pu lui inspirer que des sentimens de crainte et d'obéis-
sance attristée. Marc sut lire bien des secrets douloureux sur ce
visage pâli, dont toutes les lignes finement arrêtées révélaient une
organisation de sensitive ; il crut voir dans ces grands yeux de
velours certaine expression vague d'attente et de désir qui l'enivra.
La morbidesse des attitudes, l'accent mélancolique auquel les
moindres paroles de M'"^ d'Herblay empruntaient une douceur tou-
chante, mille révélations involontaires lui en apprirent bien long
avant les confidences sur cette destinée, sœur de la sienne, où tout
manquait, liberté, confiance en soi et en autrui, épanouissement
de jeunesse, mais l'amour pouvait pour elle comme pour lui rem-
placer les autres biens absens... Ils s'aimèrent donc furtivement et
passionnément. Marc eut enfin la joie de se croire compris, et Antoi-
nette échappa, elle aussi, à ce supplice de l'isolement moral dont
elle avait souffert plus que de tout le reste. Ils étaient du même
âge, peut-être était-elle l'aînée de quelques mois, ce qui lui per-
mettait d'affecter une sorte de protection quasi maternelle qui for-
mait un contraste piquant avec le besoin qu'elle avait en réaUté
de s'abandonner au contraire, de se laisser conduire, de céder
toujours, pourvu qu'on l'adorât. Jamais créature humaine ne fut
plus absolumeni femme par la grâce, la douceur, la mobihté des
impressions. C'était là surtout ce qui la rendait attachante et ce qui
faisait d'elle par excellence la maîtresse d'un poète, d'un cœur géné-
reux jusqu'à la déraison. Marc l'aimait comme une jolie plante fragile
qu'il avait relevée, réchauffée, rendue au bonheur de vivre, alors
qu'alanguie et brisée à demi, elle se mourait faute de soleil; il
l'aimait avec attendrissement, il reportait sur Antoinette toutes ses
sensibilités refoulées, il s'ouvrait à elle avec un abandon absolu
dont il avait jusque-là ignoré le charme. Sans cesse il lui parlait
de ce qu'il se sentait capable de faire, tout en ne faisant rien ; car
M""" d'Herblay n'était pas de celles qui poussent à l'accomplis-
sement de choses héroïques, son influence singulièrement absor-
bante avait plutôt pour effet de plonger l'âme qui la subissait dans
une heureuse paresse. Du reste, sans avoir l'esprit étendu ni cul-
tivé, elle savait s'intéresser aux nombreux projets de Marc, qui
LE VEUVAGE D* ALINE. 547
lui inspiraient, quels qu'ils fussent, une admiration naïve. C'est là
toute rintelligeiice qu'un artiste et un homme en général désire et
recherche chez la femme de son choix.
Quatre années passèrent ainsi rapides comme autant de jours.
M. d'Herblay s'absentait assez souvent pour aller dans ses terres
tracasser ses fermiers quand il était las de tourmenter sa femme ;
d'ailleurs, après avoir été à plusieurs reprises jaloux sans motif, il
semblait favorisé de l'espèce d'aveuglement qui peut être parfois
le privilège des sots, — on le vit en cette circonstance, — comme
il est si souvent celui des gens d'esprit. Le monde, beaucoup plus
perspicace, s'était demandé très vite pourquoi M'"* d'Herblay n'avait
plus l'air abattu et pourquoi Marc avait renoncé simultanément à
ce qu'on appelait par ironie ses allures de beau ténébreux, mais le
monde garde toujours avec indulgence le secret des amans qui
ménagent son opinion ; il attend pour lancer ses foudres une mala-
dresse, un scandale, et il n'est pas seul à agir ainsi. Personne, par
exemple, ne savait mieux à quoi s'en tenir que M""^ de Séuonnes,
qui avait tacitement encouragé la liaison de son fils et de sa jeune
amie, grâce à un de ces accommodemens dont certaines mères ne
se font point scrupule : Antoinette arrachait son fils aux coquines
qui s'étaient un instant emparées de lui et qu'il avait eu le tort de
ne pas voir telles qu'elles sont, ce qui les rendait fort dangereuses,
tandis qu'une femme du monde comme celle-ci n'était pas à
craindre, pauvre petite! M"^ de Sénonnes la jugeait assez apa-
thique, presque nulle, incapable de dominer longtemps un homme
d'esprit. Quand il serait blasé sur son prolil de camée et sur sa
langueur, quelles ressources aurait-elle pour le retenir? Il n'y avait
pas là dii quoi forger une chaîne.
La chaîne eiait légère en elfet. Antoinette, incapable de tout
calcul, ne cherchait à prendre aucun ascendant sur celui qu'elle
considérait comme trop supérieur à elle. Et puis, si jeune qu'elle
fût, elle connaissait le train du monde et l'évolution fatale de la vie
dans ces régions où règne une routine invariable, où des espèces de
bornes milliaires plantées de distance en distance marquent chaque
étape et tel chemin à prendre, sans qu'il soit permis de regimber.
De dix-huit à vingt-neuf ans, un jeune homme est hbre en effet
de gaspiller impunément son cœur, mais avant que la trentaine
ait sonné, le devoir social lui enjoint d'offrir ce qui peut en rester
à une jeune hl'e prudemment choisie pour lui apporter un cœur
tout neuf en échange. M""^ d'Herblay avait été initiée de bonne
heure à ces lois inflexibles, elle était capable en oulre d'une cer-
taine fierté qui l'empêchait de se plaindre; d'ailleurs quelques insi-
nuations d'amies l'avaient avertie récemment que le monde soup-
5i58 REYUE DES DEUX MONDES.
connaît la nature de son intimité avec Marc, peut-être même ces
insinuations avaient-elles effleuré l'oreille de son mari, car il la
surveillait de plus près et il semblait trouver un plaisir nouveau à
l'humilier, à contrarier ses moindres mouvemens. N'avait-il pas
parlé de la retenir toute l'année en Sologne, sous prétexte qu'il s'y
portait mieux qu'à Paris? — Quoi qu'il en fût, lorsque la grave
question du mariage de Marc fut agitée, M"' d'Herblay témoi-
gna plus de douleur que de surprise; elle parut même s'armer
peu à peu de résignation. Loin de stimuler la résistance à laquelle il
était disposé, elle lui dit, avec une exaltation de dévoûment qui
séchait ses larmes prêtes à couler, qu'elle ne voulait pas compli-
quer pour lui les difficultés d'une situation déjà pénible, qu'elle ne
serait jamais une entrave, qu'elle saurait s'effacer... Cet ensevelis-
sement à la campagne, elle l'accepterait comme un sacrifice à
celui qui, même absent, resterait toujours le maître de son âme,
et comme une pénitence devant Dieu. Marc était, quant à lui, assez
étranger à ce mysticisme qui se mêlait parfois aux ardeurs pro-
fanes d'Antoinette; il comprit cependant que la jeune femme trou-
verait une volupté amère dans l'effort qu'elle s'imposait, qu'elle
reporterait sans trop de peine vers le ciel l'encens brûlé d'abord aux
pieds d'une idole terrestre, et que les défauts mêmes de son mari lui
sembleraient moins odieux qu'auparavant, puisqu'elle se sentait
désormais digne d'être châtiée.
Cette pensée calma un peu ses regrets. La délaissée, au lieu de
lui rien reprocher, ne répétait-elle pas que le souvenir de sa faute
serait encore une dernière consolation, comme le parfum qui survit
à la rose effeuillée en rappelant ce qu'elle fut? Maintenant des réali-
tés inévitables mettaient fin pour tous les deux à un trop doux rêve :
elle allait subir, dans la solitude, une expiation volontairement accep-
tée, disait-elle; il allait renoncer, de son côté, aux ambitions d'in-
dépendance et de gloire dont il s'était bercé naguère, ambitions
chimériques peut-être... Marc était tenté de le croire en songeant
aux quatre années d'oisiveté complète qui avaient suivi la publi-
cation de deux petits volumes imprimés à ses propres frais et tom-
bés sans bruit : telle une pâle étoile file sur le ciel où elle devait
briller d'un feu fixe et durable. Oui, c'en était fait, il valait mieux
prendre son parti une fois pour toutes de n'être rien que ce que
la naissance et la fortune l'avaient fait, il valait mieux céder sans
plus de combats à l'ascendant qu'exerçait sur sa faiblesse l'opi-
niâtreté de son père, cet entêtement des gens volontaires et bor-
nés qui est une force inerte, aveugle, brutale comme la fatalité
même. C'en était fait, il donnerait raison au penseur pessimiste
qui a dit que vers trente ans l'homme est réduit, bon gré mal gré,
LE VEUVAGE d' ALINE. 549
pour pouvoir vivre tranquille, à étrangler son idéal. Les empor-
temens, les exhortations, les prières, les pleurs maternels, cesse-
raient autour de lui, ce serait quelque chose.
Cette résolution désespérée fut prise entre Marc et Antoinette
dans les derniers instans pleins d'orageuses délices qui précédèrent
leurs adieux. Ils croyaient alors sincèrement se séparer pour tou-
jours, et néanmoins il leur semblait ne s'être jamais mieux aimés.
Ce fut dans ces dispositions que le vicomte de Sénonnes souscrivit
au mariage dont nous l'avons entendu parler à sa cousine.
III.
Un dîner qui eut toute l'importance d'une solennité officielle
réunit à quelque temps de là les deux familles intéressées chez
M""^ de Sénonnes. Marc était alors entré de pied ferme dans son rôle
de prétendant et y apportait beaucoup de grâce, sinon beaucoup
de feu.
Une jeune fille sans expérience du monde se laisse aisément
gagner par les attentions toutes nouvelles dont elle est l'objet;
aussi M"* Béraud acceptait-elle avec une secrète joie les hommages
de M. de Sénonnes.
Nos usages français autorisent la réserve, fût-elle excessive, qui
marque souvent les premières entrevues de deux fiancés, ou du
moins ils lui servent d'excuse; celte réserve passe pour du res-
pect, pour la preuve d'une émotion contenue. D'ailleurs la famille
en masse du futur époux de M"* Béraud faisait à l'héritière qu'il
s'agissait de séduire une cour empressée, véritablement étourdis-
sante. L'admirable entrain des comparses eût suffi à empêcher que
la jeune iille ne démêlât ce qu'avait d'un peu froid le jeu de l'acteur
investi malgré lui du rôle principal. Ce soir-là en particulier, il y
eut autour d'elle assaut de flatteries et de caresses; tout le monde
se mit en frais, depuis M'"^ de Sénonnes, qui déployait le zèle
triomphant d'un général arrivé à la fm de quelque campagne bien
menée, jusqu'à l'essaim des pelites cousines et autres parentes à
différens degiés, toutes acharnées à marier Marc, les unes par ven-
geance pour le punir de n'avoir jamais été amoureux d'elles,
celles-là pour faire pièce à M™* d'Herblay, d'autres tout simplement
parce que ce mariage leur ouvrirait un salon de plus, un salon
opulent où elles pourraient étaler leurs toilettes et s'amuser. M. de
Sénonnes, le père, mettait une sourdine à sa voix impérieuse, à ses
brusques allures d'homme de cheval, assuré de rompre toutes les
bêtes rétives; il ne fallait pas effrayer trop tôt sa belle-fille. Albéric
de Yesvre sortit de l'arsenal où il les laissait se rouiller depuis long-
550 REVUE DES DEUX MONDES,
temps, — la mauvaise compagnie n'exigeant pas tant de façons, —
tous ses moyens fascinateurs d'homme à bonnes fortunes, bien
résolu qu'il était à soutenir Marc avec autant d'adresse et d'acti-
vité que s'il se fût agi de vaincre pour son propre compte.
La baronne Olga, graduellement convertie par des considérations
de sagesse mondaine au projet qui l'avait d'abord choquée, avait
arboré une création inédite du grand couturier, une robe inouïe,
qui devait, bien entendu, inspirer à W^^ Béraud le désir de se
marier au plus vite pour pouvoir s'habiller de même. Hélas ! elle
avait grand besoin de leçons d'élégance et de coquetterie, la pauvre
M"' Béraud I On le vit quand elle arriva sérieuse, rougissante à
l'excès, au bras de son oncle, sous le feu des regards qui guettaient
son apparition.
11 était clair à première vue que l'intelligente sollicitude d'une
mère lui avait manqué; elle était mal mise et mal coiffée, elle tenait
gauchement son éventail, elle ignorait tous les menus manèges que
possèdent dès leur enfance les petites lilles élevées au milieu des
femmes; son embarras, ses mouvemens un peu brusques étaient
d'un garçon pluiôt que d'une demoiselle à marier, tandis qu'elle
répondait aux révérences et recevait les complimens avec un sou-
rire incrédule, éLonné.
— Elle est belle, décréta cependant la baronne Olga, après l'a-
voir lorgnée a distance l'espace d'une minute en profitant pour cela
de l'échange lumuliueux des cérémonies.
— Belle! répéta tout surpris son cousin Marc, à qui s'adressaient
ces paroles.
— Si elle ne l'est pas aujourd'hui, elle le sera demain, j'en ré-
ponds, déclara M^'Me Vesvre avec autoriié. Cela dépend de vous,
oui, j'ai toujours dit que c'était au mari d'achever sa femme, l'Eve
naissante, l'ébauche du bon Dieu qu'un lui livre toute pleine de pro •
messes ; tant pis pour lui s'il s'y prend mal et s'il gâte ce qui pou-
vait être charmant. Sérieusement, Marc, vous n'aurez qu'à vouloir
pour que la vicomtesse de Senonnes vous fasse honneur, et dès
à présent même, si cette enfant n'était pas vêtue à la diable,
vous verriez que sa taille est parfaite. Des yeux qui pensent et qui
ne doivent pas mentir, reprit M""' de Vesvre poursuivant son exa-
men, le front un peu trop développé pour une beauté de salon;
je veux là-dessus quelques frisettes, un nuage crêpé. Est-il pos-
sible de tordre et de serrer ainsi une chevelure pareille !
— Bah 1 interrompit Marc qui l' écoutait avec curiosité, comme
s'il eût attendu qu'on lui révélât ce qu'il ne savait pas voir de ses
propres yeux, vous vous extasiez sur sa chevelure? elle paraît pour-
tant moins volumineuse que celle de toutes les femmes qui sont ici.
LE VEUVAGE d' ALINE. 551
— Voilà bien une réflexion d'iiomme I s'écria la baronne sans
daigner lui répondre ; il faut vous tromper, vous autres pour que
vous soyez contens ! Sans doute vous ne trouvez pas non plus cette
vraie blonde très blanche? Eh! la blancheur naturelle est moins
étonnante sans doute que celle de la poudre de riz.
— Ma nièce Olga, ma chère Aline, laissez-moi vous présenter
l'une à l'autre, dit M™'' de Sénonnes qui s'était approchée avec un
grand frou-frou de satin.
— Vous survenez, mademoiselle, au moment où nous disions
beaucoup de mal de vous, s'écria M"'^ de Vesvre en prenant avec
une coquette eilusion la main de sa future cousine. Ne rougissez
pas, ajouta-t-elle comme Aline se troublait en regardant Marc,
je me garderai de rien répéter.
Après le dîner, durant lequel Aline, placée entre Marc et M. de
Vesvre, n'avait osé répondre autrement que par monosyllabes, la
baronne Olga se rapprocha de la jeune fille, et, l'arrachant au bras
qu'elle avait pris pour rentrer dans le salon : — J'en demande
pardon à ces messieurs, dit-elle, mais ils vont nous faire la grâce
de s'éloigner une minute et nous permettre de devenir amies tout
à fait. Voulez-vous? — Gaîment elle l'entraîna auprès d'elle sur
une causeuse.
M^^" Béraud s'était sentie d'avance intimidée par la réputation
un peu tapageuse qui précédait la baronne Olga, puis son excen-
tricité l'avait effrayée plus encore ; maintenant, elle continuait d'é-
prouver une sorte de gêne devant cet oiseau exotique au brillant
plumage, malgré l'incontestable gentillesse du gazouillement qui
l'accueillait.
— Aimez-vous le monde? demanda la baronne comme elle aurait
dit : Il faut l'aimer ou mourir.
— Je ne sais, répondit très bas M"* Béraud, n'y étant pas allée
jusqu'ici, mais s'il ressemble à ce que je vois ce soir, ajouta-t-elle
avec un vaillant effort pour être aimable, je crois que je l'aimerai
beaucoup.
— Très bien! dit M"*" de Vesvre, montrant dans un sourire appro-
bateur ses petites dents pointues, voilà qui est répliqué à mer-
veille. Soyez sûre que le monde vous le rendra, mais pourquoi l'a-
voir fui jusqu'à présent? Vous avez dix-neuf ans accomplis, je crois.
Ce sont de tardifs débuis.
— J'ai quitté aujourd'hui le deuil pour la première fois à la prière
de mon oncle, dit Aline les paupières baissées alin de mieux cacher
une larme qui s'obstinait à couler.
— Pardon ! je suis sotte de ne pas m'être souvenue. Votre père
était si tendre, si boni m'a-t-on dit...
552 BËYDE DES DEUX MONDES,
— Oh! s'écria la jeune fille en levant soudain ses yeux noyés
et étincelans comme pour prendre le ciel à témoin des perfections
paternelles de feu M. Béraud.
— Vous ne vous étiez jamais quittés?
— Jamais un seul jour; il n'aurait pu se passer de moi.
— Pauvre petite ! dit avec une sympathie sincère M'"" de Vesvre,
qui pensait à son fils; mais votre oncle remplace de son mieux cet
excellent père.
— Ce ne peut être la môme chose. Je ne lui suis pas aussi
nécessaire.
— Naturellement, puisqu'il songe à se débarrasser d'elle en
faveur d'un inconnu, pensa M'"^ de Vesvre. Elle reprit tout haut :
— Il paraît vous adorer. Voyez, il vous couve des yeux.
M. Béraud, accoudé à la cheminée, parmi un groupe d'hommes,
suivait avec complaisance, en effet, les progrès de l'intimité entre
sa nièce et la baronne. Tout marchait selon ses désirs, qui étaient
ceux d'un brave homme assez court d'esprit et passablement vani-
teux. La constante ambition de Fabien Béraud avait toujours été de
faire figure dans un monde plus brillant que celui où le hasard de
la naissance l'avait jeté. Il y avait réussi jusqu'à un certain point,
grâce à un genre de vie qui lui était commun avec la classe des
oisifs élégans parmi lesquels sa grosse fortune lui permettait de
se glisser, grâce aux soins d'un tailleur ingénieux qui l'habiliait
correctement à l'anglaise, grâce à ses écuries, où d'aristocratiques
sportstnen, ses confrères sur le turf, lui rendaient visite en même
temps qu'à ses chevaux, grâce enfin aux principes les plus stricts
de la tenue qui tant bien que mal avait remplacé chez lui au gre du
vulgaire la véritable distinction. Ce fils de fabricant s'était donné
la mine d'un officier supérieur en retraite, bien qu'il n'tûi jamais
été que l'associé paresseux de son frère Placide, qui, ayant conti-
nué les affaires paternelles, était parvenu à tripler un avoir déjà
considérable par son intelligence commerciale et sa prodigieuse
activité. Placide Béraud, pénétré de cet esprit de suite, d'entreprise
prudente et de sage économie qui fonde les fortunes solides,
avait travaillé toute sa vie sans que la cupidité ni l'ostentation lui
servissent de stimulans. Jamais il ne parut s'apercevoir que son
frère cadet, qui était censé le seconder, le laissât prendre de la
peine pour deux.
— A chacun son lot, disait-il : Fabien fait honneur à notre mai-
son par ses grandes manières, moi je ne m'entends qu'à la besogne...
voilà tout mon mérite, mais. Dieu merci, ma petite fille en pro-
fitera.
Cette petite fille dont le visage blond lui représentait celui de sa
LE VEUVAGE d'aLINE. 55S
femme, morte toute jeune, était comme un rayon de soleil dans sa
vie laborieuse. Du reste, l'idolâtrie qu'elle lui inspirait était bien
partagée par M. Fabien Béraud, le modèle des oncles. Ces deux
hommes s'appliquaient à choyer la petite Aline, dont le bonheur
présent et futur les préoccupait à l'envi. La bien élever, la bien
marier, — ces mots étaient sans cesse sur leurs lèvres; mais les
mêmes mots peuvent avoir pour chacun de nous un sens différent.
L'oncle Fabien espérait que sa nièce Aline, qui était à elle seule
plus savante que ne l'avaient jamais été les frères Béraud réunis,
se servirait de son mérite pour briller dans le monle. Lh père
comptait surtout par une éducation forte et achevée l'attacher au
foyer domestique, la préserver de l'ennui et la préparer à élever
dignement un jour ses propres enfans. De même pour le mariage.
Un bon mariage, au gré de l'oncle Fabien, était celui qui trans-
planterait dans les hautes sphères de la société sa nièce devenue
marquise ou comtesse, tandis que l'autre Béraud souhaitait à sa
fille de rencontrer chez un mari les sentimens profonds qu'il avait
voués autrefois à sa compagne trop tôt perdue, la mère dont il lui
parlait tous les jours en la lui donnant pour modèle. Malheureuse-
ment l'oncle avait survécu au père. Si le contraire fût arrivé, il est
probable que celui-ci ne se fût pas grisé si vite ni à si bon compte
du titre et de la position sociale qui avaient décidé celui-là à
encourager la recherche dun vicomte de Sénonnes.
— Enfin! elle s'enhardit, pensait M. Béraud, tandis que la con-
versation continuait entre AHne et M'"^ de Vesvre. J'espère que
M. de Sénonnes la regarde !
Non-seulement Marc regardait, mais il alla bientôt rejoindre les
deux jeimes femmes deriière l'écran de fleurs qui les cachait à
demi. Provoqué par sa cousine, il causa tout autrement qu'il ne
l'avait fait jusque-là avec Aline, à qui d'ordinaire, sous l'influence
de la gêne que lui causait leur situation réciproque, il ne disait
que des banalités. L'intervention de la baronne Olga rompit la
glace. Elle amena très habilement le jeune homme sur un terrain
favorable, le taquina, l'interrogea, l'attaqua vertement à grand
renfort de paradoxes, soulevant les questions générales les plus
propres à mettre ^n relief la variété de ses connaissances, la sou-
plesse de son esprit. Il s'abandonnait avec une sorte de coquetterie
à la vive jouissance d'intéresser et de plaire.
— Je ne sais ce qu'il dit, poursuivait à part lui M. Béraud, tou-
jours en vedette auprès de la cheminée, mais je jurerais qu'Aline
le trouve charmant.
Marc était charmant en effet, bien que cette qualité n'impliquât
pas chez lui la beauté virile, mais plutôt une physionomie singu-
554 REVDE DES DEUX MONDES.
lièrement frappante, mobile et orageuse, pour ainsi dire, tempérée
par la séduction du sourire expressif ou par la caresse du regard
très doux, très profond, un peu voilé. Ce qu'il y avait en lui d'en-
thousiasme sans emploi, de feu sacré enfoui sous la cendre
flambait à l'iraproviste d'une façon attrayante et dangereuse, s'il
fallait en croire les femmes que des affinités secrètes rattachent
toutes, quelles qu'elles soient, à la race des poètes.
M"** Béraud, plus raisonnable cependant que beaucoup d'autres,
ne se tint pas en garde contre cette sympathie involontaire qui
est comme le prélude de l'amour, et son visage ingénu la trahit si
bien, que M. Béraud et M'"" de Sénonnes échangèrent un signe de
joyeuse intelligence : la conquête était faite I
— Une délicieuse soirée! dit l'oncle quand il fut, une heure après,
seul avec sa nièce dans la voiture qui les ramenait.
Délicieuse ! répéta comme un écho Aline toute pensive.
— La baronne de Yesvre a été parfaite pour toi ; j'espère qu'elle
te plaît?
Oui, comme une jolie fleur; mais, mon oncle, je crois que
j'aurai beau faire, il me sera toujours impossible de voir en elle
une amie, je ne me sens pas pétrie de la même pâte.
Cette distance s'eiïacera, et bientôt tu seras à l'aise dans ce
salon, qui est l'un des plus iristocratiques de Paris.
— A Taise, vous croyez? Tout m'étonne jusqu'ici et me semble
un peu artificiel, si vous me permettez de le dire; en même
temps, je sens mon infériorité sur bien des points et j'en soulfre.
— Tu veux parler de la question de toilette? C'est vrai, cette
robe blanche te va mal. Pourquoi n'as-tu pas voulu mettrexelle
que j'ai commandée d'après le conseil de M'"*^ de Sénonnes?
— Mon oncle, elle était si décolletée! cela eût ajouté à, mon
malaise, et puis trop de fanfreluches, comprenez-vous? j'aurais
eu l'air endimanché, c'eiit été encore pis. Laissez-moi m'habituer
peu à peu.
— Telle que tu es, tu as fait tourner la tête au vicomte Marc,
c'est clair.
— Oh! mon oncle! nous n'avons pas échangé quatre phrases
pendant le dîner.
— Oui, pendant le dîner, je l'ai remarqué, tu étais froide,
guindée, cela ne marchait pas ; mais après,., il n'a cessé après de te
faire la cour.
— Était-ce vraiment me faire la cour que de parler à une autre
en ma présence de tout, sauf de moi-même?
— Eh ! sans doute ! on peut répandre son cœur dans la conver-
sation la plus étrangère à l'amour quand on sait s'y prendre. Je
LE VEUVAGE d' ALINE. 5S5
parie qu'il n'avait qu'un seul but en parlant de tout : te faire appré-
cier ce qu'il vaut.
— Vous devez vous tromper, c'était un simple assaut d'esprit
entre lui et sa cousine.
— Dis donc plutôt un tournoi dont tu étais la reine.
— Vous plaisantez, interrompit vivement Aline, heureuse que
l'ombre qui régnait dans le coupé dissimulât son trouble.
Au fond, M. Béraud devait avoir raison. Marc tenait à son opi-
nion et travaillait de son mieux à rendre cette opinion bienveillante;
il y réussissait du reste.
— Mon oncle, reprit-elle au bout d'un instant, n'est-il pas sin-
gulier qu'un homme aussi accompli que M. de Sénonnes ait jeté son
dévolu sur une petite fille telle que moi?
— Elle le trouve accompli, elle en convient! pensa M. Béraud
triomphant.
— Quelle idée! reprit-il tout haut. Je t'engage à perdre cet
excès de modestie, Aline; il te nuira, c'était le défaut de ton
père. Apprends que tu es aussi jolie, aussi spirituelle, aussi distin-
guée que qui que ce soit et avec cela meilleure qu'aucune autre.
Ton vieil oncle sait à quoi s'en tenir.
— Mon cher vieil oncle me gâte, il se fait des illusions. Tenez,
vous parliez de mon père, je lui ressemble, c'est vrai. Pauvre
père! il n'a jamais désiré autre chose qu'une vie paisible, intime,
utilement remplie et fermée aux indiflférens. Il aurait été bien
dépaysé dans le milieu dont nous sortons! Eh bien! j'éprouve la
même impression ; il me semble que je ne suis pas faite pour ce
monde-là.
— Pourquoi donc? s'écria M. Béraud piqué au vif. Est-ce que
je ne suis pas l'égal de tous les hommes que tu as vus ce soir et
leur ami, que diable ! Est-ce que tu n'es pas ma nièce, la pareille
par conséquent, de leurs filles, de leurs femmes? Les parchemins
ont perdu toute valeur, poursuivit ce boui'geois millionnaire avec
autant de conviction que s'il n'eût pas été avide par-dessus toutes
choses de la denrée passée de mode qu'il feignait de dénigrer, avide
au moins pour sa nièce, qui jouissait heureusement du privilège
qu'ont les femmes de pouvoir changer de nom. — Ce qui égalise
les rangs, c'est la richesse,., la richesse et l'éducation. Sur ces deux
points, on n'a rien à nous reprocher, ajouta-t-il en se gourmant
dans la cravate qui dissimulait le débordement de ses joues rubi-
condes, de même que des gants extraordinairement justes oppo-
saient une digue à la bouffissure de ses larges mains.
Enfin, reprit-il après un silence, tu es plus qu'aucune fille au
monde posée pour choisir à ton gré. Si ce jeune de Sénonnes te
déplaisait...
556 REVUE DES DEUX MONDES.
— Je n'ai pas dit qu'il me déplût ! interrompit Aline avec viva-
cité. Je me demande seulement si ce choix aurait eu la pleine appro-
bation de mon père ; le croyez-vous ?
— J'en suis sûr! s'écria M. Béraud, Je le crois, reprit-il plus
faiblement après réflexion.
Tout à coup il céda avec l'honnêteté d'une âme droite au scru-
pule de conscience qui grandissait en lui.
— Écoute, mignonne, j'agis pour ton bonheur, voilà tout ce que
je peux affirmer. D'ailleurs tu es libre, maîtresse de ta vie et de la
mienne, soit dit en passant, car tous les intérêts que je puis avoir
en dehors de toi ne comptent guère. Si le mariage t'effraie, si tu
veux que nous restions ensemble ici ou que nous voyagions, rien
ne me retient plus maintenant que j'ai vendu nos usines d'Ivry et
tout liquidé. Pour un empire, je ne voudrais pas contrarier tes goûts.
— Je le sais, mon bon oncle, je le sais, rassurez-vous, dit Aline,
en songeant que son propre goût la portait bien naturellement vers
Marc, mais que n'eût-elle pas donné pour pouvoir, en rentrant,
s'asseoir sur les genoux de son père et lui dire à l'oreille : — Con-
seille-moi, es-tu certain qu'il m'aime, comme je suis disposée à
l'aimer? — Mieux que l'oncle Fabien il l'eût comprise.
C'était un besoin pour Aline, depuis qu'elle se sentait sans guide
et sans appui entre cet excellent oncle auquel en riant elle repro-
chait d'être bien jeune, très étourdi, facile à séduire, et son insti-
tutrice, miss Ruth, qui tout âgée qu'elle fût, n'en savait pas plus
long qu'elle-même sur les hommes et sur la vie, c'était son habitude
quotidienne de se recueillir tous les soirs devant son père absent,
de lui exposer ses moindres actes et jusqu'à ses secrètes pensées,
de lui soumettre en détail toutes les difficultés qui l'embarrassaient.
Blottie dans le grand fauteuil un peu usé où il s'établissait au coin
du feu pour lire ou pour se reposer, elle croyait l'entendre lui oppo-
ser de sages objections, lui donner toute sorte d'avis prudens, lui
faire au besoin la douce petite morale qui était la seule manière de
gronder qu'eût jamais eue M. Béraud, mais ce soir-là il lui sembla
que son cher conseiller était muet ou qu'il n'avait rien à dire
contre Marc de Sénonnes, car la figure de ce dernier remplit seule
l'imagination de la jeune fille dans le demi-sommeil qui la maîtrisa
peu à peu. Il parlait plus éloquemment encore que tout à l'heure,
il lui disait : — Je vous aime!
Pendant ce temps l'objet de ses heureuses rêveries profitait d'une
belle nuit semée de claires étoiles pour franchir à pied, le cigare
aux dents, la distance qui séparait la maison de son père de son
logis de garçon. A l'angle d'une rue, il se trouva face à face avec
un de ses anciens amis de collège, un des habitués les plus assidus
de ces modestes dîners du lundi auxquels, depuis quelque temps.
LE VEUVAGE d'aLINE. 557
il avait pour sa part négligé d'assister, entraîné qu'il était dans un
courant nouveau.
— Tiens, Maxime, tu chantonnais en marchant, tu as l'air bien
joyeux. D'où sors-tu ?
— D'une première représentation, parbleu! répondit l'autre tout
rayonnant. Tu sais que je fais, depuis peu, le feuilleton dramatique
au...
Et Maxime Henrion nomma un journal politique important.
— Mon compliment, dit Marc en lui serrant la main; si le talent
et la ténacité ont droit à une récompense, tu méritais de réussir
plus que personne.
— Quant à de la ténacité, oui, j'en ai eu, je me reconnais cette
qualité. Oh! la lutte a été longue! — Rapidement il récapitula
les péripéties de cette lutte qui avait duré des années sans qu'il
se fût découragé. Il avait fait tous les métiers, jusqu'à celui de
maître d'étude, ne fallait-il pas manger? et toujours sans perdre
de vue un but fixe, qu'il avait touché à la fin. Jamais Maxime Hen-
rion, au temps de sa misère, n'aurait eu l'idée de se plaindre ou seu-
lement de faire allusion à ces monstres sans cesse renaissans contre
lesquels il combattait corps à corps, mais aujourd'hui que le combat
s'était décidé en sa faveur, qu'il n'avait plus besoin de personne,
il devenait expansif; le matelot rentré au port parle volontiers des
tempêtes naguère essuyées.
— Tu es heureux, dit Marc avec un peu de tristesse et une sorte
de honte.
— Bah! tu dis cela, comme si tu ne l'étais pas toi-même ! s'écria
Henrion frappé de son accent.
— Qui sait? Je t'envie peut-être ta force d'action et de résis-
tance.
Henrion secoua la crinière qui couvrait sa tête bronzée, une tête
énergique et volontaire, attachée à des épaules démesurément
larges.
— Ma foi ! dit-il, c'est bien le moins de laisser ce privilège aux
pauvres diables de mon espèce qui sortent du peuple sans autres
armes que leurs poings pour livrer la rude bataille de la vie;
vous autres, fils de vieilles races, quelque bien doués que vous
soyez d'ailleurs, vous manquez de muscles et vous ignorez cette
forme obscure et difficile du courage qui a nom la persévérance.
Pourquoi vous imposeriez-vous un effort? pourquoi persisteriez-
vous dans cet effort surtout? Les alouettes vous tombent des nues
bardées et rôties. Vous n'avez qu'à les savourer...
— Ainsi tu crois que je n'aurais pas su tout comme un autre
leur donner la chasse, ou seulement gagner, à défaut de si bonne
chère, un morceau de pain bis ?
558 REVUE DES DEUX MONDES.
Henrion allongea les lèvres d'un air de doute :
— On ne sait jamais quels miracles peut produire l'aiguillon du
besoin, répliqua-t-il sentencieusement. A propos, — et l'hypothèse
invraisemblable qu'il allait émettre le fit rire d'avance, — le jour
où tu seras ruiné, réduit à vivre de ta plume, à tuer tes alouettes
toi-même, tu auras recours à moi, n'est-ce pas? Me voici en situa-
tion de protéger les gens.
— Merci, dit xMarc souriant à son tour, et si tes fameux muscles
plébéiens et ta glorieuse persévérance ne suffisent pas à te faire
rouler sur l'or, souviens-toi que ma bourse est toujours la tienne.
A charge de revanche !
Les deux jeunes gens se serrèrent la main sur cette double pro-
messe affectueusement échangée, mais qui ne semblait pas pou-
voir tirer à conséquence. L'un d'eux cependant devait être sommé
bientôt de tenir parole.
— Brave garçon ! pensait Marc en continuant son chemin ; il a
la vraie richesse, la vraie puissance : il est libre, il peut vivre à sa
guise, aimer qui bon lui semble...
Et, par un retour sur lui-même, il se demanda s'il aimerait
jamais M"® Béraud. Certes il en était loin, mais cependant il
rendait justice à cette jeune fille mieux qu'il ne l'avait fait d'abord ;
il lui semblait, — était-ce l'influence des remarques de M™" de
Vesvre? — l'avoir vue ce soir-là pour la première fois. Il lui
reconnaissait non- seulement un charme indiscutable de naturel et
de simplicité, mais beaucoup de raison, une justesse et une netteté
rares dans l'esprit, d'après les quelques mots qu'elle avait mêlés à
la conversation. Peut-être ces qualités, jointes à la bonté dont sa
physionomie portait le reflet, suffisent-elles chez la femme qu'on
épouse, peut-être Aline saurait-elle l'attacher à la longue. Mais
cette pensée s'était à peine fait jour dans son esprit qu'il sentit
que M""' d'Herblay la lui reprochait. Pauvre Antoinette I il fallait
pourtant essayer de l'oublier : — oui, hélas! il le fallait...
Rentré chez lui, Marc jeta résolument au feu, comme s'il eût
pu détruire en même temps ses scrupules, toutes les reliques qui
lui restaient de son premier amour : quelques billets, quelques
fleurs desséchées, Pendant l'exécution, mille souvenirs lui revenaient
enfouie; lorsqu'elle fut consommée, il éprouva un sentiment de vide
et de délivrance à la fois. 11 lui semblait avoir rompu le charme qui,
la veille encore, l'enlaçait. Debout devant la cheminée où s'éteignait
la flamme ne laissant que des cendres après elle, il salua dans la
glace un mari réconcilié à demi avec son sort.
LE VEUVAGE d' ALINE. 559
IV.
La cérémonie nuptiale fut fixée au mois de juin; cette date était
encore assez éloignée, mais, il semblait douteux que les fiancés,
tout en se voyant, presque chaque jour, arrivassent à se connaître
comme l'eût désiré M"" Béraud. Il y avait toujours tant de monde
autour d'eux ! Aucun moyen, quand on l'aurait voulu, de former entre
soi des projets d'avenir. On eût dit que tout se bornât à l'acquisition
du trousseau et de la corbeille, au choix des voitures, à la recherche
d'un petit hôtel dans les Champs-Elysées; c'étaient ces préoccupa-
tions-là qui dévoraient les heures et les journées. M"'^ de Sénonnes
prenait des rendez-vous quotidiens avec sa future belle-fille pour
aller commander ceci, essayer cela, puis il fallait consulter le goût,
réputé infaillible, de la baronne Olga, discuter la grave question du
mobilier, celle des diamans.
Marc donnait son avis au besoin, il accompagnait partout ces
dames avec une courtoisie attentive , il envoyait les plus belles
fleurs de Paris à M"*" Aline. Celle-ci n'ayant pas de mère, le céré-
monial ordinaire de la cour se trouvait modifié. M. Béraud n'était
que fort peu chez lui, et miss Ruth, malgré sa mine rébarbative,
ne sufiisait pas apparemment au rôle de chaperon; les entrevues
avaient donc lieu de préférence chez M'""^ de Sénonnes, dont le salon
ne désemplissait guère. Comment Marc aurait-il, dans de pareilles
conditions, trouvé moyen de glisser à l'oreille de sa fiancée le : Je
vous aimel qu'elle avait entendu en rêve? Aussi ne prononça-t-il
jamais ces trois mots magiques. Malgré elle, Ahue les attendait :
— Il m'aime pourtant, pensait-elle, puisqu'il m'épouse; mais
qu'appelle-t-on dans les romans une déclaration?
En fait de romans, elle n'avait lu que des romans anglais irrépro-
chables, puisqu'ils étaient choisis par son austère gouvernante.
Dans ces romans-là toutefois les jeunes gens se voyaient librement,
longuement, à la campagne, en voyage; l'amoureux ne voulait
tenir la jeune fille que d'elle-même; c'était charmant, et cela lui
paraissait naturel, beajjcoup plus naturel que l'espèce de surveil-
lance tacite qui empêche toute espèce d'intimité de croître ou même
de naître avant le sacrement.
-- Ce qui ne nuit pas au bon accord après, tu peux m'en croire,
dit M. Béraud un jour qu'elle lui exprimait son étonnement de voir
le monde réel si peu semblable à celui des livres. Nous ne sommes
point en Angleterre; dis cela une bonne fois à miss Ruth et à ses
héroïnes. Tant mieux pour toi du reste ! la Française est encore
la plus heureuse des femmes : maîtresse chez elle, reine dans le
monde.
560 REVUE DES DEUX MONDES.
— Mon oncle, croyez-vous vraiment que cela suffise à son bon-
heur si elle n'est pas aimée?
— Mais pourquoi ne serait-elle pas aimée? Est-ce parce que
l'usage ne lui permet point de recevoir, jeune fille, des sérénades
et de se promener en tête-à-tête avec son fiancé au clair de la lune?
— Vous savez bien, mon oncle, que je ne suis pas absurde à
ce point, dit Aline en rougissant : il ne s'agit ni de sérénades ni
de clair de lune; je voudrais seulement, avant de me donner pour
toujours, car c'est pour toujours, pour cette vie et pour l'autre,
reprit-elle avec une gravité émue, — je voudrais m'assurer...
— Si vous vous convenez? Parbleu! vous n'en êtes plus à ces
précautions, à ces calculs. Tu l'aimes, n'est-ce pas ?
Aline rougit de plus belle.
— Tu l'aimes, puisque tu es si souvent muette et embarrassée
auprès de lui.
— La bonne raison! Comprenez donc, mon oncle, quel ennui,
quelle contrainte c'est pour moi d'être perpétuellement en butte
devant M. de Sénonnes à l'examen curieux de tant d'importuns qui
ne cessent de me mettre sur la sellette!
— Bah ! ces prétendus importuns ne sont pas ce qui t'intimide ;
ils te viennent en aide au contraire. Ton trouble a une autre cause,
celle que je t'ai dite... Oui, les gens qui nous plaisent infiniment
nous ôtent, par le seul pouvoir qu'ils exercent sur nous, tous nos
moyens d'être aimables. J'ai éprouvé cela, moi qui te parle, quand
j'étais amoureux; malgré mon aplomb et ma grande habitude du
monde, j'étais stupide, entends-tu, absolument stupide.
— Et vous trouvez que je le suis aussi, mon oncle? s'écria la
pauvre Aline effrayée. Que doit-il penser de moi?
— Non, tu n'en es pas là, chérie, et il ne pense de toi que du
bien, d'abord parce qu'il a de l'esprit, et puis parce que c'est autour
de lui un concert de louanges à ton sujet. Toutes ces dames raf-
folent de mon Aline. Cela se comprend, avec elles tu oses mieux
te montrer telle que tu es. La baronne Olga disait l'autre jour en
ma présence à son cousin : — Elle est trop bien, mille fois ! Vous
êtes pkis heureux- que vous ne le méritez.
— Quelle folie ! je suis sûre que M. de Sénonnes mérite tout le
bonheur qu'une femme peut donner.
— Hum! quant à mériter, les hommes ne méritent rien que
les étrivières, déclara l'oncle Fabien en toute humilité. C'est une
triste espèce, va! Mais la charité consiste à donner sans demander
si celui que l'on comble en est digne, et toutes les femmes sont
charitables, heureusement pour nous autres.
— Oh! mon oncle, ne vous calomniez pas, ni vous, ni mon
pauvre papa, ni M. de Sénonnes : je vous abandonne le reste de
LE VEUVAGE d' ALINE. 561
l'espèce, comme vous dites, qui ne m'intéresse guère; mais pour-
quoi prétendez-vous qu'elle ne vaut rien à propos de Marc juste-
ment? Moi qui vais devenir sa femme, je devrais être renseignée
sur ses défauts, et on ne me parle jamais que de ses belles quali-
tés; c'est ce qui m'effraie tant, je crois. Je me sens auprès de
lui si imparfaite...
— Mon Dieu! tu sais, Marc a causé beaucoup de chagrin à ses
parens en donnant dans les hasards de la carrière littéraire pour
laquelle n'est pas fait un homme de son rang; du reste, son mariage
l'en détournera, cela va sans dire.
— N'y comptez pas! riposta vivement Aline. Je ne me ferai point
complice de cette mauvaise action. Puisqu'il a du talent, qu'il s'en
serve ! Je serai si contente d'avoir pour mari un homme supérieur !
Je saurai si bien respecter ses heures d'étude, m'intéresser à tout
ce qu'il entreprendra! Oh ! que je voudrais pouvoir le lui dire ! Mais
c'est impossible, il ne m'a jamais confié seulement qu'il écrivît.
— Il te révélera sans doute cette infirmité après le mariage, et
alors tu agiras à ta guise; je m'en lave les mains. S'il te convient
d'avoir un mari qui travaille... Après tout, tu n'as peut-être pas
tort, c'était le désir de ton père. Libre à toi... Tu sais que M™^ de
Sénonnes vient te prendre à trois heures pour aller chez le
tapissier.
— Encore ! mon Dieu ! je connaîtrai le tapissier, la lingère, le
gantier, tous les grands faiseurs de Paris beaucoup mieux que mon
mari, s'écria-t-elîe avec une naïve consternation. Vous avez beau
dire, les choses ne devraient point se passer ainsi, n'est-ce pas,
miss Ruth? poursuivit Aline, interpellant son institutrice qui entrait.
Miss Ruth leva au ciel les yeux bleu faïence qui, avec de longues
dents d'une effrayante blancheur, éclairaient son visage uniformé-
ment revêtu d'un ton rosâtre.
— Ne me parlez pas de vos mariages français, répondit-elle, —
l'énergique intensité de prononciation qu'un séjour de quinze
années à Paris n'avait pas réussi à lui faire perdre, redoublant sous
l'influence d'une indignation contenue, — je ne les comprends
pas mieux que je ne ferais de mariages chinois.
— Vous entendez miss Ruth, mon oncle.
— Miss Ruth n'est pas compétente sur ces questions, interrom-
pit M. Béraud avec impatience.
Le teint déjà coloré de la chaste Anglaise devint du plus beau
violet.
— C'est vrai^ ni dans mon pays ni ailleurs je ne me suis souciée
du mariage, dit-elle d'un air de pudeur un peu dédaigneuse qui
formait un contraste si comique avec sa figure qu'Aline, quoiqu'elle
TOME xuii. — 1881. 36
562 REVUE DES DEUX MONDES.
l'aimât au point de ne pas la trouver trop laide, s'enfuit pour ne
pas céder à l'envie de rire.
— Je vous en prie, chère miss, dit alors M, Béraud, ne mettez
pas d'idées romanesques dans la tête de cette enfant et laissez-la
se marier comme se marient toutes nos jeunes Françaises, en se
liant au choix de leurs parens.
— Les parens prennent là une grosse responsabilité, répondit miss
Ruth, regardant fixement son interlocuteur, et je suis fâchée que,
dans une circonstance de laquelle dépend le bonheur de la vie,
vous m'interdisiez de rappeler à mon élève que je lui ai enseigné
avant tout à faire un digne usage de sa raison et de sa liberté.
N'importe, vous pouvez être tranquille, monsieur. Quand, il y a
une douzaine d'années, je suis entrée protestante dans votre mai-
son catholique, j'ai promis de ne jamais toucher dans le cours de
mes leçons aux questions de foi, même d'une manière indirecte.
Vous savez qae j'ai tenu parole.
— Scrupuleusement, miss Ruth. Oui, vous êtes la loyauté même.
Autant que mon frère j'ai toujours senti ce que nous vous devions.
Mais aujourd'hui...
— Aujourd'hui, j'agirai pour ce mariage comme j'ai agi autrefois
quand des points de controverse religieuse étaient, en jeu. Je me tai-
rai; mais c'est plus difficile, beaucoup plus difficile.
Les paroles se brisèrent avec un bruit de sanglots dans la gorge
de miss Ruth, ordinairement si maîtresse d'elle-même.
— Qu'est-ce qui vous prend? s'écria M. Béraud inquiet. Auriez-
YOUS vraiment quelque motif pour blâmer?..
— Oh! je ne blâme personne, je ne critique rien. M. deSénonnes
est un gentleman fort aimable et les dames de sa famille sont very
engaging indeed; mais songez donc que le sort le meilleur qu'une
femme puisse avoir dans la vie est à peine digne de cette chère en-
fant. Nul ne la connaît comme moi... Vous même, monsieur Béraud,
vous ne soupçonnez pas ce qu'il y a dans son âme de fierté, de
tendresse, de grandeur, d'exigences aussi; elle peut tout donner,
mais il faudra qu'on lui rende tout en échange, autrement elle souf-
frira. Gomme elle souffrira, hélas ! Pensez à cela, pensez-y sérieu-
sement. Si quelque chose pouvait gâter Aline , — mais la gâter est
impossible, — ce serait le courant frivole où chacun s'efforce de
l'entraîner à la veille d'un acte si grave, si décisif.
— Allons, miss Ruth, dit affectueusement M. Béraud, vous exa-
gérez. Je ne verrais aucun mal à ce qu'Aline mêlât aux mérites que
nous lui connaissons un grain de coquetterie, qui les rehausserait
au lieu de les diminuer. Il lui a manqué jusqu'ici une qualité, ou
plutôt un défaut, comment dirais-je? ce je ne sais quoi sans lequel
LE VEUVAGE d' ALINE. 56S
une femme n'est pas complète. Bref, elle se ressent d'avoir été
élevée par des hommes, la chère petite.
— Par des hommes! s'écria miss Riith avec un geste de sur-
prise et toutes ses grandes dents dehors. N'ai-je donc été pour
rien dans son éducation?
— Si fait, répondit M. Béraud, en riant à la pensée que cette
digne Anglaise était presque aussi virile que lui-même, sauf la
barbe. Le ciel me préserve d'être ingrat au point de l'oublier!
Votre élève n'est que trop parfaite peut-être. Il faudra, bon gré
mal gré, qu'elle descende au niveau de celui qui doit être le com-
pagnon de sa vie, ou qu'elle fasse au moins semblant d'y des-
cendre. Les anges nous effraient, nous autres simples mortels,
quand ils ne savent pas porter leurs ailes avec grâce et se coiffer
coquettement de leur auréole. Eh bien ! c'est en somme l'art pré-
cieux d'être mondaine à la surface, quitte à garder au fond çon
caractère intact, un caractère formé par miss Ruth, c'est là uni-
quement ce que les personnes bien intentionnées, dont l'allure un
peu frivole vous scandalise, s'efforcent d'inculquer à notre Aline
pour achever son éducation et lui donner ce vernis qui ne fait
pas grand tort, quoi que vous puissiez croire, à la sohdité.
Mais il avait beau entasser les argumens spécieux, miss Ruth
secouait la tête.
~ La surface, répétait-elle en s'obstinant, doit ressembler au
fond; je n'aime pas que, sous prétexte de préparer une fille à ses
devoirs de femme, on change du jour au lendemain sa manière de
vivre qui était sage, réglée...
— tfn peu triste et monotone, interrompit M. Béraud.
— Croyez-vous? nous étions heureuses ensemble!
— Et nous allons être tous plus heureux que jamais. Vous ver-
rez, farouche puritaine! En somme, vous ne nous quittez pas,
puisque je dois continuer à vivre sous le même toit qu'Aline, Vous
n'allez donc faire que changer d'élève; c'est l'oncle, à défaut de
la nièce, qui sera désormais sous votre tutelle. J'ai gardé pour
moi cette perle modestement cachée dans sa coquille, notre chère
miss Ruth... Elle tiendra ma maison, elle me morigénera d'impor-
tance... un vieux célibataire français à la merci d'une spinster
anglaise! Quelle gloire pour Albion! s'écria M. Béraud, certain de
désarmer, comme toujours, par des plaisanteries le rigide bon sens
de miss Ruth, qui le traitait volontiers de mauvais sujet, un peu
trop galant, mais irrésistible. — Laissez-moi baiser le joug et fai-
sons la paix, ajouta-t-il en tendant une main où la vieille fille
plaça le bout d'un doigt osseux en murmurant :
— Shocking indeed !
Malgré les silences désapprobateurs derrière lesquels se retran-
564 REVDE DES DEDX MONDES.
cha désormais le mécontentement de ce mentor en jupons, le tour-
billon préliminaire aurait continué pendant deux mois encore, si
un accident inopiné n'eût brusqué la célébration du mariage. M. Bé-
raud fut frappé d'un coup de sang. Replet et sanguin, il s'y savait
prédisposé depuis longtemps et, bien qu'il dût en rester quitte
sette fois pour un léger embarras de la langue, l'idée fixe l'obséda
aussitôt que c'était un avertissement, qu'il n'avait plus devant lui
que quelques jours de grâce. Une anxiété fiévreuse s'ensuivit,
l'impatience de remettre Aline aux mains de sa nouvelle famille.
Pour le tranquilliser, la jeune fille permit donc que l'on avançât
l'époque de la cérémonie, qui, vu l'inquiétude causée par la santé
de M. Béraud, devait avoir lieu sans bruit, du moins sans aucun
bruit de fêtes.
V.
La signature du contrat donna lieu cependant à une réunion
d'amis intimes assez nombreuse ; il est toujours amusant de con-
stater quelle foule d'amis intimes ont immanquablement aux grands
jours les gens heureux ou ceux qui passent pour l'être. Aline
fut proclamée très sympathique; sa physionomie candide exprimait
la confiance, une joie recueillie, modeste, qui différait autant de
la satisfaction triomphante et délibérée que de l'air de victime
affecté par certaines jeunes filles à la veille du mariage. Les femmes
elles-mêmes admiraient cette fleur de jeunesse franchement épa-
nouie; les hommes enviaient Marc.
— Vraiment, avec une pareille dot, il aurait pu se passer du
reste, et il a le reste, c'est trop !
— Notez qu'il prend cela d'un air tranquille...
— Presque triste, n'est-ce pas ?
— Comment voulez -vous qu'il soit triste? Deux millions tout
de suite...
— Sans compter les espérances; l'oncle n'en a pour longtemps.
Et point de belle-mère?.. Je vous dis que c'est trop parfait...
ils iront en Italie sans doute?., un peu tard pour l'Italie et
trop tôt pour la Suisse. On ne peut se dispenser de partir pour-
tant!
Ou de feindre un départ, expliqua quelqu'un de bien informé.
11 s'agit de se soustraire à la curiosité, voilà tout. M™' de Sénonnes
affirme que sa belle-fiUe ne doit rester à Paris après la bénédiction
nuptiale que le temps d'endosser un costume de voyage. Gela veut
(jire; — Ne comptez pas les revoir avant trois mois. — En réalité,
ils vont passer une quinzaine de jours incognito dans ce joli hôtel
de l'avenue de l'Impératrice qu'ils viennent d'acheter, et puis ils
LE VEUVAGE d' ALINE. 565
fileront sur Sénonnes, où les auront devancés les grands parens,
l'oncle compris. N'est-ce pas mieux arrangé ainsi? D'ailleurs c'est
la mode ; on est revenu du charme de la lune de miel dans les
auberges.
Le chœur des invités échangeait à voix basse ces propos émaillés
de réflexions auxquelles la malice et l'envie n'étaient point étran-
gères, car il y avait là plus d'une mère qui se serait contentée pour
leurs filles d'un avenir moins brillant et une douzaine d'hommes
de différens âges qui se croyaient autant de droits que Marc à
l'accaparement d'une héritière.
— Enfin nous n'avons plus que deux jours de cérémonies ! pen-
saient les personnes intéressées avec des sentimens divers parmi
lesquels dominait la lassitude.
A Paris, le mariage civil précède ordinairement de vingt-quatre
heures le mariage religieux. Selon l'usage, Aline se rendit à la
mairie en toilette de ville et y prononça sans grande émotion le
oui qui l'engageait pour jamais. — C'est donc fini! demain je serai
mariée, dit-elle en sortant de l'édifice municipal.
— Demain ? répondit son beau-père. Voilà bien les femmes qui
comptent la loi pour rien! Vous l'êtes dès à présent, madame.
— Mariée?., tout à fait mariée?..
— Mariée si bien, dit M. Béraud, que s'il prenait fantaisie à ton
seigneur et maître de t'emmener sur-le-champ au bout du monde,
je ne pourrais m'y opposer.
— Oh! permettez- moi de n'en pas croire un mot, s'écria-t-elle
en s'accrochant à son bras avec un petit rire de défi, je n'ai encore
rien promis au bon Dieu.
— Elle a raison, dit M'"° de Sénonnes, nous ne nous sentons
réellement liées nous autres qu'après le sacrement.
— Ce qui n'empêche qu'il n'y a plus à s'en dédire quand M. le
maire a parlé, reprit l'oncle Béraud, et que tu es bel et bien
vicomtesse une fois pour toutes, ajouta-t-il à l'oreille de sa nièce.
N'en es-tu pas contente?
Aline sourit et garda le silence, mais ses yeux s'arrêtèrent sur
Marc qui, en ce moment, ne la regardait pas. Elle aurait voulu
pouvoir répondre : — Je suis contente d'être sa femme.
Le mariage avait eu lieu assez tard dans l'après-midi ; on rentra
dîner en famille et, le soir, les parens s'écartèrent plus que de
coutume, afin d'autoriser les jeunes époux à causer sans contrainte.
Du reste cette journée ressembla beaucoup à celles qui l'avaient
précédée ; Marc reconduisit chez elle, pour la dernière fois, Aline,
accompagnée de l'oncle Béraud et baisa la main de sa femme en
prononçant : A demain. Ces paroles furent répétées comme un écho
566 REVUE DES DEUX MONDES.
d'une voix timide et un peu tremblante, puis Marc, pour la dernière
fois aussi, regagna le chez-soi qu'il allait dans quelques heures
définitivement abandonner. Une lettre l'attendait, posée sur la
cheminée de sa chambre. Il frémit en reconnaissant l'écriture de
M""® d'Herblay. Un instant il la tint sans oser l'ouvrir. Que pou-
vait-elle lui écrire quand tout était fini entre eux? En même temps il
remarquait que la suscription semblait tracée d'une main fiévreuse
et précipitée ; à peine était-elle lisible. Les quelques lignes jetées
sur un banal papier d'auberge l'étaient moins encore :
« Je suis perdue, écrivait Antoinette, perdue sans ressources, et
je n'ai que toi au monde pour me défendre contre une vengeance
que je crains peut-être moins encore que son pardon... le pardon
de mon mari, comprends-tu? Oh! plutôt mourir!.. Il sait tout,
oui, tout le passé, car, hélas! ce ne devait plus être que le passé;
mais pour lui l'offense est la même... Il a tes lettres que je ne
pouvais me résoudre à détruire , que je relisais une nuit et qu'il
a réussi à m'arracher après quelle lutte! quelle scène! grand
Dieu! je ne puis y penser sans devenir folle... Il m'a menacée du
plus épouvantable scandale, il a parlé de tribunaux, du couvent,
d'une séparation infamante. En attendant, j'étais sa prisonnière,
j'ai réussi à m' échapper, j'ai fui. Me voici à Paris, à l'hôtel, sous
un faux nom, toute seule, et je t'attends, je t'attends à demi morte
d'angoisse. Tu me conseilleras, tu décideras, tu me sauveras.
Grâce au ciel, tu es libre encore, et pour ta pauvre Antoinette, dans
l'horrible situation où elle est, tu quitteras tout, n'est-ce pas,
car tu m'aimes, tu m'aimes toujours... Je le sens à l'amour que
je n'ai jamais cessé d'avoir pour toi. Autrement que deviendrais-je?
Deshonorée aux yeux du monde... et à la merci de cet homme!..
Il me poursuit peut-être, il est sur mes traces. Sauve-moi par
pitié, emporte-moi où tu voudras. Mon unique ami, je t'attends.
Marc, je t'en supplie, j'ai peur... ma tête s'égare, viens vite... »
Marc de Sénonnes passa rapidement la main sur son front, où
perlait une sueur froide; il se croyait le jouet de quelque rêve
affreux. Ainsi Antoinette, l'amour de sa jeunesse, celle qu'il eût
choisie entre toutes pour la compagne de sa vie si des obstacles
insurmontables ne se fussent dressés entre eux, et vers qui s'en
allaient encore, quoi qu'il fît, les plus tendres pensées de son cœur,
Antoinette perdue à cause de lui, par lui, l'appelait à son secours,
et il n'était plus libre. Elle n'avait que lui au monde, disait-elle,
et il était sans pouvoir pour la protéger ! Les sermons qui venaient
de sortir de ses lèvres et que la loi avait consacrés le séparaient
d'elle pour jamais. Cependant pouvait-il laisser cet appel déchi-
rant sans réponse? N'y avait-il pas là un devoir d'humanité plus
LE VEDVAGE d' ALINE. 567
impérieux que tous les autres? D'ailleurs, la simple prudence
ordonnait de calmer une femme affolée, de la ramener au senti-
ment juste et raisonné de la situation. Depuis quand cette lettre
était-elle là? combien d'heures d'attente désespérée avait déjà
subies la pauvre Antoinette?
Il sonna violemment et interrogea le domestique qui parut aus-
sitôt.
La lettre avait été apportée le matin par un commissionnaire.
— Monsieur n'était sorti que depuis cinq ^minutes. Ahl.. j'ou-
bliais de dire à monsieur, reprit le valet de chambre que les pré-
paratifs du grand jour ahurissaient un peu évidemment, deux
heures après peut-être, je ne sais plus au juste, enfin dans le cou-
rant de la journée, une femme est venue demander monsieur.
— Une dame?
— Je n'ai pas vu sa figure, elle avait un voile si épais, mais elle
paraissait très agitée, très contrariée de ne pas trouver monsieur.
J'ai proposé d'aller avertir monsieur chez madame la comtesse, où il
devait dîner après le mariage à la mairie, mais elle a répondu :
— Non, non, — d'une voix très faible. J'ai cru qu'elle allait s'éva-
nouir, dit Pierre qui retenait un sourire cynique, ayant fort bien
deviné qu'il avait affaire à quelque victime de son maître que la
nouvelle du mariage avait frappée au cœur.
— Tu lui as dit...
— Oui, monsieur, je lui aï dit que monsieur était h se marier,
reprit Pierre avec le sentiment d'avoir rendu un vrai service en
brusquant la situation.
— Va me chercher un fiacre, dit Marc précipitamment,., ou
plutôt non, c'est inutile, j'irai moi-même.
Mais déjà M. Pierre, en serviteur zélé, s'était élancé dehors pour
appeler une voiture qui passait. Marc jeta au cocher l'adresse indi-
quée par le billet de M"»^ d'Herblay en lui enjoignant d'aller bon
train. Son cœur battait à se ronjpre. — Que faire pour elle? En
quel état allait-il la retrouver après la brutale révélation à laquelle,
sa lettre l'attestait, elle s'attendait si peu! Elle lui avait rendu sa
liberté pourtant I Oui, mais bien persuadée sans doute qu'il n'en
userait pas si vite.
Th. Bentzon.
{La seconde partie au prochain n°.)
DE L'IDEE DE LA MORT
CHEZ LES ANCIENS ÉGYPTIENS
ET DE LA TOMBE ÉGYPTIENNE
A, Mariette, les Tombes de l'ancien empire {Revue archéologique, nouvelle série,
t» xix). — G. Maspero, Conférence sur l'histoire des âmes dans VËgypte ancienne,
d'après les monumens du musée du Louvre, dans le Bulletin hebdomadaire de l'As-
sociation scientifique de France. — Étude sur quelques peintures et quelques textes
relatifs aux funérailles (dans le Journal asiatique, 1879-1880). — Notes sur dif-
férens points de grammaire et d'histoire (dans le Recueil de travaux relatifs à la
philologie et à l'archéologie égyptienne et assyrienne, t. i, Vieweg, in-4°; 1879). —
La Grande Inscription de Beni-Hassan, ibid. — Pletschmann, der ^Egyptische
Fetischdienst und Gœtterglaube, Prolegomena zur œgyptischen Mythologie (dans la
Zeitschrift fur Ethnologie de Virchow). — H. Rhind, Thebes, its tombs and their
tenants; Londres, 1862.
Il y a quelques mois (l),dans les dernières pages d'une brillante
élude sur le musée de Boulaq, que n'ont certainement pas oubliée
les lecteurs de la Revue, on exposait ici même le plan d'une école
d'égyptologie et d'archéologie orientale, que l'on voulait voir éta-
blie au Caire, en pleine Egypte, à deux pas de la Syrie ; on deman-
dait au gouvernement français d'en préparer et d'en décider la fon-
dation. Il était à craindre que l'idée ne parfît chimérique et risquée.
Déjà, plus d'une fois, n'a-t-on pas entendu des utilitaires à courtes
vues demander à quoi servaient les écoles françaises d'Athènes et
de Rome? Il y a des gens qui n'ont pas encore compris quelle
influence peuvent exercer, chez le peuple qui leur donne l'hospi-
talité et qui les voit à l'œuvre, ces colonies savantes où la France
(1) Voyez la Revue du 1« septembre 1880.
DE LA TOMBE EGYPTIENNE. 569
envoie chaque année la fleur de sa jeunesse instruite et laborieuse.
Mieux peut-être que la diplomatie, elles représentent, à l'étranger,
l'âme même de la France, ces idées généreuses qui sont le meil-
leur de son prestige et de sa gloire ; l'esprit y souffle plus libre-
ment que dans les chancelleries. Elles représentent aussi l'amour
du beau, le culte du vrai, la passion de la recherche désintéres-
sée; elles honorent la nation qui a compris, au lendemain de ses
désastres, qu'il ne lui suffisait pas de reconstituer son épargne et
son armée, mais qu'il lui importait surtout de refaire son éduca-
tion, d'éclairer son intelligence et de tenir haut sa pensée. Enfin
ces écoles sont des pépinières d'érudits dont la plupart, formés par
les plus fortes études classiques, sauront conserver la précieuse
tradition de la bonne langue et du bon style; les professeurs dont
elles peuplent nos facultés ont senti s'éveiller en eux, dans ces
années de jeunesse qui décident de toute la vie, ce goût de la diffi-
culté vaincue, ce désir d'apprendre, cette curiosité que l'on peut
presque appeler une vertu. Un lien étroit rattache l'un à l'autre les
divers ordres d'enseignement. Longtemps méconnue, cette vérité
commence à être généralement comprise. Le plus humble maître
d'école de village, le plus modeste régent de collège communal
profitent, à la longue et dans une certaine mesure, des méthodes
inaugurées et des découvertes exposées par les maîtres du Collège
de France, de la Sorbonne et de l'École des chartes. Ces missions
permanentes, dont le budget, déjà bien étroit, a été parfois menacé
et même restreint par les commissions parlementaires, ne sont
donc pas seulement des objets et des institutions de luxe ; rappelez-
vous le mot fin et profond de Voltaire sur le superflu^ chose si
nécessaire,
L'École d'Athènes compte déjà près d'un demi-siècle d'exis-
tence, l'École de Rome n'a pas encore dix ans de vie ; mais, sous
l'habile direction de MM. Albert Dumont et Geffroy, elle a bien
vite fait ses preuves et conquis de beaux états de services. Lors-
qu'il a «té question, pour la première fois, de l'École du Caire, on
pouvait faire valoir, contre le projet de cette fondation nouvelle,
beaucoup de ces objections spécieuses et sensées en apparence que
provoquent toutes les entreprises non encore essayées. Les études
dont il s'agissait de favoriser ainsi les progrès présentaient-elles
un intérêt aussi général que celles qui se rattachent à l'antiquité
classique, à ses lettres et à ses arts, ou bien à cette histoire du
moyen âge et de la renaissance qui s'est fait une si grande place
dans les préoccupations de notre jeune colonie romaine? Les tra-
vaux que nos missionnaires de la science voudraient entreprendre
au musée, parmi les monumens et dans le sol de l'Egypte, ne ris-
570 REVUE DES DEUX MONDES.
queraient-ils pas de se voir contrariés par des luttes d'influence
politique, qui se feraient sentir jusque sur un terrain où les peu-
ples civilisés ne devraient jamais se rencontrer que dans une géné-
reuse émulation de sacrifices et de recherches? En admettant qu'à
force de discrétion et de bon vouloir, on écartât ce péril, l'extrême
difficulté de ces études d'égyptologie et d'archéologie orientale ne
serait-elle pas un embarras et un obstacle? L'École d'Athènes elle-
même, nous ne l'avouons pas sans quelque honte, a parfois manqué
de candidats, tant nous sommes, à certains égards, un peuple
routinier et peu voyageur ; combien serait plus malaisé le recrute-
ment d'une école qui devrait exiger de ceux qui aspireraient à l'hon-
neur d'en faire partie tout au moins les élémens des connaissances
spéciales dont ne saurait se passer quiconque s'attaque aux textes
égyptiens, avec le désir d'ajouter quelque chose aux déchiifremens
et aux traductions de ses prédécesseurs!
Les timides pouvaient trouver là plus de raisons de douter et
d'attendre qu'il n'en faut d'ordinaire pour opposer à une innova-
tion quelconque une fin de non-recevoir. L'idée a pourtant fait son
chemin ; elle l'a fait plus vite peut-être que n'aurait osé l'espérer
l'écrivain qui lui a prêté le secours de son talent et ménagé la pu-
blicité de la Revue. L'entente s'est faite rapidement entre les deux
ministres desquels il dépendait de réaliser le projet dont la pensée
avait été conçue par l'un des meilleurs agensque la France ait eus
depuis longtemps en Egypte. Le ministre des affaires étrangères
s'était, dans d'autres temps, intéressé tout particulièrement à l'his-
toire de l'Egypte moderne; il avait visité ce pays; mieux que per-
sonne, il savait quel rôle y avaient joué, depuis le commencement
de ce siècle, les savans et les ingénieurs français, comment ils
avaient été mêlés à tout ce qui s'était fait d'utile et de grand sur
les rives du Nil, depuis l'exhumation de l'antiquité égyptienne par
les compagnons de Bonaparte jusqu'aux fouilles de M. Mariette,
depuis les réformes et les grands travaux de Mehemet-Ali jusqu'au
percement de l'isthme de Suez; nul n'était mieux en mesure de
comprendre combien il importait à la France de ne pas déchoir et
de ne pas abdiquer sur ce terrain, mais au contraire d'entretenir
une influence déjà presque séculaire et de la fortifier, de la rajeunir
même, si l'on peut ainsi parler, en lui donnant l'occasion de se
produire et de s'exercer sous une forme nouvelle. De son côté, le
ministre actuel de l'instruction publique a trop bien servi, depuis
deux ans, les intérêts de la science et du haut enseignement, pour
ne pas être frappé des résultats que l'on pouvait attendre de l'en-
treprise à laquelle on le conviait avec tant d'insistance.
Ce dont il s'agissait, ce n'était plus, en effet, une de ces mis-
DE LA TOMBE EGYPTIENNE. 57i
sions temporaires, comme celles de Ghampollion et de Lepsius,
que les questions d'argent et de santé finissent toujours par abré-
ger, malgré tout le zèle du chef et de ses collaborateurs, avant que
la moisson soit complète; ce que l'on proposait, c'était une explo-
ration méthodique, collective et successive, qui se poursuivrait à
loisir, d'année en année, par les soins d'un personnel renouvelé
périodiquement et par là même rais à l'abri de toute fatigue et de
toute défaillance. La division et la continuité du travail permet-
traient peut-être, à la longue, d'aboutir à la publication intégrale
de tous les documens hiéroglyphiques que renferme le musée de
Boulaq ou qui subsistent encore sur les parois des tombeaux et des
temples de l'Egypte et de la Nubie; il n'est rien, on le sait, que
désirent plus vivement tous les égyptologues, qui se trouvent
arrêtés à chaque instant par le manque de textes. A lui seul, ce
recueil, ce Corpus, comme on dit à l'Académie des inscriptions,
serait déjà un service capital rendu à la science ; mais l'activité
des membres de la nouvelle école ne devrait pas se borner à ces
transcriptions. Si les circonstances les favorisaient, ils entrepren-
draient des fouilles ; avec quelle attention patiente ils les condui-
raient, avec quel désintéressement, avec quelle crainte scrupuleuse
de rien négliger qui pût fournir à l'histoire un renseignement de
quelque importance !
Ces considérations et ces espérances firent sentir l'opportunité
d'une prompte décision. Si l'on voulait tenter l'expérience, il con-
venait de ne pas perdre le temps en délibérations et en préparatifs ;
on avait des raisons de se hâter. Il n'y avait d'ailleurs pas à hési-
ter sur le choix de l'homme qui serait chargé de donner un corps
à cette pensée : le jeune chef de notre école d'égyptologie, M. Gas-
ton Maspero, professeur au Collège de France et à l'École des
hautes études, était naturellement désigné. Lui non plus ne balança
pas; en quelques semaines il eut fermé ses malles et choisi ceux
qui seraient appelés à l'honneur de faire la première campagne sous
ses ordres et à ses côtés. C'est un artiste distingué, M. J. Bour-
goin, qui sera le dessinateur de l'expédition, le Nestor Lhôte du
successeur de Ghampollion. Il a déjà habité l'Egypte et reproduit
beaucoup de ses monumens; son crayon souple et fin sait rendre
avec la même sincérité toute une longue série d'hiéroglyphes et le
réalisme expressif des figures de l'ancien empire, ou la fière noblesse
d'une statue^ royale des Thoutmès et des Ramsès. Ce sont enfin trois
élèves de l'Ecole des hautes études, qui ont déjà fait leurs preuves
sous les yeux de leur maître. MM. Maspero et Bourgoin sont partis
les premiers, en décembre; avant la fin de janvier, leurs soldats
ont dû rallier le drapeau. C'est maintenant au gouvernement fran-
572 RETDE DES DEUX MONDES.
çais qu'il appartient de ne pas oublier là-bas ceux qui sont partis
sur sa foi, de les soutenir fidèlement dans toutes les difficultés qu'ils
pourraient rencontrer et de leur fournir avec libéralité les moyen
de bien remplir la lâche qu'ils ont si vaillamment acceptée.
L'événement, nous l'espérons et nous y comptons fermement,
donnera raison à ceux qui se sont montrés confians et hardis ; c'est
lui qui se chargera de lever tous les doutes. On peut cependant,
dès aujourd'hui, répondre par des faits à l'une des objections les
plus spécieuses qu'ait dû provoquer un projet qui n'a pas laissé
de surprendre quelques bons esprits. Beaucoup de personnes,
même parmi les gens instruits, se figurent encore aujourd'hui que
les documens fournis par le déchiffrement des hiéroglyphes n'inté-
resseront jamais que quelques érudits, qu'ils serviront tout au plus
à trancher quelques questions obscures de chronologie et à dres-
ser de longues listes de rois, de rois dont on ne saura jamais que
le nom. Ce sont là, dit-on, jeux d'académiciens, plaisirs raffinés qui
trouvent leur récompense dans le plaisir de deviner des énigmes
et que l'état n'a pas besoin d'encourager à grands frais.
Un tel langage aurait peut-être été justifié quand la méthode de
Champollion en était encore à ses débuts, quand on se bornait à
lire péniblement quelques titres royaux et à saisir, tant bien que
mal, le sens général d'une inscription historique sans pouvoir rendre
compte du détail ; mais depuis les travaux de M. de Rougé, cette
méthode a fait des progrès que ne soupçonnent pas les gens du
monde. Les résultats obtenus ont maintenant un tout autre carac-
tère et une tout autre valeur. Il n'est qu'un bien petit nombre de
mots qui résistent encore à la subtilité d'une analyse patiente,
appuyée sur des comparaisons incessantes. On entre dans toutes
les finesses de la pensée, on en distingue toutes les nuances, et l'on
arrive ainsi à pénétrer très avant dans les profondeurs d'une âme
qui nous intéresse d'autant plus qu'elle est plus différente de la
nôtre et qu'elle nous représente un état plus primitif de l'esprit
humain.
Retrouver et représenter exactement ces états successifs que
l'intelligence de l'homme a traversés dans son développement gra-
duel et réguHer, c'est, on le sait, le problème qui a le plus occupé,
qui préoccupe encore le plus quelques-uns des premiers esprits de
notre siècle, les Auguste Comte et les Herbert Spencer, les Max
Muller et les Renan, les Fustel de Goulanges et les Taine. L'Egypte,
telle que nous la révèlent à la fois ses monumens écrits et ses
monumens figurés, peut, croyons-nous, fournir à cette enquête des
documens plus variés, plus complets et plus sûrs que ces peuples
sauvages auxquels M. Herbert Spencer demande presque exclusi-
DE LA TOMBE EGYPTIENNE. 573
vement le secret des pensées de l'homme enfant. Comme source de
renseignemens authentiques, elle nous paraît avoir un grand avan-
tage sur ces peuplades barbares. Ce que celles-ci sentent et pensent,
nous ne l'apprenons que par le témoignage des voyageurs. Très sou-
vent ceux-ci comprennent mal ce qu'ils ont vu et entendu ; ils mettent
du leur dans la description qu'ils nous donnent de ces usages
bizarres, dans le compte qu'ils nous rendent de ces conceptions
naïves et confuses. Il en est tout autrement de l'Egypte; c'est elle-
même qui dépose de ses idées et de ses croyances; elle en témoigne
par des milliers d'inscriptions, par la disposition de ses édifices
funéraires et religieux, par les figures sans nombre dont ils sont
décorés ; sa voix arrive jusqu'à nous, claire et distincte, du fond
des siècles lointains. L'inappréciable supériorité de l'Egypte, c'est
qu'elle est, comme peut-être aussi la Chine, un peuple enfant, mais
un peuple enfant à l'état civilisé.
C'est ce que nous voudrions essayer de montrer par un exemple ;
nous nous proposons d'exposer, à l'aide d'une étude attentive de
la tombe égyptienne, les idées que les Égyptiens se faisaient de la
vie et de la mort, en d'autres termes, la solution qu'ils avaient don-
née à ce que JoufFroy, dans un fragment célèbre, appelait le pro-
blème de la destinée humaine. Nous ne sommes pas égyptologue ;
nous nous contenterons donc de relier les uns aux autres les ren-
seignemens que fournissent à ce sujet les plus autorisés et les plus
intelligensdes modernes explorateurs de l'antique Egypte. Ces ren-
seignemens sont épars dans des mémoires tout hérissés d'hiérogly-
phes, dans des recueils dont le nom même n'est pas connu du
grand public; il n'aura point été inutile d'aller les y chercher et
d'en faire un ensemble d'où se dégage une pensée philosophique.
CTest à quoi n'ont pas le temps de songer les savans spéciaux,
occupés de lutter contre les difficultés des textes qu'ils traduisent
et toujours pressés de courir à de nouvelles découvertes. Sans cette
nécessité, sans ces tentations perpétuelles de l'invention et de la
recherche, nul ne se serait mieux acquitté de cette tâche que le
guide dont nous suivrons le plus souvent les traces, que le maître
qui vient d'aller demander à l'Egypte même les moyens de jeter
encore de nouvelles lumières sur cet obscur passé qu'il a déjà
éclairé, par endroits, d'un si vif et si pénétrant rayon,
I.
Les plus anciens monumens qui aient été retrouvés en Egypte,
ce sont des tombeaux; dès que l'on aborde l'histoire de la civilisa-
tion et des arts de l'Egypte, on est donc conduit à commencer par
574 REVUE DES DEUX MONDESi
l'étude de son architecture funéraire. Or, en tout pays, ce qui con-
tribue surtout à déterminer le caractère et l'aspect de la tombe,
c'est l'idée que l'homme se fait de sa propre personne et du sort
qui l'attend après la vie. Pour s'expliquer les dispositions de la
tombe égyptienne, il faut donc commencer par savoir comment ce
peuple comprenait la mort et ses suites; il faut se demander s'il
croyait à une autre existence et comment il se la représentait. Les
textes écrits et les monumens figurés permettent de répondre à
cette question; ils se complètent et s'éclairent mutuellement.
L'homme, dans la première période de son développement intel-
lectuel, est impuissant à comprendre la vie sous une autre forme et
dans d'autres conditions que celles qu'il trouve et qu'il constate dans
sa propre personne. Il ne sait pas encore observer, abstraire et ana-
lyser ; il ne perçoit pas les caractères qui le distinguent du reste des
êtres ; aussi, quoi qu'il considère, ne voit-il jamais que lui-même dans
toute la nature. Lorsque, répugnant au néant, il cherche à se per-
suader qu'il va continuer de vivre après la mort, lorsqu'il travaille à
se représenter cette existence d'outre-tombe, il se la figure aussi peu
différente que possible delà vie qu'il mène sous le soleil. Étant donné
cet état d'esprit et cette tendance, rien donc de plus naturel et de
plus logique que la conception à laquelle aboutit l'intelligence, en
face du problème redoutable qui se pose devant elle chaque fois
que des yeux se ferment pour ne plus se rouvrir, chaque fois qu'un
cadavre descend au sépulcre. Personne n'a mieux saisi que M. Mas-
pero l'originalité de la solution adoptée par l'Egypte, personne n'a
mieux exposé l'hypothèse à la fois grossière et subtile à laquelle
ce peuple eut recours, afin de se convaincre que tout ne finissait
pas avec le dernier soupir; nous ne pourrons mieux faire que de
lui emprunter à ce propos et les textes qu'il traduit et quelques-
unes des réflexions que ces textes lui suggèrent.
On ne nous croirait pas, et on aurait raison, si nous affirmions
que, pendant des milliers d'années, aucun changement ne s'est
produit dans les idées que les Égyptiens se faisaient de l'autre vie.
Ces idées ont été toujours en s' épurant et se raffinant. Sous la
dix-huitième et la dix-neuvième dynasties, pendant les quelques
siècles où l'Egypte porte le plus loin les limites de son empire et
celles de sa pensée, on trouve, dans les monumens funéraires, la
trace de plusieurs doctrines qui présentent des différences notables
et même, si on les presse d'un peu près, de réelles contradictions.
Ces théories sont autant de réponses successives que l'esprit, tou-
jours préoccupé de l'éternelle énigme, a faites dans la suite des
temps à une question toujours la même. A mesure qu'ils devenaient
plus capables de spéculation philosophique, les Égyptiens modi-
DE LA TOMBE ÉGYPTIENNE. 5*5
fiaient leur définition de l'âme et, par une conséquence nécessaire,
la manière dont ils en comprenaient la persistance après la mort.
Comme il arrive toujours en pareil cas, ces conceptions s'étaient
ajoutées et comme superposées l'une à l'autre sans que la der-
nière venue détrônât sa devancière et s'y substituât; elles se mê-
laient, elles coexistaient dans l'imagination populaire.
Nous renverrons aux fines analyses de M. Maspero ceux qui tien-
dront à se rendre compte de tout ce curieux travail de l'esprit
égyptien. L'historien s'y applique à ne laisser échapper aucune des
nuances d'une pensée sur laquelle les difficultés de l'écriture et de
la langue répandent toujours comme uho sorte d'ombre et de léger
brouillard; mais en même temps il évite avec le plus grand soin
de lui prêter une précision et une rigueur logique qu'elle n'a jamais
comportées; il explique, par des rapprochemens ingénieux, com-
ment les Égyptiens se sont contentés d'à-peu-près et comment s'ac-
cordaient dans leur intelligence des notions qui semblent s'exclure.
Nous n'entrerons pas dans ce détail ; nous ne chercherons pas à
déterminer le sens que les Égyptiens attachèrent, à pariir d'un cer-
tain moment, au mot bâî, que l'on traduit par âme; nous ne deman-
derons pas comment ils en distinguaient cette parcelle de la flamme
divine, cette étincelle qu'ils nommaient khou, la lumineuse^ et que
l'âme, semble-t-il, enveloppait comme un vêtement. Nous ne sui-
vrons pas l'âtne et sa lumière intérieure dans leur voyage souter-
rain à travers les sombres régions de VAment, l'enfer égyptien, où
elles pénètrent par la fente du Péga, à l'occident d'Abydos, la seule
porte qui donne accès au domaine des ténèbres; nous ne les accom-
pagnerons point dans cette suite d'existences et de transformations
successives qui leur font parcourir le ciel et la terre, dans la série
indéfinie de leurs devenirs (c'est l'expression égyptienne). Ce qui
nous importe, c'est de remonter à la conception la plus ancienne,
à celle qui, contemporaine des premières impressions de l'enfance,
s'est gravée dans l'âme de la race en traits assez profonds pour
demeurer ineffaçable et pour garder toujours sur l'imagination une
plus forte prise que les théories postérieures, déjà plus abstraites
et plus philosophiques. C'est cette conception primitive qui doit
nous expliquer la tombe égyptienne ; celle-ci ne s'est-elle pas en
effet constituée, telle que nous la retrouverons jusqu'à la fin, dès
les premiers jours de cet empire memphite, dont l'architecture
funéraire nous est représentée par les Pyramides et par les riches
nécropoles de Sakkarah et de Gizeh ? Voici donc, résumée dans ce
qu'elle a d'essentiel, l'idée que conçurent les Égyptiens lorsque,
pour la première fois, ils songèrent à trouver dans l'homme une
partie durable; voici comment ils se figuraient ce je ne sais quoi
576 REVUE DES DEUX MONDES.
qui résistait et qui se dérobait à la mort, au moins pendant un cer-
tain temps, pendant un temps beaucoup plus long que celui de
notre vie mortelle.
Ce qui ne périssait pas au moment où le dernier souffle s'exha-
lait des lèvres de l'agonisant, ce qui lui survivait, c'était ce que les
Égyptiens appelaient le ka^ terme que M. Maspero traduit ainsi : le
double. Le double, c'était « un second exemplaire du corps en une
matière moins dense que la matière corporelle, une projection colo-
rée, mais aérienne, de l'individu, le reproduisant trait pour trait,
enfant, s'il s'agissait d'un enfant, femme, s'il s'agissait d'une femme,
homme s'il s'agissait d'un homme (1). »
Ce double, il fallait le loger et l'installer dans une maison appro-
priée à sa nouvelle existence, l'entourer des objets jadis affectés à
son usage et surtout le nourrir des alimens qui avaient la vertu
d'entretenir la vie. Voilà ce qu'il attendait de la piété des siens ;
voilà ce qu'il en recevait à jours fixes, au seuil de la bonne demeure
ou de la demeure éternelle^ comme disaient les Égyptiens ('2) ; ce
seraient ces offrandes qui seules sauraient ranimer et prolonger
l'existence de ce fantôme toujours altéré, toujours affamé, toujours
menacé de voir s'éteindre, par la négligence de sa postérité, cette
vie dépendante, précaire et languissante. Le premier devoir des
vivans, c'était donc de ne pas laisser les morts souffrir de la faim
et de la soif; enfermés dans la tombe, ceux-ci ne pouvaient pas
pourvoir eux-mêmes à leurs besoins; c'était aux fils de ne pas
oublier les pères et les ancêtres, mais de les nourrir par le pain et
(î) Conférence, p. 381 — Comment s'est formée cette conception du double, c'est ce
dont M. Herbert Spencer a donné, dans les premiers chapitres de ses Principles of so-
eiology, une explication très sérieuse et très spécieuse. Il en cherche surtout l'origine
dans les phénomènes du sommeil, du rêve et de l'évanouissement amené par la mala-
die ou par une blessure j il montre comment, par le fait de ces suspensions plus ou
moins prolongées de la vie et de la conscience, l'homme a été conduit à croire que la
mort n'était, elle aussi, qu'une interruption passagère et plus ou moins prolongée de
la vie. Selon lui, le phénomène de l'ombre projetée par le corps a aussi contribué à
faire naître et à accréditer cette croyance. N'entre-t-il pas dans cette croyance encore
d'autres élémens, ne tient-elle pas à une disposition générale de l'esprit humain dans
cette période de sa vie intellectuelle? C'est ce que nous n'avons pas à examiner ici;
toujours est-il que l'on trouvera dans ces pages les remarques les plus fines et que
cette théorie contient certainement une grande part de vérité. Dans ce môme livre,
on trouvera nombre de faits qui attestent que ces croyances n'ont pas été spéciales,
comme on a paru le dire quelquefois, à telle ou telle race, mais qu'elles sont hu-
maines, dans le sens le plus large du mot.
(2) Cette expression, pï fréquente dans les textes égyptiens, avait frappé les voya-
geurs grecs. On connaît le passage de Diodore : « Cela tient à la croyance des habi-
tans, qui regardent la vie actuelle comme peu de chose, mais qui estiment infiniment
les vertus dont le souvenir se perpétue après la mort. Ils appellent leurs habitations
hôtelleries, vu le peu de temps qa'oa y séjourne, taudis qu'ils nomment les tombeaux
demeures éternelles, m (i, p. 51.)
DE LA TOMBE ÉGYPTIENNE. 577
la viande, de les désaltérer par la libation. Que si l'on manquait à
cette obligation sacrée, les morts s'irriteraient contre les vivans.
L'existence mystérieuse dans laquelle les morts étaient entrés avait
fait d'eux des puissances redoutables et comme autant de dieux(i);
leur colère ne manquerait pas d'atteindre les ingrats qui les auraient
ainsi abandonnés et outragés.
Cette conception n'est pas particulière à l'Egypte. Au double des
inscriptions funéraires de l'Egypte répond trait pour trait l'image
(eï^coXov) des poètes grecs (2), Vombre des Latins. Grecs et Latins
croyaient également que les rites de la sépulture, dûment accom-
plis, mettaient cette image ou cette ombre, comme on voudra l'appe-
ler, en possession d'une demeure où elle commençait une vie sou-
terraine qui n'était que la continuation de la vie mortelle (3). Le
mort restait ainsi tout près des vivans ; il était en étroite relation
avec eux par les offrandes nourricières qu'il en recevait et par la
protection qu'il leur accordait en retour; dans le repas funéraire,
il prenait sa part, au sens propre du mot, de l'aliment et du breu-
vage [h]» Ce secours toujours impatiemment désiré réveillait chez
lui, pour un instant, le sentiment et la pensée; il lui rendait quelque
chose des impressions et des jouissances de la véritable vie, la vie
d'en haut, celle qui se passait à la lumière du jour ^5). Faisait-on
(1) Chaque mort était assimilé à Osiris. On disait VOsiris un tel, pour désigner un
mort par son nom.
(2) EïowXa xaiiôvTwv. II., xxiir, 72; Oi., xi, 476; xviv, 14.
(3) C'est ce qu'indique avec beaucoup de précision un texte de Cîcéron cité par
Fustel : Sub terra censebant reliquam vitam agi morluorum. (Tusc, i, 16.) Cette
croyance était si forte, ajoute Cicéron, que môme lorsque l'usage de brûler les corps
s'établit, on continua à croire que les morts vivaient sous la terre.
(4) Les textes abondent; les plus frappans ont été réunis par Fustel (Cifé antique,
p. 14.) Nous n'en citerons ici que trois : « Fils de Pelée, dit Néoptolème, reçois ce
breuvage qui plaît aux morts; viens et bois ce sang.» {Hécube, 536.) Electre verse les
libations et dit : « Le breuvage a pénétré la terre ; mon père l'a reçu. (Choéphores,
162.) Écoutez la prière d'Oreste à son père mort : « 0 mon père, si je vis, tu recevras
de riches banquets; mais, si je meurs, tu n'auras pas ta part des repas fumeux dont
les morts se nourrissent. » (Choéphores, 482-48 i.) Sur la persistance singulière de
cette croyance, dont les voyageurs retrouvent encore aujourd'hui la trace chez les po-
pulations de l'Europe orientale, en Albanie par exemple, en Épire et en Thessalie, on
pourra consulter Heuzey {Mission archéologique de Macédoine^ p. 156) et Albert Dû-
ment {le Dalkan et l'Adriatique, p. 354-356.) On trouvera de curieux détails sur les
repas funéraires des Chinois dans les Comptes-rendus de V Académie des inscriptions,
1877, p. 325. Il y a des rapports très frappans entre le système religieux de la Chine
et celui de l'ancienne Egypte; de part et d'autre, il y a eu le même arrêt de dévelop-
pement. A tout prendre, l'un et l'autre peuple sont toujours restés fétichistes.
(5) Dans Vévocation des morts du onzième livre de VOdyssée, ce n'est que quand
les âmes ont « humé à longs traits le sang noir » qu'elles sont capables de reconnaître
Ulysse, de comprendre ses paroles et de lui répondre; la gorgée de sang leur restitue
l'intelligence et la pensée.
TOME ILIII. — 1881. ■ 37
578 REVUE DES DEUX MONDES.
trop attendre les morts dans leur tombe, ils s'irritaient et se ven-
geaient de leurs souffrances; malheur à la famille qui ne savait
pas intéresser ses morts à sa durée et les associer ainsi à ses pro-
spérités, malheur à la cité qui se rendait coupable de cette impru-
dence (1) î
Ces croyances paraissent donc avoir été communes à tous les
peuples anciens pendant cette première période de leur existence
dont les commencemens se dérobent dans la nuit des temps anté-
rieurs à l'histoire; par l'empire qu'elles ont exercé sur les âmes,
ce sont elles qui, de l'Inde à l'Italie, ont coulé dans le même moule
et marqué d'une même empreinte toutes les institutions primitives
du droit public et privé. Nous n'avons, à ce propos, qu'à renvoyer
au beau livre de M. Fustel de Goulanges, la Cité antique (2).
Avec les siècles, le développement de la pensée religieuse sug-
géra des croyances plus hautes et plus relevées; les progrès de
l'esprit scientifique tendirent à rendre de plus en plus étrange et
inadmissible l'idée de cet être qui n'est ni mort ni vivant, de cette
ombre impalpable et toujours près de s'évanouir que défendent
mal contre l'anéantissement des alimens qui risquent toujours de
lui manquer. L'expérience se prolongeait; ses résultats s'accumu-
laient; il devenait de plus en plus évident que la mort, non con-
tente d'arrêter le jeu des organes, en a bientôt dissous et décom-
posé dans la tombe tous les élémens; on devait, à mesure que le
temps s'écoulait, avoir plus de peine à comprendre la nature de ce
simulacre placé en dehors des conditions normales de la vie, de ce
je ne sais quoi qui n'était pas un pur esprit et que ne supprimait
pourtant pas la destruction des organes.
Il semble donc, au premier abord, que l'observation et la logique
auraient dû conduire de bonne heure à l'abandon d'une théorie qui
nous paraît aujourd'hui si puérile et si grossière; mais, maintenant
même, combien il est restreint le nombre des esprits qui ont le
goût et le besoin des idées claires ! Dans un temps où le perfection-
nement des méthodes et la diffusion de la culture intellectuelle
(1) Il suffit de lire ]es orateurs attiques pour voir quelle prise ces opinions avaient
gardée sur l'âme populaire, au temps même de Démosthène. DemanJaient-ils la vali-
dation d'une adoption contestée, ils signalaient les dangers qui menaçaient Athènes
dans le cas où elle laisserait une famille s'éteindre sans que des mesures eussent été
prises pour remédier à la défaillance des héritiers du sang; il y aurait alors quelque
part, dans une tombe négligée, des morts qui n^ri verraient point venir le pieux hom-
mage des offrandes funéraires; ils s'en prendraient à la cité tout entière, complice
par son arrêt de cet abandon et de cet oubli. Cet argument et d'autres semblables ne
nous paraissent pas avoir une grande valeur juridique; mais 1« talent d'un Isée savait
en tirer des effets d'audience auxquels il revenait trop souvent pour n'avoir pas été
très assuré de leur succès. (Voir G. Perrot, l'Éloquence polilique et judiciaire à
Athènes; les Précurseurs de Démosthène, p. 359-364.)
(2) Septième édition, 1879.
DE LA. TOMBE ÉGYPTIENNE. 579
paraissent accréditer davantage de jour en jour les notions posi-
tives, ce sont encore des idées obscures et des mots mal définis
qui remuent l'âme de la plupart des hommes et qui s'imposent à
eux comme les mobiles de leurs actions; combien plus grande
encore et plus étendue devait être dans l'antiquité la puissance de
ces idées confuses et de ces images sans réalité, alors qu'une rare
élite, encore mal pourvue d'instrumens de recherche et d'analyse,
s'essayait avec une généreuse hardiesse à penser clairement et
librement (1) !
Ce qui ajoutait encore au prestige de cette illusion et ce qui
contribuait à la perpétuer, c'est qu'elle était favorisée par plusieurs
des sentimens qui font le plus honneur à la nature humaine. Ce
culte des morts nous étonne; il est tout près de nous scandaliser
par son matérialisme naïf; mais cherchez-en le sens et l'inspira-
tion première, vous y trouverez le souvenir et le regret des affec-
tions perdues et des tendresses brisées par la séparation suprême;
vous y trouverez la reconnaissance des enfans pour les parens qui
les ont engendrés et nourris, la gratitude que les vivans doivent à
cette longue suite d'ancêtres dont l'efïort laborieux a créé tous les
biens dont jouit le présent. Sans doute il y avait, dans ces rites de
la religion funéraire, un élément périssable que le progrès de la
raison devait frapper de désuétude, et nous pouvons être tentés de
sourire quand nous voyons l'Égyptien ou le Grec se donner tant de
peine pour abreuver de sang, de lait ou de miel les mânes de ses
aïeux ; mais, à tout prendre, l'un et l'autre, dans leur simplicité,
devinaient une vérité qu'est souvent impuissant à saisir de nos
jours ce que l'on appelle l'esprit révolutionnaire, avec son puéril
et brutal dédain du passé; ils sentaient profondément, à leur
manière, l'étroite solidarité qui relie les unes aux autres toutes les
générations humaines. Avertis par le cœur, ils avaient ainsi devancé
les résultats auxquels la pensée moderne est conduite par l'étude
attentive et réfléchie de l'histoire. La philosophie tire aujourd'hui
de cette conviction raisonnée et des conséquences qu'elle comporte
le principe d'une haute moralité ; bien avant qu'elle y songeât, déjà
cette idée et les sentimens tendres et respectueux qu'elle provoque
(1) M. Herbert Spencer, dans l'ingénieuse et subtile analyse qu'il présente de ce
qu'il appelle les idées primitives^ nous avertit aussi de ce qu'elles offrent d'incohérent
et souvent de contradictoire entre elles ; mais il montre en même temps, par plusieurs
exemples bien choisis, que l'esprit même des peuples civilisés, tout autour de nous,
admet encore et fait vivre ensemble, sans paraître s'en douter, des conceptions logi-
quement tout aussi inconciliables que plusieurs de celles dont la coexistence nous
étonne chez les anciens ou chez les sauvages. L'habitude rend l'esprit insensible à ces
contradictions qui frappent l'observateur placé à distance, (f/ic Principtes ofsociology,
t- h p. 119 et 185.)
580 REVUE DES DEUX MONDES.
avaient été, pour ces premiers-nés de la civilisation, un moyen
puissant d'amélioration morale, le lien de la famille et le ciment de
la cité.
Si nous avons cru devoir insister ici sur cette religion des morts
et en bien définir le caractère, c'est que chez aucun autre peuple
l'art n'a traduit d'une manière aussi vive et aussi forte les croyances
dont s'inspirait ce culte ; elles ont trouvé dans la tombe égyptienne
leur expression plastique la plus complète, la plus claire et la plus
éloquente. Pourquoi? C'est que l'industrie égyptienne était déjà
très avancée, c'est que l'art de l'Egypte disposait déjà de toutes ses
ressources au temps où ces croyances étaient le plus puissantes
sur les âmes; quant à l'art de la Grèce, il ne s'est vraiment déve-
loppé que dans des siècles où, sans avoir disparu, ce culte des
morts n'était déjà plus au premier plan dans la conscience et l'ima-
gination de la Grèce. Lorsque le génie grec, après de longs tâton-
nemens , se sent assez maître de la matière pour en obtenir une
ample et libre expression de sa pensée, la Grèce a, depuis plusieurs
siècles déjà, créé les dieux olympiens; les idées que l'art interprète,
ce sont celles du brillant polythéisme d'Homère et d'Hésiode, et la
tâche qui s'impose à lui, c'est de prêter aux immortels une figure
et de leur construire une demeure qui soit digne de leur majesté.
Sans doute l'architecte, le sculpteur et le peintre décoreront aussi
la tombe; ils travailleront à lui donner une belle ordonnance; ils
en couvriront souvent la façade ou les parois de bas-reliefs et de
peintures; ils fabriqueront pour elle ces terres cuites et ces vases
que l'on ensevelira dans ses ténèbres et qui sortent aujourd'hui
par milliers des nécropoles de la Grèce et de l'Italie; mais ce ne
sera jamais là pour l'artiste qu'un emploi secondaire de son talent.
Sa haute ambition, celle qui ne lui laissera point de repos qu'il
n'ait atteint la perfection, ce sera de bâtir le temple ou de modeler
les statues d'un Jupiter, d'une Pallas, d'un Apollon. Au contraire,
dans ces âges reculés où ces nobles types n'existaient pas encore
et où les croyances des obscurs ancêtres de la Grèce avaient encore
leur caractère tout enfantin et naïf, ces tribus innomées ne possé-
daient point un art qui fût en mesure de traduire avec décision et
netteté l'ensemble de ces conceptions premières.
II en est tout autrement dans la vallée du Nil; une industrie
richement outillée et un art déjà savant s'y mettent au service de
la croyance populaire et s'appliquent, avec une patience intelligente
et laborieuse, à mieux défendre le mort contre la dissolution qui le
menace et à le mieux garantir contre la soif et contre la faim. L'E-
gypte ne diffère pas des autres peuples par les opinions et les pen-
sées que lui avait suggérées le mystère de la mort ; elle donne la
IJE LA TOMBE ÉGYPTIENNE. 581
même solution du problème qui tourmentait dès lors et qui tour-
mentera toujours l'âme humaine. Pendant ces siècles d'enfance,
c'est partout le même fond d'idées. La différence, toute en faveur
de l'Egypte, c'est que celle-ci, par l'effet de circonstances excep-
tionnelles, avait atteint déjà, dans le cours même de cette période,
un degré de civilisation où les autres peuples ne sont arrivés qu'à
un moment postérieur de leur développement religieux. Grâce à
cet avantage, elle a pu suivre ces idées jusqu'à des conséquences
où ne devaient pas les pousser des tribus encore presque barbares,
et elle n'a point eu de peine à les expliquer avec plus de force et
de clarté. Il nous reste à montrer comment l'Egypte a su tirer
parti de cette supériorité pour mieux honorer ses morts, pour leur
faire, dans la tombe, une vie meilleure, plus heureuse, mieux assu-
rée contre toutes les chances contraires qui peuvent en compro-
mettre le bonheur et la durée. A vrai dire, c'a été là, comme l'a-
vaient deviné les voyageurs grecs, sa préoccupation dominante. Son
architecture funéraire a été la plus originale de ses créations et
celle qui caractérise le mieux son génie, surtout lorsqu'on l'étudié
telle que nous la présentent les nécropoles de l'ancien empire. Plus
tard, dans le nouvel empire, à Thèbes et ailleurs, elle n'est plus
aussi homogène ni aussi complète; tout l'arrangement et toute la
décoration n'y relèvent plus d'une conception unique: on y sent la
trace d'hypothèses et de croyances nouvelles. Celles-ci, sans se
substituer à la croyance primitive, s'y sont ajoutées avec le temps;
elles témoignent du travail inquiet auquel se livre la pensée pour
creuser le problème de la destinée humaine. Ces contradictions
apparentes et ces hésitations ont leur intérêt pour l'histoire de la
pensée religieuse; mais, au point de vue de l'art, c'est de beau-
coup la tombe memphitique qui est la plus curieuse et la plus im-
portante à décrire. Elle a ce mérite d'être tout entière d'une seule
venue et comme d'un seul jet; tout y est d'une logique, d'une
clarté, on pourrait presque dire d'une transparence parfaite; aussi
reste-t-elle le type duquel dérivent toutes les tombes postérieures,
celles de Beni-Hassan, d'Abydos et de Thèbes; on en modifie cer-
tains détails, mais les dispositions essentielles persistent jusqu'à la
fin. Ce seront donc les nécropoles de Sakkarah et de Gizeh qui nous
fourniront les principaux élémens de la théorie que nous paraissent
supposer la sépulture égyptienne et les représentations qui la
décorent.
II.
Le premier, le plus naturel soutien de cette vie obscure et indé-
finissable qui recommence dans la tombe une fois qu'elle a reçu
582 REÎTUE DES DEUX MONDES.
son hôte éternel, c'est le corps. On n'épargnait donc rien pour en
retarder autant que possible la dissolution et pour conserver
intacts des organes, auxquels le double et l'âme viendraient peut-
être un jour se rejoindre, de manière à reconstituer l'unité de l'être
humain (1). L'embaumement, pratiqué avec les soins minutieux
que l'on sait, rend la momie à peu près indestructible, aussi long-
temps du moins qu'elle demeure couchée dans cette terre sèche de
r%ypte qu'aucune pluie ne perce et ne détrempe. Mes compagnons
de voyage et moi, nous avons déshabillé, sur le sable tiède de Sakka-
rah, près de la bouche du puits d'où venaient de la retirer les fellahs
de corvée, une grande dame contemporaine des Ramsès; quand
nous l'eûmes dégagée des légères serviettes de lin qui l'envelop-
paient et des bandelettes qui la serraient de toutes parts, elle nous
apparut telle qu'elle était sortie de l'atelier des taricheutes de
Memphis. Elle avait les cheveux noirs, nattés en fines tresses;
toutes ses dents étaient en place entre les lèvres un peu con-
tractées ; les ongles étroits des pieds et des mains étaient teints
de henné. Les membres étaient restés flexibles et les formes
à peine altérées sous la peau partout lisse et ferme qui semblait,
dans certaines parties, encore soutenue par les chairs. N'eût été
la couleur de toile goudronnée ou de papier brûlé qu'elle avait prise,
n'eût été l'odeur de naphte dont elle s'était imprégnée et qu'exha-
laient tous ces linges épars autour de nous sur le sol, on aurait
compris sans trop d'effort le sentiment qu'éprouve lord Evandale,
(1) Les textes, eux aussi, témoignent de la préoccupation à laquelle répondait l'em-
baumement avec ses pratiques si compliquées. Voir P. Pierret, le Dogme de la résur-
rection, etc., p. 10 : « Il faut, dit l'auteur, qu'aucun membre, qu'aucune substance ne
manque à l'appel; la renaissance est à ce prix. » Tu comptes tes chairs qui sont au
complet, intactes (texte funéraire égyptien). — Ressuscite dans To-deser (la terre
sainte ou de préparation, région où. se prépare le renouvellement), momie auguste qui
es dans le cercueil. Tes substances et tes os sont réunis à leur chair et tes chairs réu-
nies à leur place; ta tête est à toi, réunie sur ton cou, ton cœur est à toi. (Statue
funéraire osiriennedu Louvre.) Aussi le mort a-t-it bien soin de demander aux dieux:
Que ne me morde pas la terre, que ne me mange pas le soL (Mariette, Fouilles d'Aby'
dos.) On dut donc travailler de bonne heure à conserver le corps autant que pos-
sible; mais l'art de l'embaumeur n'a peut-être atteint sa perfection qu'à l'époque
thébaine; on se serait contenté, sous l'ancien empire, d'une préparation beaucoup
plus simple. Voici ce que dit à ce sujet M. Mariette : « Il faudrait réunir plus d'exem-
ples que je n'en ai pu trouver pour décider la question de la momification sous l'an-
cien empire. Ce qu'il y a de certain, c'est : 1° qu'il n'existe aucun morceau do linge
de momie authentique de cette époque; 2° que cependant lesossemens recueillis dans
les sarc )phages oni la couleur brunâtre des momies et qu'ils exhalent une vague
odeur de bitume. Los sarcophages que nous avons trouvés vierges ne sont pas au
nombre de cinq ou six. Chaque fois, à l'ouverture, nous avons constaté que le mort
était à l'état de squelette. Quant au linge, nulle trace qu'un peu de poussière sur
le fond du sarcophage, laquelle pouvait provenir de toute autre chose que d'un
linceul réduit en poudre. ■ {Les Tombes de l'ancien empire, page 16.)
DE LA tombk Égyptienne. 583
dans cette brillante fantaisie que Théophile Gautier a intitulée : le
Roman de la momie; avec un peu de complaisance, on se serait
expliqué l'admiration émue et attendrie qui s'empare du jeune
homme quand il contemple, dépouillée de tous ses voiles, la beauté
parfaite de celte fille d'Egypte qui a jadis troublé le cœur du plus
orgueilleux des Pharaons (1).
Pour que ne fût pas inutile toute la dépense faite en incisions,
en parfums et en bandelettes, il convenait de placer la momie au-
dessus du niveau oii s'élèvent les plus hautes eaux du Nil débordé.
Quand il s'agit d'établir les cimetières, on choisit donc, soit comme
à Memphis et à Abydos, un plateau qui confine au désert, soit,
comme à Beni-Hassan et à Thèbes, le flanc de la montagne et les
ravins qui s'y creusent. Nulle part, dans toute la vallée du Nil, on
n'a encore trouvé une tombe des temps anciens qu'atteigne l'inon-
dation.
C'était déjà beaucoup d'avoir préservé le cadavre de la corrup-
tion, d'abord par les préparations savantes de l'embaumement, puis
par la précaution prise de toujours mettre le cercueil à l'abri même
des plus fortes crues. On verra de plus, en étudiant le plan de la
tombe et son agencement, à quels artifices de construction les
architectes égyptiens avalent eu recours afin de dissimuler l'entrée
du caveau et d'en rendre l'accès aussi difficile que possible à qui-
conque voudrait y pénétrer avec de mauvaises intentions; il n'était
obstacle ni piège qu'ils n'eussent accumulé devant ses pas, avec
une patience et une fertilité d'inventions qui bien souvent ont fait
le désespoir des fouilleurs modernes, notamment aux Pyramides,
Il y a certainement en Egypte, aimait à dire M. Mariette, des mo-
mies si bien cachées, que jamais, au sens absolu du mot, jamais
elles ne reverront le jour.
Cependant, malgré ce qu'avait fait, pour assurer la conservation
du corps, la plus pieuse et la plus subtile prévoyance, il pouvait
arriver que la haine ou plus souvent encore l'avidité déjouassent
tous ces calculs. Un ennemi pouvait aller chercher le défunt jusque
dans son sarcophage pour déchirer et pour disperser ses membres,
pour lui infliger ainsi une seconde mort plus cruelle et plus irré-
parable que la première. Un voleur, pour s'emparer plus à l'aise
(1) Voir le récit que fait Passalacqua de la découverte d'une momie de jeune femme
qu'il a découverte à Thèbes. « Sa chevelure, dit-il, la rotondité et la surprenante
régularité de ses formes me prouvèrent, au premier coup d'œil, qu'elle était une
beauté de son temps, descendue au tombeau à la fleur de son âge. » 11 donne ensuite
une minutieuse description de sa pose et de sa parure et il termine en racontant «que
la particularité des belles proportions de cette momie et sa parfaite conservation avaient
tellement frappé les Af-abes mêmes, qu'ils la déterrèrent à plusieurs reprises pour la
faire voir à leurs femmes et à leurs voisins. » (CataloguQ raisonné et historique des
antiquités découvertes en Egypte, In-S", 1826.)
58i REVUE DES DEUX MONDES,
de l'or et des bijoux dont avait été paré le cadavre, pouvait le
tirer hors de la chambre funéraire et l'abandonner sur l'arène, nu
et déshonoré, proie promise à une destruction rapide.
Exposée ainsi à certaines chances contraires, la momie était
unique. Qu'elle succombât de manière ou d'autre et fût anéantie,
que deviendrait le double? Cette crainte, cette terreur suggéra l'i-
dée de lui donner un soutien artificiel, la statue. L'art était assez
avancé déjà non-seulement pour reproduire le costume et l'attitude
ordinaire du défunt et pour en marquer le sexe et l'âge, mais même
pour rendre le caractère individuel de ses traits et de sa physiono-
mie; il pouvait aspirer au portrait. L'emploi de l'écriture permet-
tait de graver sur la statue le nom et les qualités de celui qui
n'était plus ; ces indications achèveraient d'en faire l'exacte repré-
sentation de la personne disparue. Ainsi déterminée par l'inscrip-
tion et par la ressemblance du visage, la statue servirait à perpé-
tuer la vie de ce fantôme, qui risquait toujours de se dissoudre et
de s'évaporer s'il ne trouvait un appui matériel où s'attacher et se
prendre,
« Les statues étaient plus solides que la momie, et rien n'empê-
chait de les fabriquer en la quantité qu'on voulait. Un seul corps
était une seule chance de durée pour le double; vingt statues
représentaient vingt chances. De là ce nombre vraiment étonnant
de statues qu'on rencontre quelquefois dans une seule tombe. La
piété des parens multipliait les images du mort, et, par suite, les
supports, les corps impérissables du double, lui assurant par cela
seul une presque immortalité (1). »
Un réduit spécial était préparé, dans l'épaisseur du massif qui
formait la partie construite de la tombe, pour recevoir ces statues
de bois ou de pierre, pour les conserver à l'abri des regards et de
toute tentative indiscrète (2). D'autres effigies étaient placées dans
les chambres du tombeau ou dans les cours qui le précédaient.
Enfin les personnages considérables obtenaient du roi la permis-
sion de dresser dans les temples leurs propres statues, où elles
étaient protégées par la majesté du sanctuaire et confiées aux soins
des prêtres.
A nous placer au point de vue des anciens Égyptiens, ces pré-
cautions n'ont pas été inutiles ; beaucoup de ces images ont tra-
versé sans accident cinquante ou soixante siècles ; elles sont arri-
vées jusqu'à nous, et elles ont trouvé dans nos musées un asile
où elles n'ont plus à craindre que le lent effet du climat et du temps.
(1) Maspcro, Conférence.
(2) C'est ce que l'on appelle aujourd'hui généralement le serdab; ce mot, qui du
persan a passé dans l'arabe, désigne un couloir obscur. C'est en l'entendant employer
par ses ouvriers que M. Mariette l'a adopté et mis à la mode entre égyptologues.
DE LA TOMBE ÉGYPTIENNE. 585
Celles qui sont gardées en Egypte même pourraient, ce semble,
compter sur une éternelle durée. Si, pour résister à l'anéantisse-
ment, le double n'avait eu besoin que de la persistance de l'image,
celui de Chéphren, le constructeur de la seconde des grandes pyra-
mides, vivrait encore, préservé par la magnifique statue de diorite
qui fait la gloire de Boulaq ; grâce à la dureté de la matière, il
aurait toute chance de ne jamais périr. Par malheur pour l'ombre
du pharaon, cette vie posthume, que nous avons aujourd'hui tant
de peine à comprendre, ne se prolongeait que grâce à un concours
de conditions complexes dont la plupart n'ont pu continuer long-
temps à être réalisées.
C'était une vie toute matérielle ; le mort-vivant avait faim et soif,
il lui fallait des alimens et des boissons. Cette nourriture lui était
fournie par les vivres déposés auprès de lui, puis, comme cette
provision était censée s'user, par les repas funéraires qui se célé-
braient dans la tombe et dont il prenait sa part. Le premier de ces
repasse donnait à la fin de la cérémonie de l'enterrement; puis
ces festins se continuaient et se répétaient d'année en année, plu-
sieurs fois par an, aux jours fixés par la tradition et d'ailleurs sou-
vent rappelés par l'expresse volonté du défunt. Une pièce ouverte
et publique avait été ménagée dans la tombe en vue de ces réu-
nions; c'était une sorte de chapelle ou, si l'on veut, de salle à man-
ger, où prenaient place les parens et les amis. Au pied de la stèle
où le défunt était représenté en adoration devant Osiris, le dieu
des morts, était dressée une table d'offrandes, sur laquelle on dépo-
sait la portion destinée au double et l'on faisait couler la libation.
Dans la muraille était réservé un conduit par lequel arrivait jus-
qu'aux statues l'agréable odeur des viandes rôties et des fruits
parfumés ainsi que les fumées de l'encens jeté sur la flamme.
Pour assurer la régularité de ce service et ne pas risquer de
mourir d'inanition dans la tombe négligée, ce n'était pas assez de
compter sur la piété de ses descendans; au bout de deux ou trois
générations, elle pouvait se refroidir et se relâcher de ses soins.
D'ailleurs à la longue, la famille pouvait s'éteindre. Tout roi, tout
prince, tout grand seigneur, tout personnage un peu riche et con-
sidérable avait donc soin de faire, pour l'entretien de sa tombe,
ce que nous appellerions une fondation à perpétuité ; il affectait à
cet usage les revenus d'un domaine, qui devait en même temps nour-
rir le prêtre ou les prêtres chargés d'accomplir ces rites cérémo-
niels. On trouve encore, sous les Ptolémées, des desservans atta-
chés à la chapelle funéraire de Choufou, le constructeur de la
grande pyramide. Il est difficile de croire qu'une fondation faite sous
l'ancien empire ait pu traverser sans encombre tant de changemens
586 BETUE DES DEUX MONDES.
de régime ; mais les honneurs rendus aux anciens rois étaient deve-
nus, en Egypte, une institution de l'état; pour faire acte de piété
envers ses lointains prédécesseurs, quelque souverain réparateur
avait dû restituer le culte des princes presque légendaires qui
représentaient les glorieux commencemens de l'histoire nationale.
Il y avait, en outre, des prêtres attachés à chaque nécropole;
moyennant une certaine redevance, ils officiaient de tombe en tombe.
M. Mariette les a reconnus dans quelques-uns des bas-reliefs de
Sakkarah. On s'assurait leurs services comme aujourd'hui on achète
des messes (l).
Le même sentiment conduisait à enterrer avec le mort ses armes,
ses vêtemens, ses bijoux, tous les objets dont il pouvait avoir
besoin dans l'autre vie ; on sait quels trésors nous ont livrés, en
ce genre, les tombes égyptiennes et leur mobilier funéraire; ce
sont leurs dépouilles qui remplissent les vitrines de nos musées.
Ce n'était pas là non plus une habitude qui ait été particulière à
l'Egypte; elle existait chez tous les peuples anciens, civilisés ou
barbares ; il est même resté trace, dans les plus anciens souvenirs de
la race hellénique, du temps où, comme ces Scythes dont Hérodote
nous décrit les mœurs (2), les Grecs immolaient, à la mort d'un
chef, ses serviteurs et ses femmes, pour les envoyer tenir compa-
gnie au défunt. Quand elle se révèle à nous par ses monumens,
l'Egypte est déjà trop civilisée pour pratiquer ces sacrifices san-
glans; grâce au concours que l'art prêtait à la religion, elle avait
trouvé moyen d'assurer au mort les mêmes avantages sans com-
mettre les mêmes cruautés. Ces domestiques attachés à sa personne
et ces gens de métier dont les services lui seraient si nécessaires
dans l'autre vie, elle l'en entourait pour toujours à moindres frais.
Au lieu de les égorger près de la fosse, elle les représentait, dans
la variété même de leurs occupations et dans tout le feu du travail,
sur les parois de la tombe^ richement décorée par le sculpteur et
par le peintre. Elle faisait de même pour tous ces objets d'usage et
de luxe que le double aimerait à avoir sous la main, comme pour
ces alimens qui lui étaient indispensables.
C'est à une préoccupation du même genre que se rattache un
usage qui s'établit un peu plus tard, ce semble ; nous voulons parler
de l'habitude que l'on prit de placer dans la tombe ces statuettes
qui sont connues sous le nom de figurines funéraires et qui se
rencontrent en si grand nombre dans les sépultures, à partir du
second empire thébain. M. Mariette en a recueilli dans des tom-
(1) Tombes de l'ancien empire, p. 87.
(2) IV, 71-72.
DE LA TOMBE ÉGYPTIENNE. 587
beaux de la douzième dynastie, et le chapitre vi* du Livre des
morts, qu'elles portent gravé sur leur corps, est un de ceux qui
paraissent les plus anciens aux critiques modernes ; or, on sait
que ceux-ci inclinent maintenant à croire que ce rituel remonte,
au moins par ses parties essentielles, jusqu'à la période memphite.
Ces figurines sont de dimensions et de matières diverses; elles
ne dépassent pas d'ordinaire 0'",20 ou O-'^SO, mais on en pos-
sède quelques-unes qui ont près de 1 mètre. Il y en a en bois, en
pierre calcaire et même en granit; mais d'ordinaire elles sont faites
de cette terre cuite, recouverte d'un émail vert ou bleu, que l'on
désigne souvent par le terme inexact de porcelaine égyptienne.
Leur aspect est celui de la momie; de leurs mains croisées sur la
poitrine, elles tiennent des instrumens d'agriculture, boyaux et
sarcloirs, et un sac destiné à contenir des graines pend sur leur
épaule. Le sens de cet outillage nous aurait déjà été indiqué par
la connaissance que nous avons de la manière dont l'Egypte se
représentait l'autre vie; il est d'ailleurs expliqué par le tableau du
chapitre xc du rituel, où l'on voit le défunt labourant, semant et
moissonnant dans les champs de l'autre monde. Ces statuettes sont
censées être le portrait du mort dont le nom y est inscrit; la res-
semblance individuelle, négligée dans la plupart d'entre elles à
cause de la rapidité d'une fabrication tout industrielle, est sensible
dans les plus soignées. Le texte du rituel et d'autres monumens
les désignent sous le nom d'oushebti ou répondantes (du verbe
oitsheb^ répondre). Il est donc aisé de définir le rôle que leur attri-
buait l'imagination populaire ; elles répondaient à l'appel du nom
qui y est tracé, et elles se substituaient au défunt pour cultiver à
sa place le sol des régions souterraines (1) ; elles concouraient, avec
les serviteurs peints et ciselés sur les murs, à lui épargner des fati-
gues et à le mettre à l'abri du besoin. C'est une autre traduction
de la même idée; dans son désir de prendre toutes ses sûretés
contre l'abandon, contre la misère et contre l'anéantissement final,
jamais l'homme ne croyait avoir assez fait pour meubler, pour
approvisionner et pour peupler sa tombe.
On sent tous les mérites de ces combinaisons ingénieuses. Les
alimens en nature ne se conservaient pas; la négligence des vivans,
l'extinction d'une famille, le manque de foi d'un prêtre pouvaient
priver le mort de sa nourriture et le faire ainsi souffrir, le faire
(1) Pietschmann {der /Egyptische Fetischdienst, etc., p. 155) a très bien saisi le
caractère de ces figurines. Cf. Pierret, Dictionnaire d'archéologie égyptienne, v, 5.
Voir encore, sur la personnalité que l'on prêtait à ces figurines et sur les services qu'on
en attendait, une note de Maspero sur une tablette appartenant à M. Rogers. (Recueil
de travaux relatifs, etc., t. ii, p. 12.)
588 REVCE DES DEUX MONDES.
périr d'inanition. Eux-mêmes, vêtemens et meubles couraient à la
longue le risque de s'user et de se décomposer dans la tombe; les
dimensions du caveau ne permettraient d'ailleurs pas d'y déposer
tout ce que l'hôte de la sombre demeure aurait plaisir à trouver
autour de lui. Tout au contraire, les figurines funéraires étaient
faites de la plus indestructible des matières, et les bas-reliefs, ainsi
que les peintures, étaient comme incorporés aux épaisses murailles
de pierre ou à la roche vive; elles avaient toute chance de durer
indéfiniment. De fait, elles se sont conservées, sans altération sen-
sible, jusqu'à nos jours. Nous avons visité le tombeau de Ti peu de
temps après que les chambres en avaient été dégagées et déblayées.
C'était merveille de voir combien formes et couleurs s'étaient gar-
dées intactes et fraîches sous le sable; on aurait dit que cette
œuvre, vieille de quatre à cinq mille ans, venait à peine d'être ter-
minée. A la gaîté de leurs tons clairs, avec leur contour si net et si
fin, ces charmans bas-reliefs faisaient l'effet d'une médaille à fleur
de coin.
De l'ancien au nouvel empire, ces scènes, empruntées à la vie
quotidienne du peuple égyptien, n'ont pas cessé d'être figurées sur
les tombes; lorsqu'on a commencé à les y étudier et à les y rele-
ver, on en a proposé différentes explications. Les uns y ont vu
comme une sorte de biographie illustrée du défunt, la représenta-
tion des actes qu'il a accomplis ou à l'accomplissement desquels il
a présidé pendant le cours de sa vie mortelle; les autres y ont
cherché la figuration de la seconde vie, la peinture variée des
joies et des plaisirs que les champs Élysées de l'Egypte réservent
aux morts divinisés.
Ces deux interprétations n'ont pas résisté à un examen attentif et
critique de ces tableaux ni au déchiffrement des inscriptions qui
les accompagnaient. On s'aperçoit bien vite, par des comparaisons
faciles à instituer, que ces scènes n'ont pas un caractère anecdo-
tique; il est très rare, quoique non sans exemple, qu'elles parais-
sent se rapporter à des circonstances qui soient particulières à tel
ou tel personnage et qui le distinguent du reste de ses contempo-
rains. Il y a bien telles stèles ou telles tombes où le mort paraît
préoccupé de dresser l'état de ses services, afin sans doute de
retrouver dans l'autre monde sa situation acquise et d'y continuer
le cours de ses succès et de ses honneurs; c'est comme un dossier
qu'il se prépare. L'inscription prend alors, dans une de ses par-
ties, une couleur biographique; il en est de même de la décoration
de la stèle ou des parois. Gomme exemple de ces textes narratifs,
nous citerons la longue inscription d'Ouna, où nous est racontée
la vie d'une sorte de grand-vizir des deux premiers rois de la
DE LA TOMBE ÉGYPTIENNE. 589
sixième dynastie; nous citerons encore les inscriptions gravées
dans les tombes des princes féodaux qui ont été ensevelis à Beni-
Hassan. Dans ces dernières sépultures, on a aussi des représenta-
tions historiques, commentaire naturel du texte ; il suffit de rappe-
ler la peinture tant de fois reproduite où se voit l'arrivée d'une
bande d'Asiatiques qui viennent apporter au prince une espèce de
fard, le stibiion, et qui^ lui demandent peut-être en échange la
permission de faire en Egypte leur provision de blé, comme les
Hébreux au temps de Jacob.
Ceci reste d'ailleurs toujours l'exception; presque toujours ce
sont les mêmes sujets qui reviennent sur les tombes avec cette per-
sistance qui caractérise les thèmes traditionnels et généraux. Les
chiffres qui accompagnent la désignation des troupeaux et autres
biens possédés par le défunt ont aussi quelque chose d'hyperbo-
lique, qui ne sent point la réalité (1). D'autre part, dans tous ces
bas-reliefs, les gens de métier, depuis le laboureur, le boulanger
et le boucher jusqu'au statuaire, se livrent à leurs occupations pro-
fessionnelles avec une application laborieuse qui semble exclure
l'idée d'une félicité idéale. Tout ce monde s'empresse et travaille
en toute conscience; on sent que cultivateurs et artisans s'emploient
avec zèle à une tâche commandée par le devoir.
Pour qui se donne-t-on tant de peine? Sachez entrer dans les
idées du peuple qui a tracé ces images, comparez ces représenta-
tions aux textes qui les accompagnent, et vous serez en mesure de
répondre à cette question. Nous prenons au hasard quelques-unes
des inscriptions qui servent de légende aux scènes figurées sur le
fameux tombeau de Ti, et voici ce que nous y lisons : « Il voit (mot
à mot voir) l'arrachage et le foulage du raisin et tous les travaux
de la compagnie. »
Ailleurs : « Il voit l'arrachage du lin, le moissonnage du blé, le
transport à dos d'âne, la mise en meule des domaines du tom-
beau. »
Auprès d'une autre scène : « Ti voit les étables des bœufs et des
petits bestiaux, les rigoles et les canaux du tombeau. »
On ne saurait indiquer plus clairement la part que prend le mort
à tous les travaux qui s'accomplissent sur les murs de la tombe;
c'est pour lui qu'on vendange et qu'on prépare le vin, qu'on récolte
le lin, qu'on abat le blé sous la faucille, que l'on conduit aux
champs les bestiaux, que l'on arrose le sol du domaine: c'est pour
lui, c'est pour pourvoir à ses besoins que se courbent et se tendent
tous ces bras affairés.
(1) Voir Mariette, Tombes de Vancien empire, p. 88.
590 REVUE DES DEUX MONDES.
Afin de résumer les idées qui ont présidé à la construction et à
la décoration de ces tombeaux, nous laisserons ici la parole à
M. Maspero; seulement il convient de faire remarquer que, dans
cette page d'un sentiment si juste et si fin, il fait plusieurs fois
allusion à une conception de la vie future qui déjà diffère à quel-
ques égards de la conception primitive et qui appartient surtout au
second empire thébain, ainsi qu'aux temps postérieurs.
« Les scènes choisies pour la décoration des murailles avaient une
intention magique : qu'elles eussent trait à la vie civile ou à l'enfer,
elles devaient assurer au mort une existence heureuse ou le préser-
ver des dangers d'outre-tombe... Leur reproduction sur les parois
de la tombe lui garantissait l'accomplissement des actes représen-
tés. Le double^ le bai, le hmiineux, peu importe, enfermé dans sa
syringe, se voyait, sur la muraille, allant à la chasse, et il allait à la
chasse, mangeant et buvant avec sa femme, et il mangeait et buvait
avec sa femme, traversant, sain et sauf, avec la barque des dieux,
les horribles régions de l'enfer, et il les traversait sain et sauf. Le
labourage, la moisson, la grangée des parois étaient pour lui labou-
rage, moisson, grangée réels. De même que les figurines funéraires
déposées dans sa tombe exécutaient pour lui tous les travaux des
champs sous l'influence d'un chapitre magique et s'en allaient,
comme dans la ballade de Goethe le pilon de l'apprenti magicien,
puiser de l'eau ou transporter les grains, les ouvriers de toute sorte
peints dans les registres fabriquaient des souliers et cuisinaient
pour le défunt; ils le menaient à la chasse dans le désert ou à la
pêche dans les fourrés de papyrus. Après tout, ce monde de vassaux
plaqué sur le mur était aussi réel que le double ou Vâme, dont il
dépendait; la peinture d'un serviteur était bien ce qu'il fallait à
l'ombre d'un maître. L'Égyptien croyait, en remplissant sa tombe
de figures, qu'il s'assurait au-delà de la vie terrestre la réalité de
tous les objets et de toutes les scènes représentés : c'était là ce qui
l'encourageait à construire un tombeau de son vivant. Les parens,
en s'acquittant des cérémonies à sens mystérieux qui accompa-
gnaient l'enterrement, croyaient faire bénéficier le défunt de leurs
actes ; la certitude d'avoir rendu service à quelqu'un qui leur avait
été cher les soutenait et les consolait au retour du cimetière, quand,
le convoi terminé, le mort, enfin seul dans son caveau, restait en
possession de son domaine imaginaire (1). »
Cette fiction nous étonne; il nous semble qu'elle devait demander
à l'imagination un bien grand eflort, un effort dont la nôtre ne se
sentirait pas capable. C'est que nous avons grand'peine à nous
(1) Journal asiatique, mai-juin 1880, p. 419-420.
DE LA. TOMBE ÉGYPTIENNE. 591
rendre compte d'un état d'esprit qui différait profondément de celui
que nous ont fait le travail' des siècles et le progrès de la pensée.
Ces premiers hommes n'avaient pas une assez longue expérience
des choses et une assez grande puissance de réflexion pour distin-
guer ce qui est possible de ce qui est impossible; ils ne faisaient
point de diflérence entre la nature vivante et ce que nous appelons
les objets inanimés; ils ne pouvaient concevoir l'existence dans des
conditions autres que celles où ils se sentaient eux-mêmes placés,
et ils attribuaient à tout ce qui les entourait une âme semblable à
la leur. Il ne leur en coûtait donc pas plus de prêter la vie à ces
serviteurs en peinture qu'à la momie et à la statue du défunt, qu'à
ce fantôme qu'ils nommaient le double. Ne paraît-il pas aussi natu-
rel à l'enfant de battre, pour la punir, la table où il s'est heurté
que de parler avec tendresse ou colère à la poupée qu'il tient dans
ses bras?
Ce don de tout animer et de tout personnifier, aujourd'hui le
poète seul le partage avec l'enfant ; mais alors il subsistait tout
entier jusque dans la pleine maturité de l'âge; l'imagination avait
ainsi chez tous les hommes une puissance inconsciente qui dépas-
sait de beaucoup ce que nous admirons chez les plus grands mêmes
de nos poètes. Dans l'effort que l'on faisait pour ne laisser manquer
de rien ce pauvre mort qui ne pouvait plus s'aider lui-même, on ne
se contenta donc pas de ces alimens et de ces meubles figurés sur
les murs ; malgré tout l'espace qu'ils couvrent et la variété qu'ils
présentent, ils restent toujours en nombre limité. On avait comme
la secrète impression qu'ils pourraient finir par s'épuiser et par ne
plus suffire à des besoins éternellement renaissans. On fit donc un
pas de plus dans la voie où l'on s'était engagé; par une fiction plus
étrange encore et plus hardie, on attribua à la prière le pouvoir
de multiplier et de renouveler indéfiniment, par la vertu magique
de termes consacrés, tous ces objets de première nécessité qui
étaient indispensables à l'hôte de la tombe.
Toute tombe comporte une stèle, c'est-à-dire une dalle de pierre,
dressée verticalement, dont la forme^et la place varient suivant les
époques, mais qui a toujours même caractère et même destination.
La plupart des stèles sont ornées de peintures ou de sculptures;
toutes portent une inscription plus ou moins compliquée. Dans le
cintre qui en forme la partie supérieure, — nous prenons ici la
forme la plus ordinaire, — le mort suivi de sa famille présente les
objets de l'offrande à un dieu qui est le plus souvent Osiris; au-des-
sous se lit une inscription dont la formule, toujours la même, est
ainsi conçue : « Offrande à Osiris, — ou à tel autre dieu, — pour
qu'il donne des provisions en pains, liquides, bœufs, oies, en lait,
592 REVUE DES DEUX MONDES,
en vin, en bière, en vêtemens, en parfums, en toutes les choses
bonnes et pures dont subsiste le dieu, au doiible de défunt iV. fils
de N. » En bas, le mort est souvent représenté recevant aussi lui-
même les offrandes de sa famille. De part et d'autre, les objets
figurés sont conçus comme réels, de même que dans la décoration
des parois de la chambre. Ils sont offerts directement, dans le
registre inférieur, à celui qui doit en profiter, tandis que dans le
registre d'en haut, pour être plus sûr qu'ils iront à leur adresse, on
charge le dieu d'en opérer la transmission. On donne au dieu les
provisions que le dieu doit fournir au double j par l'intervention
d'Osiris, le double des pains, des liquides, de la viande passe dans
l'autre monde et y nourrit le double de l'homme; mais il n'est pas
nécessaire que l'offrande, pour être effective, soit réelle ou même
quasi réelle, que l'art en ait reproduit le simulacre sur la pierre.
(( Le premier venu, répétant en l'honneur du mort la formule de
l'offrande, procurait par cela seul au double la possession de tous
les objets dont il récitait l'énumération. Aussi beaucoup d'Égyptiens
faisaient-ils graver, à côté du texte ordinaire, une invocation à tous
ceux que la fortune amènerait devant leur tombeau :
« 0 vous qui subsistez sur cette terre, simples particuliers, prêtres,
scribes, officians qui entrez dans cette syringe, si vous aimez la vie
et que vous ignoriez la mort, si vous voulez être dans la faveur des
dieux de vos villes et ne pas goûter la terreur de l'autre monde,
mais être ensevelis dans vos tombeaux et léguer vos dignités à vos
enfans, soit qu'étant scribe vou'^ récitiez les paroles inscrites sur
cette stèle, soit que vous en écoutiez la lecture, dites : a Offrande à
Ammon, maître de Karnak, pour qu'il donne des milliers de pains,
des milliers de vases de liquide, des milliers de bœufs, des mil-
liers d'oies, des milliers de vêtemens, des milliers de toutes les
choses bonnes et pures au double du prince Entew (1). »
Grâce à toutes ces précautions subtiles et à la complaisance avec
laquelle l'esprit entrait dans toutes ces fictions, la tombe méritait
bien le nom qu'elle recevait souvent de ynaison du double. Le
double, commodément installé dans cette demeure aménagée à son
usage, y recevait les visites et les offrandes de ses parens et de ses
amis : « il avait des prêtres que l'on payait pour lui offrir des sacri-
fices; il possédait des esclaves, des bestiaux, des terres chargées
(1) Nous empruntons à M. Maspero (Conférence, p. 382) la traduction de cette stèle
du Louvre (c. xxvi) et les réflexions qui la précèdent. Cette stèle est, d'après M. de
Rougé, de la douzième dynastie environ. Nous retrouvons la môme précaution et la
même formule dans un autre texte de la même époque, dans l'inscription d'Amoni
Ameuomhâït, prince héréditaire du nome de Meh, à Beni-Hassan. Voir Maspero, la
Grande Inscription de Beni-Bassan, p. ill. {Recueil de travaux, etc., 1. 1, in^".)
DE LA TOMBE ÉGYPTItNNE. 593
de fournir à son entretien. C'était comme un grand seigneur qui
séjournait en pays étranger et qui administrait son bien par l'in-
termédiaire d'intendans attitrés (1). »
Cette analogie entre le tombeau et la maison est si complète
qu'elle s'étend même à des détails qui ne semblent pas la compor-
ter. Comme celle du vivant, l'habitation du mort est orientée; mais
elle l'est d'après un autrj principe; c'est, si l'on peut ainsi parler,
une orientation toute mystique.
Dès que l'Égyptien avait commencé de réfléchir, il avait établi la
plus naturelle des assimilations entre la carrière du soleil et celle
de l'homme. La vie humaine a son aurore et son coucher ; l'homme
part des premières clartés de l'enfance pour s'élever à l'apogée de
la sagesse et de la force, puis il décline, pour fmir par s'enfoncer,
après la mort, dans les profondeurs du sol, comme le fait l'astre
mourant lorsque son disque élargi s'abaisse et disparaît à l'horizon.
En Egypte, c'est derrière la chaîne libyque qu'il descend chaque
soir; c'est par là qu'il pénètre dans cette sombre région de l'Ament,
où il chemine sous terre jusqu'à l'aube du jour suivant. On fut donc
conduit à placer d'ordinaire les nécropoles sur la rive gauche du Nil,
à l'occident de l'Egypte . C'est là que se dressent, sans exception , toutes
les pyramides connues; c'est là que se trouvent les plus grands cime-
tières, ceux deMemphis, d'Abydos et deThèbes. Quelques groupes
de tombes qui ne sont pas sans importance se rencontrent bien sur
la rive orientale ; ces dérogations à une règle qui paraît avoir été
généralement suivie s'expliqueraient sans doute, si nous connais-
sions tout le détail de l'histoire. Le Nil servait peut-être de fron-
tière à certains nomes ; il est possible que les princes de Meh, qui
ont construit leurs tombes à Beni-Hassan, sur la rive droite, n'aient
pas possédé la rive gauche. On comprendrait, dans ce cas, qu'ils
aient tenu à reposer dans les limites de leur domaine héréditaire.
Chaque matin, le soleil renaît aussi jeune et aussi ardent que la
veille; pourquoi, tôt ou tard, de manière ou d'autre, l'homme, lui
aussi, après avoir accompli son voyage souterrain et triomphé des
monstres et des terreurs de l'Ament, ne ressortirait-il pas des
ombres du sépulcre et ne reverrait-il pas la lumière du jour? Cette
infatigable espérance, chaque aurore la réveillait et la confirmait
comme par une nouvelle promesse ; on avait donc poursuivi cette
comparaison qui rassurait l'esprit, et, si l'on mettait les tombes à
l'occident de l'Egypte, du côté où le soleil se dérobe chaque soir à
la vue, on les ouvrit vers le levant, du côté où il reparaît vainqueur
de la nuit et de la mort. Dans la nécropole de Memphis, c'est
(1) Maspero, Conférence, p. '282.
TOME \un. — 1881. 38
Ô9/t REVUE DES DEUX MONDES.
presque toujours l'horizon oriental que regarde la porte de la cha-
pelle funéraire (1) ; c'est toujours vers l'est qu'est tournée la
stèle (2). Dans la nécropole d'Ahydos, portes et stèles sont plus
souvent placées en face du sud, c'est-à-dire en face du soleil qui
triomphe et qui monte au zénith (3) ; mais jamais, ni à Memphis, ni à
Abydos, ni à Thèbes, la tombe ne prend jour sur l'ouest ni ne pré-
sente son inscription aux feux du soleil couchant [II). Du fond des
ténèbres où il demeure, le mort semble avoir ainsi les yeux fixés
vers la région du ciel où se rallume chaque jour la flamme de la
vie ; on dirait qu'il attend et qu'il épie le rayon qui doit venir illu-
miner sa nuit et le tirer de son long sommeil (5).
III.
Les préoccupations et les idées que nous venons d'exposer
étaient certainement communes à tous les Égyptiens, qu'ils fussent
de ha-ute ou de basse condition. Quand il sentait venir sa dernière
heure, l'humble paysan ou le batelier du Nil ne devait pas être
moins tourmenté que le pharaon lui-même du désir de se survivre
et de se prémunir autant que possible contre les terreurs de la
mort;
.... Mais, jusqu'en son trépas,
L e riche a des honneurs que le pauvre n'a pas ;
ceux qui pendant leur vie n'habitaient qu'une hutte de terre ou
de roseaux ne pouvaient songer à se donner le luxe d'une tombe
bâtie en briques ou en pierre, d'une maison construite pour
l'éternité; ils ne pouvaient espérer trouver dans l'autre monde
les jouissances et les aises que celui-ci ne leur avait point
offertes. La tombe, telle qu'elle résulte des conceptions que nous
avons exposées, resta donc toujours le privilège exclusif de ce que
l'on peut appeler la classe gouvernante, celle-ci comprenant, au-
dessous des .rois, des princes et des nobles, les prêtres, les chefs
(1) « Il en est ainsi, dit M. Mariette, quatre fois sur cinq.» {Les Tombes de l'ancien
empire, p. 12.)
(2) Au fond de la chambre et regardant invariablement l'est, est une stèle. Ibid.,
p. 14.
(3) Mariette, Abydos, t. ii, p. 43.
(4) Les tombes placées dans la chaîne arabique font nécessairement exception à cette
règle. La position exceptionnelle que des circonstances locales avaient fait adopter les
plaçait en dehors des conditions normales.
(5) Cette assimilition que Timaginaiion établissait entre la carrière de l'homme et
celle du soleil avait été déjà très bien saisie par ChampoUion. C'est par elle qu'il
explique les peintures des tombes royales de Thèbes. (Voir dans les Lettres écrites
d'Egypte et de Nubie ce qu'il dit de la tombe de Ramsès, v, p. 185 et suivantes.)
DE LA TOMBE ÉGYPTIENNE. 595
militaires elles fonctionnaires de tout grade, jusqu'au plus modeste
des scribes attachés à l'administration. Quant aux Égyptiens qui
n'appartenaient pas à cette espèce d'aristocratie, il leur fallait se
contenter à meilleur marché. Les moins pauvres s'assuraient tout
au moins un embaumement sommaire et un coffre de bois ou de
carton où leurs restes reposeraient, accompagnés de scarabées et
d'amulettes protectrices qui les défendraiont contre les méchans
génies; les figures peintes sur le coffre concouraient aussi à pro-
téger ce dépôt. En avait-on le moyen, on achetait une place dans
des hypogées baaaux; les momies, entassées par pil':s les unes sur
les autres, y étaient confiées aux soins de prêtres qui desservaient
en bloc toute une chambrée.
Ceux qui pouvaient se procurer ces avantages étaient d'ailleurs
encore parmi les favorisés de la fortune ; bien des petites gen^ ne
pouvaient espérer même ce minimum d'honneurs funéraires. Vux
abords de toutes les nécropoles, à Thébes comme à Mem_ his, on
rpncontre des corps déposés en plein sable, à deux ou trois pieds
de la surface. Quelques-uns sont empaquetés dans une espèce 'e
bourriche en feuilles de palmier; d'autres sont à. peine enveloppés
de quelques morceaux de linge. Les cadavres ont été trempés à
la hâte dans un bain de natron; ils sont salés plutôt qu'em-
baumés. Parfois même ces quelques précautions n'ont pas été
prises; il n'y a aucune trace ni de cercueil en bois, ni même de
linges; les corps ont été mis nus en terre; il semble que le sable
seul ait été chargé du dessèchement, et c'est à l'état de squelettes
qu'on retrouve les morts. On a là l'équivalent de ce que nous appe-
lons la fosse commune.
En revanche, les heureux de cette terre, ^ceux qui étaient assez
au large dans cette vie pour pouvoir s'y mettre aussi dans l'autre,
ne regardaient à aucune dépense quand il s'agissait de hur sépul-
ture. On ne se laissait pas surprendre par la mort, comme il arrive
si souvent chez nous; roi ou simple particulier, on commençait de
son vivant, bien longtemps à l'avance, et l'on faisait exécuter sous
ses yeux le tombeau où l'on voulait reposer. La prévoyance du
vivant et plus tard la piété des siens n'épargnait rien pour embellir
et povu' meubler somptueusement cette demeure que ne quitterait
plus son propriétaire. Les palais des princes et des riches étaient
assez légèrement bâtis pour n'avoir pas laissé de traces sur le sol
de l'Egypte; les tombeaux sont souvent restés intacts jusqu'à
nos jours, et ce sont eux qui nous livrent les trésors de son art.
Tous les autres peuples du monde ancien ont suivi cet exemple ou,
pour mieux dire, pénétrés, de ces mêmes sentimens, ils ont, sans
se concerter, pris le même parti. Lorsque les modernes ont ouvert
des tombes antiques qui, par bonheur, étaient encore intactes,
596 HETUE DES DEDX MONDES.
jamais ils n'ont pu se défendre d'un mouvement de surprise. Qu'il
s'agisse de l'i'^îîypte ou de la Phénicie,de l'Asie-Mineure, de Gypre
ou de la Grèce, de l'Étrurie ou de la Campanie, leur étonnement
était profond de trouver tant d'objets précieux et de chefs-d'œuvre
de l'art ensevelis dans des caveaux où l'on avait espéré les dérober
pour toujours à tout regard humain.
Chez nous, quand l'orgueil ou la piété entreprennent de décorer
un tombeau, tout l'effort de l'architecte, du sculpteur et du peintre
se concentre sur les dehors de la sépulture, sur l'édifice qui la
surmonte. Quant au caveau , dans les plus somptueux monumens
de nos cimetières, il est aussi simple et aussi nu que dans les plus
modestes*. La bière du pauvre se distingue à peine de celle du riche;
l'une est en sapin, l'autre est en chêne; voilà toute la différence.
Supposez que, dans quelques milliers d'années, les bâtimens de nos
cimetières ayant été depuis longtemps détruits, on vienne k fouil-
ler le sol qu'ils recouvraient autrefois, il sera bien difficile de devi-
ner la condition du mort d'après les indices que fournira la chambre
funéraire. La raison de ce contraste est facile à saisir : elle est tout
entière dans l'idée que nous nous faisons de la nature humaine et
des conséquences probables de la mort. La religion nous enseigne
que l'homme est, dans ce monde, tout ensemble matière et esprit,
que la mort met fin à cette union temporaire des deux substances,
et que l'âme, séparée du corps, va recevoir dans un autre séjour
la récompense ou la peine de ses actions; la philosophie spiritua-
liste s'associe à ces esi-'érances et à ces craintes. Ceux mêmes qui
ne les partagent pas s'accordent avec les croyans à penser que le
cercueil ne renferme « qu'une poussière qui retourne à la pous-
sière, » des élémens qui, ressaisis par les affinités chimiques, vont
bientôt se séparer pour s'engager ensuite dans d'autres combinai-
sons. Elle-même, la mère pieuse et tendre qui vient s'agenouiller
sur une tombe ne se figure point que l'enfant qu'elle pleure habite
et vive sous cette dalle de pierre ; elle le sait, elle le voit parmi les
anges du ciel. Si chaque jour elle reprend le chemin du cimetière,
c'est surtout que nulle part elle ne se sent aussi libre de s'isoler
et de s'absorber dans sa douleur, afin d'évoquer, loin de toute
importune distraction, la douce et chère image.
L'architecture funéraire moderne part donc de cette idée que la
tombe est vide; le dépôt qu'elle abrite lui aura bientôt échappé,
repris et comme entraîné par le courant de la vie universelle. Dans
ces conditions, le tombeau devient surtout un monument commé-
moratif, témoignage plus ou moins sincère des sentimens de la
famille ou de la société qui vient de perdre un de ses membres.
Quant à l'étroit caveau oii descend la dépouille mortelle, tout ce
qu'on lui demande, c'est d'avoir la profondeur voulue tt d'être
DE LA. TOMBE ÉGYPTIENNE. 597
bien clos. L'art n'essaie même pas de faire luire un de ses rayons
dans cette nuit; livrant aux mains de l'ouvrier le soin de creuser
cette fosse et d'en maçonner les parois, il se réservera pour les
parties apparentes et ouvertes de .'a tombe; c'est là qu'il mettra
tout ce que comporte de richesse et de magnificence le programme
qui lui a éié tracé. Le mort qui repose sous ces dalles lui fournit
le prétexte et l'occasion voulue; mais c'est pour les vivans qu'il
travaille, c'est leurs regards qu'il sollicite et leur admiration qu/il
réclame.
L'idée des anciens est toute différente ou, pour mieux dire, tout
opposée. Pour eux, la tombe était une maison habitée, le défunt y
résidait; il y vivait à sa manière, comme on peut vivre quand on
est mort. Cette conception, commune à tous les esprits, imposait à
tous ceux qui s'occupaient d'ériger et d'aménager la tombe un pro-
gramme tout autre que celui dont l'architecte doit remplir aujour-
d'hui les conditions.
Les gens de goût sont toujours bien aises que leur demesire ait
bon air, même pour qui ne la voit que de loin; ils ne dédaii:nent
pas d'en décorer les abords et la façade; mais avant tout ils tien-
nent à trouver chez eux, dans leur intérieur, le nécessaire et même
le superflu, toutes les commodités et tous les agrémens de la vie.
De même l'Égyptien, le Grec et l'Étrusque, lorsqu'il s'agissait de
préparer sa propre tombe ou celle de ses proches : il y superposait
volontiers d'abord un monceau de terre ou timiuhift, puis plus tard
un édifice construit qui la signalât de loin aux regards, ou bien, si
elle était creusée daus le flanc de la montagne, il taillait par deva nt,
en plein roc, un portique, des frises, un fronton, tout un ensemble
monumental qui donnât une haute idée du propriétaire de ce
sépulcre; mais ce qui restait pour lui la chose principale, ce dont il
se préoccupait bien plus que de ces dehors et de ces apparences,
c'étaient les dispositions intérieures de la tombe et son appropria-
tion aux besoins d'un hôte qui, s'il se trouvait mal dans ses meu-
bles, n'aurait pas la ressource de déménager. Il fallait que celui-ci,
le jour même où l'accomplissement des rites funèbres le mettrait
en possession de son logis, s'y sentît entouré de tout ce qui pour-
rait entretenir sa faible vie et charmer les loisirs forcés de son éter-
nelle solitude. Est-on condamné par la maladie à ne pas bouger de
sa chambre, on s'arrange pour n'y manquer de rien et pour s'y
procurer des compensations; on se donne à domicile tout le bien-
être et tout le luxe que l'on peut payer; or la mort est une mala-
die dont on ne guérit pas. Pour celui qu'elle enfermait à jamais au
tombeau, rien n'était donc trop riche et trop somptueux; il n'était
pas de prodigalités qui ne lui fussent dues par la piété des vivans
598 RETUE DES DEUX MONDES.
comme un dédommagement de tout ce qu'il perdait en cessant de
voir la douce lumière du jour. i
Sous l'empire de ces idées et de ces sentimens, on enfouit dans
la tombe d'autant plus d'objets précieux et on la décora d'autant
plus magnifiquement que l'on crut en avoir mieux défendu l'entrée
contre toute indiscrétion et toute convoitise. C'est ainsi que les
Acbéens de Mycènes (si c'est le nom qu'il convient de donner à ce
peuple mystérieux) ont enseveli dans les tombes découvertes par
M. Schliemann cette quantité prodigieuse d'or et d'argent ouvrés
que possède aujourd'hui le musée d'Athènes; c'est ainsi que les
terres cuites de Tanngre, ces merveilles de finesse et de grâce, sont
venues remplir les sépultures béotiennes, et que se sont accumulés
dans les sépultures de l'Étrurie et de la Campanie les plus beaux
vases peints que la Grèce ait produits.
L'identité de la conception religieuse commande ainsi, d'un bout
du mon "^e antique à l'autre, des dispositions qui présentent de
singulières ressemblances, en sorte que l'architecture f uéraire des
anciens, prise dans son ensemble, a des caractères qui la distin-
guent tout à fait de celle des modernes. Nulle part ces caractères
ne sont marqués aussi franchement que dans la tombe égyptienne;
c'est à ce titre que celle-ci nous a paru mériter d'être étudiée dans
le plus grand détail. Les observations générales que ce thème nous
a suggérées trouveraient donc ailleurs leur application; l'historien
de l'art antique n'aurait pas à les répéter quand viendrait le mo-
ment de décrire les sépultures des autres peuples anciens. Sa tâche
se bornerait à signaler des nuances et des différences légères dans
la traduction d'une même idée, dans l'expression variable de
croyances communes.
Ces croyances, nous les avons définies, dans toute leur étrangeté
naïve, d'après leurs interprètes les plus autorisés, et nous avons
indiqué les conséquences qu'elles comportaient, dans le domaine
des arts plastiques, chez un peuple qui, profondément pénétré de ces
doctrines, disposait à son gré, pour honorer ses morts, de toutes
les ressources d'une architecture, d'une sculpture et d'une pein-
ture déjà très savantes et très habiles. Suivant les circonstances,
les temps et les lieux, la tombe égyptienne a subi, dans son plan
et dans sa décoration, des changemens partiels qui d'ailleurs n'en
altèrent pas l'économie générale et les grands traits; ceux-ci, mal-
gré des modifications plus apparentes que réelles , restent sensi-
blement les mêmes tant que le nom de l'Egypte ne devient pas une
simple expression géographique, tant que la vieille civilisatioa de
cette race privilégiée garde son indépendance et son originalité.
George Pêrrot.
LE
DRAME MACEDONIEN
IV \
LA BATAILLE D'ARBÉLES.
I.
La soumission de la Phénicie et de l'Egypte avait employé tout
entière l'année 3 3 :> avant Jésus-Christ; dès les premiers jours du
printemps de l'année 331 , Alexandre croit devoir reporter son
regard vigilant vers l'Asie. Sur tout le littoral phénicien, de
Myrian !re à Gaza, nul indice de malaise ou de mécontentement;
les précautions ont été trop bien prises ; dans une seule province,
dans laCœlésyrie, confiée par le vieux Parménion àAndromachus,la
turbulence des enfans d'Israël est venue donner aux pop dations un
fâcheux exemple; Andromachus a été brûlé vif par les Samaritains.
Le châtiment ne se fait pas attendre. Une seule révolte sur tant de
conquêtes! c'est assurément moins qu'on ne devait craindre. Le
danger n'est pas en Syrie, il n'est pas même dans la Paphlagonie,
que soumet en ce moment Calas, dans la Lycaonie, que contient
Antigone; dans Milet, dont Balacre interdit l'approche aux vaisseaux
de Pharnabaze : il est au cœur du Péloponèse. Alexandre a bien
fait, quand il a consacré dans le temple de Minerve les dépouilles
des Perses au nom de tous les Grecs, d'ajouter : « à l'exception des
(1) Voyea la Revue du 1" septembre, du 15 octobre et du 1" novembre 1880.
600 REVUE DES DEUX MONDES.
Lacédémoniens; » Sparte ne veut point avoir part à ces offrandes
fastueuses qui proclament bien moins la gloire de la Grèce que son
asservissement. Que vient faire le roi Agis à Siphante, où Puarna-
baze et Autophradatès ont conduit leur flotte encore composée de
cent vaisseaux? Agis vient solliciter des satrapes de Darius un subside
et un renfort de troupes. A ce prix, il promet de soulever la Crète et
de mettre sur pied les armées du Péloponèse. Voilà bien le peuple de
Lycurgue, ce peuple « lent dans ses entreprises, » que nous ont
dépeint sous des traits ineffaçables Thucydide et Xénophon! Il
arrive toujours trop tard. A peine la trière d'Agis a-t-elle jeté
l'ancre que survient la nouvelle de la bataille d'Issus. La défection
éclate sur-le-champ de toutes parts ; les îles et les vaisseaux se por-
tent à l'envi du côté du vainqueur. Agis et Autophradatès éperdus
courent vers Halicarnasse; Pharnabaze vole à Chio. Le satrape a
mis dans cette île le pouvoir aux mains de l'oligarchie ; il vient
défendre son œuvre. Apollonidès, Phisinus, Mégarée, investis par
ses soins de la tyrannie, n'exerçaient leur autorité absolue qu'au
profit de Darius, mais les habitans de Chio ont déjà secoué un joug
qui leur pèse. Pharnabaz entre au port sans soupçonner le chan-
gement qui s'est opéré, il est à l'instant saisi par les insurgés et
jeté dans les fers. L'Athénien Charès occupait Mitylène avec deux
mille Perses; il en est chassé par la multitude. A Méthymne égale-
ment, à Ténédos, la démocratie a relevé la tête. Le tyran de
Méthymne se réfugie à Chio; il y partage le sort de Pharnabaze.
Antipater triomphe sans avoir eu besoin de combattre; les vais-
seaux que les révoltés ont enlevés aux Perses se rangent sous ses
ordres et viennent grossir sa flotte. Maître de la mer, le vice-roi de
la Macédoine dirige Amphotère sur Gos; il fait partir Hégéloque,
avec les prisonniers qu'on lui a livrés, pour l'Egypte. Issus a tout
calmé; Issus a replacé la Grèce aux pieds d'Alexandre.
Qu'importent au fils de Philippe les vaisseaux qu' Antipater lui
envoie? Il n'a plus besoin, en ce moment, de vaisseaux; ce qu'il lui
faut, ce sont des soldats. Pour l'exécution des plans qu'il médite,
Alexandre est bien résolu à épuiser d'hommes et l'Épire , et la
Thrace, et la Macédoine; il tient surtout à dépeupler la Grèce.
Plus il demandera de renforts aux Grecs, moins il craindra de les
voir, par quelque transport soudain, méconnaître sa suprématie.
Eli fait de flotte, il va rendre à Antipater plus qu'Antipater ne lui
a djnné. L'Archipel infesté de pirates n'a-t-il pas droit à sa solli-
citude aussi bien que le reste du monde? Les Cypriotes et les Phé-
niciens reçoivent l'ordre d'équiper cent vaisseaux; Amphotère joint
ces cent vaisseaux aux soixante trières qu'il a conduites dans les
eaux de Gos et reprend immédiatement la route des Cyclades.
LE DRAME MACEDONIEN. 601
Qaand il traversait l'Hellespont, Alexandre n'était encore que le
capitaine d'une armée d'aventure; le consentement unanime des
peuples l'a fait roi aujourd'hui de toutes les parties de l'empire
d'où s'est retiré Darius. L'administration seule a changé de mains;
les habitans ne s'aperçoivent guère qu'à l'al'ègement soudain du
fardeau qu'ils ont changé de maître. La personne même de Darius
semble s'être évanouie avec sa puissance. Au fond de quelles pro-
vinces l'infortuné monarque est-il allé cacher sa honte et sa défaite?
Alexandre s'évertue en vain à le découvrir; c'est un point^d'hon-
neur chez les Perses de garder le secret du prince. Tout à coup le
bruit de levées lointaines arrive jusqu'en Éizypte. Alexandre était déjà
sur la route de Gyrène ; peut-être allait-il pousser jusqu'à Garthao-e
quand il apprend que les Bactriens, les Sogdiens, les Saces et les
Massagètes se sont mis en marche. Tous les peuples de l'extrême
Orient accourent au rendez-vous qui leur a été donné sous les murs
de Babylone. Alexandre quitte l'Egypte et revient précipitamment
à Tyr. Il en repart au mois de juillet de l'année 331. Son armée se
compose de quarante mille fantassins et de sept mille ca\ aliers. Les
Grecs ne mettent jamais en mouvement de grandes masses; leurs
troupes en revanche comptent peu de non-valeurs.
Bien qu'un vaste désert sépare la côte de Syrie des bords de l'Eu-
phrate, il est facile de contourner cette région désolée et d'atteindre
par le nord le gué de Thapsaque. L'armée de Gyrus le Jeune arriva
de Myriandre à Thapsaque en douze étapes, après avoir parcouru
environ 358 kilomètres, — 29 kilomètres par jour; — les priva-
tions ne commencèrent que sur la rive gauche du fleuve. L'Eu-
phrate n'avait arrêté ni Sargin venant de Khorsabad, ni Nabucho-
donosor parti de Babylone. Un seul souverain de Ninive a franchi
vingt-deux fois dans le cours de son règne l'insuffisant boule-
vard de la Ghaldée. Le fleuve qui prend naissance au pied ,des
monts de l'Arménie n'opposera donc jamais qu'un obstacle peu
sérieux à l'invasion. G' est sans doute un très large fleuve, débitant
un très gros volume d'eau, puisqu'à Bir même, bien au-dessus de
Thapsaque et de Kerkémish, on a pu le comparer « au Rhône
devant Lyon; » mais le lit de l'Euphrate est généralement embar-
rassé de bancs de sables ; les kéleks qui le descendent ne sont encore
comme au temps d'Hérodote, que des radeaux soutenus par des
outres. Les soldats de Gyrus le Jeune traversèrent l'Euphrate à
Thapsaque, sans que l'eau leur montât plus haut que la poitrine.
La circonstance, il est vrai, fut exceptionnelle; les habitans décla-
rèrent que jamais jusqu'à ce jour l'Euphrate n'avait été guéable et
n'avait pu se traverser sans bateaux. Moins favorisé que Gyrus,
Alexandre dut se préparer à jeter deux ponts sur le fleuve. La
602 REVUE DES DEUX MONDES.
rapidité de sa marche déconcertait par bonheur l'ennemi ; — les
Macédoniens atteignirent les rives de l'Euphrate en onze jours.
— Cyrus trouva tous les bateaux brûlés ; Alexandre semble avoir
rencontré devant Thapsaque même les barques dont il se servit
pour eflectuer son passage. Napoléon n'a fait qu'imiter le roi de
Macédoine, quand « il a battu, suivant l'expression des soldats de
l'armée d'Italie, l'ennemi avec ses jambes. »
Darius avait eu près de dix-huit mois pour se mettre en mesure
de tenter une seconde fois la fortune. Son armée, lorsque les Bac-
triens, les Scythes et les peuples compris sous la dénomination de
peuples de l'Inde l'eurent rejointe, se trouva deux fois plus nom-
breuse qu'elle ne l'avait été aux jours du premier choc. Darius ne
se dissimulait pas cependant la faiblesse de son infanterie ; il essaya
de lui donner plus de solidité en lui faisant distribuer des épées
et des boucliers : les fantassins d'Issus ne possédaient pour toute
arme offensive que des épieux ou des javelots. Changer l'arme-
ment est fort bien ; il faudrait pouvoir du même coup changer l'in-
struction et la tactique. Sous le règne de Louis XV, on munit sans
peine nos fusils de la baguette d'acier ; on troubla beaucoup
nos soldats quand on entreprit de les faire manœuvrer de prime-
saut à la prussienne. Darius n'était que trop fondé à mettre en
doute l'eïïicacité de son innombrable pédaille, il pouvait au con-
traire faire grand fond sur sa cavalerie. « Les chevaux des Ghal-
déens sont plus légers que les léopards et plus rapides que les loups
qui courent dans les ténèbres. » Cavaliers et chevaux se présen-
taient d'ailleurs bardés de fer, ou, pour mieux dire, couverts de
minces plaques de métal cousues les unes à côté des autres. Ces
lames imbriquées à la façon des tuiles qui recouvrent nos toits for-
maient une sorte de cuirasse écailleuse impénétrable à la flèche, si
elle ne l'était pas complètement à l'épée. On allait donc voir entrer
enfin en lice ces terribles Scythes que nulconquérant n'avait jusqu'a-
lors réussi à dompter. Leur contenance féroce, leur poil hérissé, leurs
longs cheveux épars,ne pouvaient manquer de faire quelque impres-
sion sur l'ennemi qui les verrait pour la première fois. Un peuple qui
vit à cheval et qui ne connaît d'autre industrie que le pillage est émi-
nemment propre aux reconnaissances rapides, aux surprises de jour
ou de nuit. Darius s'était porté de Babylone vers les lieux où jadis
s'élevait Ninive; il avait mis deux fleuves, — l'Euphrate et le Tigre,
— entre Alexandre et lui. Par surcroît de précaution, il employa sa
cavalerie légère à ravager et à incendier tout le pays qui séparait
encore les deux armées. Mazée, avec 6,000 chevaux, fut chargé de
défendre le passage de l'Euphrate, à l'endroit où les armées ont
pris l'habitude de franchir ce fleuve, au-dessus du confluent du
LE ohaml: macédonien, 60â
Khaboras. Le satrape trouva les Macédoniens déjà occupés à jeter
leurs ponts. Après une démonstration insignifiante, il prit le parti
de se retirer; en quelques heures, toute l'armée d'Alexandre se
montra rassemblée sur l'autre rive. Si le Rhin était aussi accom-
modant que l'Euphrate, César n'eût jamais songé à écrire la phrase
grosse d'orages que des siècles de combats devaient graver en traits
de feu et de sang au cœur des Gaules : Germani sunt qui tram
Wunmn inrolunt !
Alexandre n'avait point encore eu de nouvelles certaines de Da-
rius; ses coureurs lui amenèrent enlin quelques prisonniers. On
inteiTOge ces captifs, on les presse et on apprend, non sans étonne-
ment, que Darius a déjà dépassé la ville d'Arbèles, qu'il y a laissé ses
bagages et qu'il s'est empressé de jeter un pont sur le Lycus, — le
grand Zab. — Le monarque vaincu vient de son propre mouve-
ment au-devant de son vainqueur; il affecte l'offensive et est évi-
demment résolu à s'en rapporter au sort des armes. L'armée perse
a mis cinq jours à traverser le fleuve; on peut juger par ce seul
renseignement de la multitude qu'on aura bientôt à combattre.
Le grand Zab, affluent du Tigre, n'est pas un cours d'eau insi-
gnifiant ; le baron Félix de Beaujour le compare à la Durance, et le
lieutenant Heudde, de la marine des Lides, qui le traversa au mois
de mars de l'année 1820, lui donne un cours profond et rapide,
avec 300 pieds anglais au moins de largeur. Le Lycus franchi,
Darius s'est avancé de 15 kilomètres encore vers le nord-ouest
pour se rapprocher de la rive gauche du Tigre. Il a fini par déployer
son immense armée sur les bords d'une petite rivière appelée le
Boumade, dans la vaste plaine de Gaugamèle, — la maison du
chameau. Le terrain est en vérité bien choisi; l'espace, cette fois,
ne fera pas défaut au torrent; les cavaliers pourront fournir de
belles charges sur la vaste arène. Darius a pris soin d'en faire dis-
paraître les inégalités. Ce n'est pas seulement pour sa cavalerie que
le roi des Perses a voulu aplanir le chemin, c'est surtout à ses
chars de guerre qu'il prépare une surlace unie. Le char de guerre,
Homère nous l'a décrit et tous les bas-reliefs assyriens nous le
montrent; en leur qualité de colons phéniciens, les Carthaginois
l'ont souvent fait rouler avec son imposant fi-acas dans les champs
de la Libye. Darius a deux cents chars hérissés de faux et de
piques. En avant du timon se projettent deux fers de lance aigus,
de chaque côté du joug s'étendent de longues lames tranchantes,
sous l'essieu même apparaît, semblable aux chasse-neiges de nos
locomotives, tout un arsenal meurtrier destiné araser la terre. Que
ces deux cents chars ouvrent seulement la brèche dans l'épaisse
phalange d'Alexandre, quinze éléphans les suivent prêts à l'élargir.
60â REVDE DES DEDX MONDES.
Toute la contrée fumait des ravages de l'incendie; la destruc-
tion heureusement avait été trop hâtive pour être complète. Les
monceaux de blé ne brûlèrent qu'au sommet, les toits des habita-
tions s'écroulèrent sur des amas de provisions que les Grecs eurent
la satisfaction de retrouver intactes. On marcha en avant, poussant
devant soi sans relâche les bandes qui continuaient de dévaster le
pays. Ces bandes ne tenaient nulle part, mais il était impossible de
les joindre et de s'opposer à leurs ravages. De Thapsaque au gué
d'Eski-Mossoul, sur le Tigre, on compte environ 320 kilomètres;
pareille distance ne se parcourt pas en moins de quinze étapes.
Pour se porter avec ses bagages d'un fleuve à l'autre, l'armée
grecque suivit probablement la vallée creusée par le Khaboras, large
affluent qui se jette dans l'Eupbrate à quelques lieues au-dessous
de Thapsaque, au gué de Kerkémish ; tout fait présumer qu'elle
traversa le Khaboras, non loin de sa source, au-delà du château
actuel de Khabour. 11 lui fallut ensuite longer la rive droite de
l'Hermas pour gagner une des routes qui conduisent aujourd'hui
les caravanes d'Orfa ou celles de Nisibin à Mossoul.
L'Eupbrate ne ressemble guère à ce farouche Araxe dont nous
parle le poète : il ne s'indigne point pour un ou deux ponts qu'on
lui impose; n'essayez pas d'assujettir vos barques ou d'affermir
vos pilotis sur le Tigre. Nul fleuve en Orient ne roule sur son lit de
graviers et de pierres polies un flot plus impétueux. Le Tigre a la
rapidité de la flèche; son nom même l'indique, car il lui vient d'un
mot qui signifie flèche en Perse. La vitesse de son cours, de Mos-
soul à Bagdad, est évaluée à près de 6 milles marins à l'heure. Les
compagnons de Xénophon renoncèrent à passer ce torrent à gué.
Serrés entre le Tigre et les monts des Carduques, ils jugèrent impos-
sible de recommencer là ce qu'ils avaient fait à Thapsaque. Le fleuve
était tellement profond qu'une pique y disparaissait tout entière. Un
gué n'est aujourd'hui réputé praticable pour la cavalerie que lorsque
la profondeur n'excède pas l'%20; au delà de 0"\90, l'infanterie
peut se trouver en danger; 0'",70 suflisent pour arrêter de l'artil-
lerie. Alexandre envoya quelques cavaliers sonder le passage; les
chevaux eurent bientôt de l'eau jusqu'au poitrail. Arrivés au milieu
du fleuve, l'eau leur monta jusqu'au cou; ils n'en réussirent pas
moins à prendre pied sur la rive opposée sans qu'un seul d'entre
eux eût été entraîné par le courant. L'opération éiait périlleuse.
Qui eût osé dans l'armée d'Alexandre la déclarer d'avance imprati-
cable? On se prépara sur-le-champ à la tenter. Le roi voulut mar-
cher en personne à la tête de l'infanterie. Montrant de la main le
gué à ses soldats, il descendit le premier dans le fleuve. Sur l'autre
bord on apercevait au loin la cavalerie de Mazée. Si le lieutenant de
LE DKAME MAGEDoNItN. 605
Darius eût fait preuve en ce jour de plus de réiolalion, les Macé-
doniens auraient probablement payé cher leur audace. Mazée ne
mit ses troupes en mouvement que lorsqu'une portion notable de
l'armée ennemie garnissait déjà la rive orientale. Les fantassins
grecs s'avançaient lentement, de l'eau jusqu'aux aitiselles; une ligne
de cavalerie rangée en amont divisait le courant et en rompait l'ef-
fort; une autre ligne de cavaliers s'étendait en aval, prête à secou-
rir les soldats qui seraient emportés vers le bas du fleuve. Entre la
double haie, hoplites et peltastes se suivaient à la file ; plus d'un
trébucha sans doute sur les pierres glissantes dont le fond sablon-
neux était semé, aucun ne périt; il n'y eut de perdu qui; quelques
bagages. Jamais Alexandre n'eut mieux sujet de remercier les
dieux. Ce passage du Tigre est un fait unique dans l'histoire : ni
César, ni Napoléon, ni même Annibal, que je sache, n'ont rien
accompli d'aussi téméraire.
Un millier de cavaliers perses, conduits par Satropatès, s'étaient
rapprochés ; ils regardaient indécis le rivage se couvrir peu à peu
de soldats. Alexandre appelle Ariston, le chef des Péoniens : a Va!
lui dit-il, et dissipe cette troupe qui nous observe. » Ariston part à
fond de train ; il court droit à Satropatès, l'atleint de sa lance à la
gorge et lui fait tourner bride. Satropatès s'est réfugié au milieu de
ses escadrons; là encore il retrouve le Péonien ardent à la pour-
suite. Indifférent aux traits dont on l'accable, Aristun ne se dé-
tourne pas pour frapper d'obscurs ennemis , il n'en veut qu'au
chef dont sa lance a déjà goûté le sang. En un clin d'œil Satropatès
est renversé de cheval; Ariston saute à terre et d'un coup de sabre
abat la tête du Perse ; puis il remonte lestement en selle et revient au
galop jeter ce hideux trophée aux pieds du roi. De pareils faits
d'armes sont toujours d'un favorable augure; ils ont souvent pré-
cédé nos grandes batailles.
II.
Alexandre s'est arrêté pour reprendre haleine après avoir franchi
l'Euphrate; il fait halte également sur les bords du Tigre. Ces
pauses sont inévitables à la suite de toute marche forcée. La troupe
la plus solide n'a-t-elle pas ses trahiards, ses écloppés, ses malades?
On conçoit malaisément une aussi long .e route parcourue sans
bases d'opérations successives: la force de résistance du soldat
grec explique seule pareille dérogation aux règles élémentaires de
la guerre. Les lieutenans d'Alexandre ne se croyaient plus cepen-
dant tenus de taire leurs inquiétudes; Parménion, entre autres,
ne cessait d'engager son jeune roi à considérer quelles pourraient
606 REVUE DES DEUX MONDES.
être les conséquences d'une défaite. L'armée venait de laisser der-
rière elle deux grands fleuves : trahie par la fortune, elle ne les
repasserait pas. Il lui faudrait se jeter, comme les Dix-Mille, dans
le pays des Garduques et chercher à gagner les ports du Pont-
Euxin à travers les montagnes de l'Arménie.
« On 'se fait une idée peu juste, disait à Sainte-Hélène l'empe-
reur Napoléon, de la force d'âme nécessaire pour livrer, avec une
pleine méditation de ses conséquences, une de ces grandes
batailles d'où vont dépendre le sort d'une armée, d'un pays, la
possession d'un trône. Aussi trouve-t-on rarement des généraux
empressés à donner bataille. Ils prennent bien leur position, s'é-
tablissent, méditent leurs combinaisons, mais là commencent
leurs indécisions. Rien de plus difficile et pourtant de plus pré-
cieux que de savoir se décider.»
Il m'a été conté qu'à la veille de la journée d'Isly, de cette bril-
lante et glorieuse journée qui nous transporte d'un bond en plein
moyen âge, une grande émotion régna dans le camp français; l'alarme
générale rencontra des interprètes parmi les officiers mêmes qu'on
aurait le moins soupçonnés de pouvoir ouvrir leur âme au décourage-
ment. Ce furent les plus habiles et les plus expérimentés qui se mon-
trèrent, en cette occasion, les plus ingénieux à peindre la situation
sous de sombres couleurs. Semblable phénomène s'est produit dans
l'armée de Grimée avant le débarquement d'Old-Fort. Les raisons
spécieuses ne manquèrent pas alors pour déconseiller une entre-
prise qui prenait tous les caractères d'une aventure. La guerre, quand
on l'envisage dans son ensemble, peut-elle être jamais autre chose?
Si le fils de Paul I"', à qui l'empereur Napoléon ne demandait que
le sacrifice de l'alliance anglaise, eût consenti à traiter à Moscou,
l'expédition de Russie n'eût-elle pas été la consécration éclatante
de notre ascendant? Les historiens ne célébreraient-ils pas aujour-
d'hui à l'envi l'exécution de ce plan gigantesque? Fortune! que
nous te devons de grâces quand tu nous secondes, et à quelles pué-
riles critiques tu nous livres quand tu nous abandonnes ! Sans doute
il est des campagnes dont le succès, par un concours inouï de cir-
constances, a tout à coup revêtu l'apparence de la précision mathéma-
tique; il n'aurait fallu qu'un grain de sable pour faire dérailler tous
ces savans calculs. Les vainqueurs infaiUibles n'existent pas; seu-
lement, quand le destin hésite, il est bon qu'un Gondé ou un
Alexandre intervienne. La fougue d'un héros peut faire violence au
sort ; la profondeur pédantesque des tacticiens se laisse aisément
déconcerter par la fortune. Si le général Bonaparte n'eût pas, de
sa personne, entraîné ses soldats sur la chaussée d'Arcole, toutes
ses combinaisons s'écroulaient comme un château de cartes sous
LE DRAME MACÉDONIEN. 607
le feu de l'artillerie autrichienne. Bliicher lui-même n'a-t-il pas eu
l'insigne et fatal honneur de faire échec au vainqueur de l'Europe?
Qu'opposa cet obscur champion à l'incomparable capitaine dont
l'apprentissage s'était fait dans plus de vingt batailles rangées? Il
lui opposa une incroyable rapidité de mouvemens et l'obstination
de son courage. Blûcher fut, comme Alexandre, un grand général
de cavalerie. La cavalerie n'est donc pas pour le commandement
en chef une si mauvaise école ; les nécessités mêmes de son ser-
vice lui donnent l'habitude de l'audace et de l'impétuosité. Les sur-
vivans de l'armée de Grimée n'ont pas oublié, j'en suis sûr, le
combat de Taguin et le général d'AlIonville.
Alexandre était impétueux ; il le fut constamment sur le champ
de bataille, la vue de l'ennemi l'enivrait. Sous la tente il mûris-
sait avec plus de calme ses plans de campagne; les lieutenans qui
l'entouraient, moins bouillans que leur maître, n'ont cependant
jamais fait fléchir sa pensée ; Alexandre savait mieux qu'eux ce
qu'il pouvait demander à ses soldats. Voilà le grand art, le véri-
table secret des triomphes décisifs ! Tous les états-majors du monde
ne remplaceront jamais l'ascendant d'un chef adoré. Tracez des
itinéraires sur vos cartes, multip'iez les ordres de marche, préparez
dans votre froid labeur les concentrations, les mouvemens tour-
nans ; tout cela ne prévaudra pas à l'heure suprême sur l'enthou-
siasme confiant qu'inspire à ses troupes le général sacré par une
longue série de victoires. On ne gagne pas les batailles en chambre;
il faut le feu du ciel pour animer nos statues d'argile; la stratégie
aligne les bataillons, l'idolâtrie guerrière leur donne la vie et le
mouvement.
Tl transpire toujours quelque chose des débats irrésolus des
conseils. Une inquiétude sourde régnait dans l'armée grecque; le
moin-^re incident devait prêter un corps à ces appréhensions. Après
une halte de deux jours, les troupes avaient reçu l'ordre de se pré-
parer au départ pour le lendemain, lorsque survint une éclipse de
lune. Le 20 septembre de l'année 331 avant Jésus-Christ, suivant les
calculs autorisés de M. le lieutenant de vaisseau Baills de la marine
française, l'éclipsé dut commencer à huit heures douze minutes du
soir et se terminer à onze heures quarante-six minutes. La dispa-
rition de l'astre fut totale et la lune demeura cachée pendant un
peu plus d'une heure. Le flambeau de la nuit ne pouvait se voiler
sans raison. Le présage est interprété comme un blâme des dieux
par la peur. Une sédition semblait imminente; toute multitude
heureusement passe avec une facilité merveilleuse de la crainte à
l'espoir, de l'irritation aveugle à la soumission la plus complète,
quand on sait incliner du côté favorable l'instinct superstitieux
608 REVUE DES DEUX MONDES.
qui sommeille parfois, mais ne s'éteint jamais tout à fait au cœur
de l'homme. L'approche des grandes épreuves a surtout le don de
le réveiller. Alexandre fit proclamer par les prêtres égyptiens que
ce n'était pas l'astre des Grecs, favoris du soleil, qui pâlissait; pro-
tectrice des Perses, la lune se couvrait d'un manteau funèbre pour
leur annoncer la fin de leur puissance. Rassurée par l'explication
plausible qui lui est fournie, l'armée ne demande plus qu'à mar-
cher. On abat les tentes et l'on se dirige, avec une loi plus ardente
que jamais dans l'heureuse issue du conflit, à travers le district
d'Aturia, sur le camp de Darius. Les Grecs laissaient ainsi le Tigre
sur leur droite, à leur gauche les montagnes des Gordiens et celles
des Carduques. Ils étaient en pleine Assyrie, à 18Zi kilomètres envi-
ron de la ville d'Arbèles, à Ih des rives du Boumade. Le quatrième
jour, les éclaireurs des deux armées se rencontrent; Alexandre, à
la tête de l'agéma et d'une compagnie d'hétaires, pousse vigoureu-
sement un parti de cavalerie ennemie, réussit à l'atteindre, lui tue
plusieurs hommes et ramène à son camp de nombreux prisonniers.
L'heure critique approche : Darius n'est plus qu'à une journée
environ de marche, à 27 kilomètres. Les batailles frangées, ces
batailles d'où dépend le destin des empires, ne se livrent pas sans
quelque préparation. On se précipite sur l'ennemi qui fuit, on
prend le temps d'aiguiser ses armes quand on^ doit aborder des
lignes encore intactes. Alexandre juge nécessaire de donner à ses
troupes quatre jours de repos avant de les conduire., dans la plaine
de Gaugamèle. Bien que son armée soit peu encombrée de bagages,
elle en a encore trop pour aller à l'ennemi ; un camp retranché est
établi à la hâte, on y laissera les malades et les équipages.
Depuis le départ de Tyr, Alexandre traînait à sa suite la famille
de Darius. Il lui semblait qu'il n'y aurait pas de place assez forte,
de lieutenant assez sûr pour qu'il osât leur confier la garde de
pareils captifs. Pourquoi, sourd aux conseils'que lui donnait, avec
une véhémence souvent importune, le vieux^^Parménion, n'accep-
tait-il pas plutôt la magnifique rançon qu'à diverses reprises Darius
lui avait offerte? Pourquoi? Parce qu'il était Alexandre. Était-ce en
s'enrichissant des dépouilles des Achéménides, en emportant même
un lambeau de l'empire, qu'il donnerait la paix, une paix ferme et
durable au monde? Alexandre était résolu à poser^ sur son front la
tiare droite, parce qu'il n'entrevoyait pas d'autre moyen de rassem-
bler sous le même sceptre des peuples dont l'antagonisme eût éter-
nisé la vieille querelle. Il ne fallait donc pas que Darius, le jour où
le sort des armes l'aurait renversé du trône, pût, à défaut d'un fils
en âge de ceindre l'épée, trouver un succe saur tout prêt dans un
gendre. La politique est impitoyable, — c'e-4 son droit, — mais
LE DRAME MACÉDONIEN. 609
quand il lui arrive de broyer, en passant, sous son char, quelque
innocente et vertueuse existence, on aurait tort de croire qu'elle
laisse tout à fait sans remords le cœur de l'homme d'état ou l'âme
du conquérant. L'épouse de Darius, Statira, était une princesse d'une
rare beauté. Alexandre jusqu'alors avait fui plutôt que recherché
l'occasion de la voir. Je n'ai jamais lu la Morale d'Aristote, j'ai
souvent médité en revanche l'éloquent précis que nous en a donné
l'érudit traducteur de ce philosophe. « Aristote, nous dit M. Bar-
thélémy Saint-Hilaire, se passe de Dieu : il confond le bien et le
bonheur... Il ne s'inquiète en rien de la vie future, parce qu'il n'y
croit pas, non plus qu'à une âme immortelle... pour lui, le principe
qui sent et pense en nous est le même- que celui qui nourrit notre
corps et qui fait végéter la plante. «^.Faut-il s'étonner qu'imbu
d'une telle doctrine, « Aristote ne juge un acte bon qu'autant que
cet acte est profitable? » Le sage de Stagyre valait peut-être mieux
que sa philosophie, — cela se voit souvent, — à coup sûr, son élève
avait des vertus que semblables leçons lui auraient difficilement
inspirées. Appelez don du ciel ou grâce cfficace^l comme il vous
plaira, cet heureux penchant de certaines natures qui leur tient
lieu des préceptes salutaires et les incline, sans qu'ils aient besoin
de se consulter, aux résolutions gén éreuses, toujours est-il qu'au
milieu des enivremens de la jeunesse et delà victoire, Alexandre ou-
blia un instant les exemples d'Achille pour devenir le précurseur du
chevalier sans peur et sans reproche. L'empereurNapoléon s'étonne
des éloges donnés à la continence de Scipion;,il ne veut pas qu'on
loue le jeune et brillant vainqueur d' avoir su résister à la tentation
d'un débir brutal, le triomphe lui paraît trop facile. Auiait-il refusé
son admiration à la chevaleresque prudence d'Alexandre? Scipion se
défend aisément, je l'accorde, de l'attrait auquel n'eût probablement
point cédé sans rougir le dernier valet de l'armée;^ Alexandre prend
soin de tenir à l'écart le charme plus périlleux qui pouvait s'infil-
trer dans son cœur à la faveur de la pitié et^de la synipaihie. J'aime
à croire que Quinte-Curce n'a rien inventé, qu'il nous a fidèlement
transmis ce que des témoins contemporains avaient consigné dans
leurs mémoires : si Quinte-Gurce s'était perniis de glisser un pareil
roman au sein de sa longue et véridi que histoire, je crois, en vérité,
que je n'aurais pas le courage de le "lui reprocher, car Virgile, « le
doux Virgile » de Victor Hugo, n'a jamais rien écrit de plus tou-
chant.
Les fatigues de la marche avaient été : excessives, même pour
les princesses qui suivaient les troupes en^ chariot. On ne fait pas
au cœur de l'été, entre le trente- quatrième et le trente-sixième
degré de latitude, un millier de kilomètres dans l'espace de quinze
xojiE xLin, — 88', 39
6i0 REVDE DES DEUX MONDES.
jours sans que les constitutions les plus robustes en ressentent
quelque atteinte; comment imaginer que de jeunes princesses habi-
tuées à la tranquille et fastueuse existence des palais supporteront
impunément cette épreuve? L'armée grecque était enfin arrivée à
portée de l'ennemi; les troupes harassées commençaient à dresser
leurs tentes, quand un eunuque accourt : « La reine se meurt, dit-il. »
— Deficere eam mintiat etvix spiritum ducere. — Alexandre, à ces
mots, se lève; un autre messager paraît : « La reine est morte. »
— Ce n'est pas Bossuet, c'est Quinte-Gurce que nous entendons;
je me crois obligé d'en prévenir le lecteur. — « Elle est tombée
entre les bras de sa belle-mère et de ses jeunes filles, puis tout
d'un coup, brusquement, s'est éteinte. Inter socrus et virgîmim
filiarum manus collapsa erat, deinde et exstincta. » — Alexandre
laisse échapper un long gémissement et vole à la tente de ses
royales captives. Un douloureux spectacle l'y attendait : La mère
de Darius, Sysigambis, assise sur la terre nue, contemplait d'un
œil morne le corps inanimé de 1 a malheureuse princesse. Les deux
jeunes filles s'étaient réfugiées dans ses bras, seul asile qui leur
fût laissé. Sisygambis les tenait pressées sur son sein, cherchant à
les calmer, refoulant ses larmes pour essuyer les leurs, pendant
que, devant elle, son petit-fils Ochus, trop jeune encore pour com-
prendre l'étendue de la perte qu'il venait défaire, interrogeait d'un
sourire inquiet cette immense douleur, ne soupçonnant pas que le
plus malheureux, en ce triste jour, c'était lui. Alexandre ne peut
retenir ses sanglots : il venait apporter des consolations; on est
obligé de lui en offrir. La main qui a couché tant de Perses dans la
tonjbe est baignée de pleurs, mais de pleurs moins amers que ceux
du vieux Priam. «Et maintenant, dit Achille, n'oublions pas le repas
du soir! Niobé elle-même n'a pas négligé ce soin quand six filles
florissantes de jeunesse lui furent ravies en un jour. » Achille et
Niobé à la bonne heure! mais non pat Alexandre. Il fut impossible
d'obtenir du héros qu'il acceptât la moindre nourriture avant que
les honneurs funèbres eussent été rendus à la reine. Ce capitaine
que tant de soucis devaient assiéger, ce roi qui va jouer sur un
coup de dé son trône et, plus que son trône, sa gloire et sa vie,
trouve encore le loisir de donner des ordres pour que la coutume
des Perses soit religieusement observée dans ses moindres détails.
Le pieux appareil qui eût accompagné les dépouilles mortelles
-e Statira, si les dieux l'eussent ravie à son époux dans Persépolis,
ne leur manqua pas au milieu du camp ennemi. Respecter la
mort, c'est honorer celui de qui nous tenons la vie, de celui qui ne
manifeste jamais mieux sa puissance que dans ces terribles momens
où il rappelle à lui, sans l'absorber, l'étincelle un moment absente.
LE DRAME MACÉDONIEN. 611
— Je dis : sans l'absorber, — car je hais d'instinct le mot cruel
de M""" Roland : « Nature, ouvre ton sein! » S'évanouir dans le
gouffre est un avenir peu consolant, pour les cœurs même les plus
désabusés.
A la faveur de l'émotion générale, un des eunuques prisonniers
parvint à s'échapper et réussit à gagner le camp de Darius. Le roi
des Perses apprit à la fois et la mort de la reine et la généreuse
conduite d'Alexandre. Faut-il croire que, touché de tant de noblesse,
i! ait alors renouvelé ses propositions de paix, qu'oublieux des
excitations impies dont Alexandre pouvait lui montrer la preuve,
il ait osé offrir à ce conquérant qu'il avait vainement tenté de faire
disparaître par le poignard ou par le poison , la main de sa propre
fille, de la princesse depuis longtemps promise à Mazée? Ce serait
donc, si les rapports d'Arrien et de Quinte -Gurce sont fidèles, la
troisième fois que le malheureux monarque aurait fait appel à la
modération du vainqiieur. Naguère il proposait le fleuve Halys pour
limite; mainteaant il se déclare prêt à céder toute la contrée qni
s'étend entre l'Hellespont et l'Euphrate. Pour otage il laissera son
fiis, pour rançon de sa mère et de ses deux jeunes filles, il offre
30,000 talens d'or. Dix députés ont été chargés de convaincre
Alexandre : « C'est chose périlleuse, lui disent-ils, qu'un trop grand
état; les navires qui dépassent les dimensions habituelles devien-
nent difficiles à manœuvrer. » L'argument eût peut-être touché un
pilote; j'y aurais, pour ma part, probablement prêté quelque atten-
tion. Parméuion l'appuya de tout son pouvoir; il était d'avis de se
contenter d'un empire qui aurait pour froatières le Danube en
Europe et l'Euphrate en Asie. Quel souverain avait jamais possédé
pareille étendue de pays? Le raisonnement semble juste; Louis XIV
et Napoléon ont dû plus d'une fois l'entendre murmurer à leur
oreille. Réfléchissons pourtant! Les conquêtes n'ont-elles pas leur
fatalité? LesParthes ont assez troublé les Romains dans la posses-
sion de leurs provinces asiatiques pour que nous puissions appré-
cier aujourd'hui l'immense intérêt qu'avait Alexandre à ne pas
admettre un partage qui mettait d'un côté les provinces les plus
opulentes et de l'autre les populations les plus belhqueuses.
Alexandre a servi de texte à bien des déclamations ; si vous voulez
rester équitable envers sa mémoire, faites-le juger par ses pairs!
Que les deux Chatham et leurs héritiers directs le condamnent, je
renonce sur-le-champ à le défendre. « S'il fût demeuré paisible
dans la Macédoine, nous dit Bossuet, la grandeur de son empire
n'aurait pas tenté ses capitaines, et il eût pu laisser à ses enfansje
royaume de ses pères. » Est-ce pour ce but mesquin que le ciel sus-
cite le génie? Je ne reconnais pas là, je l'avoue, la hauteur de vues
612 REVDE DES DEUX MONDES.
habituelle à l'aigle de Meaux. Le besoin mal dissimulé de faire la leçon
à Louis XIV fait oublier à l'illustre orateur que le temps a manqué
au fils de Philippe pour achever son œuvre. Ce n'est pas u parce
qu'il avait été trop puissant qu'Alexandre fut la cause de la perte
de tous les siens; » c'est parce qu'il est mort à trente-deux ans.
« Le fruit de tant de conquêtes » n'a pas été seulement l'anarchie;
l'unité du monde ancien et la diffusion de la civilisation grecque
n'ont pas laissé d'avoir leur influence sur les rapides et nécessaires
progrès du christianisme. Ne blâmons donc pas trop légèrement
les héros d'avoir, en messagers fidèles, obéi jusqu'au bout à leur
mission. « La part de la providence est bien plus grande encore
dans le destin des empires que dans le destin des individus. » Le
commentateur émiaent d'Aristote n'a jamais mieux dit.
Alexandre repoussa de nouveau lesofïres de Darius. Ce monarque
qui, à la tête d'une armée de plus d'un million d'hommes, deman-
dait encore à traiter, laissait voir sa faiblesse ou donnait à soup-
çonner sa perfidie; il n'eût pas fallu être Alexandre pour s'y tromper.
Différer, — dilaUir, disent les Espagnols, — a été plus d'une fois la
politique de la Porte ottomane ; ce fut, de tout te ups, celle des
Asiatiques. Le jeune conquérant avait eu trop de peine jusqu'alors
à nourrir ses troupes pour les compromettre dans les vains délais
de fausses négociations. La situation commandait aussi bien, en
l'année 331 avant Jésus-Christ, une solution prompte sur les rives
du Tigre, qu'à la veille du terrible hiver de 1812, sous les mms de
Moscou. Alexandre le comprit et, mieux inspiré que ses lieutenans,
il déjoua sur l'heure, par sa réponse hautaine, l'astucieux calcul
auquel une ambition vulgaire eût pu se laisser prendre. Darius
n'avait plus qu'à se préparer à livrer bataille.
III.
Le 1*^'' octobre de l'année 331 avant notre ère, Alexandre vint
occuper, à 11 kilomètres environ des lignes de Darius, une de
ces éminences coniques dont est parsemée la plaine d'Arbèles,
collines uniformes « qu'on croirait faites de main d'homme et qui
ne sont probablement que d'énormes amas de débris accumulés. »
De ce poste élevé on eût dû apercevoir toute l'armée ennemie, mais
un épais brouillard flottait encore dans l'air et ne laissait entrevoir
que par intervalles des groupes confus dont il était impossible de
discerner exactement l'ordonnance. La brume peu à peu se dissipe
sous les rayons d'un soleil d'automne, et l'armée de Darius apparaît
enfin déployée en ordre de bataille, couvrant de ses rangs pressés
un immense espace. De l'infanterie et de la cavalerie confondues,
LE DRAME MACÉDONIEN. 613
« d'énormes carrés d'une prodigieuse profondeur » rangés sur deux
lignes parallèles, tel est l'aspect que présente cette multitu;le éva-
luée par Arrien à plus d'un million d'hommes. /iO,000 cavaliers,
15 élépbans et 200 chars armés de faux sont distribués en avant du
front de bandière. Alexandre fait fortifier son camp par des retran-
chemens et par des palissades ; Darius attend le choc, ses chevaux
sellés, ses bataillons à leurs postes de combat. La nuit vient sans
que la position des deux armées se soit modifiée. Alexandre avait
FL-connu le champ de bataille, offert des sacrifices aux dieux, donné
ses derniers ordres; il se retira dans sa tente.
Le tigre affamé a de longs bàillemens : Homère nous a représenté
Ulysse s'agitant sur sa couche, se retournant en tout sens, trouvant
trop lent à naître le jour que sa pensée a marqué pour le meurtre
de- prétendans ; il n'a pas craint de comparer le fil • de Laërte au
rustre qui, « après avoir bourré de sang et de graisse les entrailles
de la victime, alluiiie le brasiei-, en excite la flamme et n'impose
qu'avec peine silence aux cris de son estomac. » Je m'étonnerais
que les paupières d'Alexandre se soient plus aisément fermées que
les yeux d'Ulysse. La soif de la veng-^ance, Tavide désir de la gloire
et l'amour effréné du boudin doivent avoir des effets a lalogues sur
la nature humaine. « Patiente encore, ô mon cœur! » Les membres
du héros peu à peu se détendent, et un doux assoupissement s'em-
pare de lui. L'aube avait depuis longtemps paru qu'Alexandre dor-
mait encore d'un sommeil profond. « Il n'y a pas là, nous dit l'em-
pereur Napoléon qui savait dormir aussi bien que veiller, matière
à étonnement. » L'empereur peut avoir le droit de ne pas s'éton-
ner ; je n'admettrais pas que les capitaines de second ordre se
penalssent de trouver la chuse aussi simple. Dormir paisiblement
et do.aiir à propos! iiiais c'est ce qu'il y a de plus difficile à la
guerre ! Le temps cependant pressait : les trompes, debout dès
l'aurore, avaient pris leur repas; Alexandre seul pouvait les mettre
en mouvement. Parménion se charge d'aller éveiller le roi. « Il lait
grand jour, lui dit-il, et l'armée impatiente réclame ta présence. »
Alexandre, lui aussi, était impatient de vaincre; seulement il savait,
quand il s'est abandonné au sommeil, que la victoire ne pouvait plus
désormais lui échapper. S'il eût conservé à cet égard quelques
doutes, toute sa force d'âme ne lui aurait pas procuré le repos, et
Parménion n'eût pas eu besoin de l'appeler trois fois par son nom.
Quand Alazée brûlait les campagnes, quand l'armée grecque était
exposée à manquer de vivres dans les plus fertiles plaines du
monde, le vainqueur d'Issus, le conquérant de la Syrie et de
^'l^gypte avait, n'en doutons pas, le sommeil plus léger. Darius en
face, un combat décisif sous la main, c'était la guerre ramenée aux
Qill REVUE DES DEUX MONDES.
proportions d'une lutte en champ clos; l'anxiété faisait place à
l'excitation joyeuse et la nature reprenait ses droits. Le roi se lève
et sort de sa tente ; le soldat qui l'acclame lit sur son visage rayon-
nant d'allégresse le succès de la journée.
Toute l'armée d'Alexandre, nous l'avons déjà dit, ne dépassait
pas 7,000 chevaux et /iO,000 hommes de pied. Distinguons dans
cet effectif deux corps principaux entièrement composés de Macé-
doniens : la phalange d'abord, l'agéma ensuite. La phalange com-
prenait 16,384 piquiers armés de la longue sarisse. Lorsqu'elle était
rangée sur 16 hommes de hauteur, avec les intervalles de 6 pieds
entre chaque rang et entre chaque homme, cette troupe d'élite, qui
n'a eu d'analogue que l'infanterie suisse, déployait un front de 2 kilo-
mètres environ d'étendue. L'agéma était un mélangp, d'infanterie et
de cavalerie; 8 escadrons d'hétaires, à 150 chevaux par escadron,
avaient pour complément 3,000 hypaspistes, gens de pied, dont l'ar-
mement différait peu de celui des hoplites grecs. Autour de ce fort
noyau se groupaient près de 8,000 peltastes armés à la légère; les
argyraspides, avec leur bouclier d'argent affectant la forme d'une
feuille de lierre, étaient des peltastes. Sur les flancs de l'armée et
lui servant souvent d'éclaireurs voltigeaient les archers agriens,
les frondeurs et les Thraces. Les Péoniens et les Thessaliens, troupe
à cheval moins lourde, sans être moins redoutable, que la cavalerie
de l'agéma, fliuiquaient une des ailes quand les hétaïres se char-
geaient de couvrir l'autre. Pour la souplesse et l'agilité, cette cava-
lerie légère n'avait pas son égale au monde. La bataille d'Issus
venait d'apprendre aux Grecs que l'infanterie de Darius était peu
à craindre; elle leur avait, en revanche, laissé un certain respect
pour la cavalerie perse. Des hommes et des chevaux bardés de fer
ont une quantité de mouvement à laquelle il ne suffit pas d'opj)0
ser la dextérité ou la vitesse. De l'aveu des Anglais eux-mêmes,
un de leurs meilleurs régimens de dragons fut, à la bataille de
Waterloo, trois fois repoussé par a les cuirassiers de Bonaparte. »
Quand le terrain se prête aux charges à fond, il faut beaucoup
compter avec la cavalerie, et le terrain, aux champs de Gaugamèk,
nous l'avons déjà fait remarquer, ne laissait rien à désirer sous le
rapport de l'étendue et de la nature du sol.
Au signal d'Alexandre, les palissades du camp sont abattues, l'ar-
mée grecque sort de ses retranchemens et se forme en bataille dans
la plaine. Les dispositions à prendre sont connues d'avance : la pha-
lange en masse va se placer au. centre. Son flanc droit est protégé
par la cavalerie des hétaïres que commande Glitus et par les esca-
drons de Philotas; les argyraspides, sous les ordres de Nicanor,
garderont son flanc gauche. En arrière se tient Amyntas avec la
LE DRAME MACEDONItN. 615
réserve. Pour donner à cette seconde ligne plus de consistance,
Alexandre, aux trois corps de Cœnus, d'Oreste et de Lynceste, a
jugé bon de joindre les troupes étrangères confiées à Polysperchon.
L'infanterie de Cratère et les cavaliers thessaliens, soutenus par
toute la cavalerie des alliés , constituent l'aile gauche , où com-
mande Parménion. Alexandre a voulu se réserver le commande-
ment de l'aile droite; c'est de ce côté qu'il trouvera Darius.
La gauche de l'armée perse opposait aux hétaïres 14,000 cava-
liers venus de la Bactriane , de l'Arachosie, de la Susiane et du
pays des Massagètes. Son but était de déborder l'armée macédo-
nienne. Alexandre déjoue cet espoir en appuyant obliquement sur
la droite. Il se rapprochait ainsi des montagnes et, par cette marche
diagonale que Darius n'avait pas prévue, évitait un terrain semé
quelques jours auparavant de chausse -trapes : innocent strata-
gème qui lui fut, s'il faut en croire Quinte-Gurce, dénoncé la veille
de la bataille par un transfuge. Dès que la manœuvre d'Alexandre
se dessine, les Perses à leur tour inclinent davantage vers la gauche.
La cavalerie scythe engage la première l'action avec les éclaireurs
qui devancent le gros des hétaïres. Au même moment, Darius lance
ses chars aniiés de faux contre la phalange. Lorsque Voltaire con-
seillait à la grande Catherine d'imiter sur ce point l'exemple de
Darius Codoman et de faucher à l'assyrienne les bataillons du sul-
tan Moustapha, il n'avait pas les détails de la bataille d'Arbèles
bien présens à l'esprit et faisait, je ne crains pas de le dire,, un
puéril emprunt à l'antiquité. J'espère que mes flottilles renouve-
lées des Grecs révéleront chez moi un esprit plu^ pratique. Les
Agriens font pleuvoir sur les conducteurs de chars une grêle de
traits, les frondeurs les accablent de pierres; ni les uns ni les
autres n'arrêtent l'avalanche. Mais les rangs des Macédoniens se
sont subitement ouverts; quelques soldats seulement, trop lents à
se garer, sont blessés par les piques qui prolongent les timons ou
par les faux qui débordent les essieux.
Nous n'avons eu jusqu'ici que les préludes du combat. Voici
enfin l'armée tout entière de Darius qui s'ébranle. INe va-t-elle pas
noyer la petite troupe d'Alexandre dans les flots de poussière
qu'elle soulève? On dirait l'émeute d'une grande ville se ruant sur
la ligne trop mince de baïonnettes qui s'efforce de la contenir. En
ce moment, la mêlée sévit à l'aile droite, les Bactriens sont venus
prêter main-forte aux Scythes. La troupe d'Arétès cède au choc et
cherche un abri derrière la seconde ligne. Les Perses poursuivent
cette cavalerie, qui se retire en désordre, et continuent de la char-
ger avec fureur. Alexandre indigné se jette au milieu de ses sol-
dats,leur prodigue les exhortations, les repr. ches et finit par les
616 REVUE DES DEUX MONDES.
ramener à l'ennemi. L'échauffourée calmée, il retourne à la colonne
massive des hétaires. Là un coin formidable n'attend plus que ses
ordres. C'est l'heure décisive de la journée. Alexandre donne à la
fois le signal et l'exemple. Il fond sur Darius avec de grands ciis,
suivi de la phalange, qui arrive au pas redoublé. Ainsi Gustave-
Adolphe, aux champs de Lutzen, ira au-devant des cuirassiers de
Pappenheim. Alexandre pénètre au milieu de l'armée perse et
pousse droit au char de Darius. Gomme à Issus, un rempart de
cavaliers se dresse sur son passage. Dans cette cohue confuse
d'hommes et de chevaux, le roi de Macédoine se fraie une voie
sanglante; chaque coup de son épée élargit la brèche, les rangs
se renversent les uns sur les autres, les cadavres s'amoncellent,
Encéphale broie sous ses sabots la chair meurtrie. Ce fut alors,
dit-on, que le devin Aristandre, vêtu de la blanche tunique des
prêtres, portant à la main une branche de laurier, montra aux sol-
dats macédoniens une aigle qui, d'un vol paisible, planait au-dessus
de la tête du roi. Ce présage de victoire est salué par mille accla-
mations ; formée à rangs serrés, bloc hérissé de fer, la phalange
tombe alors sur le centre de l'armée perse. Tout ploie à l'instant
sous cette effroyable pression ; une foule éperdue a entrahié Darius,
les Macédoniens ne trouvent plus devant eux qu'un épais rideau de
poussière.
La bataille est gagnée ! Elle est gagnée du moins à l'aile dioite,
car à l'aile gauche la fortune de la journée demeure encore singu-
lièrement compromise. Mazée, avec sa cavalerie, a fait une charge
impétueuse sur le flanc de Parménion; les Indiens réunis aux Perses
ont passé à travers la trouée qu'a laissée entre les deux ailes la
marche en avant de la phalange. Un flot de cavaliers a pu se faire
jour jusqu'aux bagages. Parménion perd la tête; il ne se croit plus
de force à résister seul. Pendant qu'il maudit en secret l'élan irré-
fléchi d'Alexandre, messagers sur messagers vont par ses ordres
réclamer de l'aile droite un prompt secours. Gomment ce vétéran
des vieilles guerres de Thrace et d'IUyrie en est-il arrivé à man-
quer à ce point de sang-froid ? Son imagination frappée « s'est fait
un tableau. » On sait que l'expression appartient à Napoléon, qui
la répète souvent. Parménion a pris, comme le maréchal d'Estrées,
un hourrah de uhlans pour une attaque sérieuse; il a vu Sisygam-
bis et les filles de Darius délivrées, les prisonniers en armes, ses
derrières menacés, et, à l'instant même où sa pensée se forge ce
prétendu péril, la seconde ligne a déjà fait volte-face, pris les Perses
à dos et mis en fuite tout ce qu'elle n'a pas massacré. Mazée lui-
même, dont la grosse cavalerie avait ébranlé l'aile gauche de l'ar-
mée grecque, ne sait pas profiter de son avantage. Pourquoi d'ailleurs
LE DRAME MaCÉDONIIcN. 617
poursuivrait- il ce passager triomphe? Un sinistre bruit a glacé le
couragR des Perses; Mazée vient d'apprendre la fuite de Darius.
Les Thessaliens qu'il presse mollement reviennent plus ardens,
plus nombreux à la charge; Mazée n'essaie même pas de les re-
pousser, il se lance, avec les cavaliers qu'il a pu ralliei-, à travers
la plaine et s'enfuit au galop vers les bords du Tigre. Tous les gués
du fleuve lui étaient familiers; il n'eut donc pas de peine à se déro-
ber aux poursuites. Ce fut lui qui, suivi des débris de l'armée
vaincue, apporta le premier dans Babylone la nouvelle de la grande
défaite.
Grâce à la retraite de Mazée, Parménion triomphait au moment
même ot Alexandre recevait les messagers qui l'informaient du
danger et des alarmes de son lieutenant. L'aile gauche des Perses
était alors en complète déroute; la confusion même servit à cou-
vrir la fuite de Darius. Des flots de poussière tourbillonnaient dans
la plaine. Le terrible Sam, cet ouragan de sable si soudain, qu'on
a vu tant de fois ravager la Perse et la Babylonie, a-t-il, le
2 octobre de l'année 331, atteint de son haleine à demi épuisée les
champs lointains d'Aibèles? Je serais tenté de le croire. Perdus
au sein de ténèbres assez épaisses, s'il en faut croire Quinte-Carce,
pour dérober aux combatlans jusqu'à la clarté du jour, les vain-
queurs poussaient devant eux au hasard. L'oreille tendue, ils
essayaient parfois de saisir quelque signal lointain, l'écho de la
trompette sonnant le ralliement ou la voix des chefs s'efforçant
de dominer le tumulte ; rien de distinct n'arrivait jusqu'à eux. Seuls,
les plus avancés crurent entendre un instant comme un bruit de
rênes qui frappait le flanc des chevaux pressés par leur conducteur ;
ce bruit même se perdit bientôt dans l'universel tumulte. C'était
l'unique trace que laissait derrière lui le dernier des Âchéménides.
Simias, un des commandans de l'agéma, s'arrêta le premier, sur
l'avis du désordre où l'attaque de Mazée avait jeté les troupes de
Parménion. Alexandre également averti, ne pouvait se résoudre
à revenir sur ses pas. « Que Parménion, dit-il, ne s'inquiète pas
des bagages! La victoire nous rendra au centuple ce que nous
aurons p'^rdu. » Les instances cependant redoublent : le cœur gon-
flé de rage, Alexandre cède enfin; il se résigne à laisser échapper
Darius. Il revenait à la tête des hétaïres, quand quelques cavaliers
accourant à toute bride, Jui annoncent que les choses ont brusque-
ment changé de face. Parménion peut se passer de secours ; l'aile
gauche de l'armée macédonienne, aussi bien que l'aile droite, n'a
plus que des fuyards à poursuivre ou des captifs à ramasser.
Alexandre saura-t-il jamais pardonner au vétéran trop facilement
troublé la faute à laquelle le roi des Perses doit contre toute attente
618 REVUE DES DEUX MONDES.
son salut? Il accueille sans joie apparente, sans un mot de satisfaction,
la nouvelle d'un avantage qui n'aurait pas dû être si longtemps dis-
puté ; les troupes de Parménion n'ont pas montré l'élan que leur roi
attendait d'elles. Bernadotte, tu m'as gâté ma journée! Tout entier
au dépit quile ronge, Alexandre continue sa route, la tête basse et
le front soucieux ; aucun des hétaïres qui l'entourent ne se hasarde
à iompre le silence.
De quels soudains hasards se compose l'existence d'un soldat ! Il
semblaitque tout daoger eût disparu et qu'il ne restait plus qu'àre-
cueillir les fruits de la victoire ; quelques instans encore et Alexandre
allait avoir à subir le plus furieux assaut qui l'ait menacé dans sa
vie. Les Indiens et les Perses chassés du camp par les réserves de
l'armée macédonienne battaient précipitamment en retraite ; ils se
trouvent tout à coup en face de la troupe d'Alexandre. La route
leur est barrée ; avec le courage qu'inspire le désespoir, ils songent
sur-le-champ à se l'ouvrir. L'ennemi est peu nombreux; ils en
auront facilement raison. Le choc fut terrible. Alexandre lui-même
est bientôt entouré; de sa javeline, il perce le commandant des
escadrons indiens, frappe de la même arme le cavalier qui le serre
de plus près, porte un coup à droite, un autre coup à gauche, et
fait successivement rouler dans la poussière tous les champions
qui osent s'attaquer à lui. On ne cite, je crois, qu'une occasion
où l'empereur Napoléon ait été obligé de mettre l'épée à la main,
— ce fut, si je ne me trompe, après la bataille de Brienne; — pour
Alexandre, ces luttes corps à corps étaient le combat de tous les
jours. Soixante hétaires périrent dans la mêlée ; Éphestion, Gœnus,
Ménidas virent couler leur sang par plus d'une blessure. Les bar-
bares finirent par céder; pour mieux dire, ils cédèrent, dès qu'ils
entrevirent la possibilité de fuir. Leur résistance avait coûté aux
Macédoniens, si l'on considère surtout la qualité des victimes, la
plus grosse perte qu'ils aient subie dans cette journée mémorable.
L'armée entière ne perdit pas 300 hommes. Quant aux Perses, on
ne sait pas encore aujourd'hui s'il en périt /iO,000 ou 80,000; les
historiens ne s'accordent pas sur le nombre. Arrien n'a pas craint
de prononcer le chiffre presque incroyable de 300,000. De toute
façon, dispersée ou couchée sur le champ de bataille, l'armée de
Darius était anéantie.
Le soir même , Alexandre reprit la poursuite du monarque
vaincu; il dut s'arrêter, après avoir passé le grand Zab, pour faire
rafraîchir les chevaux et donner quelques heures d'un repos bien
gfigné à ses soldats. Pendant ce temps, Parménion s'emparait du
camp des barbares, de tout le bagage, des éléphans, des chameaux.
Il avait fait manquer la capture de Darius à son maître; il s'occu-
LE DRAME MACEDONIEN. 619
pait de racheter autant que possible son erreur, en faisant pousser
vigoureusement les fuyards par la cavalerie thessalienne. Vers le
milieu de la nuit, Alexandre décampa ; le lendemain, il entrait dans
Arbèlcs. Monté sur un cheval rapide, Darius avait traversé cette
ville, sans ralentir sa course, abandonnant au vainqueur ses tré-
sors, son char t.t ses armes. Tout donnait à penser qu'il avait dû
gagner le plat au de la Médie par les défilés du mont Zagros. Une
troupe fugitive pouvait sans inconvénient s'engager dans ces mon-
tagnes; une armée dépourvue de moyens de transport n'eût pas
trouvé facilement s y vivre. C'est par ce chemin, il est vrai, — le
chemin d'Altoun-Koupri à Scherzour, — que les Persans, pour faire
la guerre aux Turcs, sont maintes fois descendus dans la vallée
du Tigre, mais l'irruption, en pareil cas, a toujours le temps de
se préparer; elle ne fait d'ailleurs que suivre la pente qui la porte
dans les contrées fertiles. Tout autres sont les difficultés des troupes
qui viennent de la plaine envahir la montagne. Pou»- pousser jus-
qu'à Ecbatane, où Darius allait très probablement se rendre, il
n'eût pas fallu parcourir, en partant d'Arbèles, moins de 560 kilomè-
tres. C'était se lancer dans une seconde campagne et s'y engager à
l'approche de Thlver. Alexandre avait un soin plus pressant. L'em-
pire perse était à ses pieds ; il fallait qu'il en prît sans tarder pos-
session.
IV.
Il était peut-être plus facile, en ce moment, d'^ichever la con-
quête de l'Asie que de retenir la Grèce dans la soumission. Com-
ment! après Arbèles! après tant de places fortes prises d'assaut!
après la Syrie et la riche Egypte subjuguées, il se trouvait encore
en Grèce des mécontens pour protester contre les arrêts si écla-
tans du destin! Les triomphes répétés d'Alexandre avaient eu un
résultat sur lequel les Grecs de Sparte et d'Athènes eux-mêmes
ne comptaient pas; ils venaient de rejeter sur les plages du Pélo-
ponèse cette écume de mercenaires sans aveu, sans patrie, qui, ne
pouvant plus servir la cause de Darius, ne deii;andaient pas mieux
que de se ranger sous les drapeaux d'Agis. Revenu d'Halicarnasse
avec le dernier subside que Darius avait pu lui faire passer, l'in-
fatigable roi de Sparte s'était d'abord porté dans l'île de Crète. Il
y obtint de faciles succès; lorsque lu flotte phénicienne, conduite
par Amphotère, parut dans la mer Egée, Agis jugea prudent de se
replier sur le Péloponèse. Jusqu'au printemps de l'année 330 avant
Jésus-Christ, il se contenta d'entretenir en Laconie, en Arcadie, en
Béotie, et jusque dans Athènes, une sourde agitation. L'annonce
620 REVUE DES DEUX MONDES.
de la victoire d'Aibèles faillit faire tomber les armes de ses mains;
dans toutes les cités grecques, le parti macédonien reprit rapide-
ment le dessus. On n'avait pas oublié d'ailleurs le tyrannique usage
que Sparte faisait jadis de son ascendant; ce n'était pas sous les
auspices des pâtres de l'Eurotas que la Grèce eût voulu secouer le
joug d'Alexandre. Rendre le pouvoir à l'oligarchie n'avait rien de
bien séduisant pour la démocratie athénienne, et, il ne fallait pas
se le dissimuler, Sparte triomphante, c'était partout le retour des
bannis, partout le rétablissement des harmostes. Entre Alexandre
et les héritiers de Lysandre il était permis d'hésiter. Athènes ne
bougeait donc pas : Démade et Phocion contenaient par leurs sages
conseils la multitude; Démo.^thène se taisait, car sa haine contre
la Macédoine ne l'aveuglait pas à ce point qu'il ne sût pressentir
l'issue d'un soulèvement qui manquerait de l'enthousiasme tout-
puissant des anciens jours. La leçon de Ghéronée l'avait rendu cir-
conspect.
Tout à coup le bruit se répand que le gouverneur macédonien de
la Thrace, Ménon, s'est rais d'accord avec le vieux parti national
qui n'a pas cessé d'agiter cette province. L'ambitieux lieutenant
caresse-î-il le rêve de poser sur son front la couronne , ou
n'obéit-il qu'à une animosité secrète contre Antipater? Alexandre
a fait choix sans doute du plus hai ile, du plus ferme de ses
officiers pour lui confier le soin d'exeicer, pendant son absence,
l'autorité royale en Macédoine, mais la dureté de ce caractère
énergique rend l'obéissance difficile à ceux qui se croyaient de
taille à rester les égaux d'un ancien compagnon d'armes. Mé-
non vient donc de lever l'étendard de la révolte. Antipater a
compris le danger de cette défection ; impatient d'étouffer le mal
à sa source, il vole en Thrace avec toutes les troupes qui se trou-
vent sous sa main. La Grèce sent du même coup s'alléger le poids
qui comprimait sa poitrine. L'explosion est soudaine et, chose
honteuse à dire, ce n'est plus la prudence qui retient Athènes,
c'est l'impossibilité d'équiper une flotte sans distraire pour cette
dépense l'argent destiné aux théories : les fêtes d'abord, l'indé-
pendance de la Grèce, si la chose est possible, ensuite! D'autres
villes restent neutres, mais en petit nombre : en Achaïe, Pellène;
en Arcadie, MégalopoHs. La neutralité de Mégalopolis se njontre
même hostile. Ce boulevard élevé par Épaminondas contre la supré-
matie lacédémonienne a toujours été l'obstacle où sont venues
butter les revendications de Sparte. Antipater a pris soin, en
s' éloignant, d'y laisser une garnison. Les Éléens, les Achéens, les
Arcadiens ont, en revanche, répondu avec empressement à l'appel
d'Agis. Le fils d'Archidamus se voit bientôt à la tête d'une armée
LE DIÎAME MACÉDONIEN. 6*21
de 20,000 hommes de pied et de 2,000 chevaux, — grosse armée
pour la Grèce et av<^c laquelle il semble qu'on puisse tout tenter.
Un premier avantage remporté sur les Macédoniens, non loin du
mont Corax et du Pinde, dans les défilés de l'htolie, contribue encore
à monter les têtes ; Agis se croit déjà sûr du succès. Se rabattant
vivement sur l'Arcadie, il va mettre le siège devant xMégalopolis.
La place est investie ; pour peu que l'armée de secours se fasse
attendre, la reddition de cette clé du Péloponèse est certaine.
Dans ces graves conjonctures, Antipater fit preuve de plus de
sang-froid que Parménion n'en avait montré aux champs d'Arbèles.
Il expédia sans doute de nombreux courriers à son maître ; il ne
songea pas du moins à presser le retour d'Alexandre en Europe. A
quoi bon d'ailleurs trahir ainsi un trouble dont le roi de Macédoine
se fût plus tard raillé? Les instances d' Antipater, en pareil cas, ne
devaient-elles pas demeurer superflues? Le vainqueur d'Issus et
d'Arbèles ne pouvait avoir pour les avis d'un lieutenant qui tenait
de lui seul une autorité révocable la déférence qu'avait eue le roi
Agésilas pour les ordres des éphores. Antipater se prépara donc à
faire face de son mieux aux difficultés de la situation. La question
de Thrace se viderait plus tard; l'essentiel était de réprimer sur-
le-champ le mouvement de la Grèce. Ménon consent à traiter, Anti-
pater accorde sans marchander le prix que le dangereux rebelle
veut mettre à sa soumission. L'armée macédonienne est ensuite
ramenée à marches forcées sur le théâtre où l'appellent de plus
grands débats; Antipater la grossit en route de tous les contingens
des villes alliées qui n'ont pas encore pris parti pour Sparte. Ren-
tré en Macédoine, il fond sur l'Arcadie à la tête de Û0,0{:0 hommes.
Depuis près de trois mois Agis tenait la campagne. Peut-être, à
la première annonce du retour d'Antipater, eût-il dû se résigner à
lever le siège de Mégalopolis; les gorges du Taygète lui auraient
offert un terrain plus favorable à la lutte inégale qu'il allait être
forcé d'accepter. Agis paraît avoir compté sur la force de sa posi-
tion. On n'assiégeait pas alors les villes sans les entourer d'une
ligne de circonvallation. Appuyé sur ces retranchemens, maître des
hauteurs, le roi de Sparte ne s'effraya pas outre mesure de la
supériorité numérique de l'ennemi. Au lieu de décamper, lorsqu'il
en était encore temps, il prit le parti d'attendre l'attaque d'Antipa-
ter dans ses lignes. Les premiers assauts des Macédoniens furent
vigoureusement repoussés; Antipater se vit obligé de faire donner
ses réserves. L'année de Lacédémone commençait à perdre du ter-
rain quand Agis accourt avec la cohorte royale. Tout plie devant
ces soldats, les plus braves de la Grèce. L'ennemi découragé redes-
cend précipitammeni les pentes qu'il a gravies; il entraîne à sa suite
622 REVUE DES DEUX MONDES.
un vainqueur que le succès enivre. Les conditions du combat vont
changer. Arrêtés dans leur fuite par les renforts qu'Antipater leur
envoie, les Macédoniens peu à peu se rallient; des masses considé-
rables se déploient dans la plaine. Pour éviter le danger de voir sa
troupB trop faible enveloppée, Agis est obligé de battre lentement
en retraite- On l'aperçut longtemps au milieu de la cohorte, la
dominant de sa haute taille, resplendissant dans sa superbe armure,
se faisant surtout distinguer par la vigueur des coups qu'il portait.
A tous ces signes jadis on reconjnaipsait un roi ; la plupart des traits
étaient dirigés contre lai. Agis recevait les uns sur son bouclier,
évitait les autres en se baissant soudain, en inclinant adroitement
son corps à droite ou à gauche. Un coup de lance lui traversa enfin
les deux cuisses. Le sang jaillit de la double blessure avec abon-
dance; Agis pâlit et s'affaisse. Ses écuyers le relèvent et l'empor-
tent sur son bouclier jusqu'au camp. Privés de leur chef, les
Lacédémoniens ne se débandent pas; ils jonchent le terrain de
leurs morts et de leurs blessés, mais ils parviennent enfin à rega-
gner la hauteur. Là ils prennent racine dans le roc et ceux qui sont
frappés tombent, sans regarder en arrière, à leur poste. Les Macé-
doniens arrivaient en foule, portés par :et élan qui accompagne tou-
jours des troupes victorieuses; les premiers rangs étaient en vain
abattus, d'autres soldats venaient à l'instant prendre leur place.
Des flots de sang arrosaient le pied des retranchemens; jamais la
Grèce, nous assure Quinte- Curce, ne vit de combat plus acharijé.
Le soleil de juin brûlait les combattans ; les hoplites succombaient
sous le poids de leurs armures et leurs bras lassés ne portaient plus
que des coups sans vigueur. En pareille occurrence, c'est le nombre
inévitablement qui triomphe. Il fallut reculer et abandonner le bord
du plateau; les Macédoniens inondèrent l'étroit espace que l'hé-
roïque phalange défendait depuis le matin. Au bruit du tumulte,
Agis se soulève à demi défaillant sur sa couche. II se fait déposer à
terre et essaie de s'affermir sur ses jambes qui fléchissent ; une fois
de plus ses forces trahissent son courage. Il tombe sur les genoux.
Alors, le casque en tête, le bouclier appuyé au sol, la pique en
arrêt, il appelle l'ennemi, le défie et, au milieu de la grêle de traits
dont il devient le but, se plaint que, parmi tant de guerriers,
aucun n'ose l'attaquer de plus près. Un javelot lui pL-rce enfin la
poitrine; le héros trouve encore la force d'arracher le fer de sa bles-
sure; sa tête se penche sur son bouclier et il expire en couvrant ses
armes de son corps. Admirable héroïsme que notre propre histoire
a rendu vraisemblable I Les mères de Sparte ne sont pas les seules
qui aient eu la consolation de pouvoir porter un deuil éternel
avec fierté.
LE DRAME MACÉDONIEN. 623
Ce combat de Mégalopolis fut une rude journée : les plaines de
l'Asie n'en avaient pas vu de semblable. 5,300 Lacédémoniens
demeurèrent couchés sur le champ de bataille; 3,500 Macédoniens
payèrent de leur vie la victoire. La gloire d'Antipater pouvait faire
envie à son maître. Du même coup, Sparte était abattue et la Grèce
était pacifiée. Antipater cependant affecta de n'avoir marché contre
Agis qu'au nom de la Grèce. Assuré de son ascendant, il convo-
qua les Grec: en assemblée générale et les chargea de prononcer
sur le sort des vaincus. D'un avis unanime, de celui même des
Lacédémoniens, qui ne demandèrent pas d'autre grâce, on décida
qu'il fallait s'en rapporter au jugement d'Alexandre. C'était, inchner
tacitement pour la clémence, car personne en Grèce n'ignorait qu'on
n'avait jamais fait en vain appel à l'âme généreuse du roi de
Macédoine. Quinte-Gurce nous montre Antipater inquiet de son
triomphe, appréhendant en secret la jalousie qu'il allait inspirer,
craignant d'avoir trop fait pour un sinple lieutenant. Le vainqueur
d'Issus et d'Arbèles fut jaloux, ne le mettons pas en doute; si
grande qu'elle puisse être, l'âme humaine a toujours de ces peti-
tesses. Mais combien le dépit d'Alexandre le rendait injuste envers
sa propre gloire! Qui se souvienf aujourd'hui du combat de Méga-
lopolis, ou qui s'en souvient pour honorer le nom d'Antipater? Le
combat meurtrier n'a laissé derrière lui qu'un nom immortel ; ce
nom, c'est celui du vaincu, c'est le nom du roi de Sparte. Pour
commander l'admiration du monde, il ne suffit pas, en effet, de
gagner des batailles, il faut se montrer grand par ses conceptions
01 par son héroïsme. Alexandre et Agi^ ne sont sans doute pas au
mcrne niveau; le moindre d'entre eux est cependant Jiien au-dessus
d'Antipater.
Je demande d'ailleurs la permission de soumettre à une plus mi-
nutieuse analyse la jalousie regrettable d'Alexandre. Le capitaine
était fondé à concevoir quelque ombrage d'un succès qui pouvait
r.baisser ses propres triomphes ; le roi dut se déclarer bien servi. Des
troubles prenant en Grèce une sérieuse consistance le ramenaient
forcément en Europe, l'attachaient tout au moins aux rivages de
l'Asie. Alexandre avait bien pressenti ce danger et sa prévoyance ne
fit pas plus défaut àAntipater que l'activité d'Antipater ne fît défaut
au roi. Les flottes, les subsides arrivèrent à temps pour aider le
gouverneur de la Macédoine à comprimer la rébeUion. Du sein de ses
grands projets Alexandre n'avait jamais cessé d'avoir l'œil sur la
Grèce. Il se méfiait peut-être en secret d'Antipater, mais il avait
laissé près de ce lieutenant suspect Olympias. Les Macédoniens
étaient trop attachés au sang de leurs rois pour que l'ambition
in-^ne la moins scrupuleuse pût se flatter jamais de prévaloir
624 RE^UE DES DEUX MONDES.
contre le prestige d'une race remontant à Hercule et d'un nom
que la victoire venait de porter à l'extrémité du monde. Alexandre
vivant, Antipater était donc peu à craindre. La grande habileté du
général Malet fut d'avuir compris que, pour soulever les Français,
il fallait leur annoncer que Napoléon était mort.
Qui sait si, dans ces temps de doute universel, quelqii'un ne son-
gera pas à me reprocher mon penchant à l'idolâtrie? Tout ce que
j'essaierai de dire pour ma défense, c'est que mon idolâtrie n'est
pas banale; elle ne s'est jamais adressée qu'aux demi- dieux. Le
propre du demi-dieu, c'est de ne pas séjourner trop longtemps sur
la terre; l'objet de notre culte doit avoir disparu dans un nuage,
avoir été ravi à notre admiration, quand il était encore paré de
toutes les grâces d'une éternelle jeunesse. Napoléon atteignit un
âge plus avancé qu'Alexandre, mais l'île de Sainte-Hélène l'avait
déjà retranché du nombre des humains. De là il apparut, pendant
quelques années encore, aux vétérans dont les yeux ne se détour-
naient jamais de son île, à demi noyé dans cette brume indécise
qui enveloppait jadis aux sommets de l'Olympe les divinités de la
Grèce. Puis l'image tout à coup s'effaça; elle s'effaça pour revivre
dans les chants des poètes. Notre Alexandre a retardé d'un siècle
la déchéance fatale de la poésie; les poètes seraient bien ingrats
s'ils Toubliaient.
Voltaire a très judicieusement défini les bornes que ne doit pas
dépasser le scepticisme historique. « Je ne veux, dit-il, ni un pyr-
rhonisme outré, ni une crédulité ridicule. » Ce dont je voudrais,
pour ma part, avant tout me défendre, c'est d'une tendance puérile
à prendre le contre-pied de ce qu'on est généralement convenu
d'admettre; on ne me demandera pas cependant, je l'espère, de
pousser le scrupule jusqu'à faire violence à une conviction mûrie
et sincère ; on aura seulement le droit d'exiger que cette conviction
paradoxale, je la justifie : j'essaierai. L'Alexandre dont je viens de
raconter les premières campagnes est encore l'Alexandre que tout
le monde admire; celui que je me propose de suivre dans le Far-
sistan, dans l'Afghanistan, dans les Indes, ne sera plus, aux yeux
de la majorité des critiques, qu'un Alexandre gâté par la fortune.
Selon mon humble jugement, au contraire, c'est à cette heure seu-
lement que le grand homme commence; jusque-là nous n'avions
eu qu'un héros. La gloire d'Arbèles n'est certes pas médiocre ; elle
ne me suffirait pas encore; Issus, dans ma pensée, répond à Ma-
rengo, Arbèles à Austerlitz; pour inscrire une légende dans la mé-
moire des peuples, il faut davantage : l'erreur même et le martyre
quelquefois n'y nuisent pas.
E. JURIEN DE LA GrAVIÈRE.
LE
REBOISEMENT DES ALPES
Étude sur les torrens des Hautes-Alpes, par Alexaudre SuretI, 2'' édition, avec une
suite par M. Ernest Cézanne, 2 vol., 1872. — Les Torrens des Alpes et le Pâturage,
par M. Marchand, garde-général des forêts, 1876. — Étude sur les travaux de reboi-
sement et de gazonnement des montagnes, par M. Demontzey, conservateur des
forêts, 1878. — Rapports de la commission supérieure pour l'aménagement et l'uti-
lisation des eaux, 1879. — Comptes-rendus des travaux de reboisement exécutés de
1861 à 1879, etc.
Un décret du président de la république, en date du 5 septembre
1878, rendu sur la proposition du ministre des travaux publics
d'alors, institua une commission supérieure pour l'aménagement
et l'utilisation des eaux. Cette commission, composée de quarante-
huit membres, dont seize pris en nombre égal dans les deux cham-
bres, avait pour mission de délibérer sur les moyens de développer
les irrigations et les desséchemens, d'accroître les forces motrices
disponibles pour l'industrie, de prévenir les inondations, d'alimen-
ter les villes en eaux potables, d'employer utilement les eaux d'é-
gout et les liquides industriels, A lire ce programme, on reconnaît
l'ampleur de vues de l'homme d'état auquel aucune branche de
l'administration pubhque ne paraît étrangère et qui se proposait de
couvrir en quelques années, au prix de 8 ou 10 milliards, la France
de voies nouvelles. Il ne s'agissait pas seulement de compléter nos
réseaux de chemins de fer et d'en créer là où l'utilité en était évi-
dente, mais encore d'en doter les régions si absolument dépour-
vues de trafic et de voyageurs que, suivant l'expression d'un émi-
nent ingénieur, il y aurait de l'avantage pour les compagnies à
TOME XLUI. — 1881. 40
626 BEVUE DES DEUX MTONDES.
transporter gratuitement ces derniers en poste et à les nourrir en
route, plutôt que de construire certaines lignes comprises dans le
programme Freycinet.
L'intention qui a provoqué le décret cité plus haut n'en était pas
moins excellente, mais il était imprudent de réunir et de faire étu-
dier par les mêmes hommes des questions aussi diverses et qu'il
eût été bien plus simple de traiter séparément. Pour appartenir
toutes plus ou moins à ce qu'on est convenu d'appeler le régime
des eaux., il ne s'ensuit pas nécessairement que ces questions aient
entre elles aucune connexité, que les savans dont les recherches
ont porté sur l'utilisation des eaux d'égout soient en mesure d'in-
diquer les moyens d'accroître les forces motrices, et que les admi-
nistrateurs qui ont à s'occuper de l'alimentation des villes en eaux
potables sachent par quels travaux on peut, sinon empêcher, du
moins atténuer les ravages des inondations.
Il ne faut pas dans ce monde abuser de la synthèse, ni, pour
tout embrasser à la fois, voir les choses de trop haut. A chaque
jour suffit sa peine et, dût-on passer pour ministre terre à terre,
il est plus sage de traiter les affaires les unes après les autres,
et de ne soumettre aux chambres un projet de loi que lorsqu'on
sait exactement ce qu'on veut et le but vers lequel on tend; c'est
le seul moyen de faire œuvre durable et de ne pas exposer le pays
à payer les frais des écoles qu'on a faites.
Des différons rapports auxquels les études de la commission des
eaux ont donné lieu, l'un des plus intéressans est celui de M. Faré,
ancien directeur-général des forêts, sur les moyens de prévenir les
inondations en montagne. Ce rapport a provoqué la présenta-
tion d'un projet de loi qui a déjà été l'objet d'une discussion au
sénat, et qui modifie les lois de 1860 et de 1864, actuellement en
vigueur sur le reboisement et le regazonnement des montagnes.
Sans entrer dans l'étude détaillée des dispositions actuelles et des
modifications qu'on propose, nous allons exposer le problème dans
son ensemble et indiquer la solution qu'il nous paraît comporter.
De cet exposé on pourra conclure les divergences qui nous séparent
du projet voté par le sénat et qui, nous l'espérons, ne subira pas
sans être amendé l'épreuve d'une nouvelle délibération.
I.
Quelque opinion que l'on ait sur l'influence météorologique des
forêts, influence dont nous avons ici même cherché à démontrer
l'importance (1), il est un fait sur lequel tout le monde est aujour-
(1) Voyez dans la iJevMe du !«•• juin 1875, Èiuàe de météorologie forestière.
LE REBOISEMENT DES ALPES. 627
d'hui d'accord, c'est le rôle que jouent dans les pays de mon-
tagnes les massifs boisés pour la régularisation des cours d'eau elle
maintien des terres sur les pentes. Cette action, observée depuis
longtemps, a surtout été mise en lumière par M. Surell, ingénieur
des ponts et chaussées, dont le bel ouvrage sur les Torrens des
Hautes-Alpes, publié en 18/il, et couronné par l'Académie des
sciences, a été le point de départ de toutes les études et de tous
les projets de loi sur le reboisement. Bien que l'auteur n'ait eu en
vue que la restauration des Alpes françaises, les conclusions aux-
quelles il arrive sont applicables, quoique à des degrés divers, à
tous les pays de montagnes ; mais c'est dans les Alpes que les phé-
nomènes qu'il a observés se manifestent avec le plus d'intensité et
que le reboisement s'impose comme une véritable mesure d'ordre
public.
Lorsqu'on pénètre dans la région accidentée sur laquelle cette
vaste chaîne étend ses ramifications et qui comprend les sept
départemens des Alpes-Maritimes, des Basses-Alpes, des Hautes-
Alpes, de l'Isère, de la Drôme, de la Savoie et de la Haute-Savoie,
on est frappé de l'aspect de la plupart des montagnes. Elles ne
rappellent ni les sommets arrondis et verdoyans des Vosges avec
leurs flancs boisés et leurs cimes herbeuses, ni les plateaux du Jura
coupés par des vallées abruptes, ni les cratères volcaniques de
l'Auvergne. Formées par de puissantes assises calcaires appartenant
aux terrains jurassiques, redressées à une immense hauteur, elles
sont inclinées d'un côté vers l'horizon et présentent du côté opposé
un escarpement presque vertical se reliant à la vallée par une pente
rapide. 11 semble qu'en se refroidissant, l'écorce terrestre se soit
disloquée et que ces bancs calcaires, après avoir été brisés, aient
éprouvé un mouvement de bascule qui les a abaissés d'un côté en
les relevant de l'autre. D'une épaisseur de 50 ou 60 mètres, sembla-
bles à des murailles à pic du côté où la rupture s'est produite, ils
se terminent par des crêtes dentelées, et reposent eux-mêmes sur les
couches géologiques antérieures, mises à jour par ce soulèvement.
Ces dernières^ qui sont tantôt des marnes entremêlées de sable,
tantôt des schistes argileux d'une grande puissance, n'ont qu'une
faible consistance et sont facilement attaquées par les agens atmo-
sphériques ou délayées par les eaux.
Les vallées ne sont pas, comme dans les Vosges, disposées
symétriquement de chaque côté de la chaîne principale, ou, comme
dans les environs de Paris, creusées par les érosions qu'une mer
violemment chassée a produites dans son bassin ; ce sont des val-
lées irrégulières et contournées, dans lesquelles les eaux ont dû se
frayer péniblement un passage qu'il leur arrive parfois encore de
628 REVUE DES DEUX MONDES.
changer. Les deux principales sont celles de l'Isère et de la
Durance, affluens du Rhône, qui reçoivent dans leur parcours le
tribut d'une foule de vallées secondaires, ramifiées elles-mêmes à
l'infini. La plupart des rivières coulent sur un lit large et plat de
cailloux roulés, dont elles n'occupent qu'une petite partie et dans
lequel elles divaguent en se portant tantôt sur un point, tantôt sur
un autre, suivant les actions diverses auxquelles elles obéissent.
Cette constitutionfgéologique explique l'état actuel des Alpes,
que se disputent, comme le dit si bien M. Mathieu (1), deux forces
antagonistes, l'une la force de dénudation qui démolit les crêtes,
ravine les versans, comble les vallées et porte partout la dévasta-
tion; l'autre, la force de végétation, victorieuse autrefois, vaincue
aujourd'hui par l'aveuglement de l'homme. Les phénomènes de
dénudation ne sont cependant pas tous le fait de celui-ci. Il en est
contre lesquels il ne peut rien et qui sont le résultat d'accidens
naturels; tels sont les éboulemens qui se produisent an pied des
hauts escarpemens calcaires, les chutes de rochers, les glissemens
lents ou subits des terrains qui descendent dans la vallée avec les
maisons, les forêts et les pâturages qu'ils supportent. Ces derniers
proviennent de ce que les Alpes, soulevées à une époque relative-
ment récente, n'ont pas encore pris leur assiette définitive ; ils ces-
seront de se produire lorsque, comme disent les ingénieurs, elles
auront réglé leurs'talus. Mais il en est d'autres qui, provoqués par
le déboisement inconsidéré des pentes, sont dus à l'imprévoyance
humaine et sont la cause première de la formation des torrens et
des ruines qu'ils'occasionnent.
Sous le rapport de la végétation, la nature a pour ainsi dire
partagé les montagnes alpestres en trois zones distinctes : sur
les sommets, autour ^des rochers et des glaciers, les pâturages;
sur les pentes, des forêts; dans les vallées, les cultures et les vil-
lages. Malheureusement cette division naturelle a fréquemment
été troublée; trop souvent les habitans, abandonnant les vallées, se
sont installés dans les régions élevées, ont défriché la forêt autour
de leurs demeures, et mis en culture des terres qui, ameublies par
la charrue, sont incessamment ravinées par les pluies; plus souvent
encore la zone des pâturages a empiété sur celle des forêts et s'est
agrandie par les] dévastations journalières des bergers. Étendant
chaque année ses limites plus bas dans la montagne, elle a fini par
envahir les pentes entièrement dépouillées de leurs bois. Peu à peu
le gazon lui-même que ne protège plus le couvert des grands arbres
(1) Le lieboisement et le Regazonnement des Alpes, par M. Matthieu, professeur
d'histoire naturelle à l'école forestière, 1865.
LE REBOISEMENT ! E'^ ALPES. 629
et que broutent sans relâche ries troupeaux affamés, disparaît, ne
laissant après lui que le flanc dénudé de la montagne, proie facile
dont les torrens ne tardent pas à s'emparer.
Le torrent n'est pas un ruisseau ordinaire; c'est un cours d'eau
qui a des caractères propres et un régime particulier. Provenant
d'un bassin peu étendu, dont le lit est très déclive, il a des varia-
tions brusques ; souvent à sec, il déborde après un orage et ren-
verse les obstacles qui s'opposent à sa course. On distingue les tor-
rens clairs et les torrens boueux. Les premiers, qui sont ceux des
terrains éruptifs, n'entraînent que peu de matériaux et sont carac-
térisés par des crues subites, dues à ce que les eaux, coulant sui
des roches imperméables, se précipitent instantanément dans les
ravins et se réunissent en masses considérables. Les seconds, au
contraire, qu'on rencontre particulièrement dans les Alpes fran-
çaises, se sont creusé un lit dans des terrains sans consistance ;
ils affouillpnt incessamment les parties inférieures des berges,
provoquent des éboulemens, entraînent avec eux les matières
provenant de la dégradation des pentes et débouchent dans les
vallées inférieures en couvrant les terres et les cultures d'une
boue noire et épaisse. Le lit du torrent se creuse de plus en plus,
en même temps que ses berges s'élargissent; des ravins nouveaux
se forment et se ramifient, rongeant pour ainsi dire la montagne,
qu'ils détruisent peu à peu, ou qui, sapée par la base, glisse par-
fois tout entière dans la vallée qu'elle obstrue.
Dans l'ouvrage que nous avons cité , M. Surell distingue dans
chaque torrent trois régions déterminées : l'une, dans laquelle les
eaux s'amassent et affouillent le terrain, c'est le bassin de récep-
tion; une deuxième, où le torrent, dépose les matières qu'il a char-
riées dans son cours, c'est le lit de déjection; la troisième, comprise
entre les deux premières, où le torrent passant d'une action à une
autre, n'affoaille ni ne dépose, c'est le canal d'écoulement, auquel
il arrive par un goulot ou gorge. C'est dans le bassin de réception,
dont la forme est celle d'un vaste entonnoir, qu'au moment de
la fonte des neiges, ou lorsqu'un orage vient à s'abattre sur la mon-
tagne, s'accumulent les eaux de tous les ravins secondaires qui se
précipitent de tous les côtés à la fois vers la gorge dont les berges
abruptes incessamment minées vont en s'évasant. Perdant de leur
force à mesure que la pente s'adoucit, ces eaux n'exercent plus
d'action destructive en traversant le canal d'écoulement, à l'orifice
duquel elles s'étalent en répandant les matériaux entraînés. Les lits
de déjection ainsi formés sont des amas de cailloux et des rochers
cimentés par une boue durcie et disposés en éventail, sur une éten-
due qui dépasse parfois plusieurs kilomètres et qui n'offre le plus
630 REVUE DES DEUX MONDES.
souvent aucune trace de végétation. Us ont la forme d'un monticule
conique dont l'arête supérieure, légèrement déprimée, forme le lit
du torrent. Les eaux sont donc dans un état d'équilibre instable
sur la ligne de faîte, en sorte que le moindre obstacle suffit pour
les faire dévier et leur faire prendre une nouvelle direction. A
chaque crue, elles divaguent, coupent les routes et enlèvent les
ponts. Parfois elles précipitent leurs déjections dans la rivière qui
occupe le fond de la vallée; elles en obstruent le cours et la rejet-
tent vers la rive opposée. Quand le?5 barrages ainsi formés sont
as=ez puissans, ils arrêtent les eaux, qui gonflent et débordent en
détruisant les cultures et les habitations (1).
C'est dans les Alpes françaises et sur le versant italien des Alpes
suisses que les torrens produisent surtout leurs désastreux effets
parce que ces montagnes complètement déboiseras sont directement
exposées au souffle du foehii^ vent chand qui fond subitement les
neiges et provoque, dans ce climat sec, des orages violens qui écla-
tent instantanément sur ces pentes friables. Les Alpes centrales,
qu'arrosent des pluies plus fréquentes et qui ont conservé une
végétation ligneuse et herbacée suffisante pour protéger le sol, y
ront beaucoup moins exposées.
De tout temps on s'est préoccupé des moyens de mettre un terme
à ces ravages qui minent le pays, menacent les propriétés, détrui-
sent les routes et compromettent parfois l'existence même des vil-
lages. On a cherché à combattre les effets des crues, tantôt par des
murs longitudinaux destinés à protéger les berges et à empêcher
les affouilïemens, tantôt par des barrages transversaux dont l'objet
est de briser la pente du lit et d'amortir par des chutes succes-
sives la violence des eaux. Nous aurons l'occasion de revenir plus
loin sur ces travaux; mais des divers moyens employés, le plus,
pour ne pas dire le seul, efficace est le reboisement des flancs de la
montagne. L'influence des défrichemens sur la formation des torrens
ne fait doute pour aucun des habitans de cette région et a été parti-
culièrement mise en lumière par M. Surell. « Lorsqu'on exansine,
dit-il, les terrains au milieu desqmels sont jetés les torrens d'origine
récente, on s'aperçoit qu'ils sont toujours dépouillés d'arbres et de
toute espèce de végétation touffue. Lorsqu'on examine d'autre part
(l) M. Ct^zanne rapporte qu'en 1151, à la suite d'un orage, les deux toiTens de l'Oi-
sans qui se font face d'une rive à l'autre de la Romanche, le Vaudaine et VInfernay,
obstruèrent la vallée par leurs déjections et élevèrent un barrage derrière lequel se
forma un lac qui fut appelé lac Saint-Laurent, et qui subsista pendant soixante-dix
ans. En 1219, ce lac rompit ses digues, inonda la vallée et détruisit presque complè-
tement les villes de Vizille et de Grenoble, C'est sur son emplacement qu'est aujour-
d'hui le bourg d'Oisans.
LE REBOISEMEÎNT DES ALPES. 681
les revers dont les flancs ont été récemment déboisés, on les voit
rongés par une infinité de torrens qui n'ont pu évidemment se for-
mer que dans ces derniers temps. Voilà un double fait bien remar-
quable. Partout où il y a des torrens récens, il n'y a plus de forêts,
et partout où l'on a déboisé le sol, des torrens se sont formés; en
sorte que les mêmes yeux qui ont vu tomber les forêts sur le pen-
chant d'une montagne y ont vu apparaître incontinent une multi-
tude de torrens. »
L'explication de ce phénomène est bien simple. Les forêts, en
augmentant l'hygroscopicité et la perméabilité du sol, facilitent
l'infiltration de l'eau dans les couches inférieures et diminuent
d'autant la quantité qui s'écoule à la surface. Par les obstacles que
les arbres opposent à celle-ci, elles en ralentissent la course et en
amoindrissent la force d'érosion; par l'enchevêtrement des racines,
elles retiennent le sol sur les pentes et en empêchent le ravine-
ment, enfin par l'abri que le dôme du feuillage donne au terrain,
elles amortissent le choc des ondées, et en atténuent la violence.
Les arbres s'emparent du sol avec une vigueur dont on a peine à
se faire une idée; ils désagrègent les roches les plus dures et les
transforment en terre végétale. Il n'est pas nécessaire d'aller dans
les Alpes pour s'en convaincre, et tout Parisien, en passant sur le
quai d'Orsay, peut voir avec quelle puissance la végétation a envahi
les ruines de l'ancieune cour des comptes. Les graines des arbres
voisins apportées par le vent ont germé dans toutes les aniractuo-
silés et des arbres de plusieurs mètres de haut ont poussé sur les
anciens trottoirs de bitume, qu'ils ont disloqués.
Il est peu de touristes qui ne connaissent l'imposant massif de la
Grande-Chartreuse, immense îlot calcaire, situé entre Grenoble et
Chambéry et compris entre les vallées de l'Isère, de l'Hyen, du Cuiers
mon, de l'Hérétang et de la Roize. Ces montagnes, autrefois presque
inaccessibles, dépourvues de routes, dans lesquelles on ne pouvait
pénétrer que par des défilés étroits dont quelques-uns même étaient
fermés par des portes, appartenaient avant la révolution à l'ordre des
chartreux, qui avait conservé avec soin les belles forêts qui les cou-
vraient. Devenues à cette époque propriété nationale, ces forêts ont
été jusqu'ici préservées de la dent du bétail et exploitées avec mé-
thode par les soins de l'administration forestière. Aussi présentent-
elles les aspects les plus pittoresques et les plus grandioses. Quand
du sommet du Grand-Somou du haut du Grand-Couloir, on promène
ses regards sur les cimes qu'on a sous ses pieds et qu'entoure en
demi-cercle la riante et fertile vallée du Graisivaudan, au milieu
de laquelle coule l'Isère, on aperçoit une mer de verdure qui s'étale
sur les flancs des moniagaes. Partout où les détritus des plante sont
fourni quelques centimètres de terre végétale, une forêt de hêtres,
632 REVUE DES DEUX M iNDES.
de sapins et de mélèzes, a pris possession du terrain; elle pénètre
dans toutes les fissures, dentelé le ciel avec les flèches des arbres qui
se profilent sur les sommets les plus élevés, s'accroche aux moindres
saillies et court sur les corniches du rocher en traçant une raie verte
sur le fond grisâtre de la muraille à pic. Sous le couvert des sapins
et des mélèzes végète un fouillis de sorbiers, d'aunes rampans, de
viornes, de sureaux, d'airelles, et de toute cette multitude d'ar-
bustes et d'arbrisseaux dont la flore alpestre est si bien pourvue.
Parfois des taches d'un vert moins sombre trouent le massif, ou
frangent la lisière supérieure de la forêt, jusqu'au pied de l'es-
carpement rocheux ; ce sont des prairies pourvues d'un chalet, où
pendant l'été vont pâturer les vaches du couvent. Partout la végé-
tation maîtresse élreint le sol sous sa puissance ; des sources jail-
lissent dans toutes les dépressions, donnant naissance à des ruis-
seaux qui coulent limpides et purs, sans entraîner jamais ni terre
ni rochers. C'est un paysage splendide, qui ne le cède en rien aux
plus beaux que la Suisse peut offrir.
A quelques kilomètres de là, le spectacle est tout différent. Si
l'on suit le chemin de fer qui mène de Grenoble à Gap, on ne tarde
pas à rencontrer des montagnes dénudées aux flancs déchirés, au
pied desquelles le torrent du Drac déploie ses méandres indécis,
au milieu d'un lit encombré de cailloux. Sur la droite, le Rif-fol
s'est creusé un passage dans un immense entonnoir, produit par
un éboulement, et projette ses déjections dans la vallée. Plus loin
est le Dévoluy, dont M. Surell a fait une si navrante description,
malheureusement aussi vraie aujourd'hui qu'en iShi. C'est une
vallée, entourée de montages chauves dévorées par les ravins, les
troupeaux et le soleil, stérilisée par les dépôts des torrens et ne
présentant nulle part ni ombre, ni verdure. La couleur pâle et uni-
forme du sol, le silence que ne trouble le murmure d'aucun ruis-
seau, le spectacle de ces pentes écorchées par les eaux et tombant
en décomposition, tout annonce un pays d'où la vie se retire et
dont l'immobile sérénité du ciel augmente encore la tristesse.
Autrefois, cependant, cette région était boisée, puisqu'on trouve
encore dans les tourbières des troncs d'arbres provenant des
anciennes forêts ; mais, dans leur imprévoyance, les habitans les
ont abattuespour enfairedes pâturages, et les troupeaux ont achevé
l'œuvre de destruction que la hache avait commencée. Cette des-
truction est aujourd'hui si complète, que chaque orage fait surgir
un torrent nouveau et que les habitations disparaissent peu à peu,
cédant la place au désert qui étend son linceul sur la contrée. On
peut voir ainsi, dispersées çà et là sur les flancs des montagnes, les
traces d'anciennes cultures, dont les limites sont encore dessinées
par des murs en pierres sèches, mais que l'homme a dû abandonner
LE REBOISEMENT DES ALPES. 633
depuis longtemps. On imaginerait difficilement quelque chose de
plus affligeant et de plus significatif que la vue de ces murs délimi-
tant des héritages qui n'existent plus; ils écrivent sur les revers du
Dévoluy la future destinée de toutes les Alpes françaises (1). Et ce
qui prouve bien que c'est au déboisement, et au déboisement seul,
qu'il faut attribuer ce résultat, c'est que partout où certaines com-
munes plus prévoyantes ont arrêté la dévastation des troupeaux,
la végétation a reparu, les forêts sont rentrées en possession du
terrain et les ruisseaux ont repris leur cours régulier.
Si l'on pénètre plus avant dans les Hautes-Alpes, partout le même
spectacle frappe les regards. Les environs d'Embrun sont pour ainsi
dire la patrie destorrens. C'est là que se rencontrent ceux de Vachères,
de Sainte-Marthe et tant d'autres qui ont si bien ravagé le pays, que
c'est sur les lits même de déjection qu'on est obligé de faire passer
les routes. La plus grande partie du bassin de la Durance est dans le
même cas, et cette rivière, dont les eaux bien employées pourraient
centupler la richesse agricole de la Provence, coule indécise à
travers une plaine de cailloux. Mais qu'au milieu de ces mon-
tagnes pelées et ravinées, il s'en rencontre par hasard une qui a
conservé son manteau de forêts, l'aspect change aussitôt ; les sapins
grimpent sur ses flancs escarpés, d'où descendent, en grondant, des
ruisseaux inoffensifs. On se croirait transporté dans les vallées pit-
toresques des Vosges et de la Suisse, et l'on peut se figurer ce que
deviendrait cette contrée, si quelque jour elle était rendue à la
végétation forestière dont elle a été dépouillée.
Les autres régions montagneuses de la France réclament égale-
ment, quoique moins impérieusement peut-être, le reboisement
que celle des Alpes. Les fleuves qui en descendent sont loin d'avoir
tous un cours régulier; plusieurs d'entre eux, comme l'Ardèche
et la Loire, roulent des cailloux qui encombrent leurs lits et aug-
mentent le danger des inondations ; d'autres, comme la Garonne,
qui reçoit les innombrables cours d'eau descendant des Pyrénées,
s'enflent aux moindres crues et débordent dans les vallées. Le
reboisement des montagnes où ils prennent leur source atténuerait
ces dangers, mettrait en valeur des terres le plus souvent incultes
et permettrait par des irrigations de fournir aux plaines l'eau qui
est le principal agent de fertilité.
II.
Il était impossible que des phénomènes aussi généraux et aussi
permanens que ceux dont nous venons de parler ne frappassent pas
Cl) Étude sur les torrens des Hautes-Alpes, par M. Snrell.
634 REVUE DES DEUX MONDES.
les yeux des observateurs. Dès le siècle dernier, des administrateurs
éclairés ont appelé l'attention du gouvernement sur les consé-
quences désastreuses du déboisement des Alpes et provoqué des
ordonnances pour restreindre les abus du pâturage et empêcher
les défFichemens. En 1707, un ingénieur nommé Fabre, dans un
ouvrage intitulé : Essai sur la théorie des torrens et des rivières,
donna la description complète du régime de ces cours d'eau, mais
sans indiquer aucun moyen pour en atténuer les ravages. Plus
tard, M. Ladoucette, préfet des Hautes-Alpes sous l'empire, publia
un Essai sur la topographie des Hautes-Alpes. Sous la restaura-
tion, un autre préfet, M. Dugied, adressa au ministre un mémoire
sur le Boisement des Basses-Alpes, dans lequel il insiste sur la
nécessité d'empêcher les communes de dégrader le sol des monta-
gnes par l'abus de la dépaissance. En i8/il, M. Surell, ingénieur des
ponts et chaussées, aujourd'hui administrateur de la compagnie du
Midi, ézvWil ^oxvÊ tilde sur les torrens des Hautes- Alpes, qui, impri-
mée aux frais de l'état, fut une véritable révélation en ce qu'elle
montrait d'une manière saisissante que c'est dans la reconstitution
des forêts seulement qu'il faut chercher le salut. Publié peu après
les désastreuses inondations de 1840, cet ouvrage fit une profonde
impression sur l'opinion publique et décida le gouvernement à pré-
parer un projet de loi sur le reboisement, réclamé d'ailleurs par un
grand nombre de conseils généraux. Ce projet, après avoir été rema-
nié plusieurs fois, fut présenté aux chambres et retiré avant la dis-
cussion, on ne sait pour quel motif. En 1848, un nouveau projet,
dû à l'initiative de M. Dufournel, membre de l'assemblée consti-
tuante, n'eut pas plus de succès. Le mal cependant augmentait de
jour en jour, si bien que M. de Bouville, préfet des Basses- Alpes,
avait pu dire, dans un rapport adressé au ministre, le 17 mars 1853 :
(( Si des mesures promptes et énergiques ne sont pas prises, il est
presque permis de préciser le moment où les Alpes françaises ne
seront plus qu'un désert. La période de 1851 à 1856 amènera une
nouvelle diminution dans le chiffre de la population. En 1862, le
ministre constatera une nouvelle réduction continue et progres-
sive dans le chiffre des hectares consacrés à la culture, chaque
année aggravera le mal, et dans un demi-siècle, la France comp-
tera des ruines de plus et un département de moins (1). »
(1) Ces prédictions se sont réalisées à la lettre. Le chiffre de îa population, qui pour
les deux départemens des Basses-Alpes et des Hau' es-Alpes était en 1851 de 285,108 ha-
bitans, est tombé en 1856 à 279,226; en 1862, à 271, i68; en 1866, à 265,117; en 1872,
à 258,230; en 1876, à 255,260. Par une progression continue, qui prouve une diminu-
tion constante des moyens d'existence, la population de ces deux dépaitemeos s'est
réduite en vingt-cinq années de 30,000 habitant, c'est-à-dire du neuvième environ du
chiffre priitMtif.
LE UtiiUlShMiiiM DES ALPES. 635
Les choses en restèrent là jusqu'en 18(30. A la suite de la fameuse
lettre de l'empereur, connue alors sous le nom trop mensonger de
prograynme de la paix, h la suite peut-être aussi d'une étude que
nous avons publiée ici même (1) à l'occasion des inondations de
1856, M. de Forcade la Roquette, directeur-général de l'administra-
tion des forêts, prépara un projet de loi sur le reboisement des moa-
tagnes qui, plus heureux que les précédens, fut voté par le corps
législatif et par le sénat. Le gouvernement d'alors avait sur les cham-
bres une action assez forte pour leur imposer ses volontés et briser
les résistances que pouvaient lui opposer les coalitions d'intérêts.
Plût à Dieu qu'il ne l'eût exercée jamais que pour des mesures
comme celle-ci!
Quoi qu'il en soit, la loi de 1860 avait fait passer la question du
domaine de la théorie dans celui de la pratique. Elle n'était, à pro-
prement parler, qu'une loi d'essai qui porte l'empreinte évidente de
la préoccupation de l'administration de ne pas froisser les intérêts
des populations des montagnes et de mettre à l'exercice du pâtu-
rage le moins de restrictions possible ("2). En voici les principales
dispositions.
Les travaux de reboisement sont facultatifs ou obligatoires.
Dans le premier cas, l'état subventionne, soit par des primes en
argent, soit par des distributions de graines et de plants, les com-
munes ou les particuliers qui les ont entrepris. Dans le second,
c'est-à-dire lorsque l'intérêt public etst en jeu, l'état détermine le
périmètre des terrains sur lesquels les travaux devront être exécu-
tés; après un décret rendu en conseil d'état, il met en demeure les
propriétaires de procéder au reboisement et, en cas de refus de
leur part, exécute lui-même les travaux. Lorsque ces terrains
appartiennent à des particuliers, l'état peut les acquérir soit à
l'amiable, soit par voie d'expropriation; lorsqu'ils appartiennent
aux communes, il peut s'en emparer d'office, mais il est tenu de les
restituer, soit contre le remboursement des avances faites par lui,
soit contre l'abandon de la moitié de l'étendue reboisée et sur
laquelle les communes conservent d'ailleurs un droit de parcours
pour leurs troupeaux. Pour accentuer encore son caractère de con-
ciliation, la loi stipule que le reboisement ne pourra annuellement
(1) Voyez, dans la Revue du 1" février 1859, le Reboisement des montagnes et le
Régime des eaux.
(2) Des lois aaalogues viennoat d'être promulguées ea Italie et en Espagne, où,
comme en France, on a reconnu la nécessité de reboiser les montagnes dénudées;
mais il est à craindre qu'elles n'y restent longtemps lettre morte, à cau;ic da l'incurie
des populations et de l'insuffisance du ;.ei''.ice forestier.
636 REVUE DES DEDX MONDES.
porter sur plus du vingtième de la contenance comprise dans
chaque périiuètre.
Ces dispositions, si modérées qu'elles ^fussent, n'en soulevèrent
pas moins de la part des intéressés de vives réclamations, à cause
des restrictions qu'elles imposaient forcément à l'exercice du pâtu-
rage, et c'est pour y répondre que le gouvernement présenta la loi
de 186/i, qui autorise, dans l'intérieur des périmètres, à remplacer
le reboisement par le regazonnement. On espérait pouvoir ainsi
reconstituer les terrains dégradés des montagnes et améliorer les
pâturages existans, tout en diminuant l'étendue des parties à
remettre en bois. Mais les résultats obtenus n'ont pas répondu à
cette attente, car on ne peut créer des pâturages à volonté, et le
pût-on, ils seraient impuissans soit à empêcher la formation des
torrens, soit à éteindre ceux qui existent. Il a donc fallu en reve-
nir au reboisement prescrit par la loi de 1860, et c'est sous l'em-
pire de celle-ci que les travaux entrepris jusqu'ici ont été exécutés.
Aussitôt cette loi promulguée, l'administration forestière s'est
mise à l'œuvre avec une ardeur qui n'a pas étonné ceux qui con-
naissent le personnel d'élite dont elle est composée. Pénétrés de la
grandeur de l'entreprise dont ils étaient chargés, ayant la conscience
de l'immense service qu'ils étaient appelés à rendre au pays, gardes
et agens, du haut en bas de l'échelle hiérarchique, ont montré dans
cette circonstance une abnégation, un courage, une persévérance
d'autant plus méritoires que leurs elTorts devaient être obscurs et
qu'ils n'avaient à en attendre ni récompense, ni renommée. Ils se
trouvaient en présence d'une œuvre grandiose, mais absolument
nouvelle, pour l'accomplissement de laquelle ils n'avaient ni guide,
ni tradition; ils avaient ncn-seulement à vaincre les obstacles
matériels, mais à triompher des résistances morales qu'ils rencon-
traient chez ceux- là même qui auraient dû leur prêter leur con-
cours. Dans leur lutte contre les forces aveugles de la nature, ils
avaient à ménager les intérêts souvent mal compris des popula-
tions, s'ils ne voulaient échouer complètement. Malgré les tâton-
nemens inévitables des premières années, ils furent à la hauteur
de leur tâche. Passant des mois entiers dans la montagne, sans
autre abri qu'une tente ou qu'une baraque en planches, ils étu-
diaient le régime des torrens, en levaient les plans et préparaient
les travaux à entreprendre pour en arrêter les ravages, ne recu-
lant devant aucune peine pour répondre à la confiance qu'on avait
mise en eux. Dès le début, M. Parade, directeur de l'école fores-
tière, puis M. Mathieu, professeur d'histoire naturelle, furent envoyés
dans les Alpes pour étudier les méthodes à employer. Dans les
rapports qu'ils publièrent à cette occasion, ils posèrent les prin-
LE REBOISEMENT D-IS ALPxii. 637
cipes généraux qui devaient guider l'administration dans cette entre-
prise. Plus tard, M. Marchand, garde général des forêts, reçut la
mission d'aller en Suisse examiner les travaux du même genre exé-
cutés dans ce pays et rapporta de ce voyage des observations très
précieuses qui furent consignées dans un mémoire des plus intéres-
sans. D'un autre côté, deux agens supérieurs de l'administration,
M. Costa de Bastelica, ancien conservateur des forêts à Gap, et
M. Demontzey, d'abord inspecteur à Nice, aujourd'hui conservateur
à Aix, se consacrèrent tout entiers à l'œuvre du reboisement. Ils
passèrent dans les Alpes la plus grande partie de leur carrière admi-
nistrative, surveillant eux-mêmes les travaux et dirigeant les agens
sous leurs ordres; c'est à eux qu'on doit en grande partie les
remarquables résultats obtenus jusqu'ici. A la suite d'un concours
ouvert par l'administration, M. Demontzey écrivit un volumineux
mémoire (1) qui fut publié aux frais de l'état et qui expose la théorie
complète des procédés d'exécution. C'est en quelque sorte un manuel
pratique qui énumère toutes les difficultés en présence desquelles
on peut se trouver et qui indique les moyens de les surmonter. La
traduction qui vient d'en être faite en allemand, par ordre du gou-
vernement autrichien, donne la mesure de l'estime que cet ouvrage
s'est acquise à l'étranger.
La première question qui se présente, quand on se trouve en
présence d'une montagne ravinée, est celle du tracé du périmètre
des terrains à restaurer. On ne saurait évidemment se limiter aux
berges des torrens et du bassin de réception, car ces berges, inces-
samment minées par le bas et toujours en mouvement, continue-
raient par leurs éboulemens à élargir le bassin de réception si les
terres voisines n'étaient elles-mêmes fixées par la végétation.
M. Surell a indiqué, dès 1841, les règles à suivre, et l'expérience
en a confirmé la justesse.
« On commencerait, dit-il, par tracer sur l'une et l'autre des
deux rives du torrent une ligne continue qui suivrait toutes les
inflexions de son cours, depuis son origine la plus élevée jusqu'à
la sortie de la gorge. La bande comprise entre chacune de ces
lignes et le sommet des berges formerait ce que j'appelle une zone
de défense. Les zones des deux rives se rejoindraient dans le haut,
en suivant le contour du bassin, et borderaient ainsi le torrent dans
toute son étendue, de même qu'une ceinture. Leur largeur, variable
avec les pentes et avec la consistance du terrain, serait d'environ
AO mètres dans le bas, mais elle croîtrait rapidement à mesure que
(1) Étude sur les travaux de reboisement et de gazonnemeni des montagnes, par
M. DeiiQontzey;
638 REVUE DES DEUX MONDES,
la zone s'élèverait dans la montagne et finirait par embrasser des
espaces de ZiOO et 500 mètres. Ce tracé s'appliquerait non-seule-
meot à la branche principale dn torrent, mais encore aux divers
torrens secondaires qui s'y déversent, il s'appliquerait encore aux
ravins que reçoit chacun de ces torrens et, poursuivant ainsi une
branche après l'autre, il ne s'arrêterait qu'à la naissance du dernier
filet d'eau. » Gomme ces zones de défense iraient en s'élargissant
de bas en haut, elles arriveraient vers les sommets à se toucher et
à se confondre, de façon à former une bande continue dans la par-
tie supérieure, et à n'y pas laisser une place vide.
Une fois le périmètre des terrains à reboiser déterminé, la pre-
mière mesure à prendre est d'y interdire le pâturage, afin de per-
mettre au sol désagrégé par le piétinement des moutons de se
raffermir et à la végétation herbacée de reprendre son empire. On
provoque ce résultat en recépant tous les arbustes qui croissent
sur ces terrains, en plantant par bandes horizontales, distantes de
2 mètres environ, des boutures de saule, destinées à retenir les
terres sur des talus presque verticaux et en semant dans les inter-
valles des graines fourragères. Concurremment avec ces opéra-
tions préliminaires, qui n'ont d'autre objet que de préparer le
sol à recevoir plus tard les essences forestières, on attaque le tor-'
rent lui-même au moyen de travaux d'art destinés à en ralentir le
cours, à arrêter les matériaux qu'il charrie et à empêcher les affbuil-
lemens des berges. On emploie pour cela des clayonnages et
des barrages qu'on construit au travers du lit, en suivant le tor-
rent jusque dans ses moindres ramifications. C'est généralement
par les parties supérieures qu'on commence, là où les eaux, n'ayant
pas encore acquis toute leur puissance, sont plus facilement retar-
dées dans leur course et où les matières en suspension, encore peu
abondantes, peuvent être retenues par des ouvrages peu impor-
tans; on entrelace autour de piquets plantés dans le ravin des bran-
ches de saule et de coudrier encore vertes qui font l'effet de bou-
tures, prennent racine dans le sol et forment ainsi un obstacle
vivant se perpétuant de lui-même. Lorsque ces clayonnages sont
suffisamment rapprochés, ils transforment le ravin en un véritable
escalier, grâce ^auquel les eaux, amortissant leur violence à chaque
marche, n'ont plus la force nécessaire pour entraîner les terres
et arrivent presque claires dans le fond du bassin de réception.
Dans les parties inférieures, là où le torrent plus fort a une action
destructive plus grande, il faut des moyens plus énergiques. On a
recours dans ce cas à des barrages en maçonnerie encastrés dans
les berges, assis sur un radier et traversés dans la partie inférieure
par un canal voûté SLpçelé pertuis, qui permet l'écoulement de l'eau
LE REBOISEMENT DES ALPES. 639
dans les crues ordinaires. Ces barrages ont pour effet de retenir
les blocs de rochers arrachés de la montagne, de créer des atter-
rissemens, de briser la chute du torrent et d'en diminuer la vio-
lence en élargissant son lit. Quelques-uns de ces barrages sont de
véritables œuvres d'art, il en est qui ont jusqu'à 10 mètres de hau-
teur et qui ont coûté de AOvOOO à 50,000 francs à établir. Nous
ne pouvons entrer ici dans les déiails d'exécution qui varient dans
chaque cas particulier, puisque chaque torrent a son régime spé-
cial et qu'il faut s'inspirer des circonstances pour en triompher. Les
agens forestiers chargés de ces travaux, surtout MM. Costa de Baste-
lica et Demontzey, se sont montrés des ingénieurs de pren.ier ordre
et ont attaché leur nom à des ouvrages qui excitent l'admiration de
tous ceux qui sont en état d'apprécier les difficultés en présence
desquelles ils se trouvaient.
Ce n'est que lorsque les terres sont raffermies et le torrent maî-
trisé qu'on peut entreprendre le reboisement proprement dit. Pour
cet objet, on a dû créer, à proximité des travaux, des pépinières
renfermant les essences les mieux appropriées à la nature du sol
et au climat. Dans les parties les plus élevées, c'est le pin cembro
et le mélèze qui réussissent le mieux; dans la région intermédiaire,
le pin noir d'Autriche convient dans les terrains calcaires, et le pin
sylvestre dans les autres; enfin dans la zone inférieure, c'est aux
essences feuillues, comme le chêne et l'orme, qu'il faut donner la
préférence. Sur les rampes arides des montagnes du littoral , on
s'en tient au pin d'Alep et au pin maritime, qui peuvent résister
aux longues sécheresses de la région méditerranéenne. On a souvent
recours aussi à diverses espèces d'arbustes et d'arbrisseaux, dont
les racines traçantes sont merveilleusement propres à la fixation
des terres, et dont la végétation rapide peut donner un premier
abri au sol dénudé.
Le travail même de la plantation est exécuté par des ouvriers
placés sur deux lignes distantes d'un mètre l'une de l'autre. Les
ouvriers de la première ligne ouvrent, en commençant par le haut
de la montagne, les trous dans lesquels ceux de la seconde intro-
duisent les jeunes plants et qu'ils referment en piétinant le sol.
Ils continuent ainsi en descendant à reculons, de façon à garnir
les pentes sans laisser aucun vide. Protégés contre les ardeurs du
soleil par les herbes précédemment semées, par les boutures de
saule déjà enracinées, les jeunes plants ne tardent pas à végéter
avec vigueur et à recouvrir d'un manteau de verdure les pentes
dénudées et ravinées de la montagne.
A la suite de la loi de 18Q!i, on a essayé, ainsi que nous l'avons
dit, de substituer, dans l'intérieur des périmètres, le gazonnement
QllO REVUE DES DEUX MONDES,
au reboisement; mais on a dû y renoncer, parce que les effets
obtenus ne répondaient pas suffisamment au but à atteindre, qui
est la fixation des terres et la consoliflation des berges. Ce n'est
que dans les parties supérieures des montagnes, au-dessus de la
zone forestière, que le gazonnement peut avoir quelque utilité,
au point de vue de l'amélioration des pâturages, car c'est là seu-
lement que les herbes forment de véritables pelouses. Plus bas,
les plantes herbacées n'appartiennent plus aux mêmes espèces,
elles végètent par touffes et ne protègent plus le sol ; et quand,
pendant l'été, c'est-à-dire pendant la saison des orages, elles sont
desséchées par le soleil, elles sont incapables d'opposer à l'action
de l'eau la moindre résistance.
Tels sont les procédés au moyen desquels on est arrivé à éteindre
quelques-uns des torrens les plus dangereux. Cela n'a pas été
toutefois sans difficultés, car, le plus souveut, les communes se
montrèrent très hostiles à ces travaux, qui restreignaient momen-
tanément leur jouissance, et l'on a même dû, dans plusieurs cir-
constances, avoir recours à la force armée. Ce cas s'est notamment
présenté lorsqu'il s'est agi du torrent de Vachères, l'un des plus
grands et des plus violens des Alpes. Débouchant sur la rive gauche
de la Durance, à i ,500 mètres en aval d'Embrun, ce torrent occupe
le fond d'une grande vallée dont les versans ont environ 3,000 mè-
tres d'altitude. Le bassin de réception, dont l'étendue n'a pas moins
de 6,000 hectares, comprend plusieurs communes dont l'existence
même est menacée au moment des crues. Celles-ci sont pro-
longées et terribles, surtout lorsque les neiges accumulées dans
les parties supérieures fondent subitement sous l'action des pluies
du printemps : les eaux alors, coulant entre des berges de plus de
100 mètres de hauteur, qu'elles minent par le pied et qui s'écrou-
lent avec fracas, entraînent avec elles des masses énormes de boues,
de sable et de rochers, et se répandent dans la vallée de la Durance
en détruisant les routes et les ponfs et en formant un immense cône
de déjection de plusieurs kilomètres d'étendue. Le sol de la mon-
tagne, crevassé de tous côtés, expose les cultures et les habita-
tions à être entraînées par le courant. Il était impossible de laisser
les choses dans cet état, et dès la promulgation de la loi on s'oc-
cupa de fixer le périmètre des terrains à reboiser et à consolider.
Il semble qu'en présence des dangers qu'elles couraient les com-
munes eussent dû se montrer favorables à cette opération ; il n'en
fut rien. L'une d'elles, il est vrai, celle de Baratier, ne s'y montra
pas hostile; mais les deux autres, celle des Orres et celle de Saint-
Sauveur, firent une opposition des plus vives. Néanmoins on passa
outre et, dès 186/i, les travaux commencèrent.
LE REBOISEMENT DES ALPES. 6Al
Tout alla bien pendant quelques jours, mais bientôt les popula-
tions de ces deux villages se ruèrent sur les chantiers et forcèrent
les ouvriers à les abandonner. Le sous-préfet, qui vint sur les lieux
vit son autorité méconnue et dut se retirer. Le juge d'instruction,
bien qu'escorté par la gendarmerie, dut en faire autant et laisser
entre les mains des émeutiers les prisonniers qu'il avait d'abord
fait arrêter. L'agitation ne se calma que sur une dépêche arrivée
de Paris, annonçant que l'opération serait suspendue jusqu'après
la promulgation de la loi sur le gazonnement. Cependant, pour
sauver le principe d'autorité, quelques-uns des meneurs furent
poursuivis et condamnés à plusieurs mois de prison, mais graciés
peu après. En 1865, les travaux furent repris sur la commune de
Baratier, avec le consentement des habitans, et continués les années
suivantes, malgré l'opposition des conseils municipaux. En 1867,
on fit mettre en défends, c'est-à-dire à l'abri du pâturage, une partie
des terrains des communes d'Orres et de Saint-Sauveur, compris
dans le périmètre, et, grâce à la prudence et à la fermeté qu'on
déploya, on réussit à retourner si complètement l'opinion que les
plus opposans durent reconnaître l'uti'ité de cette mesure. Les
ouvrages d'art exécutés dans le lit du torrent, nécessitant de nom-
breux ouvriers, attirèrent les habitans, et les salaires qu'ils y o-ao-nè-
rent leur permirent de traverser sans trop souffrir plusieurs années
de mauvaises récoltes. Une fois les difficultés morales vaincues, on
vint facilement à bout, par les procédés que nous avons indiqués,
des difficultés matérielles, si bien qu'aujourd'hui le bassin de récep-
tion, recouvert de végétation, ne se ravine plus et que le torrent
peut être considéré comme éteint, puisque le cône de déjection, au
lieu de s'augmenter, se creuse de lui-même en encaissant le lit.
Autrefois la terreur du pays, il a été transformé, moyennant une
dépense d'environ 120,000 francs, en une rivière inoffensive (1).
Les mêmes résultats ont été obtenus partout où des travaux de
même nature ont été entrepris, ainsi que le constate M. Gentil,
ingénieur en chef des ponts et chaussées, dars un rapport cité par
M. Cézanne (2). « L'aspect de la montagne, dit-il, a brusquement
changé; le sol a acquis une telle stabilité que les violens orages de
1868, qui ont provoqué tant de désastres dans les Hautes-Alpes,
ont été inoffensifs dans les périmètres régénérés.
« La montagne en peu de temps est devenue productive; là où
quelques moutons pouvaient à peine vivre en détruisant tout, on
voit des herbes abondantes susceptibles d'être fauchées. Ce mode
(1) Compte-rendu tles travaux de reboisement de 1867 et 1868.
(2) Étude sur les torrens des Hautes-Alpe'-, tome n.
TOME ILIII. — i881. 41
f5ii2 REVUE DES DEUX MONDES.
de mise en valeur est remarquable, en ce sens qu'il fournit aux
populations ce dont elles ont le plus besoin et le leur fournit à
bref délai. Les populations des Hautes-Alpes sont essentiellement
pastorales; ce qu'il leur faut, ce sont des ressources pour l'ali-
mentation des troupeaux; elles les trouvent dans les périmètres,
soit par les herbes qui seront fauchées, soit par la feuille des
frênes et des ormeaux plantés sur les banquettes; de plus, les aca-
cias donneront bientôt des bois qu'on emploiera dans la culture de
la vigne.
(( Par le fait de la consolidation du sol et de la végétation, les
caractères torrentiels, si bien décrits par M. Surell, ont disparu;
Les eaux, même en temps de pluie, sont moins troubles; elles sont
meilleures pour l'arrosage... En arrivant sur les cônes de déjec-
tion, elles ne sont plus chargées de matières et s'encaissent natu-
rellement dans leurs dépôts. En enlevant et en transportant plus
loin les menus matériaux, elles mettent à découvert les pierres
d'un gros volume et se constituent un lit solide et fixe. Les diva-
gations sont moins à redouter et moins dangereuses, et à peu de
frais les riverains peuvent se défendre.
« Mais il importe de citer des exemples et des chiffres. A Sainte-
Marthe, on avait étudié, en 1861-1862, un projet de construction
sur le cône de déjection. Cette digue, évaluée à iO,000 francs
environ, avait pour but de préserver la route impériale n" 9U et les
propriétés riveraines contre les envahissemens du torrent. Ces tra-
vaux n'étaient en réalité qu'un remède provisoire; la digue eût été,
au bout de quelques années, ensevelie sous les déjections. Aujour-
d'hui, le torrent de Sainte-Marthe est complètement éteint : il ne
descend rien de la montagne. Les propriétaires et les ingénieurs
ne songent plus à des digues ; de simples murs de clôture suffisent
pour protéger les terres riveraines.
«Le torrent de Pals, commune de Rizoul, traverse la route
n» 4 et Ja route impériale n" 9k. En 1865^ j'ai fait étudier le projet
des travaux à faire pour endiguer ce torrent, en fixer le lit et le
conduire directement au Guil, en évitant la route impériale n" 9!i :
c'était une dépense de 25,000 francs au moins. Depuis cette
époque, le bassin de réception a été régénéré et consolidé ; le tor-
rent s'est éteint, le déplacement du lit est devenu inutile, on s'est
borné à construire sur la route un aqueduc pour le passage des
eai^x; un ouvrage de 1,000 francs a suffi là où l'on prévoyait une
dépense de plus de 25,000 francs.
« Le torrent de Rioiibourdoux, près de Savines, avait une vio-
lence excessive ; il charriait beaucoup de matériaux, et l'établisse-
ment d'un pont pour le passage de la route impériale n° 9li était
LE REBOISEMENT DES ALPES. 6i3
considéré comme une entreprise difficile et incertaine; aussi la
traversée du cône de Rioubourdoux s'effectuait à ciel ouvert, et la
circulation était interrompue à chaque pluie, à chaque orage.
L'administration forestière a mis en défends le bassin de réception
et a commencé les travaux de consolidation. Le régime du torrent
s'est modifié... et a rendu possible l'exécution de travaux défini-
tifs à moins de frais...
« Ces exemples sont à mon avis très frappans et donnent une
mesure des avantages réalisés. Quant aux bénéfices dont profitent
les terres situées dans les vallées, près des cônes, ils sont immenses.
Non-seulement les propriétaires sont délivrés d'endiguemens coû-
teux et précaires, mais encore leurs héritages, n'ayant plus à
redouter d'être brusquement ensevelis sous les graviers, prennent
une valeur certaine. On cultive avec l'espoir assuré de jouir de la
récolte. Cette certitude est un bienfait énorme; le propriétaire,
comptant sur l'avenir, ne songera pas à s'expatrier. »
Le succès de cette importante opération du reboisement est
donc complet, quant aux procédés employés et aux résultats
obtenus, et, comme nous le verrons plus loin, il ne dépend que
du gouvernement de l'assurer d une manière définitive, en brisant
les obstacles qu'elle rencontre encore. L'administration fores-
tière a été à la hauteur de sa tâche, et le seul reproche qu'on
puisse lui faire est d'avoir disséminé ses efforts et ses ressources,
au lieu de les avoir concentrés sur une même point. Que l'opé-
ration ait été entreprise à la fois dans les différentes chaînes de
montagnes, dans les Pyrénées, les Alpes, les Gévennes, c'était
tout naturel; mais, dans chacune d'elles, il eût été préférable
de circonscrire un bassin tout entier et de ne l'abandonner
que lorsqu'il aurait été complètement transformé. Dès 1862,
M. Parade, directeur de l'école forestière, avec la sûreté de vues
qui le caractérisait, avait indiqué cette marche comme la seule
rationnelle. « Des différentes rivières, dit-il dans son rapport, qui
sortent de la chaîne des Alpes et dont j'ai suivi le cours plus ou
moins longtemps, la Durance est une de celles qui causent les plus
grands désastres. Prenant sa source au-dessus de Briançon, elle
traverse successivement six départemens sur une longueur de plus
de 300 kilomètres, recueille dans son parcours de nombreux
affluens, tous torrentueux et alimentés eux-mêmes par une multi-
tude de torrens de montagne de la nature la plus dangereuse et
cause première des ravages du fleuve. Le bassin de la Durance me
semble donc résumer à la fois, pour la région des Alpes, toutes les
difficultés que pourra rencontrer l'œuvre du reboisement des mon-
tagnes et toutes les misères auxquelles il s'agit de porter remède.
6hll REVUE DES DEUX MONDES,
A ce double titre, il serait le champ d'expériences le plus parfait
que l'on pût choisir.
« Poser la question sur un tel terrain, appliquer toutes nos forces
à la résoudre complètement et dans un délai relativement court,
ne reculer dans cette entreprise devant aucun sacrifice, dans les
limites du possible, tel est, selon moi, le meilleur moyen de satis-
faire au vœu de la loi. »
Malheureusement ces sages conseils n'ont pas été suivis, et pour
avoir voulu frapper les imaginations en se montrant partout à la
fois, on s'est exposé à faire méconnaître l'importance de l'œuvre
entreprise et à faire douter de son succès.
III.
Nous avons plusieurs fois déjà signalé le pâturage comme la
cause principale de la dégradation des Alpes et l'obstacle le plus
sérieux à leur restauration ; le moment est venu d'examiner les
conditions dans lesquelles il s'exerce et de rechercher les moyens
d'en atténuer les désastreux effets.
Les pays de montagne en général et les Alpes en particulier sont
des contrées pastorales. L'élève du bétail y est le mode d'exploi-
tation de la terre le plus naturel et la base de l'économie rurale.
La place naturelle des pâturages est sur le sommet des monta-
gnes, dans le voisinage des glaciers, au-dessus des limites où la
végétation ligneuse est possible; c'est là que l'herbe pousse avec
le plus de vigueur et donne aux bestiaux une nourriture abondante
et substantielle. Au-dessous, sur les flancs de la montagne, se
trouve la zone des forêts ; c'est elle qui maintient les terres, em-
pêche les ravinemens et protège contre l'action destructive des tor-
rens les régions inférieures qu'occupent d'ordinaire les villages et les
champs labourés. Cette distribution naturelle a, comme nous l'avons
dit, trop souvent été bouleversée par l'imprévoyance des populations.
La zone des pâturages a été autrefois boisée, et si le gazon a pu y for-
mer les magnifiques pelouses qu'on y voit aujourd'hui, c'est qu'il
a végété à l'abri des forêts clairiérées de mélèze et de pin cembro,
essences des hautes régions qui résistent à des froids de 40 degrés.
Les souches nombreuses qu'on rencontre attestent qu'autrefois les
arbres ont occupé ce sol aujourd'hui incapable de les nourrir. C'est
que la limite supérieure de la forêt descend tous les jours, si bien que,
dans le Dauphiné, elle ne s'élève pas aujourd'hui à une hauteur supé-
rieure à 1,800 mètres, après avoir autrefois atteint celle de 2,500 mè-
tres. Ce n'est pas à un changement de climat qu'il faut attribuer
ce résultat, c'est à l'homme seul qu'on en est redevable. L'incurie
LE REBOISEMENT DES ALPES. 645
des montagnards est telle qu'on les voit, pour se chauffer pendant
quelques heures, brûler des arbres centenaires et faire brouter à
leurs troupeaux de chèvres et de moutons les jeunes plants qui pous-
sent entre les rochers. La nature se lasse de cette lutte journalière
et abandonne à la stérilité des espaces jadis couverts de bois. Pen-
dant que le pâtre mord peu à peu sur la lisière supérieure de la forêt,
l'habitant de la vallée dentelé les bords inférieurs en poussant ses
cultures toujours plus haut sur les pentes. Les champs de seigle et
d'avoine plaquent de leurs taches jaunes les versans à des altitudes
qu'ils n'auraient jamais dû atteindre et ameublissent un sol qui
aurait surtout besoin d'être raffermi.
Les Alpes du comté de Nice empruntent aux Alpes françaises,
dont elles sont un rameau, et aux Apennins, auxquels elle se ratta-
chent, le double caractère de grandeur et de tristesse qu'elles
offrent aux regards. Aussi élevées que les premières, elles sont
aussi déchirées, aussi tourmentées que les derniers. Leurs vastes
solitudes ne sont ni égayées par le chant des oiseaux, ni animées
par la présence de l'homme. Vus du haut d'un des sommets, les
villages épars au fond des vallées semblent, avec les cultures per-
manentes qui les entourent, des oasis au milieu d'un désert. Cette
zone dépouillée de végétation s'étend jusqu'à la limite des forêts
et ne laisse apercevoir ni maisons, ni chalets; les bestiaux y vivent
sans abri et les bergers n'ont d'autre refuge que quelques cabanes
en pierre sèche. "Voilà ce que les défrichemens inconsidérés et les
abus du pâturage ont fait d'un coin de terre qui pourrait être un
des plus beaux et des plus fertiles du monde (1).
Les prairies se divisent en prairies fauchables et en pâtures dont
l'herbe est mangée sur pied. Les premières, suivant l'altitude
qu'elles occupent et les soins dont elles sont l'objot, donnent des
récoltes plus ou moins abondantes et des foins de plus ou moins
bonne qualité. Irriguées et fumées dans les parties inférieures, elles
produisent de 8,000 à 10,000 kilogrammes, tandis que, sur les
sommets où l'herbe est courte et n'est fauchée qu'une fois, la
quantité n'en dépasse pas 800 kilogrammes.
Les pâturages proprement dits se divisent en deux catégories,
ceux que les bestiaux ne pâturent que pendant l'été, et ceux qu'ils
pâturent pendant le printemps et l'automne. Ces derniers, situés à
proximité des habitations, occupent généralement les versans mé-
ridionaux, où la neige fond de bonne heure, où l'herbe pousse aux
premiers soleils. Aussi, dès le mois de mars, y lâche-t-on les trou-
(1) Voir les Forêts et les Pâturages du comté de Nice, par M. Léonide Guiot, 1 vol.
hi-S", 1875.
6^6 BEVUE DES DEUX MONDES.
peaux qu'on a dû garder à l'étable pendant l'hiver et qui, affamés
par la nourriture insuffisante qu'ils y ont reçue, se jettent avec
avidité sur tout ce qu'ils trouvent, arrachent les plantes qu'un
sol détrempé par la neige ne retient pas, et creusent sur ce
terrain mouvant des sentiers qui l'écorchent. Ils y reviennent en
automne quand la neige les a chassés des sommets où ils ont passé
l'été; mais comme l'herbe a dans l'intervalle pris de la consistance,
ils y font beaucoup moins de mal qu'au printemps. Dans les par-
ties les plus élevées, à 2,000 mètres et au-dessus, sont les pâtu-
rages d'été, qui sont ou affectés aux troupeaux indigènes, ou loués
à des bergers étrangers dits transhumans. Ils produisent une herbe
courte, serrée et forment par l'enchevêtrement des racines une
espèce de feutre épais. Gomme ils ne sont pâturés que de juin en
octobre, ils ne sont pas exposés aux mêmes dégâts que les pâtu-
rages de printemps et sont en bien meilleur état, surtout lorsqu'on
a soin de limiter le nombre des animaux qu'on y envoie.
Les troupeaux admis au parcours sont de quatre sortes : 1° les
vaches ; 2° les chèvres ; S*" les moutons indigènes ; h° les moutons
transhumans. Dans les Alpes françaises, le pâturage des vaches est
l'exception, tandis que, dans les Alpes suisses, surtout dans les can-
tons du centre, il est général, et c'est ce qui explique la différence
de l'état des montagnes dans les deux pays. Les pâturages alpes-
tres ou alpages, surtout lorsqu'ils appartiennent à des particuliers,
y sont l'objet de soins qu'on ne leur donne pa<^ chez nous. Les
troupeaux de vaches, guidés par l'une d'entre elles, munie d'une
clochette, et accompagnés de pâtres, escaladent les cimes dès que
la neige a disparu, ils s'arrêtent d'abord aux alpages inférieurs pour
s'élever peu à peu à mesure que l'herbe recouvre le sol. Chaque
soir, les bêtes rentrent au chalet, où leur lait est immédiatement
transformé en fromages. C'est là le revenu principal, et comme
chaque pâturage ne peut nourrir qu'une quantité déterminée d'a-
nimaux, le rendement diminue si on en exagère le nombre.
On a dit que la chèvre est la vache du pauvre, et grâce à ce
vieux proverl3e, on la tolère presque partout, malgré les dégâts
qu'elle occasionne et que personne ne conteste. Ces dégâts sont
tels que le code forestier a interdit absolument l'introduction de
ces animaux dans les forêts, tout en leur laissant l'accès des mon-
tagnes, où ils détruisent toute végétation. Les produits qu'ils don-
nent sont si peu en rapport avec les ravages qu'ils commettent,
qu'ils devraient être considérés comme une espèce à anéantir.
C'est le mouton qui est surtout l'animal des Alpes françaises,
sans qu'aucune circonstance particulière justifie ce choix, puisque
certaines communes se livrent avantageusement à l'élève du gros
LE REBOISEMENT DES ALPES. 6Û7
bétail et produisent des fromages renommés. Le p^aturage des bêtes
à laine n'a fait jusqu'ici l'objet d'aucune disposition législative dans
les terrains non soumis au régime forestier, et comme, quoique
interdit en principe, il est toléré dans ces derniers, il est exercé à
peu près partout sans règle, ni mesure.
Les troupeaux de moutons sont divisés en troupeaux de pays et
en troupeaux transliumans. Les premiers, qui appartiennent aux
habitans, comprennent les animaux qui ont passé l'hiver à l'étable
et ceux qui, achetés au printemps, doivent être revendus à l'au-
tomne. Ils dévorent l'herbe nouvelle à mesure que la neige en
fondant la découvre, et dénudent le sol détrempé d'autant plus
rapidement qu'ils sont plus nombreux. Ils appartiennent pour la
plupart à des personnes riches et influentes qui, pour en tirer pro-
fit, ne craignent pas de surcharger les pâturages communaux au
risque de les ruiner. Aussi ces derniers, abandonnés à l'incurie des
assemblées corî)munales, sont-ils en général en bien plus mauvais
état que les pâturages particuliers, beaucoup plus ménagés.
Les moutons transhumans viennent des plaines de la Grau, qu'ils
abandonnent quand le soleil a brûlé les herbes qu'ils y trouvaient
jusqu'alors; ils arrivent en masse vers le 15 juin et sont dirigés
par un pâtre vers la montagne qu'il a louée. Ils appartiennent à
une race de métis mérinos, petite, robuste et produisant une viande
et une laine estimées; ils sont sobres, rustiques et habiles à trou-
ver leur nourriture dans la plaine au milieu des cailloux qu'ils
écartent avec leur museau; conservant la même habitude dans la
montagne, ils brouteat l'herbe jusqu'à la racine, grattent la terre
avec leurs ongles et ne laissent rien que le sol nu partout où ils
ont passé. Cependant, malgré leur voracité, ils font peut-être moins
de mal que les moutons de pays, parce qu'ils arrivent plus tard.
Le nombre de ces animaux tend depuis quelques années à dimi-
nuer, et il n'est plus guère aujourd'hui que la moitié de ce qu'il
était il y a vingt ans. Cette échelle décroissante donne la mesure
de la rapidité avec laquelle s'accomplit la dénudation des monta-
gnes (1).
(1) Dans un rapport très bien fait, M. Roux, sou«-inspecteur des forêts à Grenoble,
produit des chiffres qui peuvent donner une idée de la progression continue de la dé-
gradation des pâturages et des dangers qui en sont la conséquence, a L'arrondisse-
ment de Grenoble, dit-il, comprend en chiffres ronds 400,000 hectares, dont 85,000
sont en pâturages. Sur ces derniers, 79,330 hectares appartiennent à J12 communes;
1,350 hectares à l'hospice civil de Grenoble et 4,300 à des particuliers. Le tiers des
pâturages communaux sont loués à des pâtres de la Provence^ les deux autres tiers
sont affectés à la jouissance eu commun des habitans. Sur l'ensemble de ces pâtu-
rages vivaient en 18t'8, 146,000 moutons, 8,000 vaches et 7,000 chèvres; ce qui, en
comptant une vache pour 3 moutons, représente un pea plus de 2 moutons par hec-
648 REVUE DES DEUX MONDES.
Puisque c'est à l'insufTisance de la nourriture qu'ils reçoivent
pendant l'hiver qu'il faut surtout attribuer les ravages que les trou-
peaux indigènes causent aux pâturages du printemps, il serait
désirable de voir les^ populations abandonner les montagnes, des-
cendre dans les vallées et chercher, en augmentant la provision four-
ragère à conserver les animaux le plus longtemps possible dans les
bergeries pour ne les lâcher que lorsque l'herbe a pris une certaine
consistance et que le sol s'est raffermi. C'est à accroître le rende-
ment des prairies fauchables par des fumures et des irrigations
que devraient tendre tous leurs efforts, et les encouragemens que
l'état donnerait pour cet objet faciliteraient singulièrement l'œuvre
du reboisement.
Le salut des montagnes dépend donc en grande partie de la prospé-
rité des cultures dans les régions inférieures et des progrès agricoles
qui y sont réalisés. Si la plaine de la Grau était convenablement
cultivée, elle produirait de quoi nourrir pendant toute l'année dix
fois autant d'animaux qu'aujourd'hui, sans qu'il soit nécessaire de
les envoyer ravager les /Vlpespour assurer leur subsistance pendant
l'été. Les irrigations qu'on cherche à développer dans tous ces
départemens étendront donc leurs bienfaits jusque dans la région
montagneuse, bien au-delà des points sur lesquels elles auront été
effectuées.
De tous les progrès le plus désirable est certainement la substi-
tution de la race ovine par la race bovine. On se rappelle les cla-
meurs qui se sont élevées lors de la présentation du nouveau tarif
des douanes et l'agitation que les protectionnistes ont cherché à
provoquer à cette occasion dans le public. Un des argumens sur
lesquels ils insistaient le plus pour prouver que les traités de
commerce avaient ruiné l'agriculture française, est la diminution
du nombre des moutons constatée par les dernières statistiques. Il
est regrettable qu'il ne se soit trouvé personne pour leur répondre
que le mouton, lorsqu'on n'a en vue que la production de la laine,
est surtout l'animal de la culture nomade et rudimentaire. C'est
dans les contrées pauvres, sur les sols peu fertiles, dans les pays
tare. Ce chiffre, quoique peu élevé, était déjà jugé exagéré en 1868, tant les pâturages
étaient en mauvais état. Depuis lors, malgré la crise (^ui pèse sur l'industrie du mou-
ton, le mal n'a fait que s'accroître, et des plaintes vives s'élèvent de toutes parts contre
les ravages des eaux provenant des hauts sommets. Ainsi, c'est le ministre des travaux
publics qui, sur le rapport des ingénieurs, constate l'exhaussement graduel du lit de
la Romanche, affluent du Drac, exhaussement qui constitue une menace formidable
pour les cultures, les voies de communication et les villages de la vallée ; c'est la ville
de Grenoble qui, pour se garantir des inondations, fait dresser des projets de travaux
de défense dont l'évaluation se chiffre par millions. » — Si tel est l'état du plus fer-
tile arrondissement de la région des Alpes, que faut-il penser des autres?
LE REBOISEMENT DES ALPES.
de landes et de bruyères, comme étaient autrefois la Bretagne, la
Sologne, les Alpes, l'Algérie, que les moutons sont à leur véritable
place, parce qu'ils peuvent s'y nourrir des produits naturels, et que,
sans aucun soin, ils donnent, bon an mal an, un revenu certain.
Mais lorsque les terres se défrichent, lorsque les prairies artifi-
cielles remplacent la bruyère et l'ajonc, lorsque l'abondance des
capitaux permet l'emploi d'amendemens et l'usage d'instrumens
perfectionnés, ils doivent céder le pas à la race bovine, plus exi-
g.iante, mais aussi plus productive. Ce n'est pas à dire que le mouton
doive être exclu de toute exploitation bien conduite et chassé des
pays bien cultivés; loin de là, il conviendra toujours que chaque
ferme, même la mieux tenue, ait son troupeau, pour tirer parti des
herbes inutiles ou des récoltes qu'on ne pourrait utiliser autre-
ment; mais il n'est plus dans ce cas qu'un accessoire de l'exploi-
tation et non la base fondamentale du revenu annuel, à moins
cependant qu'il ne s'agisse d'un élevage spécial pour la produc-
tion de la viande. Ainsi, à y regarder de près, la diminution du
nombi e des moutons serait plutôt un signe de prospérité agricole
qu'un signe de décadence, et, dans les Alpes notamment, ce serait
un immense bienfait que de les voir complètement disparaître pour
être remplacés par dv.s vaches; non- seulement, les pâturages s'en
tr. avéraient mieux, puisque celles-ci coupent l'herbe au lieu de
l'arracher et qu'elles tassent le sol avec leurs larges pieds au lieu
de le raviner, comme font les moutons avec leurs ongles pointus,
mais les habitans y gagneraient un notable accroissement de revenu.
D'apiès M. Marchand, une vache, qui demande pour son estivage
1 hect. 81, rapporte en moyenne 53 fr. 58, tandis que les moulons,
au nombre de 3,62, qui pourraient vivre sur la même étendue,
ne produiraient que 10 fr. 8ô. C'est donc un bénéfice de /i3 fr. en
faveur de la première. Fjappée de cet avantage, l'administration
forestière fait tous ses efforts pour décider les habitans à substituer
dans les pâturages des Alpes le gros bétail au petit. Elle a institué
sur différens points des fruitières analogues à celles qui existent
dans le Jura, et qui sont, comme on sait, des associations pasto-
rales dont l'objet est l'exploitation en commun et la vente, sous
forme de beurre ou de fromage, du lait fourni par les vaches réunies
en troupeaux. Elle dépense pour cela environ 65,000 francs par
an; mais ici encore elle a à lutter contre l'inertie des montagnards
et la rapacité de ceux qui exploitent leur ignorance. Dans les Alpes
cependant, ces institutions commencent à prospérer et tendent à
prendre un certain développement. Il n'en est pas de même dans
les Pyrénées, où les populations sont plus réfractaires. Il serait très
désirable que les sociétés d'agriculture locales prêtassent leur con-
650 REVUE DES DEDX, MONDES.
cours à cette œuvre ; elles inspireraient moins de défiance que les
agens forestiers et triompheraient plus facilement des préjugés ou
des résistances des paysans.
En attenJant que ces améliorations naturelles se produisent, les
montagnes continuent à se dégrader, malgré la loi de 1860, qui
avait précisément pour objet de les restaurer, puisque, par un
inconcevable oubli, les auteurs de cette loi ont omis d'y com-
prendre la réglementation du pâturage. L'idée ne leur est pas
venue qu'il fallait chercher à prévenir le mal là où il n'existe pas
encore, avant d'y porter remède lorsqu'il s'est déjà produit. Laissant
les troupeaux vaguer en liberté, ils ne les ont exclus que d'une par-
tie des terrains compris dans les périmètres à reboiser, en fixant à un
vingtième de la contenance de ceux-ci l'étendue maxima sur laquelle
pourront annuellement être exécutés les travaux. Ces ménagemens
excessifs ont porté leurs fruits, et pendant que sur certains points on
parvenait, avec beaucoup d'efforts, à éteindre les torrens, il s'en for-
mait de nouveaux sur d'autres points, si bien qu'aujourd'hui la situa-
tion est pire peut-être qu'en 1860. On ne saurait arriver à un résul-
tat utile sans réglementer le pâturage, et cette mesure a été recon-
nue si nécessaire qu'on l'a introduite dans le récent projet de loi
soumis au sénat. C'est une mesure de salut public qu'il faut impo-
ser aux populations sans se laisser émouvoir par les clameurs et
les oppositions intéressées. Il ne faut pas perdre de vue que, si la
diminution du nombre des troupeaux lèse quelques intérêts, ces
troupeaux eux-mêmes mettent à néant d'autres richesses bien
autrement précieuses; que ce n'est pas, comme on le dit, aux res-
sources du pauvre qu'on porterait atteinte dans cette circonstance,
et qu'on se bornerait à mettre fin aux a'jus de ceux qui exploitent
à leur profit les biens communaux. Des essais de réglementation
ont, il est vrai, été tentés depuis 1860; mais, émanant de l'autorité
préfectorale et dépourvus de toute sanction pénale, les règlemens
sont le plus souvent restés une lettre morte. Le but à atteindre est
l'institution d'une espèce d^ régime pastoral, ioua.ni pour les pâtu-
rages communaux un rôle analogue à celui du régime forestier
pour les forêts communales ; et c'est l'administration forestière
seule qui est à même d'en assurer l'application, car seule elle a les
moyens d'exercer un contrôle sur la fixation des taxes (1), sur le
nombre des animaux admis au parcours et sur l'état des parties à
y affecter.
(1) La diversité des taxes en usage est extrême; celles-ci varient de 0 fr. 60 à 1 fr-
pour les moutons, de 1 fr. à 1 fr. 25 pour les chèvres et de 0 fr. 75 à 1 fr. 50 pour les
vaches; il n'y a aucune règ-le à cet égard, et les conseils municipaux sont maîtres
absolus en cettei inatière.
LE REBOISEMENT DES ALPE?. 651
Le territoire de chaque commune devrait être divisé en plusieurs
zones, de façon à assigner des cantons spéciaux à chaque catégorie
d'animaux. Ainsi, il convient de réserver aux moutons hivernes les
terrains qui sont le plus à proximité des habitations; aux moutons
de commerce et aux moutons transhumans, ceux des régions supé-
rieures, et au gros bétail ceux dont la pente est faible et l'accès
facile. Le nombre des animaux serait rigoureusement limité par la
possibilité, pour les pâturages, de les nourrir sans se dégrader, et
devrait au maximum être porté à trois moutons ou une vache par
hectare. Quant aux terrains ruinés, ils seraient mis en défends jus-
qu'à ce que la végétation y tût repris son empire. Si on laisse
les communes maîtresses d'elles-mêmes, avant vingt ans tous les
pâturages de la haute montagne seront transformés en rochers, les
cultures inférieures auront disparu sous les déjections des torrens,
et les populations auront abandonné un pays qui ne pourra plus
les faire vivre.
IV.
L'œuvre de la restauration des Alpes est complexe et comprend
des mesures de deux ordres différens, des mesures curatives et
des mesures préventives. Il faut, d'une part, remédier au mal exis-
tant en provoquant l'extinction des torrens actuels ; d'autre part,
empêcher le mal de se produire en évitant, par la réglementation
du pâturage, la formation de nouveaux torrens. Nous avons vu que
l'administration forestière, en ce qui concerne la première partie de
cette tâche, avait rempli sa mission aussi complètement que les
moyens mis à sa disposition le lui avaient permis. Si donc l'é-
tendue des terrains reboisés jusqu'ici dans la région des Alpes ne
comprend encore que 16,200 hectares environ, quand celle des ter-
rains à reboiser dans les seuls départemens de l'Isère, de la Drôme,
des Hautes et des Basses-Alpes, s'élève à 200,000 hectares, ce n'est
pas à elle qu'il faut s'en prendre, mais à l'insuffisance de la loi
qui, entravant ses efforts, ne lui a pas permis de faire davantage.
Si l'on ne se décide pas à prendre un parti énergique, il faudrait, à
raison de 800 hectares par an, environ trois siècles pour terminer
l'œuvre entreprise; mais bien avant ce moment, toute la région
des Alpes serait transformée en désert (1).
(1) D'après le dernier compte-rendu, le nombre des périmètres décrétés d'utilité
publique, dans la région des Alpe«, s'est élevé à 119, englobant une étendue totale de
90,023 hectares, sur lesquels 16,2i0 hectares ont été reboisés et 1,173 hectares rega-
zonnés. Les dépenses faites par l'état, tant pour travaux que pour indemnités de pâ-
turage, se sont élevées à 8,180,208 fr. 70.
L'étendue totale des terrains reboisés dans les diverses régions montagneuses de la
652 BEVUE DES DEUX MONDES.
Nous venons de montrer la nécessité de réglementer le pâturage
pour empêcher les montagnes de se dégrader davantage; il nous
reste à'i'examiner à quelles conditions elles peuvent être restaurées.
Les auteurs de la loi de 1860 avaient divisé les travaux de reboi-
sement en facultatifs et en obligatoires, et comptaient, pour en
exécuter la plus grande partie, sur l'initiative des communes et
des particuliers. Ils pensaient que des primes et des subventions
seraient un stimulant suffisant pour décider les propriétaires à
replanter les terrains qu'ils avaient laissés se dénuder, et, s'ils
admirent le principe de l'expropriation et l'exécution par l'état, ce
ne fut qu'à titre d'exception : c'était là une erreur capilale\
Les propriétaires n'ont intérêt à reboiser que les terrains qui.
situés à proximité des débouchés, leur donneront, une fois trans-
formés en forêrs, des revenus assurés, et non ceux qui, éloignés
des centres et d'une exploitation difficile, ne pourront jamais les
indemniser des sacrifices qu'ils auront coûtés. Or ce sont précisé-
ment ces derniers qu'au point de vue de l'extinction des torrens
il serait le plus nécessaire de replanter. C'est effectivement dans
les départemens où le reboisement présente au plus haut degré le
caractère d'urgence, c'est-à-dire dans les Hautes-Alpes, les Basses-
Alpes, la Drôme et l'Isère, que les reboisemens facultatifs ont été
le moins considérables. Ils n'y ont porté que sur 3,200 hectares,
tandis que, dans les départemens des Bouches-du-Rhône et de la
Yaucluse, ils s'étendent déjà sur 26,000 hectares environ et se
poursuivent dans les meilleures conditions. La raison de cette dif-
férence .est que, dans le premier cas, les travaux sont onéreux et ne
tentent pas les propriétaires, malgré les primes offertes, tandis
que, dans le second, ils sont productifs, la plantation des chênes
truffiers étant devenue une spéculation très lucrative.
On ne saurait donc compter ni sur les communes, ni sur les par-
ticuliers pour la régénération des Alpes. Qu'il s'agisse de reboise-
mens facultatifs ou de reboisemens obligatoires, les propriétaires
ne consentiront jamais, à moins d'y être contraints, à subir la
perte de revenu qu'entraîne une pareille opération. Cette contrainte
leur est, il est vrai, imposée par la loi puisqu'ils sont tenus, dans
l'intérieur des périmètres décrétés, de laisser l'état reboiser leurs
France jusqu'au !'■• janvier 1879 est de 8i,715 hect. 87, dont 33,999 hect. 50 comme
travaux obligatoires et 50,716 hect. 37 comme travaux facultatifs. Dans le chiffre ci-
dessus les terrains particuliers sont compris pour 20,940'' 35
les terrains communaux pour 59,295 M
les terrains domaniaux pour 4,479 87
84,715 88
La somme payée par l'état, tant pour travaux que pour subventions, i'est élevée à
13,396,630 fr. 85.
LE REBOISEMENT DES ALPES. 653
terrains, sauf à rentrer en possession de la moitié de ceux-ci par
l'abandon de l'autre moitié; mais une pareille disposition ne sau-
rait être maintenue, car elle lèse à la fois tous les intérêts en
cause.
Les habitans des montagnes, en effet, prétendent que, puisqu'il
s'agit de travaux d'utilité publique, ce n'est pas à eux d'en sup-
porter les charges; ils trouvent injuste qu'on les prive de la jouis-
sance de leurs propres terrains pour protéger les riches populations
des vallées, et réclament des indemnités pour le trouble qu'on
jette dans leur existence. Sans être absolument fondées, ces plaintes
n'en ont pas moins quelque chose de spécieux, et l'on comprend
que les mesures arbitraires consacrées par la loi entretiennent
une certaine irritation dans les esprits. D'autre part, si l'on se
demande par quel moyen on pourra empêcher les communes et les
particuliers de laisser ruiner de nouveau les forêts et les pâturages
qui seront rentrés en leur possession, on est forcé de reconnaître
qu'il n'y en a pas, et qu'on s'expose ainsi à avoir sacrifié en pure
perte les efforts et les capitaux qu'aurait coûtés cette gigantesque
opération.
Il n'y a que l'acquisition par l'état, à l'amiable ou par voie d'ex-
propriation, des terrains compris dans les périmètres à reboiser
qui puisse donner des résultats sérieux et résoudre pratiquement
les difficultés en présence desquelles on se trouve (1). C'est à cette
conclusion que sont conduits tous ceux qui ont étudié la question
d'un peu près, depuis M. Surell, qui, dès 1840, considérait l'œuvre
du reboisement comme incombant tout entière à l'état, jusqu'à
M. Tassy, qui , en 1877, publiait une brochure pour soutenir la
même opinion (2).
Ainsi l'acquisition par l'état des terrains à reboiser et la régle-
mentation du pâturage doivent être considérés comme les deux
pierres angulaires de toute loi sur le reboisement des montagnes;
elles sont nécessaires, l'une pour arrêter les ravages des torrens
existans, l'autre pour empêcher de nouveaux torrens de se former.
En dehors de ces deux principes, il n'y a que des expédiens. On
pourra bien, comme aujourd'hui, obtenir des résultats locaux,
régénérer telle ou telle montagne, mais on n'aura pas fait une
œuvre d'ensemble et digne d'un grand pays. Il faut d'autres moyens
que ceux qu'on emploie pour rendre la prospérité aux sept dépar-
temens du sud-est, aussi bien qu'aux autres régions montagneuses
(1) De 1861 à 1879, il a été acquis par l'état dans les diverses régions inontagaeuses»
soit à l'amiable, soit par voie d'expropriation 11,536 hect. 10 au prix de 1,167,871 fr. 88,
■soit 101 fr. '23 par hectare.
(2) La Restauration des montagnes, par M. Tassy.
Q^ll REVUE DES DEUX MONDES.
de la France, qui, bien que moins éprouvées que celle des Alpes,
ont, au point de vue du régime des eaux, également besoin d'être
en grande partie reboisées. C'est une entreprise qui devra se chif-
frer par plusieurs centaines de millions, et il faudrait avoir le cou-
rage, non-seulement de le dire, mais aussi de proposer les mesures
Hécessaires pour la mener à bien.
On s'explique cependant les scrupules du législateur de 1860. Il
s'agissait alors d'une entreprise nouvelle, dont le succès était incer-
tain et qui, froissant de graves intérêts, devait rencontrer de vio-
lentes hostilités. 11 fallait donc, d'une part, éviter d'effmyer le pays
par l'élévation de la dépense; d'autre part, faire accepter la loi aux
populations des montagnes en leur montrant que les restrictions
apportées à leur jouissance étaient peu importantes, comparées aux
avantages qui devaient en découler. Mais, une fois ce résultat
obtenu, il eût fallu montrer un peu plus d'énergie et adopter peu à
peu des mesures plus radicales. C'est précisément l'inverse qu'on
a fait, puisque le gouvernement, craignant de s'être montré trop
hardi, modifia, dès 1864, la loi de 1860, de façon à pouvoir substi-
tuer le regazonnement au reboisement. Nous avons vu que cette
nouvelle disposition avait si peu répondu aux espérances qu'on
avait dû presque aussitôt la considérer comme non avenue. Plus
tard, en 1876, M. Faré, directeur-général des forêts, présenta un
nouveau projet de loi ayant pour objet de recourir le plus possible
aux reboisemens facultatifs et de restreindre les reboisemens obli-
gatoires aux parties de montagnes dont la dégradation présente des
dangers nés et actuels. Muet sur la question du pâturage, ce pro-
jet, qui ne contenait d'ailleurs aucune disposition pour empêcher
les dangers de naître, ne pouvait donner que des résultats illu-
soires et ne s'explique que par le désir de débarrasser l'adminis-
tration forestière des questions irritantes que soulevait l'application
de la loi de 1860. Volé par la chambre des députés et présenté au
sénat, il a été retiré par le successeur de M. Faré, qui en présenta
lui-même un nouveau, à la suite des résolutions formulées par la
commission du régime des eaux, dont nous avons parlé au début de
ce travail et dont, chose singulière, M. Faré lui-même avait été le
promoteur. Mieux inspiré comme rapporteur que comme directeur-
général, ce dernier a exposé avec une grande lucidité les diffi-
cultés que présente ce problème aride et compliqué. Le projet
de loi auquel cette commission s'est ralliée, et qui a été d'abord
soumis au sénat, maintient le principe des subventions aux par-
ticuhers pour les travaux de reboisement en montagne; il attribue
au chef de l'état la détermination par voie de décret, rendu en
conseil d'état, des périmètres dans lesquels les travaux de répa-
LE REBOISEMENT DES ALPES. 655
ration devront être exécutés, et des indemnités auxquelles la pri-
vation du pâturage devra donner lieu en faveur des communes
ou particuliers dépossédés; il stipule l'obligation pour l'état d'ac-
quérir, à l'amiable ou par voie d'expropriation, les terrains situés
dans la zone des travaux, à moins que les propriétaires ne s'en-
gagent à les exécuter et à les entretenir à leurs frais ; il abroge par
conséquent la disposition par laquelle l'état devenait proprié-
taire de la moitié des terrains reboisés, par le seul fait que les pro-
priétaires ne lui auraient pas remboursé ses avances; enfin, il oblige
les communies à présenter au préfet, dans le délai d'une année, des
projets de règlement de pâturage, sur lesquels il ne devra être sta-
tué qu'après avis de l'administration forestière.
Ce projet a été amendé par le sénat dans un sens qui rendra l'ap-
plication de la loi très difficile. La principale modification introduite
consiste en ce que la déclaration d'utilité publique des périmètres
obligatoires, au lieu d'être prononcée par décret, comme le deman-
dait le gouvernement, devra à l'avenir faire l'objet d'une loi spé-
ciale votée par les chambres. Cette disposition équivaut presque à
l'abandon de l'œuvre du reboisement, parce qu'elle introduit la
politique dans une question d'ordre purement administratif. Il est
clair en effet que lorsque les agens forestiers se trouveront en diver-
gence avec les populations sur l'opportunité de certains travaux,
c'est à celles-ci que les chambres donneront toujours raison, et
comme ces conflits se produiront pour chaque périmètre à mettre
en défends, il deviendra impossible de continuer l'entreprise com-
mencée.
Dans la discussion qui a eu lieu, tous les orateurs ont reconnu
la nécessité des travaux de reboisement (l), mais, chose singu-
lière, quand il s'est agi d'en assurer l'exécution, les préoccupations
politiques prenant le dessus, le sénat a reculé. Ce fait seul prouve
combien les corps électifs sont peu'aptes à voter certaines mesures
(1) « Il est peu de projets, disait M. Krantz, président de la commission du sénat,
plus importans que celui qui vous est soumis en ce moment. Il s'agit de la restaura-
tion des terrains dont l'cteiidue n'est pas inférieure à un million d'tiectares. C'est déjà
un chiffre fort imposant, mais il ne donne pas encore la mesure exacte des consé-
quences utiles de la restauration projetée. Chaque hectare dégradé dans la montagne
en compromet quelquefois plusieurs dans la plaine; de telle sorte que le mal qui sévit
dans la montagne a une redjutable répercussion plus bas; en définitive, c'est au moins
deux millions d'hectares qui se trouvent ainsi perdus pour l'agriculture. Ceci donueen
vérité à la loi une importance toute spéciale. Deux millions d'hectares compromis,
perdus, dans un pays qui n'en possède que 52 millions, c'est assurément bien grave.
Mais les routes, les canaux, le régime de nos fleuves et de nos rivières, tout cela se
trouve également compromis par le fait de la dégradation des montagnes. Je n'en dira
pas plus sur ce point parce que... jamais cette importance de premier ordre n'a été
contestée par personne. »
656 REVUE DES DEUX MONDES.
d'ordre public; car aucun député ne consentira jamais, quelle qu'en
soit l'urgence, à appuyer une loi qui doit léser une partie de ses
électeurs. II serait impossible aujourd'liui de faire passer aux
chambres le code forestier de 1827, parce que personne ne vou-
drait prendre sa part de l'impopularité qui l'avait accueilli dans
l'origine. A plus forte raison, aucun ministre, toute proportion gar-
dée, n'oserait imiter Golbert imposant au parlement, par un lit de
justice, l'ordonnance de 1669, grâce à laquelle les forêts de l'état
ont été préservées de la ruine et de la dévastation. Soumis aux
oscillations de la politique, ministres, sous-secrétaires ^'état ou
directeurs-généraux ont à peine le temps, quand par hasard ils en
ont le désir, d'étudier les affaires qui jusqu'alors leur étaient le plus
étrangères et ne restent jamais assez longtemps au pouvoir pour
en poursuivre l'exécution avec suite.
Les divers directeurs-généraux qui se sont succédé à la tête de
l'administration des forêts depuis la promulgation de la loi sur le
reboisement avaient tous la même bonne volonté, mais ils n'avaient
peut-être pas tous la même énergie, ni la même compétence. Sauf
M. Vicaire, qui était sorti des rangs de cette administration, ils
étaient parvenus à ce poste élevé sans antécédens qui les dési-
gnassent pour l'occuper, les uns par leurs relations personnelles,
les autres par les fluctuations de la politique; aussi ne faut-il pas
s'étonner s'ils ont souvent cherché à écarter les diflicultés plutôt
qu'à les résoudre ; s'ils ont accepté des compromis pour ménager
certains intérêts ; si, pour se conserver l'appui de leur parti, ils ont
dû faire des concessions que, dans leur for intérieur, ils jugeaient
inopportun.es et si, pour satisfaire les rancunes des personnages
influens dans un département, ils en ont éloigné des agens qui
n'avaient pas démérité et qu'ils auraient sans nul doute préféré
maintenir. Le sous-secrétaire d'état au ministère de l'agriculture
et du commerce, qui remplit aujourd'hui les fonctions de direc-
teur-général des forêts, est, personne n'en doute, animé des meil-
leures intentions : il a pris très à cœur les fonctions dont il est
investi, il étudie les questions qu'il ignore et a voulu parcourir les
Alpes pour apprécier par lui-même les diflicultés que présente
l'œuvre du reboisement des montagnes. Mais à quoi bon? A la
prochaine crise, il suivra dans sa chute le ministre dont il dépend.
Amené par la politique au pouvoir, il en sera renversé par la poli-
tique, juste au moment où , ayant appris à connaître les hommes
et les choses, il aurait peut-être pu rendre quelques services. Et ce
sera à recommencer avec son successeur, qui aura d'autres appétits
à satisfaire, d'autres exigences à subir. Gomment veut-on qu'une
administration comme celle des forêts, qui ne travaille que pour
l'avenir, dont tous les travaux nécessitent un grand esprit de suite,
LE REBOISEMENT DES ALPES. 657
dont les fonctions l'exposent à froisser certains intérêts, puisse mar-
cher en présence de ces fluctuations continuelles? Comment peut-on
espérer que le personnel montre la fermeté nécessaire quand il
voit que, du haut en bas de l'échelle, ce n'est ni le zèle, ni le
dévoûment à ses devoirs qu'on récompense, mais les complaisances
pour les puissans du jour, et que la disgrâce atteint inévitablement
celui qui, à tort ou à raison, passe pour tiède à l'égard des insti-
tutions qui nous régissent ou qui a eu le malheur de mécontenter
quelque orateur de cabaret? Si ce personnel admirable et trop peu
connu est resté fidèle à ses devoirs et n'a pas succombé au décou-
ragement, c'est que pour lui l'amour du pays s'incarne dans l'a-
mour des forêts et qu'il croirait trahir le premier s'il laissait le
second s'attiédir. Il ne faudrait pas cependant qu'un pareil régime
pesât longtemps sur la France, car il finirait par la faire descendre
au niveau des républiques américaines, où les places sont la proie
des politiciens qui se les disputent, où les deniers de l'état viennent
s'engouffrer dans les poches d'une tourbe d'aventuriers faméliques.
Nous avons été de ceux qui, sans considérer la république comme
un dogme, ont pensé que cette forme de gouvernement pouvait
être acceptée sans arrière-pensée si elle assurait l'ordre et la liberté,
si elle faisait respecter la justice et le droit. Serions-nous obligés
d'avouer que nous nous étions trompés et de reconnaître, avec ceux
qui l'ont toujours combattu, que le régime républicain, au lieu
d'éteindre les divisions, ne peut que les aviver et qu'il ajoute l'in-
stabilité administrative à l'instabilité politique?
J. Clavé.
TOMB XLIII. — 1881. -42
LA
MARINE FRANÇAISE
AU MEXIQUE
1!\
DU BLOCUS DES COTES AUX PREMIERS ÉVÉNEMENS DE MATAMOROS,
L
En conséquence des mesures prises pour le blocus du Tabasco, la
Tourmente et le Conservador s'établirent aussitôt à la Frontera.
La Tempête, déjà à Alvarado, y fut appuyée à terre par la compa-
gnie Lardy des créoles de la Martinique, qui venait d'arriver de
Campêche. Le Brandon et la Louise s'installèrent à Carmen. C'était
à la fois inquiéter et dominer le Tabasco en lui coupant les res-
sources et les vivres. On disait qu'un mouvement impérialiste im-
portant se préparait dans le haut du Goazocoalcos et le Chiapas.
Fallait-il le croire et était-il réellement impérialiste? De quelque
nature qu'il fût et même s'il était J'intrigue politique que l'on espé-
rait exploiter à Mexico, il fallait le soutenir. Les dissidens, ainsi
menacés des deux côtés, pouvaient être amenés à composition, et il
était douteux qu'une conspiration heureuse sortît pour eux de leur
défaite. Les avantages sérieux que le gouvernement de Maximilien
remporterait dans le Sud ne tourneraient pas contre lui. Il y avait
enfin, quoique le blocus, ainsi que nous le verrons, ne dût pas
(1) Voyez la Rame du 1" janvier.
lA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE. 659
tenir tout ce qu'il promettait, l'espérance de grouper par la pro-
tection qui lui serait assurée, à chaque point qu'occupaient le
canonnières, une population qui se rattachât fortement à l'empire.
Cette espérance se réalisa en partie, et les jeunes officiers qui com-
mandaient les canonnières exercèrent autour d'eux jusqu'au der-
nier moment une influence presque absolue d'autorité et de pro-
tection.
Seulement, au milieu de ces soins, la marine avait toujours ses
misères. Le mois d'avril arrivait, et c'était l'époque où la guerre
retirait ses employés et ses services de toutes sortes des terres
chaudes, la fièvre jaune étant un ennemi qu'elle pouvait se dis-
penser de combattre. Il est vrai que le maréchal, sachant que la
suppression de l'hôpital de la marine était imminente, prévenait
le commandant qu'il pouvait envoyer ses malades à l'hôpital de la
Soledad. Or, cette ambulance était une maison de paille qui ne
recevait que quarante lits, tandis que nous en avions soixante à la
Vera-Gruz. Puis un malade qui a un accès pernicieux ne peut
attendre le chemin de fer. Ce n'était pas pi^atique. En outre, la
poste et le trésor étaient supprimés et portés à Gordova. On allait
donc être forcé d'expédier les vaguemestres jusque-là avec des len-
teurs et des retards, car des bâtlmens sur le qui-vive de l'appareil-
lage ne peuvent qu'à des espaces de temps in éguliers se prêter à
ces envois. La marine se résignait à ces ennuis, en ayant vu bien
d'autres. Ce qui était plus grave, c'est que le maréchal, n'ayant
plus de services à "Vera-Gruz, paraissait ne point douter que la ma-
rine ne pût garder le Môle et la porte de mer avec les hommes qui
lui étaient laissés. C'était impossible, et, si on l'exigeait, le coïri-
mandant n'avait plus qu'à se renfermer dans la lettre des dépêches
ministérielles et à retirer tout son monde au fort. Le commandant
n'eût pas hésité, et c^eût été alors comme si la distance entre Vera-
Cruz et la division navale se fût augmentée de 50 lieues. Il n'y eût
plus eu en effet que l'inertie mexicaine à fa place de l'incessante et in-
trépide activité des marins du port. Mais, d'autre part, le commandant
supérieur de Vera-Gruz ne voulait pas, malgré l'ordre du maréchal,
reprendre la section de discipline qui encombrait le fort et consom-
mait la provision déjà bien faible d'eau potable. Eu dehors de ces
diverses exigences, il avait fallu obéir, dans une certaine limite,
aux ordres du ministre. Le commandant promettait-d'arriver peu
à peu au chiffre de trois cent cinquante hommes poar le station-
naire annexe, hôpital compris. Ce pouvait paraître encore trop de
monde, mais la saison chaude était proche, et il fallait compter avec
le déchet. Ce mot simple et cruel était justifié par le passé. Deux cent
quarante-sept hommes reçusau mois de juin 1864 pour les besoins
du service s'étaient en octobre trouvés réduits à cent soixante-
660 BEVUE DES DEUX MONDES.
sept. En mars 1865, il ne restait que dix hommes de cette réserve
à bord du Magellan, à peu près autant disséminés sur les bâtimens,
et cependant on avait toujours pris à chaque transport une dou-
zaine d'hommes pour remplacer les spécialités qui avaient fini leur
temps. C'étaient donc environ cent quarante hommes en plus qu'on
avait dû se procurer pour combler les vides, et cela dans la bonne
saison, c'est-à-dire depuis le mois d'octobre. Dans le moment même,
les capitaines de canonnières tombaient les uns après les autres
sous les coups réitérés du climat. Les capitaines de la Pique et de
la Tactique, MM. de Labarrière et La Source, rentraient exténués
en France, où M. La Source devait mourir un an plus tard. Le capi-
taine Gaude, de la Tempête, était gravement atteint par la variole
qui sévissait à son bord. Il y avait à les remplacer, et la pénurie
d'officiers se faisait aussi vivement sentir que celle de matelots. On
ne se maintenait donc qu'en s' affaiblissant et avec de grands efforts,
mais on se maintenait, et plutôt que de subir dans le douteux état
d'une tranquillité à laquelle on ne croyait plus les ennuis de l'at-
tente, on appelait les événemens avec impatience. Cette impatience
allait être en partie satisfaite.
Soit que le Sud n'excitât point son intérêt, soit qu'il crût n'avoir
rien à redouter de ce côté, le maréchal ne s'occupait que du Nord,
où le voisinage des Américains et la présence de Juarez étaient
pour lui de sérieux motifs d'inquiétude. Les dissidens, secrètement
aidés et encouragés, disait-on, par les Américains, opéraient acti-
vement dans le Nord et menaçaient surtout Matamoros. Matamoros,
on le sait, est sur la rive droite du Rio-Grande, qui sépare le terri-
toire du Mexique du Texas américain. Plus loin, vers l'embouchure,
sur la même rive du fleuve, est Bagdad, sorte d'annexé commer-
ciale de Matamoros, rade foraine d'ailleurs. Gomme pendans de
ces deux villes, sont, sur la rive gauche du fleuve et du côté amé-
ricain, Brownsville et Brazos- Santiago. Nous avons vu à quel degré
de prospérité était arrivé Matamoros pendant la guerre d'Amé-
rique. C'était, en effet, le débouché de toutes les marchandises des
états du Sud. Le général impérialiste Mejia occupait Matamoros
avec deux mille hommes qui lui étaient personnellement dévoués.
Ce général, une des figures intéressantes du Mexique, était un
Indien très brave, très fin, très flegmatique, aimant les femmes
avec la passion d'un homme de sa race. On prétendait qu'il était
plongé dans la débauche et n'avait pas longtemps à vivre. A côté
de lui, sur un pied singulier de rivalité et d'intimité, était Cortina,
dont nous avions accepté la soumission au mois d'avril précédent
et à qui l'on s'était empressé de donner un emploi important. Il
n'y a vraiment que le Mexique où l'on voie se produire aussi promp-
tement de pareilles choses. Cortina n'attendait, disait-on, que le
LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE, 661
moment favorable pour se prononcer et entretenait dans cette vue
des correspondances avec les Américains du Nord. C'était fort connu.
Mejia, averti, se contentait de dire : « Laissez faire, je surveille
Cortina. » Au mois de mars, il fut question d'appeler Mejia à
Mexico pour lui confier l'organisation de l'armée mexicaine. Cortina
se trouvait avoir le champ libre, et ses intrigues pour livrer Mata-
mores aux libéraux se développèrent. Le retour de Mejia y coupa
court; mais a:i mois d'octobre, la situation parut assez tendue au
maréchal pour que V Adonis fût envoyé en reconnaissance. Tout
était en désarroi. Faute de bateau à vapeur pour remonter le Rio-
Grande, le capitaine de VAdonis, M. Miot, eut besoin d'une forte
escorte du général Mejia pour se rendre par terre de Bagdad à
Matamoros. Le télégraphe entre Bagdad et Matamoros était coupé
et les communications n'avaient lieu que par cigarettes au moyen
de quelques Indiens. La campagne était aux dissidens, et il venait
d'y avoir une petite attaque contre la ville. A Bagdad, comme aggra-
vation, l'élément américain en ville était de la pire espèce et la
garnison insuffisante, de sorte que le danger pouvait surgir de l'in-
térieur même. Quant à Cortina, il avait fait défection avec la troupe
sous ses ordres et s'était joint au général dissident Carvajal. Pour
compenser cette diminution de forces, les étrangers, qui, en cas de
succès de Cortina, eussent craint d'être pressurés par lui, s'étaient
armés et constitués en garde nationale. C'était pour le moment
une bonne mesure qui permettait à Mejia de sortir au besoin ; mais
on lui avait volé tous ses chevaux, et s'il prolongeait un peu
quelqu'une de ses sorties, il n'y eût eu rien de bien étonnant à ce
qu'il trouvât au retour la porte fermée. Pour compléter ce tableau,
qui donne une idée du désordre d'une place mexicaine, les Améri-
cains semblaient devoir bientôt s'abattre en nuées sur la frontière.
Il y avait des préparatifs non équivoques, et le général fédéral, qui
n'avouerait rien, laisserait faire.
Ces nouvelles, rapportées par V Adonis, furent suivies du départ
immédiat pour Bio-Grande de la Tisiphone, qui arrivait de France
comme relève du Forfait. Le commandant Collet devait communi-
quer avec le général Mejia pour parer aux événemens.
De son côté, le maréchal envoyait à Matamoros un bataillon de
cinq cents hommes avec de l'artillerie, formant un total de six
cent quarante homiiles et quatre-vingts animaux. Il fallait se hâter,
car les 50 millions de marchandises à Matamoros étaient faits pour
décider tous les chefs mexicains à se prononcer afin de mettre la
main dessus. Pendant que le Var portait le bataillon, le Magellan^
l'Adonis et la Tactique allaient rejoindre la Tisiphone. Les cha-
loupes à vapeur, qui eussent été fort utiles, ne pouvaient malheu-
reusement pas être amenées. Leurs chaudières étaient complètement
662 REVUE DES DEUX MONDES.
usées, et les neuves, qu'on attendait de France, ne venaient pas. A
défaut de ces chaloupes, le commandant, dès son arrivée au Rio-
Grande, prit tous les navires de commerce à vapeur et les arma
avec des hommes de ses équipages. Le chef d'état-major Lagou-
gine avait le commandement de cette flottille improvisée. Il devait
remonter le Rio-Grande pendant que le bataillon du commandant
de Rigant, débarqué par le Var, se rendrait de Ragdad à Matamo-
ros. Tout réussit à point. En quelques heures, on mit à terre, sans
le moindre accident, sept cents hommes avec l'artillerie, soixante-
quinze chevaux ou mulets et un matériel d'approvisionnement con-
sidérable. Le 3 mai, à une heure de l'après-midi, la colonne
s'avança pai* la rive droite du fleuve. Elle était appuyée par les trois
vapeurs. Cette marche hardie était imposée par les circonstances.
Le général Mejia écrivait : « Arrivez vite, j'ai absolument besoin
d'être secouru. » — Il était temps, en effet. Negrete venait d'ar-
river devant Matamoros après avoir fait une diligence extrême.
Comprenant de quelle importance il était pour lui de devancer
tout secours qui viendrait à la ville, il ne s'était arrêté à Monterey
que le temps nécessaire pour imposer aux habitans un emprunt de
225,000 piastre^, contre lesquelles il avait donné le double en bons
sur la, douane de Matamoros, intéressant ainsi, d'une, façon toute
mexicaine, le commerce de Monterey au succès de ses opérations.
Puis il avait franchi en six jours, par une route très difficile, les
90 lieues qui séparent Monterey de Matamoros. Negrete comptait
sur les nombreux adhérons que lui avait préparés Cortina, mais les
juaristes et les yaukees étaient contenus par les étrangers organi-
sés, au nombre de six cents, en milice, et qui redoutaient, dans la
prise de la ville, le pillage de leurs propriétés. Moins courageux
ou moins intéressés dans la question, tous les fonctionnaires mexi-
cains, à l'exception du chef politique, dès qu'ils avaient appris l'ar-
rivée de Negrete, s'étaient enfuis de Matamoros à Rrownswille.
Méjia, pour son compte, s'était défendu vigoureusement, et Negrete,
contraint de donner quelque repos à ses troupes, n'avait fait qu'es-
carmoucher avec sa cavalerie.
A la nouvelle de l'heureux débarquement de la colonne française
à Ragdad, Negrete, dont l'armée souffrait mille privations dans une
plaine sans ressources, battit en retraite. Il partait avec trois mille
fantassins et mille cavaliers dans la direction de Monterey, en lais-
sant comme rideau, devant Matamoros les bandes de Carvajalet de
Canales.
Si nous avions tardé un ou. deux jours, ou si le mauvais temps
se fût opposé au débarquement, c'en était fait de Matamoros,,, et
après avoir, tout récemment, perdu par la prise de Saltillo et de
Monterey le Gohahuela et le Nuevo Léon, nous perdions tout le
LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE. 663
Taraaulipas, ce qui eût produit le plus fâcheux effet et donné au
juarisme une recrudescence de vitalité et de forces. C'était en effet
le juarisme qui venait d'agiter le nord-est de l'empire, et pendant
que Matamores se défendait contre Negrete, Tampico et Tuspan
avaient été non-seulement menacés de nouveau, mais sur le point
de se prononcer. Papantla avait fait ses préparatifs habituels contre
Tuspan, et la tentation de se prononcer pour s'approprier 5 mil-
lions de marchandises qui se trouvaient dans les entrepôts de Tan-
casnequi, près de Tampico, avait paru être fort vive pour les chefs
mexicains de cette dernière ville. Le commerce de Tampico s'était
alarmé, et notre consul avait demandé 150 hommes au commandant
Cloué, parce que la barre devait être attaquée en même temps que
la ville. De même que, dans l'intérieur, les gens tranquilles deman-
daient une garnison française pour les garder, il eût fallu un bâti-
ment pour chaque barre de chaque petit port. Hors de ces condi-
tions, ceux qui se disaient pour nous ne répondaient de rien, ce
qui, en les supposant sincères, n'était «encourageant, ni pour eux,
ni pour nous. Quoi qu'il en fût, le succès de Matamoros avait mis
à néant les velléités de révolte sur le littoral.
Ce qu'il y avait de plus grave dans cette affaire de Matamoros,
c'est qu'on y constatait les symptômes de la prochaine immixtion
des Américains dans la question du Mexique, Les confédérés
tenaient encore à Brownsville, et les fédéraux étaivnt à Brazos-
Santiago. Il eût fallu pour prévenir ou du moins pour éloigner
toute ingérence des gens du Nord, une extrême prudence que le
général Mejia n'avait pas. II était naturel qu'il penchât pour la
cause du Su!, mais il avait le tort de s'y montrer favorable par ses
actes. Soit qu'il ne fût pas très au courant des lois internatio-
nales, soit, ce qui était probable, qu'avec son caractère rusé, il
feignît de ne les point connaître, if venait par une infraction fla-
grante à toute neutralité, de rendre trente déserteurs aux confédé-
rés. Il entretenait aussi des relations fort suivies et fort imprudentes
avec le colonel confédéré Slaughter, commandant à Brownsville,
relations qui dans certains cas semblaient un calcul, sinon pour
nous engager, du moins pour nous compromettre. Il avouait seu-
lement une convention passée avec le colonel Slaughter au sujet
des voleurs et des assassins, mais il avait livré ses déserteurs et se
faisait rendre les siens et même les nôtres. Maigre l'ordre du com-
mandant de Briant, un sergent avait fait la sottise d'aller prendre
sur la rive texienne des soldats que les confédérés avaient arrêtés.
Le commandant Cloué avait formellement refusé de se faire rendre
ainsi deux matelots. En revanche, le général Mej ane voulait entre-
tenir aucune relation avec l'autorité fédérale de Brazos. On ne se
66/l REVUE DES DEUX MONDES.
cachait pas pour dire que l'Amérique allait entrer en campagne
contre le Mexique avant longtemps. D'ailleurs cela était dans l'air.
La France était trop loin pour que ces effluves de guerre s'y fis-
sent sentir, mais on commençait à soupçonner le danger à Vera-
Gruz et à Mexico. Au Rio-Grande, on n'en doutait plus, car on le
touchait du doigt.
Du reste, le désordre était extrême en toutes choses, et ce n'é-
tait pas tâche aisée que de lutter contre lui. La légion étrangère
était à Matamoros et aux environs dans des conditions très défavo-
rables pour le service qu'on attendait d'elle. On pouvait craindre
qu'elle ne désertât, car un manœuvre gagnait trois piastres par
jour à Brownsville, et le Rio-Grande n'a que 50 mètres de large.
Il eût fallu par prudence accorder à chaque soldat un supplément
d'un réal. Quant aux officiers, qu'on ne pouvait craindre de voir
déserter, le commandant Cloué insistait avec une bienveillante
énergie auprès du maréchal pour qu'ils eussent le supplément des
terres chaudes. Avec cela ces pauvres jeunes gens ne brilleraient
assurément pas, mais ils seraient du moins ce que des officiers
doivent être. Le télégraphe entre Bagdad et Matamoros avait été
rétabli, mais on n'avait ni fouillé ni inspecté le terrain qu'il tra-
versait et où les voleurs de grand chemin abondaient. Mejia, hors de
danger, avait repris sa quiétude et ses habitudes de plaisir. 11 n'a-
vait poursuivi ni Negrete, ni Cortina qu'il aimait à croire et disait
être à 80 lieues de lui, au-delà de Gamargo. Au fond, il n'en savait
rien. Le commandant avait insisté auprès de lui pour qu'il eût deux
ou trois petits bateaux à vapeur de service sur le fleuve. 11 n'avait
répondu que par des objections, témoignant beaucoup d'apathie.
Le temps se perdait de toutes façons, quand on ne l'employait pas
à mal. Ainsi, un officier de Mejia, chargé avec quelques cavaliers
de protéger la route de Bagdad à Matamoros, venait d'arrêter et de
rançonner la diligence. Les coups de feu tirés dans ce pastiche de
l'affaire Doineau n'avaient heureusement atteint personne. L'of-
ficier toutefois, jugé par une cour martiale à Bagdad, fut condamné
à mort et exécuté le lendemain. Nous étions bien pour quelque peu
dans cette sentence. Aussi, chose moins étrange qu'on ne le pour-
rait croire, le colonel Iglesias, commandant militaire à Bagdad,
invita ses officiers et les habitans à l'enterrement. Il fallut faire
acte d'autorité pour empêcher l'invitation d'avoir son cours. Ce fut
à ce moment que les fédéraux de Brazos marchèrent, au nombre de
huit cents, contre les confédérés de Brownsville et furent complè-
tement battus en face de Burrita. Malgré cet échec, ou peut-être
à cause de lui, car il facilitait aux vainqueurs une négociation
honorable, la paix allait se signer entre Brownsville et Brazos, et
LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE. 665
on disait qu'aussitôt après fédéraux et confédérés se jetteraient
ensemble sur la frontière du Mexique. Pour ceux qui voyaient les
choses, cela n'avait rien d'improbable.
Cependant le commandant Cloué, laissant la Tisiphone devant
Matamoros afin de surveiller les événemens, allait partir pour le
Sud, où l'appelaient des faits assez graves. Par une sorte de coïn-
cidence, un mouvement semblable à celui du Nord avait éclaté aux
environs du Tubasco et dans la lagune de Terminos. Carmen était
là le centre de notre occupation. Le Brandon y restait en station
et tenait dans une fidélité craintive de nos armes, non-seulement
la garnison de la presqu'île, mais celles de Palizada et de Jonuta,
qui, situées toutes deux sur l'Usumacinta, à la partie sud de la
lagune, étaient, à l'égard de San-Juan-Bautista, comme les senti-
nelles avancées de notre domination. Le commandant de la ligne
de l'Orient à Monte-Christo (nom assez singulier pour désigner la
frontière du Tabasco), de Pratz était alors à Jonuta, qu'il avait pris.
Le capitaine du Brandon avait à lui faire parvenir une lettre du
commandant Cloué. Celui-ci le prévenait qu'une canonnière, en fai-
sant une reconnaissance dans le Grizalva, avait enlevé les pilotes et
capturé un certain Jacinta Cautelle, porteur de dépêches du gou-
vernement de Tabasco. Les dépêches étaient renvoyées, et l'homme
relâché malgré sa mission. Ce qui explique cette indulgence, c'est
que ce Cautelle avait été pris sur le Tabasco, petit vapeur qui allait
très librement de Vera-Cruz à San-Juan-Bautista, et qu'on affectait,
tout en lui faisant la guerre, de regarder le Tabasco comme une pro-
vince de l'empire occupée par quelques mécontens. Peut-être aussi
ce petit vapeur donnait-il à chaque parti des renseignemens qui
motivaient la tolérance à son égard. En revanche, le commandant
gardait les pilotes, auxquels il ne serait fait aucun mal en dépit des
calomnies qui couraient sur nous, et on envoyait à Campêche les
passagers qu'on avait trouvés sans passeports sur le Tabasco. Il
prévenait enfin de Pratz qu'on allait songer à s'occuper de lui et de
ses concitoyens, du moins de tous ceux qui avaient les armes à la
main. C'était le curé de Palizada qui s'était chargé de porter la
lettre à Jonuta. Pratz avait lu la lettre et très bien reçu le curé, qui
était rentré,fort content chez lui, lorsque, quelques heures plus tard,
Pratz arrive à Palizada avec deux cents hommes, fait fusiller un ou-
vrier, met le prêtre en prison, le menace cinq ou six fois de le faire fu-
siller, lui rend enfin la liberté en l'accablant d'injures, fait rassembler
l'ayuntamiento et lui donne l'ordre de se prononcer pour le parti
libéral. Depuis ce temps-là, les communications avec Palizada
étaient coupées.
Carmen avait eu également son alerte. Arevalo, l'ancien proconsul
de Tabasco, accompagné de dix ou douze hommes, avait eu l'audace
666 REVUE DES DEUX MONDES.
de débarquer sur l'île, qu'il espérait faire soulever. Grâce aux me-
sures prises par le commandant du Brandon et le capitaine de la
Pique, les partisans d'Arevalo n'avaient pas bougé. Arevalo avait
dû fuir et s'était abrité de vive force dans un rancho. Le second du
Brandon s'était mis aussitôt avec une petite troupe de matelots à la
recherche du fugitif. On avait marché toute la nuit et silencieuse-
ment entouré le rancho. Mais il n'y avait plus là que deux hommes
blessés. Arevalo, qu'on savait atteint de deux coups de feu à la cuisse,
avait été emporté dans un cadre sur les épaules de quatre de ses
compagnons, s'était ensuite jeté dans une grande embarcation et
avait gagné le large.
En somme, sans parler de cette alerte, Palizada était pris, et
comme c'était de là que Carmen lirait tout son bois d'exportation,
le commerce de la presqu'île était complètement ariêté et décou-
ragé. Le Yucatan lui-même se montrait inquiet. Il était doublement
malheureux, dans cette partie du Mexique, que l'expédition du
Tabasco n'eût pas eu lieu, car nos partisans désespéraient de nous
voir réussir et les distidens commençaient à croire à notre impuis-
sance. Dans cette idée, les Tabasquefios s'étaient enhardis à établir
à l'entrée du Ghillepèque une petite batterie soutenue par un poste
forlifié de deux cents hommes. Quoique le commandant Cloué fût
encore retenu au nord, sa pensée se tournait très activement vers
le sud. 11 expédiait ses ordres et maintenait le blocus fort étroite-
ment en vue d'une expédition de guerre. S'il écrivait au capitaine
de la Tourmente^ à la Frontera, c'était pour lui dire qu'il regrettait
de ne pouvoir être déjà auprès de lui pour prendre Pratz entre
deux feux, Its canonnières remontant par l'Usumacinta et les canots
du Magellan par la lagune. Il lui recommandait de veiller sur le
Conservador, qui pouvait craindre d'être seul, et de lui remonter
le moral en faisant une justice sommaire des perturbateurs, s'il y
en avait. Un regrettable incident justifiait ces paroles.
Le chef de bandes Regino avait osé occuper quelques heures la
Frontera et avait écrit une lettre insolente au capitaine de la Tour-
mente sur le pont de laquelle un homme avait même été tué. Le
capitaine avaii hésité, pour répondi'e à cette agression, à foudroyer
une ville de gens inoffensifs et s'était abstenu. La mise en avant des
questions d'humanité a fait trop souvent notre faiblesse au Mexique.
Dès qu'un homme était tué sur son pont, le commandant eût mieux
fait de tirer sans pitié sur le point d'où était parti le feu. De son
côté, la Pique allait bloquer le Chillepèque et les Dos Bocas. Quant
au vapeur le Tabasco, qui allait librement de Vera-Gruz à San-Juan-
Bautista, on le traitait toujours avec les égards que lui valait son
rôle de négociateur occulte. Le commandant Cloué annonçait sui-
tout son arrivée au Brandon, qui par sa position à Carmen, le grade
LA MARINE FRANÇAISE AU ilEXIQUE. 667
et l'activité très belle, quoique un peu remuante, de son capitaine,
pouvait prendre d;ins un cas donné l'initiative des opérations. Il
allait la prendre, en effet, un peu à la 'hâte peut-être, mais fort
heureusement.
Le commandant de Conquières était un habile et vaillant homme,
très ami du bruit, mais ayant la quàliié de s'attacher, par l'admi-
ration qu'il professait volontiers pour-eux, ses officiers et son équi-
page. 11 y a habileté louable, sauf certains iucunvéniens, à exagérer
cheï un équipage la bonne opinion qu'il peut avoir de soi. On le
trouve, il est vrai, assez indépendant et assez volontaire d'allures
dans le service intérieur du bord, mais tout disposé d'amour-proore
à bien faire dans les circonstances graves. Le Brandon, à l'exemple
de son commandant, était fort impatient d'agir quand l'attaque de
Hegino sur la Frontera lui en donna l'occasion. Un peloton de ma-
telots et d'Autrichiens culbuta l'ennemi et se tint prêt à marcher
plus loin. M. de Jonquières venait d'envoyer soa second à Mérida
pour demander au commissaire impérial du Yucxtan un renfort
considérable que celui-ci, comprenant la nécessité de frapper un
grand coup, accorda aussitôt. Le 3 juin, une colonne coaiposée de
deux cent cinquante Mexicains, cent quatre-vingts Autrichiens et
soixante matelots du Brandon, s'embarqua à Carmen sur la canon-
nière à vapeur la Louise, huii goélettes et les cEtncts du Brandon
armés en guerre. Le 5, on entra dans Palizadasans coup férir: l'en-
nemi, prévenu à temps, l'avait évacué. Le 6, la colonne continua péni-
blemeiït sa route par les arroyos et arriva bientôt en vue du camp
retranché que l'ennemi avait établi sur la rive opposée, à Jonuta.
Les remparts étaient couverts de monde, le pavillon libéral hissé.
L'ennemi ouvrit le feu immédiatement. On attendit pour répondre
que l'on fût à demi-portée; puis, défilant devant ces retranche-
mens, on opéra le débarquement à 300 mètres au-delà, faute d'un
autre endroit convenable, et suivi par la fusillade de l'ennemi em-
busqué sur la rive. En un clin d'œil, tout le monde fut à terre et
marcha sur les retranchemens, où l'enseigne de vaisseau Fleuriais
eut l'honneur d'entier le premier à !a tête d'un peloton du Bran-
don. Le capitaine Heudeman, avec un peloton d'Autrichiens, le
suivit de très près. Les dissidens, ne résistant pas au choc, prirent
la fuite pendant que le colonel mexicain Traconis débusquait tous
les ennemis qui, à l'abri des buissons, faisaient essuyer à notre
monde un feu meurtrier. Un moment, un parti de cavalerie essaya
un mouvement tournant sur notre droite, mais il fut vigoureuse-
nient accueilli par les hommes à la garde des canots. Comme ceux-
ci étaient dominés par la berge, ils mirent aussitôt un obusier à
terre, et au troisième coup, l'ennemi lâcha pied.
C'était la fm de l'engagement. Alors éclata une de ces violentes
668 r.EvuE DES deux mondes.
tournades, si communes pendant l'hivernage. Il fut impossible de
songer à poursuivre l'ennemi dans ce pays marécageux et au milieu
de l'obscurité produite par un véritable déluge. On trouva seule-
ment dix-neuf morts dans le camp et autour du camp, et on avait
fait vingt -cinq prisonniers. Nous avions six morts et vingt-cinq
blessés, et deux officiers contusionnés. Le 7 au matin, on procéda
à la destruction des retranchemens et à l'établissement des Mexi-
cains à Jonuta, où ils se fortifièrent avec le colonel Traconis. Les
Français revinrent à bord du Brandon et les Autrichiens à Gam-
pêche.
Le résultat moral de cette brillante affah-e fut très grand. Le
Yucatan, pris de confiance, voulut marcher contre le Tabasco. Le
commissaire impérial, très intelligent et voyant fort clairement que
le nœud de la question mexicaine, envisagée au point de vue impé-
rialiste, était dans la soumission des provinces du Sud, se résolut,
ainsi que le général Castillo, qui commandait sous ses ordres à
Campêche, à lancer à l'entreprise toutes les forces du Yucatan. Le
commandant de la division navale était trop heureux de ce projet
pour ne pas s'y associer pleinement, et il écrivit aussitôt au maréchal
pour lui demander de le laisser coopérer à l'expédition avec tous
les transports et toutes les forces militaires dont la marine dispo-
serait. En attendant, il recommençait ses anciens préparatifs comme
si l'autorisation de faire l'expédition eût été déjà donnée. La Tour-
mente avait ordre de se préparer, de surveiller plus activement
que jamais la Frontera et le Chillepèque. Le Pique, partant pour
Carmen, allait y chercher un canon de 30 àa Brandon et se diri-
geait de là sur Campêche pour prévenir le général Castillo que les
transports allaient très prochainement prendre ses troupes. Le
Brandon était averti de l'expédition , à laquelle il aurait la pre-
mière place. La Tactique, momentanément détachée dans le Nord
pour une commission à la Tisiphone, avait ordre de revenir le plus
vite possible à la Frontera. Le Var embarquait la chaloupe à vapeur
VAugustine et se rendait à Campêche pour y prendre le corps de
Castillo. Le commandant lui-même, avec le Magellan et ï Adonis,
appareillait pour Sisal, afin de s'y mettre en communication avec
M. Salazar Ilarregui.
Mais il semblait écrit que cette expédition contre le Tabasco
serait un leurre éternel pour la marine. Au moment où le Yuca-
tan al'ait marcher, une attaque soudaine des Indiens rebelles le
jeta dans des craintes folles. On croyait les voir à Mérida et à Cam-
pêche. Tous les préparatifs commencés furent suspendus. Le com-
missaire impérial demanda des troupes à la marine, qui n'en avait
pas. Il fallut, pour s'occuper de nouveau du Tabasco, que le com-
mandant Cloué relevât le moral des Yucatèques en leur organisant
LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE, 669
un système défensif contre les Indiens, En même temps, la Pique
allait à Jonuta voir dans quelle position était le colonel Traconis
et où les canons seraient le mieux placés pour défendre la ville au
cas où les libéraux reviendraient. On parlait en effet de la prochaine
arrivée de quatre cents hommes sous un chef du Chiapas. Ces
mesures prises, le commandant insista de nouveau auprès du géné-
ral Gastillo à Mérida et du commissaire impérial du Yucatan. Il
leur rappelait l'échec de Pratz, par suite duquel il était difficile de
trouver de meilleures circonstances pour aller à San-Juan-Bautista.
Les eaux étaient suffisamment hautes, les pluies n'étaient pas
encore trop abondantes et l'ennemi découragé. Ce serait fait en
en quinze jours.
Eût-il réussi à les entraîner? Peut-être. Mais, à ce moment,
arriva tout à coup une lettre du ministre de la guerre Péza, qui
intimait au général Gastillo l'ordre de ne pas s'occuper du Tabasco,
sous le prétexte qu'une autre expédition se préparait. Laquelle?
On affectait d'avoir entendu dire que le commandant Cloué était
parti pour le Tabasco et qu'il n'y avait pas lieu, par conséquent, de
disposer pour cet objet des forces du Yucatan. Dès cet instaat, il
n'y avait plus, pour la division française, que les maladies mena-
çaient, qu'à s'en aller, et c'était ce qu'elle allait faire.
Pourquoi cette lettre du ministre Péza? 11 était impossible de ne
pas concevoir les plus graves soupçons. Ce n'était pas la première
fois qu'on pouvait remarquer de quelles hautes influences s'ap-
puyaient à Mexico les gens de Tabasco. Grâce à ces influences qu'ils
sollicitaient ou dont ils acceptaient le concours, le Tabasco restait
comme une véritable plaie à notre côté et servait aux dissidens en
général de redoutable point d'appui pour paralyser une partie de
nos forces. Cette lettre du ministre Péza n'était point la seule étrange
chose qui se |)assât alors. Au centre de l'empire, la Huesteca et le
Tamaulipas étaient le théâtre de faits au moins aussi incompréhen-
sibles. On sait qu'à la suite des événemens de Matamoros, un cer-
tain calme s'était rétabli. Tampico était tranquille, quoique redou-
tant une marche de Negrete sur Victoria et Tancasnequi. On n'était
pas d'ailleurs inquiet de Tampico même, très facile à défendre. Mais
à Tuspan, déjà très misérable, il régnait une fermentation extrême.
Sous la république, un décret avait ouvert le port de Tuspan, en
s'appuyant sur ce que cette mesure était réclamée par des pétitions
représentant 1 million d'habitans. Or une simple circulaire, signée
Gampillo, venait de fermer le port, sans un mois ni six mois de
délai, tout de suite, en signifiant aux consuls étrangers de ne plus
rien expédier pour Tuspan. Tuspan étant le meilleur mouillage de
la côte, la fermeture du port ne pouvait être que le résultat d'une
intrigue ou de secrets desseins. Papantla, qui parlait de se sou-
670 REVUE DES DEUX MONDES.
mettre, se moquait de Tuspan et disait qu'il allait se faire payer sa
soumission de tous les avantages retirés à Tuspan. Une autre cause
de fermentation et de mécontentement agitait Tuspan aussi bien
que Tampico. C'était le traité que le gouvernement de Mexico ve-
nait de conclure avec le guérillero Ugalde. Cette pièce étonnante,
signée Péza, était conçue dans des termes tels qu'il semblait impos-
sible d'admettre qu'elle n'eût pas été faite à l'insu de l'empereur.
Elle reconnaissait en effet Ugalde comme commandant supérieur et
commissaire-impérial de la Huesteca et accordait deux mois d'ar-
riéré de solde à ses troupes en proclamant le patriotisme de ce chef,
qui renonçait pour son compte à la solde de ces deux mois. Il est
vrai que le traité lui accordait un crédit illimité sur la douane de
Tampico, où M. Rendu, inspecteur français des douaîies, avait l'ordre
de payer toutes les sommes qu'exigerait Ugalde. Celui-ci n'avait
encore rien réclamé, mais il n'avait eu jusque-là que deux mille
hommes de troupes et s'empressait d'en recruter quatre mille.
Arrivé à ce chiffre, il demanderait l'arriéré de solde de tous ces sol-
dats anciens et nouveaux. Cette manœuvre toute mexicaine expli-
quait son patriotisme. Ce traité honteux et indigne détachait les
habitans de la cause de l'empereur et faisait monter le rouge au
front de ceux qui le lisaient.
Où allait-on ainsi? On peut avancer que ces mesures diverses,
toutes systématiquement contraires à la consolidation de l'empire,
étaient ignorées de Maximilien. La vérité s'est faite depuis sur ce
prince, mais à cette époque déjà, il était loin de se montrer à la
hauteur de la tâche qui lui incombait. Mais dans quel intérêt, en
vue de quelles espérances agissait-on ainsi? Pourquoi ces renaissans
compromis avec les dissidens quand ils eussent pu être écrasés?
Pourquoi ce parti-pris de porter les choses au pire? [Nous en avons
dit quelques mots et, tout confirme le soupçon qu'un parti politique,
suivant une voie détournée d'intrigues, comptait tirer de l'exagé-
ration même du mal le remède qui convenait le mieux à ses ambi-
tieuses visées. Pour le parti, il fallait que Maximilien tombât et que
sa place, laissée vide, échût, de par le droit d'une feinte élection
nationale ou par l intervention d'un protectorat puissant, à un
nouvel occupant qui fût l'âme, l'obligé ou le soutien de la cama-
rilla. S'il n'est pas permis de lire au fond des consciences, on peut
dire que le maréchal se montrait favorable à ces combinaisons
secrètes ou indulgent pour elles, car ce fut lui qui négocia le traité
Ugalde, et le ministre Péza ne fit que le signer.
L'erreur fut de ne point vouloir sérieusement, sincèrement l'em-
pire de Maximilien. Elle fut aussi de vouloir s'appuyer, pour une
é/olution poliii|ue d'un succès douteux, sur le parti vraiment libé-
ral du Mexique, sur celui qui sentait sa force, à qui profitaient
LA MAKINE FRANÇAISE AU MEilQDE. 6"!
toutes nos hésitations et à qui la logique des événemens donnait
trop de bon sens pour qu'il se fit le complaisant naïf d'une révolu-
tion de palais où il eût tiré les marrons du feu pour ses adver-
saires. L'honnêteté patriotique, même au Mexique, si mélangée de
corruption qu'elle y soit, a le don de voir bien et loin, et elle pou-
vait être certaine dès lors, en face des fautes de l'administration,
de l'incapacité du chef suprême, de l'incertitude du maréchal dans
ses plans, de la lassitude qui nous gagnait, de l'improbation géné-
rale qui accueillait en France cette expédition du Mexique si con-
stamment vacillante en ses résultats, qu'au travers de luttes encore
longues, elle arriverait à un succès définitif d'indépendance pour
son pays.
Quoi qu'il en soit, ces illusions dont on se berçait furent logiques
avec elles-mêmes. A partir de ce moment, l'attention des hommes
qui pouvaient diriger les événemens se détourna du Sud, où ils
voyaient une négociation et même une alliance possible, pour se por-
ter vers le iNord, où le fantôme de l'intervention aaiéricaine se dres-
sait plus menaçant chaque jour, où d'ailleurs le parti juariste était
puissant et que prenaient pour but, avec une apparence de succès,
les prétentions de l'ancien président Santa-Anna.
Il convient de signaler ici dans quel état inquiétant ou douteux
on laissait le Sud pour courir aux éventuaUtés dangereuses du
Nord. Le Yucatan, sous l'adunnistration habile et toute personnelle
de M. Salazar, se détachait sensiblement de nous, sans nous être
cependant ouvei tement hostile. Les sympathies que nous avaient
montrées Carmen et îa lagune de Tenninos s'éloignaient de notre
cause avec un certain elfroi de l'avenir. Tout se réunissait, du
reste, pour nous les aliéner. Carmen était alors, avec une criante
injustice, sacrifiée à Campêche par une de ces complaisances poli-
tiques résultant de l'incertitude générale où l'on était du lendemain.
Dans presque tout le Mexique, les familles un peu influentes avaient
la prudence de se partager entre les deux camps. Une moitié savait
être impérialiste, l'autre dissidente. Ainsi, il y avait à Campêche
un jeune Guttierez d'Estrada, membre du parti libéral, négociant
riche, et qu'en sa qualité de Campêchois la prospérité de Carmen
offusquait. Cairipêche, jalouse de Carmen, a toujours voulu l'avoir
sous sa dépendance. Grâce à son nom, à la position d'une de ses
sœurs, dame d'honn*;ur de l'impératrice, le jeune Guttierez avait
obtenu que Carmen ne reçût de marchandises étrangères que pour
sa propre consommation. Les nombreux navires chargés de bois
qui venaient à la presqu'île ne pouvaient donc apporter de cargaisons
puisque Carmen n'aurait pas eu le droit de les écouler dans les envi-
rons. En revanche, si Carmen ne pouvait envoyer des marchandises à
Campêche, Campêche pouvait lui en expédier autant et à peu près
672 REVUE DES DEUX MONDES,
au prix qu'il lui plaisait. Ce n'était certes pas une raison, si Gam-
pêche n'avait pas de port, pour que Carmen en supportât les con-
séquences; mais on était, de ce côté-là, avec la témérité de
l'égoïsme, aussi ingrat qu'envers Tuspan, qu'on avait fermé. Mexico
ne frappait que ses amis ou ses partisans. En dehors même des
menées coupables qu'on pouvait soupçonner, c'était tout au moins
ne pas avoir de chance.
Le succès de Jonuta n'avait pas eu de lendemain. Le colonel Tra-
conis, avec sa garnison mexicaine, y était attaqué quelquefois,
enfermé toujours. La surveillance du demi-blocus n'était pas non
plus facile. Nos canonnières, lorsqu'elles remontaient les arroyos,
étaient reçues à coups de fusil sans y pouvoir répondre, car elles
n'apercevaient qu'un peu de fumée au-dessus des broussailles de
la rive. Les employés du Conservador à la Frontera n'étaient point
sûrs et se querellaient entre eux. De plus, les dissidens avaient
établi une ligne de douanes intérieures et, le prix de toutes choses
se trouvant ainsi doublé, le commerce impérial périclitait par l'ab-
sence ou le très petit nombre de consommateurs qui pussent
payer, sans restreindre leurs besoins, la valeur exagérée des
objets.
A Alvarado, la position des Français et des Égyptiens était exces-
sivement pénible. Nul ne leur parlait, ne les recevait. S'ils
passaient dans la rue, on les évitait ou l'on fermait devant eux la
porte des maisons. L'aversion mexicaine pour nous s'y manifestait
par ces protestations silencieuses qui peuvent d'abord être mé-
prisées ou dédaignées, mais qui finissent par gêner et attrister les
gens les plus insoucians. Nos matelots et^nos soldats résistaient,
mais, chose bizarre, les Égyptiens tournaient à la nostalgie et mou-
raient. Aux environs de la Vera-Gruz, le peu de sécurité des che-
mins, le brigandage, les irruptions soudaines des guérilleros, la
difficulté de se procurer des vivres étaient les mêmes. On y était
cerné par d'insaisissables bandes et on n'eût pu en sortir indivi-
duellement.
Au Centre et à l'Ouest, la soumission de la Huesteca qui, semblait
devoir être la conséquence du fameux traité Ugalde, était loin
d'être un fait accompli. Le traité n'avait été conclu par les libé-
raux que pour avoir le temps de réunir leurs forces et d'agir au
moment de l'arrivée des flibustiers que l'on annonçait. Ugalde avait
réalisé son argent et tourné casaque. Tuspan, toujours mécontent,
bien que, sur les observations du commandant Cloué, on eût rou-
vert son port, ne cessait d'être menacé. Les bâtimens que l'on y
envoyait avaient été autorisés à secourir les habitans à terre, s'ils
voulaient se défendre encore comme ils l'avaient fait déjà, mais
il était douteux qu'ils y fussent résolus, V Adonis était au mois
LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE. 673
d'août devant la barre pour retarder le plus possible la prise de la
ville par l'ennemi, qui devenait de plus en plus nombreux depuis le
dernier échec des Autrichiens. Deux cent cinquante de ces derniers
avaient en effet été entièrement détruits à Tlapacoyan par les ;libé-
raux. Plusieurs personnes venant de Papantla à Tuspan avaient vu
ramener à Papantla quarante prisonniers autrichiens sous bonne
escorte. Trente soldats eussent suffi avec ce qu'il y avait de troupes
mexicaines pour défendre la ville, mais il les fallait si on ne vou-
lait perdre Tuspan, ce qui eût été un grand échec, car il eût
été très difficile de le reprendre. La barre, en effet, qui a 14
pieds l'hiver, n'en avait plus que 6, et ce n'est pas avec des
canots qu'on eût repris les cerros de l'Hôpital et de la Cruz. Le
stationnaire parti, Tuspan n'avait plus huit jours à tenir. La situa-
tion était malheureusement si claire que, dans quelques pourparlers
tenus avec Papantla, Lazaro Munos, un des habitans les plus
influons, avait répondu : «Je ne veux pas me déshonorer en recon-
naissant le gouvernement intrus de l'empereur. Le jour du triomphe
est proche, et j'en crois la défaite des Autrichiens et nos succès
récens. »
Du côté de Tampico, la plupart des routes qui conduisaient vers
l'intérieur avaient été interceptées dès le mois de mai. Le comman-
dant supérieur Voilée, qui avait succédé au colonel du Pin, avait
voulu réunir son monde pour marcher sur Santa-Barbara, peut-
être même sur Victoria. Il avait demandé au commandant Cloué
une compagnie de débarquement pour garder Tampico. Mais les
ordres du ministre étaient formels pour ne point laisser, à moins
d'absolue nécessité, des matelots à terre, et d'ailleurs le maréchal
n'avait point approuvé les projets de M. Voilée. Deux bataillons,
celui de la légion étrangère du commandant Bryan, que la marine
avait porté à Matamoros au mois de mai et qui, dirigé sur Tam-
pico, était maintenant campé de l'autre côté de la rivière, à Tam-
pico-Alto, à une assez grande distance de la ville, et celui du com-
mandant Chopin, qui avait poussé une pointe à liO lieues de dis-
tance, à Tancasnequi, n'étaient pas en état, par les maladies qui les
affaiblissaient et la difficulté des chemins, de revenir assez tôt pour
défendre la ville. Aussi la population impérialiste de Tampico avait
la plus grande peur de l'ennemi. Celui-ci pourtant, qui aurait
craint à son tour d'être coupé, n'eût sans doute pas occupé Tam-
pico, mais l'eût, tout au moins, rançonné et pillé. L'état du batail-
lon de Bryan devint bientôt si alarmant que le Tarn reçut l'ordre
de le ramener à Vera-Cruz en le remplaçant par le dépôt de batail-
lon d'Afrique. Quant au bataillon Chopin, s'il était besoin de com-
muniquer avec lui, le commandant du Tarn devait remonter la
TOME xua. — 1881, i'i
67A aeviiB DES deux uonoeô.
rivière avec ua canot armé d'une pièce de li et quarante carabiniers
surveillant les broussailles des deux rives. Le Tarn ramenait bien-
tôt le bataillon, réduit de cinq cents hommes à trois cent vingt,
sur lesquels cinquante à peine pouvaient porter leurs sacs, jusqu'au
chemin de fer qui les emmenait dans l'intérieur. Passant d'un
rapatriement de forces malades à un autre, le Tarn repartait aussi-
tôt pour Gampôche afm d'en ramener la garnison autrichienne,
également décimée. Gomme il était probable que le maréchal ne
tarderait pas à rappeler le bataillon Chopin, en quelque sorte blo-
qué à Tancasnequi, grand dépôt de marchandises de Tampico, il
ne restait plus bientôt que la petite portion de la contre-guérilla
Voilée pour défendre la ville, tout le reste du Tamaulipas étant
aux mains de l'ennemi et la Huesteca en pleine révolte. Tel était
l'état des provinces du littoral au nord de Vera-Cruz. De plus, le
Michoacan était à peu près perdu, ce qui avait sa gravité, cette
riche province étant contiguë à celle de Mexico. On avait pu croire
qu'avant d'opérer dans le Nord, le mare h al avait songé à s'établir
fortement dans le Tamaulipas, mais on voit qu'il y réussissait peu, et,
à ce sujet, les opérations de l'armée de terre, à cette époque en
particulier et en général pendant les dernières années de l'occupa-
tion, ne sont que marches et contre-marches, courses à fond de
train, arrêts soudains, retours précipités. Aucun succès n'est déci-
sif. Les bandes se dispersent et se reforment. Nos troupes haras-
sées agissaient dans le vide, et un point était à peine occupé qu'il
nous fallait l'abandonner et que l'ennemi le reprenait.
A. cette situation si tendue on n'avait d'abord apponé que des
palliatifs. Au sud, l'interdiction de navigation aux bâtimens mexi-
cains avait été levée. Carmen avait reçu des promesses, on avait
changé et quelque peu augmenté la garnison d'Alvarado. Au nord
Tuspan était rouvert, mais c'était tout. Une indécision manifeste
régnait à Mexico, autant au quartier-général que dans le gouver-
nement. L'empereur Maximillen, étranger dans un pays absolu-
ment nouveau pour lui, essayant de lui appliquer des réformes
tout européennes et qu'il éiait peu apte à goûter, mal ou diverse-
ment conseillé, plus tiaiide et plus homme du monde qu'énergique
et doué des qualités d'un souverain, eût volontiers accepté l'en-
tière et puissante tutelle du maréchal, si, plus fraîchement offerte
et plus sérieusement dévouée, elle n'eût pas eu les singulières et
inquiétantes oscil'ations qui la caractérisaient. Mais elle les avait,
et, par suite, de légers et déjà sensibles dissentimens qui devaient
bientôt s'enveniaier d'une extrême défiance éclataient entre le
jeune souverain et le maréchal. On coniprend que l'administration
n'y gagnât pas davantage que la conduite des affaires militaires.
D'ailleurs, l'administration mexicaine s'est toujours résumée et se
LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE. 675
résumait dans ces deux mots : désordre et concussion. Le luxe
d'employés dont on eût pu supprimer le plus grand nombre était
extrême, et les plus payés étaient naturellement les plus incapables
et les moins sûrs. Le lieutenant de vaisseau Détroyat, chargé de la
direction générale de la marine, se voyait obligé de payer les pré-
fets maritimes d'une marine qui n'avait que deux vapeurs nolisés
par l'état et trois canots à la Vera-Gruz. Quelques petits bâtimens
eussent été cependant de la plus grande utilité pour surveiller en
deçà de leurs brisans les barres de Cazones près de Tuspan, de
Jésus et Soto-la-Marina, entre Tuspan et Matamores, par lesquelles
on pouvait facilement introduire de la contrebande de guerre, et
pour établir à Matamoros même des communications entre cette
ville et Bagdad. Le seul nom de l'inscription maritime qu'il était
question d'installer dans des limites fort restreintes faisait fuir à
l'intérieur les hommes du littoral. Les capitaines de port, très bien
appointés, prélevaient d'une façon scandaleuse une large part sur
les salaires des pilotes, que s'adjugeait déjà presque en entier par
des manœuvres aussi coupables le pilote major. Dans le départe-
ment des postes, pour citer un autre exemple, le directeur de Tus-
pan avait ^5 piastres par mois et tant pour 100 sur la recette.
Deux autres employés touchaient chacun hO piastres, et il y avait à
peine à Tuspan quelques lettres, toujours distribuées en retard.
Quant au désordre de l'administration, pour ne citer qu'un seul
fait, on avait choisi pour un établissement de condamnés l'île de
Bermuja, au nord-ouest de Sisal, dans le golfe. L'inconvénient était
que cette île n'existe pas. A l'endroit qui lui est assigné sur les
cartes, on file 200 mètres de ligne sans trouver fond. Ce péniten-
cier eût été nécessaire pour évacuer les condamnés du fort Saint-
Jean-d'Ulloa. Le commandant Cloué avait proposé l'île Perès-aux-
Alacraus, ayant à proximité un excellent port. Il eût fallu, il est
vrai, un baraquement et une machine à recueillir la pluie, car,
comme sur presque toute la côte du Mexique, il ne s'y rencontre
pas d'eau potable. On n'avait pas répondu au commandant C'ioué.
La marine avait également sa part de difficultés et de gène. Elle
continuait à n'avoir à sa disposition qu'un nombre insuffisant de
navires. Lorsqu'il s'était agi de surveiller sérieusement le débar-
quement possible, imminent, disait-on, d'armes et de flibustiers
sur tout point de la côte, le ministre avait annoncé deux avisos, le
Tartarc et VAchéron, et une canonnière, la Diligente. 11 avait
même promis une autre canonnière pour remplacer la Tempête^
qui allait être démolie. Or VAchéron, arrivé de la Martinique,
venait d'y être renvoyé. Il n'était plus question de remplacer la
Tempête, et le Tarlare non plus que la Diligente ne paraissaient.
Eu revanche, le ministère s'étonnait que le Tarn te le Var, em-
676 BEVDE DES DEDX MONDES.
ployés, comme nous l'avons vu, par ordre du maréchal aux mou-
vemens des troupes, fussent restés si longtemps au Mexique.
V Adonis restait presque seul pour ravitailler les différens points de
la côte, et le commandant de la division pouvait craindre de se voir,
faute de moyens, réduit à l'immobilité. 11 avait à se plaindre aussi
du personnel qu'on lui envoyait. Les divisions des ports ne regar-
dant pas comme une faveur à faire à leurs hommes de les expédier
au Mexique, ou ne voulant pas s'affaiblir, désignaient des détache-
mens arrivant sur d'autres navires de la Gochinchine ou du Séné-
gal. C'étaient autant de non-valeurs, car la fièvre contractée dans
l'extrême Orient ou en Alrique, disparue ou à demi guérie en
France, reparaissait au Mexique chez ces hommes affaiblis que leur
courage était impuissant à soutenir et que leurs forces trahis-
saient. Ce n'était pas la division navale, c'était l'hôpital qui se
recrutait ainsi, La pénurie du charbon était aussi extrême. La con-
sommation, qui avait été calculée à Zi, 000 tonneaux par mois, s'éle-
vait au double. En même temps qu'on en demandait de tous côtés
et qu'il n'en arrivait encore d'aucun, la marine se voyait forcée
d'en refuser à la ville pour son gaz et au chemin de fer, qui lui en
devaient déjà chacun 250 tonneaux. Ces détails caractérisent une
situation avec ses ennuis et ses côtés douloureux.
Les événemens du JNord attiraient, nous l'avons dit, l'attention
du maréchal, et ils n'étaient pas sans une certaine gravité de per-
spective. Un accident inattendu avait précipité la paix, que dès le
mois de juin on supposait prochaine entre les confédérés et les
fédéraux. Les confédérés de BrownsviUe s'étaient soulevés, laute
de solde, paraît-il, et, après s'être emparés de quelques marchan-
dises qu'ils avaient vendues, s'étaient dispersés. Les fédéraux de
Brazos étaient alors entrés sans coup férir à BrownsviUe, s'y étaient
solidement établis, et leur nombre augmentait chaque jour. On
disait même qu'il devait leur arriver continuellement de nouvelles
troupes jusqu'à ce que relléctif de quarante mille hommes lùtatteint.
Les fédéraux allaient faire construire une grande caserne à la
bouche du fleuve, en lace de Bagdad, et faisaient acheter pour
cela une quantité considérable de bois. Le bruit courait qu'Ortéga
et Dobladone tarderaient pas à venir à BrownsviUe et que les Ame-
ricainti appuieraient le mouvement d'un corps de flibustiers qui
projetaient de s'emparer de Maïainoros et de Bagdad. Les com-
merçans de ces deux villes éniigraient en masse et allaient pour la
plupart à la Nouvelle-Orléans, il semblait évident que la paix con-
clue aux États-Unis devait mettre hn à cette prospérité factice de
Matamoros, qui n'avait d'autre raison d'être que le commerce du
coton plus facile à faire désormais ailleurs qu'au Rio-Grande. De
plus, un si grand rassemblement de troupes ne s'exphquait que
LA MARINE FRANÇAISE AD MEXIQCE. 677
par de mauvaises intentions, bien que le général fédéral déclarât
qu'il n'avait lieu que pour observer la neutralité et empêcher une
invasion des chefs libéraux. Mais était-ce croyable? Pendant que le
gouvernement affirmait que les expéditions de flibustiers ne parti-
raient pas, on voyait déjà passer sur la frontière du fiio-Grande
l'avant-garde de ces expéditions, et les hostilités commenceraient
sans doute que le cabinet de Washington protesterait encore de sa
neutralité.
L'intervention américaine paraissait donc imminente et donnait
à la guerre qui pourrait s'ensuivre des proportions gigantesques.
Non-seulement le INoi'd serait envahi par une armée moitié de
troupes régulières, moitié d'aventuriers, mais la marine fédérale
pouvait écraser notre faible division et menacer toutes les côtes.
Dès lors le soin de protéger Vera-Gruz préoccupait vivement le
maréchal, car Yera-Gruz entre nos mains était une porte de sortie
sur la mer, tandis qu'au pouvoir des Américains, c'était la porte du
Mexi'i'ue fermée sur nous. Or, il n'était point facile de défendre
les mouillages de Yera-Cruz et de Sacrificios. Le fort de Saint-Jean
d'Ulloa et les fortins de Vera-Gruz eussent été complètement inef-
ficaces contre des bâtimens blindés. On pouvait faire quelques
revêtemens en terre, mais sans y compter. Le matériel d'artillerie
du fort était complètement insuffisant. 11 n'y avait qu'en petit
nombre du 36 et du 24 et peu de projectiles. Disposées pour battre
du côté du large en 1838, ces pièces étaient inutiles à cause du
mauvais état des murailles sur les parties qui défendent les passses
nord et sud. D'ailleurs, comme il n'y eût eu probablement que
des bâtimens blindés à tenter l'attaque , elles n'auraient point
eu d'effet contre eux. Ce qu'il eût fallu, c'eût été au moins, pour
défendre les passes, deux batteries flottantes d'une certaine puis-
sance de vapeur, pour changer de mouillage avec le vent et le
courant. Quant au mouillage de Sacrificios, il était impossible de
le défendre, car on s'y rend par le nord et par le sud hors de por-
tée de canon. Une batterie s'y lût trouvée de plus isolée et sans
eau. Enfin les navires de la division du Mexique étaient insuffisans
de toute façon. Si Vera-Gruz eût été véritablement à nous, on eût
pu l'armer de nos canons de marine et s'y retirer comme l'ont fait
les Russes à Sébastopol, mais nous n'eussions pu y tenir. A la vue
des Américains, tout s'y fût soulevé et nous aurions eu l'ennemi
devant et derrière et au milieu de nous. La seule défense logique
était de faire remorquer à Fort-de-France, à la Martinique, les
faibles bâtimens dont nous disposions, de recevoir au moins deux
batteries flottantes et d'appeler d'Europe une escadre cuira&sée,
qui irait au-devant de l'escadre américaine.
Cela était exact, mais point rassurant, et il y avait lieu d'user de
678 BEVUE DES DEUX MONDES. ^
prudence. Aussi les instructions adressées au commandant de la
Tisiphone devant Matamoros étaient-elles dans ce sens. Il lui était
recommandé de dire au général américain que, pendant la guerre
des états, la France avait observé la neutralité et qu'elle avait
droit à ce qu'on l'observât envers elle. Le commandant devait
allier un ton très ferme à une grande politesse. Ne point se tenir
à l'écart des fédéraux, mais au contraire entretenir des relations
avec eux, établir enfin, à l'aide du général Mejia, d'un côté et de
l'autre, en payant bien, une exacte surveillance sur ce qui se passe-
rait tant à Bagdad qu'à Brazos, afm qu'aucune expédition de fli-
bustiers ne pût partir sans que nous en fussions avertis. Mais la
situation du commandant de la Tisiphone était très délicate, et il
pouvait être amené à tirer les premiers coups canon de la guerre.
Il fallait donc ne rien faire à la légère et s'inquiéter des diverses
éventualités qui se présenteraient. Par exemple, le passage du Rio-
Bravo par les troupes fédérales impliquait-il un acte d'hostilité et
par conséquent de déclaration de guerre avec la France? Si des
bâtimens avec pavillon américain débarquaient des troupes sur le
territoire mexicain, devions-nous nous y opposer par la force? Le
Rio-Bravo franchi, devions-nous attendre qu'on nous tirât des coups
de canon pour savoir si nous étions en guerre avec les États-Unis?
Si des bâtimens américains venaient en force à Vera-Cruz, ou à
quelque autre point du littoral mexicain, quelle conduite tenir? Il
était bon de tout préciser, car l'Amérique ne s'astreint guère aux
règles ordinaires des peuples civilisés. Dans ce pays où l'opinion
publique est affolée et toute-puissante, un coup d'audace si irré-
gulier, si absurde même qu'il soit, peut être acclamé par la nation
et s'imposer au gouvernement. Nous avions à redouter l'entreprise
soudaine d'un général quelconque et même d'un simple capitaine.
Le maréchal, déjà pressenti à cet égard qu'dque temps auparavant,
avait écrit que nous pouvions ne nous considérer que comme indi-
rectement engagés dans tout conflit américo-mexicain. Ce n'était
pas assez pour les circonstances actuelles, il fallait savoir quand
nous serions directement engagés et si, à moins qu'on ne tirât sur
nous, nous devions attendre des instructions de France pour nous
regarder comme étant en guerre avec les États-Unis, quelque acte
d'hostilité que cette puissance se hasardât à commettre contre le
Mexique. Le maréchal fut cette fois consulté catégoriquement et
répondit moins évasiveinent par des instructions dont pouvait
s'autoriser et dont s'autorisa plus tard le commandant Collet, de la
Tisiphone.
Le maréchal était d'ailleurs dans ses mêmes incertitudes, avec
un commencement d'irritation. On l'eût dit semblable au joueur à
qui d'heureuses chances ont d'abord souri et qui s'étonne de ne
LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUfc:. 679
les point voir se renouveler. Rien ne se passait effectivement
comme il se fût cru des droits secrets à l'espérer. Le général Gal-
vez venait d'être rappelé subitement du Yucatan à Mexico, parce
qu'on le soupçonnait de vouloir se prononcer. Gampèche, où l'on
avait eu l'imprudence de laisser rentrer tous les individus dange-
reux que le commandant Cloué en avait bannis, s'agitait de nou-
veau. On avait introduit l'ennemi dans la place. L'ancien gouver-
neur Pablo Garcia, tous les membres de son gouvernement, tous
ses partisans les plus exaltés y étaient revenus. Ils travaillaient la
ville, dont tout le bas peuple était dévoué à Pablo Garcia, qui était,
à ce qu'il paraît, estimé du reste de la population et digne de l'être.
Le Tabasco, grâce à l'impunité dont on l'avait laissé jouir, s'était
organisé de manière à servir de refuge à Juarès si celui-ci, dans
un temps donné, ne pouvait plus tenir au nord. S'il manœuvrait
bien, c'est au Tabasco qu'il se rendrait pour prolonger la guerre
indéfiniment et être insaisissable.
Le pays est si coupé d'arroyos qu'un partisan habile s'y soustrait
toujours à ceux qui le poursuivent. Ce qu'il y avait de bizarre, c'est
que, le blocus étant levé, Juarès pouvait parfaitement se rendre
avec un bâtiment neutre sur n'importe quel point du littoral et que
nous n'avions aucun droit de le saisir tant qu'il serait à l'abri d'un
pavillon étranger. Il pouvait donc à son gré choisir l'heure ou le
lieu, mais on inclinait à croire qu'il débarquerait plutôt entre Alva-
rado, à cause des ressources que lui offrait le Tabasco, et la lagune
de Terminos. A ce dernier endroit, le Brandon continuait à garder
Carmen et à sauvegarder Palizada et Jonuta. A la Frontera, nous
touchions toujours les droits de douane sans faire autrement la
guerre aux libéraux et sans qu'ils nous la fissent. Le nouveau capi-
taine de la Tourmente croyait même à un compromis possible. C'est
que, par suite d'une divergence d'opinions et surtout d'intérêts dont
la cause occulte et déjà signalée par nous était à Mexico, tous les
chefs de Tabasco n'étaient pas d'accord. Il y en avait qui pen-
chaient pour un accommodement, non avec l'empire, mais avec la
France. Toutefois ils ne s'enhardissaient à aucune proposition
sérieuse et ne trahissaient la cause générale et libérale de leur
pays que par quelques manifestaiions sans portée. Dans la province
de Vera-Cruz, non contons d'exploiter par bandes la route d'Ori-
zaba et les alentours, de piller les diligences et de maltraiter les
voyageurs, les libéraux s'étaient proposé un mouvement révolu-
tionnaire pour le 16 septembre 1865, anniversaire de l'indépen-
dance. Le commandant Cloué était venu de Sacrificios avec le Ma-
gellan, quarante soldats européens du fort avaient été envoyés à la
garnison et les compagnies de débarquement s'étaient tenues prêtes
toute la journée à sauter à terre avec trois pièces d'artillerie. U
gSO REVUE DES DEUX MONDES.
n'y avait rien eu, mais bien précaire était la possession d'une ville
qu'il fallait, au premier bruit, garder de la sorte. Au centre, dans
le Tamaulipas, sur le littoral, la position restait la même, incer-
taine et hostile. Le succès s'avançait avec nos soldats, reculait avec
eux , pas plus qu'eux ne s'établissait nulle part. Nous étions subis
par ceux qui ne se retiraient pas devant nous et harcelés par les
vaincus que nous faisions.
Le maréchal, mécontent, n'attendait plus qu'un événement de
quelque importance pour se risquer avec sa fortune, soit au nord
soit au sud. Il étouffait au milieu des mornes et ténébreuses illu-
sions dont on le berçait et des déceptions qu'on voulait inutilement
lui transformer en espérances ajournées. A tout hasard, il s'était
préparé de longue main aux opérations du Nord. Au mois d'août,
le colonel belge Vonder-Smissen, à Tacarubazo, avait pris au géné-
ral dissident Ortega toute son artillerie. Presque en même temps,
après avoir chassé l'ennemi du Tamaulipas, les deux colonnes du
général Brincourt et du colonel Jeanningros avaient convergé par
l'intérieur sur Saltillo et Monterey. Depuis, le Rhône, qui venait
d'arriver de France, avait gardé à bord trois cents hommes du
bataillon d'Afrique et les avait répartis entre Tuspan, dont on
avait relevé les fortifications , et Tampico. Nos moyens étaient
si faibles qu'on avait laissé le génie colonial à Tuspan, pen-
dant le trajet de Tuspan à Tampico, pour le reprendre au retour
et le ramener à la Yera-Gruz. La Diligente avait accompagné le
Rhône pour appuyer les opérations par les rivières. De Vera-
Gruz, le Rhône et le Tartare, qui allaient remplacer quelques jours
la Tisiphone, afin qu'elle changeât son artillerie à Yera-Gruz et se
reposât un peu, repartirent pour le Rio-Grande, chargés de porter
des munitions et des vivres au général Mejia, dont la situation
menaçait de devenir fort grave.
Ainsi, pendant que les Américains paraissaient concentrer sur le
Rio-Grande une armée de soixante-dix mille hommes et le matériel de
chalands et de bateaux nécessaires pour passer le fleuve, les troupes
du maréchal avançaient vers le nord. Quant aux libéraux de Jua-
rez, ils occupaient la ligne de Montclara à Reynosa, ce qui faisait
supposer qu'ils attendaient le signal des Américains pour opérer
avec eux. Quelque imminentes que fussent les hostilités, le maré-
chal cependant, les regards et les désirs tournés en arrière, ne se
fût peut-être pas encore décidé à s'engager à Matamoros, si un acte
d'une barbarie sauvage, en lui dessillant les yeux, ne lui eût mon-
tré de quelle haine implacable étaient animés les libéraux du Sud
et combien peu il y avait à compter sur eux.
Le 7 octobre, des bandits, se qualifiant de force libérale, après
avoir enlevé les rails d'un tournant, avaient attaqué le chemin de
LA MARINE FRANÇAISE AD MEXIQUE. 68 i
fer de Vera-Gruz à la Soledad. Le mécanicien, ayant donné un coup
de sifflet d'alarme, avait été tué immédiatement. Le commandant
Friquet, un garde d'artillerie et six autres militaires français, qui
se trouvaient dans le train, non-seulement avaient été massacrés,
mais coupés par morceaux et honteusement mutilés. Les autres voya-
geurs avaient simplement été rançonnés et quelques femmes enfer-
mées à part pendant deux heures sans qu'on pût savoir, du moins
par elles, ce qui leur était arrivé. Gela s'était fait au nom de la
liberté, et le sens moral était tellement nul dans le pays, ou la haine
contre nous si forte, que les habitans de Vera-Gruz s'enorgueillis-
saient tout haut de ce massacre et d'avoir eu pour l'accomplir
d'aussi vaillans compatriotes. Le commandant Cloué avait aussitôt
envoyé quelques hommes, mais l'endroit du crime était désert. Le
lendemain matin, le commandant de la Soledad avait mis en cam-
pagne quarante Égyptiens et vingt Mexicains à cheval, mais avait
inutilement atteint l'ennemi, qui s'était enfui. Là encore, sans qu'on
pût faire de prisonniers, on avait eu un caporal des sapeurs du
génie tué et sept hommes blessés. Trois jours plus tard, comme
pour nous braver ou recueillir les applaudissemens des habitans de
Vera-Gruz, une troupe de cinquante hommes à cheval était venue
camper et déjeuner derrière les dunes de sable au nord- ouest et à
une ou deux lieues à peu près de la ville. Ils voulaient sans doute,
une fois les portes fermées, tenter comme ils l'avaient fait l'année
précédente dans la nuit du 20 au 21 août, un coup de main sur le
village qui est autour de la promenade. La pluie toutefois avait
suffi à disperser ces libéraux. D'ordinaire, en effet, ils ne faisaient
rien par la pluie parce qu'ils avaient peur d'attraper la fièvre, qu'ils
n'aimaient pas plus que les balles de nos soldats. Depuis le 7, les
trains étaient escortés, mais le directeur de la compagnie crai-
gnait, si on ne faisait pas une campagne sérieuse contre ces
bandes, de n'avoir plus d'employés, car les libéraux avaient me-
nacé ceux-ci de les fusiller s'ils les retrouvaient sur le chemin de
fer. Ils avaient annoncé en outre qu'ils feraient dérailler et attaque-
raient le convoi tous les jours.
L'horrible massacre du 7 octobre provoqua un décret de Maxi-
milien, mettant hors la loi tous ceux qui dorénavant seraient pris
les armes à la main. Le général Alejandro Garcia, chef des libéraux
du Sud, y répondit en souverain par un décret semblable. Mais ce
qui donna à ces deux décrets, qui eussent été assez inoffensifs entre
Mexicains, une véritable et terrible portée, ce fut la circulaire du
11 octobre du maréchal Bazaine. Le maréchal rappelait à l'armée
que, le 18 juin, Ortéaga en prenant Uruapan avait fait impitoyable-
ment garder à vue le commandant Lemus; que, le 17 juillet, Anto-
nio Ferez assassinait de sa propre main le capitaine comte Kurzech
682 BEVUE DES DEUX MONDES.
après le combat d'Ahuacatlan, qu'Ugalde, à San Felipe, avait fait
fusiller les officiers d'un détachement qu'il avait surpris ; que, le
7 octobre enlin, les prisonniers du chemin de fer avaient été odieu-
sement traités et mis à mort. En conséquence, le maréchal faisait
savoir aux troupes qu'il n'admettait plus qu'on fît de prisonniers.
Tout individu, quel qu'il fût, pris les armes à la main, serait mis à
mort. Aucun échange de prisonniers ne serait fait à l'avenir. Il fal-
lait que les soldats sussent bien qu'ils ne devaient pas rendre leurs
armes à de pareils adversaires. C'était une guerre à mort qui
s'engageait entre la civilisation et la barbarie. Des deux côtés il
fallait tuer ou se faire tuer.
Cette circulaire fut de la part du maréchal moins un acte de re-
présailles que de colère. Peut-être l'écrivit-il pour creuser un abîme
entre les libéraux du Sud, entre tous les libéraux en général et lui-
même. Il n'y avait eu rien à faire avec tous ces gens-là, il ne vou-
lut pas qu'on pût rien imaginer de nouveau avec eux pour l'avenir.
Pour le moment, dût-il jouer le jeu de l'empire, il ne s'occupa plus
que d'une solution au Nord, et s'il n'eût été trop tard, c'était à la
fois ce qu'il y avait de meilleur pour nos intérêts et de plus hono-
rable pour le maréchal.
La situation de Matamoros, où allait se débattre la question du
succès des dissidens au Nord et de l'intervention américaine, était
depuis longtemps inquiétante. Dès le mois d'août, les Américains,
s'ils n'étaient pas encore décidés à franchir la rivière, protégeaient
du moins ouvertement Cortina et lui fournissaient des armes. La
troupe de Mejia diminuait sensiblement, et l'influence du général
lui-mêm ;: était paralysée par un commissaire impérial Portilla et le
ministre des travaux publics, M. Robles, dont la conduite à tous
deux donnait lieu aux plus graves soupçons. Un incident survenu
entre le commandant Bryan et îe général américain Brown avait
fait décider au maréchal que le bataillon étranger quitterait Mata-
moros le plus tôt possible. Le départ des troupes françaises avait été
fêté comme une victoire par tous les Mexicains sans exception.
Tout le monde conspirait hautement, s'entendait avec Cortina, lui
payait des droits pour des passe-ports ou le libre passage de mar-
chandises. Les employés du gouvernement étaient des juaristes
zélés. Mejia, annulé et dégoûté, laiss it faire, et l'opinion était que
Cortina entrerait avant longtemps dans Matamoros sans coup férir.
Quelques jours plus tard, le 11 décembre, M. Robles, qui avait
dû revenir à Yera-Cruz, restait à Matamoros. Bien qu'il ne fût pas
arrivé de nouvelles troupes à Brazos et qu'il fût, au contraire, sorti
de la rivière plusieurs vapeurs chargés de noirs pour la Nouvelle-
Orléans, on s'attendait néanmoins à une attaque renforcée d'Amé-
ricains. Les inquiétudes grandissant, on eût voulu confier la garde
LA MARINE FRANÇAISE AU MEXIQUE. 683
de Bagdad à la Tisiphone. Mais ce n'était pas l'avis du conmman-
dant de la division à qui on en avait écrit, car la. rade de Bagdad
étant foraine, c'eût été une force imprudemment mise à terre. Les
communications étaient coupées en effet entre Matamoros et Mon-
terey, ainsi qu'entre Matamoros et Bagdad, à l'embouchure du fleuve.
Il est vrai que, dans ce dernier espace, l'inondation presque com-
plète des terres y suffisait. Cependant, à la fin du mois, le ministre
Bobles revenait, et Matamoros semblait moins menacé par suite du
peu d'intelligence existant entre Gortina, Escobedo et les autres
chefs mexicains qui tenaient la campagne dans les environs. Toute-
fois ces chefs avaient toujours, quoique non avoué, l'appui des
autorités fédérales de Brownsville. Un officier très intelligent, en-
voyé sous un prétexte quelconque à Brazos, avait constaté le ras-
semblement d'un très grand nombre de chariots, de fourgons et
chalands arrivés démontés d'Amérique.
Le 28 septembre, la Tisiphone retournait à Matamoros. Elle
avait surtout pour mission de surveiller les Américains et de s'as-
surer s'il était vrai qu'ils employassent 15 à 20,000 noirs à la con-
struction de deux chemins de fer dans le Texas et dans le voisinage
de la frontière du Mexique, sans doute, pour faciliter les mouve-
mens de -roupes. Cette crainte constante des États-Unis, qui s' affir-
mait cha'jue jour par de nouveaux motifs, agissait si fortement sur
le maréchal qu'il allait jusqu'à les supposer capables de nous
attaquer sans déclaration de guerre. Il demanda même au comman-
dant Cloué si, dans le cas d'hostilités subites contre Vera-Cruz, il
ne lui S' rait pas possible de metLre aussitôt à terre son matériel et
son personnel et de. se retirer sur Cordova. Une objection capitale à
cette opération, c'est que, si l'agression devait être soudaine, nous
ne la saurions que lorsqu'elle aurait eu un commencement d'exé-
cution et qu'il serait déjà trop tard pour débarquer à Vera-Gruz les
hommes et le matériel. Quant à la retraite sur Cordova, elle eût, été
un désastre avec des matelots qui ne connaissent pas la guerre à
terre et au milieu d'un pays qui se fût entièrement soulevé contre
nous. Le commandant Cloué répondait avec une honorable et fière
modestie que le rôle de la marine est sur l'eau et non à terre, qu'il *
se croyait capable de défendre son bâtiment jusqu'à la dernière
extrémité aussi bien que n'importe quel capitaine de vaisseau, mais
qu'il se reconnaissait tout à fait incapable de remplir les fonctions
de colonel. C'était de la franchise, mais les choses en arrivaient à
un point où il devait moins que jamais déguiser sa pensée au ma-
réchal. Le commandant Cloué se trouvait d'ailleurs, à bord du
Magellan, aux prises avec la fièvre jaune, qui sévissait également à
Carmen sur le Brandon et faisait ainsi à la division une de ses
visites périodiques. On manquait de médicamens, de linge, de chlo-
684 REVDE DES DEUX MONDES.
rare de chaux, qu'on attendait inutilement de France, mais c'étaient
là des inconvéniens dont on ne s'occupait plus. L'important eût
été de prendre la mer quelques jours, mais les affaires retenaient le
commandant à Vera-Gruz, et il ne pouvait envoyer le Magellan
tout seul au large, son poste y étant dès qu'il y avait quelque danger
à courir à bord.
Ce fut alors qu'il apprit la nouvelle de l'attaque de Matamoros
par Escobedo, qui avait plusieurs milliers d'hommes et onze pièces
de canon. Les communications étaient interceptées entre Matamoros
et tout autre point, et nous en étions réduits à expédier des cour-
riers le long du Texas pour connaître la situation exacte. Le com-
mandant partit aussitôt pour Matamoros avec le Magellan, V Ado-
nis, le Tartare et la Tactique. Dans cette saison des coups de vent
du nord, la traversée fut pénible. V Adonis arriva trente-six heures
en retard, et le Tartare îmX forcé de retourner un jour à Vera-Gruz.
Il avait perdu son gouvernail parti par la jaumière avec la barre et
tout ce qui y attenait. A peine mouillé, le commandant écrivit au
général Wetzel, qui commandait les forces des litats-Unis, sur le
Rio Grande. Les faits de connivence américaine étaient nombreux
et faciles à signaler. Les libéraux tiraient et avaient tiré du Texas,
de Brownsville en particulier, la plupart de leurs ressources en
hommes et en munitions. Les pièces d'Escobedo étaient servies par
des canonniers américains non encore congédiés. Les blessés étaient
reçus à l'hôpital de Brownsville, où les officiers d'Escobedo et de
Gortina venaient journellement, en armes, prendre leurs repas. En
un mot, Brov^^nswille semblait être le quartier-général des jua-
ristes, qui n'eussent été capables de rien entreprendre sans les
secours constamment renouvelés qui leur venaient du Texas.
G' était tenir en bride les Américains par une protestation for-
melle contre leur violation de la neutralité sur la frontière. Quant
à Matamoros, l'arrivée du Magellan et des autres navires sans
troupes à bord avait produit un fâcheux effet. Le général Mejia disait
par instans qu'on l'abandonnait, mais il paraissait néanmoins décidé
à se défendre à outrance et déployait une énergie et une activité
extraordinaires. La garnison était animée d'un bon esprit, et la popu-
lation, ayant appris que les chefs dissidens avaient promis quatre
heures de pillage afin d'attirer dans leurs rangs le plus d'aventu-
riers possible, s'était, comme au mois de mai précédent, organisée
en milices. Mejia n'eût demandé que deux cents pantalons rouges
pour garder la ville pendant qu'il sortirait et culbuterait l'ennemi.
La division ne pouvait, avec ses malades, s'associer autant qu'elle
l'eût désiré à ce mouvement de défense, mais elle allait, comme
toujours, agir avec autant de rapidité que d'énergie.
Le bruit courant que l'ennemi allait tenter quelque chose contre
LA MABINE FRANÇAISE AU MEXIQUE. 685
Bagdad, la Tisiphone s'embossa, en dehors, par petit fond, pour y
rester tant que le calme le permettrait. En même temps on armait
en guerre le petit vapeur de commerce VAntonia, en mettant à bord
deux pièces d'artillerie, une de 12 et une de 4; avec les hommes
chargés de ces pièces et un peloton de carabiniers. Les hommes
et l'équipage étaient fournis par les matelots de Y Adonis et de la
Tisiphone. L'enseigne de vaisseau de la Bédollière, un des officiers
de la Tisiphone; SL\a.it le commandement de VAntonia. Sa mission
était de concourir à la défense de Matamoros en agissant aux abords
du fleuve, près de la ville. Il avait à recevoir les ordres du général
Mejia, mais, fidèle à son rôle de marin, ne devait assister la ville
que par eau. VAntonia partit le matin du 9 novembre de la rade
de Rio-Grande pour Matamoros, et sa traversée ne devait pas s'ac-
complir sans incidens. A une heure de l'après-midi, à un endroit
où la rive est haute et touffue, VAntonia fut saluée par une fusil-
lade des plus vives. Précisément, par suite d'un faux coup de
barre, le bateau échouait. Il resta dix minutes sous le feu et y ré-
pondit si vigoureusement que les assaillans se retirèrent pour nous
fusiller de plus loin. Cette fois on leur envoya des coups de mitraille
et ils s'enfuirent dans la plaine à toute bride, au nombre de deux
cents cavaliers. Quelque temps après, deux de ces cavaliers pas-
sèrent dans une barque derrière Y Anlonia, abordèrent au Texas,
et de la rive américaine adressèrent au vapeur sept coups de feu.
VAntonia continuant sa route, longeait le Tampico, chargé d'Amé-
ricains et amarré sur la rive mexicaine. Un morne silence accueillit
les Français, tandis qu'au contraire les cavaliers libéraux commu-
niquaient bruyamment avec le vapeur. Un instant, VAntonia fut
dominée par un canon placé à un endroit où la berge était fort éle-
vée. L'ennemi, animé à la lutte, avait oublié ses habitudes de pru-
dence et tirait à découvert. On voyait les chemises rouges et les cha-
peaux à bordure blanche des hommes de Gortina et de Canales. Les
matelots furent admirables sous cette pluie de feu. Deux tombèrent
grièvement blessés. Le vapeur VEugénia venait alors au-devant de
VAntonia, qu'il escorta jusqu'à Matamoros et qui ne fut plus inquié-
tée. Seulement quand nous arrivâmes àBrownsville devant le camp
des Américains, toutes leurs troupes étaient sur le bord nous
regardant passer. Ils semblaient consternés de nous voir et ne pous-
saient pas un cri. En revanche, les cavaliers qui avaient traversé
le Rio-Grande cavalcadaient dans le camp et échangeaient des saluts
et des poignées de mains avec les officiers américains.
Le commandant Cloué écrivit de nouveau au général Wetzel. En
lui exposant que, selon ses ordres, VAntonia n'avait pas répondu
aux coups de feu partis de la rive texienne, il lui notifiait que,
686 REVUE DES DEUX MONDES.
d'après les lois internationales, les Mexicains en armes qui fran-
chissaient la frontière des États-Unis devaient être désarmés et
internés par les Américains, qu'à bien plus forte raison, ceux-ci
ne devaient tolérer aucun acte d'hostilité partant de chez eux, et
qu'il fallait croire que le général Wetzel avait complètement ignoré
ces infractions diverses à la neutralité. La plus grande indiscipline
régnait d'ailleurs parmi les troupes américaines. Un de leurs géné-
raux venait d'être assassiné par un soldat noir. La politique, à. en
juger par des faits bizarres, flottait autant que la discipline. Peu
de jours après l'arrivée de VAntoma, un haut fonctionnaire des
États-Unis venait trouver le général x\lejia et lui exhibait des pou-
voirs presque illimités, allant jusqu'à faire fusiller le général Wet-
zel. Il lui annonçait en outre qu'il aurait bientôt à lui coniinuniquer
des bases nouvelles pour la reconnaissance du Mexique par les
États-Unis. Ce haut fonctionnaire ressemblait fort à un espion ou
à un chevalier d'industrie; mais la conduite tenue par le cabinet de
Washington, que préoccupait l'oaverture du congrès, était en appa-
rence si inconsistante qu'on accueillait les bruits les plus étranges.
11 était évident toutefois que les lif>éraux s'acharneraient à l'at-
taque de Matamores jusqu'à ce qu'ils fussent certains que la pro-
tection des Américains leur ferait défaut. Il y avait dans la ville, en
numéraire et en marchandises, des sommes immenses, et ils se pro-
curaient de l aigcut en escomptant leurs espérances, sinon de pil-
lage, au moins de possession. Il est vrai que ces perspectives
surexcitaient la population commerçante, qui construisait et occu-
pait des barricades, faisait des patrouilles et passait toute la nuit
sous les armes. D'un autre côté, le n/aréchal faisait avancer ses
colonnes. Celle du colonel d'Ornano se dirigeait sur Yictoria,
celle du général Jeanningros sur Montclava, afin d'opérer une
diversion en faveur de Matamoros. Maiheureusemeiit cette rouie
de Victoria à Matamoros, extrêmement difficile, presque imprati-
cable à cause des inondations, était de plus une espèce de désert
sans ressources. Aussi le général Meji a était-il fort contrarié de la
voir prendre aux troupes dans la crainte qu'elles n'arrivassent trop
tard. Les libéjaux précipitaient du reste leurs attaques. Excessi-
vement décontenancés par la réussite complète du voyage de i'Aa-
tonia^ ils avaient fait tentative sur tentative pour la prendre ou la
détruire. La dernière tentative, le 11 novembre au soir, avait été la
plus importante. Cinq embarcations et un chaland chargés di:> monde
se laissèrent dériver sur YAntonia^ mais l'ennemi fut reçu à portée
de pistolet par la mitraille et le feu des carabines. Les embarca-
tions disparurent alors, soit qu'elles eussent été coulées, soit qu'elles
se fussent abandonnées au courant. Le chaland s'échappa à l'aide
LA MARINE THANÇAISE AU MEXIQUE. i^7
d'un subterfuge. Il se fit passer pour un bâtiment américain en
dérive par hasard.
Le 20 novembre, V Allier arrivait avec trois cent soixante Autri-
chiens, vingt Mexicains, soixante chevaux ou mulets. Ces renforts
étaient mis à terre à Bagdad, le même jour. Le lendemain, le géné-
ral Mejia envoyait pour les prendre YAntonia et deux autres petits
bateaux à vapeur de même échantillon, VAlamo et le Camargo^
que la division armait, comme VAntoma, d'une pièce de 12, d'une
de h rayée et de quelques carabiniers ; ces trois bateaux partaient
de Bagdad le 22 au matin pour Matamoros, où ils arivaient le 23
sans obstacle. Ce renfort décida les libéraux à la retraite. Pour-
tant, en s'en allant, Escobedo chercha à surprendre Monterey; mais
le commandant La Hayrie, venu de Saltillo, et le général Jeannin-
gros, de Montclava, sauvèrent la ville et poursuivirent le général
mexicain .
La délivrance de Matamoros amena le rétablissement de la tran-
quillité à Tuspan et à Tampico, où les partis s'étaient agités et
que les bandes ordinaires du Tamaulipas et de Papantla avaient
menacés pendant les événemens du Nord. A Tampico, le comman-
dant supérieur, le capitaine Garrère, avait maintenu la défense sur
un bon pied. Successeur du lieutenant Voilée, qui avait indisposé la
population par certains actes agressifs, il s'était étudié à ramener
l'ordre, et, comme chaque officier avait son meilleur plan de con-
quête et de soumission pour le Mexique, il avaii- cherché par que^que
déférence et quelques égards pour le général La Madrid, qui com-
mandait à Tuspan, en lui laissant, par exemple, passer la revue
des troupes de la contre-guérilla et de la garni.^on, le jour de la
Saint-Maximilien, à rehausser, par l'amour-propre flatté, chez les
Mexicains, le sentiment de leur valeur et de leur dignité person-
nelle. Il n'avait rehaussé que leur aaiour-propre. La Diligente avait
dû séjourner à Tuspan, dans la rivière même. Le capitaine Revault
avait su influencer discrètement la population et réorganiser la
défense possible de la garnison. 11 ne lui avait fallu que quelques
carabiniers dans les cerros bien approvi.-:iannés de vivres, d'eau et
de munitions. Le préfet néanmoins avait été assassiné, et le capitaine
de la Diligente, qui eût peut-être mieux fa't d'envoyer par une
occasion sûre le meurtrier au fort de Saint-Jean-d'Ulloa, l'avait laissé
en prison, d'où il était probable que l'influence occulte, mais per-
sistante, de M. Llovente le père le ferait échapper. Il est vrai que
\a. Diligente, qui maintenant pouvait quitter Tuspan, n'aurait qu'à
y revenir pour y ramener cette sûreté et cette fidélité douteuses
qui étaient l'état normal des dilïérens points du Mexique occupés
par nous.
688 REVUE DES DEUX MONDES.
Libre de quitter le Rio-Grande, le commandant Cloué se rendit
alors au désir du maréchal, que les nouvelles d'un prochain débar-
quement de Santa- Anna, ou de ses partisans, à la côte de Sota-Vento,
avaient inquiété. Il laissait en partant la Tisiphone devant Mata-
moros et adressait au commandant Collet les instructions les plus
précises pour la conduite qu'il avait à tenir. Il devait procéder sans
retard au désarmement des petits vapeurs VAntonia, la Camargo
et VAlamo. Puisqu'il n'y avait plus urgence à leur séjour à terre,
il fallait que les officiers et les équipages rejoignissent leurs bords.
On pouvait fournir de la poudre, des cartouches et des boulets au
général Mejia, mais aucune arme qui nous appartînt. Quant aux
Américains, il fallait observer avec eux la plus grande réserve
et ne point s'occuper des affaires intérieures puisqu'il y avait des
autorités mexicaines, et surtout ne point servir à celles-ci ou au
général Mejia d'intermédiaire officieux avec les chefs des troupes
des États-Unis. Ces instructions étaient en un mot la circonspection
la plus grande et la plus stricte prudence au point de vue politique
et militaire.
L'année 1865 finissait. Pendant toute sa durée, notre fortune au
Mexique avait oscillé entre des succès et des échecs, sauvegardée
par momens par des conseils loyaux et des influences d'honnêteté
et de bon sens qui ne pouvaient avoirmalheureusement qu'une action
limitée, arrêtée et compromise par les visées d'une ambition
secrète que la plus brillante réussite eût seulement absoute. Nous
avions en apparence maintenu notre situation, mais au fond elle
croulait de toutes parts et allait être emportée par la force des
choses. L'administration était inerte ou corrompue. La population
moyenne, bien disposée pour l'empire, qui lui eût apporté l'ordre,
mais craintive et découragée, n'offrait qu'un vain et passif appui ;
les libéraux, fiers de n'avoir point succombé, s'enflaient des com-
plaisances qu'on avait eues pour eux et des forces qu'ils avaient
gagnées. L'Amérique hostile et menaçante avait toutes prêtes contre
nous ses flottes de monitors et ses bandes licenciées d'aventuriers
et de flibustiers, si elle n'était désarmée à Paris par un arrangement
qui conciliât ses prétentions et les nôtres. L'heure était passée du
règne possible de Maximilien, d'une élection, sinon d'une intrigue
nationale élevant un souverain nouveau, de la non-intervention, à
laquelle des déchiremens intérieurs avaient jusqu'alors contraint
les États-Unis : il n'y avait plus à sonner que l'heure de notre
retraite et de la dissolution de l'empire.
Henri Rivière.
LA FRANCE AU SOUDAN
IV.
LE CHEMIN DE FER TRANSSAHARIEN.
Le chemin de fer du Sénégal au Niger étant sur le point d'être
exécuté (2), les considérations qui plaidaient en faveur de la con-
struction du chemin de fer transsaharien deviennent beaucoup
moins pressantes. La date où la construction de celui-ci s'impo-
sera va forcément dépendre de la fortune de celui-là.
Que veut-on? Gréer un débouché au Soudan pour ouvrir son
immense territoire à notre influence et son riche marché à notre
commerce. Ce but sera provisoirement atteint par la ligne du
Sénégal. Une voie ferrée qui le mettra en communication avec le
reste du monde est indispensable à ce grand pays jusqu'à pré-
sent fermé; mais deux, c'est un luxe auquel on ne devra songer
qu'autant qu'il aura fait ses preuves. Quel trafic peut-il alimenter?
Les données que nous avons résumées dans un précédent travail
permettent à ce sujet les plus brillantes hypothèses, mais ce ne sont
que des hypothèses : l'exploitation de la ligne du Sénégal aura pour
premier effet d'en vérifier la valeur ; elle nous procurera, en outre,
sur le Soudan une foule de renseignemens précis, et ces nouveaux
(1) Voyez la Revue du 1" décembre 1880.
(2) Depuis la publication de notre premier travail, la chambre des députe's a
approuvé la concession du chemin de fer de Dakar à Saint-Louis à la compagnie des
BatignoUes et voté les crédits nécessaires pour la construction d'une première section
de la ligne de Saint-Louis au Niger, section comprise entre Médine et Bafoulabé.
TOME XLUl. — 1881. 44
690 REVUE DES DEUX MONDES.
élémens auront un poids décisif dans les appréciations sur l'utilité
d'un autre chemin de fer. Si le trafic se développe lentement, il est
évident que la construction du Transsaharien sera reculée en rai-
son de cette lenteur. Une première ligne donnant des résultats peu
satisfaisans, qui fournirait plusieurs centaines de millions pour en
créer une seconde? Si le succès répond aux espérances, il est évi-
dent, au contraire, qu'il dissipera toutes les appréhensions des
esprits que le projet de lancer une voie ferrée à travers 2,000 kilo-
mètres de sable inquiète comme une idée un peu chimérique.
Échec ou réussite, le sort de la ligne du Sénégal aura donc un
contre-coup inévitable sur celui du Transsaharien.
Si incertaine que cette situation rende l'époque où cette grande
entreprise entrera dans sa période d'exécution, la France, pour se
trouver prête à tout événement, n'en doit pas moins terminer
promptement les études commencées. Aussi bien le gouvernement
les fait-il continuer, — avec moins de vigueur, il est vrai, qu'on ne le
souhaiterait. Deux raisons l'y engagent. La première, c'est que la
ligne du Sénégal deviendra vite insuffisante pour un commerce très
actif, parce qu'elle laisse les produits à neuf jours de Bordeaux,
tandis que le Transsaharien les amènera à quelques heures de Mar-
seille, et parce qu'elle se maintient sur tout son parcours dans des
régions qui sont meurtrières pour les blancs pendant les mois de
l'hivernage, tandis que l'Algérie et le Sahara, hormis pourtant les
bas-fonds, sont d'une salubrité constante. La seconde, c'est que
cette ligne desservira mal la partie la plus riche et la plus peuplée
du Soudan, celle qui s'étend entre le Niger et le lac Tchad. Le
Transsaharien sera nécessaire pour y atteindre véritablement. Le
voyageur Gérard Rohlfs a proposé, les journaux allemands et ita-
liens ont discuté et discutent encore le projet d'un chemin de fei'
qui, partant de Tripoli pour aboutir au Bornou, nous enlèverait à
jamais toute cette région. Les concurrens qui peuvent nous surgir
de ce côté ne paraissent pas assez riches pour aventurer une aussi
colossale dépense; il est bon néanmoins de nous en préoccuper,
car pas plus là que dans le haut Niger nous ne devons nous laisser
distancer. Dans le Soudan gît notre dernière chance fie nous créer
un grand empire colonial. Il faut que, le jour où la ligne transsaha-
rienne sera jugée nécessaire, nous soyons en état d'y mettre aus-
sitôt la pioche.
I.
La commission supérieure instituée « pour l'étude des questions
relatives à la mise en communication par voie ferrée de l'Algérie
LA FRANCE AU SOUDAN. 691
et du Sénégal avec l'intérieur du Soudan » se réunit pour la pre-
mière fois le 21 juillet 1879, et ses séances se prolongèrent jusqu'à
la fin du mois d'octobre suivant. M. de Freycinet l'avait composée
de tous les hommes capables d'apporter quelque lumière sur les
points à traiter : voyageurs ayant exploré le Sahara, officiers ayant
commandé dans le sud de l'Algérie, savans ayant étudié la nature
du désert, ingénieurs experts dans les travaux projetés, sénateurs
et députés des départemens algériens, membres du parlement
s'occupant d'une façon particulière de notre colonie. On ne pouvait
rêver assemblée plus compétente, et cependant, malgré l'intérêt
que présentèrent les discussions, elles ne servirent qu'à faire écla-
ter la divergence des vues. Précisément parce qu'il était familier
avec la question, chaque membre arrivait uvec une opinion toute
faite, des idées fixes. Les uns raisonnaient d'après leurs sympa-
thies pour les régions qu'ils avaient parcourues, les autres subis-
saient l'irifluence des traditions indigènes qu'ils avaient étudiées;
ceux-ci prétendaient arrêter la voie à Ouargla, la faisant ainsi
aboutir au néant du désert, ceux-là demandaient qu'on ouvrît
immédiatement des chantiers alors que personne ne sait encore
d'oii la ligne partira et où elle ira; deux sous-commissions pre-
naient sur le même sujet des résolutions absolument différentes;
les représentans de l'Algérie parlaient chacun pour leur province;
et les militaires et les civils se témoignaient une défiance qui était
comme un écho lointain de l'inimitié qui les divise dans notre colo-
nie africaine. ÎNi sur le point de départ, ni sur la direction générale,
ni sur le point d'arrivée de la ligne, ni sur la façon de procéder
aux études, il ne fut possible d'arriver à une entente. Les provinces
algériennes réclamaient toutes les trois l'avantage d'être prises
pour tête de ligne, ce qui obligeait à choisir entre trois points de
départ ; comme but à atteindre, les uns proposaient le Niger et les
autres le Haoussa, ce qui obligeait encore à choisir entre deux points
d'arrivée; enfin, il y avait deux systèmes en présence pour les
explorations dans le désert, celui des voyageurs isolés et celui des
voyageurs escortés. Pour ne mécontenter personne, tout choix fut
remis jusqu'à plus ample informé. On décida que les divers tracés
seraient simultanément étudiés et que les deux systèmes d'explo-
ration seraient employés concurremment. Disons tout de suite à
ce propos que M. Soleillet, qui s'était fait connaître par deux
voyages à In-Salah et à Segou et qui s'était offert pour voyager
isolément, a échoué deux fois dans son projet d'aller de Saint-Louis
du Sénégal à Alger, en passant par Tombouctou. 11 tente actuelle-
ment cette entreprise pour la troisième fois.
Sur la proposition de la commission, le ministre des travaux pu-
692 BEVUE DES DEUX MONDES.
blics confia l'étude des tracés : dans le Tell aux ingénieurs des ponts
et chaussées des départemens dont ils empruntent le territoire;
dans le Sahara algérien, à des missions techniques spéciales; et
dans le grand désert, où l'insécurité ne permet pas le même appa-
reil scientifique, à des expéditions chargées de prendre une vue
rapide du pays, qui est presque tout entier inconnu. Nous passe-
rons rapidement sur les travaux de MM. Lebiez et Neveu-Derotrie
dans la première de ces zones, parce que les convenances locales
auxquels ils répondent ne sont pas de nature à peser beaucoup
dans le choix du tracé définitif; ils ont démontré que, pas plus
dans la province de Constantine que dans celle d'Alger, la traversée
de l'Atlas ne présente d'obstacle sérieux et qu'on pourra facilement
y raccorder le Transsaharien au réseau des chemins de fer déjà
existans.
Les étu'les dans les deux autres zones se partagent naturelle-
ment en deux faisceaux : un coup d'œil sur la carte suffit pour
s'en rendre compte. Adopte-t-on le Haoussa pour but? le Transsa-
harien doit passer par le Hoggar et partir, soit de la province de
Constantine, soit de la province d'Alger ; la province d'Oran est
trop éloignée pour entrer en concurrence. Est-ce le Niger que l'on
vise? alors c'est la province de Constantine qui est trop éloignée à
son tour ; la ligne doit passer par le Touat et partir d'Alger ou
d'Oran. Il y a par conséquent un tracé oriental et un tracé occi-
dental. Examinons-les l'un après l'autre.
M. Choisy, ingénieur en chef des ponts et chaussées, fut chargé
de reconnaître et de comparer deux itinéraires du Sahara algé-
rien, à savoir : 1° entre Laghouat et El-Goleah, une ligne pouvant
servir de tête aux deux tracés et aboutir aux régions soudaniennes,
soit par le Touat, soit par le Hoggar ; 2° entre Biskra et Ouargla,
un tracé destiné à gagner le Haoussa par la vallée de ITgharghar et
le Hoggar. Il emmena avec lui un ingénieur des ponts et chaussées,
un ingénieur des mines, un docteur en médecine pour les recher-
ches médicales et anthropologiques, un garde-mines et deux chefs
de section du cadre auxiliaire des travaux de l'état. Comme il devait
séjourner dans des pays sans eau, il lui fallut un matériel considé-
rable : sa caravane ne comptait pas moins de cent dix chameaux.
Un membre des Ouled-Sidi-Cheikh y était incorporé pour la pro-
téger de son prestige dans une région qui est soumise à la domi-
nation religieuse de sa famille. La mission quitta Laghouat le
17 janvier 1880, se dirigeant sur El-Goleah, qui est presque sous
le même méridien ; elle inclina légèrement vers l'est pour se rap-
procher du M'zab, que le chemin de fer ne saurait négliger de des-
servir. Pendant neuf jours, elle travailla en toute sécurité, pre-
LA. FRANCE AU SOUDAN. 693
nant son temps, se dispersant à droite et à gauche, opérant un
cheminement au théodoUte complété par un levé de détail à la
planchette; mais au puits de Zebbacha, elle reçut un courrier de
la division d'Alger, lui annonçant qu'une bande de pillards s'or-
ganisait sur la frontière du Maroc pour envahir le sud de l'Al-
gérie et lui conseillant de se replier sur Laghouat. M. Ghoisy
trouva cette retraite humiliante au moment où ses travaux ne fai-
saient que commencer; il envoya des éclaireurs dans la direction
du Maroc et, ayant constaté que l'ennemi ne s'était pas encore
montré dans un rayon de 100 kilomètres, il continua sa marché
vers le sud, — avec plus de hâte, il est vrai; il fallut renoncer désor-
mais aux opérations géodésiques et se contenter d'un iiinéraire à
la boussole et au baromètre, quitte à faire des levés exacts sur les
points douteux ou difficiles.
La mission parvint, le 17 février, à El-Goleah, oiî elle passa une
semaine. Cette oasis, perdue entre l'Algérie et le Touat, a gardé
un souvenir durable de la visite que lui a faite une de nos colonnes
en 1873; elle paie régulièrement l'impôt, et le cheikh fit un accueil
empressé à nos compatriotes. Pendant qu'on se reposait des fati-
gues d'un mois de marche à travers des lieux inhabités, une partie
de l'expédition fit une pointe dans le sud. Depuis le voisinage du golfe
de Gabès jusqu'aux bords de l'océan Atlantique, le Sahara est coupé
en biais par une épaisse bande de dunes de sable qui court du nord-
est au sud-ouest et qu'on appelle les areg dans le sud de l'Algérie.
Ces sables constituaient une des grosses objections que l'on oppo-
sait au projet du Transsaharien. Comment les traverserait-on? Dans
son voyage à In-Salah, M. Soleiliet avait découvert qu'au sud d'El-
Goleah, ils n'avaient que 6 kilomètres de traversée; M. Choisy vou-
lut s'en assurer, et il eut la chance de découvrir un passage plus
facile encore, car il n'a que 1 kilomètre 1/2 d'épaisseur. Un tunnel
en tôle pour contenir les sables comme les Américains en ont établi
sur le Transcontinental pour arrêter les neiges, c'est tout ce qu'il
faudrait pour franchir, en cet endroit, cette barrière, que quel-
ques imaginations s'étaient plu à dépeindre comme insurmontable;
on retrouve ensuite au-delà des plaines à sol plat. D'El-Goleah à
Ouargla, le programme de la mission ne comportait pas formelle-
ment l'étude d'une ligne de chemin de fer ; elle ne s'en attacha
pas moins à dresser une carte du pays, qui fournira de précieuses
indications si l'on veut plus tard relier Ouargla avec le Touat.
« Cette région fut la plus inhospitalière de tout notre parcours, dit
M. Choisy. Les indigènes avaient comblé les puits, qui sont pro-
fonds, pour se défendre contre les incursions du sud. Le sol pier-
reux et presque absolument stérile offrait à peine quelques touffes
69/1 REVUE DES DEUX MONDES.
de thym pour alimenter les chameaux de la caravane. Enfm un
parti puissant nous attendait en un point considéré comme une des
étapes obligées de la route, le puits de Kechaba. Une marche for-
cée de neuf journées sans rencontrer un seul point d'eau a seule
pu déjouer les projets d'attaque. »
A partir de Ouargla, la mission retrouva la sécurité et put
repren(ire le canevas géodésique avec levé de détail» Un long cha-
pelet d'oasis s'égrène devant les pas du voyageur. Les populations
sont soumises, l'eau ne manque nulle part ; sauf la chaleur, qui
commençait à devenir excessive, et l'absence de points de repère
dans un pays parfaitement plat, rien ne gêna les études. Elle ne
s'arrêta plus qu'à Biskra, où elle arriva le 16 avril, après avoir
parcouru 1,250 kilomètres en trois mois et une semaine. Grâce à
une hygiène sévère, elle n'avait pas perdu un seul homme. L'ex-
péditioa Flatters, dont nous parlerons tout à l'heure, a joui de la
même immunité : ce double exemple confirme ce que l'on savait
déjà de la salubrité du Sahara. Considérés en eux-mêmes, les
deux tracés étudiés par M. Ghoisy sont de valeur bien inégale. Les
Zi50 kilomètres qui séparent Laghouat d'El-Golenh sont compris
presque tout entiers dans le plateau crétacé du M'zab ; le sol y a,
dans la première moitié du trajet, la physionomie de ce que les
Arabes appellent làhamada^ il est dur, rocailleux, poli par les vents,
sans terre végétale, stérile et désolé ; dans la seconde, il est raviné
par de nombreuses vallées orientées vers le sud-est; les bonis de ces
vallées sont heureusement peu escarpés. Quatre chaînes de dunes
détachées des aregs et parallèles à ces vallées coupent le tracé et
exigeraient 5 kilomètres de tunnel. L'eau est rare. L'ingénieur des
mines, M. Rollatid, qui s'est spécialement occupé de l'hydrogra-
phie, ne croit pas à la possibilité d'obtenir des eaux artésiennes
par des sondages de profondeur modérée; les nappes d'infiltration
qui alimentent les puits indigènes sont d'un faible débit, et ce sont
les seules sur lesquelles on puisse compter. Ces eaux, comme la
plupart des eaux sahariennes, sont très chargées de sels terreux et
de chlorures; il faut s'attendre à ce qu'elles incrusteront fortement
les chaudières des locomotives. Il n'y a point d'autre population
sédentaire sur le parcours que celle du M'zab, qu'on évalue à
trente mille âmes; ce pays est si pauvre qu'un tiers des habitans
émigrent chaque année pour aller trafiquer au loin ; il ne possède
que quatre-vingt-huit mille palmiers. La nature ne semblait pas
l'avoir fait pour être jamais aussi peuplé; mais, jaloux de leur indé-
pendance, sépc»rés du reste des hommes par leurs doctrines que
repoussent les musulmans qui les entourent, repliés sur eux-
mêmes, les M'zabites ont fait violence au désert pour se constituer
LA. FRANCE AU SOUDAN. 695
un asile, et chérissent d'un sombre amour ce triste coin de teiTe,
dont la désolation même leur assure la paix en les protégeant contre
l'envie.
Le parcours entre Biskra et Ouargla, qui est de ^70 kilomètres,
est beaucoup plus avantageux. Sur toute la ligne des oasis, le sol
absolument plat est formé d'alluvions qui ont la consistance du
tuf. Il n'y aurait quelques remblais à faire qu'au-delà de l'Oued-
Rhir pour traverser sur une largeur de 50 kilomèires une plaine
d'un aspect fort singulier; elle est ridée par une multitude de petites
dépressions dont la profondeur n'excède guère 5 mètces et dont
le fond est blanchi par des cristallisations salines; le sol sableux en
est maintenu par une sorte de ciment gypseuxqui l'agglutine légè-
rement et par une végétation spontanée que la culture pourrait
développer. L'Oued- Rhir offre une ligne d'eau continue sur un
espace de plus d'un degré terrestre. Les oasis comptent douze mille
huit cents habitans et quatre cent trente mille cinq cents palmiers
en rapport. Les deux ateliers de forage que les Français y ont
organisés et qui creusent des puits avec une rapidité qui émer-
veille les indigènes accroissent chaque jour l'étendue des terres cul-
tivables en amenant à la surface les eaux souteriaines ; on estime
qu'il sera possible de doubler celle qui existe actuellement et de
porter à 8,000 tonnes la production des dattes et à 1,200 celle de
l'orge. Ouargla et les oasis de son rayon, bien que n'ayant que de
quatre àcinq mille habitans, ont autant de palmiers que l'Oued-Rhir
et peuvent fournir 7,000 tonnes de dattes. Si l'on ajoute à cela le
commerce du M'zab, qui à défaut de la ligne de Laghouat à El-
Goleah, se servirait de celle de Biskra à Ouargla, celui du Souf, qui
donne 3,000 tonnes de dattes par an, et celui des Zibans, qui en
donne 14,000, on en arrive à conclure avec M. Choisy que" ce
chemin de fer de Biskra à Ouargla « trouverait dès à présent des
élémens locaux de trafic capables d'indemniser au moins partielle-
ment des frais de son établissement. »
Chemin faisant, la mission a fait des observations intéressantes
qui ne relevaient point absolument de son programme. Le docteur
Weisgerber a exécuté de nombreuses mesures anthropologiques qui
aideront sans doute à déterminer avec certitude à quel rameau de
l'espèce humaine il faut rattacher la curieuse population séden-
taire des oasis. On sait qu'elle est noire, et M. Weisgerber incline
à penser qu'elle provient d'un métissage entre nègres et berbères,
Elle parle un dialecte berbère qui paraît se rapprocher beaucoup
du Zenaga da Soudan. Elle aime le travail autant que la race
arabe l'abhorre, et est parfaitement acchmatée dans les bas-fonds
humides de l'Oued-Rhir, qui deviennent meurtriers pour celle-ci à
QOQ REVUE DES DEUX MONDES.
certaines époques de l'année. Le problème des origines du Sahara,
qui préoccupe si vivement les géologues, n'a point laissé la mission
indifférente; elle a confirmé une découverte qui rend inadmissible
l'hypothèse consistant à considérer le désert comme une mer desséchée
par un récent soulèvement qui en aurait élevé le fond au-dessus du
niveau des eaux. Le sol du Sahara renferme des pointes de flèches
en silex et des débris de la taille de ces flèches en quantité innom-
brable, preuve irrécusable de l'existence d'une population nombreuse
qui trouvait un climat favorable à la vie dans des contrées qui sem-
blent vouées aujourd'hui à une stérilité éternelle. La mission a
recueilli à Ogla-el-Hassi des débris de taille de silex sous une incru-
station gypseuse de 0"',60 déposée par des sources qui ont cessé de
couler dès les temps géologiques. C'est sans doute le plus ancien
témoignage de l'industrie humaine que l'on ait jusqu'à présent
retrouvé.
Une expédition commandée par le colonel Flatters, que quatre ans
de commandement à Laghouat ont familiarisé avec les questions
sahariennes, a continué au-delà de Ouargla l'étude du tracé com-
mencée par M. Ghoisy. Elle comprenait, outre M. Flatters, quatre
officiers, un ing<^nieur de l'état, M. Beringer, un ingénieur des
raines, M. Roche, le docteur Guiard, un conducteur des ponts et
chaussées et un chef de section du cadre auxiliaire des travaux
de l'état. L'élément militaire y était assez fortement repré-
senté, comme on voit, et son emploi n'a justifié aucune des craintes
qui avaient été exprimées un peu tragiquement dans la commission
supérieure. Les populations ne se sont point soulevées, les puits
n'ont point été comblés, les voies de communication n'ont pas été
rendues impraticables, et l'expédition n'a pas rencontré d'autres
obstacles que ceux que lui opposaient le climat et la nature du
pays. Les officiers, obligés à des rapports quotidiens avec les indi-
gènes, y acquièrent une connaissance de leur langue et de leurs mœurs
qui se rencontre rarement parmi les civils, unie au savoir néces-
saire pour l'étude des terrains. Il serait absurde que les mauvais
souvenirs des bureaux arabes empêchassent d'utiliser ces pré-
cieux avantages dans l'exploration du désert. Là, plus que dans le
reste de l'Afrique encore, les indigènes n'ont de respect que pour
la force ; l'expédition, avec son escorte et ses chameliers, présentant
une troupe de cent cinq hommes bien armés, personne n'a songé à
inquiéter sa marche, et elle a trouvé auprès des tribus auxquelles
elle a eu affaire une bonne volonté qui s'explique aisément par
ceci, qu'elle était en état de tenir tète à n'importe quelle attaque
et qu'elle accablait de cadeaux quiconque se présentait en ami.
Son but était de traverser de part en part le pays des Touareg
LA FRANCE AU SOUDAN. 697
et, après avoir visité la Sebkha d'Amadghor et gagné le pays d'Aïr,
de descendre au Soudan sur un point dont le choix était laissé à
l'inspiration des circonstances. Elle ne l'a point atteint dans sa pre-
mière campagne. Après avoir suivi l'itinéraire qu'elle s'était tracé
jusqu'à El-Biodh au sortir des areg, elle a quitté la direction sud et
s'est laissé entraîner vers le sud-est à Temacinin et dans la vallée
des Ighargharen, qui l'aurait menée à Rhat si elle l'avait suivie jus-
qu'au bout. M. Flatters explique cette déviation imprévue par le
mauvais vouloir de ses guides chaamba, par leur ignorance du che-
min de righarghar supérieur (qu'il ne faut pas confondre avec les
Ighari^haren qui en sont un affluent), par la nécessité de s'abou-
cher avec les Azdjer, sur le territoire desquels il s'était engagé, et par
diverses considérations d'ordre politique, toutes choses que peut-
être on aurait dû prévoir. Du reste, par suite des lenteurs budgé-
taires, le départ avait été beaucoup trop tardif; l'expédition n'a pu
en effet quitter Ouargla que le 5 mars 1880, alors que l'époque des
grandes chaleurs approchait. Elle y est rentrée le 17 mai suivant,
après avoir poussé jusqu'au lac Menkhough, où elle était arrivée le
16 avril. Elle a rapporté du chemin qu'elle a parcouru un levé à la
boussole avec détermination des altitudes au baromètre et des obser-
vations astronomiques de longitude et de latitude faites tous les deux
ou trois jours et dans tous les endroits importans. Elle a reconnu
sur une longueur de 600 kilomètres environ le tracé que l'on devra
adopter pour le Transsaharien si on se décide pour la ligne orien-
tale. A partir de Ouargla, le sol s'élève d'une manière insensible.
Après une plaine unie, on rencontre la région des Kantras ; les Arabes
appellent kantra (pont) des hauteurs qui ont été créées pour le
ravinement du sol autour d'elles. Puis on entre dans les areg, qui
ont en cet endroit une épaisseur de près de 300 kilomètres; à son
retour, l'expédition a découvert un passage qui a parfois jusqu'à
50 kilomètres de large et qui est libre de dunes. La traversée de
cette région redoutée ne présenterait donc encore de ce côté aucune
difficulté. Les indigènes appellent ce passage le gassi de Mokhanza.
Au-delà s'é'endent des hamadas plates, nues et désolées, auxquelles
succède la vallée de l'Igharghar, dont le colonel Flatters compare le
sol à un terrain de ballast. Les cartes donnent à l'Igharghar un
lit continu, ce qui peut induire en erreur; comme beaucoup d'autres
oueds de la région, l'Oued Igharghar n'est qu'une suite de dépres-
sions, orientées dans une même direction et n'offrant point le thal-
weg qu'on s'attendrait à rencontrer dans le lit d'une rivière des-
séchée.
Au point de vue de l'établissement de la voie, le pays visité par
l'expédition ne laisse rien à désirer ; le terrain y est presque tou-
6y8 BEVDE DES DEDX MONDES.
jours uni : on n'aurait le plus souvent qu'à poser purement et sim-
plement les rails dessus. Mais cet avantage est-il suffisant pour
compenser une désolation'^dont on aura une idée par ce fait, que nos
compatriotes ont parcouru plus de 800 kilomètres sans rencontrer
d'autre habitant sédentaire que le nègre qui garde la Zaouïa de
Temacinin, espèce de Robinson du désert perdu au milieu de ce
royaume du néant? Quant aux nomades, ils en virent en tout quatre-
vingts, pauvres vagabonds que la faim talonne sans cesse et qui
furent reçus et traités par l'expédition, car, par une coutume qui
dit assez quelle est leur misère,] chez eux c'est l'étranger qui offre
l'hospitalité. Sables et cailloux calcinés par un ciel de feu, lignes
désespérément monotones^ d'un 'sol dénudé, l'œil n'aperçoit pas
autre chose, et l'attristante impression de cette aridité est renforcée
encore en quelques endroits par les teintes lugubres que donnent aux
terrains les débris de silex noir et de calcaire gris qui les recou-
vrent. On ne peut guère espérer une résurrection de ce pays maudit.
M. Roche estime que l'on trouvera de l'eau de bonne qualité en
quantité suffisante pour les besoins du chemin de fer, mais il y a
peu de chances de découvrir des nappes arti^siennes pareilles à
celles qui sont la vie et la fortune de l'Oued-Rhir et de Ouargla.
Le parlement ayant voté un nouveau crédit de 500,000 francs
pour la continuation des études du Transsaharien, M. Flatters a
quitté Paris au mois d'octobre dernier pour aller reprendre ses
explorations. Instruit par l'expérience de la première campagne,
assuré des bonnes dispositions des Touareg Azdjers, qu'il a visités,
appelé par des avis des Touareg Hoggars, auxquels il a annoncé
sa visite, il se promet cette fois de pousser jusqu'au Soudan la
reconnaissance du tracé oriental qu'il a entreprise. Quelles difficul-
tés présentera le passage du versant nord au versant sud du Hoggar?
Quels escarpemens rencontrera-t-on sur le versant sud? La région
montagneuse de l'Aïr n'offrira-t-elle point d'obstacles? Rencontrera-
t-on de l'eau partout? Autant de questions sur lesquelles on a besoin
d'être renseigné avant de juger définitivement dans quelles con-
ditions d'exécution se présente ce tracé.
II.
M. Pouyanne, ingénieur en chef des mines, avaitiété chargé d'étu-
dier le tracé occidental en territoire algérien. Une expédition orga-
nisée par la société de géographie d'Oran, se joignant aux caravanes
indigènes qui vont chaque année au Touat, devait achever la recon-
LA FRANCE AU SOUDAN.
naissance du terrain jusqu'à ce pays et plus loin si c'était possible.
La commission supérieure n'avait pas cru devoir envoyer elle-même
une mission destinée à opérer dans des régions où une hostilité
tantôt sourde, tantôt ouverte, n'a jamais cessé de régner contre les
Français depuis la conquête; elle avait pris ce détour de recourir à
la société de géographie d'Oran. Il nous semble que la commission
a une tendance à s'exagérer l'importance du caractère des per-
sonnes chargées d'expéditions dans le désert. Officier ou civil, délé-
gué officiel d'i gouvernement ou voyageur privé, un Français n'est
pour les populations sahariennes qu'un étranger qu'elles redoutent
et dont elles se défient. S'il affecte de se présenter en simple parti-
culier, elles se défient un peu plus de lui et elles le redoutent un
peu moins. « C'est un espion, » ne cessait-on de répéter autour de
Gérard Rohifs. Peut-être le mieux serait-il de revêtir franchement
tous nos voyageurs d'un caractère officiel; ils ne trouveraient ni
plus ni moins d'antipathies, et du moins ils seraient protégés par
la crainte qu'inspire la France, dont la force est bien connue dans
tout le désert.
Deux ingénieurs étaient placés sous les ordres de M. Pouyanne.
L'un, M. Clavenad, a étudié une ligne de Tiaret à El-Maïa, suivant
un tracé proposé par le général Golonieu; il a reconnu qu'elle
serait très facile à construire, mais elle ne saurait prétendre à
devenir la tête du Transsaharien, car elle allonge le trajet sans uti-
lité et ne mène directement à aucun des grands ports de l'Algérie.
L'autre, M. Bail!s,a étudié deux lignes auxquelles il serait possible
de souder le tracé occidental. La première va de Saïda à Mecheria:
elle a le grave inconvénient de rencontrer des pentes assez raides
aux environs immédiats de Saïda, où des inchnaisons de 0'",015
seraient nécessaires; de plus, l'eau y est assez rare. La seconde va
de Ras-el-Ma au même point, Mecheria; les points d'eau y sont
abondans et les pentes les plus fortes y ont moins de 0'",010.
En aucun autre point de l'Algérie, dit M. Pouyanne dans son
rapport, il ne serait plus facile de franchir les montagnes. Une la-
cune de 32 kilomètres subsistait entre Ras-el-Ma et Magenta, point
extrême du chemin de fer de Sidi-Bel-Abbès. Des études faites par
la compagnie de l'Ouest algérien ont démontré qu'elle ne présen-
tait pas plus de difficultés que le reste du parcours. Ainsi se trouve
résolue la question de la traversée de l'Atlas dans la province d'O-
ran, traversée prématurément jugée impraticable par la deuxième
sous-commission du Transsaharien, ce qui lui avait fait rejeter en
bloc le tracé occidental. Il est reconnu aujourd'hui, au contraire,
que les provinces algériennes offrent toutes les trois des passages
faciles à travers la double chaîne de l'Atlas, ce ne sont donc point
700 REVUE DES DEUX MONDES.
des considérations d'ordre technique qui pourront déterminer un
choix entre elles.
M. Pouyanne a poursuivi les études vers le sud à partir de Meche-
ria- il devait s'engager par l'Oued-Namous , dans la direction du
Touat, mais la menace d'une incursion des pillards marocains, qui
avait déjà inquiété M. Choisy, l'empêcha de dépasser Tiout, et la
mission de la société de géographie d'Oran dut également tourner
bride en cet endroit. De sorte que, tandis que les missions attachées
au tracé oriental pénétraient jusqu'à 1,500 kilomètres dans l'inté-
rieur des terres, celles du tracé occidental étaient obligées de s'ar-
rêter à 460 kilomètres de la côte. Si fâcheux que soit le fait, il ne
rend cependant point impossible dès maintenant une appréciation
raisonnée de ce dernier. Nous possédons en efïet sur les pays qu'il
doit traverser jusqu'au Touat une masse de renseignemens à laquelle
les missions avortées auraient donné sans doate plus de précision,
mais sans pouvoir beaucoup y ajouter. Le général Colonieu est allé
jusqu'au Gourara; Gérard Rohlfs a visité en détail le Tafilalet, le
Touat et le Tidikelt (1). M. Soleillet est également parvenu jusque
dans cette dernière contrée; une colonne française sous les ordres
du général de Wimpfen a parcouru en 1870 le bassin de l'Oued-
Guir; le général de Colomb a réuni une quantité énorme d'infor-
mations indigènes sur le Touat dans un résumé dont l'exactitude a
surpris tous les explorateurs qui ont pu la vérifier sur les lieux ;
enfin M. Sabatier et le capitaine GrauUe ont refait pour l'édification
de la commission supérieure un travail du même genre. On voit
que les autorités ne manquent point.
La partie la plus élevée de la chaîne de l'Atlas est située dans le
Maroc, elle dépasse la ligne des neiges éternelles. Il en résulte que
les oueds du versant méridional, c'est-à-dire ceux dont le cours
appartient au Sahara, tandis qu'ils n'ont le plus souvent que des hts
desséchés en Algérie, coulent au Maroc à la surface du sol pendant
l'hiver et contiennent en tout temps de l'eau en abondance à quel-
ques mètres de profondeur sous le sable. Le l"" avril 1870, la colonne
du général de Wimpfen eut le spectacle d'une inondation en plein
désert. « C'était une crue de l'Oued-Guir, dit M. du Casse dans sa
relation ; l'eau se précipitant en flots écumeux soulève la poussière
qui semble précéder le fleuve, lequel présente alors l'aspect le plus
étrange. Le milieu du cours roule des vagues rapides, élevées,
tandis que les bords semblent disparaître sous des flocons d'eau
saumâtre.On ne tarda pas à distinguer une foule de reptiles ; lézards
(1) Les oasis que les géographes comprennerit sous le nom général de Touat forment
trois groupes principaux : le Gourara, le Touat et le Tidikelt.
LA FRANCE AU SOUDAN. 701
verts, serpens jaunes, tortues grises, cherchant à se hisser sur les
branches des tamarins déracinés et emportés par le courant. Ce
spectacle rappelait sur une petite échelle, aux soldats du centre de
la France, les inondations de la Loire. » L'Oued-Guir se réunit à
rOtied-Sousfana pour former l'Oued-Saoura, appelé aussi Messaoura
et Messaoud, qui se perd dans les sables après avoir longé le Touat.
L'eau, c'est la vie dans le désert; elle fait jaillir la verdure comme
par enchantement ; aussi le Sahara marocain n*a-t-il point l'aspect
désolé du Sahara algérien, les oasis s'y pressent en lignes serrées
le long des rivières, nourrissant une population nombreuse. On
estime à cent cinquante mille le nombre des habitans de l'Oued-
Guir et à deux cent mille celui des habitans du Tafilalet.
L'importance du Touat justifierait à elle seule la construction
d'un chemin de fer pour le desservir. Sur un espace de 300 kilo-
mètres de long et de 160 de large s'épanouissent au milieu de leurs
jardins trois cent cinquante villages dont quelques-uns, comme
Tamentit, comptent jusqu'à six mille habitans. Le total de la popu-
lation ne doit pas être inférieur à quatre cent mille âmes. Des nappes
souterraines d'une extraordinaire abondance et aménagées avec une
admirable industrie par les indigènes, entretiennent la fraîcheur
de ce pays au milieu des plaines arides qui l'entourent. Les oasis
étant placées dans des vallées inclinées vers le sud, les Touatiens
creusent un puits à 1 ou 2 kilomètres au nord de l'endroit où ils
veulent amener l'eau, puis un autre à 30 mètres plus bas, puis un
troisième à la même distance du second, et ainsi de suite jusqu'au
point d'arrivée. Chaque puits alimente une rigole; on relie tous ces
ruisselets par des galeries souterraines qui les ramassent en un
ruisseau dont les indigènes qui ont coopéré à la besogne se par-
tagent les eaux, une fois qu'elles sont arrivées à ciel ouvert : on
appelle cela une Feggara. Ces patiens travaux de taupe sillonnent
le pays de leurs innombrables ramifications. A l'ombre des dattiers
qui sont la principale culture, le sol ainsi fécondé produit du blé,
de l'orge, du maïs, du mil, des haricots, des petits pois, des pois
chiches, des fèves, des navets, des carottes, des oignons, des aulx,
des choux, des citrouilles, des melons, des pastèques et divers
autres légumes. Les chameaux, les chèvres et les moutons forment
de grands troupeaux, ces derniers n'ont point de cornes et par suite
d'un effet du climat ils ont du poil au lieu de laine. Chaque année,
des caravanes apportent du blé de l'Algérie et l'échangent contre
des dattes. On calcule que, tant dans le Touat que dans l'Oued-Guir
et le Tafilalet, il existe actuellement dix miUions de palmiers pou-
vant donner 150,000 tonnes de fruits. A un élément de trafic si
considérable s'ajouterait encore pour le chemin de fer, au cas impro-
702 REVUE DES DEUX MONDES.
bable où on ne le prolongerait pas plus loin, le commerce assez
important auquel le Touat a servi de tout temps do lieu de transit
entre le Maroc et Tripoli, d'une part, et le Soudan, de l'autre.
Le tracé occidental du Transsaliarien se rattacherait à Magenta
au réseau algérien déjà existant, traverserait les hauts plateaux au
milieu des plus beaux champs d'alfa qu'il y ait en Algérie, côtoierait
l'immense plaine de Tamlett, que la colonne de Wimpfen trouva
couverte d'un incomparable tapis de fleurs et dont les cultures des
Beni-Guill et des Douï-Menia indiquent quel serait l'avenir entre les
mains de la colonisation européenne, — toucherait à Figuig, l'oasis
semblable à une ville du moyen âge avec ses onze ksours (1) reliés
par une muraille flanquée de tours rondes, — suivrait le cours de
l'Oued-Sousfana, et gagnerait le ïouat à travers une véritable forêt
de palmiers. « Depuis Figuig jusqu'au point où il se perd, dit M. de
Colomb, rOued-Messaoura est rempli d'oasis et de ksours qui s'é-
lèvent surtout sur la rive gauche; on ne perd pour ainsi dire pas
de vue les palmiers et les hommes. Les caravanes trouvent de l'eau
à chaque étape, elles marchent toujours, comme disent les Arabes,
dans el amara, c'est-à-dire le plein, l'opposé de el khela^ le vide,
le désert. C'est un long trait d'union composé d'eau, de palmiers,
d'habitations humaines entre les rives de la Méditerranée et le
groupe le plus important des oasis sahariennes, que partout ailleurs
sépare une large barrière de sables brûlans. » Rohlfs, dans les notes
qu'il prenait au moment où il allait atteindre Karsaz, confirme
ainsi ces renseignemens : « Quant au lit de l'Oued- Saoura, il est
envahi par les palmiers plutôt que par l'eau; aussi rappelle-t-on,du
moins dans cette partie de son cours, Rhaha, la forêt.» M. Pouyanne
propose une variante qui, s'inclinant vers l'ouest à Tiout seulement,
ne gagnerait la vallée du Sousfana qu'au-dessous de Figuig. Le
premier tracé parait préférable. Quel que soit celui qu'on adop-
tera, comme on disposera de plus de 5 degrés de latitude pour
descendre de 700 mètres environ, la pente sera nulle, et la tra-
versée des areg, s'opérant par la vallée de l'oued, se fera sans
qu'on ait aucune dune à franchir.
Quelle est la nature du pays entre le Touat et le Niger? Sur la
foi de quelques itinéraires fournis par des indigènes, on le consi-
dérait généralement comme fort désolé. Un mémoire soumis par
M. Sabatier à la commission supérieure est venu ébranler cette
croyance. Procédant au-delà de Touat comme il avait procédé en
deçà, M. Sabatier a recueilli les témoignages de divers indigènes,
arabes, touaregs et nègres, qui ont visité cette région, et il a
(1) Ksar, pluriel ksour, centre de population fortifié dans le désert, où le moindre
village est du reste protégé par un mur.
LA FRANCE AU SOUDAN. 703
acquis la conviction qu'après avoir disparu sous les dunes d'Iguidi
qui ont envahi son lit, l'Oued-Guir reparaît au-delà dans l'Oued-
Ahenet, se joint, en en prenant le nom, à l'Oued-Teghazert (I), indi-
qué par M. buveyrier sur sa belle carte du Sahara, et s'en va se perdre
dans des marais dont Barth a signalé l'existence près du coude
septentrional du INiger. Cette découverte, si elle se vérifie, ferait
de rOued-Guir un alïluent du grand fleuve soudanien, dont le vaste
bassin serait agrandi vers le nord jusqu'aux montagnes de l'Atlas.
M. Sabatier a recueilli assez de détails pour avoir pu essayer une
description de cette intéressante vallée. 11 n'en a point obtenu sur
l'origine du Teghazert, mais depuis qu'il a composé son mémoire,
nous avons su par M. le colonel Flatters que rOued-Te^'hazert,qui
sort du plateau de Mouydir, présente près de sa source cette parti-
cularité, remarquable pour des Sahariens, d'un ruisseau d'eau vive
coulant à ciel ouvert pendant quelques kilomètres. Après s'être
dirigé vers l'ouest jusqu'aux environs d'In-Zize, où il rencontre
rOu€d-Ahenet, le Teghazert se détourne vers le sud dans la direc-
tion du ]Nig«r. L'eau n'est pas apparente dans son cours supérieur,
si ce n'est en temps de pluie, mais il suffit de creuser un peu dans
son lit pour la trouver douce et abondante. Des cultures impor-
tantes y seraient possibles, n'étaient la violence et la fréquence des
orages. « Les grêlons sont tellement gros, disait un des informateurs
de M. Sabatier, qu'ils tuent des gazelles et des moutons, et chaque
fois la rivière charrie des animaux tués. Dans ces circonstances,
Toued devient très fort, et on reste parfois plusieurs jouis sans pou-
voir le traverser. » Les pâturages sont très beaux dans le voisinage
après les pluies, et les lions, les sangliers, les gazelles, les mou-
flons, les antilopes et les autruches y trouvent une abondance attes-
tée par la facilité avec laquelle ils s'y multiplient. A ni'îsure qu'il
descend vers le sud, le Teghazert reçoit, surtout des montagnes du
Hoggar, de nombreux afflaens; il grossit et garde plus longtemps
un courant apparent : il coule pendant toute la saison des pluies.
Dans son cours moyen apparaissent de véritables forêts peuplées de
bêtes sauvages, parmi lesquelles l'éléphant, dont la présence ne
peut s'expliquer que par l'existence d'eaux permanentes; les pâtu-
rages deviennent plus vastes, et les possesseurs du pays, les Toua-
reg Aouliminden, y élèvent d'innombrables troupeaux de bœufs,
de moutons, de chèvres et de chameaux. Enfin, plus bas encore,
on entre dans la région des pluies tropicales, la végétation est de
plus en plus puissante, les forêts sont de plus en plus étendues ; on
(1) Teghazert, Tirejert, Tireschirt, Tirehert, Tireghart, sont un sevd et même nom
berbère, qui veut dire ruisseau.
70 II HE VUE DES DEUX MONDES.
trouve clans la vallée des plantations de dattiers et des cultures
de riz et de mil, et il n'est pas de pauvre qui n'y ait au moins
une vingtaine de bœufs et de chameaux et une cinquantaine de
moutons, tant les troupeaux sont nombreux.
Des témoignages assez probans viennent corroborer les rapports
des indigènes consultés par M. Sabatier. Barth signale dans la direc-
tion où se trouverait la vallée du Teghazert divers districts particu-
lièrement favorisés : celui d'Im-Eggellala « remarquable par sa terre
noirâtre et l'abondance de ses puits, » celui de Tilimssi « riche en
fourrages pour les chameaux, » celui de Timitren, « qui, indépen-
damment des puits nombreux, possède plusieurs villages, » celui
d'Aheret (ou Ahenet), qui présente «abondance de puits et de tor-
rens temporaires. » L'officier de spahis Ben-Driss a déclaré devant
la commission supérieure qu'il tenait de son frère, qui a conduit
une expédition au-delà du Touat, qu'à cinq jours de ce pays se
trouve une région montagneuse, arrosée, couverte de diverses
essences parmi lesquelles dominent les gommiers, très peuplée et
habitée par une population sédentaire (ce serait l'Ahenet). Dans
un mémoire adressé à la même commission, le rabbin Mardoché,
qui a résidé plusieurs années à Tombouctou et a descendu le Niger
jusqu'à Gago, évalue à deux millions le nombre de Aouliminden.
Si exagéré que soit ce chiffre, il suppose évidemment que le désert
où ces Touareg passent une partie de leur existence olïre de grandes
ressources. Enfin il a existé, ainsi qu'en témoignent El-Bekri, Ibn-
Batouta et les traditions indigènes, une ville considérable nommée
Tademekka à neuf jours au nord du coude du Niger, en un point
compris dans la vallée du Teghazert, telle que M. Sabatier la trace.
« C'est une grande ville, dit El-Bekri, mieux bâtie que Ghana et
Kouka, habitée par des Berbères. » D'autres ruines sont également
signalées dans la même direction; il faut nécessairement que le pays
où elles se trouvent soit fertile pour avoir pu nourrir autrefois une
nombreuse population.
L'importance du travail de M. Sabatier ressort du simple énoncé
des faits; il est inutile d'y insister. Elle impose au gouvernement
l'obligation d'organiser au plus vite une expédition mieux escortée
que celle de la société de géographie d'Oran. L'expérience du colo-
nel Flatters a démontré la vérité de l'axiome depuis longtemps for-
mulé que cent hommes bien armés peuvent parcourir le désert
sans avoir rien à craindre. Qu'on assure à la nouvelle mission la
protection nécessaire, qu'on lui trace au besoin un itinéraire à
l'orient du Touat pour éviter toutes complications dans les oasis et
qu'elle reconnaisse sans tarder cette vallée qui vient de nous être
révélée et qui, continuant celle de l'Oued- Guir, établirait entre
LA FRANCE AU SOUDAN. 705
l'Algérie et le Soudan, à travers ce Sahara si longtemps réputé
inaccessible, une ligne d'eau et de verdure ininterrompue.
III.
Convient-il de comparer dès aujourd'hui deux tracés sur lesquels
les informations sont encore si loin d'être complètes? Ce n'est, en
somme, qu'imiter ce qui s'est fait à la commission supérieure, dont
presque tous les membres, comme nous l'avons dit, sont arrivés
avec une opinion faite. Le Transsaharien ne sera pas une affaire
industrielle; il va de soi pourtant qu'on devra s'efforcer de le con-
struire de façon à ce qu'il coûte le moins et à ce qu'il rapporte le
plus possible. Le coût et le rapport probables de chaque tracé, voili
donc ce qu'il faut comparer. Le tracé oriental aura à franchir le faîte
du Hoggar et à passer par le pays alpestre de l'Aïr ; il y a donc des
difficultés techniques à prévoir de ce côté ; pour le tracé occidental il
n'y en a point : deux vallées à suivre pour arriver au Niger et par con-
séquent des pentes insensibles. Le tracé oriental nécessitera en outre
des travaux considérables pour la recherche de l'eau ; sur le tracé
occidental on l'indique partout comjne très abondante. Le trafic local
sur le tracé oriental sera à peu près nul. De Ouargla à l'Aïr, il y a
IjAOO kilomètre.^ du plus stérile des déserts, 1,400 kilomètres sans
autre culture que les 200 palmiers de Temacinin. Qu'on songe à ce
que coûtera une journée d'ouvrier quand il faudra amener là non-
seulement l'ouvrier, mais encore l'eau qu'il boira, les vivres qu'il
consommera, les ustensiles, tous les objets de campement et
jusqu'au bois dont il aura besoin. Dans un pays plus de deux fois
aussi grand que la France vivent les -Vzdjers et les Hoggars, qui for-
ment vingt-quatre tribus : la plus importante d'entre elles peut
mettre sur pied 200 hommes, il y en a beaucoup qui n'en peuvent
pas mettre 20. Et encore M. Duveyrier dit-il qu'une population aussi
clairsemée ne peut vivre des produits du sol, à moins d'avoir la
sobriété du chameau. Qu'on juge par là de ce qu'il faut attendre
de cette partie du Sahara; ces 1,/iOO kilomètres ne produiront
jamais un centime de trafic local, et exigeant cependant autant d'en-
tretien que les autres, grèveront éternellement le budget du Trans-
saharien de frais improductifs. De Biskra aux frontières du Haoussa,
pour 2,200 kilomètres de chemin de fer, on ne peut compter pour
alimenter le trafic local que sur les 36,800 tonnes de produits qu'au
dire de M.Rolland, peuvent donner les oasis du Sahara algérien et
sur ce que fourniraient les 80 ou 100,000 habilans de rÂïr,pays qui,
s'il faut en croire Barth, nourrit également assez mal sa population.
Le tracé occidental a sous ce rapport un avantage écrasant. Sur
1,100 kilomètres de parcours, un trafic qui serait peut-être suffisant
TOME XLIII. — 1881. 45
705 REVUE DES DEUX MONDES.
pour justifier la construction d'une ligne d'intérêt local lui est assuré
jusqu'à .la ftx)niière du Maroc par l'alfa et au-delà de la frontière du
Maroc par une population de 750,000 habitans et une forêt de
10 millions de dattiers produisant 150,000 tonnes de dattes. Passé
le Touat, les élémens d'appréciation manquent; pourtant on est
assuré déjà de ne point rencontrer de vide immense comme entre
Ouargla et l'Aïr.
Si on s'en tenait au prix de revient et au trafic local, aucune
hésitation ne serait permise, il ne saurait être question du tracé
oriental. Mais il y a une autre considération, et capitale, celle du
point où il est le plus utile de faire aboutir le Transsaharien. Les
partisans du tracé oriental disent : Ce point, ce sont les riches
royaumes du Soudan central, qu'il ne faut pas nous laisser enlever
par une ligne allant de Tripoli au Bornou. Il faut que le Transsa-
harien aboutisse au Haoussa; à quoi bon le faire aboutir au Niger,
qui aura déjà un débouché par la ligne du Sénégal? A notre avis,
ils ont raison quant au point à atteindre. Mais de ce que le Trans-
saharien doit avoir pour but de desservir le Soudan central, il ne
s'ensuit pas forcément qu'il doive passer par les plateaux dévas-
tés des Touaieg. Rien ne fait une nécessité d'arrêter le tracé
occidental au coude du Niger; de là on n'a qu'à le faire des-
cendre par la vallée du fleuve pour le faire pénétrer dans le Sou-
dan central. Prenez une carte et mesurez les distances. Sokoto
est la capitale du grand empire qui occupe avec le royaume moins
considérable de Bornou le Soudan central. Une ligne partant de
Philippeville pour aboutir à Sokoto en passant par Ouargla, la
Sebkha d'Amadghor, l'Aïr et Ratsena, ce qui est, croyons-nous, le
tracé le plus en faveur, aurait en chiffres ronds 3,000 kilomètres
de longueur; une ligne partant d'Oran et aboutissant à Sokoto en
passant par l'Oued-Guir, le Touat, le coude et la vallée du Niger,
n'en aurait que 70 ou 80 de plus, c'est-à-dire que la distance serait
sensiblement la même. Pour les pays à l'ouest de la longitude de
Sokoto, le tracé par le Niger aurait l'avantage d'une plus courte
distance; l'avantage appartiendrait au tracé par le Hoggar pour les
pays situés à l'est, qui sont, il est vrai, les plus importans. Le pro-
blème qui se pose se résume donc ainsi. Le tracé oriental a pour lui
d'être de 500 kilomètres plus court pour aller à Kano, à Rouka et
dans le bassin du Ghari; contre lui de ne pouvoir compter dans un
parcours de 2, "200 kilomètres que sur un trafic local insignifiant,
d'avoLi' à traverser 1,/iOO kilomètres d'un désert terrible, d'offrir
des difficultés d'exécution plus grandes, d'être plus long pour
atteindre les rives du Niger moyen, qui ne laissent point que d'être
fort peuplées et fort commerçantes. Le tracé occidental a pour lui
d'être assuré sur 1,100 kilomètres de parcours d'un trafic local
LA. FRANCE AU SOLDAN. 707
considérable, d'arriver au Soudan par une vallée verdoyante, de
desservir la vallée du "Siger supérieur, pour laquelle la ligne du
Sénégal sera vite insuffisante et que le tracé oriental n'atteindra
jamais, de drainer ainsi le commerce du Soudan tout entier, d'être
plus court pour atteindre le Niger moyen ; contre lui d'exiger
500 kilomètres de plus pour aller à Kano et plus loin dans l'est. Il
ne serait point sage de ne pas attendre l'achèvement des études
pour se prononcer définitivement, mais dès à présent on peut
remarquer qu'il y a bien des avantages réunis du même côté.
Nous n'avons point parlé jusqu'à présent d'une objection qui a été
faite au tracé occidental et qui a bien son importance, c'est que c'est
une objection de circonstance, une objection politique en quelque
sorte, qui ne nous semblait pas pouvoir entrer en ligne de compte
avec les considérations tirées de la nature du pays que nous venons
d'exposer. Les siècles succéderont aux siècles, et il est probable
que le Hoirgar sera toujours aussi désolé; c'est là une difficulté
éternelle, tandis que la difficulté qui nous reste à mentionner peut
disparaître du jour au lendemain; |elle est donc loin d'avoir la
même force. De Figuig à l'extrémité du Touat, le tracé occidental
traverse une région soumise nominalement à l'empereur du Maroc.
Gomment surmonterez- vous cette difficulté politique? demandent
les partisans du tracé oriental. Si nous osions dire toute notre
pensée, nous avouerions que nous serions heureux que le gouver-
nement fut obligé de la surmonter, car il serait amené par là à
mettre fin à une situation que nous supportons depuis bien des
années avec une résignation qui ne nous fait pas grand honneur.
Expliquons-nous. La frontière entre le Maroc et l'Algérie a été fixée
par le traité de 1845, dont la colonie n'a jamais cessé de demander
la révision. A partir de Teniet-el-Saci, les plénipotentiaires ont
jugé inutile d'en fixer la ligne, « la terre ne se labourant pas; »
ils se sont contentés de faire le départ des oasis et des tribus qui
relèveraient de la France et de celles qui relèveraient du Maroc.
Les Beni-Guill,les Douï-Menia,les Amour et quelquefois les Aït-Atta
et les Aït-Eddeg, qui ont été attribués à cette dernière puissance,
formaient autrefois la redoutable association armée du Zegdou qui
envahi'^sait régulièrement tous les hivers le territoire de la pro-
vince d'Oran au moment où les troupeaux des nomades descen-
daient dans le Sud. Nous avons infligé plusieurs leçons sévères à
ces pillards; leurs expéditions sont devenues moins considérables,
mais elles n'ont point cessé. Depuis l'insurrection de 186A, une
partie de la grande tribu oranaise de Oaled-Sidi-Gheikh s'est réfu-
giée chez eux, et ce ferment de haine n'a point contribué, on le
pense bien, à changer leurs dispositions à notre égard. Il ne se
passe point d'année que quelques razzias ne soient tentées contre
708 REVUE DES DEUX MONDES.
nos tribus; l'année dernière, on leur a volé encore quinze cents cha-
meaux et une escouade du train, surprise sur la route d'El- Aricha
à Sebdou, a eu deux hommes tués. On a vu, en outre, que quelques-
unes des missions chargées d'étudier le tracé du Transsaharien ont
été arrêtées par la nouvelle d'une nouvelle incursion qui se prépa-
rait et que d'autres ont été gravement inquiétées dans leurs tra-
vaux. L'état de guerre est permanent de ce côté, et cette insécurité
empêche souvent nos tribus de jouir de leurs pâturages. L'autorité
du Maroc sur les tribus que nous avons citées est absolument
nulle; elles ne paient point d'impôt, n'obéissent à aucun ordre, se
battent fréquemment entre elles et vivent de fait dans la plus par-
faite indépendance. Cette indépendance, elle est virtuellement
reconnue par les deux puissances intéressées elles-mêmes, par la
France, puisque ce n'est que dans des cas exceptionnels qu'elle a
demandé compte, au gouvernement marocain des déprédations dont
elle est la victime, par le Maroc, puisqu'il a parfaitement toléré à
différentes reprises que nos colonnes aillent châtier ces brigands
sur le territoire qui est censé lui appartenir; en 1870, la colonne
du général de Wimpfen s'est avancée jusqu'à 320 kilomètres au-delà
de la frontière telle qu'elle est marquée sur les cartes. Une pareille
situation est intolérable ; armés de la trop longue liste de toutes
ces violations de notre territoire, forts de l'impuissance du Maroc à
maintenir l'ordre bien avérée par trente-cinq ans d'expérience, nous
avons le droit et le gouvernement a le devoir d'en demander le
règlement. Gomment? Tous les officiers, tous les voyageurs, tout
les hommes qui ont eu l'occasion de s'occuper de la question sont
unanimes. Certes, l'opinion du voyageur allemand Gérard Rohlfs
est bien désintéressée ; or voici ce qu'il dit : « Avant tout, les Fran-
çais devraient transporter leurs frontières jusqu'à l'Oued-Mes-
saoura, s'emparer de cette rivière et de ses affluens, ce qui entraî-
nerait la soumission du Touat: c'est d'ici, en effet, que partent
toutes les difficultés, tous les désordres, et tant qu'ils n'occuperont
pas ces frontières naturelles, il n'y aura aucun calme durable dans
le sud de la province d'Oran. » Est-ce là une difficulté de nature à
faire rejeter le tracé occidental? De ce qu'on vient de lire, il n'est
point téméraire de conclure que cette rectification de frontière
pourrait s'obtenir par un accord avec le Maroc; il faudrait au
moins le tenter. Il n'y aura réellement difficulté qu'après qu'on
aura échoué, si on échoue.
Reste le Touat. Là nous sommes absolument libres, rien ne nous
lie les mains. Le traité de 18Ù5 dit formellement : « Article 6. Quant
au pays qui est au sud des ksours des deux gouvernemens (ksours
désignés dans l'article 5), comme il n'y a pas d'eau, qu'il est inha-
bitable et que c'est le désert proprement dit, la délimitation en
LA FRANCE AU SOUDAN. 709
serait superflue. » Gomme on voit, rien du Touat, qui géographi-
quement appartient à l'Algérie, sous les longitudes de laquelle il
est placé. Le Maroc y exerce, il est vrai, une sorte d'autorité reli-
gieuse, mais nous n'y avons jamais reconnu son autorité politique,
qui y est plus illusoire encore que parmi les tribus de l'Oued-Guir.
Quelques faits vont le démontrer. En 1857, des délégués du Touat
vinrent à Alger offrir la soumission de leur pays ; ils demandaient
un traité pareil à celui que nous avions conclu avec le M'zab et qui,
moyennant le paiement d'un tribut, accordait à ce pays le droit de
se gouverner à sa guise. Leur offre ne fut pas acceptée, par pure
insouciance, croyons-nous. En 1860, le commandant Golonieu se
présenta devant Timimoun muni de lettres de l'empereur du Maroc
l'autorisant à visiter le pays; on lui répondit : «Nous nous moquons
de l'empereur du Maroc comme de toi, chien de chrétien ! » Cepen-
dant, effrayés de l'apparition d'un Français et craignant les attaques
d'une puissance qui leur avait refusé un traité, ils réunirent
25,000 douros et vingt jolies esclaves noires et les envoyèrent au
sultan du Maroc en lui demandant sa protection contre les Euro-
péens; le sultan la promit. Quatre ans après, Rohlfs constate plai-
samment dans le Tidikelt que l'empereur du Maroc « n'est pas
oublié dans les prières du vendredi à la mosquée ; mais à cela se
bornent ses droits. » En 1873, en apprenant qu'une colonne fran-
çaise était à El-GoIeah,lesTouatiens, qui craignent avant tout une
guerre susceptible de détruire leurs patiens travaux d'irrigation, dé-
libérèrent d'envoyer leur soumission. On dit même que des envoyés
se mirent en route et ne revinrent qu'en apprenant que notre
colonne était rentrée dans l'intérieur de l'Algérie. En réalité, le
Touat est donc indépendant. M. Soleillet a exprimé devant la com-
mission supérieure l'avis qu'au moyen d'une rente annuelle d'une
vingtaine de mille francs, nous pourrions nous assurer du cheikh
des Ouled-Bou-Hamou, l'homme le plus influent du Touat. Les
Anglais ont beaucoup usé de ce système de pensions dans leurs
colonies et il leur a généralement réussi. Nous pourrions en
essayer.
En terminant, il ne nous reste qu'à exprimer le vœu que ces
questions politiques qui intéressent autant l'Algérie que le Transsa-
harien soient résolues au plus vite, afin que, le jour où les deux
tracés seront étudiés complètement, on n'ait, pour faire un choix
entre eux, à considérer que les avantages naturels qu'ils présen-
teront l'un et l'autre.
Paui. Bodrde.
L'AVENIR POLITIQUE
DE
L'EMPIRE ALLEMAND
Il y a dix ans révolus que le nouvel empire germanique a été pro-
clamé au château de Versailles, dans la galerie des glaces, en face d'un
autel recouvert d'un drap rouge où se détachait l'image de la croix de
fer prussienne. Dix années bien employées comptent dms la vie d'uû
peuple, et il est naturel qu'au commencement de 1881, beaucoup d'Al-
lemands aient senti le besoin de se recueillir, de rentrer en eux-mêmes,
de faire leur inventaire et leur bilan, de dresser Tétat de leurs profits
et de leurs pertes. — OiJi en sommes-nous? se sont-ils demandé. Notre
situation présente répond-elle aux espérances que nous avions con-
çues? Nous avons fondé notre nouvel établissement politique à la sueur
de nos fronts ; Dieu sait tous les efforts, tout le sang qu'il nous a coû-
tés. Un avenir glorieux et tranquille lui est-il réservé? nos peines ont-
elles été suffisamment payées? ceux qui nous gouvernent savent-ils
bien où ils vont et nous mènent-ils où nous voudrions aller? bref,
sommes-nous contens et avons-aous le droit de l'être?
« Notre jeune empire allemand vient d'achever son deuxième lustre,
lisons-nous dans une brochure récemment publiée par un ministre
d'état du grand-duché de Baden, devenu président de la haute cour des
comptes. Quand on considère le chemin parcouru, on devrait s'attendre
à rencontrer partout ce sentiment de douce satisfaction qui convient à un
peuple, lorsque après des siècles de vaines aspirations et de laborieux
efforts, il a vu ses rêves s'accomplir. Il n'est pas même nécessaire de
regarder au dehors pour que celui d'entre nous qui a l'humeur la plus
chagrine sente battre son cœur eu comparant les honneurs qui sont
l'avenir politique de l'empire allemand. 711
rendas aujourd'hui au nom allemand avec cette sorte de tolérance dédai-
gneuse et compatissante dont nous étions autrefois l'objet. A l'intérieur
aussi, les progrès accomplis défient toute comparaison... Et pourtant,
dans une foule d'esprits, la reconnaissance pour les résultats obtenus, la
confiance joyeuse dans l'avenir ont fait place à un certain malaise. Il
ne manque pas de raisons pour expliquer cette fâcheuse disposition, si
commune aujourd'hui. Les con^^équences des calamités économiques qui
nous avaient frappés n'ont pas encore été réparées, quoique un mieux
sensible tende à se produire. L'ultramontanisme emploie incessamment
les perfides artifices qui lui sont familiers à propager partout le mécon-
tentement que lui fait éprouver l'écliec de ses plans de domination, en
quoi il est aidé par le travail souterrain de la démocratie sociale, qui,
fomentant les mauv ises passions et les convoitises des uns, les inquié-
tudes des autres, s'applique à empoisonner l'esprit public. Toutefois on
n'a pas encore réussi à aigrir les populations prises dans It ur masse.
Les incertitudes, les défiances, les soucis, le mécontentement sont sur-
tout répandus parmi ceux qui prennent une part immédiate et active
aux luttes politiques, ou qui du moins les suivent avec un intérêt con-
stant. Cette mauvaise humeur se manifeste particulièrement chez les
libéraux, qui tremblent, non pour l'unité de l'Allemagne, mais pour
quelques-unes des libertés récemment conquises. Le centre catholique,
qui s'était flatté de l'espoir d'être récompensé des services qu'il avait
rendus au gouvernement dans la réforme du tarif douanier, a été déçu
dans son attente, et s'il consent à adoucir en quelque mesure ses pro-
cédés, il n'en persévère pas moins dans son système d'opposition à
outrance. Les partis conservateurs eux-mêmes, quoique les signes des
temps leur semblent plus propices, paraissent moroses et peu rassurés;
l'extrême droite pressent que, dans le cas le plus favorable, elle devra
renoncer à plusieurs de ses prétentions, et les modérés s'efforcent vai-
nement de constituer dans le parlement une majorité à la fuis conser-
vatrice et libérale qui ait une assiette solide. Assurément chacun des
partis qui nous divisent a ses griefs et sss s'ijets de plainte; nous ne
voulons pas rechercher ce qu'il y a de fondé dans leurs doléances,
nous tenions seulement à constater qu'en dépit des brillans succès
remportés durant ces dix dernières années, le découragement est la
maladie régnante dans nos cercles politiques (1). »
Ainsi parle M. le docteur Jolly dans sa brochure, qui, à ce qu'il paraît,
n'a pas été composée et publiée sans l'aveu de M. de Bismarck; en tout
cas, elle est de nature à lui plaire. En l'écrivant, l'ancien ministre badois
s'est proposé de combattre le pessimisme et les dispositions chagrines de
beaucoup d'Allemands enclins à voir les choses en noir. II se plaint
qu'il y. a parmi ses compatriotes trop d'idéalistes intransigeans, dont
(1) Der Beichstag und die Partheien, von D*" Jolly ; Berlin, 1880.
712 REVUE DES DEUX MONDES.
les rêves refusent d'entrer en composition avec les réalités de la vie et
dont la devise est : Tout ou rien. Il se plaint aussi que le goût de tout
censurer et de tout dénigrer est trop répandu en Allemagne: « Si d'au-
tres peuples, dit-il, ont péri par un excès d'optimisme, nous souffrons
plutôt d'un excès d'esprit critique. » Cependant il convient que la situa-
tion actuelle n'est pas absolument satisfaisante, que l'avenir n'est pas
définitivement assuré, qu'on peut s'attendre de jour en jour à voir tout
remrttre en question. Le nouvel établissement politique est encore
incomplet, inachevé. Qu'en alviendra-til? Le bloc de marbre sera-t-il
dieu, table ou cuvette? Frédéric II disait que son grand-père, en érigeant
la Prusse en royaume, avait mis dans sa postérité un germe d'ambiiion
qui devait fructifier tôt ou tard, que la monarchie qu'il avait fondée
était une espèce d'hermaphrodite qui tenait moins du royaume que de
Télectorat, qu'il avait laissé à ses descendans « le soin de décider cet
être. » On peu?, dire que pareillement le nouvel empire germanique
est une création équivoque, qui tient à la fois du césarisme et de la
monarchie ronstitutionnelle, mais qui n'est franchement ni l'un ni
l'autre. Les Allemands ont le sentiment vague ou précis qu'un jour ou
l'autre il faudra décider cet être, et ils se demandent comment cette
crise se dénouera, si c'est la réaction ou le libéralism.^ qui aura gain
de cause. Ce doute les tient en suspens et en haleine, et Tavenir leur
paraît un peu trouble.
Parmi les mécontens que M. Jolly s'efforce de tranquilliser et de ras-
séréner, les uns s'en prennent ouvertement à M. de Bismarck, ils le
rendent responsables de leurs chagrins, ils prétnn lent qu'en toute
occurrence il n'a pris conseil que de ses convenances personnelles,
que la constitution qu'il leur a octroyée a été faite par un homme et
pour un homme, d'où il résulte que, quan 1 cet homme ne sera plus, la
machine aura beaucoup de peine à fonctionner. D'autres, au contraire,
reprochent aux partis d'avoir entravé M. de Bismarck dans son œuvre
et dnns ses combinaisons, de s'être plu à le contrarier, à le gêner, à
lui susciter mille ennuis et des difficultés san^. nnnbre. Tout serait
allé bien mieux s'il avait eu ses coudées franches, si l'on avait respecté
la liberté de son génie et de ses inspirations. Deux philosophes qui
ont traité dernièrement ce sujet s'accordent à regretter qu'on n'ait
pas investi le chancelier d'une sortede dictature provisoire. L'un de ces
philosophes représente à ses compatriotes qu'ils auraient mieux fait de
suivre l'exemple de leur souverain, que le roi G lillaume a eu souvent
à se plaindre des procédés de son ministre, et que cependant il l'a
toujours supporté et toujours laissé faire. « La postérité, ajoutc-t-il,
s'étonnera que l'Allemagne ait produit dans notre temps un si grand
homme et qu'elle lui ait cherché tant de chicanes. » Les philosophes
allemands ont du goût pour les dictateurs, et ils croient volontiers à
l'infaillibilité des grands hommes.
l'avemr politique de l'empire allemand. 713
Ces plaintes contradictoires nous paraissent également injustes et
mal fondées. M. de Bismarck a l'habitude de faire toujours tout ce qu'il
peut, mais on ne saurait exiger de lui qu'il opère des miracles. S'il a
beaucoup pensé à lui en organisant l'empire allemand, s'il s'est fait sa
part, la part du lion, il a fait aussi celle des autres. Il n'a pas procédé
en dictateur. Plus sage, plus avisé que certains philosophes, il a jugé
que le temiis des Lycurgue et dus Solon était passé, qu'on ne constitue
pas une nation sans la consulter, sans lui demander son avis, sans se
mettre d'acc^rJ avec l'opinion publique. Il s'était réservé lahaute main
et l'initiative, il avait conçu, rédigé de toutes piices son programme,
mais il l'a modifié, amendé selon le goût de ceux qu'il tenait à satis-
faire. Se maintenant dans une sphère supérieure, se dérobant quelque-
fois comme le dieu qui rentre dans sa nuée, il n'a voulu se lonner à
aucun parti, mais il a traité tour à tour avec l'un ou avec l'autre et il
les a tous invités à s'associer à son entreprise. Il a produit ainsi une
œuvre composite, pleine de disparates, do.it lui seul possède le secret
et qui ne le satisfait qu'à moitié; toutefois il est résolu à s'en contenter.
Quand il ne sera plus là pour la défendre, chaque parti s'efforcera de
la tirer à lui, et Dieu sait ce qu'il en adviendra; est-il responsable des
sottises qu'on pourra faire après sa mort ?
Que la constitution de l'empire allemand ne fasse le bonheur de per-
sonne, pas même de celui qui l'a inventée, c'est un fait qu'on peut
regretter, mais qu'il en pût êtrj autrement, que M. de Bismarck soit
demeuré au-dessous de sa tâche, cela nous semble fort douteux. Il
avait à compter avec des situations si complexes, avec ue,^ intérêts si
compliqués et si contraires, qu'à sa place nul homme d'état ne s'en
serait mieux tiré. Il a été éclectique, non par goût, par tempérament,
par humeur ou par caprice, mais par sag-^sse et par nécessité. Conser-
vateurs et libéraux se plaignent également de lui. S'ils étaient de bonne
foi, s'ils se livraient à un sérieux examen de conscience, ils avoueraient
qu'il n'était pas en son pouvoir de leur procurer une entière satisfaction
et qu'il a eu besoin de toute son habilité pour ne leur causer qu'un
mécontentement modéré.
M. de Bismarck n'a pas voulu que la constitution de l'empire fût
l'œuvre exclusive d'un parti, et on ne saurait l'en blâmer. Il ne pouvait
trouver dans aucun groupe politique un appui suflisant, ni des vues, des
désirs, des intérêts absolument conformes aux siens. Aussi n'a-t-il con-
clu d'alliance défensive et offensive avec personne; il a toujours refusé
de s'engager, il n'a passé que des marchés temporaires et condition-
nels, il n'a contracté que des liaisons d'un jour. Il est possible que la
coquetterie soit le fond de son humeur, il n'en est pas moins vrai que
sa situation le condamnait aux infidélités; quoi qu'on lui proposât, il
trouvait partout quelque chose à prendre et quelque chose à laisser.
S'il avait suivi son penchant, s'il avait obéi à ses sympathies naturelles,
714 REVUE DES DEUX MONDES.
il aurait lié partie avec les conservateurs, ses vieux amis éprouvés, qui,
au temps du conflit, lui avaient prêté main-forte avec un infatigable
dévoûment.Mais le roi de France, quand il prend son métier au sérieux,
n'ignore pas seulement les injures faites au duc d'Orléans, il est tenu
d'oublier aussi les services rendus. Si le chancelier n'a jamais rompu
avec ses anciens amis, il les a souvent semonces, souvent rabroués et
souvent CiUitristés; le salut de son entrepris3 était à ce prix.
Les conservateurs prussiens représentent moins l'esprit de conservation
que les tendances, les opinions, les intérêts d'une caste. Ils se recrutent
surtoutparmi la p tite noblesse terrienne de la Prusse occiîentaleetorien-
tale, de la Poinéranie, du Brandebourg ; la Silésie et la Westphalie ne leur
fournissent qu'un faible contingent, et ils n'ont jamais réussi à prendre
pied dans les Provinces Rhénanes. Comme le remarque M. JoHy, ils ont
peu de ramifications hors de Prusse. En 1877 et 1878, ils ont obtenu
quelques sièges dans le royaume de Saxe, dans les deuxMeck'embourg;
ils ont remporté aussi quelques succès électoraux dans le grand-duché
de Baden, mais ils les devaient au bon vouloir des ultramontains, dont
l'alliance n'est jamais sûre. Les hobereaux prussiens, qui sont la moelle
et l'âme dup;^rti, ont joué un grand rôle dans l'histoire de leur pays, et
on serait mal venu à leur disputer l'influence qu'ils exercent. Ils sont
nés, ils ont grandi dans l'idée qu'ils se doivent à leur roi et qu'ils sont
Jes serviteurs tie l'état. Ils ne plaignent ni leur temps ni leurs peines,
ils sont toujours prêts à payer de leur personne dans les assemblées pro-
vinciales comme sur les champs de bataille. Ds2 quoi qu'il s'agisse, le
principe d'autorité leur est cher; ils ont une aversion profonde pour
toute mesure qui tend à diminuer les prérogatives royales, il leur
semble qu'amoindrir le souverain, c'est les amoindiU" eux-mêmes.
Enclins à une économie presque parcimonieuse dans la conduite de
leur ménage, ils ne marchandent jamais les deniers publics au ministre
de la guerre, ils votent avec empressement toutes les augmentations
qu'il leur demande. Pour le socialiste, l'armée est un fléau; pour le
progressiste, elle est un mal nécessaire; pour le vrai conservateur prus-
sien, elle est l'arche sainte, l'école où l'on apprend toutes les vertus et
particulièrement cette sévère discipline sans laquelle il n'y a plus de
peuples respectueux ni de rois exactement obéis.
Le malheur est que ces hobereaux si méritans, si dévoués à l'état,
pleins d'abnégation, disposés aux grands comme aux petits sacrifices,
ont l'esprit court et la tête étroite. M. de Bismarck aurait bien voulu
leur ôter leurs préjugés, en leur laissant toutes leurs vertus; cela n'é-
tait pas facile. Vertus et préjugés, tout cela se tient; ce sont des mar-
chandises qu'il faut acheter en bloc. Pour les conservateurs prussiens,
la gloire, le bonheur suprême dans ce monde est d'être un Prussien,
et ils estiment qu'un Prussien ne peut devenir Allemand sans déroger.
Si on les eût écoutés, la Prusse eût gardé son quant-à-soi politique, ses
l'avenir POLITIQrE DE l'jELMPIRE ALLEMAND. 715
institutions et ses coutumes propres, elle se fût abstenue de faire mé-
nage en commun avec ses frères du Sud, elle les eût laissé se gouverner
et s'administrer à leur guise, elle se serait contentée de leur imposer
son hégémonie miliiaire et d'en faire des soldats dignes de servir sous
ses drapeaux. M. de Bismarck a tâché plus d'une fois de leur persua-
der que leurs désirs ét;iient des chimères, que [^oor rendre les hégé-
monies accej tables, il importe de les déguiser, que le particularisme
du Brandebourg est aussi dangereux que les autres, que, pour décider
les Allemands à devenir Prussiens, il fallait que les Prussiens se rési-
gnassent à devenir un peu Allemands, qu'euûn chacun devait y mettre
du sien et renoncer à quelque chose. Ils ont eu beaucoup di peine à
l'en croire; ils ne se sont [jas révoltés, mais ils ont obéi tristement, la
tête basse, et leurs soupirs ont été entendus de toute l'Europe.
Quand un parvenu abandonne à jamais l'humble demeure de ses
pères pour habiter le fastueux palais qu'il s'est bâti, il n'a garde d'em-
mener avec lui ses meubles dépenaillés, ses rideaux fripés, ses vieilles
chaises boiteuses. U se commande un ameublement tout neuf, et il
faut que ses domestiques, son train de vie, sa dép/cnse comme ses
habitudes, tout soit assorti à sa nouvelle fortune. Les conservateurs
prussiens entendaient transporter dans la grande maison neuve leurs
vieux meubles et toutes leurs vieilles habitudes d'esprit. Leur intelli-
gence réfractaire e^t fermée à toutes les idées qui ont cours dans le
mo.ide depuis 1789; ils protestent contre tous les changemens écono-
miques et sociaux qui se sont proluits dans la société moderne. Ils
estiment qu'il n'y a d'état bien ordonné que celui où chacun se tient à
la place que lui a assignée sa naissance, et dans lequel la direction de
l'esprit public appartient à une classe formée de gentilshommes cam-
pagnards, médiocrement riches, mais en revanche portant tous l'épau-
lette. Ils dé.-^approuvent toutes les lois qui tendent à mo lifier les situa-
tions consacrées p r le temps et à déplacer les influences; la liberté
d'industrie, la liberté d'établissement, la liberté du commerce de l'ar-
gent leur sont odieuses. C'est ce qui explique la part qu'ils prennent
aujourd'hui à l'aj^itation anti-sémitique. Le juif représente à leurs yeux
l'influence maudite de la fortune mobilière, l'insolence du million
qui fait la roue au soleil, et depuis qu'Israël enrichi s'est mis à bâtir et
à posséder la terre, leurs ressentimens ne connais.-^ent plus de bornes.
D'ailleurs ils n'ont jamais pu concevoir que la religion fût une chose
indifférente en matière politique; ils la consi ièrent comme le soutien
du trône, comme l'alliée naturelle de la discipline militaire, ils n'ad-
mettent pas qu'on puisse exercer une charge de quelque importance
sans avoir fait ses preuves d'orthodoxie. Comme récrivait dernièrement
M. Mommsen, il n'y a pour eux de citoyen digne de posséder tous les
droits politiques que « celui qui descend d'un des trois fils de Mannus,
qui s'entend à labourer et à semer, et qui comprend l'Évangile comme
716 REVUE DES DEUX MONDES.
l'interprète son pasteur. » L'empire allemand ne pouvait leur agréer
qu'à la condition d'être un empire agricole, militaire et chrétien. M. de
Bismarck aime et prône l'agriculture, il fait passer l'intérêt de l'armée
avant tous les autres, et il a déclaré plus d'une fois que l'état est tenu
d'agir et de parler en bon chrétien ; mais il a toujours fait ses réserves,
il esL trop de son siècle pour ne pas les faire. Après que saint Patrick
eut converli les Irlandais, ils continuèrent de penser qu'un peu de
paganisme était nécessaire au bonheur, et dans la cérémonie du bap-
tême par immersion, ils avaient soin que le bras droit de l'enfant
demeurât hors de l'eau, afin que plus tar i il pût s'en servir sans scru-
pule pour étrangler son ennemi, pour caresser sa maîtresse on pour
agiter le cornet aux dés. Si attaché que snit M. de Bismarck à la doc-
trine de l'état chréiien, il paraît croire, lui aussi, qu'an peu de paga-
nisme est nécessaire au bonheur d'un grand empire, et dans toutes
les lois qu'il a fait voter par son parlement, au grand chagrin de ses
anciens alliés, il a eu soin de faire la part du démon, de ce diable qui
remplit les escan elles et rend les impôts indirects très productifs. Le
baptême du nouvel empire allemand est demeuré incomplet comme celui
des Irlandais du temps jadis : le bras droit sortait de l'eau, et les con-
servateurs orthodoxes n'ont pas été contens.
Quelque irritation qu'aient souvent causée à M. de Bismarck les pré-
jugés et les entêtemens de ses vieux amis, quelques duretés qu'il leur
ait dites quelquefois, il les a toujours considérés comme son troupeau
et sa famille. Mais, pour exécuter le programme qu'il avait conçu, il a
dû recourir à l'assistance du parti libéral, qui exprime la pensée de la
classe moymne et des universités et qui, en toute rencontre, fait profes-
sion de rationalisme politique. Si les préjugés sont de grands rémoras,
le rationalisme a aussi ses inconvéniens. Il ne croit qu'à la logique et
à l'évidence de ses principes, il fait trop bon marché de l'histoire, des
traditions, des souvenirs, des sentimens et même des convenances. Il
ressemble parfois à un taureau lâché dans une boutique de porcelaines,
et l'Allemagne est le pays du monde où les porcelaines sont les plus
précieuses et les plus fragiles. Les libéraux, auxquels M. de Bismarck
dut avoir recours pour organiser la confédération du Nord et plus tard
l'empire allemindjui reprochaient de s'arrêter à mi-chemin, de man-
quer de conséquence et de résolution. Il est certain que, dans sa poli-
tique intérieure, cet impétueux, ce violent a pu ressembler, en plus
d'une occasion, à un homme de juste milieu, préférant aux brutalités
souvent inutiles, toujours odieuses, les sages tempéramens et les
moyens détournés. Les libéraux entendaient faire de l'Allemagne un
empire unitaire, et i's tenaient peu de compte des susceptibilités, des
inquiétudes, des o nbrages des petits souverains, que M. de Bismarck
a dû protéger contre leurs entreprises. Il leur disait : « Je n'ai jamais
passé pour un homme timide, gauche ou embarrassé, mais soyez surs
l'avenir politique de l'empire allemand. 717
que j'ai réclamé de nos confédérés tous les sacrifices que ma con-
science me permettait de leur imposer, et que je ne saurais aller plus
loin. » Le 15 novembre 1871, quand les unitaires à outrance proposèrent
que toutes les monnaies allemandes fussent frappées à !'• ffigie de l'em-
pereur, il leur répondit : « Vous me parlez de vos convictions, j'ai aussi
les miennes et je passe ma vie à leur faire violence dans l'intérêt de
l'état. Nous autres hommes de gouvernement, nous n'avons pas le droit
de ne consulter que nos préférences et nos désirs. Ce n'est pas pour
exercer de fâcheuses pressions sur nos confédérée que Dieu a donné à
la Prusse la force dont il lui a plu de l'investir. En ma qualité de chan-
celier de l'empire, les sentimens personnels des monarques confédérés,
surtout des plus puissans d'entre eux, ne me sont nullement indifférens,
et celui qui n'en a cure n'est qu'un théoricien. Je dois compter avec ces
sentimens, ils pèsent sur mes décisions. » Il cherchait à les consoler
en insinuant que les moyens détournés conduisent plus sûrement au
but, il les engageait à ne pas déranger ses combinaisons, il leur disait
comme Archimède au soldat romain : Noli turbare circulos meos, —
après quoi il leur rappelait que la logique n'est pas tout dans les affaires
humaines, mais il ne les persuadait pas. Les conservateurs se résignaient
en soupirant; les libéraux, moins dociles, ne soupiraient pas, ils se
fâchaient, et, obligés de céder, ils se promettaient de revenir à la
charge. La logique s'arroge le droit d'être intraitable et se fait un devoir
d'être indiscrète.
Mais ce n'est pas seulement l'Allemagne une et indivisible que récla-
maient les libéraux; ils aspiraient à inaugurer dans le nouvel empire
le pur régime parlementaire, et c'est à quoi M. de Bismarck ne pouvait
pas se prêter, leurs tentatives se sont heurtées contre d'inexorables
refus. Ceux qui pensent qu'il se débarrasserait volontiers de son parle-
ment lui font tort. 11 consent à se laisser discuter, il accorde aux assem-
blées un certain droit d'inspection et de contrôle dans les affaires de
l'état, il les autorise à voter le budget des dépenses, à examiner, à
amender, à corriger les lois, il souffre même qu'elles le questionnent
quand il lui plaît d'être questionné ; mais il n'admet pas que son exis-
tence dépende de leur bon plaisir, ni qu'elles se mêlent de faire ou de
défaire des ministres. Ce sont les principes consacrés par la monarchie
prussienne qu'il a introduits dans la charte de la confédération du Nord
et de l'empire allemand, et cette fois il a eu pour lui l'assentiment des
conservateurs. En Angleterre, le cabinet n'est qu'un comité du corps
législatif; en Prusse, il est le représentant du roi. En Angleterre, à
la vérité, la chambre des communes ne choisit pas directement les
ministres, mais elle les impose au choix du souverain ; en Prusse, le
souverain les choisit au gré de ses intérêts et de ses convenances. En
Angleterre, ils sont les serviteurs du parlement, et quand ils ont maille
à partir avec ce maître capricieux et mobile, ils doivent résigner leurs
718 REVUE DES DEUX MONDES.
fonctions; en Priissp, ils sont les serviteurs de la couronne, et ils res-
tent en charge aussi longtemps qu'ils possèdent sa confiance. Jamais le
roi Guillaume, devenu empereur d'Allemagne, n'aurait consenti à se
dépouiller de ce qu'il regarde comme sa plus précieuse prérogative. Il
pense avoir fait toutes les concessions qu'on pouvait honnêtement lui
demander; il s'en tient là : sa gloire comme sa vieillesse le protègent
contre les in liscrétions des parlementaires et des logiciens. — « Je
vous ai fait assembler, disait Henri IV aux notables de Rouim, pour rece-
voir vos conseils, pour les croire, pour les suivre, envie qui ne prend
guère aux rois, aux barbes grises et aux victorieux. » — Et comme
Gabrielle d'Estrées lui reprochait cet excès de condescendance : « Ventre
saint-gris, il est vrai, ro; artit le roi, mais j'avais mon épée. » L'Alle-
magne est le pays où il y a le plus de parlemens, mais l'épée est tou-
jours là. D'habitude, elle est polie, souvent même accorte, gracieuse, et
elle déguise ses refus sous un ton d'aimable bonhomie; mais elle n'ab-
dique jamais, elle se réserve le dernier mot. C'est l'épée de Sadowa et
de Sedan.
Les Anglais ont décidé que la royauté est la source déshonneurs et
la trésorerie la source des affaires. L'empereur d'Âilemagne et son
chancelier entendent disposer des affaires aussi bien que des hon-
neurs; mais les libéraux en appellent. M» le docteur Jolly, pour en
revenir à lui, leur représente qu'ils ont tort, qu'après tout l'empire
allemand jouit des bienfaits du régime constitutionnel, puisque toutes
les lois y sont votées par le Reichstag. Il les engage à se contenter de
ce qu'on leur a donné, il les exhorte à abjun r leurs chimères. li s'ef-
force de leur démontrer que le régime parlementaire est inconciliable
non-seulement avi c les prérogatives du souverain, mais avec l'esprit
militaire, avec la situation qui a été faite à l'armée allemande, avec
l'influence touie -puissante de la bureaucratie. Il remarque également
que le parlementarisme ne prospère et ne fleurit que dans les pays où
il y a. deux partis et où ces deux partis s'accordeut sur certains prin-
cipes, tandis que dans le Reichstag il y a des sociali tes, des Polonais,
des guelfes, des ultramoatains, des progressistes, des conservateurs à
outrance et des conservateurs mitigés, des libéraux intransigeans et
des libéraux accommodans, à l'eau de rose. Le moyen de former une
majorité gouvernenieutale avec des partis si divisés, sans compter qu'à
l'exception du centre catholique, ils sont rebelles à la discipline, enclins
à chipoter, à discuter la consigne, à bourrer, à houspiller leurs chefs?
M. Jolly en conclut que les cliangemens désirés par les libéraux ne
s'accompliront pas de si tôt, qu'avant cinquante ans au moiûs il ne
saurait en être question.
Les libéraux poi irraient lui répondre qu'on û.e naît pas parlemen-
taire, qu'on le devient, que c'est précisément par la pratique des
affaires que les partis se forment à la discipline et acquièrent l'esprit
l'aveni» poirriQUE de l'empire allemand. 719
de gouvernement, que pour apprendre aux enfans à nager, on com-
mence par les jeter à l'eau. On pourrait lui répondre aust^i que \&
régime qu'il combat a déjà réussi à s'acclimater dans une grande partie
de l'Europe et qu'il tend à faire sans cesse de nouveaux progrès. C'est
une contagion qui gagne de proche en proche ; l'AUenugue parviendra-
t-elle à s'en préserver? Elle possède aujourd'hui un grand homme d'é-
tat qui lui tient lieu de beaucoup de choses et qui lui interdit les expé-
riences. Quand elle l'aura perdu, les expérimentateurs auront beau
jeu; ils invoqueront le courant du monde et de l'opinion, et il sera
difficile de les tenir en échec. Il est des entraînemens auxquels on ne
résiste pas.
Ce qu'il faut accorder à M. JoUy, c'est que l'expérience parlementaire
ne pourra se faire en Allemagne sans y causer une crise dont les consé-
quences seront graves et peut-ê(re funestes. Aux difficultés qu'il a si-
gnalées s'en joint une autre plus sérieuse encore, dont il n'a rien dit. Pour
arriver à leurs fins, les libéraux devront à leurs risques et périls rema-
nier la constitution, qui a placé à la tête de l'empire et au-dessus du
Reichstag une sorte d'assemblée souveraine appelée le conseil fédéral.
Cette assemblée se compose des représentans officiels des états confédé-
rés, munis d'instructions qui les lient, d'un mandat impératif et d'un
droit de veto absolu. « Le conseil fédéral, disait M. de Bismarck en 1871,
est une véritable cham'-re des états, où siègent non des individus, mais
les gouvernemens qu'ils représentent. Quand le baron de Friesen
ouvre un avis, c'est un royaume qui parle par sa bou' he, son vote est
celui de la couronne de Saxe, ayant derrière elle le parlenient saxon. Le
respect qui est dû au vote de vingt-cinq états explique l'importance
que possède le cons il fédéral et qui n'est pas celle d'une assemblée
ordinaire : tout changement dans la constitution en vertu duquel cette
chambre des états de l'empire allemand serait affaiblie, diminuée ou
médiatisée me paraîtrait infiniment dangereux. Le conseil fédéral est
un collège fédératif, chargé d'exercer la souvei^aineté collective de
l'empire, car la souveraineté ne réside pas dans l'empereur, elle réside
dans l'ensemble des gouvernemens confédérés. Je vous engage à ne pas
toucher au conseil fédéral, je vois dans cette institution une sorte de
palladium, une puissante garantie pour l'avenir de l'Allemagne. »
Les libéraux rêvent de donner la direction des affaires à un minis-
tère impérial responsable devant le Reichstag; ils ne pourraient exé-
cuter leur projet sans porter une grave atteinte à la souveraineté du
conseil fédéral et sans le réduire à la condition d'une simple chambre
des lords. — «Croyez-vous, s'écriait M. de Bismarck dès 1867, qu'un
prince allemand se résigne à échanger sa situation contre celle d'un
simple pair? » Il ajoutait quelques jours plus tard : « Ce que vous dési-
rez, je n'oserais pas le demander au roi de Saxe. » — Quand il ne sera
720 REVUE DES DEUX MONDES.
plus là pour défendre les garanties et les avantages qu'il a stipulés
lui-même en faveur des souverains confédérés, quand la marée mon-
tante du libéralisme unitaire emportera les digues qu'il lui opposait,
on demandera au roi de Saxe, au roi de Bavière, au roi de Wurtemberg
beaucoup de choses qu'il leur sera pénible d'accorder. Consenti! ont-ils
généreusement à se réduire au rang de simples pairs? Signerout-ils
leur déchéance de leur propre main? Selon toute apparence, il leur en
coûterait moins de se démettre que de se soumettre. Et les libéraux en
viendront peut-être à souhaiter leur démission, car les libéraux finiront
par s' apercevoir que les petites couronnes sont souvent fort gênantes
et que, pour établir l'unité de gouvernement dans un état fédtJratif, la
première chose à faire est de supprimer les rois, les princes et les
grands-ducs. Nous doutons que l'argumentation solide, mais un peu
filandreuse de M. Jolly, les décide à renoncer à leurs visées; toutefois
il a raison de leur représenter que le régime parlementaire est bien
difficile à installer en AUi^magne. En vérité, il serait plus aisé d'y pro-
clamer la république; le malheur est que cette solution ne plairait pas
à tout le monde. Que sera l'Allemagne dans cinquante ans? Les desti-
nées sont mystérieuses, et tout prophète, fût-il président de la haute
cour des comptes, est sujet à caution.
M. Jolly a écrit sa brochure pour combattre les alarmistes et pour
dire leur fait aux pessimistes. Cependant il est obligé de convenir que
les institutions que s'est données l'empire allemand sont à la fois
imparfaites et diffi.ilem.jnt perfectibles, qu'il faut avoir un bon carac-
tère pour s'en contenter, mais qu'on ne saurait les réformer sans tout
remettre en question. Il convient aussi que, quand M. de Bismarck ne
sera plus là, l'Allemagne se trouvera fort empêchée de le remplacer tt
aura beaucoup de peine à se passer de lui. « Après moi, le gâchis !» disait
un jour le roi Louis-Philippe. C'est précisément le gâchis qui, à tort ou
à raison, fait peur à ces pessimistes dont M. Jolly cherche à relever le
courage. Aussi s'accordent-ils tous à souhaiter que M. de Bismarck
vive encore très longtemps. Il s'est plaint si souvent de sa santé que ses
doléances n'excitent plus guère d'inquiétudes, A vrai dire, alors même
qu'il se porte bien, le-; inégalités de son humeur causent quelquefois
du tracas à ceux qui l'entourent; mais l'Aile nagne s'y est accoutumée,
et comme certain mari à qui sa femme reprochait de n'avoir pas assez
d'égards pour ses nerfs, elle lui dirait volontiers : a Pardonnez-moi,
j'ai beaucoup de respect i-our vos nerfs; depuis quinze ans au moins je
vous en entends parler avec considération, ce sont pour moi d'iinciennes
connaissances, et nous finirons, eux et moi, par devenir bons amis. »
G. Valbert.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
31 jauvier 1881.
Au jour fixé, le parlement s'est de nouveau réuni au Luxembourg et
au Palais-Bourbon. M. le président du sénat, en homme d'esprit, s'est
plu à ouvrir, par un discours d'une familiarité ingénieuse et piquante,
les travaux de l'assemblée dont il est chargé pour la seconde fois de
diriger les débats-, il ne s'est pas défendu d'opposer avec une fine
bonhomie le régime tempéré et indulgent du sénat aux habitudes d'une
autre assemblée. M. le président de la chambre des députés, élu pour
la troisième fois, a prononcé, lui aussi, son discours, un discours plus
ample, plus solennel, plus officiel, qui pourrait passer pour un message.
M. Gambetta a eu un peu l'air de faire le testament de la chambre, eu
retraçant à grands traits la carrière qu'elle a parcourue, en lui rappelant
aussi ce qui lui reste à voter avant de disparaître, et, dans cet exposé
qui touche à la fois à la politique intérieure et à la politique extérieure,
il n'a probablement pas introduit sans intention cette déclaration ras-
surante adressée à l'assemblée : « C'est surtout en ce qui touche le
maintien de la paix au dehors qu'on peut dire que votre union avec le
gouvernement et le pays a été inaltérable. En dépit d'assertions sans
fondement, le monde entier sait que la politique extérieure de la France
ne peut cacher ni desseins secrets ni aventures. C'est là une garantie
qui tient à la forme mèuie de l'état républicain, où tout dépend de la
souveraineté nationale, et d'une démocratie au sein de laquelle la paix
extérieure, digne et forte, est à la fois le moyen et le but du progrès à
l'intérieur. » Voilà qui est entendu et constaté ! — Ce n'est pas tout : dans
un ordre moins officiel, avec moins d'éclat et d'apparat, un ancien pro-
cureur général à la cour des comptes, M. Humbert, élu président de la
gauche sénatoriale, a fait lui aussi sa manifestation. Il a prononcé un
discours qui a son importance comme expression mesurée et réfléchie
des opinions, des vues, du système de conduite parlementaire d'un des
groupes les plus considérables de la majorité républicaine du sénat.
Ce ne sont donc pas les discours qui manquent à ce début d'une ses-
lOME XLHI. — 1881. 46
722 REVUE DES DEUX MONDES.
sion qui doit être la dernière pour la chambre des députés, qui sera
aussi la dernière pour une portion du sénat soumise à un prochain
renouvellement triennal. Discours et programmes, avec des nuances
différentes, avec une mesure diverse d'autorité, ils expriment, les uns
et les autres, à peu près les mêmes idées, le même sentiment d'une
paix intérieure et extérieure incontestée, de l'affermissement des insti-
tutions nouvelles. Ils ont le même accent de satisfaction, de confiance,
et le fait est qu'aujourd'hui, à part l'imprévu des crises toujours pos-
sibles, en dehors des hostilités absolument irréconciliables, on ne voit
pas bien à quels dangers immédiats la république fondée par la consti-
tution aurait à faire face, quels ennemis elle aurait à craindre.
D'un côté, les récentes élections municipales, ces élections mêmes
que M, Gambetta appelle « magnifiques, » montrent tout au moins que
le radicalisme extrême n'est qu'une minorité turbulente et agitatrice
désavouée par l'opinion, et qu'il y a dans la masse du pays une majo-
rité un peu moins prononcée ou accentuée peut-être qu'on ne le croit,
toujours prête néanmoins à se rallier au régime qui existe, qui lui donne
l'ordre et la paix. La défaite des radicaux révolutionnaires, des reve-
nans de la commune, c'est le trait caractéristique des dernières élec-
tions municipales, qui sont en cela le signe des dispositions du pays, du
courant général des opinions. D'un autre côté, dans le camp opposé,
entre les partis conservateurs ouvertement hostiles, le plus remuant,
celui qui aurait peut-être pu à Toccasion capter une certaine popularité
démocratique ou rurale, le parti bonapartiste, pour l'appeler par son
nom, est visiblement livré à un travail croissant de dissolution. Tant que
le prince impérial a vécu, il restait, avec la séduction de sa jeunesse, le
dernier-né, le représentant accepté de la dynastie napoléonienne ; sa
présence même dans l'exil pouvait contenir les divisions et entretenir
les espérances du parti. Depuis que le jeune prince est allé périr dans
une obscure échauffourée du Zoulouland, la débandade a commencé
dans le parti. L'armée se disperse ou se dissout d'elle-même, faute de
chef et de drapeau. Les plus vieux, ceux qui ont servi avec quelque éclat
le second empire, s'en vont ou se fatiguent. Les plus jeunes ne savent
plus trop où ils en sont, et avant de retrouver l'empire, ils cherchent
un empereur à tâtons. Les uns alors prennent leur parti et serepUent
vers la monarchie ; les autres s'en vont ou reviennent vers la républi-
que, puisque le pays semble s'accommoder de la république. Le parti
se divise, se disloque, et un des signes les plus récens, les plus curieux
de ce travail croissant est certes cette lettre par laquelle un député
bonapartiste, M. Dugué de la Fauconnerie, rallié au régime républi-
cain, vient de donner sa démission pour faire ratifier son évolution par
les électeurs qui l'ont nommé. L'empire n'est plus un danger, les radi-
caux ont été vaincus au dernier scrutin ; de ces deux ennemis la répu-
blique n'a plus guère rien à craindre pour le moment. Des deux côtés
BEVDEi — CHRONIQUE. 725
ce n'est pas la sécurité qui lui manque pour vivre, pour choisir libre-
ment sa direction et sa voie.
Que manque-t-il donc aujourd'hui à la république, ou plutôt, puisque
la république elle-même n'est pas en question, que manque-t-il à ceux
qui ont la prétention de la représenter, de parler pour elle, de l'admi-
nistrer et de la faire vivre? 11 leur manque précisément de savoir
mettre à profit ces circonstances de plus en plus favorables que leur
créent le déclin et l'impuissance des partis hostiles, de se faire une poli-
tique proportionnée à une situation devenue plus régulière, de com-
prendre qu'on ne gouverne pas dans la victoire comme dans la lutte,
et qu'on gouverne encore moins un pays tout entier comme un parti.
11 leur manque d'entrer dans ce règne nouveau des institutions répu-
blicaines avec un esprit plus libre de fanatismes de secte, de préjugés
vulgaires de parti, de passions exclusives, avec un sentiment plus précis
et plus net de la nécessité des choses. Si l'on n'a pas ce sentiment et
cet esprit, si l'on met la violence dans un pays paisible, les expédions
révolutionnaires dans les lois, l'agitation stérile dans le parlement, on
ne tarde pas à gaspiller la sécurité conquise, et Ton revient bientôt
aux incertitudes, aux situations disputées d'où l'on se croyait sorti.
M. Gambeita a dit l'autre jour, dans son discours de la chambre : uPour
répondre aux intérêts comme aux volontés de la France, il nous faut<.;n-
tourer la république que nous avons fondée d'institutions de plus en plus
libérales, de plus en plus démocratiques, pour réunir tous les patriotes,
tous les Français. » Kien de mieux; mais il ne suffit pas de le dire, il
faut le faire. Tout cela ne s'accompht pas sans doute en un jour, et les
élections qui vont se faire cette année auront vraisemblablement une
influence décisive sur la direction, sur les vraies conditions de la poli-
tique de la France. Le meilleur moyen de se préparer à ces élections
serait d'avoir une session utile, fructueuse et de ne pas commencer
surtout par des discussions confuses qui, sous prétexte d'affranchir la
presse, risquent de n'aboutir à rien, ou d'ajouter à d'anciennes incohé-
rences de législation des incohérences nouvelles.
Où en sont aujourd'hui les efforts de la diplomatie de la France et
de l'Europe pour détourner de nouveaux conflits en Orient, pour em-
pêcher que cette malueureuse difficulté des frontières helléno-turques
ne trouble la paix du monde? qu'en est-il de ce travail persévérant,
jusqu'ici plus persévérant qu'heureux, entrepris par les plus grandes
puissances pour résoudre un problème compliqué de tant d'intérêts et
de tant de passions, pour arriver à concilier, dans la mesure prévue
par le tr^iité de Berlin, les ambitions de la Grèce et les résistances de
la Turquie? Déjà, au commencement de décembre, il y a quelques
semaines, une première discussion s'est engagée dans notre parlement,
au sénat et à la chambre des députés sur ces graves affaires, sur la
participation de la politique française aux négociations orientales. On
724 REVUE DES DEUX MONDiiS
était alors en pleine délibération intime entre les cabinets, au début de
cette proposition d'arbitrage qui venait à peine d'être conçue, qui n'avait
pas encore échoué comme bien d'autres tentatives, et toutes les expli-
cations, tous les commentaires, devaient nécessairement rester un peu
vagues. Cette discussion sur les difficultés orientales, sur la politique
française, elle va se rouvrir un de ces jours prochains à la chambre,
et cette fois non plus avant l'arbitrage, mais après l'échec avoué
de l'arbitrage, non plus sur des données incertaines ou incomplètes,
mais dans des conditions plus précises, sur une suite de faits et d'in-
cidens éclairés par les documens que M. le ministre des affaires étran-
gères vient de rassembler. Le nouveau « Livre jaune, » qtii paraît en
ce moment même, a l'avantage de venir à propos et de reprendre le con-
flit turco-hellénique au point où l'avaient laissé les précédentes publica-
tions, à la veille de la dernière conférence de Berlin, de montrer ce qui
a été fait, comment cette négociation s'est engagée, comment elle s'est
un peu égarée en chemin; il laisse voir suffisamment le rôle des divers
cabinets, du cabinet français en particulier, les illusions ou les impru-
dences qui se sont mêlées à beaucoup de bonnes intentions, comme
aussi les efforts sérieux et courageux tentés depuis quelques semaines
par M. le ministre des affaires étrangères pour détournpr des compli-
cations de plus en plus menaçantes, pour dégager dans tous les cas la
politique de la France.
Cette affaire des frontières grecques, qui est devenue par degrés assez
grave pour mettre en péril la paix de l'Orient et du monde, pour
absorber toutes les politiques, on n'a certainement pas oublié comment
elle est née. D'une manière générale, elle a sans doute son origine
dans l'éternel antagonisme de la race hellénique et de la race turque
se disputant ces contrées éclairées autrefois des premiers rayons de la
civilisation; diplomatiquement, elle a son point de départ dans le trei-
zième protocole du congrès de Berlin «invitant» la Porte à négocier avec
la Grèce une rectification de limites sommairement ébauchée, et dans
l'article 2k du traité du 13 juillet 1878, prévoyant le cas oîi, à défaut
d'une entente entre les deux états, l'Europe serait amenée à « offrir
sa médiation pour faciliter les négociations. » La décision du congrès
avait pour objet évident de favoriser la Grèce sans porter néanmoins
atteinte à la souveraineté du sultan qui, au lieu de subir l'obligation for-
melle des cessions territoriales, comme pour la Serbie, le Monténégro
et la Bulgarie, recevait seulement « l'invitation » de négocier sur une
frontière nouvelle en Épire et en Thessalie. C'est là le point de départ
précis et régulier. Des négociations ont été engagées selon le vœu du
congrès, entre Turcs et Hellènes, elles se sont poursuivies à Prévesa et
à Constantinople. La Turquie a offert un tracé de délimitation qu'elle
s'est naturellement efforcée de réduire le plus qu'elle a pu ; aux restric-
tions des Turcs, les Grecs, de leur côté, ont opposé des prétentions pas-
REVUE. — CHRONIQUE. 725
sablement ambitieuses et démesurées. On ne s'est pas entendu un seul
instant, c'était bien facile à prévoir. La libéralité inscrite par l'Europe
en faveur de la Grèce dans le traité de Berlin se trouvait dès lors en
suspei.is. C'est la seconde phase, la phase des négociations directes
inutilement poursuivies pendant plus d'une année. Il n'y avait plus rien
à attendre de pourparlers oi^i les deux parties portaient plus de ressen-
limens et d'oiubmges que d'intentions conciliantes. C'est alors, aux
premitTS mois de l'année qui vient de finir, c'est alors que commence
!a troisième phase qui a son point culminant à la conférence de Berlin,
'.onstituée pour exercer la médiation prévue par le traité de 1878. Assu-
rément rien n'était plus conforme à la légalité créée à Berlin; lés inten-
tions bienveillantes et pacifiques des puissances n'étaient pas douteuses,
et si, après avoir un instant hésité entre diverses formes d'action média-
trice, elles se décidaient à la réunion d'une conférence diplomatique
dans une des capitales de l'Europe, c'était uniquement pour donner
plus de relief et d'autorité à leur délibération. Que la réunion eût lieu
à Berlin ou à Paris, — les deux villes avaient été d'abord désignées par
l'Angleterre, — on croyait agir au mieux, pour en finir. Il faut bien le
-.lire cependant, c'est la conférence de Berlin qui, sans le vouloir, a tout
vàté et a créé cette situation presque violente d'aujourd'hui, d'où l'on
ne sait plus comment sortir. C'est là que la question s'est nouée de la
•■■lus iJangoreuse manière dans la confusion des idées et des conseils. On
a voulu trop faire et on n'a rien fait, faute d'une appréciation exacte
des circonstances, de ce qui était possible, de ce que permettaient et
cette légalité dont on s'armait, et la diversité même des politiques en
I urope.
Que pouvait ou devait être cette réunion, qui n'avait dû être d'abord
qu'une commission technique de délimitation envoyée en Épire pour
régler la question sur le terrain et qui est devenue presque à l'impro-
viste une conférence diplomatique? Elle avait sa mission toute tracée
dans l'article du iraité de Berlin qui constituait son droit; elle était une
médiation off^.rte pour « faciliter les négociations » entre la Turquie et
!a (ir :ce, elle n'avait point d'autre rôle. Qu'a-t-elle été ou qu'a-t-elle
paru être? Elle s'est trouvée aussitôt ressembler à une sorte de nou-
veau congrès dispo ant de territoires mis en liquidation par la guerre,
distiibuant des provinces, sanctionnant un projet de délimitation arrêté
d'avance :-ur des cartes d'éiat-major et plus étendu que tout ce qui
avait été \. revu, notifiant enfin ses décisions comme un ultimatum,
ciimme l'ex ression irrévocable du jugement souverain de l'Europe.
D'un seul c up, elle dépassait visible;nent le but, et les Turcs, qui y
étaient intér ssés, qui sont de fins diplomates, les Tunes ne s'y sont pas
irumpés un insiant. Dès le premier jour, dès le 15 juin, avant que rien
fût décidé, ils l'ont dit, ils l'ont écrit dans une sorte de protestation
anticipée : « Les puissances sont naturellement seules juges de !a
726 REVUE DES DEUX MONDES.
manière dont elles procéderont à la médiation, et la Sublime-Porte
n'aurait rien à objecter à la conférence projetée si les informations
fournies à ce sujet ne semblaient indiquer que les représentans des
puissances sont appelés à prendre des décisions qui seraient inconci-
liables avec l'idée et le caractère d'une médiation. La Sublime-Porte a
toujours compris que la médiation des puissances consisterait avant
tout à examiner, à discuter tel ou tel projet de rectification de fron-
tières, en s'adressant à chacun des deux états, particulièrement à celui
qui est appelé à faire tous les sacrifices. Cette conviction, fondée sur
l'observation rigoureuse de l'esprit et des termes de l'article 2h du
traité de Berlin, doit sans doute exclure toute crainte d'une atteinte à
l'indépendance du gouvernement impérial. » C'était là le point vif que
les Turcs saisissaient habilementdès la veille de la conférence. Les puis-
sances outre-passaient leur droit, et, en sortant de leur vrai rôle, elles
entraient dans une voie pleine de périls. Au lieu de simplifier une
situation déjà assez confuse, elles la compliquaient encore; au lieu
d'apaiser un différend, elles l'aggravaient et l'envenimaient. D'un côté,
elles étaient bien sûres d'avance, elles ne pouvaient l'ignorer, que ce
qu'elles faisaient serait repoussé par la Porte comme une usurpation
sur le droit souverain d'un état nécessairement appelé à délibérer sur
la mesure de ses propres concessions. D'un autre côté, par la forme
comme par l'esprit de leurs décisions, elles rendaient la question encore
plus insoluble en mettant le feu à ce malheureux petit état grec. Elles
semblaient légitimer les ambitions et les revendications helléniques, et
à partir de ce moment en effet, il n'y a plus eu un doute à Athènes !
L'acte de Berlin est devenu pour tous un arrêt définitif et irrévocable.
Les territoires de la Thessalie et de l'Épire, Janina, Larissa, Metzovo,
ont été considérés comme une propriété de la Grèce que les Turcs
étaient sommés de restituer, et avant même que la diplomatie eût
achevé son travail, les Grecs commençaient leurs armemens; ils se
mettaient en devoir d'exécuter ce qu'ils appelaient la sentence euro-
péenne, de défendre ce qu'ils appelaient désormais leur droit. Or,
entre les Turcs et les Grecs ainsi mis en présence, quelle était la situa-
tion de l'Europe? L'Europe avait trop fait pour une simple médiation,
telle que la prévoyait le traité de 1878, et pour aller au-delà elle ne se
trouvait sûrement pas en mesure. Elle ne s'était d'ailleurs proposé rien
de semblable à Berlin; elle n'avait voulu ni s'engager elle-même ni
engager les Grecs dans un conflit pour l'exécution de ce qu'elle avait
décidé. Seulement elle s'était trompée; elle ne s'était pas aperçue
qu'en croyant travailler pour la paix, elle risquait d'avoir donné d^-^
armes pour la guerre et qu'après avoir adopté théoriquement, avec une
certaine solennité, un tracé de frontières, il resterait toujours à u r'a-
lis^r pratiquement » ce tracé.
C'était là justement la difficulté, d'autant plus grave que, par le fjit,
REVUE. — CHRONIQUE. 727
dans cette singulière et malheureuse campagne, les diverses puissances,
rattachées par ce fragile lien du concert européen, n'avaient visiblement
ni un rôle égal, ni les inêm.es préoccupations, ni la même initiative. On
le voit assez -dans cette série de dépêches où se reflètent les impressions
successives des cabinets avant comme après la conférence. Ainsi i! est
bien clair que la Russie, bien que fort disposée à favoriser la Grèce, à
encourager ses espérances, ne veut pas se mettre en avant. La Russie dit
à notre ambassadeur à Saint-Péiersbourg, M. le général Chauzy, qu'elle
a « déjà trop à demander sur des points qui l'intéressent plus particu-
lièrement pour se décider à prendre l'initiative dans cette affaire de la
Grèce, si bien soutenue par la France... » Le baron Haymerlé, à
Vienne, met tous ses soins à bien constater que l'Autriche ne propose
rien, qu'elle se rallie simplement aux propositions qui lui sont faites.
M. de Bismarck, en s'empressant avec bonne grâce d'offrir une fois de plus
l'hospitalité à la diplomatie, décline toute responsabilité : il attend les
ouvertures de Londres ou de Paris, et ne se charge que pour la forme
de la convocation. D'où vient donc l'initiative? Est-ce de l'Angleterre?
Oui sans doute; le cabinet de Saint-James cependant, après s'être
beaucoup agité, après avoir tracé de vastes programmes et avoir paru
vouloir résoudre à la fois toutes les questions orientales, le cabinet
aiiglals ne demanderait pas mieux que de mettre la France en avant,
et la France, de son côté, tient à laisser à l'Angleterre l'honneur de
prendre l'initiative pour la Grèce comme elle l'a prise pour le Monté-
négro, comme elle !a prendra pour l'Arménie. Au demeurant, il ( st de
toute évidence qu'on ^a prépare sans entrain, avec peu de confiance,
à cette réunion, où l'on va pourtant bâcler une chose assez exiraorJi-
naire, et si les difficultés ou les hésitations se manifestent avant la
conférence, elles deviennent bien plus sensibles encore le lendemain.
A pt'ine l'œuvre est-elle accomplie, en effet, à peine la délibération
de Berlin est-elle communiquée par une note collective à Constanîi-
nople et à Athènes;, on commence à réfléchir, à voir les embarras, les
impossibilités. L'attitude de la Porte démontre qu'on n'aura pas aussi
facilement raison qu'on le croyait de la résistance des Turcs. Les agita-
tions belliqueuses de la Grèce deviennent d'heure en heure un sujet
d'inquiétude et ne tardent pas à provoquer des impatiences, bientôt
des remontrances. Des doutes s'élèvent sur l'efficacité de l'œuvre de
Berlin, sur le danger des passions qu'on a enflammées, sur les suites
de conflagrations nouvelles en Orient. M. de Bismarck reste assez froid
et n'est pas même éloigné de fournir des fonctionnaires allemands à la
Porte ottomane. Le jour vient où notre ambassadeur à Vienne, M. le
comte Duchâtel, écrit : « D'après l'ensemble des impressions que j'ai
recueillies, les dispositions des puissances ne seraient guère favorables
à la Grèce, en ce sens qu'aucun gouvernement ne témoignerait l'in-
tention de prêter une assistance matérielle aux revendications hellé-
728 REVUE DES DEUX MONDES.
niques sur les territoires fixés par la conférence de Berlin. La seule
question qui se pose avec une certaine préoccupation est de savoir ce
que ferait l'Europe au cas probable où la guerre amènerait des revers
désastreux pour l'armée grecque; mais cette préoccupation ne peut
qu'augmenter le désir, qui paraît général, de trouver par les voies diplo-
matiques un moyen d'écarter des complications dangereuses pour le
maintien de la paix européenne... Les termes dans lesquels le baron
Haymerlé m'a parlé de l'ancien tracé de M. Waddington, excluant la
cession de Janina, et en même temps des concessions qu'il serait peut-
être permis d'espérer de la Turquie, m'ont donné lieu de penser que
les décisions prises à Berlin ne sont pas considérées comme immuables
et définitives... » Bref, le baron Haymerlé parle en homme désabusé,
tout prêt à accéder à des combinaisons nouvelles, surtout fort peu dis-
posé à se risquer pour les frontières de Grèce, et si le chef de la diplo-
matie autrichienne parle ainsi, il y a des chances pour qu'il soit d'ac-
cord avec le chef de la diplomatie allemande.
Quel est cependant en tout cela le rôle de la France ? Peut-être, sans
trop insister sur des nuances de conduite ou de langage, y aurait-il
quelque distinction à faire entre les diverses phases de cette question
des négociations européennes pour les frontières helléniques. Évidem-
ment, à la lecture attentive du « Livre jaune, » on se dit qu'il y a eu
des momens oij la France n'est pas sans avoir éprouvé une certaine
impatience d'action, d'action diplomatique bien entendu, un certain
besoin de se montrer. Non pas que la diplomatie française, tant qu'elle
a été conduite par M. de Freycinet, ait cessé d'être mesurée, qu'elle se
soit écartée dece programme de la a paix sans jactance et sans faiblesse, »
que l'ancien président du conseil traçait un jour. La diplomatie fran-
çaise, fidèle en cela à l'opinion du pays, a su certainement éviter les
engagemens compromettans, et peut-être même a-t-elle mis parfois
quelque affectation à se défendre de «prendre la tête du mouvement, »
selon le mot de M. Léon Say, qui était alors ambassadeur à Londres;
mais enfin, c'est bien visible, la politique françai-e a toujours eu un
peu l'air de faire de «'ette question grecque sa propriété, son lot dans
les négociations orientales, d'accepter sinon l'apparence, du moins la
réalité d'un certain rôle d'initiative, et on a cru assez souvent dans les
chancelleries à ces intentions, à ces velléités françaises. On y croyait
si bien qu'au moment de la conférence de Berlin, les autres cabinets
trouvaient naturel de demander à la France de prendre l'initiative des
propositions qui seraient fortunlées en faveur de la Grèce. « Il a paru
aux cabinets, disait le prince de Hnhenlohe à M. de Saint-Vallier, que,
la France ayant eu le mérite de l'initiative devant le congrès de 1878, il
lui appartient aujourd'hui de présenter ses vues et de définir l'impor-
tance de la rectification qu'elle désire voir réaliser. » Bien mieux, le jour
où lacon férence de Berlin achevait son œuvre, M. de Freycinet, songeant
REVUE. — CHRONIQUE. 729
peu au lendemain, se reposant dans la satisfaction du résultat qu'il
croyait avoir conquis, se laissait aller à dire : « Après deux années de
négociations, notre persévérance a été couronnée de succès. La confé-
rence de Berlin vient de prononcer une décision finale en harmonie avec
nos désirs. Dès lors, l'Eui ope nous a déchargés de notre mandat bénévole;
elle s'est approprié nos vues, elle s'est donné la mission d'en pour-
suivre l'exécution. Elle les réalisera à son heure, suivant les voies qui
lui conviendront; mais la Grèce est armée désormais d'un titre irréfra-
gable. La Turquie est mise en demeure de se conformer, dans son
propre intérêt, au sage avis des puissances médiatrices ou de précipi-
ter ses destins en courant l<^s chances d'une crise dont l'obscurité de
l'avenir dérobe peut-être à ses regards les conséquences funestes, mais
dont la résistance aveugle rendrait certainement l'échéance inévitable. »
M. de Freycinet se hâtait d'ajouter, il est vrai, que « conséquente avec
elle-même, la France se doit et doit à ses alliés de leur rappeler qu'elle
a, dès l'origine, exclu de ses prévisions, dans l'affaire grecque, l'hypo-
thèse d'un recours à la coercition matérielle... » La réserve était cer-
tainement sage et nécessaire; mais alors à quoi bon s'applaudir si
aisément pour un résultat destiné à être sitôt démenti ? Pourquoi ces
interprétations excessives d'un acte propre uniquement à enflammer,
à enivrer d'illusions un petit peuple et dénué de toute garantie efficace?
Pourquoi ne pas dire tout simplement qu'on a sans doute des sympa-
thies traditionnelles pour )a Grèce, mais que, n'ayant aucun secours à
lui offrir, on ne peut ni l'abuser par cette déclaration d'un « titre irré-
fragable, » ni lui laisser le moindre prétexte de ?e jeter dans de péril-
leuses aventures ?
Le malheur est qu'avec les meilleures intentions, sans avoir précisé-
ment commis des fautes irréparable"?, on s'est laissé un peu échauffer
par l'apparence d'un rôle séduisant, on a cédé h l'impatience de
•saisir l'occasion d'un succès qu'on croyait facile , qu'on s'était flatté
dans tous les cas de placer sous la sanction et la sauvegarde de l'Europe.
Le résultat est cette situation qui n'a pas tardé à se manif ster, où une
solution représentée comme définitive est devenue impossible, où le
prétendu «titre irréfragable » consacré à Bf^rlin semble abandonné par
l'Europe elle-même, et où ce qu'il y a eu de plus sage pour le nou-
Vi'au ministre des affaires étrangères entrant au pouvoir sur ces entre-
laites a été d'essayer de s'arrêter, de renouer avec les cabinets des
délibérations plus conformes aux circonstances. M. Barthélémy Saint-
llilaire, dans la discussion sératoriale du mois dernier, demandait
qu'on lui fît crédit d'un peu de confiance. Cette confiance, il la méri-
tfit assurémint, il !'a justifiée par les efforts qu'il a multipliés depuis
quelques semaines pour la netteté de nos relations et pour le bien de
la paix. Est-ce à dire qu'il ait eu à modiTier complètement la politique
extérieure qu'il a reçue de ses prédécesseurs? Non sans doute, il y
780 REVUE DES DEUX MONDES.
a depuis dix ans pour la France fine politique générale de réserve à
laquelle on ne pourrait manquer impunément, dont aucun ministre ne
paraît avoir songé sérieusement à se départir. M. Barthélémy Sâint-
Hilaire n'a eu ni à renier ce qui avait été fait avant lui, ni à désavouer
les sympathies de la France pour la Grèce, ni à décliner les engagemens
diplomatiques ou moraux de Berlin. Il s'est simplement borné à la
tâche, déjà assez difficile, de rectifier des interprétations abusives, de
dissiper des confusions, de remettre un peu d'ordre et de clarté dans
les affaires grecques, et de tenter de reprendre avec l'Europe un travail
de pacification. Il a dû faire œuvre de sage, de modérateur, même de
censeur si l'on veut, et cette œuvre, il l'a accomplie dans une série de
dépêches ou de circulaires un peu abondantes, un peu troublées, —
toujours inspirées néanmoins d'un sentiment de juste et patriotique
prévoyance.
Bien n'est plus pénible sans doute que d'avoir à dissiper les illu-
sions, à décourager les espérances d'un peuple auquel on s'intéresse. Ce
rôle ingrat, M. le ministre des affaires étrangères n'a point hésité à l'ac-
cepter vis-à-vis du cabinet d'Athènes. Malheureusement la Grèce, soit
qu'elle ait été encouragée, soit qu'elle n'ait obéi qu'à sa propre inspi-
ration, la Grèce s'est accoutumée, depuis quelque temps, aux plus
étranges interprétations du traité de 1878, des délibérations de la der-
nière conférence ; elle en est venue à cette idée, qui lui met ed ce
moment les armes dans les mains, que l'Europe est liée envers elle,
qu'on lui doit les territoires promis à son ambition, qu'il suffira vrai-
semblablement d'un coup de tête pour entraîner l'Occident à lui prêter
appui. Ce sont ces abus d'imagination que M. le ministre des affaires
étrangères ne craint pas de rudoyer d'une vive et pressante parole, en
ramenant les traités à leur vrai sens, en montrant aux Grecs que les
àctés de la dernière conférence peuvent être un « conseil amical, » une
tentative de médiation bienveillante, qu'ils sont un « titre précieux, »
nullement un « titre irréfragable » et définitif, ayant valeur et force
obligatoires. M. Coumoundouros s'offense et s'indigne dans une circulaire
d'hier, c'est possible: il ne détruit pas ce qui est évident; on ne saurait
surtout établir une analogie plausible entre le Danemark attaqué autre-
fois dans son territoire, dans son indépendance, livré au péril d'un
démembrement, et la Grèce, brûlant de se jeter sur des territoires qui
appartiennent à la Turquie, menacé'^ tout au plus de n'avoir qu'un
agrandissement modéré. Et en même temps que M. le ministre des
affaires étrangères, au risque de s'attirer les philippiques de M. Cou-
moundouros, fait entendre à Athènes le langage d'une raison cordiale et
ferme, il se tourne vers les chefs de la diplomatie européenne pour leur
demander de reprendre en commun, sous une autre forme, l'œuvre de
conciliation interrompue, singulièrement menacée aujourd'hui. Il a pro-
posé Cet arbitrage qui â fait le tour de l'Europe et des chancelleries
REVUE. — CHRONIQUE. 731
dans ces dernières semaines. Si l'idée a été accueillis partout, sous
certaines conditions toutefois, il faut bien dire qu'il n'y a eu guère d'il-
lusion nulle part, ni à Berlin, ni à Vienne, ni à Saint-Pétersbourg, e*
le doute qui s'esi élevé partout n'a été que trop tôt justifié parle résul-
tat. Entendons-nous : rien n'a été ofliciellement proposé et repoussé.
Il s'agissait, au contraire, de déterminer la Porte et la Grèce à prendre
l'initiative, à demander l'arbitrage des puissances, en s'engageant d'a-
vance à se soumettre à tout ce qui serait décidé. C'est ce qu'on n'a pu
obtenir, c'est ce qui a échoué devant les répugnances des Turcs et ce
qui aurait aussi vraisemblablement échoué devant les répugnances des
Grecs.
Dans quels termes reste donc à l'heure qu'il est cette redoutable ques-
tion, sept mois après la conférence de Berlin? De l'œuvre de cette con-
férence on n'en parle plus que pour la ranger parmi les documens
historiques. L'arbitrage lui-même est tombé dans les eaux de Gonstan-
tinople comme il serait tombé infailliblement dans les eaux du Pirée,
et les Grecs montrent toute l'animation d'un peuple sourd à tout con-
seil, prêt à entrer en campagne, poussant ses forces à la frontière, tan-
dis que les Turcs les attendent de pied ferme, résolus à soutenir éner-
giquement la lutte, à rendre guerre pour guerre. C'est là assurément
une situation plus que jamais périlleuse. D'un autre côté, cependant, le
dernier mot de la diplomatie ne semble pas dit encore. Si l'arbitrage a
disparu, une proposition nouvelle vient de surgir. Les Turcs, par une
dépêche habilement conciliante qui n'est point sans avoir produit une
certaine impression, offrent de négocier, non pas par voie de conférence
ou d'arbitrage, mais directement avec les puissances, et il n'est point
impossible que , satisfaits dans leur orgueil , ils soient disposés à
quelques-unes de ces concessions sur lesquelles le baron Haymerlé
comptait il y a quelques semaines. Qu'en sera-t-il? C'est encore le
secret des délibérations des cabinets aujourd'hui. Ce qui touche essen-
tiellement la France pour le moment au milieu de toutes ces agitations,
c'est que M. le ministre des affaires étrangères semble bien décidé à
s'inspirer avant tout de l'intérêt supérieur de la paix; il ne le cache
pas, il pousse même au besoin, avec un certain pathétique, le cri d'a-
larme, et quand on parle de la nécessité de la paix, est-ce donc par un
sentiment de défaillance ? Est-ce par une sorte de défection aux des-
tinées et à la grandeur du pays? Est-ce pour se faire un systènle com-
mode (le cette « paix à tout prix » qui, dans des temps plus heureux,
a été le thème banal de tant d'oppositions et de déclamations? On sait
bien que tout est changé, qu'il n'y a aucune ressemblance entre l'époque
où la H paix à tout prix » était un mot de guerre contre un gouverne-
ment et le moment présent. La France a aujourd'hui toutes sortes de
raisons de désirer la paix. La première raison, c'est qu'il paraîtrait
vraiment assez étrange de chercher à enflammer le pays pour la rectifi-
732 REVUE DES DEUX MONDES,
cation de la frontière des îiutres. La seconde raison, c'est qu'après
avoir laissé commettre bien des folies en son nom, la France n'est pas
sans doute disposée à se laisser rejeter dans les aventures et qu'avant
de rentrer dans l'action, elle a besoin de se sentir assez reconstituée,
assez réorganisée pour remplir tout son rôle, pour ne manquer ni à son
passé ni à son avenir.
De toutes les puissances engagées dans ces malheureuses affaires
orientales, l'Angleterre n'a point été la moins vive, la moins portée à
l'action il y a quelque temps, et elle semble maintenant s'être un peu
refroidie. Elle n'en est nullement sans doute à déserter son rôle, à se
désintéresser de tout ce qui se passe en Orient; elle temporise, elle
évite les initiatives qui pourraient la conduire plus loin qu'elle ne le
voudrait, et d'ailleurs pour le moment elle est tout entière à ses affaires
intérieures, à ses débats de parlement, au grand effort qu'elle tente
pour ramener la paix en Irlande.
L'Irlande en effet, c'est son embarras sans cesse renaissant, son
« obstruction » pour employer le mot du jour. En dehors même des
crimes agraires et des séditions locales qui désolent le pays, contre
lesquelles les répressions sont le plus souvent inefficaces, l'Angleterre
rencontre cet embarras irlandais sous toutes les formes. Elle l'a rencon-
tré il y a quelques jours sous la forme de ce procès qui avait été in-
tenté devant la cour de Dublin à M. Parnell et à ses amis, qui s'est
terminé sans résultat, par l'impossibilité où s'est trouvé le jury de se
mettre d'accord. Quand ce n'est plus le procès Parnell, c'est dans le
parlement même l'opposition delà brigade irlandaise, habile à se mul-
tiplier, acharnée à résister, à pratiquer par les procédés les plus variés
cet art perfectionné de « l'obstruction » qui consiste à tout empêcher.
Pour la première fois, depuis longtemps, en Angleterre, la discussion de
l'adresse a occupé plus d'une semaine par le seul fait d'^ la ténacité
irlandaise. Quand on a eu voté l'adrusse, on n'en avait pas fini; ce
n'était que le commencement. Alors est venue la grosse question, celle
des mesures de coercition proposées par le gouvernement, soutenues
par M. Forster. Le bill récemment présenté n'est d'ailleurs qu'une par-
tie du système ministériel; il consiste dans la suspension de Vhabeas
corpus, dans l'autorisation donnée au vice-roi d'Irlande de faire arrêter
les suspects de trahison ou d'autres crimes dans les districts livrés à
l'agitation. Chose curieuse! il ne s'agissait encore que de la mise à
1 ordre du jour du bill, et dès le début, il y a eu une séance qui s'est
prolongée pendant vingt-deux heures! Vainement M. Gladstone est inter-
venu en présentant de sa parole ilécisive un exposé de la situation de
l'Irlande fait pour justifier les mesures proposées. Les Irlandais s.int
restés sur la brèche jusqu'à fatiguer toutes les forcer. M. Gladsione a
été obligé de se retirer. Le speaker lui-même a dû quitter son siège
pour aller prendre quelque repos. Les membres du parlement se re-
KEVUE. — CHRONIQUE. 733
layaient, la bataille n'a fini que par lassitude, par épuisement. S'il
en est ainsi pour la simple mise à l'ordre du jour, que sera-ce lorsque
le bill lui-même sera discuté, lorsque les autres parties du système du
gouvernement se succéderont? Il faut vraiment toute la longanimité
britannique, tout le respect dont la liberté parlementaire est entourée à
Londres pour que ces abus ne causent pas quelque impatience. C'est
la grandeur de l'Angleterre de pouvoir supporter les orages, même les
puérilités irritantes de la liberté, sans se sentir atteinte dans sa puis-
sance et dans sa prospérité.
Gh. de Mazade.
Théorie scientifique des couleurs, et leurs applications à l'art et à l'industrie, par
O.-N. Rood, professeur de physique au Golumbia-College de New- York, Paris 1881;
Germer-Baillière.
Les couleurs sont la joie des yeux, et l'attrait qu'elles exercent sur
notre esprit est certainement pour quelque chose dans la multiplicité
des travaux qui ont pour objet la théorie mathématique de la lumière.
« Le spectre solaire, dit M. Rood, a été, bien des années avant les
découvertes de Kirchhoff et de Bunsen, un sujet favori d'études pour
les physiciens ; cette affection a dû attendre près d'un demi-siècle avant
d'obtenir sa récompense; mais s'il n'avait eu le charme de ses cou-
leurs, s'il avait été moins examiné, le spectre serait peut-être resté
pour nous une énigme pendant, un siècle de plus. » C'est ainsi que le
plaisir des sens a été un auxiliaire fort utile de la science, et la science,
qui paie toujours généreusement l'aide qu'on lui prête, a mis au jour le
secret mécanisme des phénomènes et a posé les principes de toutes
les applications des couleurs.
En parcourant les traités les plus récens, comme celui de M. O.-N.
Rood, dont l'édiiion française vient de paraître, ou celui de M. Bezold,
on est frappé de la clarté que de bonnes définitions ont introduite dans
la théorie des couleurs et surtout dans leur classification. Les physi-
ciens admettent aujourd'hui que toute sensation colorée dépend de trois
facteurs qui la déterminent complètement et qui sont : 1° une couleur
franche, définie par sa longueur d'onde; c'est ce que M. Rood appelle
la teinte, M. Ghevreul la nuance, M. Hehnholtz le ton; 2" l'intensité
lumineuse ou luminosité, que l'on peut aussi définir par la quantité de
noir ajoutée à l'intensité normale; 3" le degré de pureté ou de satu-
ration, qui dépend de la quantité de blanc mêlée à la couleur franche.
Voilà donc les trois constantes, les trois propriétés caractéristiques qui
permettent de porter l'ordre et la règle dans l'ondoyant chaos des
teintes que produisent l'art et la nature et qui parfois semblent si
vagues, si indécises et si fortement influencées par l'éclairage ou par
73& REVUE DES DEUX MONDES.
les contrastes qu'on désespère de les fixer. Tout le monde comprend
d'ailleurs immédiatement ce qu'on entend ici par teinte ou nuance (la
première, ou, suivant M. Rood,la troisième constante de toute couleur);
il faut, au contraire, un certain effort de réflexion pour bien saisir la
signification des deux autres constantes. L'éclat ou la luminosité d'une
couleur dépend, comme nous l'avons dit, de l'intensité des rayons colo-
rés qui répondent à sa teinte, et cet éclat est modifié par l'addition
d'une certaine proportion de noir. Les couleurs ainsi rabattues peuvent
aussi être obtenues en éclairant de moins en moins une surface peinte
avec une couleur franche, ce qui prouve bien que le mélange avec du
noir équivaut à une diminution d'intensité. Mais le mélange avec du
blanc ne produit pas l'effet contraire, c'est-à-dire une augmentation
d'intensité, comme on pourrait le croire et comme beaucoup de per-
sonnes l'admettent volontiers ; les couleurs blanchies ne sont nullement
des couleurs franches, plus intenses, plus lumineuses; ce sont des cou-
leurs impures, des couleurs iiiiparfaitement saturées.
Le langage des peintres n'est guère conforme à cette manière de voir,
et il peut en résulter quelque obscurité et quelque confusion. Ils disent
d'une couleur qu'elle est lumineuse ou brillante simplement parce
qu'elle rappelle à l'esprit l'impression de la lumière, et non parce
qu'elle réfléchit beaucoup de lumière à l'œil. De même, ils emploient
souvent le mot de pureté, dans un sens très différent de celui que nous
lui attribuons ici; en disant qu'une couleur est remarquablement
pure, ils entendent qu'elle n'est ni terne ni indécise, mais ils ne son-
gent pas aux effets du mélange avec une proportion plus ou moins forte
de blanc. Si l'on adopte les définitions qui viennent d'être établies, il
faudra donc, pour obtenir une classification rationnelle des couleurs,
former d'abord un cercle chiomatique avec une série de teintes fran-
ches, distribuées sur la circonférence extrême en suivant l'ordre des
couleurs spectrales, et dégradées successivement par des proportions
croissantes de blanc depuis le bord jusqu'au centre, occupé par le
blanc; on aura ainsi tous les degrés de pureté des teintes normales,
représentés par les « tons affaiblis » des cercles chromatiques de
M. Chevreul. Ensuite on formera une échelle des intensités au moyen
d'une série de cercles semblables, obtenus en rabattant le premier
avec du noir. On pourrait d'ailleurs, à mesure que les couleurs devien-
nent plus sombres, diminuer le diamètre des cercles successifs; leur
superposition donnerait alors un cône terminé par une pointe noire, et
dont l'axe serait occupé par une gamme de tons gris, depuis le noir
jusqu'au blanc. C'est le cône chromatique de Lambert, auquel nous
ramènent, comme on voit, les théories les plus récentes et les plus
rationnelles.
Coumie types de couleurs franches, ou prend toujours les teintes du
spectre de la lumière solaire. Dans ces derniers temps, M. Vierordt a
REVUE» — CHRONIQUE. 725
fait une tentative pour déterminer, par des moyens photométriques,
la luminosité relative des différentes régions du spectre donné par le
prisme, et il a trouvé celle du jaune orangé égale à 7890, tandis que
celle du vert bleu descend à 1100 et celle du violet à 13. De son côté,
M. Rood a cherché à déterminer l'étendue des espaces que les diffé-
rentes couleurs occupent dans le spectre, et en multipliant cette éten-
due par l'intensité correspondante, il a obtenu des nombres qui repré-
sentent assez bien les proportions des diverses lumières colorées qui
composent le faisceau blanc : il a trouvé, par exemple, que, pour
1000 parties de lumière solaire blanche, il y a 54 parties de rouge,
IZjO de rouge orangé, 80 d'orangé, lUde jaune orangé, bh de jaune, etc.
« Les peintres, dit M. Rood, ont l'habitude de diviser les couleurs en
couleurs chaudes et couleurs froides. Si nous traçons la ligne de
séparation de manière à comprendre parmi les couleurs chaudes le
vert jaunâtre, nous trouverons que la luminosité totale des couleurs
chaudes contenues dans la lumière blanche est un peu plus de 3 fois
celle des couleurs froides. Si nous excluons le vert jaunâtre de la liste
des couleurs chaudes, le rapport de luminosité ne sera plus que 2 envi*
ron. »
C'est à ces couleurs spectrales qu'il faut toujours comparer les cou-»
leurs naturelles dont on veut déterminer la teinte; c'est leur mélange,
opéré par la superposition des images sur la rétine, qui nous fait con-
naître les effets véritables de k combinaison de deux couleurs. On con-?
State alors que toute couleur a sa teinte co:nplémentaire avec laquelle
elle donne le blanc. C'est ainsi que la superposition directe du jaune
et du bleu donne du blanc ou du moins un gris très clair. On reproduit
les mêmes phénomènes au moyen de disques tournans à st^.cteurs
diversement colorés. Tout autres sont les effets du mélange des matières
colorantes, tel que l'opère le peintre sur sa palette. Ici le jaune et le
bleu donnent du vert. C'est que les couleurs des pigmens et en général
les couleurs des objets que l'on rencontre dans la nature sont des cou-»
leurs d'absorption. La gomme-gutte, par exemple, paraît jaune parce
qu'elle absorbe le bleu et le violet qui existeut dans la lumière blanche;
en l'associant à une substance bleue qui absorbi; le rouge et l'orangé,
on élimine du spectre à peu près toutes les teintes, hormis le vert, et
voilà pourquoi cette couleur s'obtient en mêlant un pigment jaune à un
pigment bleu. Ce tamisage des rayons par voie d'absorption et de
réflexion suffit à rendre compte des phénomènes si divers et souvent si
bizarres que nous offrent les objets colorés. Lorsqu'il s'agit, par exemple,
d'un tissu de soie ou de laine, la lumière qu'il envoie à l'œil provient
de réflexion à la surface des fibres; mais avant de s'y refléchir, une
partie a traversé les fibres teintées et s'est ainsi colorée elle-même. L.»
pouvoir réflecteur des fibres textiles joue dans ces effets un rôle impor-
tant. 11 est facile de constater que le lustre naturel de la soie est bien
736 KEVUE DES DEUX MONDES.
supérieur à celui de la laine, et que la laine a un lustre supérieur à
celui du coton; en outre, la disposition des fibres dans le tissu peut les
rendre plus ou moins aptes à réfléchir la lumière ; de là les différences
d'aspect que présentent les tissus de coton, de soie ou de laine teintés.
La physique peut donc expliquer d'une manière très simple la plupart
des faits qui ont rapport aux couleurs; mais elle ne peut se passer du
secours de la physiologie, à laquelle ressortissent les phénomènes si
complexes que l'on comprend sous le nom d'effets de contraste.
On sait qu'on peut notablement changer l'aspect que nous présente
une surface colorée, qu'on peut en modifier la teinte, sans agir direc-
tement sur elle; il suffit pour cela de changer la couleur qui lui est
contiguë ou le fond sur lequel elle se projette. Ces changemens, ces
effets singuliers de contraste, sont dus en partie à des phénomènes
réels dont l'œil est le siège, en partie à des incertitudes d'appréciation
de la part de l'observateur, et s'expliquent par la fatigue des nerls.
Le contraste peut nuire à certaines couleurs, ou bien les favoriser :
il peut les faire paraître plus riches en augmentant leur degré de satu-
ration naturel, ou bien, en diminuant cette saturation, leur donner un
aspect pâle, terne, et même sale. Par le contraste, on peut obtenir
qu'elles présentent plus que leur éclat naturel; alors elles nous pa-
raissent belles, même lorsque leurs teintes naturelles sont de celles
qui, isolées, seraient appelées faibles et ternes. « C'est ainsi, dit
M. Rood, que des tableaux presque entièrement composés de teintes
qui semblent par elles-mêmes modestes et rien moins que brillantes,
nous paraissent souvent présenter les couleurs les plus vives et les
plus splendides; de même, il peut souvent arriver que les couleurs
les plus voyantes soient disposées de manière à offrir l'aspect de
couleurs tout à fait médiocres... Dans la combinaison des couleurs,
de leurs ornemens ou de leurs tableaux, les peintres de tous les lemps
ont nécessairement obéi aux lois du contraste, qu'ils ont pour ainsi dire
devinées, comme les enfans qui marchent et sautent obéissent aux lois
de la pesanteur, bien qu'ils n'en soupçonnent pas l'existence. » Ces lois
du contraste, ces changemens d'intensité, de nuance et de lumino-
sité, produits par le voisinage de deux couleurs, sont, on le pense
bien, une source de perplexités et de confusion pour les commençans,
qui sans cesse sont trompés par des apparences dues à celte cause.
C'est pour cela qu'un livre comme celui que vient de nous donner
M. Rood est appelé à rendre des grands services aux artistes et aux
amateurs, en les familiarisant avec la nature des obstacles qu'ils ren-
contreront sur leur chemin, et en leur signalant l'existence de difficul-
tés contre lesquelles ils lutteraient vainement.
Le directeur-gérant : C. Buloz.
LE
VEUVAGE D'ALINE
DEUXIÈME PARTIE (1)
VI.
Minuit sonnait à quelque église voisine quand Marc mit pied à
terre devant le petit hôtel d'assez mauvaise apparence où Antoinette
était descendue au hasard, en choisissant un quartier perdu, dans
son désir de se mieux cacher.
— M"* Dumont ? dit-il, jetant au concierge le nom d'emprunt
qu'elle avait joint à son adresse, et un peu inquiet pour elle de
l'opinion que pourrait donner sa visite à cette heure indue.
— M"'* Dumont ! s'écria le concierge qui se leva aussitôt avec
empressement; je vais vous conduire tout de suite. Ah! la pauvre
dame ! quelqu'un vient donc la réclamer, à la fin ! On était embar-
rassé ici, je vous en réponds, et désolé. Ces événemens-là font
toujours tant de tort aux maisons où ils arrivent!
— Quel événement? demanda Marc avec une émotion terrible.
— Vous ne savez donc pas? reprit le concierge; en ce cas, je
suis fâché de vous avoir dit sans précautions...
— Je ne sais rien, parlez vite.
(1) Voyez Revue du l*' février.
TOME xLiii. — 15 février 1881. 41 .
738 REVUE DES DEUX MONDES.
— Dame! je n'ose plus, si vous êtes son parent, si,., je vous
croyais préparé.
— Parlerez-vous ? s'écria^Marc hors de lui en le secouant par
l'épaule.
— Oli ! puisque vous le prenez comme cela!.. Eli bien !.. voilà!..
Cette dame...
Le maître de l'hôtel parut et d'un geste impérieux fit taire son
employé :
— Je vous demande pardon, monsieur, dit-il, veuillez me suivre.
C'est un bien grand malheur; le médecin croit qu'il n'y a pas de
remède.
Un cri étouffé expira sur les lèvres de Marc, et ce fut presque sans
en avoir conscience qu'accroché à la rampe il gravit l'escalier étroit,
faiblement éclairé : — Tu l'as tuée ! lui criait un remords féroce ;
tu l'as tuée!
S'il eût pensé à la nouvelle M'"° de Sénonnes, c'eût été pour
la maudire comme il se maudissait lui-même; mais il ne pensait
qu'à celle qu'il allait trouver là-haut, morte peut-être, morte en
un pareil lieu, sans avoir pu poser son dernier regard sur un
visage ami, sans autres sentimens autour d'elle qu'une banale
compassion mêlée d'outrageantes curiosités, morte délaissée, dans
la honte et le désespoir! Quelle fin pour tant de jeunesse, pour
tant de beauté, quel dénoûment à leurs amours, dont toutes les
phases lui apparaissaient à la fois dans ce cadre insohte ! Tel un
noyé, au moment suprême, embrasse, dit-on, comme en une
vision, tous les moindres incidens de sa vie avec une lucidité hor-
rible. Il n'entendait qu'à demi son guide lui raconter en montant
les trois étages que cette dame était arrivée le malin, qu'elle avait
demandé un commissionnaire pour porter une lettre à l'autre
extrémité de Paris. En attendant le retour de cet homme, elle
était très surexcitée, très nerveuse; du reste, ses allures n'a-
vaient pas paru naturelles de prime abord ; tout semblait l'effrayer :
on eût dit une personne qui a quelque motif pour se cacher.
L'hôte en avait fait la réflexion avec un peu de méfiance. Son
envoyé était revenu longtemps après; n'ayant trouvé personne, il
.avait laissé la lettre. L'agitation de la pauvre dame avait alors
redoublé : elle s'était enfermée dans sa chambre; on devait l'a-
vertir tout de suite si quelqu'un demandait M'"' Dumont. Vers
quatre heures, elle était sortie plus pâle que jamais, en courant
presque; à son retour, elle avait refusé le dîner qu'on lui propo-
sait et recommandé expressément que personne n'entrât chez elle
avant le lendemain matin. Cette recommandation même avait excité
les soupçons; d'ailleurs on l'entendait marcher d'un pas sacoadé
LE VBUV AGE d' ALINE. 7B9
avec des sanglots. C'était étrange... Peut-être avait-on affaire à une
folle. — J'irai voir, avant de me coucher, si elle n'a besoin de rien,
s'était dit l'hôtesse. — En effet, elle avait frappé à la porte douce-
ment d'abord, puis à grand bruit sans obtenir de réponse; enfin,
bien que la porte fût fermée en dedans, elle réussit à l'ouvrir avec
une double clé qu'elle gardait toujours. Une forte odeur d'opium
l'effraya dès le premier pas; la dame, étendue sur son lit, sem-
blait dormir, mais en s'approchant, en la touchant, on s'était aperçu
qu'elle était morte;,, du moins le médecin du quartier,^appelé aus-
sitôt, ne parvenait pas depuis une heure à la faire revenir. Elle
avait pris du poison, un narcotique, c'était évident, bien qu'elle eût
détruit toute trace de la bouteille, qu'on n'avait pu retrouver; mais
le docteur ne s'y était pas trompé.
— Antoinette ! s'écria Marc, s'arrêtant, sans oser faire un pas de
plus, sur le seuil d'une porte ouverte devant lui.
Un silence funèbre régnait dans cette chambre mal éclairée, au
fond de laquelle se dessinait, sous les rideaux relevés du lit, une
forme rigide que lui cachait le médecin penché sur elle et occupé
à épuiser toutes les ressources de son art. Il ne distingua nettement
que la main, d'une blancheur cadavérique, qui pendait sur le drap
et une grande tresse dénouée de cheveux noirs.
— Elle vient d'ouvrir les yeux, dit le médecin.
— Antoinette! répéta Marc en se jetant à genoux auprès du lit
et en couvrant de baisers cette main glacée qui parut s'assouplir
et se réchauffer sous ses lèvres.
Tout à coup M""" d'Herblay se redressa entre les bras qui l'enve-
loppaient.
— Toi! balbutia-t-elle; toi!
Puis elle retomba dans son mortel engourdissement. Mais Marc,
persuadé qu'elle s'apercevait de sa présence, continuait à l'appeler
et à la serrer sur son cœur. Gomme il répétait pour la centième
fois:
— Ne meurs pas ! reviens à toi 1
— A quoi bon? dit-elle avec effort en relevant à demi ses pau-
pières alourdies.
Sa voix le navra; elle était faible au point de n'avoir rien d'hu-
main.
-— Je t'appartiens pour toujours, dit-il cédant à une impulsion
de pitié plus forte que sa volonté même. Je te suivrai où tu iras,
entends-tu, Antoinette!
— Tu m'aimes encore?..
Comme elle soupirait ces derniers mots, son visage s'illumina
d'une joie extatique qui bientôt fit place à d'affreuses convulsions.
740 REVUE DES DEUX MONDES.
Les phénomènes de surexcitation nerveuse venaient remplacer la
torpeur, momentanément dissipée.
— Assez d'émotions, dit brusquement le médecin, bien que
celles-ci aient aidé, j'en conviens, à l'effet du café.
— "Vous la croyez sauvée?., elle est sauvée?., répétait Marc, l'es-
prit tendu sur cette idée fixe.
— Je ne réponds de rien, dit tout; bas le médecin en haus-
sant les épaules; on ne peut calculer les ravages produits chez une
femme très délicate par un poison aussi violent et pris à pareille
dose. Des soins affectueux et dévoués peuvent beaucoup dans les
cas mêmes qui nous semblent le plus graves ; voilà tout l'espoir
qu'il m'est permis de vous donner.
Ce fut une nuit d'agonie pour Marc autant que pour la mori-
bonde. Il ne s'éloigna pas une minute de ce chevet où la stupeur
ne cédait qu'au délire et à d'autres crises inséparables de l'empoi-
sonnement. Rien ne le rebutait; son zèle et sa tendresse touchè-
rent jusqu'aux témoins d'ailleurs indifférens de ces tristes scènes.
En agissant avec une sorte de fièvre, il répétait sans cesse, comme
si Antoinette eût pu l'entendre : — Won, je ne te quitterai pas!
— Tous les obstacles s'effaçaient devant le seul devoir qu'il
reconnût en ce moment, le devoir de se dévouer à cette femme
qui mourait par lui comme s'il l'eût frappée de sa propre main.
Les premières lueurs de l'aube le rappelèrent cependant à
d'impérieuses réalités; elles tombèrent à la façon d'une douche
glacée sur son ivresse douloureuse. C'est l'effet immanquable de
la clarté du jour; elle dissipe froidement et brutalement les hallu-
cinations, les enthousiasmes, la décevante magie de la nuit. 11 vit
les choses comme elles étaient aux feux naissans de ce soleil
qui se levait sur une journée dont il avait oublié l'emploi, dans
l'excès de son émotion, sur la journée qui devait être celle de ses
noces! Un frisson le secoua de la tête aux pieds, car ce soleil
impitoyable accusait plus distinctement sur le visage d'Antoi-
nette des signes qui sans doute étaient ceux de la mort, en
même temps qu'il révélait toute la vétusté, toutes les souillures de
cette ignoble chambre d'auberge. Elle allait finir là, elle qui ne s'é-
tait jamais montrée à lui qu'entourée de toutes les élégances les
plus raffinées; son cadavre sortirait ignominieusement, sous le der-
nier coup d'un scandale public, du bouge où un désespoir dont il était
cause l'avait conduite pour y mourir! — De pareilles pensées étaient
faites pour troubler violemment une imagination moins exaltée que
la sienne. Et l'amant d'Antoinette, mourante, se voyait comme
dans un cauchemar l'époux devant la loi de M"* Béraud! Que lui était
celle-là? Un mot cependant, un oui froidement prononcé l'avait uni
LE VEUVAGE d'aLINE. 741
la veille pour jamais à cette étrangère,., tandis que des années,
toute une vie courte, mais ardente, d'amour réciproque ne lui don-
naient pas le droit d'attendre ici le dernier soupir de sa maîtresse!
En cet instant, Aline lui fut odieuse, et tous les liens inventés par
le monde lui inspirèrent une sorte de mépris farouche. A quoi se
résoudre? Un second médecin appelé venait de constater dans l'état
de M""" d'Herblay des complications alarmantes, une sensibilité
étrangement diminuée, quand Marc, au milieu de l'affreuse anxiété
que lui causaient ses paroles, entendit sur l'escalier des voix con-
fuses, et comme le bruit d'une altercation dans laquelle son nom
était répété cà plusieurs reprises. Il sortit prêt à tout et presque sou-
lagé par le sentiment qu'en venant le surprendre, on lui épar-
gnait la nécessité d'un aveu.
La figure irritée d'Albéric de Vesvre lui apparut. Il repoussait
l'hôte qui voulait l'arrêter et répétait avec une énergie pleine
de colère :
— Il est ici, et je le verrai... Je sais qu'il est ici !
— Ah! enfin! s'écria-t-il en apercevant Marc, je te trouve,
malheureux! Si Pierre ne t'avait pas entendu donner l'adresse, que
devenions-nous? As-tu perdu la raison? Je t'emmène.
— Tais-toi! dit Marc d'un ton qui imposa silence à M. de Vesvre
mieux que ses paroles mêmes; tais-toi et viens.
Il le saisit par le bras et l'entraîna au milieu de la chambre où
gisait M*"" d'Herblay dans un état intermédiaire entre le sommeil
et la mort.
— Viens et juge ! reprit Marc'en lui montrant le lit.
Albéric garda quelque temps le silence; sa physionomie, insou-
ciante d'ordinaire, était bouleversée par l'horreur.
— Ne pourrais-je, demanda-t-il lentement, te dire un mot ail-
leurs qu'ici?
On leur ouvrit la chambre voisine.
— Marc, reprit M. de Vesvre en saisissant avec force les mains
de son cousin, c'est une rude épreuve, je le reconnais; mais enfin,
il y va de l'honneur.
— Tu crois de bonne foi que je doive l'abandonner à ses der-
niers momens?
— Bah ! elle en reviendra, et d'ailleurs d'autres peuvent prendre
soin d'elle. Je me charge de veiller à ce que tout se passe humai-
nement et correctement. Est-ce ta faute après tout si cette folle
imagine de s'empoisonner le jour de tes noces comme une gri-
sette? Es- tu tenu pour cela de perdre ton avenir, de te rendre cou-
pable d'une déloyauté infâme? car ce serait un acte sans nom, que
le monde flétrirait et dont tu ne te relèverais pas.
— La lâcheté serait de m'éloigner.
7A2 REVUE DES DEUX MONDES.
— Auras-tu donc toujours l'esprit faux et au rebours du sens
commun? Oublies-tu que tu es marié? que ta femme, ta femme,
entends-tu, t'attendra dans une heure ? Quant à ton père, il sait
déjà que îu as passé la nuit hors de chez toi, mais rien de plus.
}e l'ai empêché à grand'peine de me suivre. Jamais on n'a imaginé
de situation semblable. Et si M. Béraud vient à découvrir !.. Ton sang
ne suffira pas à satisfaire la juste indignation de ce brave homme.
— Oh! celui qui me délivrerait de la vie me rendrait le seul
service que je puisse attendre de qui que ce soit. Mais M. d'Her-
blay a droit à la première réparation, je suppose. Voyons, ajouta-il,
répondant à un geste impatient de M. de Vesvre, sérieusement et
honnêtement, que ferais-tu à ma place?
— Je conduirais Aline à l'autel comme elle a le droit de l'exiger,
répondit Albéric sans aucune hésitation ; ce qui ne veut pas dire
que j'abandonnerais absolument pour cela M™" d'Herblay.
— Oui, traître envers toutes les deux, dit Marc avec amertume.
C'est là votre honneur à vous.
— Faute de mieux, il faut sauver au moins les apparences et
gagner du temps. Mais ne songeons qu'à l'heure présente : tu te
dois à la vicomtesse de Sénonnes, conclut Albéric appuyant sur ce
nom comme s'il ne pouvait manquer d'assurer l'effet de sa leçon
de loyauté mondaine.
— Pour Dieu ! ne me parlez plus d'elle, s'écria Marc avec une
sorte d'égarement, quai?d l'autre est là qui agonise.
Un faible gémissement le rappela auprès d'Antoinette ; en cher-
chant à saisir ces dernières syllabes entrecoupées, ces derniers
gestes à demi ébauchés que l'amour et la douleur guettent au
chevet des mourans, il crut l'entendre balbutier :
— Reste !
— Oui, je le jure, s'écria-t-il avec une sorte de frénésie, je le
jure sur l'honneur qu'ils prétendent m'apprendre à discerner et
surtout ce que je reconnais de sacré! Je reste! rien ne m'arra-
chera d'ici !
Il se tourna vers Albéric, qui l'avait suivi, tandis qu'autour d'eux
chacun se retirait par discrétion ou par crainte.
— Que M'^" de Sénonnes garde mon nom, s'écria-t-il, et ma for-
tune et l'estime du monde, que je perds sans regret, ayant à regret-
ter tant d'autres biens plus précieux. Je reste ici!
YII.
Ce fut un scandale sans précédens peut-être et dont tout Paris
s'occupa pendant plusieurs semaines. Le jour même de la bénédic-
tion nuptiale, alors que le mariage devant la loi était accompli
i
LE VEUVAGE d' ALINE. 743
déjà, le vicomte de Sénonnes avait lâchement abandonné sa jeune
femme et suivi une ancienne maîtresse qui s'était empoisonnée tout
juste assez pour le ramener à elle et lui imposer de nouvelles
chaînes. Il n'y avait qu'une voix pour flétrir une pareille conduite,
et l'astuce dont M'"' d'Herblay avait fait preuve semblait non moins
révoltante que la trahison de son complice; l'intérêt le plus vif,
en revanche, s'attachait à la délaissée, qui acceptait, disait-on, la
situation exceptionnellement triste et délicate que lui faisait sa des-
tinée avec une admirable dignité. Du reste, on ignorait générale-
ment les détails de cette aventure et l'on suppléait, comme il arrive
d'ordinaire, à la connaissance précise des faits par des légendes si
invraisemblables que les plus crédules se lassèrent vite de les écou-
ter, ce qui, jusqu'à nouvel ordre, mit fin aux commentaires. Nous
trouverons, quant à nous, les renseignemens qui manquaient à la
chronique mondaine dans la correspondance intime de la baronne
de Vesvre et de son frère le prince Alexandre Orsky, alors en prome-
nade errante à travers l'Europe, comme c'est la continuelle habi-
tude des Russes de distinction. Le prince Orsky ne séjournait que
par exception dans ses terres de la petite Russie et passait chaque
année à Pétersbourg, à la façon d'un brillant météore, tout j uste assez
pour faire regretter son absence en rappelant combien il pouvait être
aimable. La lettre suivante de M"*" de Vesvre le trouva sur le lac
Majeur, où il s'ennuyait :
« Me voilà fière, écrivait-elle dans son style exotique et à bâtons
rompus, me voilà triomphante!.. J'ai réussi pour une fois à t' inté-
resser, puisque tu me demandes la suite, toi dont la principale
prétention depuis longtemps est de traverser en sourd et en aveugle
un monde qui n'offre rien que de prévu. Si tu deviens de plus en
plus insensible au jjlaisir cVclre, tu aimes encore regarder vivre
les autres, je t'y prends ! Il est vrai que le spectacle est rarement
curieux comme il l'a été en cette circonstance. Curieux et triste,
et singulièrement imprévu, n'en déplaise à tes théories, qui, du
reste, sont un peu les miennes. N'importe, moi qui ne pleure guère,
même sur les ennuis qui me concernent, — tout au plus sur les
tiens, — j'ai encore les yeux rouges des larmes que m'a fait ver-
ser le malheur immérité de cette petite fille, si parfaitement insigni-
fiante la veille, si grande tout à coup sous l'adversité. Les âmes nobles
sont seules transformées ainsi ; le coup qui abattrait un être vulgaire
les exalte et les mûrit à la fois, fait jaillir l'étincelle. Voilà pourquoi
tu me vois attachée par miracle, sincèrement attachée à une femme,
et capable d'une de ces amitiés dont je me suis moquée souvent,
n'en ayant guère rencontré, pratiqué même, diras-tu, — eh bien !
oui, j'en conviens, — que le simulacre et la grimace. Nous sommes
7/|4 REVUE DES DEDX MONDES.
sceptiques, ma chère âme, mais qu'il se présente à nous d'aven-
ture quelque chose de sincèrement beau et bon, nous nous remet-
tons à croire, et cela vraiment avec une satisfaction secrète. Je parle
ici pour moi, car pour toi, c'est différent; tu doutes quand même.
Pourtant si tu avais vu cette enfant, le matin de ses noces, à l'heure
où elle se préparait à revêtir sa toilette de mariée, tomber tout à
coup du haut de la confiance absolue si naturelle à cet âge, comme
tombe un petit oiseau frappé par le plomb qui le tue, la situation
t'eût paru pathétique peut-être. Figure-toi que cet absurde garçon,
sans courage, je le conçois, pour la voir et pour aborder face à face
un sujet si brûlant, lui a écrit des choses... Mon Dieu! combien
les plus spirituels d'entre vous peuvent devenir bêtes à l'occasion!..
« Qu'il n'espérait pas qu'elle lui pardonnât jamais, — parbleu ! —
qu'il en était indigne ; mais qu'un jour elle comprendrait qu'il eût pu
se montrer plus lâche, plus coupable encore. » — Je me demande com-
ment? et toi?.. — A mots couverts, il lui parlait de certains devoirs
indépendans de la morale ou des conventions d'ici-bas et qui s'im-
posent d'une façon d'autant plus impérieuse; il en était victime, et
la fatalité inexorable le forçait de l'en rendre victime avec lui.
Il payait une dette au passé, à un passé qu'elle ne pouvait con-
cevoir, qu'il n'osait par respect lui révéler. Il emportait de grands
remords... peut-être cet affreux malheur serait-il réparable un
jour; peut-être le lien à peine formé pourrait-il être rompu. Il la
suppliait d'oublier le mauvais rêve qui avait traversé sa vie... »
Quel galimatias pour la pauvre enfant ! Elle restait devant cet
adieu inopiné aussi déroutée qu'elle eût pu l'être devant des
hiéroglyphes ; elle entrevoyait seulement que celui qui, quelques
heures après, devait la conduire à l'autel, avait violé un ser-
ment prononcé tout à l'heure, la laissant à une solitude pleine d'hu-
miliations et de tristesses. Je l'ai trouvée en cet état, pelotonnée
dans un coin de sa chambre, courbée sur l'énigme qu'elle s'effor-
çait en vain de résoudre, aussi blanche d'ailleurs que le peignoir
de mousseline qui la couvrait, tout enveloppée de ses cheveux,
qu'on était en train, au moment où tomba la foudre, d'entrelacer
de fleurs d'oranger. La robe de satin blanc s'étalait encore sur le
lit et semblait parler avec une éloquence ! Elle me fit l'effet d'un
linceul. J'avançai... Je suis brave au besoin; je ne recule pas
devant les responsabilités. Nous étions tous, n'est-ce pas? nous,
ses parens, ses alliés, un peu solidaires du crime de Marc, car j'ap-
pelle cela un crime simplement, et quand Albéric, à son retour de
cette scène de mélodrame au chevet de la dame censée expirante,
m'avait tout raconté, je m'étais dit : — Ma place est là-bas, auprès
de cette pauvre fille qui, en somme, est maintenant des nôtres.
LE VEUVAGE d'aLINE. 7A5
C'est plus que désagréable, mais j'irai. — J'y vais donc, un peu
embarrassée de mon personnage, cherchant des phrases et n'en
trouvant pas. Une Anglaise qui est auprès d'elle depuis son enfance
et que j'avais toujours vue figée dans un calme imperturbable, —
mais il y a des circonstances où les glaçons se fondent bon gré
mal gré, — court à ma rencontre : — Oh! madame!., le ciel vous
envoie! Vous seule peut-être saurez lui dire, lui expliquer... —
Le ciel! Il me semblait que le ciel n'avait rien à faire là dedans,
mais plutôt l'enfer qui m'accommodait un petit supplice de sa
façon. Si ma tante de Sénonnes avait pu me remplacer, mais non!
outre qu'au moment même elle déchirait dans une attaque de
nerfs les nombreux mètres de point d'Alençon qu'elle comptait
porter à l'église sur du taffetas gris-perle, son rôle en qualité de
mère du coupable eût été encore plus difficile que le mien.
Jesuis entrée tout doucement, je suis allée m' asseoir auprès d'elle
sans qu'elle y prît garde, je lui ai mis les bras autour du cou, et
je lui ai dit : — Pleurons ensemble, ma chérie ! — Mais je pleurais
seule, à ce qu'il m'a semblé, pendant qu'elle restait là immobile,
silencieuse, la tête sur mon épaule.
— Imagine-toi, lui dis -je, la tutoyant pour la première fois,
que tu as une sœur et répands ta douleur devant moi tout à ton
aise.
Elle a relevé son visage si pâle et m'a regardée fixement d'un
air absorbé qui ne me laissait rien lire. L'aimait-elle, et cet aban-
don lui brisait-il le cœur? ou bien n'a-t-elle souffert que dans sa
fierté? Entre nous , cette dernière hypothèse me paraît la plus
probable. Ils se connaissaient si peu!., et puis cela me fait moins
de chagrin de le croire. — Mon pauvre oncle! a-t-elle dit tout bas.
— et alors seulement ses yeux sont devenus humides, — mon
pauvre oncle! comme il va souffrir!
C'était très bien, n'est-ce pas, de penser d'abord à son second
père? mais un pareil souci excluait apparemment toute idée de pas-
sion. La passion est égoïste de sa nature. J'ai respiré, je lui ai dit :
— Votre famille, nous tous, votre famille et le monde seront pour
vous et contre lui...
Elle a haussé les épaules d'un air de dédain et de tristesse, mais
en ajoutant aussitôt : — Vous êtes bonne, et je vous remercie.
Voulez-vous m'aider en ce moment...
Un petit frisson l'a interrompue, et elle a repris tout bas :
— Terrible! vraiment terrible! en reculant la main sur ses yeux
comme si elle eût entrevu devant elle un abîme. — C'était à fendre
le cœur, et si naturel tout cela, si enfantin, si désolé à la fois !
Je lui ai dit avec élan : — Disposez de moi, je suis à vous.
7/i6 BEVUE DES DEUX MONDES.
Alors elle a remis entre mes mains la sotte confession de ce
misérable. Songe qu'en la recevant, elle avait peut-être cru à un
premier billet d'amour, et rougi avant de l'ouvrir... Pauvre
mignonne!.. Tandis que je parcourais en m'exclamant... oh! je
ne l'ai pas ménagé, je te jure... elle lisait par-dessus mon épaule.
Arrivée à un point où il disait : « Elle m'a aimé cinq ans, elle m'a
sacrifié tout ce qui est l'honneur d'une femme, elle s'est fermé
tout retour vers le passé, tout, jusqu'à un asile ; elle va mourir, et
j'en suis cause. Vous, Aline, par bonheur vous ne m'aimez pas,
vous ne pouvez m'aimer,.. » j'ai vu glisser sur ses lèvres un amer
sourire et mes doutes m'ont reprise. S'il se trompait pourtant?
— Est-ce vrai ? m'a-t-elle demandé.
— Quoi, mon enfant?
— Qu'elle lui ait fait de si grands, de si longs sacrifices?
— Oui, ai-je répondu, sentant qu'il valait mieux dire la vérité
entière. C'était une de ces affections condamnées parce qu'elles
sont contre les lois divines et humaines, mais dans laquelle, je
crois, la malheureuse avait mis tout son cœur.
11 me semblait, en parlant, froisser une sensitive. Je ne savais
comment m'y prendre pour éclairer cette innocence sans la blesser.
— Vous la connaissiez ? a-t-elle repris brusquement. Elle était
belle?
— Oui. ■ — Ma foi! en convenant de cela, je donnais une excuse
à Marc qui en a si peu!
— Belle, et dévouée, et l'aimant assez pour mourir... Il a donc
raison, sa place est auprès d'elle; mais, en ce cas, pourquoi?,.
Sa voix s'est brisée. J'ai compris qu'elle eût voulu ajouter:
— Pourquoi, en ce cas, est-il venu me chercher dans le calme
heureux où je vivais? — Mais j'ai feint de ne pas comprendre.
Qu'aurais-je répondu?
Elle a poursuivi, frappée sans doute par une pensée nouvelle :
— Ce qui m'arrive sera considéré généralement, n'est-ce pas,
comme une mortelle injure?
— Qui retombera sur celui qui vous l'inflige et ne vous rendra
que plus intéressante, plus digne de respect, ai-je répliqué avec
vivacité, croyant calmer ses craintes,
— Oh ! ce n'est pas là ce qui me préoccupe. Que pourrait-on
faire sinon me plaindre ?
Hélas ! elle ignore à quelles suppositions malveillantes un pareil
abandon donnerait certainement lieu si le coupable n'avait pris soin
de s'accuser lui-même !
— Mais mon oncle m'adore, vous le savez, et dans le premier
moment de surprise et de colère, l'idée de me venger... Sais-je à
LE VEUVAGE D' ALINE. ihl
quelle extrémité il se portera? dit-elle en se jetant dans mes bras,
avec des sanglots cette fois, des sanglots décliirans qui soulevaient
tout son corps.
— Voulez-vous, lui ai-je demandé à l'oreille, que nous allions le
trouver et l'arrêter, si c'est possible, dans des représailles qui ne
remédieraient à rien?
— Oh ! je n'osais vous en prier, s'écria-t-elle avec vivacité.
Merci! merci!., venez avec moi... Si je le voyais maintenant seul
à seule, l'émotion serait trop forte pour tous les deux, tandis que
votre présence lai imposera... Oui, vous êtes bonne, et je vous
aime, je vous aime pour toujours, dit-elle en m'embrassant de
nouveau. Attendez que je baigne mes paupières dans de l'eau
fraîche, afin qu'il ne s'aperçoive pas que j'ai autant pleuré.
Pendant qu'elle s'efforçait naïvement d'effacer les traces de son
chagrin, je me sentais vraiment, pour cette orpheline, des entrailles
de mère. Quel bonheur que mon Sacha soit un homme, à l'abri de
votre perversité, de votre inconstance, de vos trahisons à vous
autres dont il sera le pareil, méchant comme vous, armé, comme
vous, de griffes qui déchirent les cœurs ! Des griffes, ses petits
ongles roses!., pauvre Sacha chéri!.. Enfin je l'ai à moi pour
quelques années, en attendant qu'il devienne un monstre,
et, ma foi! mieux vaut encore être monstre que d'être victime
comme le serait probablement ma fille, comme l'est cette pauvre
Aline, si digne d'un meilleur sort. Elle a réparé le désordre de
ses vêtemens, relevé ses beaux cheveux, et nous sommes des-
cendues toutes les deux, presque aussi inquiètes l'une que l'autre,
au rez-de-chaussée où se trouve le cabinet de M. Béraud. Il ne
croyait pas sa nièce avertie encore de l'événement que, pensait-il
sans doute, elle apprendrait toujours assez tôt, et qu'il eût été,
d'ailleurs, terriblement embarrassé pour lui apprendre; depuis
une heure, il était en concihabule avec mon oncle de Sénonnes.
Quand nous approchâmes de la porte, le conciliabule prenait, grâce
à la gravité des circonstances et à l'irascibilité naturelle des deux
hommes, le caractère d'une véhémente discussion.
— Vous m'avez tous trompé, indignement trompé!., vociférait
M. Céraud.
■ — Parce que j'ai gardé le silence sur cette liaison ? Parbleu !
vous ne pouviez pas croire que mon fils fût arrivé à l'âge qu'il a
sans laisser un peu de son cœur aux broussailles du chemin... je
vous ai entendu dire à vous-même que vous n'auriez aucune con-
fiance en un jeune mari qui n'eût pas vécu, jeté sa gourme. Cette
femme ou une autre, peu importait... Un attachement si ancien,
dites-vous? C'était une raison de plus pour qu'il s'en fût lassé et
748 REVUE DES DEUX MONDES.
pour que, de ce côté, nous n'eussions rien à craindre. Le diable
m'emporte si j'aurais cru qu'une vieille maîtresse!.. D'ailleurs il
avait rompu avec elle depuis qu'il connaissait votre nièce, j'af-
firme qu'il ne l'avait pas revue, qu'auriez-vous pu exiger de
mieux? Tous les hommes qui se marient ont à expédier quelque
affaire de cette sorte et le font sans bruit,
La main brûlante d'Aline s'était posée sur mon bras.
— Est-ce vrai? murmura-t-elle, est-ce vrai que les choses se pas-
sent ainsi dans le monde?
Oh ! mon ami, qu'il est triste et plein d'effroi le regard que la jeune
fille, éveillée en sursaut de son rêve d'enfant, jette sur les réalités
qu'on lui a cachées jusque-là avec tant de soin! Si les pauvrettes
savaient, si elles pouvaient deviner, soupçonner seulement, comme
elles hésiteraient à donner leur main , dont la famille dispose si
facilement, grâce à l'ignorance où on les tient de toutes choses !
Nous continuions cependant à prêter l'oreille sans scrupule, en
retenant notre souiïle.
— Non, je ne me faisais pas d'illusions ridicules, reprit après
une pause M. Béraud, mais comment aurais-je cru que votre fils
fût un lâche ?
Mon oncle frémit comme si on l'eût souffleté lui-même de ce
nom :
— Dites un malheureux sans raison et sans volonté, un fou, un
don Quichotte,., un...
— Un lâche, je le répète, car il brise une innocente vie qui déjà
reposait entre ses mains,., un lâche, j'irai le lui dire en face. Nous
verrons de quelle façon il lui plaira de me répondre. Et tenez, j'y
vais.
Aline poussa la porte avec une résolution soudaine, elle entra
d'un pas ferme, le visage impassible, si différente d'elle-même
que je ne reconnaissais plus l'enfant qui tout à l'heure avait pleuré
dans mes bras. Les deux hommes, à son approche, se turent tout
interdits.
— Non, mon oncle, dit-elle en marchant vers M. Béraud, vous
n'irez pas. Je crois avoir le droit d'exprimer ici ma volonté, reprit-
elle avec une explosion d'énergie qui n'admettait pas de réplique,
et on me doit, vous-même, mon oncle, vous me devez d'en tenir
compte et de la respecter. Ceci me concerne, ne concerne que
moi.
M. de Sénonnes, qui ne l'avait jamais vue qu'intimidée devant
lui, ne pouvait visiblement en croire ses oreilles ; M. Béraud cachait
son visage entre ses mains.
— Vous n'irez pas , répéta Aline , personne ne se placera entre
LE VEUVAGE d'aLïNE. 7^9
moi et... mon mari. Il a repris sa liberté, je la lui laisse. Ce ne
serait comprendre ni votre dignité ni la jmienne que de vouloir
m'imposer à qui ne veut pas de moi.
— C'est un moment de vertige, de folie, hasarda M. de Sénonnes,
Vous avez raison, ma chère belle. Laissez-le à la honte qu'il doit
déjà avoir de lui-même. Un jour, bientôt, il viendra vous baiser
les pieds et implorer sa grâce.
Aline le toisa de haut :
— Jamais ! prononça-t- elle avec une lenteur glacée, jamais!..
Quoi que fasse par la suite M. le vicomte de Sénonnes, la barrière
qu'il lui a plu d'élever ce matin entre nous ne s'abaissera jamais.
Tout est fini. Et c'est pour cela, mon oncle, dit-elle en se tour-
nant vers iM. Béraud, que vous allez me jurer...
— Oh ! ma pauvre chère fille, tout ce que tu exigeras, j'y souscri-
rai, s'écria le pauvre homme, qui était dans un état de confusion
et de désespoir à faire pitié. Oh mon enfant, pardonne-moi, par-
donne-moi.
Il se mit à genoux devant elle.
J'entraînai mon oncle de Sénonnes, qui une fois seul avec moi
s'emporta en menaces, en fureurs, en malédictions contre le fils
qui le déshonorait.
Depuis il y a eu entre eux, je le sais, une scène épouvantable.
L'entêtement de Marc est exaspéré par ces violences. Ma tante
s'est retirée du champ de bataille en se constituant malade. Elle a
cinq ou six syncopes par jour, s'abreuve de thé avec quelques tar-
tines et s'informe à chaque instant de ce que dit le monde, oii elle
prétend qu'il lui sera impossible de reparaître, comme si elle ne
concevait pas de malheur plus grand que celui-là. Moi, je la soigne,
je feins de m'attendrir sur elle et je lui recommande, sans inquié-
tude sérieuse, de ne point se laisser périr d'inanition,
Albéric va là-bas prendre des nouvelles. Pendant plusieurs jours,
celle qui est cause de tous nos ennuis a flotté entre la vie et la
mort; maintenant on la croit hors de danger, au moins du danger
imminent, car sa santé sera sans doute altérée pour toujours.
Marc se tient aux ordres de M. d'Herblay, qui reste coi dans
ses terres, ne se montre pas, et lui laisse malicieusement sa femme
sur les bras, — une vengeance comme une autre, — assez raffinée
même.
Tout cela va finir par un enlèvement forcé et du malheur, je gage,
pour tous, car la moins malheureuse ne sera pas M"" d'Herblay,
quoique l'on dise qu'elle est arrivée à ses fins.
Ce n'est pas vrai pour qui la connaît, si peu que ce soit. Son
vilain mari s'est donné le plaisir de l'épouvanter, elle a perdu la
750 REVDE DES DEUX MONDES.
tête elle a fait appel à la seule protection qu'elle se connût au
monàte, croyant le mariage moins avancé qu'il ne l'était en effet,
persuadée du reste que iMarc l'aimait encore parce que, sur le point
de le perdre, elle l'aimait, bien entendu, plus que jamais. Mauvais
raisonnement sans doute, mais certaines femmes, — elle est du
nombre, — ne raisonnent pas, elles sentent. Ayant lancé son appel,
la pauvre sotte a découvert qu'il allait tomber au milieu du bruit
des noces comme un trouble-fête, et, aussi effrayée de sa mauvaise
action involontaire qu'affolée par la pensée de son isolement, qui
la laissait en butte à des vengeances dont son imagination surex-
citée s'exagérait l'horreur, elle s'est dit :
— Finissons-en avec la vie et laissons des regrets, des remords
à tout le monde.
Soit ! mais il fallait en finir, il fallait mourir coûte que coûte, ne
pas se tromper de dose; ces tentatives-là, lorsqu'elles avortent, sont
ridicules. Elle-même doit le comprendre. Non, je ne puis m'empê-
cher de la plaindre de n'avoir pas mieux réussi à se supprimer et
je ne la juge point comme fait la foule, si sujette à erreur tou-
jours, ce qui ne veut pas dire que je l'excuse au moins, mais je
crois qu'elle a forgé de ses mains un châtiment que son complice
partagera sous peu. — Qu'en penses-tu? »
A cette question directe, le prince Orsky répondit :
« — Je pense que ma chère petite sœur m'a écrit une jolie page
de roman sentimental qui indique chez elle toute sorte de facultés
que je ne lui connaissais pas, notamment celle de s'attendrir outre
mesure, de tremper bourgeoisement son mouchoir de larmes. Et
pourquoi une pareille dépense de sensibilité? Pour un mariage
rompu avant sa consommation, c'est-à-dire parce qu'une comé-
die qui aurait pu être aussi mauvaise que tant d'autres finit sans
avoir commencé. Ton ingénue a de la tête, des principes, beau-
coup d'argent, un bonhomme d'oncle; elle n'était pas amoureuse
de son futur mari, ou du moins elle l'était dans une mesure rai-
sonnable, commue doit l'être une petite fille bien élevée qui se
prépare à être une jeune femme accomplie. Ce lype-là me laisse
froid... Naïveté, candeur... à merveille! c'est toujours la demoi-
selle à marier : qu'elle reste aux mains de M. Scribe! Moi,
j'aime que l'on n'ait pas le sens commun, et à ce titre les deux
autres possèdent mes sympathies. Ni lai ni elle assurément n'a
calculé son intérêt personnel... celle-ci se tue, celui-là se dévoue,
tout cela d'élan et sans réflexion, bravo!., ce n'est pas banal et
c'est en somme la vie prise au sérieux. Heureux qui peut prendre
quelque chose au sérieux en ce monde! Peut-être l'enthousiasme
LE VEOVAGE d' ALINE. 751
qui les a fait retomber dans les bras l'un de l'autre ne durera- t-il
pas, mais cet enthousiasme ils l'auront subi, ils y auront cédé :
voilà les heures divines de l'existence, je suppose, celles où l'on
est profondément remué, emporté hors de soi-même, celles où l'on
perd la tête. Il n'est pas donné à tous de connaître ces heures-là.
J'admire et j'envie. Un drôle eût épousé la petite héritière, gardé
sa maîtresse, juré fidélité à sa femme avec une trahison dans le
cœur et ménagé les deux à la fois en attendant qu'il délaissât
femme et maîtresse pour un troisième caprice qui n'aurait pas été
le dernier. Et le monde eûr, fermé les yeux hypocritement, ou même
trouvé cela sinon naturel, du moins ordinaire : or tout ce qui est
ordinaire est, selon lui, excusable. Ton grand coupable a été plus
honnête. 11 a respecté la vierge et gardé sa foi en preux chevalier
à la Madeleine, qui n'avait plus que lui. Sa prétendue victime elle-
même lui rendra justice un jour, quand elle l'aura remplacé par un
autre époux, car elle le remplacera, cela va sans dire; il doit être
aisé, en France comme ailleurs, de rompre un lien aussi chimérique
que le oui échangé devant témoins, sans plus... et comme
M"*" Béraud est riche, elle trouvera tout de suite cette utilité qui
permet aux filles de porter des diamans et de sortir seules: un
mari! Je lui sou'îaite d'être bientôt pourvue et, en attendant, je
ne plains pas ton cousin Marc, dont les qualités de cerveau brûlé
m'avaient intéressé d'ailleurs quand je l'ai vu à Paris : il éprouve,
il vit ce qu'il exprime; il n'est pas poète sur le papier seule-
ment. Quant à M""' d'Herblay, dont je me rappelle avoir été
amoureux tout un soir à l'Opéra, elle vaut que l'on fasse un
coup de tête pour elle. C'est le genre de femme que je préfère,
la femme frémissante à toutes les impressions comme une corde
de lyre et dont le charme est à la fois insinuant et capi-
teux commxB un parfum de jasmin, sans plus de force personnelle
qu'une liane, helpless, — les Anglais seuls ont le mot pour expri-
mer la chose, — incapable de se soutenir, de se défendre elle -
même ; une femme doit être ainsi pour attacher. Moi, — est-ce un
bien ou un mal? — je continue à ne rencontrer que des coquettes,
mais elles suffisent à mes aspirations présentes ; l'expérience de la
vie, tu le sais, nous apprend à limiter nos aspirations singulière-
ment. Donc les beautés rebattues de l'Isola Bella sont depuis peu
éclairées et rajeunies pour moi par le feu de deux grands yeux
américains dont j'ai fait mon étoile,., rien d'une étoile fixe. Nous
chevauchons, nous naviguons, nous flirtons à perdre haleine. Ce
tourbillon-là n'est pas ennuyeux de temps à autre, en voyage. Il
s'arrêtera quand je voudrai. Sur ce point, n'est-ce pas, tu es bien
bien tranquille, connaissant ton yieux Sacha? »
752 REVDE DES DEUX MONDES.
Alexandre Orsky partageait avec son petit filleul le privilège
d'être appelé familièrement Sacha par M'"" de Vesvre. Celle-ci
ne lui fit pas attendre une assez vive riposte : encre bleue sur
papier rosé où courait ce parfum insaisissable et inimitable, parti-
culier à la baronne Olga :
{( Tu pousses décidément trop loin le goût du paradoxe, il te fait
divaguer; ta lettre est absurde et choquante d'un bout à l'autre, je
te le dis sans ambages, et d'abord tu ne sais pas le premier mot
de la loi française, quand tu décides qu'un mariage à l'état de
simple formalité sans lendemain peut être rompu. Nous ne sommes
pas en Russie, nous autres, mais en France, et le code français est,
à mon avis, le plus mal fait, le plus impitoyable, le plus barbare
de tous les codes... j'entends sur ce point du mariage, qui est le
seul à propos duquel j'aie jamais eu la fantaisie de le consulter.
Apprends donc... je n'invente rien, je cite, tu t'en aperçois, n'est-ce
pas?., aux grands mots que j'emploie, apprends donc que le mariage
est consommé, non pas par le fait de la cohabitation, mais pure-
ment et simplement par l'acte civil. Cet acte une fois dressé en
présence de quatre témoins, après lecture faite aux parties de toutes
les pièces constatant leur état civil, puis du titre de la loi qui con-
cerne les droits et les devoirs respectifs des époux, cet acte
accompagné des paroles solennelles : — Au nom de la loi, je
vous unis — vous enchaîne jusqu'à la mort. Rien ne peut en
détruire l'effet, ni les plus abominables outrages de la part d'un des
conjoints, ni l'adultère, ni même un attentat sur la vie du compa-
gnon de chaîne, ou même une peine infamante prononcée contre
le misérable dont vous portez le nom, rien, pas même l'abandon
immédiat. Oh! si l'on réussissait à relever un vice de forme dans
ce malheureux acte, une erreur seulement sur l'orthographe du
nom, l'ordre des prénoms, l'âge, le lieu de la naissance, quelque
vétille de ce genre enfin , il y aurait matière à discuter (combien
je méprise la puérilité des législateurs !) — mais ici tout est par-
faitement correct et régulier, tout, sauf la conduite du mari, qui
importe peu, paraît-il, et ce chiffon de papier inattaquable s'op-
pose à ce qui serait juste et naturel une séparation instantanée, si
l'on peut appeler séparation le retour à une liberté réciproque de
deux êtres qui n'ont jamais été unis de fait. Invoquez les tribu-
naux, ils feront la sourde oreille comme l'a fait un notaire que j'ai
accablé d'injures l'autre matin : — Mais, madame, la séparation
de corps remédie aux griefs...
— Joli remède votre séparation de corps ! Nous voyons de
quelle espèce ,de femmes elle émaille généralement la société I
LE VEUVAGE d' ALINE. 753
D'ailleurs, monsieur, nous n'avons pas à alléguer des sévices, des
injures qui rendent l'existence commune insupportable ; cette
existence commune n'a pas commencé; le devoir de fidélité, de
protection, d'assistance n'a jamais été rempli. Les deux personnes
qui s'étaient juré tout cela la veille se sont trouvées le lendemain
étrangères Vime à l'autre, ennemies l'une de l'autre, perdues l'une
pour l'autre.
— Qu'est-ce qui le prouve, madame?
— Mais l'évidence, monsieur ! elles n'ont jamais vécu sous le
même toit.
— Ceci eût été une raison jadis, au temps où. était en vigueur la
déclaration de 1639; alors il fallait la cohabitation publique des
époux pour que le mariage produisît des effets civils; la loi depuis
a été modifiée.
— C'est une sotte et détestable modification, monsieur: cepen-
dant votre loi, toute mauvaise qu'elle puisse être, ne saurait tenir
contre ceci : le mariage religieux n'a pas été célébré, il n'y a pas
eu de bénédiction donnée. Donc...
— Oh ! la bénédiction est à nos yeux du superflu, on peut s'en
passer et elle n'ajoute rien...
— Monsieur! — Je l'ai foudroyé du regard, et il s'est tu. Non,
jamais je n'aurais pu croire qu'un notaire, un personnage réputé
respectable, pût descendre à ce degré d'immoralité!
M. Béraud se faisait fort cependant de gngner une cause si évi-
demment juste, de délivrer sa nièce à tout prix, et se propo-
sait de confier cette affaire à l'éloquence d'un avocat célèbre, bien
que le mot d'enquête, prononcé aussitôt, eût suscité pour nous
des idées bien désagréables. N'importe, il eût, je crois, dans son
exaspération très légitime, passé sur tout cela. La mort ne le lui a
pas permis. T'ai-je dit en commençant qu'une seconde attaque,
prévue du reste par les médecins, mais que tant d'émotions et de
secousses ont précipitée peut-être, l'avait enlevé la semaine der-
nière ?
Combien, s'il a eu au milieu des ténèbres de son agonie une
lueur de réflexion, ce pauvre homme a-t-il dû souffrir de laisser
son enfant chérie seule au monde à la merci d'une famille qu'elle
connaît si peu et qui est en somme la famille de celui qui l'a mor-
tellement offensée! Je l'ai vu à ses derniers momens. Il ne pouvait
plus ni parler, ni se mouvoir, ni même ouvrir les yeux ; je crois
cependant qu'il a entendu ma voix qui lui disait : — Je veillerai
sur elle, — car quelque chose comme une larme a coulé de ses pau-
pières fermées. — Oui, je veillerai sur elle de mon mieux, je le lui
ai promis à elle-même, quoique je ne voie pas ce que je pourrai
TOUS xLui. — 1881. 48
75 A REVUE DES DEUX MONDES,
pour son bonheur... un bonheur brisé HTémédiablement,,, mais
elle rendra, je croîs, ma tâche facile par sa grande raison et son
grand courage.
Elle se conduit à merveille. M. et M'"^ de Sénoanes le recon-
naissent; elle leur inspire une estime mêlée d'étonnement et d'in-
volontaires sympathies. Ses façons envers eux sont si douces, si
pleines d'égards, d'une soumission, d'une déférence quasi filiales !
Comme, après la mort de son oncle, ils lui ouvraient leur maison,
qai, disaient-ils à cette heure d'expansion et d'attendrissement,
serait, si elle y consentait, toujours la sienne, elle les a remerciés
en exprimant le désir d'aUer cacher son deuil quelque part à la
campagne avec m' ss Rath, sa gouvernante, la seule personne qui
pût bien comprendre l'étendue de la perte qu'elle avait faite. J'ai
alors suggéré à ma tante l'idée démettre Bruyères à sa disposition.
C'est une petite terre que les Sénonnes possèdent en Auvergne et
dont la tristesse même, le complet isolement s'harmoniseront avec
l'état de son âme; elle pourra y trouver le repos dont elle a besoin
après de telles crises et le silencieux respect que mérite sa situa-
tion exceptionnelle. Après quelque hésitation, après s'être assurée
surtout qu'elle serait là loin des villes et de tout voisinage, à l'abri
de curiosités importunes dans un domaine absolument perdu, où
les propriétaires mêmes n'étaient allés q l'à de si rares intervalles
que les paysans ne les connaissaient pas, sur la promesse enfin
qu'on l'y laisserait seule le temps qu'elle voudrait, Aline a consenti,
et elle est partie dès le lendemain. Depuis je ne sais rien d'elle,
sauf que sa santé est meilleure qu'on n'aurait pu l'espérer; c'est
miss Ruth qui me l'écrit. Ce consentement de vivre à Bruyères
implique, il me semble, une acceptation tacite de sa nouvelle famille
et le renoncement à des projets de divorce,., j'oublie que ce mot
n'a pas cours en France, enfin à des revendications de liberté qui
n'ont peut-être jamais été complotées que par M. Béraud, à son
insu. Je me demande ce qu'elle pense, ce qu'elle fera. Toute la
suite de cette étrange histoire qui se passe à mes côtés m'inté-
resse plus qu'aucun roman que j'aie jamais lu. C'est que les
romans, fussent-ils mille fois à sensation, restent bien au-dessous
des émouvantes péripéties de la vie réelle, quoi qu'on en dise ! Il
faut que les conteurs de profession aient peu d'esprit pour ne pas
trouver mieux que tout ce qu'ils inventent, en regardant autour
d'eux simplement... Puisque tu m'y encourages, j'écrirai peut-être
tôt ou tard un roman de ma façon. Du reste, cela devient à la
mode ici parmi les femmes du monde. Elles ont toutes plus ou
moins les doigts barbouillés d'encre; ce travers nous vient d'An-
gleterre, je crois, ou d'Amérique... A propos, ta belle Américaine
qui fait bien tant et tant de choses, serait-elle authoress à ses mo-
LE VEDVAGE d' ALINE. 755
mens perclus? Elle tracerait en ce cas, quelque jour, le portrait d'un
grand original qui donnerait une singulière opinion à ceux qui ne
les connaissent pas des Russes et de la Russie,
Le prince Orsky à M^^ de Vcsvre.
(( Ma belle Américaine ne se tache pas les doigts d'encre : figure-
toi une fleui* des défrichemens, fraîche éclose dans ces états de
l'Ouest qui ne se piquent pas encore beaucoup de culture ; elle est,
bien que son éblouissante vivacité d'allures empêche les plus per-
spicaces de s'en apercevoir tout de suite, souverainement, idéale-
ment ignorante et bête, ce qui ne lui nuit guère à mes yeux, car tu sais
qu'une petite sœur que j'ai de par le monde est la seule femme à qui
je pardonne d'avoir trop d'esprit. L'esprit chez les femmes fait tou-
jours beaucoup de tort au reste... De jolis animaux frlngans et
coquets, voilà ce qu'il leur convient d'être, voilà ce qu'est miss
Aurora, ni bas-bleu, ni philosophe, ni artiste, ni libre penseuse,
parfaite en tout, sauf sur un point : la vanité; elle m'appelle
prince vingt fois dans une heure et professe pour les titres, fus-
sent-ils achetés d'hier, la vénération naturelle à ces filles émancipées
de la plus jeune desrépubhques; mais il ne s'agit pas d'elle aujour-
d'hui. J'ai à te parler d'un hasard curieux : étant en promenade
à Magadino, je lis sur un livre d'auberge le nom de Marc de
Sénonnes, et quelques minutes après je vois, appuyée au balcon de
la même auberge, une figure de femme que je reconnais vaguement
sous la mantille de dentelles dont elle s'enveloppait d'un air fri-
leux ou pour dérober ses traits peut-être... Eh bien! elle est tou-
jours charmante malgré sa pâleur de rose blanche alanguieetpliée
par l'orage. Jamais on n'eût plus joli fardeau à porter dans ses bras à
travers l'Italie. Je t'assure que bien des gens prendraient leur parti de
l'avoir toute à eux, en dépit, comme tu le dis d'un ton si solennel,
en dépit des lois divines et humaines. Permets-moi de te répondre
à ce sujet qu'une âme intrépide et sans préjugés peut trouver d'au-
tant plus de plaisir à braver ces prétendues lois. Il est vrai que
derrière eux les fugitifs laissent une victime, — je continue d'em-
ployer tes expressions quoique je les trouve exagérées, car, en
somme, Ariane ne fat jamais inconsolable, et je ne connais pas
d'état plus digne d'envie que celui de veuve, de veuve jeune et
riche, cela va sans dire. Ici, par privilège spécial, la veuve n'a pas
à se couvrir de crêpes funèbres, ni à se répandre en tirades de
regrets sur les vertus du défunt, ni à regimber contre de nou-
veaux liens conjugaux... Point important, l'injure qu'elle a subie
est telle que toutes les vengeances qu'elle en pourra tirer to.it
756 REVUE DES DEUX MONDES.
excusées d'avance; enfin, si elle est investie par suite d'un men-
songe social du degré de liberté qui est le partage des femmes, elle
est jeune fille de fait,|ce qui attache à sa personne et à sa situation
un charme très piquant, très rare, lequel attirera autour d'elle ce
qui vous plaît le plus à vous toutes, mesdames, que vous soyez sages
ou légères, que vous les rebutiez ou vous combliez leurs vœux (style
de romance), une nuée d'adorateurs. Votre code français, quelque
mal fait qu'il soit, offre donc quelques compensations auxquelles n'a
peut-être pas pensé le législateur. Je veux, avant un an, voir la fille
de Jephté revenir souriante et en bon point des montagnes loin-
taines où elle aura réfléchi aux avantages d'un sort exceptionnel.
Tu seras la première, t'intéressant à elle comme tu le fais, à lui tra-
cer son rôle dans la société parisienne, et, ma foi! si tu te montrais
au-dessous de cette tâche, je pousserais peut-être la charité jusqu'à
m'en charger. J'irai donc, l'hiver prochain, juger si ton élève te fait
honneur et offrir mes hommages, je n'en doute pas, à une aimable
coquette de plus. Tu vas me demander peut-être, en admettant que
quelqu'un s'en soucie encore, quel chemin ont pris les deux réprou-
vés. Vraiment, je ne saurais te le dire, miss Aurora ne m'ayant per-
mis qu'une halte de dix minutes à Magadino, qui est un point de
relâche des bateaux à vapeur sur le lac. Les routes du Saint-Gothard,
du Bernardin et du SpUïgen y aboutissent. Laquelle ont-ils prise?
Tout ce que je sais, c'est que nous sommes à Locarno, où nous
grimpons à la sueur de notre front, — la chaleur commence à être
insupportable, — et, malgré notre qualité de protestante, ennemie
des superstitions papistes, à l'église de la Madonna del Sasso. »
"VIIL
Tandis que le drame dont elle était l'héroïne excitait la com-
passion, la curiosité ou l'humeur railleuse des gens et don-
nait lieu aux commentaires les plus indiscrets, Aline, sans souci
de ce que l'on disait, de ce que l'on pensait, prenait, absorbée dans
un chagrin bien lourd à porter pour une aussi jeune âme, le che-
min de la retraite qu'elle avait choisie sans la connaître. Miss
Ruth, une femme de confiance et un vieux domestique l'accompa-
gnaient; pour le reste, elle comptait s'accommoder en toutes
choses de ce que lui offrirait le hasard au terme de son voyage.
Les détails matériels lui importaient peu, rien ne lui importait en
somme; elle était comme pétrifiée. Il lui semblait que ce masque
impassible dont elle avait couvert d'abord par fierté, par pudeur,
le tumulte douloureux de son âme, était devenu le vrai visage
d'une nouvelle Aline, également incapable désormais de pleurer et
de sourire; il lui semblait que ses sentimens naturels avaient été
LE VEUVAGE d'aLINE. 757
trop profondément refoulés pour pouvoir jamais revenir à la sur-
face et s'épancher comme autrefois, que tout en elle avait vieilli
jusqu'à mourir, qu'elle était inerte autant qu'un caillou roulé par
la tempête.
Lequel de nous n'a connu cet état singulier qui suit une vio-
lente tension des nerfs domptés, maîtrisés,., à quel prix, hélas!.,
cette sorte de paralysie morale qui succède au trop rude effort?
On se demande : — Est-ce que je sens encore quelque chose?
est-ce que je pense? qui suis-je? qu' est-il arrivé? — Parfois, sous
quelque fugitive influence extérieure, une vibration secrète nous
fait encore tressaillir ; la blessure, cachée au fond du cœur, se
rouvre et saigne. C'est comme une impression physique, doulou-
reuse, aiguë, dont nous démêlons à peine la cause. Aline éprouvait
cela au milieu de l'espèce de prostration qui la domina pendant
une partie du voyage. De temps à autre un trait de lumière traver-
sait son cerveau engourdi : — J'ai tout perdu, je suis seule...
J'ai laissé derrière moi mon second père, que je ne reverrai plus.
Ou bien encore, songeant à un autre :
— Il est parti, c'en est fait ; tout est brisé.
Puis de nouveau elle cessait de penser, de se souvenir jusqu'à
se demander soudain : — Pourquoi suis-je en deuil? où vais- je?
Cette suspension de nos facultés est bien voisine de la folie, mais
par bonheur les événemens imposaient à la pauvre Aline un remède
souverain en pareil cas : la secousse du voyage, qui devient vite
distraction. Quand, après avoir quitté le chemin de fer à Clermont-
Ferrand, elle s'engagea en voiture sur une mauvaise route qui,
longeant de profonds précipices, serpente parmi les volcans éteints,
il lui sembla que l'air vif qui soufflait des hauteurs, les arômes
rafraîchissans qui montaient des vallées et la voix retentissante des
torrens encaissés dans leurs lits, la tiraient de sa léthargie, lui rap-
pelant que tout n'était pas mort autour d'elle, en elle. Par une
faible pression, elle répondit au contact de la main de miss Ruth,
qui tenait la sienne sans que jusque-là elle s'en fût aperçue.
— God bless youl lui dit la pauvre Anglaise, dont le regard
anxieux n'avait cessé d'interroger son visage, de guetter ce réveil ;
— l'œuvre de Dieu est toujours belle, regardez, my dear.
Et Aline regarda, s' éveillant tout à fait. Elle n'avait guère quitté
Paris ou les environs depuis son enfance. M. Béraud, retenu par
ses affaires, ne pouvait s'absenter, bien qu'il formât toujours sur
ce chapitre les plus beaux projets, projets que naturellement on
devait réaliser à deux. Le père et la fille avaient fait ainsi en ima-
gination le tour du monde au coin du feu, et maintenant elle voya-
geait sans lui dans des circonstances auxquelles ni lui ni elle n'eus-
sent certainement jamais pensé...
758 REVUE DES DEUX MONDES.
Le manoir de Bruyères est, comme le château de Murol, dont il n'a
pas à beaucoup près les imposantes proportions ni la beauté ro-
mantique, situé près de la route qui conduit de Glermont au Mont-
Dore, en passant par Issoire et Saint-Nectaire. Il domine le lac
Chambon et fait face au Tartaret, dont la cime rougeâtre et calci-
née sort d'une ceinture de forêts. Pour l'atteindre, il faut traverser
une solitude sauvage bouleversée par les formidables accidens
propres aux terrains volcaniques et où de pauvres villages clair-
semés à l'ombre aride des montagnes donneraient aux esprits les
moins réfléchis l'impression du peu de place que tient dans la na-
ture notre pauvre vie humaine. Cette impression, Aline la subit
avec le degré d'humilité et de résignation passive qu'elle comporte.
— Regardez, continuait miss Ruth, qui, comme la plupart des pro-
testantes, avait le goût de la parabole, — des tremblemens de terre
furieux ont secoué autrefois cette campagne si tranquille aujour-
d'hui, des colonnes de flammes ont jailli de ces cratères à tout
jamais éteints, les courans de lave ont déchiré ce sol... Quelles
convulsions effrayantes alors! Et depuis tout s'est refroidi pourtant
peu à peu ; un souffle de paix a passé sur la révolte des élémens
et rétabli l'ordre.
Elle s'interrompit. Les yeux vaguement interrogateurs d'Aline
semblaient lui demander où elle voulait en venir, puis avec un peu
de crainte, elle reprit au bout d'un instant :
— Tout s'apaise, mon enfant, le trouble de nos cœurs comme le
reste.
C'était la première allusion qu'elle eût faite à une douleur qu'elle
partageait. Aline frissonna légèrement.
— Ne parlons pas de nous, dit-elle, ne parlons plus jamais de
nous.
Et elle se renversa dans la voiture avec un petit bâillement
nerveux.
Miss Ruth se le tint pour dit; un guide ouvert sur les genoux,
elle lui nommait consciencieusement tous les sommets qui se décou-
paient à l'horizon, et les moindres hameaux, et les vieilles églises,
ou ces ruines féodales penchées sur des rochers dont elles semblent
faire partie, tant leur architecture noircie et lézardée par les siècles
s'identifie avec la structure bizarre des masses basaltiques ;qui leur
servent d'assises. Ce fut ainsi qu'avant la nuit on atteignit Bruyères.
De loin la vieille tour, sorte de vigie qui est avec quelques murs
croulans tout, ce qui reste de l'ancien château, a une apparence
inaccessible qui plut singulièrement à la jeune M""" de Sénonnes
dans la disposition où elle se trouvait.
— Personne, pensa-t-elle, ne viendra me chercher si haut!
lE TEUVAGE d' ALINE. 759
L'isolement et le silence étaient les seuls biens qu'elle se crût
capable de goûter encore.
Un chemin en lacet assez mal entretenu conduit du village blotti
à mi-côte de la montagne jusqu'au semblant de forteresse qui en
couronne la cime. Ce fut, lorsque. k voiture traversa le village, un
concert discordant d'aboiemens de chiens maigres et de cris d'en-
fans elîarés. Les gens sur le seuil de leurs portes basses se décou-
vraient respectueusement; on leur avait dit que la bru des vieux
maîtres du château venait passer à Bruyères le temps d'une absence
de son mari et d'un deuil de famille. Voilà tout ce qu'ils savaient,
et peu curieux de leur naturel, indifférens d'abord à tout ce qui
n'était point leur intérêt propre, ils ne cherchaient rien de plus. Les
gardiens du château, un couple à cheveux blancs, s'en tenaient de
même au mot d'ordre. Leur accueil n'eut rien d'obséquieux, mais
ils avaient tout préparé pour que leur jeune maîtresse se trouvât
installée aussi commodément que possible; du reste, lacomtessede
Sénonnes, toujours bien conseillée par M""^ de Vesvre, avait eu
soin d'envoyer les meubles et les engins de confort qui pouvaient
manquer dans cette demeure depuis longtemps abandonnée. Bien
que l'on fût en été, un bon feu, les soirées étant encore fraîches,
pétillait dans la vaste cheminée d'une chambre à coucher d'apparat
où l'on avait dressé le souper. A dix-huit ans, on se laisse prendre
volontiers, eût-on plus d'un souci dans l'âme, à tout ce qui est
nouveau, imprévu, original. Aline dîna d'assez bon appétit
sur une petite tabîe au coin du feu en échangeant avec miss Ruth
mainte remarque sur les choses insolites qui l'entouraient; elle
dormit bien sous le dais plus vermoulu encore qu'empanaché d'un
lit à quenouilles autour duquel les petits meubles modernes envoyés
de Paris faisaient disparate, et le lendemain elle éprouva d'abord
un sentiment de curiosité en s'éveillant dans ces murs couverts de
tapisserie à personnages qui semblaient eux-mêmes étonnés de la
voir là. C'était la première fois, depuis certain jour funeste, qu'elle
éprouvait à son réveil autre chose qu'une angoisse, en songeant
qu'il fallait recommencer à vivre. Elle s'habilla vite pour aller faire
connaissance avec son domaine.
De près et en plehi jour, il avait certainement moins grand air
que vu d'en bas à travers le crépuscule. Les murailles démantelées
cachaient difficilement leurs brèches sous la profusion des ronces
et dés groseilliers sauvages qui croissaient en liberté parmi les
débris méconnaissables de la chapelle, de la salle des gardes et du
chemin de ronde, mais un escalier encore praticable conduisait à une
terrasse qui pour Aline valait à elle seule toutes les magnificences
de la plus opulente demeure, car jamais panorama comparable à
celui-là n'avait frappé ses regards : elle découvrit le lac Ghambon,.
760 REVUE DES DEUX MONDES.
cette belle nappe formée, au dire des géologues, par un barrage
de lave qu'a vomi le Tartaret à travers la vallée de Ghaudefour, si
pittoresquement sévère un peu plus haut, quand on la voit du
Sancy, à sa naissance, mais si riante en cet endroit où elle aboutit
large et tout en fleurs avec sa riche végétation forestière, qui tranche
sur les scories des volcans inactifs. Les coulées délave se moulent
à perte de vue sur les accidens du sol ; on dirait un fleuve noir aux
ondes immobiles. Blocs prismatiques fendillés comme par la puis-
sance d'un incendie, puys arrondis encadrés de sapins sombres, eaux
étincelantes endormies dans la verdure pâle, ou écumeuses à la
paroi des rochers, tout cela se déroulait sous les pieds d'Aline, qui,
planant ainsi entre terre et ciel, se sentait transportée au-dessus
des passions, des cruautés, des mensonges de la vie et commençait
à croire vaguement que cette solitude lui rendrait, en effet, la paix
de l'âme avec la raison qu'elle avait failli perdre, tandis que cha-
cun, oubliant que le vrai désespoir est muet, s'étonnait de son cou-
rage 1
Bientôt les paysans prirent l'habitude de voir aller et venir parmi
eux une femme en deuil, affable et douce, qui s'informait en pas-
sant de leurs besoins et caressait leurs enfans. Ils la trouvaient un
peu singulière pourtant, malgré sa grande bonté, car elle marchait
beaucoup dans la campagne, jusqu'à se fatiguer ainsi pour son
plaisir, et rapportait des gerbes de plantes sauvages qu'ils appe-
laient de l'herbe, sans distinction, ou même des pierres, des ègra-
vats, auxquels avait l'air de s'intéresser, comme s'ils valaient
quelque chose, la a maîtresse d'école ; » ils nommaient ainsi l'an-
cienne institutrice, un drôle d'oiseau celle-là, dont personne ne
pouvait prononcer le nom et qui sifflait entre ses grandes dents
un jargon qui n'était ni du français ni du patois. Elle éidÀi portée
sur les /?'yrei9 presque autant que M. le curé, bien qu'elle n'allât pas
à la messe. La dame lisait beaucoup aussi du reste; ça devait être
la mode de Paris. Tels furent les seuls propos auxquels donna lieu
pendant six mois le séjour d'Aline à Bruyères ; puis un jour le bruit
courut dans le village que son mari était revenu sans doute, car elle
allait retourner à Paris. En réalité, la famille de Sénonnes, qui crai-
gnait que l'hiver, très précoce dans les montagnes d'Auvergne, ne
vînt surprendre Aline, mal pourvue contre ses rigueurs, la pressait
de quitter sa retraite; mais elle n'en avait aucune hâte, ayant trouvé
au fond de ce désert des sujets d'occupation et d'intérêt.
La charité lui mettait l'aiguille à la main pour vêtir les
pauvres, qui seuls recevaient ses visites; elle explorait le pays
à l'aide des petits chevaux indigènes qu'elle poussa même jusqu'au
Mont-Dore, délivré par le froid de l'invasion des baigneurs et rendu
à son caractère sauvage; enfin elle se créait peu à peu un jardin,
LE VEUVAGE d' ALINE. 761
un herbier, une collection de minéraux ; ses goûts d'étude avaient
repris le dessus, grâce à l'impulsion de miss Ruth, qui veillait avec
soin à ce que cet apaisement que lui versait la nature ne dégénérât
pas, comme il arrive presque toujours, en rêverie mélancolique,
en évanouissement des énergies de l'âme. Les détracteurs des
savantes oublient combien l'habitude de s'instruire et de penser, de
sortir de soi par un exercice intellectuel quelconque peut être utile
dans les grandes crises de la vie même à une femme, surtout à
une femme peut-être.
Chaque matin, la poste lui apportait ce qui s'imprime de meil-
leur à Paris. Ce fut ainsi qu'au bas d'une page de revue, elle
tomba un jour à l'improviste sur le nom de Marc Séverin. Ce nom,
elle le connaissait, il était à ses yeux mille fois plus beau que le
vieux nom de Sénonnes ; elle s'était complu, dans les courtes
journées d'illusion qui lui avaient été données, à en parer son
fiancé lorsqu'elle pensait à lui, au bonheur prochain de marcher
à ses côtés, en le soutenant par la chaleur de sa sympathie, par la
sincérité de son enthousiasme, dans une voie qu'elle pressentait
glorieuse et féconde. La rencontre fut si brusque, si imprévue et
lui causa une émotion si forte qu'elle laissa échapper le livre avec
un cri, comme si elle eût senti la morsure d'un serpent.
Peu de jours après son arrivée à Bruyères, il y avait longtemps
déjà, elle avait éprouvé quelque chose de semblable en trouvant
au fond d'un secrétaire le portrait de Marc, une photographie
oubliée par M°^'= de Sénonnes lors d'un de ses rapides passages en
Auvergne. Comme elle avait vite refermé le tiroir!., depuis, elle
craignait de s'en approcher seulement; il lui semblait toujours
que le visage ennemi allait lui apparaître encore. Et là, c'était
bien pis, c'était l'écho de sa pensée qui venait la troubler dans
cette solitude. Elle ne lirait pas,., elle brûlerait ces feuilles dont
l'aspect seul blessait son regard, et, en attendant, elle les cache-
rait à miss Ruth, qui ne devait pas soupçonner qu'elle pût être
impressionnable à ce point.
La revue donc fut jetée dans le tiroir où se cachait déjà le
portrait, puis il arriva que, les jours qui suivirent, Ahne, malgré
elle, y pensa beaucoup. Ainsi déjà il était redevenu assez calme,
assez maître de lui pour fixer sur le papier les rêves de poésie
et de passion que lui versait l'amour de cette femme à laquelle
il l'avait offerte en holocauste ! Si elle en avait le courage pour-
tant,., elle pourrait trouver là un aperçu au moins de ce qu'elle
aurait eu honte de demander à personne, ce qu'il devenait, ce
qu'il faisait, ce qui occupait son esprit; le choix seul d'un sujet,
la manière de le traiter, sont autant d'indices. Avec un mélange de
répugnance, de curiosité, de mépris d'elle-même, elle tira des
762 REVUE DES DEUX MONDES.
oubliettes où elle l'avait jetée l'œuvre de Marc et entreprit de la
lire comme elle aurait lu celle d'un inconnu; mais les batteraens
de son cœur continuaient de l'avertir qu'elle cherchait autre
chose encore que ce qu'il avait écrit, et qu'en s'efforçant de remon-
ter à la source de cette inspiration, elle essayait de plonger dans
les secrets d'une vie à laquelle cependant elle n'avait point de
part.
La crainte de ce qu'elle allait découvrir se mêlait cruellement
pour elle à l'envie bien humaine, bien féminine surtout, de savoir...
C'était une étude brillante et profonde à la fois sur Leopardi, enca-
drant la traduction de morceaux lyriques inédits où se répan-
dait avec fougue la navrante théorie de Vinfelicità^ — et c'était
daté d'Italie. — Ainsi, dans ce pays du soleil, où il était allé cher-
cher la liberté avec celle qui représentait tout son bonheur, —
il fallait bien le croire, puisque pour elle il n'avait pas hésité à
quitter sa patrie, sa famille, en foulant aux pieds une innocente
destinée qui depuis la veille dépendait de la sienne, — il ne trou-
vait rien de mieux à faire qu'à maudire avec le grand poète du pes-
simisme, dont il se faisait l'interprète et le commentateur déses-
péré, la vie mille fois pire que la mort, et la nature hostile, et les
passions qui ne sont que des ombres mensongères comme le génie,
comme la gloire, comme la vertu, comme la beauté, comme l'a-
mour. Aline fut saisie, presque terrifiée par la poignante ironie et
la farouche amertume qui régnait dans cet essai, consacré moins
à Leopardi lui-même, moins au mal du siècle en tant que mal géné-
ral et absolu, qu'à l'analyse passionnée d'un égoïsme souffrant qui,
sous prétexte de montrer quel lot misérable est celui de l'humanité
en masse, confesse comme malgré lui et à son insu sa propre
misère. Le tourment d'une conscience déroutée, violentée, en
lutte contre l'orgueil, se trahissait à plus d'un signe. C'est souvent
pour donner le change au remords qui s'impose que les âmes fai-
bles éprouvent le besoin de nier la réahté du devoir et sont con-
duites ainsi à proclamer le néant. Cette prétendue conviction philo-
sophique n'est alors que du désespoir.
Ahne comprit tout cela vaguement, par intuition, au milieu de
la perplexité croissante qui s'emparait d'elle :
— Mon Dieu! il est donc bien malheureux?.. Malheureux auprès
d'elle?., par elle peut-être?..
Et une pitié confuse s'élevait dans son cœur, tandis que ses
lèvres murmuraient, comme pour lui rappeler ses ressentimens
évanouis l'espace d'une seconde :
— Malheureux?,, Soit 1 il a mérité de l'être !
LE VtUVAGE D ALINE.
IX.
76a
Marc était malheureux en effet, mille fois plus que cette enfant
ne pouvait le soupçonner, mille fois plus qu'il ne voulait se
l'avouer à lui-même, et le monde qui s'apitoyait sur la victime
de ce mari déserteur aurait pu, s'il eût été juste, accorder une
bonne part de sa compassion au bourreau. Les vertiges du cœur
sont souvent irrésistibles, irrésistibles surtout quand des appa-
rences de courage et de générosité viennent colorer d'un prisme
mensonger ce qui n'est, au fond, qu'entraînement ou faiblesse,
mais combien de fois a-t -il suffi, pour y mettre fin, que l'obstacle
élevé entre l'abîme et celui qui brûlait de s'y précipiter s'abaissât
tout à coup! Nul ne s'oppose à votre fantaisie, libre à vous,
insensé, de vous casser la tête. Soudain l'insensé réfléchit;
n'étant plus contrarié ni persécuté, il s'arrêtera de lui-même au
bord du gouffre, ou bien s'il y saute, emporté par un élan qu'il
n'est plus maître de retenir, ce sera sans doute à regret. Lorsque
auprès d'Antoinette expirante, Marc avait cru sentir se réveiller
avec force son amour tout près de passer à l'état de souvenir, la
conscience d'un grand péril, d'un grand sacrifice, lui servait de
stimulant et d'excuse : il voyait en effet la loi, la famille, la
société, la mort même, déchaînées contre les résolutions extrêmes
que lui dictait l'impérieuse nécessité du moment, et sans raisonner
un acte injustifiable, il le revêtait du moins d'une sorte d'héroïsme,
étant en réalité seul contre tous. Pour pouvoir adoucir ce qui
semblait être la dernière heure d'une femme dont il avait causé la
perte, il se fermait tout retour vers les siens, en même temps que
vers la considération, vers la fortune, dont ils avaient été si jaloux
pour lui; la perspective d'un duel avec le mari outragé achevait
de le mettre à l'aise ; d'ailleurs il ne doutait pas que M. Béraud ne
voulût, à son tour, laver dans le sang la mortelle injure faite à sa
nièce, et il se disait, prêtant ainsi aux événemens une conclusion
qu'ils ne devaient pas avoir : — Eh bien ! je me laisserai tuer,
elle sera libre. — C'était se donner le beau rôle. Ce rôle, notre
imagination le choisit toujours d'avance, mais il arrive qu'au mo-
ment même la cruelle logique des faits nous en impose un autre
tout différent. Ce fut le cas pour Marc de Sénonnes. Le vieillard
qu'il se promettait de ménager mourut sur ces entrefaites, sans
lui demander de réparation, 11 succomba peut-être à la blessure,
plus cruelle que celle d'un coup de feu ou d'un coup d'épée, qu'il
lui avait faite au cœur. M. d'Herblay se trouva suffisamment vengé
en gardant la dot de sa femme et en laissant cette dernière à la
merci de l'n^omme dont elle avait, par un acte de folie, perdu l'ave-
76/i REVUE DES DEUX MONDES.
nir, enfin Antoinette revint à la vie contre tout espoir, avec l'effroi
du mal qu'elle avait fait.
En ces circonstances imprévues, Marc suivit la seule voie qui lui
restât ouverte, il prit la charge d'une existence brisée, il persuada
éloquemment à sa maîtresse que le plus cher de ses rêves était
enfin accompli : n'avait-il pas longtemps désiré autrefois qu'une
détermination irréparable confondît leurs deux existences ! Cette
détermination ne pouvait venir que d'elle, mille scrupules faciles
à comprendre l'avaient empêché de l'arracher, quand il l'aurait
fallu, à tout ce qui la séparait de lui; ils avaient l'un et l'autre
sacrifié leur amour à des motifs d'un ordre intérieur, et l'amour
s'était vengé; maintenant ils étaient seuls sur la terre pour ainsi
dire, seuls capables de se comprendre et de se consoler mutuelle-
ment; quant à lui, il ne regretterait rien auprès d'elle. A force de
le répéter, il finit presque par le croire; la joie humble et inquiète
de cette pauvre femme qu'il avait ramenée du tombeau et qui lui
disait sans cesse : — Je te dois tout, fais de moi ce que tu voudras,
— exaltait en lui d'ailleurs un sentiment tout nouveau de dévoû-
ment et de responsabilité; ils prirent comme deux amans de la
première heure le chemin de ce poétique exil où sont allées s'é-
vanouir tant de passions romanesques tuées par leur expansion
même et leur affranchissement des entraves sociales. L'illusion
du bonheur pourtant ne fut sincère que chez Antoinette : l'orgueil
d'avoir triomphé mourante d'une jeune rivale, le plaisir inconnu
jusque-là de la possession réciproque sans contrainte, l'enchan-
tement inséparable chez chacun de nous du retour à la vie dans
des circonstances nouvelles qui nous procurent l'exquise sensation
de renaître et enfin la sollicitude affectueuse, incessante de Marc,
tout contribua d'abord à la tromper. Jamais elle n'avait cru posséder
sur lui un pareil ascendant; pour elle il était allé jusqu'à com-
mettre une mauvaise action, lui si chevaleresque, si pénétré de
sentimens d'honneur; elle en était secrètement fière, n'étant qu'une
femme, une femme puérile et vaniteuse autant que charmante.
L'idée ne lui vint pas que cet amour galvanisé fût sur le point de
s'éteindre dans son paroxysme même, et cependant dès les premiers
jours d'exaltation et de fièvre où Marc lui persuadait et se per-
suadait à la fois qu'elle saurait tout remplacer pour lui, quelque
chose d'indéfinissable s'élevait entre eux comme une barrière. Ce
quelque chose ne prenait pas de forme précise dans l'imagination
d'Antoinette, mais les yeux de Marc ne le discernaient que trop
nettement. C'était un loyal et doux visage de jeune fille, le visage
de celle qui s'était fiée à lui, à sa parole et dont il avait trompé
l'attente. Quand cette apparition venait à surgir, et elle surgissait
vingt fois le jour, il éprouvait un serrement de cœur affreux avec
LE VEUVAGE d'aLINE. 765
le morne dégoût de lui-même et une irritation sourde contre sa
complice, contre la cause de ce lâche abandon ; — pour se justifier
il évoquait le souvenir de cette nuit d'horreur où la pitié l'avait
retenu à tout risque au chevet de M"^^'= d'Herblay, mais par l'effet
d'une substitution étrange, il lui semblait maintenant voir au lieu des
traits d'Antoinette à l'agonie d'autres traits non moins pâles, non
moins défigurés : ceux d'Aline; pour celle-là il n'avait pas eu de pitié.
Les deux fugitifs s'étaient d'abord enfoncés dans l'intérieur de
la Suisse, où l'air pur avait fortifié peu à peu la santé d'Antoinette
sans la rétablir tout à fait, car elle devait rester languissante toute
sa vie; la jeune femme supportait du reste avec une patience angé-
lique des retours de souffrance qui contribuaient à attacher Marc en
lui rappelant sa funeste tentative contre elle-même. Jamais, répétait-
elle souvent, elle ne s'était sentie aussi heureuse. L'existence errante
qu'ils menaient réalisait tous les romans qu'elle avait pu lire ou
imaginer dans son froid et ennuyeux ménage; ce qu'elle en avait
goûté jusque-là avait toujours été entravé par des obstacles ou
empoisonné par la crainte; désormais elle n'avait plus rien à sou-
haiter, elle eût voulu qu'il en fût éternellement de même, avoir
sans cesse à ses pieds, tout à elle, celui qu'elle avait si chèrement
reconquis. Sa première déception fut lorsque Marc lui parla de
faire halte dans une ville quelconque pour s'y fixer d'une façon
stable et se remettre à travailler ; en dehors de tout autre motif,
certaines nécessités matérielles l'y contraignaient. Maxime Henrion
auquel il s'était adressé, en lui confiant les difficultés de sa situation,
avait assuré un débouché à ses futurs travaux; il dépendait de lui
de profiter du crédit et de la bonne volonté d'un ami influent ; il
allait être ainsi en mesure de satisfaire le plus vif de ses goûts
et se réjouissait d'avance de pouvoir enfin écrire à sa guise,
sans risque de voir chaque pensée quelque peu nouvelle ou har-
die traitée de théorie subversive ou de trahison envers la cast
dont il faisait partie. Ayant rompu avec le monde, il secouait natu-
rellement cette sujétion et trouvait presque dans sa délivrance un
dédommagement à tout le reste. La poésie, on l'a reconnu de tout
temps, est une mauvaise nourrice; il projetait donc de ne pas s'en
tenir à elle seule et avait conçu^un plan d'essais où il ferait entrer
des considérations de toute sorte sur les événemens et les tendances
de son temps.
Dans l'ardeur que lui inspirait son œuvre, il en parlait beaucoup
à Antoinette, qui l'écoutait avec moins d'intérêt que de tristesse.
L'interrompant tout à coup, tandis qu'il essayait de la lui exposer :
— Mais, s'écria-t-elle, suivant le fil de sa propre pensée, dans
cette ville où il faudra nous fixer, dites-vous, notre situation réci-
proque deviendra le point de mire de la curiosité...
756 REVDE DES DEUX MONDES.
— Qae nous importe? Nous devons accepter risolemeiit au.milieu
de la foule.
— L'isolement soit, mais la réprobation générale, les remarques
injurieuses, le mépris, murmura Antoinette avec un frisson. Cha-
cun saura vite à quoi s'en tenir. Je serai montrée au doigt.
Il vit comme elle tenait encore à ce qu'elle appelait parfois avec
lui les hypocrisies sociales et combien elle pouvait souffrir d'avoir
perdu le semblant de respect dont elle était depuis longtemps
réduite à se contenter dans le monde où sa liaison avec Marc avait
été plus que soupçonnée. V éclat lui faisait peur; elle avait appris à
le considérer comme la seule honte réelle et bien qu'elle l'eût bravé
dans une heure d'égarement, il était toujours à ses yeux le pire de
tous les maux.
— Nous sommes convenus, ma chérie, de nous suffire à nous-
mêmes et de ne rien voir au-delà, dit Marc, cherchant à l'apaiser.
— Oh! répliqua-t-elle, tu sais bien que je ne demande rien de
plus.
C'était vrai; pour qu'elle oubliât tout, même sa profonde
déchéance, il suffisait que Marc fût à ses côtés; mais se mettait-il au
travail, l'ennui la prenait aussitôt et, après des heures, il la trou-
vait plongée dans le même fauteuil où il l'avait laissée, les mains
croisées sur ses genoux, étouffant des larmes entre ses paupières
4emi-closes. A quoi avait-elle pensé? Il croyait le deviner et cher-
chait à calmer par de consolantes paroles cette conscience qu'il sup-
posait bourrelée k jmme la sienne ; mais ses consolations faisaient
fausse route, car chez elle ce n'était pas la conscience qui souffrait,
c'était plutôt une susceptibilité maladive, un involontaire égoïsrae.
Elle souffrait de le voir absorbé dans son travail quand elle eût
voulu qu'il le fût tout entier en elle comme elle-même l'était en
lui. Son âme exclusive était incapable de s'ouvrir à cette vérité
que le rôle de l'homme ne peut se restreindre à l'amour, qui
est toute la vie de la plupart des femmes. Elle imagina qu'il se
refroidissait pour elle et, s'ingéniant à chercher les causes de
ce refroidissement, n'en vit pas de plus probable que la perte de
sa beauté; car elle était terriblement changée, quoi qu'en eût pu
dire le prince Orsky, dont les yeux prévenus ne l'avaient entrevue
que de loin enveloppée d'un charme toujours ensorcelant de mélan-
colie et de grâce. En face de son miroir, qu'elle consultait sans
cesse et dont elle s'exagérait les reproches, la pauvre femme arri-
vait parfois à un état voisin du désespoir et dont Marc était bien
loin de soupçonner les motifs puérils. En vain essaya-t-il de l'inté-
resser à ses travaux, à des ambitions très légitimes qui, stimulées
par le succès, s'emparaient de lui de plus en plus ; il fut bientôt
forcé de s'avouer, ce dont il ne s'était jamais aperçu au temps où il
LE VEUVAGE d'aLINE. 767
ne lui lisait que des vers remplis d'elle et qui la ravissaient à titre
d'encens, il fut forcé de reconnaître que son intelligence était
incapable de s'élever au-dessus d'un niveau assez médiocre,
de même qu'elle n'avait pas l'âme assez forte pour braver avec
suite l'opinion du monde, qui était pour elle bien plus que la
morale et que le devoir. Des années de liaison contrariée, inter-
rompue, il est vrai, n'avaient pas permis à Marc de déchilTrer,
comme il sut le faire en quelques semaines de vie commune, un
caractère qu'il devait entreprendre en vain de modifier. On ne cor-
rige pas les défaillances de l'esprit et de l'âme chez une femme
arrivée à l'âge de trente ans sans connaissances acquises, sans
aspirations vraiment hautes vers un autre idéal que celui du bon-
heur personnel, résumé tout entier dans la passion partagée, inces-
samment vibrante, mais avant tout voilée, quelque coupable qu'elle
puisse être, de mystère, de considération. Il n'y avait ni dévoûment
soutenu, ni courage réel à attendre d'elle dans une situation tran-
chée, antipathique à sa nature; d'autre part, le calme nécessaire au
<>'avail était impossible auprès de cet être impétueux et fragile dont
i fallait s'occuper sans cesse. Marc le comprit; il comprit que des
sacrifices qu'il n'avait pas prévus s'imposeraient encore à lui pour
aggraver un mal dont il avait déjà sondé la profondeur; mais ce
qui l'affligeait surtout, c'était l'impossibiliié de rendre Antoi-
nette heureuse. Il n'y a de bonheur possible en etïet qu'à la
condition de mettre de part et d'autre toutes ses pensées en com-
mun et chacun d'eux, hélas! nourrissait des pe-^sées qu'il ne pou-
vait exprimer. Antoinette confessait seulement un vague remords de
vivre : — Sais-tu, dit-elle un jour, que je regrette parfois de n'être
pas morte? Il me semble que tu serais plus à moi avec mon
souvenir que tu ne l'es souvent ici âmes côtés...
C'était un reproche au fond, un reproche timide et tendre, que
Marc supporta néanmoins avec quelque impatience, car il y voyait
encore poindre une idée fixe d'absorption égoïste. Antoinetto .tait
l'entrave, l'entrave perpétuelle, et elle se plaignait, comme s'il l'eût
négligée! C'était injuste, exaspérant. La pauvre femme, qui était
étrangement clairvoyante dans un ordre d'observation très res-
treint, mais sans cesse creusé, sans cesse approfondi pour son sup-
plice, vit bien qu'elle l'irritait; elle répéta tristement en elle-même
cette fois : — Pourquoi ne suis-je pas morte?
Non, assurément, la jeune épouse abandonnée au fond de sa soli-
tude n'était pas plus à plaindre que ces deux élus de la passion
dans leur tête-à-tête ininterrompu, pareil à l'embrassement éternel
et forcé des couples criminels que Dante fait flotter parmi les
ténèbres de l'enfer. Th. Beintzon.
(La troisième partie om prooftott"»*'})
AUGUSTE MARIETTE
Une bien triste nouvelle nous arrive d'Egypte : Auguste Mariette
est mort. Jadis le malheur cheminait d'un pas lent, atteignant tour
à tour les cœurs qu'il visait ; le progrès l'a fait, — si c'est là du pro-
grès, — plus foudroyant, simultané pour tout le monde. Le télé-
graphe passe, brutal, et attriste d'un éclair des amis dispersés aux
deux pôles. Le journal, — la bruyante machine qui fait chaque matin
la voirie de la ville, balayant les idées, les faits et les morts de la
veille pour laisser la place à ceux du jour, — le journal jette un
nom dans la fosse commune des notices nécrologiques : Mariette,
archéologue. — Qu'est-ce que cela? auront demandé beaucoup
d'honnêtes lecteurs, après s'être apitoyés sur la disparition d'un
vaudevilliste célèbre, d'un acteur fameux ou d'un politicien illustre.
— Mariette-Bey ? qui était ce Turc? a peut-être dit quelqu'un en
France. Puis la foule a oublié. Espérons pourtant que plus d'un lec-
teur français, parmi ceux qui surveillent en avares le trésor dimi-
nué de nos gloires, aura senti un coup au cœur en voyant s'é-
teindre une de ces gloires; espérons qu'en tout pays bien des
hommes, parmi ceux qui attendent de ce siècle une révélation de
vérité, auront eu un cri de souffrance et de révolte devant ce
méfait de la mort : l'ouvrier de génie pris à sa tâche en plein effort,
en pleine promesse, au moment où il préparait la lumière qui sera
l'aube de demain.
Aujourd'hui, ce langage peut paraître ambitieux, appliqué au
modeste savant ; je crois qu'il reste bien au-dessous de ce que dira
l'avenir. Ah! comme ce grand juge bouleversera nos catégories!
comme nous serions stupéfaits si nous pouvions le voir classer à
sa guise les renommées et les créations de notre temps ! Si nous
AUGUSTE MARIETTE. 769
voulons savoir ce qui adviendra de nous, l'histoire, qui enseigne
tout, est là pour nous le dire. Rappelons de ses profondeurs un des
siècles qu'elle garde : écoutons revivre ce siècle dans les Mémoires
écrits par un de ses enfans et comparons l'impression contempo-
raine à notre jugement, à nous qui sommes la postérité: que trou-
verons-nous de commun? Le siècle est empli de luttes stériles,
agité de ses passions, tout bruyant de gens et de choses qui lui font
illusion ; il meurt, recule dans le passé ; le bruit tombe, les gens et
les cho-es de peu s'évanouissent, les petits-fils regardent sans
comprendre les portraits qu'on leur a laissés en les leur donnant
pour très grands. Que reste-t-il alors ? Des humbles, des obscurs,
qui font lentement leur ascension dans l'histoire et envahissent
tout son ciel; des inconnus, que les contemporains coudoyaient
avec mépris, et qui se trouvent avoir révolutionné le monde, un
moine qui écrivait dans une cellule, un patron de bateau qui cou-
rait la mer, un ouvrier qui assemblait des caractères d'imprimerie,
un géomètre qui écoutait graviter les astres, un physicien qui
regardait bouillir de l'eau. Voilà ceux que l'avenir salue pour
ancêtres, après avoir fait litière des gros intérêts et des grosses
vogues de l'époqup, des superbes de huit jours. M. Renan a dit
très finement : « L'homme de la société, avec ses déJains frivoles,
passe presque toujours sans s'en apercevoir à côté de l'homme qui
est en train de créer l'avenir; ils ne sont pas du même monde; or
l'erreur commune des gens de la société est de croire que le monde
qu'ils voient est le monde entier. » — On peut prévoir quels seront
les nom> placés le plus haut, quand ce travail de redressement se
sera fait pour notre siècle; on peut les prévoir, si l'on croit que la
raison de vivre du monde est le progrès vers une plus grande
quiétude morale, faite de science positive, assise sur la connais-
sance des origines et des lois universelles; à ce compte, les noms
d'aujourd'hui réservés à la vénération de l'avenir seront ceux d'un
Cuvier, d'un Burnouf, d'un Mariette. Efforçons-nous de devancer
le temps en les honorant; et puisqu'il est de mode que la passion
fasse cortège à tous les cercueils qui traversent la rue, sachons
nous passionner pour une mémoire qui va sûrement à l'immorta-
lité.
A cette place d'ailleurs, il n'était pas besoin de préambule pour
parler de Manette. La Revue a suivi pieusement cette résurrection
de l'histoire qiii se faisait depuis trente ans en Egypte à la voix du
savant; il y a peu d'années, M. Desjardins nous donnait sur lui
une biographie émue et très complète. Il n'y aurait pas à la reprendre
si la mort n'était venue, avec son dégagement d'horizon, sa liberté
d'éloges et son devoir de justice. Ceux qui savent mieux diront ce
TOMB ^Lin. —1881 49
770 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'il faut dire sur cette tombe; les disciples de l'égyptologue, ses
collègues de l'Institut, ses émules sur le terrain des hautes études
raconteront à nouveau l'œuvre du grand chercheur : je n'ai pas
qualité pour devancer leur tâche. Qu'il me soit permis seulement
de rendre bien vite un dernier hommage à mon maître et à mon
ami, d'esquisser familièrement cette noble figure, que je voudrais
voir plus populaire, de rassembler au hasard des souvenirs pré-
cieux, tels qu'ils remontent à la mémoire, douloureux et pressés,
sous l'émotion de ce méchant coup.
I.
Tout le monde va en Egypte aujourd'hui, et, en Egypte, tout le
monde va une fois au musée de Boulaq. C'est indiqué dans les guides
entre la visite aux derviches tourneurs et la course au puits de Joseph.
Parmi les milliers de touristes qui ont traversé depuis vingt ans le
petit jardin du musée, beaucoup ont pu apercevoir dans la cour à
main gauche, sous les acacias, un homme de grande taille, de
forte carrure, vieilli plutôt que vieux, athlète pris rudement en
plein bloc, comme les colosses qu'il gardait. La figure, haute en
couleur, avait une expression songeuse et bourrue, ])on enfant au
demeurant; il était vêtu de la stambouline et coiffe du fez. A sa
mine placide non moins qu'à son costume, on le prenait volontiers
pour un pacha turc; il en avait l'allure fataliste et oisive quand il
flânait dans son domaine, nourrissant ses singes du Soudan, regar-
dant avec béatitude couler l'eau du Nil et luire le bon soleil voisin
du tropique. Tandis que le visiteur traversait le jardin, ce proprié-
taire sourcillait d'un air rogue et fâché, il suivait l'iutrus d'un
regard jaloux, le regard de l'amant qui voit un inconnu entrer chez
sa bien-aimée , du prêtre qui voit un profane pénétrer dans le
temple. Cependant le petit ânier fellah tirait le touriste par la
manche et lui montrait l'homme en articulant de son mieux :
« Mariette-Bey. » — Au sortir du musée, les voyageurs très con-
sciencieux, — les Américains généralement, — poussaient jusqu'à
la porte de la nmdeste maison, tout affaissée et décrépite par les
inondations du fleuve ; ils passaient leurs cartes ; le plus souvent on
leur répondait que le bey faisait la sieste, ce qui était vrai. Avec
un peu de bonheur, ils entraient et trouvaient un hôte silencieux,
renfrogné , qui leur demandait distraitement ce qu'ils avaient vu
la veille à l'Opéra. Quand on le complimentait sur ses « antiques, »
il prenait l'air vexé d'un poUcier qu'on entretiendrait de son métier;
son expression de lassitude disait clairement : « J'ai reçu huit ou dix
mille touristes qui m'ont parlé des Pyramides; je les ai montréss
AUGDSTE MARIETTE. 771
d'office à quelques douzaines de têtes couronnées, et comme d'ail-
leurs vous n'y entendez rieni, j'aimerais bien causer d'autre chose;
j'aimerais mieux ne pas causer du tout. » Les curieux sortaient
habituellement peu charmés.
Parfois quand un jeune homme , un compatriote surtout, trou-
vait une phrase juste, un accent de curiosité sincère; le regard
rentré du bey s'éclairait, se fixait sur l'inconnu, scrutateur d'abord
et ironi'pie; si on le pressait sur le fait ou la date en question, il
commençait par répondre, en haussant ses larges épaules : « Oui,
nous disons cela; mais qu'est-ce que nous en savons? C'est peut-
être tout le contraire. » 11 fallait alors, — héliis! mon pauvre
maître, je puis livrer le secret qui vous faisair parler, personne
n'en usera plus, — il fallait alors abonder dans son sens et affir-
mer avec lui que l'histoire égyptienne est conjecturale, que l'art
égyptien n'est pas de l'art. Aussitôt sa parole éclatait, abondante
et irritée, il vous foudroyait de preuves, puis vous oubliait, s'ou-
bliait lui-même et causait; à ceux qui n'ont pas entendu cette cau-
serie, rien ne saurait la faire imaginer; ceux qui l'ont entendue ne
l'oublieront jamais. La glace rompue, il vous prenait en affection,
vous entraînait à son musée, et là il continuait devant ses viîilles
pierres; à sa voix, elles s'animaient, les momies se levaient de leurs
gaines, les dieux parlaient, les scribes déroulaient leurs papyrus,
les milliers de scarabées, symboles d'âmes libérées, empli-saient
l'air du bourdonnement de leurs noms sonores et de leur.? millé-
simes fabuleux. Au commandement de ce roi des temps, la pro-
cession des siècles retrouvées par lui S3 déroulait dans les salles
funéraires; ils revivaient tou.'^, accablans de vieillesse et de gran-
deur, racontant les théodicées superbes, les civilisations inouïes, les
conquêtes d'Afrique, les invasions d'Asie.
Tant que passair, ce torrent d'histoire, on demeurait courbé sous
l'elTroi de pareilles révélations, sous la puissance de l'évocateur;
soudain, à quelque détour de la conversation, il se rapetissait,
redevenait humain, et le charme changeait de nature; le maître
sévère de ce peuple de dieux et de rois disparaissait pour faire
place au père jouant avec ses enfans. C'était sa famille, tous ces
bonshommes de calcaire et de basalte, et jamais enfans de chair et
d'os ne furent plus tendrement aimés. Chacun de ces témoins des
annales du monde avait eu, outre sa chronique intime, son petit
roman connu de Mariette seul, deviné ou imaginé uuk. heures de
rêverie par le poète qui se cachait sous le savant, Képhren, le con-
structeur de la deuxième pyramide, est la première victime royale
des révolutions; sa magnifique statue estmutilée; on l'a retrouvée,
avec d'autres du même pharaon, au fond du puits de Gizeh, où quelque
772 REVUE DES DEUX MONDES.
émeute les avait précipitées. « Ce fut un vrai 93, » disait Mariette.
Ti, le propriétaire du grand tombeau de Saqqarah, où sont repré-
sentés de vastes domaines, avait été l'un des plus riches particu-
liers de l'ancien empire. Mariette parlait de son immense fortune
avec la nuance de respect qu'un pauvre diable de savant marque
involontairement aux puissans de la finance. Voici une douce et
mélancolique figure de jeune homme, marquée du sceau des des-
tinées tragiques; c'est Ménephtha, qu'on suppose être le pharaon
noyé dans la Mer-Rouge, joué par cet astucieux Moïse. Mariette ne
pensait rien de bon de Moïse : un traître à l'Egypte! Et son crité-
rium pour tout personnage historique, c'était de savoir si ce per-
sonnage avait servi ou nui à l'Egypte. Dans la série des reines,
notre guide s'arrêtait avec de secrètes faiblesses : Amnéritis,
l'Éthiopienne emprisonnée dans sa fine tunique d'albâtre, le rete-
nait longtemps ; il nous faisait admirer « sa grâce chaste. » Que si
l'on essayait d'en rabattre un peu, Mariette se fâchait tout net,
comme si l'on eût plaisanté sur sa sœur. Mais sa préférence, c'était
encore Taïa, la coquette étrangère, la femme d'Asie, aux lèvres sen-
suelles, à l'œil alangui,Gléopâtre des premières histoires, qui troubla
l'Egypte bien avant l'exode des Hébreux. On devinait que Mariette en
savait long sur les déportemens de cette belle personne, bien qu'aucun
papyrus n'ait parlé de Taïa; quand on l'interrogeait sur elle, il cli-
gnait des yeux et rougissait : c'était une plaie de famille. Le fils
de prédilection, le plus choyé de tous, c'était l'aîné, ce merveilleux
Cheikh-el-Beled, l'homme de bois, vieux de quatre mille ans, de cinq
mille peut-être, si intense de vie, quand il vous regarde au fond
de l'âme, qu'il senible créé d'hier et prêt à marcher. Le Cheikh-
el-Beled, le (( maire du village, » comme l'avaient surnommé eux-
mêmes les Arabes en l'amenant au jour, a été trouvé à Saqqarah,
dans ce fief glorieux du savant, théâtre de ses plus belles décou-
vertes; il était bien entendu que l'homme de bois avait été en son
temps cheikh ou maire de la localité où le bey le remplaçait. Ses
membres de cèdre jouaient à l'air et à la lumière après cette longue
sépulture dans le sable. C'était la grande préoccupation de Mariette.
Il avait essayé de le mettre sous verre, puis expérimenté les cimens
les plus délicats : jamais père, menant son fils malade aux méde-
cins, n'a été plus anxieux, plus navré. Il fallait voir le bey disant
à M"' Mariette, en lui montrant le vieil Égyptien : « Tiens, je l'aime
mieux que toi ! je l'aime mieux que toi! » Puis il les plaisantait
tendrement, ses mngots; il disait de celui-ci : « Comme il est laid,
le monstre 1 » De celui-là : « Comme il est maladroitement fait! »
Et si on le prenait au mot, de se mettre en fureur, avec sa bonne
moue de bourru bienfaisant. On appelait volontiers ainsi « le père
AUGUSTE MARIETTE. 773
Mariette, » et nul n'a mieux réalisé le type du genre que cet
homme excellent et chagrin. Nos expositions parisiennes amenaient
de violens combats dans son cœur; il craignait tant pour ses trésors
les dangers du voyage, les aventures en lointain pays ! D'ailleurs,
à quoi bon produire les vrais dieux chez les infidèles, les profanes?
Il n'en venait que trop à Boulaq. Aimant bi 'U, il était jaloux, atro-
cement jaloux. Par boutades, il eût voulu tout enfouir à nouveau,
pour lui seul. Il fît ainsi pour les tombeaux de Saqqarah, après
qu'on y eut constaté quelques dégâts commis par des touristes
slupides. Lors de mon premier voyage d'Egypte, en 1872, nous
arrivâmes à Saqqarah avec quelques amis, sans Mariette; à notre
demande de voir les tombeaux, son intendant nous dit qu'ils étaient
comblés; comme nous nous récriions, l'Arabe reprit d'un air satis-
f lit : (i Ce n'est rien, Mariette sait où ils sont. » Le bey avait soi-
gneusement nivelé le sable et possédait seul, en effet, les repères
de ses trésors. Cela lui suffisait; il se frottait les mains de la décon-
venue des voyageurs. L'instant d'après, par une naturelle contra-
diction entre sa manie d'amant et son intelligence, il se désolait de
ce qu'il ne venait pas assez de monde à son musée, de ce qu'on
pouvait chercher en Lgypte autre chose que ses sphinx et ses dieux,
attendant les hommes de bonne volonté pour leur révéler les secrets
de vérité.
En plus de son histoire passée, chacune de ces pierres, chacun
de ces morts avait son histoire actuelle, l'histoire de sa découverte.
C'était la plus vivante, la plus saisissante à entendre raconter par
Mariette, il s'interrompait fréquemment dans son commentaire sur
une momie pour s'écrier : « Et quand je pense comment je l'ai
trouvée, cette coquine-là! » La leçon faisait place au récit pas-
sionnant de cette chasse à l'antique. Tantôt c'était un hasard pro-
videntiel, tantôt le résultat d'une longue poursuite raisonnée. La
capture de tel sarcophage avait coûté des efforts de sagacité, d'in-
duction et de calcul qui nous faisaient penser au Scarabée d'or
d'Edgar Poë. A côté, une relique grandiose du vi^il art, une stèle
qui révélait un siècle, étaient sorties de terre sous le bâton distrait
d'un fellah. Il fallait voir le bey sonder sur toutes les faces une
pyramide pour trouver le couloir de la chambre funéraire, comme
un voleur de nuit qui essaie sa pince sur un coffre-fort. Il décou-
vrait ainsi, après de longs tâtonnemens, l'entrée habilement mas-
quée. Il revenait sans cesse à celle de Saqqarah : il l'a tourmentée
trente ans, mais cette fois la pyramide a repoussé l'ennemi et gardé
sa tombe vierge. On sait que les anciens Égyptiens mettaient leur
point d'honneur funèbre à bien cacher leur dépouille, au fond de
labyrinthes compliqués, dont Torifice variait de place et se dissi-
774 REVUE DES DEUX MONDES.
mulait adroitement. Il semblait que ces ruses d'outre-tombe eus-
sent été iiuaginées pour aiguiser la passion de Mariette et le piquer
au jeu dans ses contre-sapes, dans sa lutte avec le mort qu'il pour-
suivait. Le plus petit bibelot, à Boulaq, rappelait à son inventeur
un incident, un voyage, un ami associé à l'entreprise, un souvenir
de jeunesse, une ironie de la destiué^', comme tel pharaon res-
tauré dans une fouille sous les yeux de tel prince aujourd'hui
dépossédé. C'était tout le roman de la vie du savant qui tenait entre
ces murs; ses joies, ses amours, ses triomphes,, ses méoom.ptes,
toute cette tnoisson d'une vie. que les autres hommes égrènent .aux
quatre vems et que cet esprit concentTé sur sa tâche avait en-
grangée dans cette galerie. On comprenait qu'il adoi-ât son petit
univers, qu'il se reprît souvent à en raconter l'histoire : c'était la
sienne.
II.
Je n'ai pas à la refaire ici, cette histoire. U» diCnos collabara-
teurs l'a retracée, et on ne l'a pas oubliée. Ceux qui voudront la
naieux connaître encore la liront dans le récit même du héros.
Gomftie s'il avait le pressentiment de sa fin, Mariette avait rédigé
dans ces dernières années, en dehors des préoccupations de science
pure, l'histoiique de ses premières découvertes, de ses grandes
campagnes de Saqqnrah. Il les a: écrites comme il les contait, avec
un feu de j* unesse et une émotion de souvenir qui gagneiit le lec-
teur mieux qu'aucun roman d'aventures. Qu'il me sufiise de rappe-
ler les dates cultoinantes de cette vie. Mariette était né à Boulogne
en 1821. (Ainsi, il est tombé avant soixantt^ ans le bon soldat de
la scienc!', usé par les fatigues, les veilles, le soleil du désert, la
maladie de foie qui assom.brissait son humeur.) A. vingt cinq ans,
professeur au collège de sa ville natale, il fait dans le musée de
Boulogne sa première fouille et trouve une momie qui croyait sans
doute dormir tranquille en. province jusqu'à la fin des temps; il
feuillette un mémoire de ChampoUion et entend le dieu d'Egypte
qui l'appelle. En 18i8, attaché au Louvre, Mariette rêve sur un
passage de Strabon ; dans ce rêve apparaissent, aux portes de Mem-
phis, les sépultures monumentales des Apis, célèbres dans toute
l'antiquité. Pourquoi ne le retrouverait-on pas, en cherchant, ce
panthéon du vieuK monde? Ou avouera qu'il fallait bien être égyp-
tologue pour soi3ger en 18âS à restaurer des dieux et des rois. Le
petit employé du Louvre s'agite, inti'igue, obtient de M. de Fal-
loux, l'année suivante, ujae mission pour les couvens coptes, oii il
ne devait jamais aller, et un crédit de 8,000 francs, si mes sou-
AUGUSTE MARIETTE. 775
venirs soat exacts. Le voilà parti pour sa grande aventure et tou-
chant la terre, piomise. Ce bois de palmiers qu'habite seul, couché
dans une mare du jNil, le colosse de llhauisès, c'est l'enceinte de
Memphis; ce [)Iateau de Saqqarah, là- haut sur la colline, c'est la
nécropole de l'ancienne capitale. Là se cache te trésor, là Marittte
s'établit, en plein dé>(rt, dans la vénérable cabane où il ne reve-
nait jamais sans émotion. Il y passa trois années, les années mai-
tresses de sa vie, dures, horribles, et qui plus tard remontaient
bénies et lumineuses dans son souvenir. Ce fut k crise de lutte
que traverse tout homme marqué pour une œuvre, l'heure où il
dépense sa pa t des forces éternelles. Les trois mois d'angoisse de
Christophe Colomb entre Palos et San Salvador, Mariette les con-
nut pendant deux ans, tandis qu'il cherchait son monde dans le
sable, cet autre océan dont les vagues, roulées par le khamsin,
recouvraient sans trêve la piste entrevue. Tout conspirait contre
lui, les éléinens, le désert, les hommes, la maladie, l'ophialcnie,
cette plaie d'Égyjîte, qui menaça à plusieurs reprises de clore les
yeux du chercheur, u.^és sur les hiéroglyphes. La misèie le para-
lysait : les 8,000 francs avaient vite fondu, les ouvriers fuyaient;
il vivait d'emprunts faits aux juifs d'Alexandrie avec le secours de
notre digne consu', M. Delaporte, delà vente de quelques bijoux
d'or, glanés dans les premières sépultures découvert^'s. D'odieuses
intrigues se tramaient au séraï du Caire : on tenta de faire assas-
siner rinofTeiisif savant, le croyant riche de ses rapines souter-
raines. Et tout cela n'était rien, mais l'agonie de l'esprit, la perte
incessante du fil conducteur, la voie égarée dans les allées de
sphinx, le but entrevu et fuyant, le doute affreux sur son calcul,
hur son idée, le cauchemar de mourir avant de toucher le port,
que dirt*. de ces tortures? Kien, suion qu'il serait difficile d'exagé-
rer la force morale de l'homme qui en est sorti vainqueur. C'était
de sa bouche qu'il fallait entendre le récit de l'épreuve et mieux
encore celui du triomphe; quand, dans la nuit du 12 novembre
1851, une porte ayaiit été dégagée du sable, les torches des Arabes
illuminèrent soudain la profondeur des galeries et les sarcophages
géans des chapelles, couvertes de pages d'histoire; quand le soli-
taire de Saq^jaiah, tremblant, croyant à un rè^e, à tâtons dans les
froides ténèbres qui éteignaient les torches, marqua le premier un
pas humain à côté de l'empreinte laissée sur le sable, il y a deux
mille ans, par le dernier pèlerin sorti du Sérapéum. Il est vrai de
dire que ce i écit, Mariette l'achevait rarement sans peine : avant
qu'il pût finir, sa voix devenait sourde, humide, quelque chose
l'étranglait.
Après cette grande victoire, le désert s'avoua conquis et rendit
776 REVUE DES DEUX MONDES.
de lui-même ses tombeaux. Le nécromant passait sur le plateau de
Saqqarah, et comme dans la vision d'Ézéchiel, un peuple mort se
levait à son ordre, sortait des hypogées, proclamait son roi. Le
prophète de la science eût pu dire, lui aussi : « J'ai prophétisé
sur ces ossemens arides ; ils se sont dressés sur leurs pieds, armée
innombrable. » — Les grandes luttes étaient finies, mais non les
ennuis.
Il fallait aviser maintenant à transporter en France, au Louvre,
les plus précieuses reliques de l'ancien empire, et surtout cette
bibliothèque sans prix du Sérapéum, lourdes pages de pierre où
on allait lire l'histoire des dieux. La pensée de créer un musée en
Egypte ne serait venue alors à personne. En matière de fouilles,
Abbas-Pacha s'en tenait à la conception des Orientaux, dans toute
sa simplicité logique : un habile homme qui se donne tant de mal
pour creuser la terre y cherche évidemment un trésor : quel que
soit le trésor, il vaut de l'argent, et l'argent a toujours bonne odeur,
même s'il vient des morts. Le pacha interdit l'exportation des anti-
quités -, il ne réussit pas à effrayer l'insoumis qui bravait les volon-
tés suprêmes de trente dynasties de pharaons. La lutte achevée
contre ceux-ci reprit sous une autre forme contre le pharaon mo-
derne; Mariette se fit contrebandier, et son génie brilla dans cet
art comme dans tous ceux qu'il entreprenait pour les besoins de sa
cause. A ce moment, notre savant passait ses journées à fabriquer
des faux hiéroglyphiques ; il sculptait des dieux, il barbouillait de
rébus quelconques toutes les pierres blanches qui lui tombaient sous
la main; on les chargeait ostensiblement sur les barques du Nil;
les gens du pacha faisaient main basse sur la cargaison et séques-
traient solennellement au Caire des documens dont quelques-uns
portaient, en langage mystérieux, des légendes fort malhonnêtes
pour Abbas. Pendant ce temps, les vraies stèles des Apis s'empi-
laient dans des sacs de sorgho, et les bons petits ânes d'Egypte,
trottant toute la nuit dans les sentiers détournés du delta, les met-
taient en sûreté au consulat de France à Alexandrie. Ce fut une
armée de péripéties comiques et tragiques tour à tour. Un jour que
Mariette parlait lui-même pour Marseille avec le plus gros de son
butin, les gendarmes du port envahirent le paquebot sous vapeur:
le doux savant fit tête comme un lion, requit l'agent de France à
bord, ordonna de lever l'ancre, rejeta dans un canot en haute mer
les sbires fort déconfits, et apporta triomphalement sa bonne prise
à notre musée national.
Quelques années plus tard, quand Mariette eut officiellement
installé les antiquf^s à Boulaq, on eût été très mal venu à lui rap-
peler ses tours de contrebandier. Par un retour ordinaire des sen-
AUGUSTE MARIETTE. 777
limens humains, les droits de propriété de l'Egypte étaient devenus
sacrés pour le nouveau conservateur. Il réclama de Saïd-Pacha des
lois encore plus draconiennes que celles d'Abbas contre les fouilles
et l'exportation. Le sous -sol de la vallée rlu Nil lui appartenait;
l'idée qu'on pouvait voler une de ses pierres l'exaspérait. 11 eût
fait volontiers touiller à la douane d'Alexandrie tous les voyageurs
suspects de dissimuler un scarabée. Retournant les procédés d'au-
trefois, il voyait de fort bon œil cette industrie des faux anti-
ques qui fleurit dans tous les villages du haut Nil et atteint une
telle perfection d'imitation; c'était là un dérivatif a la manie de
collection des touristes; quand ceux-ci revenaient montrer au bey
des Osiris fraîchement cuits aux fourneaux arabas de Louqsor,
Mariette admirait beaucoup, de son bon air narquois, enviait la
trouvaille, ou faisait mine de se fâcher et disait : « Passe encore
pour celui-là, mais pas d'autres, ou je vous dénonce. » Pourrait-on
jurer que lui-même n'en ait jamais donné de semblables aux qué-
mandeurs de souvenirs? Parfois, il lui venait des pensées mélan-
coliques sur l'avenir de son musée, il avouait que ces trésors
seraient plus en sûreté dans notre Louvre, que, s'il y avait jamais
moyen d'arranger cela... et il ajoutait tout bas : après moi.
Ce fut en 1858 que xMariette, appelé par SaïJ-Pacha, s'établit
définitivement en Egypte. Il ne l'a plus quittée depuis lors. Tout en
créant et surveillant le musée de Boulaq, il exploitait son domaine,
de la mer aux cataractes de Nubie, de Suez au Fayoum. Chaque
hiver, son peut vapeur sillonnait le Nil, en quête de monumens
enfouis; sous la pioche de ses ouvriers, les grands temples secouaient
leur manteau de sable et rouvraient leurs vastes salles à l'étude,
cette autre prière. Les victoires de.Mariette se nomment, comme
celles de Bonaparte, les Pyramides, Esneh, Thèbes, Phiîœ; mais
des victoires du savant il est plus resté. L'infatigable travailleur
a catalogué, copié, déchiffré et pubhé pour le monde savant ces
kilomètres de bas-reliefs historiques et de registres hiéroglyphi-
ques. Il en a tiré le sens littéral d'abord, puis la synthèse philoso-
phique, dans ses admirables Mémoires; en dernier lieti, il décou-
vrait à Tanis le cycle des Hycsos, le premier chapitre de l'histoire
des migrations mongoliques. Mais vais-je mesurer en quelques
lignes cette œuvre colossale? Non, tenons-nous-en à l'homme
aujourd'hui.
Il semblerait que cei homme dût enfin être parfaitement heureux.
Si le bonheur est dans la poursuite et la réussite d'une seule idée,
dans la faculté de vivre à la place qu'on s'est choisie avec tous ses
amours rassemblés contre son cœur, Mariette avait toutes les con-
ditions du bonheur dans son cher univers de Boulaq. Pourtant
773 REVDE DES DEUX MONDES.
nous l'avons tous connu morose, mécontent de lui-même et des
autres, cachant mal à l'œil d'un ami de secrètes blessures. Sans
doute il fallait attribuer la plus haute part de cette tristesse à l'in-
quiétude éternelle du savant, à la peine de tout grand esprit qui
entend chanter là-bas la vérité lointaine et ne sait jamais a^sez d'où
vient le chant divin. Mais l'inégalité d'humeur de M iriette avait
aussi des causes plus terrestres. Une légende un peu complaisante
s'est créée sur sa situatiim en Egypte ; ou a dit et imprimé que des
princes njagniliqu^s avaient comblé tous ses vœux et fait la
science millionnaire, ce qui n'est pas fréquent. De bonnes gens
ont estimé qup. l'archéologie, rentéj et protégée par les Médicis du
Caire, avait fait preuve d'impuissance en ne changant pas la face
du monde : pour un peu, on eût voté au pharaon l'épithète glo-
rieuse de son prédécesseur, Rhamsès le Grasid, « le gardien de la
vériié. » Nous autres vieux Levantins, nous sommes plus scepti-
ques, et nous avons nos versions à nous.
III.
Le matin, quand Mariette n'était pas dans son cabinet de travail à
Bott^aq, on savait où il fallait le chercher. C'était, eu hiver, au divan
du palais d'Abdm; en été, sous un grand sycomore qui servait de
salon d'attente à la porte du pavillon deOézireh, « sous l'arbre, »
comme on disait en Egypte. Là se réunissaient les counisans, les
fonctionnaires, les pachas, les curieux, les gens d'affaires, de mal-
tôte et de politique, ceux qui venaient aux nouvelles et prenaient
le vent, ceux qui éprouvaient le besoin de voir le maître ou d'être
vus de lui, ceux qui espéraieût un«? faveur, une concession, une
fortune; et tout le monde a espéré une fortune dans cette bien-
heureuse Egypte du derjner quart de siècle. Quelle page d'histoire
contemporaine on referait avec la galerie des figures qui ont défdé
« sous l'arbre » de Gézireh! Toute l'Egypte y a passé et un bon
quart de l'Europe, — non le moins bon, à parler fran'',, — les
avides, les naufragés, les gens de toutes les Judées, qui faisaient
dire à quelqu'un : « Heureux ly pharaon de la Bible! il n'avait
qu'un Joseph. » Entre les cigarettes et les tasses de café qu'appor-
taient les Abyssins, on devisait, on nommait aux emi)lois, on s'ar-
radhait les cotes de bon so, on bâtissait des châteaux sur le Nil, on
attendait : quoi donc? Oh! mon Dieu, une chose toute simple en ce
temps et ce pays-là, on attendait qu'^ le dispensateur de tout bien
vous appelât pour vous offrir un million en échange d'un petit ser-
vice; mieux encore, on lui en apportait, des millions; chaque arri-
vant avait dans une poche un petit papier qui les promettait par
AUGUSTE MARIETTE. 779
centaines ; dans l'autre poche, il avait sa note d'hôtel à régler céans.
Beauroup attendaient longtemps, il est vrai, et atteiideut j)eut-être
encore; mais parfois un élu sortait avec son aubaine, le gagnant du
quine à la loterie des Mille et une Nuits, et c'était assez pour
réchauffer les espérances de tous les aittres. Des obstinés revenaient
là chaque jour, darant des semaines et des mois, sans parvenir à
forcer la porte du sanctuaire; en Orient, le proverbe ang'ais n'a
[•as de s^n^, le temps n'a aucun prix, sauf le quart d'heure où l'on
voit le maître. Le financier marron savait qu'un jour ou l'autre, il
arracherait à la kssitnrle ou au besoin le prix de ses pas perdus, à
50 pour 100 d'intérêt. Les as'pirans concessionnaires se répétaient
le dicton populaire d'Egypte : « Obtenez la concession d'un cure-
dent, et votre fortune est ^aite. » Rien n'étonnait plus, « sous
l'arbre, » excepté d'y ren' outrer Mariette.
Il y venait pourtant, et des plus assidus. Accr<ULpi sur ses jambes
croisées, à la mode du lieu, l'oreille ai-x propos d'alentour, l'œil
sur son désert, il béait à son ami le soleil d'Egypte d'un air indo-
lent, pa4,ient et détaché à rendre jaloux les Ji>usulmans de vieille
roche et les courtisans de métitT. Que faisait là ce penseur? dira-
t-on. D'aboi d, il s'ajiiusait. Le penseur n'avait pas tué tout à fait
le pay-^an normand, bonhomme à la manière de Rabelais et de La
Fontaine, esprit sarcasiique et malicieux à ses heures. Étant de
ceux qui s'intéressent à tout, il trouvait plaisant de suivre le cours
du monde et la comédie humaine. Ce va-et-vient d'ambitions, d'ap-
pétits, de déconvenues et de hassesses rencontrait en lui un mora-
liste attentif. 11 connais^iait les fils de tous les pantins, il se pas-
sionnait pour la pièce r^u'on jouait devant lui depuis quinze ans,
il en prenait le spectacle, ayant reçu du ciel un billet de faveur,
comme un savant qui va finir sa journée au Palais-Rayal. Avec
quelle verve mordante il racontait en rentrant le commérage, la
duperie ou la curée du matin ! Le sens critique de l'historien trou-
vait aussi son compte aux contrastes originaux qu'amenait « sous
l'arbre » la fusion de deux mondes. Il aimait à nous faire remar-
quer la persistance des vieilles mœurs orientales en regard des raf-
fmeoaeas de notre civilL5ation, l'instinct nomade et patriarcal de ces
Arabes, de ces Turcs qui descendaient de leur âne, sous le syco-
more, comme les vieillards de la Bible aux portes de Jérusalem,
comme les compagnons du Prophète sous le palmier de Médine, et
cela en face des jardins anglais coupés de girandoles de gaz, à la
porte de ce palais meublé et décoré par les premiers faiseurs de
Paris, et où des faiseurs d'autre sorte discutaient le taux d'un
report, la prime d'un emprunt.
Quand le moraliste était las et le philosopha indigné, le poète
780 BEVUE DES DEUX MONDES.
venait à leur secours. Il fermait les yeux, et sa puissante imagina-
tion le ramenait à Thèbes, aux portes du palais de Touihmès, le
plus grand roi de tous les temps, suivant lui. Peut-être voyait-il
de bonne foi, dans cette foule qui se pressait sous les grands
pylônes, entre les obélisques, la cour du fils d'Ammon, du pre-
mier roi-soleil; les prêtres d'Oiiris, coiffés du pscheiit, les guerriers
vêtus de la schcnti, partant sur leurs chars pour la conquête de
l'Asie, les scribes déployant les registres de papyrus; les devins
commentant les livres de la sagesse, les bayadères couronnées de
lotus, les musiciennes des tombeaux des rois ; peut-être transfigu-
rait-il dans le mirage étincelant du passé tous ces acteurs de la
coulisse égyptienne où nous voyions, nous profanes, des percep-
teurs de dîiDes, des représentans de syndicats, des fournisseurs
de chaussures militaires et des ballerines de Milan.
Le plaisir des observations et des rêves n'eût pas justifié tant
d'heures perdues pour le savant : la vérité, c'est qu'il fallait qu'il
fût là. Nul ne se dérobe aux conditions du milieu dans lequel il vit.
Bon gré mal gré, Mariette-Bey faisait partie de la maison vice-
royale, au même titre que le chef des écuries et le chef des eunu-
ques noirs. On avait un égyptologue, comme les ancêtres avaient
eu un astrologue, fonctionnaire de parade, mal classé entre le bouf-
fon et le médecin. La mode avait changé et non l'esprit. Le bey
devait épouser les habitudes de la maison, eu accepter les charges
commes les bénéfices. Il fallait qu'il fût là pour apprendre et déjouer
les intrigues ourdies contre lui par les confrères, les ennemis. Il
fallait qu'il fût là, attendant des semaines l'ordre d'entrer, pour
guetter un bon caprice, la minute de générosité qui lui permettrait
de déblayer Abydos ou de fouiller Tanis. 11 fallait qu'il fût là, enfin,
parce qu'on pouvait le demander et s'étonner de ne pas le trouver
en bas ; qu'il y fût pour se faire voir, pour rappeler sa figure, ce
qui a été de tout temps la grande affaire et la première nécessité
dans une cour. Le crédit était à ce prix, et le crédit de Mariette,
c'était celui de la science; si le bey laissait ébranler sa situation,
avec elle s'écroulaient les beaux projets de fouilles, l'espoir des
grandes découvertes, le temple bâti à la vérité. Sur le sol de sable
de l'Egypte rien n'était fixe, tout était dû aux bonnes chances de
l'humeur et du moment. Mariette avait un traitement modique et
sa pethe maison de Boulaq ; des conditions qui eussent paru fort
sortables à Paris seuiblaient misérables en Egypte, pendant la sara-
bande de milliards qui a ébloui le monde ; on ne changera pas l'op-
tique des rapports. En dehors de ce traitement, aucune allocation
fixe pour le musée; quand un « visiteur de distinction » brisait par
mégarde une vitrine, le conservateur la faisait replacer à tes frais.
AUGUSTE MARIETTE. 781
Les libéralités extraordinaires qui permirent ses grandes entreprises
durent être arrachées ainsi par importunité, par adresse. Durant
les premières années, tout avait été facile, Saïd- Pacha donnait carte
blanche au savant. Plus tard, on s'avisa de diriger ses recherches,
ce qui l'exaspérait. Des suggestions ignorantes ou perfides lui fai-
saient assigner tel champ de fouilles qu'il n'eût jamais choisi. Ses
instrumens de travail étaient les corvées de fellahs; on ne lui mar-
chandait guère ce qui ne coûtait que des coups de bâton, mais on le
limitait aux districts oùilsetrouvaitdes corvéables disponibles, alors
même que ces districts n'avaient jamais eu l'ombre d'un temple ou
d'un hypogée ; en vain montrait-il sa carte de l'Egypte souterraine ;
il n'y avait pas de fellahs libres sur le point qu'il convoitait. D'au-
tres fantaisies mettaient souvent sa patience à l'épreuve. Un prince
étranger, un grand personnage arrivait; on faisait comparaîue
l'égyptologue, ses ordres au cou ; il était une réclame vivante devant
l'Europe, le cicérone attitré de l'Egypte; c'était là, dans la pensée
du maître, la vraie raison d'être de son savant. Une fois de plus,
Mariette devait remonter le Nil pour accompagner l'illustre visi-
teur. Au retour, le grand personnage parlait à Abdin d'un temple
qui lui avait plu par sa silhouette pittoresque et s'attristait de le
voir menacer ruine ; piqué d'amour-propre, le souverain ordonnait
au bey de concentrer ses travaux sur un monument indifférent à la
science. Quand on monta sur la scène du Caire VAida de Verdi,
Mariette dut brosser les décors, dessiner les costumes et les acces-
soires : n'était-il pas en Ejypte le savant à tout faire? Aux mau-
vais jours, quand vint la grande gêne, les libéralités tarirent : il y
avait des créanciers autrement pressans que l'archéologie. Mariette
dut alors se faire petit, solliciter par l'intermédiaire des favoris;
par ce canal, les requêtes n'arrivaient guère; quand elles arri-
vaient, on les exauçait peut-être; mais la circulation monétaire
obéit à de si étranges lois en Orient que le bey n'avait jamais de
motifs palpables de croire au succès. Il était trop juste pour mécon-
naître les générosités réelles dont il avait bénéficié; il avait même
un vrai fonds d'affection et de gratitude pour ceux qui lui avaient
ouvert l'Egypte ; seulement les procédés le blessaient, et quand il
pensait à ce qu'on aurait pu faire pour la science avec les miettes
du gaspillage de millions auquel il assistait, il était amer.
A ce triste métier de solliciteur qui eût diminué tout autre, le
vieux savant grandissait. Chacun savait si bien que ce n'était pas
pour lui! Et p.iis il y mettait tant d'esprit et de malice! 11 aurait
pu apprendre cet art, comme les autres, dans ses papyrus : il n'a-
vait pas déchiffré pour rien les « instructions de Ptah-Hotep, » ce
manuel du parfait courtisan il y a quatre mille ans, où il est dit
782 REVUE DES DEUX MONDES.
comme l'on doit « s'asseoir à la cour, téder la pUce à son .supé-
rieur, le sa'uer prosterué jusque sur le front. » En réalité, il avait
appris la diplotiiatie dans cette longue suite de luttes qui rend la
figure de Mariette si attachante; ce n'était pas un savant de cabi-
net, celui-là, il avait durement pratiqué les hommes; l'expérience
de la vie, greffée sur celle de l'histoire, lui permettait de rendre
des points aux [)lus fieffés intrigans, et son intrigue, à lui, c'était
une vertu. Qu'il était touchant de le voir, au milieu de ces gens
possédés d'une pensée de lucre ou d'ambition, suivre seul une idée
désintéressée, combattre pour sa religion avec les armes des gen-
tils, s'abaisser pour que la science s'élevât! Il sentait bien le prix
de son sacrifice, ses journées de travail perdues, sa dignité frois-
sée; conscient de sa haute mission, de sa supériorité moiale sur
tout ce qui l'entourait, il revenait du divan atteint dans son légi-
time orgueil, iudigné d'avoir àû. flatter un traitant ou céder la place
à un eunuque, lui, le serviteur de l'éternel. Vers la lin, ces accès
de sourde tristesse étaient fréquens; ils laissaient Mariette maus-
sade tout le jour, et ces jours-là le mal du foie empirait; il faiit
croire qu'il y eut beaucoup de ces jours-là, puisque le mal l'a em-
porté si tôt. Voilà comment la chaîne d'or fut pesante; il était équi-
table de rectifier la légende.
Peut-être ne me l'eussiez-vous pas jiermis, cher et excellent
ami. Dans le repos où vous êtes à cette heure, les bons souvenirs
doivent seuls remonter. Si vous aviez la parole, vous me diriez que
ces maîtres exigeans étaient meilleurs qu'on ne les croit, victimes
eux-^mêines des circonstances, des fatalités de race et d'éducation;
vous me diriez que l'histoire, notre commune passion, ne nous a
rien appris si elle ne nous a enseigné à juger les hommes de leur
point de vue, non du nôtre; on peut vivre dans le même temps et
être séparés par des siècles, on peut vouloir le bien et ne pas le
comprendre comme son voisin ; il est injuste de mesurer les esprits
à la même règle, alors qu'ils ont été jetés dans des moules diffé-
rons; une seule chose est de droit commun, l'indulgence, la tolé-
rance mutuelle. Oublions donc les mauvais momens, comme nous
vous les faisions oublier jadis, en vous menant retrouver les dieux
du musée. C'était vite fait. L'âme de Mariette portait en elle-même
d'ineffables consolations ; un instant meurtrie aux épines de la terre,
elle retrouvait aussitôt ses ailes pour remonter dans l'idéal. C'était
une âme d'enfant, gardée toute jeune et toute tendre par l'austérité
du travaiil; une âme d'artiste et de poète, ouverte à toutes les
extases, vibrant devant les spectacles de la iiature comme devant
ceux de l'hlirtoire. Je ne sais si je rends bien les contradictions de
cette âme : ie caractère trempé résistait à tout, un rien froissait
AUGUSTE MARIETTE. 783
OU charmait le cœur. Que de fois, après la leçon du musée, assis
sur la berge du ^ii, il nous a parlé avec passion de celte admirable
Egypte, de son fleuve, de ses cieux nocturnes, de ce long printemps
qui refait sans cesse la terre par Tamour! Sa parole s'exahait, sa
poitrine se gonflait, et l'on ne s'étonnait pas d'apercevoir une larme
dans ces yeux rougis par les veilles et le travail. Tviut l'appelait,
cette larme d'eufant, une symphonie de Beethoven, un départ
d'ami, un mot de la pieuse fitle qui gardait la vieillesse du sa\ant.
Que ces y^ux à jamais fermés me pardonnent d'avoir trahi leur
secret! je voulais parler du puissant esprit, et je me laisse entraî-
ner par la douceur du souvenir, qui me rappelle avant toui com-
bien ce puissant était bon. Si l'on mesurait Iî^s hommes au cœur,
ce qu'il y aurait de plus grand chez Mariette, ce ne serait pas le
génie; ou plutôt, les mots nous égarent : où le génie puise-t-il sa
force, si ce n'est dans le cœur?
IV.
Je ne suis pas sûr de n'étonner personne en parlant aussi déli-
bérément du génie d'un archéologue. Sous l'empire de notre édu-
cation classique, nous avons institué une hiérarchie où les ouvriers
de la pensée occupent des degrés fort inégaux; au sommet se pla-
cent le philosophe, l'historien : nobles titres, proposés à notre
admiration par notre premier professeur; gens d'agréable compa-
gnie et chez lesquels le génie est un cas fréquent. Le géomètre,
l'astronome, ont également leurs lettres de noblesse : leur partie
est un peu sévère, nous demandons à ne pas l'approfondir, moyen-
nant quoi nous leur accordons volontiers du génie. Au bas de
l'échelle attendent les derniers-nés de la science, ceux dont les
professions ne font pas encore fortune, l'archéologue, l'orientaliste,
par exemple. Il ne fut pas question d'eux au collège : ni Aristote,
ni Quiiitilien, ni RoUin n'en ont parlé, et pour cause; c'est bien tôt
pour ces parvenus d'avoir du génie : il est entendu d'ailleurs que
leurs travaux sont du genre franchement ennuyeux. Pour quelques
personues, archéologue est synonyme d'antiquaire, et Walter Scott
a fixé le type : un vieux monsieur dont la manie inofTensive ras-
semble dt-s tessons et des monnaies fausses. D'autres, mieux
instruiie.^, soupçonnent que l'archéologue est à l'historien ce que le
maçon est à l'architecte, mais elles le condamnent à rester tou-
jours maçon ; elles se demandent d'ailleurs en quoi les fouilles
d'un curieux peuvent réagir sur le sort de l'humanité, sur notre
conscience et notre vie intime. Je voudrais persuader que des ma-
çons comme Mariette passent vite architectes et qu'ils bâtissent la
78Zi REVDE DES DEDX MONDES.
maison où habiteront nos fils; — c'est une des conséquences de la
transformation qui s'accomplit dans l'esprit humain depuis le siècle
dernier.
Jusqu'alors, la métaphysique avait été la reine du monde ; l'an-
tiquité, le moyen âge, les siècles modernes lui avaient remis doci-
lement la direction des esprits ; elle gouvernait la pensée, l'in-
quiétait ou l'apaisait en maîtresse absolue. Ce gouvernement est
aujourd'hui menacé par l'indifférence générale; les métaphysiciens
qui luttent pour lui avec courage et talent m'accorderont qu'ils
n'ont plus la créance du monde. En France au moins, un Descartes
ou un Hegel pourrait apparaître avec un système de la raison pure,
bien peu de gens tourneraient la tête : on n'a plus souci de ces
spéculations, tout en plaçant très haut, par habitude, ceux qui
s'y consacrent. En revanche, voici un naturaliste, un chimiste, un
médecin, qui apportent un fait positif, d'où l'on peut conclure une
loi générale : tout ce qui pense s'émeut; on sent bien que ceux-ci
tiennent la bonne route, eux et non d'autres; ce sont les maîtres
nouveaux de qui nous attendons notre avancement intellectuel. En
faveur des sciences physiques et naturelles, le courant est déjà
irrésistible ; il a bien fallu remettre à ces sciences le gouvernement
d'un monde dont elles ont changé la face, les conditions mêmes
d'habitabilité. En ce qui touche les sciences morales, le mouve-
ment est moins prononcé; cependant la plupart d'entre nous atten-
dent désormais de l'histoire, et uniquement de l'histoire, ce que
nos pères demandaient à la philosophie : une formule de l'homme
et de ses destinées, une raison de croire et d'espérer. Pour satis-
faire à nos exigences, l'histoire a dû changer ses méibodes : au
lieu d'un thème à variations éloquentes, elle est devenue une
science exacte, cherchant, elle aussi, des faits nouveaux, positifs,
pour en conclure des lois générales. Plus nous iron<^, plus on trou-
vera de similitude entre les procédés, les efforts et les i ésultats de
ces sciences sœurs : celles de la nature, appuyées sur l'analyse
des phénomènes, tendent à établir l'unité de substance et de force;
trompés par la diversité des effets, nous avions multiplié les noms
de la force; nous pressentons déjà et nos héritiers verront claire-
ment qu'elle est une, qu'elle est la loi, présidant majestueusement
à la vie universelle. Ce jour-là il se fera un grand calme chez les
hommes; ils se comprendront tous en disant : « Au commencement
était le Verbe, et le Verbe était Dieu. »
L'histoire marche vers le même but. Elle a une connaissance
suffisante des temps qui ont immédiatement précédé le nôtre, son
grand travail est désormais de reculer la recherche des origines ;
elle ressuscite les témoins lointains et soumet leurs dépositions à
AUGUSTE MARIETTE. 785
une enquête rigoureuse; cette enquête l'amène à soupçonner, sous
la variété des familles et des opinions humaines, un tronc unique,
primordial, (jui contenait en germe les idées, les traditions, les
mythes dilTérenciés plus tard à rinfmi. Nos pauvres langues sont
peut-être les seules coupables du chaos ; le beau symbole de Babel
explique bien nos malentendus; chaque mot nouveau, dévié par
l'usage, a été le pèru d'une erreur. Si un philologue de génie recon-
stitue jamais le premier idiome, il retrouvera sans doute chez les
premiers hommes le fonds commun de pensées et de croyances d'où
soriireiit, compliquées et obscurcies, toutes nos croyances et nos
pensées. Elle se cache certainement dans quelque vallée de l'Asie,
cette source limpide de raison divine qui a coulé tout d'abord dans
l'homme quand il regarda la loi de vie agissant sur l'univers. Un
progrès encore, et l'histoire, donnant la main aux sciences natu-
relles, proclamera avec elles l'unité, la continuité du souffle de
vie dans les êtres, homnjes ou choses; elle aussi nous fera com-
prendre la large parole : « Au commencement était le Verbe, et le
Verbe était Dieu : la lumière vraie qui éclaire tout homme venant
en ce monde. »
Dans cette importante enquête sur les origines, l'archéologue est
le grand ouvrier de l'histoire. D'ingrates et rudes études l'ont
armé; il doit connaître tout ce qu'on a su jusqu'à lui des anciennes
civilisations, de leurs religions, de leurs langues perdues; les
idiomes modernes lui sont nécessaires pour suivre les travaux
parallèles aux siens dans les publications des savans étrangers ;
il ne peut ignorer aucune science, car le trait de lumière lui vien-
dra souvent d'une indication astronomique ou géologique, d'un
détail d'histoire naturelle ou d'eihaographie; il doit posséder deux
facultés souvent contradictoires, la divination et le sens critique.
Une partie de sa vie s'usera a la recherche matérielle du docu-
ment; pour se procurer des élémens de travail, il devra braver les
fatigues, les périls, les dé.eptions du cheriheur d'or américain.
Les documens une fois trouvés, le véritable labeur commence : il
faut leur arrancher leurs secrets à force de sagacité, en créant sou-
vent de loutes pièces la langue et l'alphabet sur lesquels on opère,
en forgeant au fur et à mesure tous les outils dont on se sert. La
plus mince erreur, le moindre indice négligé, une minute d'inat-
tention, sufliront pour stériliser de longs mois d'efforts acharnés;
ces efforts auront été souvent dépensés en pure perte sur un texte
banal; les premiers résultats seront contradictoires, désespérans;
il faudra répéter les épreuves à l'infini pour être autorisé à affir-
mer scientifiquement un système, une chronologie ; et le fruit de
TOME xuii. — 1881. 50
786 REVUE DES DEUX MONDES.
tant de veilles trouvera à grand'peine un éditeur qui le publie
pour quarante lecteurs en Europe!
Yoilà certes de quoi remplir une vie; eh bienl ce n'est qu'une
préparation, et si l'archéologue s'en tient là, il restera le manœuvre
obscir, V ontiquaire dont on raille la bizarre manie. Mass si cet
antiquaire e^t un historien, un voyant du passé, 1 heure est venue
pour lui d'élever son monument. Q <'il éclaire et féconde ses pro-
pres découvertes avec les découvertes similaires de ses émules,
l'indianiste, le sémiiisant, l'assyriologue ; qu'il rattache les fils trou-
vés par lui au réseau déjà solide de la vieille histoire a>iatique;
qu'il sache lire les pages mystérieuses des livres sacrés, de. la
Bible et des Védas; surtout qu'il explique les races mortes parle
spectacle des races vivantes sur le même sol, par l'action néces-
saire des mêmes miheux sur les hommes, qu'il dégage de la diver-
sité des symboles l'unité primitive des religions, des mythes,
des coutumes de l'ancien monde; s'il a le don qui fait vivre, ses
momies retrouveront une âme; une voix éloquente sortira de ses
pierres et nous dira les empires disparus, l'existence des premiers
hommes, leurs pensées et leurs peines, mères des noms ; le savant
créateur nous aura rendu des ancêtres, il aura repris des siècles
au néant et reculé cet horizon des temps où notre inquiétude
éiouffe; par lui nous saurons d'où nous venons, ce qui est presque
savoir où l'on va. Voilà l'œuvre de l'archéologue; je plains ceux
qui la jugeraient inutile ou ennuyeuse, et je voudrais bien qu'on
me dit qui rendra un plus fier service à l'humatiiié.
Auguste Mariette fut cet homme complet. Sa sci^.nce était pro-
digieuse et elle avait des ailes. L'intuition du chercheur était
proverbiale dans le monde savant. Quand il fouillait, il semblait
qu'une attractiou magnétique guidât chaque coup de pioche vers
les gisemens historijues de la vallée du Nil. « Ah! si je pou-
vai.i la remuer à ma guise! disait-il parfois en frappant du piel sa
terre d'Egypte : je la sens qui me cache tarit de choses ! per-
sonne ne peut savoir quelles révélations nous garde encore ce
sable. » Sa grande habitude des lectures hiérog1yi)hiques lui per-
mettait de dépouiller très vite les documens qu'il trouvait; de ces
matériaux informes il faisait aussitôt l'histoire. C'était l'esprit le
plus naturellement g '-néralisatcur qu'il m'ait été donné de rencon-
trer. Le plus menu fait n'était pour lui qu'un prétexte à s'élancer
vers les hauteurs de la synthèse. Toutes ses études convergeaient
vers un but, la solution du problème religieux chez les anciens
Égyptiens, la part d'influence qui leur revenait dans les transfor-
mations postérieures de l'idée divine. Deux de ses ouvrages, le
Mémoire sur la mère d'Apis et le Temple de Dendérah ont fait
AUGUSTE MARIETTE. 787
avancer d'un siècle l'étude comparée des religions. Encore les gens
conipétens assurent-ils qu'il faudra chercher la moelle du lion
dans la publication posthume des manuscrits du savant. On a dit
que Mariette, après avoir défendu loi gtemps la croyance au Dieu
unique cluz les Égyptiens, telle qu'elle est attestée par Jainblique,
était revenu dans ses derniers travaux à la théorie du panthéisme.
Posée en ces termes, l'assertion ne me seml)le pas exacte. J'ai sous
les yeux une lettre qu'il m'écrivait à la fin de iS7Q : je ne me crois
pas le droit de la publier, mais j'y retrouve l'affirmation énergique
des idées exposées dans le Mémoire sur la mère d'Apis et en par-
ticulier du dogme égyptien de l'incarnation. A cette époque, le
savant a mainte fois pUidé devant nous la ihèse du monothéisme
sous l'ancien empire. Ce qu'il est vrai de dire, c'est que Mariette
variait sur ces questions suivant le dernier document qu'il venait
d'étudier. Le défaut de son esprit, — la mort même n'autorise
pas un éloge sans réserves, — c'était un certain manque de déci-
sion intelle' tuelle, une tendance à flotter entre les solutions par
exagération du sens critique ; il développait parfois une argumenta-
tion vigoureuse en faveur d'une idée, puis, se faisant une objection
à lui-même, il se reprenait en disant que, dans l'état delà science,
on ne devait encore rien affirmer. Il reconnaissait d'ailleurs de très
bonne foi son impuissance à établir une doctrine et regrettait alors,
avec une candeur touchante, la perte de M. de Rougé, dont l'es-
prit si net et si sûr était plus habile à conclure. Mariette ne parlait
jamais qu'avec un profond respect de cet homme é.iiinent; il gar-
dait le même attachement à la mémoire de l'illustre Letronne et
de ses autres maîtres; il est vrai qu'ils étaient hiorts, et je ne
jurerais que des confrères vivans eussent rencontré la même amé-
nité de jugement; mais il ne faut pas demander l'impossible aux
savans, race plus irritable encore que les poètes.
Le nom de M. de Rougé me rappelle le violent combat qui s'é-
leva dans l'âme de Mariette en apprenant la mort du regretté pro-
fesseur. Tous les bâtons de maréchaux de l'égyplologie se trou-
vaient libres, la chaire au Collège de France, la direction de la
section du Louvre, le siège à l'Institut : nul ne pouvait les disputer
au conservateur de Boulaq. Précisément, le bey venait de traverser
une période de mécoiuptes et de froissemens; je le trouvai se pro-
menant à grands pas dans son jardin et répétant d'un ton joyeux :
« Enfin, je vais partir, je vais les quitter : voilà ma place marquée
en France; c'est une affaire finie. » Nous l'écoutions en souriant
et nous lui disions à l'envi : — Non, maître, vous ne partirez pas,
vous ne les quitterez pas, vos enfans de Boulaq, vous le savez bien ;
la France est ici pour vous, puisque vous seul pouvez la maintenir
788 REVUE DES DEUX MONDES.
à cette place enviée, qui irait bien vite à d'autres. — Mariette se
fâcha, jura que nous voulions son malheur, qu'il n'en ferait qu'à
sa tête,., et il ne partit pas. Le vieux savant montra qu'on peut
mieux aimer la patrie en la servant au loin qu'en revenant y mou-
rir.
V.
Vous tous, qui avez quitté l'Egypte le regiet au cœur, vous avez
évoqué longtemps, penchés sur l'arrière du bateau, le fantôme de
la noble terre qui s'évanouissait dans la nuit et dans la mer. La
côte basse du Delta plongeait brusquement sous l'horizon; seul, le
phare d'Alexandrie persistait dans la brume là-haut : sa clarté
accompagnait votre route, et longtemps vos meilleurs souvenirs se
rassemblaient autour de ce feu lointain, phalènes qui venaient expi-
rer sur la luiriière agonisante. Ainsi, pour ceux qui l'ont connue, la
figure du bon savant résume et domine de très haut toutes les
vives impressions rapportées de là-bas. C'est sa parole qu'on
retrouve quand on cherche à expliquer l'Egypte, le caractère
unique de ce pays, de ses lois physiques et de son histoire. J'en
appelle aux souvenirs de ce groupe ami qui s'était resserré autour
de Mariette, il y a quelques années, et qu'un dîner intime réunis-
sait chaque dimanche aux côtés du bey, dans le beau jardin de
l'Esbékieh. C'était chaque fois une fête nouvelle pour cette jeu
nesse admise au petit cénacle, voyageurs, artistes, savans ou diplo-
mates. On venait attendre le maître sous les dattiers et les mimosas,
comme devaient fane, aux beaux temps des écoles alexandrines, les
disciples d'un Philon ou d'un Origène. On se demandait à l'avance
vers quelles régions inconnues son grand coup d'aile nous empor-
terait ce soir-là. Il arrivait, d'habitude morose et taciturne, om-
brageux parfois, disant : « Vous ne me ferez pas parler. » Il n'ai-
mait guère à parler; c'était une de ces natures concentrées qui ont
la pudeur de leur pensée et la gardent rivée au fond de l'àme
comme une souffrance; il fallait la lui arracher de haute lutte, elle
s'écoulait d'abord malgré lui, il avait des gestes et des silences de
colère en cherchant à la reprendre; on sentait bien qu'il nous don-
nait sa vérité et sa poésie comme il eût perdu le sang d'une bles-
sure. Nous savions que c'était un combat à livrer, et les rôles
étaient traîtreusement distribués pour l'attaque de ce silencieux.
Les premiers coups étaient portés d'ordinaire par un esprit joyeux
et intrépide, l'enfant gâté du bey, l'explorateuf de l'Ogowé, ce
pauvre Victor de Compiègne, mort à trente ans sur cette terre d'A-
frique dont il avait diminué le mystère et profané les solitudes.
AUGUSTE MARIETTE. 789
Quelquefois un irrésistible convive était là pour brusquer la vic-
toire; c'était l'autre grand Français d'Egypte, le vieil ami de
Mariette, et quand celui-là veut quelque chose, Dieu le veut. Je
crois bien que le savant appréciait surtout, dans le coup de génie
de son ami, le mérite d'avoir ressuscité une idée des pharaons; —
je crois bien qu'il lui en a voulu plus tard d'avoir fait infidélité à
l'Egypte pour aller sabrer d'autres continens et forcer toutes les
mers à crier son nom, comme dit le psalmiste.
Après une belle défense, Mariette succombait à tant d'embûches
et prenait feu à propos de quel.jue grosse hérésie scientifique. Il
discutait et rectifiait le fait, mais ce n'était qu'un moment. Le fait
le conduisait à une théorie générale, qui se changeait bientôt elle-
même en une course impétueuse à travers toutes les idées. Quand
les objections avaient suffisamment attisé la flamme, tous faisaient
silence, le bey continuait seul, et, durant des heures, nous suivions
l'éclatante mêlée de pensées, de rêves, de souvenirs humains et
d'espérances éternelles qui hantaient ce cerveau : pensées si fortes,
qu'il nous seniblait parfois entendre comme un bruissement d'ailes
autour de son front. Ah ! ces « Propos de table » du grand docteur,
comment un de nous n'a-t-il pas songé à les noter fidèlement? Ce
serait le livre qui aurait dû rester de cet homme, pour aller droit
à la foule, rebelle aux travaux spéciaux; saisi de la sorte toui
vivant, le livre de l'apôtre lui eût conquis plus de disciples que les
mémoires d" académie; il eût, j'use le dire, traduit l'âme du pen-
seur mieux que ne l'ont fait ses piupres écrits, car sa parole était
aussi audacieuse que sa plume était timide. Ce sage nous montrait
alors toutes nos idées modernes usées déjà par les sages de la
vieille Egypte. Cette théorie de la lutte pour l'existence qui nous
séduit aujourd'hui, (ju'est-ce autre chose que l'explication du mon îe
donnée par les Égyptiens, la lutte d'Osiris et de Typhon, desprin-
ci])es du bien et du mal, des forces créatrices contre les forces des-
tructives dans la nature? Mariette nous montrait cette conception
inspirée aux hommes, dès l'origine, par le spectacle du renouveau
perpétuel dans la vallée africaine, par la victoire et la défaite quo-
tidiennes du soleil qui vivifie et des ténèbres qui tuent. 11 nous
mettait en garde contre l'injure faite à son peuple quand on l'ac-
cuse d'avoir adoré les animaux figurés dans ses temples : c'étaient
là des signes convenus, de simples appellations, qui symboHsaient
dans l'idée du vulgaire les forces multiples de la nature, les qualités
abstraites de l'être divin. Alors comme de tout temps, la foule ma-
térialisait les symboles concédés à sa faiblesse; les âmes nourries
de plus de lumière les écartaient pour remonter à la source unique
de vie et de bonté. Mariette disait fort bien que les conceptions des
790 REVUE DES DBUX MONiDBS.
hommes ne diffèrent pas d'un siècle à l'autre, mais plutôt d'un
esprii à un autre; tel paysan des Abbruzzes est aussi païen de nos
jours que l'était. un marinier de Thèbes; tel sage db Memphis s'en-
tendrait facilement avec un philosophe croyant d'aujourd'hui. îl y
a une somme d'idées communes aux esprits supérieurs qui n'a
guère v.arié; ceux-là ont été frères et coreligionnaires. Tout le long
des temps, la diversité de leurs langages, — en prenant ce mot
dans sa plus large acception, — nous fait seule illu ion, sans quoi
nous comprendrions qu'ils se sont tous rencontrés dans la même
communion de vérité. Ainsi, traduits par leur éloquent interprète,
les vieux scribes de Rhauisès priaient et adoraient comme Sacrate,
saint Augustin ou Malebranche. L'historien qui fait le tour des âges
est comme le marin qui passe la ligne et voit des astres nouveaux
remplacer ceux de son enfance ; les gens restés immobiles dans les
deux hémisphères lui crient : Nous voyons tout le firmament, il ne
saurait y en avoir d'autre. Lui peut répondre : Vous n'en voyez
chacun qu'une part, le vrai ciel est fait de tous nos cieux, il em-
br,.sse la Croix du Sud comme la Polaire, et ce n'est pas trop de
toutes les clartés pour l'empHi-.
Le bey continuait, remuant le champ de l'idéeavec toute sa pas-
sion. Nous l'écoutions dire, sans penser aux heures. La nuit d'JE-
gypte tombait, lourde de chaleur, calme et lumineuse, sur ce grand
jardin solitaire qui nous envoyait les parfums des nymphéas. .D:u
fond des quartiers arabes, la triste mélopée d'un chant oriental
arrivait jusqu'à nous : elle rappelait soudain le philosophe au souci
des kuimbles, il parlait alors de ce pauvre peuple fellah, portîoat
gaîment sa longue misère depuis six mille ans, il retrouvait dans
le rituel égyptien d'admirables leçons de charité, de miséricorde
pour les petits et les souffrans; il citait les hymnes mélan-
coliques des précurseurs de Job qui attestaient déjà la tris-
tesse du sort humain. La musique plaintive se taisait, les énergies
puissantes de la nuit d'Afrique relevaient l'âme courbée, la fête
des étoiles s'allumait dans le ciel; de nouveau, la parole du char-
m.eur fuyait la terre et remontait là-haut, son regard courait parmi
ces mondes pour leur faire confesser, à eux aussi, ce qu'ils peu-
vent nous dire des secrets de l'infiui. Instruit dans cette science par
Biot, qui lui fut un précieux collaborateur, il en parlait avec enthou-
siasme; il nous prodiguait le vaste trésor de ses connaissances, et
lui qui savait tant, il laissait d'habitude mourir l'entretien sur ce
cri de lassitude : « Ah! si nous savions ! si nous savions ! »
Vous savez maintenant, cher maître. Je pense à cette belle surate
du Koran où il est dit : « Gourez à l'envi les uns des autres vers les
bonnes actions; vous retournerez tous à Dieu; il vous éclaircira la
AUGUSTE MARIETTE. 791
matière de vos disputes. » A cette heure, elle est éclaircie pour
vous, la matière de nos di<putes à rEsbékieh. — Celui-là a dû.
faire un fier accueil à la mort, vieille compagne dans l'intimité de
laquelle il avait toujours vécii. Il l'aura saluée du beau nom que
lui donnt^ le rituel : Ui manifcslation à la hvniêre. Comment n'eût-il
pas estimé a son juste prix la vanité d'une vie humaine, lui dont le
travail remuait chaque jour des milliers de siècles? Quand ses
anciens l'auront appelé, il sera descendu simplem nt dans leur
compagnie pour y chercher le reste de la vérité, comme il descen-
dait jadis la poursuivre dans les puits funéraires de Thèbes ou de
Saqjarah. J'iinagi;ie seulement qu'en se sentant frappé, il se sera
traîné une deruière foi- dans les salles de Boulaq; il aura voulu
revoir et remercier encore tous ces témoins qui l'avainit servi,
t')Ute celte famille piur laquelle il avait vécu-, il aura assuré de
son mieux l'avenir de ses chères reliques, et to:it doucement, en
écoutant ses asnis les morts parler de la tombe, il les y aura
rejoints.
Mariette a dû .lourtant se redresser sur son lit avec un cri de
regret, s'il est vrai, comme je viens de le lire, qu'on ait dégagé
récemment deux pyramides aux environs de Saqqarah. Ace dernier
défi que lui jetaient le désert et le passé, il aura vainement imploré
quelques jours de répit pour livrer sa dernière bataille au profit de
la science. Q lelle ironie, ces pages cachées apparaissant avec leur
secret devant les yeux qui se fermaient! mais quel magnifique
hommage, ces colosses surgissant aux funérailles de leur maître!
— Le philosophe se sera consolé en pensant que nul ne part sur
une œuvre achevée, et qu'il se trouve toujours un héritier pour
terininer la tâche interrompue. C'est tout ce qui importe à l'huma-
nité : que lui fait le nom de l'ouvrier? S il a eu ce regret, Mariette
a eu d'aiitr i part une immense joie. Avant ('e mourir, il a vu débar-
qufM- eu Fgyple la mission qui venait installer au Caire l'École des
hautes études orientales. ÎS^otre pays s'est fait grand honneur en
décrétant cetîe institution, réclamée ici même il n'y a pas long-
temps. Il est bien d'étudier les chefs-d'œuvre à Athènes et à Rome :
il est mieux d'étudier le vrai aux sources de l'histoire. Cette patrio-
tique initiative sera comptée à ceux qui l'ont prise, et l'on peut
douter qu'il reste de notre temps un acte plus fécond en résultats.
Quel allégement ce dut être pour Mariette de codifier à des mains
sûres, à son meilleur lieutenant, l'œuvre qui échappait de ses mains
refroidies! Elle sera continuée et agrandie, cette œuvre adoptée
par la patrie. Ainsi, m in vénérable ami, nous n'avions plus droit de
vous dire, comme autrefois: « Yous ne pouvez pas partir! » Ou
vous a relevé de votre poste, et vous êtes parti.
792 REVCE D1:S DEUX MOiNDES.
Où chercherons-nous ce qui demeure de lui? Je ne sais quelle
aura été la volonté des siens, mais je sais bien quel serait le vœu
de tous les pèlerins en Egypte. S'il m'est jamais donné de revoir la
nécropole de Saq]arah,je voudrais trouver, sur l'emplacement de
la maison l»^gendaire où il nous accueillait, un monument nouveau,
commandant tous les autres, gardé par l'armée des sphinx. Le soir
de la victoire, on ensevelit le soldat sur le champ du bataille.
Mariette doit reposer là, au nii'ieu de son peupl'% dans la paix de
son désert; il doit y être, comme dit la Bible, celui qui veille dans
l'amas des m.orts : In congerie mortuonim vigilabit. Il l'aura
désiré, sans dcute, à l'exemple de celle É.Lrypîionne qui demandait
dans stJii épiiaphe à dormir « sous la brise, aii bord du courant du
JSil, qui rafraîchit le chagrin. »
Il ne restera plus à la France qu'un devoir envers son grand
enfant. Si nous étions à ces jours d- la Renaissance, où le premier
souci de l'état fut d'honorer les serviteurs de l'idéal, un vaisseau
serait déjà parti pour l'Egypte ; il rapporterait un bloc de ce gra-
nit de Syène où l'on taillait les dieux, de cette pierre rose, brûlée
de soleil, la pierre qu'aimait Mariette et qu'il disait être la plus
belle de toutes; on la confierait à un artiste capable de fondre
dans son œuvre la liberté de la figure moderne et quelque chose
du style hiératique de Memphis : le maître y revivrait, assis dans la
grave attitude des sages d'Egypte, les mains sur les genoux, la
tête ployée sous le poids de la pensée, rude et puissant comme
étaient s:'S pharaons et comme il était lui-même. On dresserait le
monument à la porte de son musée du Louvre, entre les sphinx
d'Apriès; il garderait là ses premières conquêtes, il introduirait
dans le temple ceux qui croient à sa science, il y appellerait du
regard tt de l'exemple ces jeunes recrues qu'il s'alïligeait toujours
de ne pas voir assez iioubreusee ; et comme l'éloge est plus doux
dans la langue qu'on aime, on devrait graver sur le socle le beau
témoignage du vieux Ptah-Hotep : u Je suis sorti du monde ; j'y ai
dit la vérité, amie de Dieu, chaque jour. » Ce qu'on écrivait, il y a
quatre mille ans, sur le sépulcre de l'Égyptien, vous pouvez l'écrire
sous le nom d'Auguste Mariette; il l'a méiité.
EUCÈNE-MfiLCmOR DE VoGUÉ.
LES CRISES
DU
CATHOLICISME NAISSANT
LE MONTANÏSME
Le christianisme était vieux d'environ cent trente ans. Le grand
jour, malgré les affirmations de Jésus et des prophètes inspirés
de lui, refusait de venir. Le Christ tardait à se montrer; la piéié
ardente des premiers jours, qui avait eu pour mobile la croyance à
cette prochaine apparition, s'était refroidie chez plusieurs. C'est
sur la terre telle qu'elle est, au sein même de cette société romaine,
si corrompue, mais si préoccupée de réforme et de progrès, qu'on
songeait maintenant à fonder le royaume de Dieu. Les mœurs chré-
tiennes, du moment qu'elles aspiraient à devenir celles d'une société
complète, devaient se relâcher en plusieurs points de leur sévérité
primitive. On ne se faisait plus chrétien, comme dans les pre-
miers temps, sous le coup d'une forte impression personnelle; plu-
sieurs naissaient chrétiens. Le contraste devenait chaque jour moins
tranché entre l'église et le monde environnant. Il était inévitable
que des rigoristes trouvassent qu'on s'enfonçait dans la fange de la
plus dangereuse mondanité, et qu'il s'élevât un parti de piétistes
pour combattre la tiédeur générale, pour continuer les dons surna-
turels de l'église apostolique, et préparer l'humanité, par un redou-
blement d'austérités, aux épreuves des derniers jours.
794 REVUE DES DEUX MONDES.
Déjà le pieux auteur d'IIet-mas pleure sur la décadence de son
tenfips et appelle de ses vœux une réforme qui fasse de l'Église un
couvent de saints et de saintes. Il y avait, en effet, quelque chose
de peu conséquent dans l'espèce de quiétude où s'endormait l'é-
glise orthodoxe, dans cette morale tranquille à laquelle se rédui-
sait de plus en plus l'œuvre de Jésus. On négligeait 1rs prédictions
si précises du fondateur sur la fm du monde présent et sur le
règne messianique qui devait venir ensuite. L'apparition prochaine
dans les nues étiit presque oubliée. Le désir du martyre, le goût
du célibat, suites d'une tille croyance, s'affaiblissaient. On accep-
tait des relations avec un monde impur, condamné à bientôt hnir;
on pactisait avec la persécution, et l'on cherchait à y échappei* à
prix d'argent. 11 était inévitable que les idées qui avaient formé le
fond du christianisme naissant rep. russent de tenij^s en temps, au
milieu de cet affaissement général, avec ce qu'elles avaient dg
sévère et d'eiTrayant. Le fanatisme, que mitigeait le bon sens
orthodoxe, faisait des espèces d'éruptions, comme un volcan com-
primé.
I.
Le plus remarquable de ces retours fort naturels vers l'esprit
apostolique fut celui qui se produisit en Phrygie, sous Marc-
Aurèle (1). Ce fut quelque chose de tout à fait analogue à ce que
nous voyons se passer de notre tennps, en Angleterre et en Amé-
rique, chez 1< s irvingiens et les saints des derniers jours. Des esprits
simples et exaltés se crurent appelés à renouveler les prodiges de
l'inspiration individuelle, en dehors des chaînes déjà lourdes de
l'église et de l'épiscopat. Une doctrine depuis longtemps répandue
en Asie-Mineure, celle d'un Paraclet qui devait venir compléter
l'œuvre de Jésus, ou, pour mieux dire, reprendre renseignement de
Jésus, le rétablir dans sa vérité, le purger des altérations que les
apôtres et les évêjues y avaient introduites, une telle doctrine,
dis-je, ouvrait la porte à toutes les innovations. L'église des saints
était conçue comme toujours progressive et comme destinée à par-
courir des degrés suc^ies^ifs de perfection. Le i-rophétisme passait
pour la chose du monde la plus naturelle. Les sibyllistes, les pro-
phèt s de toute origine couraient les rues, et, malgré leurs gros-
siers artifices, trouvaient créance et accueil.
Quelques petites villes des plus tristes cantons de la Phrygie
Brûlée, Tymium, Pépuze, dont le site même est inconnu (' ), furent
(1) La date, approximative de l'apparitinn du montanismc est l'an 107.
(2) Ces petites localités n'étaient pas loin d'Ouschak.
LES CRISES DU CATHOLICISME NAISSANT. 795
le théâtre de cet enthousiasme tardif. La Phrygie était un des pays
de l'anticfiiiité les p!os portés arax rêveries religieuses. Les Phry-
giens passaient, en général, pour niais et simples. Le christianisme
eut chez eux, d^s l'origine, un caractère essentiellement mystique
et ascétique. D^^jà, dans l'épître aux Colossiens, Paul combat des
erreurs où les signes précurseurs du gnosticis ne et les excès d'un
ascétisme mal entendu semblent se mêler. Presque partout ailleurs,
le christianisme fut une religion de grandes villes; ici, comme dans
la Syrie au delà du Jourdain, ce fut une religion de bourgades et
de campagnards. Un certain Montanus (l), du bourg d'Ardabav, en
Mysie, sur les confins de la Phrygie, sut donner à ces pieuses folies
un caractère contagieux qu'elles n'avaient pas eu jusque-là.
Sans doute l'indtation des prophètes juif's et de ceux qu'avait
produits la loi nouvelle, au début de l'âge apostolique, fui l'élément
principal de cette renaissance du prophétisme. 11 s'y mêla peut-
être aussi un élément orgiastique et corybantique, propre au pays,
et tout à fait en dehors des habitudes réglées de la prophétie
ecclésiastique, déjà assujettie à une tradition. Tout ce mo ide cré-
dule était de race phrygienne, parlait phrygien. Dans les parties
les plus orthodoxes du christianisme, d'ailleurs, le miraculeux pas-
sait pour une chose toute simple ; les dons spirituels se conti-
nuaient dans les églises comme une preuve de la vérité. La révé-
lation n'était pas clo-e; elle était la vie permaneiite de l'église.
Les charismes aposto'iques se continuaient dans beaucoup de com-
munautés. On citait Agab, Judas, Silas, les filles de Philippe,
Ammias de Philadelphie, Quadratus, comme ayant été favorisés de
l'esprit prophétique. On admettait même en principe que le cha-
risme prophétique durerait dans l'église par une succession non
interrompue jusqu'à la venue du Christ. La croyance au Paraclet,
conçu comme une source d'inspiration permanente pour les fidèles,
entretenait ces idées. Qui ne voi^ combien une telle croyance était
pleine de dangers? Aussi l'esprit de sagesse qui dirigeait l'é-jlise
tendait-il à sub.jidonner de plus en plus l'exercice des dons sur-
naturels à l'autorité du presbytérat. Les évêques s'attribuaient le
discernement des esprits, îe droit d'approuver les uns, d'exorciser
les autres. Cette fois, c'était un prophétisme tout à fait populaire
qui s'élevait sans la permissioii du clergé, et voulait gouverner l'é-
glise en dehors de la hiérarchie. La question de l'autorité ecclé-
siastique et de l'inspiration individuelle, qui remplit toute l'histoire
de l'Église, surtout depuis le xvr siècle, se posait dès lors avec
(1) Ce nom n'était pas rare dans le nord de l'Asie-Mineure, particulièrement en
Phrygie. {Corpus inscr. gr., 3062, 3858 e, 4187; Le Bas, n" '/ôo.) Les doutes qu'on a
élevés sur la réalité du personnage de Montanus sont dénués de fondemeas sérieux.
796 liEVt'E DES DEUX MONDE?.
netteté. Entre le fidèle et Dieu y a-t-il ou n'y a-t-il pas un inter-
médiaire? Montanus répondait non, sans hésiter. « L'homme, disait
le Paraclet dans un oracle de Montanus, est la lyre, et moi, je vole
comme l'archet; l'homme dort, et moi je veille. »
Montanus j-isti fiait sans doute, par quelque supériorité, cette pré-
tention d'être l'élu de l'Esprit. Nous croyons volontiers ses adver-
saires quand ils nous disent que c'était un croyant de fraîche date;
n 'US admettons même que le désir de primauté ne fut pas étranger
à ses singularités. Quant aux débauches et à la fin honteuse qu'on
lui attribue, ainsi qu'à ses disciples, ce sont là les calomnies ordi-
naires, qui ne manquent jamais sous la plume des écrivains ortho-
doxes, quand il s'agit de noircir les dissidens. L'admiration qu'il
excita en Phrygie fut extraordinaire. Tel de ses disciples préten-
dait avoir plus appris dans ses livres que dans la Loi, les prophètes
ei les évangélistes réunis. On croyait qu'il avait reçu la plénitude
du Paraclet; parfois on le prenait pour le Paraclet lui-même, c'est-
à-dire pour ce Messie, en bien des choses supérieur à Jésus, que
les églises d'Asie-Mineure croyaient avoir été promis par Jésus lui-
même. On alla jusqu'à dire : « Le Paraclet a révélé de plus grandes
choses par Montanus que le Christ par l'Évangile. » La Loi et les
prophètes furent considérés comme l'enfance de la religion; l'Évan-
gile en fut la jeunesse ; la venue du Paraclet fut censée être le signe
de sa maturité.
Montanus, comme tous les prophètes de l'alliance nouvelle, était
plein de malédictions contre le siècle et contre l'empire romain.
Même le voyant de 69 (1) était dépassé. Jamais la haine du monde
et le désir de voir s'anéantir la société païenne ne s'étaient expri-
més avec une aussi naïve furie. Le sujet unique des prophéties
phrygiennes était le prochain jugpmeut de Dieu, la punition des
persécuteurs, la destruction du monde profane, le règne de mille ans
et ses délices. Le martyre était recommandé comme la plus haute
perfection; mourir dans son lit passait pour indigne d'un chrétien.
Le encratites (2), condamnant les rapports sexuels, en reconnais-
saient au moins l'importance au point de vue de la nature; Mon-
tants ne prenait même pas la peine d'interdire un acte devenu
absolument insignifiant, du moment que l'humanité en était à son
dernier soir. La porte était ainsi ouverte à la débauche, en même
temps que fermée aux devoirs les plus doux.
A côté de Montanus paraissent deux femmes, l'une appelée tan-
tôt Prisca, tantôt Priscille, tantôt Quintille, et l'autre, Maximille. Ces
deux femmes, qui, à ce qu'il paraît, avaient dû quitter l'état de ma-
riage pour embrasser la carrière prophétique, entrèrent dans leur rôle
(i) L'auteur de l'Apocalypse de Jean.
(2) Disciple de Tatien.
LES CRISES DU CATBOLICISME NAISSANT. 797
avec une hardiesse extrême et un complet mépris de la hiérarchie.
Malgré les sages interdictions de Paul contre la participation des
femmes aux exercices prophétiques et extatiques de l'église, Pris-
cille et Maximillene reculèrent pas devantl'éclat d'un mmistère pu-
blic. 11 semble que l'inspiration individuelle ait eu celte fois, comme
d'ordinaire, pour compagnes la licence et l'audace. Priscille a des
traits qui la rapprochent de sainte Catherine de Sienne et de Marie
Alacoque. Un jour, à Pépuze, elle s'endormit et vit le Christ venir
vers elle, vêtu d'une robe éclatante et ayant l'apparence d'une
femme. Christ s'endormit à côté d'elle, et, dans cet embrassement
mystérieux, lui inocula toute sagesse. 11 lui révéla en particulier la
sainteté de la ville de Pépuze. Ce Heu privilégié était l'endroit où
la Jérusalem céleste, en descendant du ciel, viendrait se poser.
Maximille prêchait dans le même sens, annonçait d'atroces guerres,
des catastrophes, des persécutions. Elle survécut à Priscille et mou-
rut en soutenant qu'après elle il n'y aurait plus d'autre prophétie
jusqu'à la fin des temps.
Ce n'était pas seulement la prophétie, c'étaient toutes les fonc-
tions du dergé que cette chrétienté bizarre prétendait attribuer aux
femmes. Le presbytérat, l'épiscopat, les charges de l'église à tous
les degrés leur étaient dévolus. Pour justifier cette prétention, on
alléguait Marie sœur de Moïse, les quatre filles de Pliilippe, et
même Eve, pour laquelle on plaidait les circonstances atténuantes
et dont on faisait une sainte. Ce qu'il y avait de plus étrange dans
le culte de la secte, était la cérémonie des pleureuses ou vierges
lampadophores, qui rappelait à beaucoup d'égards les « réveils »
protestans d'Amérique. Sept vierges portant des flambeaux, vêtues
de blanc, entraient dans l'église, poussant des gémissemens de
pénitence, versant des torrens de larmes et déplorant, par des gestes
expressifs, la misère de la vie humaine. Puis commençaient les
scènes d'illuminisme. Au milieu du peuple, les vierges étaient
prises d'enthousiasme, prêchaient, prophétisaient, tombaient en
extase. Les assistans éclataient en sanglots et sortaient pénétrés
de componction.
L'entraînement que ces femmes exercèrent sur les foules, et
même sur une partie du clergé, fut extraordinaire. On allait jusqu'à
préférer les prophétesses de Pépuze aux apôtres et même àChrist.
Les plus modérés voyaient en elles ces prophètes prédits par Jésus
comme devant achever son œuvre. Toute l' Asie-Mineure fut trou-
blée. Des pays voisins, on venait pour voir ces phénomènes exta-
tiques et pour se faire une opinion sur la réalité du prophétisme
nouveau. L'émotion fut d'autant plus grande que personne ne reje-
tait a priori la possibilité de la prophétie. Il s'agissait seulement
de savoir si celle-ci était réelle. Les églises les plus lointaines,
79 s REVUE DES DEUX MONDES.
celles de Lyon, de Vienne, écrivirent en Asie pour être informées.
Plusieurs évêques, en particulier tEIIus Publius Julius,de Debeltus,
etSotas,d'AnchiaIe,en Thrace(l), vinrent pour être témoins. Toute
la chrétienté fut mise eu mouvement par ces miracles, qui sem-
blaient ramener le christianisme d'un siècle en arrière, aux joui'S
de sa première apparition.
Lapl'ipart des évêques, Apollinaire d'HlérapoUs, Zotique de
Coinane, Julien d'Apa ;ié % Miiiiade, le célèbre écrivain ecclésias-
tiq'îe, un certain Aurélius de Cyrèae, qualifié « martyr » de son
vivant, les deux évêques de Thrace, refusèrent de prendre au sérieux
1-s illuminés de Pépuze. Presque tous déclarèrent la prophéûe
individuelle subversive de l'église et traitèrent Priscille de possé-
dée. Quelques évêquvrs orthodoxes, en particulier Sotas d'Anchiale
et Zotique de Comane, voulurent même l'exorciser; mais les Phry-
giens les en empêchèrent. Quelques notables d'ailleurs, comme
Thémi-on, Théodote, Alcibiade, Proclu'o, cédèrent à l'enthousiasme
général et se mirent à prophétiser à leur tour. Théodote, surtout,
fut comme le chef de la secte après Montanus et son principal zéla-
teur. Quant aux simples gens, ils étaient tous ravis. Les sombres
oracles des prophétesses étaient colportés au loin et commentés. Une
véritable église se formi autour d'elles. Tous les dons de l'âge apo-
stolique, en particulier la glossolalieetles extases, se renouvelèrent.
On se laissait aller trop facilement à C3 raisonnement dangereux :
« Pourquoi ce qui a eu lieu n'aurait--il pas lieu encore? La généra-
tion actuelle n'est pas plus déshéritée que les autres. Le Paradet, re-
présentant du Christ, n'est-il pas une source éternelle de révélation?»
D'innombrables petits livres répandaient au loin ces chimères. Les
bonnes gens qui les lisaient trouvaient cela plus beau que la Bible.
Les nouveaux exercices leur paraissaient supérieurs aux charismes
des apôtres, et plusieurs osaient dire que quelque chose de plus
grand que Jésus était apparu. Toute la Phrygie en devint folle, à
la lettre; la vie ecclésiastique ordinair ' en fut comme suspendue.
Une vie de haut ascétisme était la conséquence de cette foi brû-
lante en la venue pro( haine de Dieu su" la terre. Les prières des
saints de Phrygie étaient continuelles. Ils y portaient de l'affepta-
tion, un air triste et une sorte de bigoterie. Leur habitude d'avoir,
en priant, le bout de l'index appuyé contre le nez, pour se don-
ner un air contrit, leur valut le sobriquet de « nez chevillés (en
phrygien, tascodrugites). Jeûnes, austérités, xérophagie rigoureuse,
abstinence de vin, réprobation absolue du mariage, telle était la
morale que devaient logiquement s'imposer de pieuses gens en
(1) Ces deux villes, situées sur la Mer-Noire, étaient vaisines l'une de l'autre.
Aujourd'hui Burgas et Ahiali.
LES CRISES DU CATHOLICISME NAISSANT. 799
retraite dans l'espéraîice du dernier jour. Même pour la cène, ils
ne se servaient, comme certains ébionites, que de pain et d'eau,
de from^^e, de sel. Les disciplines austères sont toujours conta-
gieuses dans les foules, car eiles rendent le saint certain à bon
marché et sont faciles à pratiquer pour les simples de bonne vo-
lonté, qui ne se sentent pas capables de haute spiritualité. De
toutes paits, ces pratique s se répandirent ; elles pénétrèrent jusque
dans les Gaules avec les Asiates ijui remontaient en nombre si con-
sidérable la vallée du Rhône; un des martyrs de Lyon, en 177,
s'y montrait attaché jusque dans sa prison, et il fallut le bon sens
gaulois ou, comme on crut alors, une révélation directe de Dieu
pour Ly faire renoncer.
Ce qu'il y avait de plus fâcheux, en effet, dans les excès de zèle
de ces ardens ascètes, c'est qu'ils se montraient intraitables contre
tous ceux qui ne partageaient pas leurs simagrées. Ils ne parlaient
que du relâchement général. Goi^me les flageilans du moyen âge,
ils trouvaient dans leurs pratiques extérieures im motif de fol orgueil
et de révolte contre le clergé. Ils osaient dire que, depuis Jésus,
au moins depuis les apôtres, l'église avait perdu son temps et qu'il
ne fallait plus attendre uie heure pour sanctifier l'humanité et la
préparer au règne messianique. L'église de tout le monde, selon
eux, ne valait pas mieux que la société païenne. Il s'agissait de for-
mer dans l'église générale une église spirituelle, un noyau de
saints, dont Pépuze serait le centre. Ces élus se montraient hau-
tains pour les simples fidèles. Thémison déclarait que l'église catho-
lique avait perdu toute sa gloire et obéissait à Satan. Une église de
saints, voilà leur idéal, bien peu différent de celui de pseudo-
Hermas. Qui n'est pas saint n'est pas de l'église. « L'église, disaient-
ils, c'est la totalité des saints, non le nombre des évêques. »
Rien n'était plus loin, on le voit, de l'idée de catholicité qui ten-
dait à prévaloir et dont l'essence était de tenir les portes ouvertes
à tous. L'^s catholiques prenaient l'église telle qu'elle est, avec ses
imperfections; on j)ouvait être pécheur sans cesser d'être chrétien.
Pour les montanistes, ces deux termes étaient inconciliables.
L'église doit être aussi chaste qu'une vierge; le pécheur en est
exclu par son péché même et perd dès lors toute espérance d'y
rentrer. L'absolution de l'église est sans valeur. Les choses saintes
doivent être administrées par les saints. Les évêqu' s n'ont aucun
privilège en ce qui concerne les dons spirituf Is. Seuls, les pro-
phètes, organes de l'Esprit, peuvent as.^urer ;ue Dieu pardonne.
Grâce aux manifestations extraordinaires d'un piétisme extérieur
et peu discret, Pépuze et Tymium devenaient, en elîet, des espèces
de villes saintes. On les appelait Jérusalem, et les sectaires vou-
laient qu'elles fussent le centre du monde. On y venait de toutes
800 REVUE DES DEUX MONDES.
parts, et plusieurs soutenaient que, conformément à la prédiction
de Priscille, la nouvelle Sion s'y créait déjà. L'extase n'était-elle
pas la réalisation provisoire du royaume de Dieu, commencé par
Jésus? Les femmes quittaient leurs maris comme à la fm de l'hu-
manité. Chaque jour, on croyait voir les nuées s'ouvrir et la nouvelle
Jérusalem se dessiner sur l'azur du ciel.
Les orthodoxes, et surtout le clergé, cherchaient naturellement
à prouver que l'attrait qui attachait ces puritains aux choses éter-
nelles ne les détachait pas tout à fait de la terre. La secte avait
une caisse centrale de propagande. Des quêteurs allaient detous
les côtés récolter l'argent et provoquer des offrandes. Les prédica-
teurs touchaient un salaire; les prophétesses, en retour des séances
qu'elles donnaient ou des audiences qu'elles accordaient, rece-
vaient de l'argent, des habits, des cadeaux précieux. On voit quelle
prise cela donnait contre les prétendus saints. Ils avaient leurs
confesseurs et leurs martyrs, et c'était ce qui attristait le plus les
orthodoxes, car ceux-ci eussent voulu que le martyre fût le crité-
rium de la vraie église. Aussi n'épargnait-on pas les médisances
pour diminuer le mérite de ces martyrs sectaires. Thémison, ayant
été arrêté, échappa, disait-on, aux poursuites à prix d'argent. Un
certain Alexandre fut aussi emprisonné; les orthodoxes n'eurent
de repos que quand ils l'eurent présenté comme un voleur qui mé-
ritait parfaitement son sort et avait un dossier judiciaire dans les
archives de la province d'Asie.
IL
La lutte dura plus d'un demi-siècle; mais la victoire ne fut
jamais douteuse. Les phrygastes, comme on les appelait, n'avaient
qu'un tort, il était grave : c'était de faire ce que firent les apôtres,
et cela quand, depuis cent ans, la liberté des charismes n'était plus
qu'un inconvénient. L'église était déjà trop fortement constituée
pour que l'indiscipline d&s exaltés de Phrygie pût l'ébranler. Tout
en adiijirant les saints que produisait cette grande école dascé-
tisme, l'immense majorité des fidèles refusait d'abandonner ses
pasteurs pour suivre des maîtres errans. Montan, Priscille et Maxi-
mille moururent sans laisser de successeurs. Ce qui assura le
triomphe de l'église orthodoxe, ce fut le talent de ses polémistes.
Apollinaire d'Hiérapolis ramena tout ce qui n'était pas aveuglé par
le fanatisme. Miltiade développa la thèse qu'un « prophèfe ne doit
pas parler en extase, » da'iS un livre qui passa pour une des bases
de la théologie chrétienne. Sérapion d'Antioche recueillit, vers 195,
les témoignages qui coudaumaient les novateurs. Clément d'Alexan-
diie^se proposa de les réfuter.
LES CRISES DU CATHOLICISME NAISSANT. 801
Le plus complet parmi les ouvrages que suscita la controverse
fut celui d'un certain Apollonius, inconnu d'ailleurs, qui écrivit
quarante ans après l'apparition de Montanus (c'est-à-dire entre
200 et 210). C'est par les extraits que nous en a conservés
Eusèbe que nous connaissons les origines de la secte. Un autre
évêque, dont le nom ne nous a pas été conservé, composa une sorte
d'histoire de ce mouvement singulier, quinze ans après la mort de
Maximille, sous les Sévères. A la même littérature appartient peut-
être l'écrit dont fit partie le fragment connu sous le nom de Canon
de Mun/torij dirigé en même temps, ce semble, contre le pseudo-
prophétisme montaniste et contre les rêves gnostiques. Les mon-
tanistes, en effet, ne visaient pas à moins qu'à introduire les pro-
phéties de Montan, de Priscille et de Maximille dans la série du
Nouveau-Tes ament. La conférence qui eut lieu, vers 210, entre
Proclus, devenu le chef de la secte, et le prêtre romain Caïus, roula
sur ce point. En général, l'église de Rome, jusqu'à Zéphyrin, tint
très ferme contre ces innovations.
L'animosité était grande de part et d'autre; on s'excommuniait
réciproquement. Quand les confesseurs des deux partis étaient rap-
prochés par le martyre, ils s'écartaient les uns des autres et ne
voulaient avoir rien de commun. Les orthodoxes redoublaient de
sophismes et de calomnies pour prouver que les martyrs monta-
nistes (et nulle ég'ise n'en avait davantage) étaient tous des misé-
rables ou des imposteurs, et surtout pour établir que les auteurs
de la secte avaient péri miséralilement par le suicide, forcenés,
hors d'eux-mêmes, devenus la dupe ou la proie du démon.
L'engouement de certaines villes d'Asie-Mineure pour ces pieuses
folies ne connaissait point de bornes. L'église d'Ancyre, à un cer-
tain moment, fut tout entière entraînée avec ses anciens vers les
dangereuses nouveautés. Il fallut l'argumentation serrée de l'é-
vêque anonyme et de Zotique d'Otre pour leur ouvrir les yeux, et
même la conversion ne fut pas durable; Ancyre, au iv" siècle, con-
tinuait d'être le foyer des mêmes aberrations. L'église de Thyatires
fut infestée d'une manière encore plus profonde. Le phrygisme y
avait établi sa forteresse, et longtemps on considéra cette antique
église comme perdue pour le christianisme. Les conciles d'Iconium
et de Synnade, vers 231, constatèrent le mal sans pouvoir le guérir.
La créduliié extrême de ces bonnes populations du centre de l'Asie-
Mineure, Phrygiens, Galates, etc., avait été la cause des promptes
conversions au christianisme qui s'y opérèrent; maintenant cette
crédulité les mettait à la merci de toutes les illusions. Phrygien
devint presque synonyme d' héréliqiie.N ers 235, une nouvelle pro-
phétesse soulève les campagnes de la Gappadoce, allant nu-pieds par
TOME XLIII. — 1881. 51
802 KEVDE DES ÛËUX MONDES.
les montagnes, annonçant la fin du monde, administrant les sacre-
mens, et voulant entraîner ses disciples à Jérusalem. Sous Dèce, les
montanistes fournissent au martyre un contingent considérable.
Nous raconterons ici une autre fois les embarras de conscience que
les sectaires de Plirygie causeront aux confesseurs de Lyon, an plus
fort de leur lutte. Partagés entre l'admiration pour tant de sainteté
et l'étonnement que causeront h leur droit sens tant de bizarreries,
nos héroïques et judicieux compatriotes essaieront en vain d'éteindre
la discussion. Un moment aussi l'église de Rome faillit être sur-
prise. L'évêque Zéphyrin avait déjà presque reconnu les prophéties
de Montan, de Priscille et de Maximille, quand un ardent Asiate,
confesseur de la foi, Epigone, dit Praxéas, qui connaissait les sec-
taires mieux que les anciens de Rome, dévoila les faiblesses des
prétendus prophètes et montra au pape qu'il ne pouvait approuver
ces rêveries sans démentir ses prédécesseurs, qui les avaient con-
damnées.
Le débat se compliquait de la question de la pénitence et de la
réconciliation. Les évêques réclamaient le droit d'absoudre et en
usaient avec une largeur qui scandalisait les puritains. Les illumi-
nés prétendaient qu'eux seuls pouvaient remettre l'âme en grâce
avec Dieu, et ils se montraient fort sévères. Tout péché mortel
(homicide, idolâtrie, blasphème, adultère, fornication) fermait,
selon eux, la voie au repentir. Si ces principes outrés fussent restés
confinés dans les cantons perdus de la Gatacécaumène, le mal eût
été peu de chose. Malheureusement la petite secte de Phrygie
servit de noyau à un parti considérable , qui offrit des dangers
réels, puisqu'il fut capable d'arracher à l'église orthodoxe son plus
illustre apologiste, TertuUien(l). Ce parti rigoriste, qui rêvait une
église immaculée et n'arrivait qu'à un étroit conventicule, réussit,
malgré ses exagérations, ou plutôt à cause de ses exagérations
mêmes, à recruter dans l'église universelle tous les austères, tous
les excessifs. Il était si bien dans la logique du christianisme ! La
même chose était déjà arrivée pour les encratites et pour Tatien. Avec
ses abstinences contre nature, sa mésestime du mariage, sa con-
damnation des secondes noces, le montanisme n'était autre chose
qu'un millénarisme conséquent, et le millénarisme, c'était le chris-
tianisme lai-même. « Qu'ont affaire, dit Tertullien, des soucis
de nourrissons avec le jugement dernier? Il fera beau voir des
seins flottans, des nausées d'accouchée, des mioches qui braillent,
se mêlant à l'apparition du juge et aux sons de la trompette. Oh !
les bonnes sages-femmes que les bourreaux de l'Antéchrist! » Les
(1) Voir, dans la Revue du l'^'" novembre 186i, l'excellent travail de M. Réville Sur
Tertullien et le Montanisme. •■
LES CRISES DU CATHOLICISME NAISSANT. 803
exaltés se racontaient que, pendant quarante jours , on avait vu
chaque malin, suspendue au ciel, en Judée, une ville qui s'éva-
nouissait quand on approchait d'elle. Ils invoquaient, pour prouver
la réalité de cette vision, le témoignage des païens, et chacun
supputait les délices qu'il goûterait dans ce séjour céleste en com-
pensation des sacrifices qu'il avait faits ici-bas (1).
L'Afrique surtout, par son ardeur et sa rudesse, devait donner
dans ce piège. Montanlstes , novatianistes , donatistes , circoncel-
lions sont les noms divers sous lesquels se produisit l'esprit d'indis-
cipline, l'ardeur malsaine du martyre, l'aversion pour l'épiscopat,
les rêveries millénaires, qui eurent toujours leur terre classique chez
les races berbères. Ces rigoristes, qui se révoltaient d'être appelés
une secte, mais qui dans chaque église se donnaient comme l'élite,
comme les seuls chrétiens dignes de ce nom, ces puritains impla-
cables pour ceux qui voulaient faire pénitence, devaient être le
pire fléau du christianisme. Tertullien traitera l'église générale de
cavernes d'adultère et de prostituées. Les évêques, n'ayant ni le
don de prophétie ni celui des miracles, seront, aux yeux de ces
exaltés, inférieurs aux spirituels. C'est par ceux-ci et non par
la hiérarchie officielle que se font la transuiission des grâces sacra-
mentelles, le mouvement de l'église et le progrès. Le vrai chrétien,
ne vivant qu'en perspective du jugement dernier et du martyre,
passe sa vie dans la contemplation. Non- seulement il ne doit pas
fuir la persécution, mais il lui est ordonné de la rechercher. On se
prépare sans cesse au martyre comme à un complément nécessaire
de la vie chrétienne. La fin naturelle du chrétien, c'est de mourir
dans les tortures. Une crédulité effrénée, une foi à toute épreuve
dans les charismes spirites (2), achevaient de faire du montanisme
un des types de fanatisme les plus dangereux que mentionne l'his-
toire de l'humanité.
Ce qu'il eut de grave, c'est que cet effroyable rêve séduisit l'ima-
gination du seul homme de grand talent littéraire que l'ég'ise ait
compté dans son sein durant trois siècles. Un écrivain incorrect,
mais d'une sombre énergie, un ardent sophiste, maniant tour à
tour l'ironie, l'injure, la basse trivialité, jouet d'une conviction
ardente jusque dans ses plus manifestes contradictions, Tertullien
trouva moyen de donner des chefs-d'œuvre à la langue latine à
demi morte, en appliquant à ce sauvage idéal une éloquence qui
était restée toujours inconnue aux ascètes bigots de Phrygie.
(1) In compensationem eorum quœ in seculo vel despeximus vel amisimus. (Tert.
Adv. Marc, m, 24.)
(2) Voir l'épisode de la soror qui voyait les âmes, dans Tertullien, de Anima, 9.
Extases d'enfans dans saint Cyprien, Epist, 9.
80A REVUE DES DEUX MONDES,
La victoire de l'épiscopat fut, dans cette circonstance, la victoire
de l'indulgence et de l'humanité. Avec un rare bon sens, l'église
générale regarda les abstinences exagérées comme une sorte d'ana-
thème partiel jeté sur la création et comme une injure à l'œuvre
de Dieu. La question de l'admission des femmes aux fonctions
ecclésiastiques et à l'administration des sacremens, question que
certains précédens de l'histoire apostolique laissaient indécise, fut
tranchée sans retour. La hardie prétention des sectaires de Phry-
gie à insérer des prophéties nouvelles au Canon biblique amena
l'église à déclarer, plus nettement qu'elle ne l'avait encore fait,
la nouvelle Bible close sans retour. Enfin la recherche téméraire
du martyre devint une sorte de délit, et à côté de la légende qui
exaltait le vrai martyr, il y eut la légende destinée à montrer ce
qu'a de coupable la présomption qui va au-devant des supplices et
enfreint sans y être forcée les lois du pays.
Le troupeau des fidèles, nécessairement de vertu moyenne, sui-
vit les pasteurs. La médiocrité fonda l'autorité. Le catholicisme
commence. A lui l'avenir. Le principe d'une sorte de yoguisme
chrétien est étoufïé pour un temps. Ce fut ici la première victoire
de l'épiscopat, et la plus importante peut-être; car elle fat rem-
portée sur une sincère piété. Les extases, la prophétie, la glosso-
lalie avaient pour eux les textes et l'histoire. Mais ils étaient deve-
nus un danger; l'épiscopat y mit bon ordre; il supprima toutes ces
manifestations de la foi individuelle. Que nous sommes loin des
xemps si fort admirés par l'auteur des Actes des apôtres! Il y avait
déjà au sein du christianisme ce parti du bon sens moyen, qui l'a
toujours emporté dans les luttes de l'histoire de l'église. L'autorité
hiérarchique, à son début, fut assez forte pour dompter l'enthou-
siasme des indisciplinés, mettre le laïque en tutelle, faire triompher
ce principe que les évêques seuls s'occupent de théologie et sont
juges des révélations. C'était bien, en efiet, la mort du christia-
nisme que ces bons fous de Phrygie préparaient. Si l'inspiration
individuelle, la doctrine de la révélation et du changement en per-
manence l'eut emporté, le christianisme allait périr dans des petits
conventicules d'épileptiques. Ces puériles macérations, qui ne
pouvaient convenir au vaste monde, eussent arrêté la propagande.
Tous les fidèles ayant le même droit au sacerdoce, aux dons spiri-
tuels, et pouvant administrer les sacremens, on fût tombé dans
une complète anarchie. Le charisme allait anéantir le sacrement;
le sacrement l'emporta, et la pierre fondamentale du catholicisme
fut irrévocablement établie.
En définitive, le triomphe de la hiérarchie ecclésiastique fut com-
plet. Sous Galliste (217-222), les maximes modérées prévalurent
LES CRISES DU CATHOLICISME NAISSANT. 805
dans l'église de Rome, au grand scandale des rigoristes, qui s'en
vengèrent par d'atroces calomnies. Le concile d'Iconium clôt le
débat pour l'église, sans ramener les égarés. La secte ne mourut
que très tard; elle se continua jusqu'au vi*" siècle, à l'état de
démocratie chrétienne , surtout en Asie Mineure, sous les noms
de phnjges, phrygaUes^ cataplirygcs, pépuzieru^ tascodrugites^
quintilliens, priscilliens, artotyrites. Eux-mêmes s'appelaient les
purs ou les spirituels. Durant des siècles, la Phrygie et la Galatie
furent dévorées par des hérésies piétistes et gnostiques s'égarant
en des nuées d'anges et d'éons. Pépuze fut détruite, on ne sait à
quelle époque ni dans quelles circonstances; mais l'etidroit resta
sacré. Ce désert devint un lieu de pèlerinage. Les initiés y venaient
de toute l' Asie-Mineure et y célébraient des cultes secrets, sur les-
quels la rumeur populaire eut beau jeu à s'exercer. Ils affirmaient
énergiquement que c'était là le point où allait se révéler la vision
céleste. Ils y restaient des jours et des nuits dans une attente mys-
tique, et, au bout de ce temps, ils voyaient le Christ en personne
venir répondre à l'ardeur qui les brûlait.
III.
Ainsi, grâce à l'épiscopat, censé le représentant de la tradition
des douze apôtres, l'église opéra, sans s'affaiblir, la plus difficile
des transformations. Elle passa de l'état conventuel, si j'ose le dire,
à l'état laïque, de l'état d'une petite chapelle d'exaltés à l'état d'é-
glise ouverte à tous et par conséquent exposée à bien des imper-
fections. Ce qui semblait destiné à n'être jamais qu'un rêve de
fanatiques était devenu une religion durable. Pour être chré-
tien, quoi qu'en disent Hermas et les montanistes, il ne faudra
pas être un saint. L'obéissance à l'autorité ecclésiastique est main-
tenant ce qui fait le chrétien, bien plus que les dons spirituels.
Ces dons spirituels seront même désormais suspects et exposeront
fréquemment les plus favorisés de la grâce à devenir des héréti-
ques. Le schisme est le crime ecclésiastique par excellence. De
même que, pour le dogme, l'église chrétienne possédait déjà un
centre d'orthodoxie qui taxait d'hérésie tout ce qui sortait du type
reçu, de même elle avait une morale moyenne, qui pouvait être
celle de tout le monde et n'entraînait pas forcément, comme celle
des abstinens, la fin de l'univers. En repoussant les gnostiques,
l'égUse avait repoussé les raffinés du dogme; en rejetant les mon-
tanistes, elle rejetait les raffinés de sainteté. Les excès de ceux qui
qui rêvaient une église spirituelle, une perfection transcendante,
venaient se briser contre le bon sens de l'église établie. Les masses.
806 REVUE DES DEUX MONDES.
déjà considérables, qui entraient clans l'église y faisaient la majo-
rité, et en abaissaient la température morale au niveau du possible.
En politique, la question se posait de la même manière. Les
exagérations des montanistes, leurs déclamations furibondes contre
l'empire romain, leur haine contre la société païenne ne pouvaient
être le fait de tous. L'empire de Marc-Aurèle était bien différent
de celui de Néron. Avec celui-ci, il n'y avait pas de réconciliation
à espérer; avec celui-là, on pouvait s'entendre. L'église et Marc-
Aurèle poursuivaient, à beaucoup d'égards, le même but. Il est
clair que les évêques eussent abandonné au bras séculier tous les
saints de Phrygie, si un pareil sacrifice avait été le prix de l'al-
liance qui eût mis entre leurs mains la direction spirituelle du
monde.
Les charismes, enfm, et autres exercices surnaturels, excellons
pour entretenir la ferveur de petites congrégations d'illuminés, de-
venaient impraticables dans de grandes églises. La sévérité extrême
pour les règles de la pénitence était une absurdité et un non -sens,
si l'on aspirait à être autre chose qu'un conciliabule de soi-disant
purs. Un peuple n'est jamais composé d'immaculés, et le simple
fidèle a besoin d'être admis à se repentir plus d'une fois. Il fut
donc admis qu'on peut être membre de l'église sans être un héros
ni un ascète, qu'il suffit pour cela d'êti"e soumis à son évêque. Les
saints réclameront; la lutte de la sainteté individuelle et de la hié-
rarchie ne finira plus; mais la moyenne l'emportera; il sera pos-
sible de pécher sans cesser d'être chrétien. La hiérarchie préférera
même le pécheur qui emploie les moyens ordinaires de réconcilia-
tion à l'ascète orgueilleux qui se justifie lui-même ou qui croit
n'avoir pas besoin de justification.
Il ne sera néanmoins donné à aucun de ces deux principes d'ex-
pulser l'autre entièrement. A côté de l'église de tous, il y aura
l'église des saints; à côté du siècle, il y aura le couvent; à côté
du simple fidèle, il y aura le religieux. Le royaume de Dieu, tel
que Jésus l'a prêché, étant impossible dans le monde tel qu'il est,
et le monde s' obstinant à ne pas changer, que faire alors, si ce
n'est de fonder de petits royaumes de Dieu, sortes d'îlots dans
un océan irrémédiablement pervers, où l'application de l'Évangile
se fasse à la lettre, et où l'on ignore cette distinction des pré-
ceptes et des conseils, qui sert, dans l'église mondaine, d'échap-
patoire pour esquiver les impossibilités? La vie religieuse est en
quelque sorte de nécessité logique dans le christianisme. Un grand
organisme trouve le moyen de développer tout ce qui existe en
germe dans son sein. L'idéal de perfection qui fait le fond des prédi-
cations galiléennes de Jésus, et que toujours quelques vrais disciples
LES CRISES DU CATHOLOCISME NAISSANT. 807
relèveront obstinément, ne peut exister dans le monde; il fallait
donc créer, pour qu'il fût réalisable, des mondes fermés, des
monastère.^, où la pauvreté, l'abnégation, la surveillance et la cor-
rection réciproques, l'obéissance et la chasteté fussent rigoureuse-
ment pratiquées. L'Évangile est, en réalité, plutôt XEnchiridion
d'un couvent qu'un code de morale ; il est la règle essentielle de
tout ordre monastique; le parfait chrétien est un moine; le moine
est un chrétien conséquent; le couvent est le lieu où l'Évargile,
partout ailleurs utopie, devient réalité. Le livre qui a prétendu
enseigner l'imitation de Jésm-Christ est un livre de cloître. Satis-
fait de savoir que !a morale prêchée par Jésus est pratiquée quelque
part, le laïque se consolera de ses attaches mondaines et s'habi-
tuera facilement à croire que de si hautes maximes de perfection
ne sont pas faites pour lui. Le bouddhisme arésolu la question d'une
autre manière. Tout le monde y est moine une partie de sa vie. Le
christianisme est content s'il y a quelque part des lieux où la vraie
vie chrétienne se pratique ; le bouddhiste est satisfait pourvu qu'à
un moment de sa vie il ait été pnrfait bouddhiste.
Le montanisme fut une exagération, il devait périr. Mais, comme
toutes les exagérations, il laissa des traces profondes. Le roman
chrétien fut en partie son ouvrage. Ses deux grands enthousiasmes,
chasteté et martyre, restèrent les deux élé iiens fondamentaux de
la littérature chrétienne. C'est le montanisme qui inventa cette
étrange association d'idées, créa la Vierge martyre, et, introdui-
sant le charme féminin dans les plus sombres récits de supplices,
inaugura cette bizarre littérature dont l'imagination chrétienne, à
partir du iv^ siècle, ne se détacha plus. Les Actes montanistes de
sainte Perpétue et des martyrs d'Afrique, tout empreints de la foi
aux charismes , pleins d'un rigorisme extrême et de brûlantes
ardeurs, imprégnés d'une forte saveur d'amour captif, mêlant les
plus fines images d'une esthétique savante aux rêves les plus fana-
tiques, ouvrit la série de ces œuvres de volupté austère. Perpétue
ne voit que des martyrs dans le paradis. La recherche du martyre
devient une fièvre impossible à dominer. Les circoncellions, cou-
rant le pays par troupes folles pour chercher la mort, forçant les
gens à les martyriser, traduisirent en actes épidémiques ces accès
de sombre hystérie.
La chasteté dans le mariage resta une des bases de l'intérêt des
romans chrétiens. Or c'était bien là encore une idée montaniste.
Comme le faux Herraas, les montanistes remuent sans cesse la
cendre périlleuse qu'on peut bien laisser dormir avec ses feux
cachés, mais qu'il est imprudent d'éteindre violemment. Les pré-
cautions qu'ils prennent à cet égard témoignent d'une certaine
808 REVUE DES DEUX MONDES.
préoccupation, plus lascive au fond que la liberté de l'homme du
monde; en tout cas, ces précautions sont de celles qui aggravent
le mal, ou du moins le décèlent, le mettent à vif. Une tendresse
excessive à la tentation se laisse conclure de cette crainte exagérée
de la beauté, de ces interdictions contre la toilette des femmes tt
surtout contre les artifices de leurs cheveux, qui se retrouvent
à chaque page des écrits montanistes. La femme qui, par le tour le
plus innocent donné à sa chevelure, cherche à plaire et amène cette
simple réflexion qu'elle est jolie, devient, au dire de ces âpres sec-
taires, aussi coupable que celle qui excite à la débauche. Le démon
des cheveux se charge de la punir (1). L'aversion du mariage
venait des motifs qui auraient dû y pousser. La prétendue chasteté
des encratites n'était souvent qu'une inconsciente duperie.
Un roman qui fut sûrement d'origine montaniste, puisqu'on y
trouvait des argumens pour prouver que les femmes ont le droit
d'enseigner et d'administrer le sacremens (*2), roule tout entier sur
cette équivoque passablement dangereuse. Nous voulons parler de
Thécla. Bien autrement scabreux et irritant est le roman des saints
Nérée et Achillée; on ne fut jamais plus voluptueusement chaste;
on ne traita jamais du mariage avec une plus naïve impudeur.
Qu'on lise, dans Grégoire de Tours, la délicieuse légende des deux
Amans cC Auvergne -, dans les Actes de Jean, le piquant épisode de
Drusiana-^ dans les Actes de Thomas, le récit des Fiancés de l'Inde;
dans saint Ambroise, l'épisode de la vierge d'Antioche au lupanar;
on comprendra que les siècles qui se nourrirent de tels récits purent,
sans mérite, se figurer avoir renoncé à l'amour profane. Un des
mystères le plus profondément entrevus par les fondateurs du chris-
tianisme, c'est que la chasteté est une volupté et que la pudeur est
une des formes de l'amour. Les gens qui craignent les femmes
sont, en général, ceux qui les aiment le plus. Que de fois on peut
dire avec justesse à l'ascète : Fallit te incautum pietas tua ! Dans
certaines parties de la communauté chrétienne, on vit paraître, à
diverses reprises, lidée que les femmes ne doivent jamais être
vues, que la vie qui leur convient est une vie de réclusion, selon
l'usage qui a prévalu dans l'Orient musulman. Il est facile de voir
à quel point, si une telle pensée eût prévalu, le caractère de l'é-
(1) Eclogœ ex scripturis propheticis (dans les Œuvres de saint Clément}, 39,
pensée de Tatien.
(2) Tertullien, de Bapt., 17; saint Jérôme, de Viris ill, 7. L'épisode du « lion bap-
tisé » consistait probablement en ce que le lion qui, dans l'amphithéâtre, refusait de
dévorer Thécla recevait le baptême de celle-ci comme bon chrétien. (Saint Ambroise,
de Virginibus, ii, 3.) L'origine montaniste de ce roman explique que Tertullien, qui
était de la coterie, en ait eu si vite connaissance.
LES CRISES DU CATHOLICISME NAISSANT, 809
glise eût été altéré. Ce qui distingue, en effet, l'église de la mos-
quée et même de la syDagogue, c'est que la femme y entre libre-
ment et y est sur le même pied que l'homme, quoique séparée
ou même voilée. II s'agissait de savoir si le christianisme serait,
comme le tut plus tard l'islamisme, une religion d'hommes, d'où la
femme est à peu près exclue. L'église catholique n'eut garde de
commettre cette faute. La femme eut des fonctions de diaconie
dans l'église et y fut avec l'homme dans des rapports subordonnés,
mais fréquens. Le baptême, la communion eucharistique, les œu-
vres de charité entraînaient de perpt^tuelles dérogations aux mœurs
de l'Orient. Ici encore l'église catholique trouva le milieu entre les
exagérations des sectes diverses avec une rare justesse de tact.
Ainsi s'explique ce mélange singulier de pudeur timide et de
dangereux abandon qui caractérise le sentiment moral dans les
églises primitives. Loin d'ici les vils soupçons de débauchés vul-
gaires, incapables de coniprendre une telle innocence! Tout était
pur dans ces saintes libertés; mais aussi qu'il fallait être pur pour
pouvoir en jouir! La légende nous montre les païens jaloux du pri-
vilège qu'a le prêtre de voir un moment dans sa nudité baptismale
celle qui, par l'immersion sainte, va devenir sa sœur spirituelle (1).
Que dire du « saint baiser, » qui fut l'ambroisie de ces généra-
tions chastes; de ce baiser qui, comme le consolamenlum des
cathares (2), était un sacrement de force et d'amour, et dont le
souvenir, mêlé aux plus graves impressions de l'acte eucharistique,
suffisait durant des jours à remplir l'âme d'une sorte de parfum?
Pourquoi l'église était-elle si aimée, que, pour y rentrer quand on
en était sorti, on allait au-devant de la mort? Parce qu'elle était
une école de joies infmies. Jésus était vraiment au milieu des
siens. Plus de cent ans après sa mort, il était encore le maître des
voluptés savantes, l'initiateur des secrets transcendans.
Ernest Renan.
(1) Voir, dans les manuscrits et les éditions xylographiques, les miniatures repré-
sentant le baptême de Drusiana. (Didot, les Apocalypses figurées, p. 51-52,) Les païens
regardent par les trous de la porte, d'une manière qui implique un soUfiçoa ou du
moins un sentiment do jalousie contre le ministre du sacrement.
(2) Schmidt, Histoire des cathare^;, n, p. 119 et suiv.
QUATRE ANNÉES
DE
L'HISTOIRE DES ÉTATS-UNIS
L'ADMINISTRATION DE M. HAYES.
L'élection de novembre 1876, qui porta M. Hayes à la présidence,
amena la crise la plus redoitable que les États-Unis aient eu à
traverser depuis la première élection du président Lincoln, et,
pendant quelques mois, on put appréhender le renouvellement de
la guerre civile. Durant plus de dix années, les états du Sud
avaient perdu cette autonomie dont ils s'étaient toujours montrés
plus jaloux que les autres membres de la confédération : leurs
principaux citoyens, longtemps exclus de toute fonction publique,
même élective, venaient à peine de recouvrer la plénitude de leurs
droits politiques; des aventuriers, accourus du Nord, avaient envahi
tous les emplois et s'y maintenaient grâce aux suffrages dociles
des nouveaux affranchis, dont ils avaient capté la confiance. Les
revenus publics, indignement dilapidés, ne suffisaient pas à payer
les traitemens que ces fonctionnaires faméliques se faisaient attri-
buer par des assemblées couiplaisantes, uniquement composées de
leurs créatures; les taxes locales étaient continuellement accrues
pour faire face à de nouveaux emprunts. Les propriétaires du sol,
désarmés et surveillés, étaient tenus .éloignés du scrutin par la
QUATRE ANNÉES DE l'hISTOIRE DES ÉTATS-UNIS. SU
fraude ou par la violence, et la présence des troupes fédérales,
mises à la disposition des gouverneurs locaux par les autorités de
Washington, rendait toute résistance impossible. Cette protection
faisait toute la force des administrations parasites qui avaient usurpé
l'autorité dans les anciens états à esclaves ; c'était seulement d'un
changement dans le pouvoir centrait^ que ces états pouvaient
attendre le terme de leur oppression et la restitution de leurs
droits.
Les hommes du Sud avaient fait des tfforts désespérés pour
assurer le succès d'un candidat qui fût disposé à leur rendre jus-
tice. Ils s'étaient prêtés à toutes les concessions : ils avaient accepté
de porter k la présidence un homme du Nord, M. Tilden, ancien
gouverneur de New~York, bien qu'il professât en matière de
finances des opinions diamétralement contraires à celles qui domi-
naient dans le Sud : ils avaient pris pour candidat à la vice-
présidence un homme de l'Ouest, M. Hendricks, de l'Indiana;
attestant par ce double choix qu'ils abdiquaient toute pensée de
revanche, toute intention de revenir sur le passé. Rien ne pouvai*^^
être plus expUcite que les déclarations par lesquelles les hommes
les plus influens du Sud, ceux même qui avaient joué le rôle le
plus actif pendant la guerre civile, affirmaient qu'ils acceptaient
les faits accomplis, qu'ils ne demandaient qu'à reprendre leur
place au sein de la patrie commune et ne revendiquaient pour
leurs concitoyens que le droit d'être administrés par des manda-
taires librement élus. Ces déclarations n'avaient pas été sans pro-
duire quelque elTet sur les populations du Nord, au sein desquelles
les idées de conciliation et de rapprochement faisaient tous les
jours des progrès sensibles; le témoignage d'hommes sincères,
qui avaient imposé silence à leurs intérêts de parti pour rendre
hommage à la vérité, avait établi la réalité des griefs du Sud.
Enfin, l'opinion avait été profondément émue par les scandales
administratifs qui avaient éclaté coup sur coup à Washington, par
les procès du ministre de la guerre et du premier aide de camp
du président, accusés tous les deux de concussions, par les imputa-
tions dirigées contre le ministre de la marine et qui devaient aboutir
à un blâme législatif. Tout disposait les esprits à croire qu'il
était temps d'arracher le pouvoir à la coterie qui le détenait depuis
dix ans.
I.
Le parti démocratique avait donc cru au succès de son candidat
et, de fait, M. Tilden approcha du but aussi près que possible.
812 REVOE DES DEDX MONDES.
Les états où il obtint sans contestation l'avantage disposaient de 184
voix au sein du collège présidentiel, où la majorité absolue est de
185. Le candidat républicain, M. Hayes, ne pouvait compter que
sur 166 voix; trois états, disposant ensemble de 19 voix, la Caro-
line du Sud, la Louisiane et la Floride, étaient revendiqués par les
deux partis. En attribuant ces trois états à M. Hayes, — et comme
ils appartiennent tous les trois à l'extrême Sud, il était assez
invraisemblable qu'ils lui eussent donné l'avantage, — le candidat
républicain se trouvait élu à une seule voix de majorité. Ce fait
était déjà de nature à affaiblir l'autorité morale de l'élu ;
il empruntait un surcroît de gravité au reproche qu'on adressait
légitimement au sénat, où les partisans de M. Hayes étaient en
majorité, d'avoir élevé le iNouveau-Mexique au rang d'état, à la
veille même de l'élection, sans tenir compte des conditions habi-
tuellement requises et uniquement afin d'assurer trois voix de plus
au candidat républicain.
: Une autre considération frappait tous les esprits. Les électeurs
présidentiels sont nommés dans chaque état au scrutin de liste. Eu
additionnant les voix obtenues par les électeurs favorables à M. Til-
den,'on arrivait à constater que celui-ci avait obtenu une majorité de
plus de 600,000 voix sur l'ensemble delà confédération. Il avait donc
eu incontestablement pour lui le plus grand nombre des suffrages
populaires. C'était la première fois qu'un fait semblable se pro-
duisait, bien qu'il fût déjà arrivé que la majorité absolue au sein
du collège présidentiel ne correspondît pas à la majorité absolue
des suffrages populaires. M. Lincoln, lors de sa première élection,
n'avait eu que A 2 pour 100 des suffrages populaires; ses trois com-
pétiteurs en avaient réuni ensemble 58 [)Our 100 ; mais il avait eu
beaucoup Jplus de suffrages qu'aucun d'eux. INéanmoins, une des
raisons mises en avant par les états du Sud pour contester la vali-
dité de son élection et pour refuser de reconnaître son autorité,
avait été qu'il n'était l'élu que d une minorité. Avec quelle force
les suffrages obtenus par M. Tilden ne permettaient-ils pas d'oppo-
ser le même argument à l'élection de M. Hayes, surtout si cette
élection était entachée de fraude?
Or il ne paraissait pas contestable que des irrégularités graves
et des fraudes eussent été commises. Dans la Caroline du Sud, où
deux gouverneurs et deux administrations rivales étaient en pré-
sence et où l'on s'attendait de jour en jour à une collision violente,
la force matérielle et des voies de fait avaient, dans plusieurs
paroisses, écarté du scrutin les électeurs du parti démocratique.
Dans la Louisiane, la commission de recensement était accusée et,
sur le témoignage de son propre secrétaire, M. Littlefield, elle fut
QUATRE ANNÉES DE l'iIISTOIRE DES ÉTATS-UNIS. 813
convaincue d'avoir altéré les résultats du scrutin pour neuf paroisses,
dont deux très importantes, celles de Vernon et de Feliciana. Sur la
proposition du gouverneur républicain, M. Madison Wells, et avec
son assistance, la commission avait retranché pour chacune de ces
paroisses plusieurs centaines de voix à la liste démocratique, elle
avait fait disparaître les relevés authentiques et leur avait substitué
des pièces fausses, fabriquées dans ses bureaux. La même com-
mission avait, sous de vains prétextes, annulé les votes de paroisses
entières : ainsi un nègre ayant succombé à une attaque d'apoplexie,
dans sa propre maison, pendant les opérations électorales, cette
mort accidentelle avait été transformée en un meurtre politique et
avait servi de motif pour annuler le vote de la paroisse comme
résultat de l'intimidation. Enfin on avait saisi plusieurs documens
de la main d'un nommé Maddox, ami particulier du gouverneur
Wells et, entre autres, une lettre dans laquelle ce Maddox se disait
chargé d'olfrir au comité de M. Tilden, de faire attribuer la ma-
jorité à la liste démocratique, moyennant un million de dollars
à répartir entre les membres de la commission de recensement. Il
exposait comment on s'y prendrait et spécifiait les termes de paie-
ment. Dans la Floride, le gouverneur avait simplement délivré aux
trois électeurs républicains des certificats déclarant qu'ils avaient
obtenu la majorité des sulfrages. Or celte déclaration était le résul-
tat d'une erreur commise, volontairement ou non, dans le recen-
sement des votes. Il n'était contesté par personne que la majorité
s'était prononcée en faveur des démocrates : il suffisait, pour recon-
naître l'erreur, d'additionner les relevés des paroisses, tels qu'ils
avaient été publiés par le gouverneur lui-même. Sur une requête
qui lui avait été présentée, la cour suprême de l'état, bien que
coujposée de trois juges républicains, avait à l'unanimité reconnu
qu'il y avait eu erreur d'addition. Le juge fédéral du district avait
l'ait la même déclaration. Il avait été, par suite, procédé à un nou-
veau recensement, dont le résultat était attesté par la signature des
deux tiers des membres de chacune des deux chambres. Le doute
n'était donc pas possible.
Ces faits n'étaient encore qu'imparfaitement connus lorsque le
congrès se réunit au commencement de décembre 1876; mais ce
qui en avait transpiré avait sulfi par exciter une grande fermen-
tation dans le Sud et pour répandre l'inquiétude dans le Nord et
dans l'Ouest. Le premier acte de la chambre des représentans,
où les démocrates étaient en majorité, fut de décider l'envoi dans
le Sud d'une commission avec mandat de faire une enquête sur
la façon dont les opérations électorales avaient été conduites. Les
républicains firent aussitôt voter par le sénat, où ils dominaient,
814 REVUE DES DEUX MONDES.
l'envoi d'une commission semblable afin qu'elle servît de contre-
poids et de contrôle à la commission de la chambre. Les deux
enquêtes furent donc conduites simultanément et dans un esprit
opposé ; néanmoins elles révélèrent assez de fraudes pour couvrir
de confusion les honnêtes gens du parti républicain et pour faire
reconnaître par les esprits les plus prévenus que les résultats élec-
toraux, dans les trois états contestés, étaient entachés de suspi-
cion légitime. Les républicains avaient d'autant plus sujet d'être
inquiets que, parmi les électeurs qui avaient dû voter pour M. Hayes,
on en signalait deux, l'un dans la Floride, l'autre dans l'Orégon,
comme étant encore investis d'emplois fédéraux au moment de
leur désignation et comme ayant été inéligibles aux termes de la
constitution. Il suffisait qu'une de ces deux voix fût retranchée à
M. Hayes pour que celui-ci n'eût plus la majorité absolue : dans
ce cas, il y avait ballottage, et c'était à la chambre des représentans
qu'il appartenait de choisir le président. Il n'était pas douteux que
le choix de la chambre ne se portât sur M. Tilden.
A mesure qu'on se rapprochait du second mardi de février, date
fixée par la constitution pour que le sénat procédât au recensement
officiel des votes du collège électoral présidentiel, l'agitation pre-
nait des proportions plus redoutables. Les intransigeans du parti
républicain, à la tête desquels étaient MM. Blaine, Gameron et Gon-
kling, n'hésitaient pas à soutenir qu'il ne fallait tenir aucun compte
des révélations des enquêtes ni des réclamations du Sud, que les
fraudes et les actes de violence avaient été à l'usage des deux partis
et se coaipensaient; le sénat devait s'en tenir aux faits publics et
acquis et proclamer M. Hayes comme le futur président ; le général
Grant et l'armée étaient là pour avoir raison de toutes les protesta-
tions. A ce langage comminatoire les démocrates répondaient par
d'égales menaces. Ils avaient pour eux le bon droit, ils ne se lais-
seraient pas enlever par la fraude ou la violence le fruit de leur
victoire. Au cas où le sénat proclamerait M. Hayes l'élu du pays, la
chambre des représentans opposerait à cette déclaration menson-
gère une protestation solennelle en faveur de M. Tilden; elle rejet-
terait le budget, elle refuserait tout subside au gouvernement, et
le l\ mars, M. Tilden serait reconnu président dans tous les états
où il avait obtenu la majorité. Si, des deux côtés, on ne voulait
écouter que les conseils de la passion, le gouvernement fédéral
allait être désorganisé; la confédération était exposée à se couper
en deux, comme après l'élection de Lincoln, et la guerre civile
était la seule issue qu'on pût entrevoir.
Gomment prévenir un conflit aussi funeste à l'honneur, au repos,
à tous les intérêts du pays? Où trouver une autorité dont la déci-
QUATRE ANNÉES DE l'hISTOIRE DES ÉTATS-UNIS. 815
sion pût être acceptée par tous sans que la soumission ressemblât
en rien à l'abdication d'un droit? Le général Grant avait été l'inter-
prète de tous les honnêtes gens du parti républicain lorsqu'il avait
dit à l'occasion de cette crise : « Aucun homme digne de la prési-
dence ne saurait consentir à l'occuper, s'il y était élevé par la
fraude. Chacun des deux partis peut supporter d'être déçu dans ses
espérances, mais aucun des deux ne peut consentir à l'emporter à
l'aide de résultats sur lesquels pèserait le soupçon de relevés illé-
gaux ou frauduleux. » C'était là le langage de la droiture et de l'hon-
nêteté; mais où était l'autorité qui prononcerait sur les questions
en litige entre les deux partis ? La constitution fédérale n'a rien prévu
pour la vérification des opérations électorales : le sénat n'est investi
d'aucun droit de contrôle sur les votes qui lui sont transmis, sous
la forme de bulletins cachetés, par les gouverneurs des états. L'opi-
nion la plus accréditée parmi les jurisconsultes ne lui attribue qu'un
simple pouvoir dcchiratif; c'est-à-dire que sa fonction se borne à
ouvrir les bulletins de vote en séance publique et à constater offi-
ciellement le nombre des suffrages obtenus par les candidats, sans
qu'il puisse se faire juge de la validité des suffrages exprimés.
Néanmoins, pendant la guerre civile et par un simple or îre du
jour, le sénat avait établi comme règle que, lorsque le vote d'un
état donnait lieu à contestation, il ne pouvait être rendu valable
que par une décision conforme des deux chambres. Il suffisait donc,
pour que le vote d'un état ne fût pas compté, que la majorité
d'une des deux chambres se prononçât pour son annulation. A
l'abri de cette jurisprudence, lors de la seconde élection du géné-
ral Grant, le sénat avait tenu pour non avenus les votes de l'Arkan-
sas parce que les bulletins de vote lui avaient été transrais sous un
pli scellé du cachet personnel da gouverneur et non du sceau de
l'état. Or il avait été établi, après 1 élection, que l'état d'Arkan-
sas n'avait ni armoiries ni sceau officiel et que, de tout temps, on
y avait procédé de la façon que le sénat avait déclarée irrégulière.
La majorité obtenue en 1872 par le général Grant était tellement
considérable que l'admission ou le rejet des votes de l'Arkansas ne
pouvait avoir aucune influence sur le résultat définitif. Néanmoins,
dès cette époque, les jurisconsultes se préoccupèrent des consé-
quences éventuelles d'une jurisprudence dans laquelle ils ne pou-
vaient s'empêcher de voir une véritable usurpation.
En présence du silence absolu de la constitution, quelle pouvait
être la valeur légale d'une simple décision du sénat? Le pays se
soumettrait-il à une jurisprudence créée dans une époque de lutte
et de trouble pour satisfaire les passions d'un parti disposant alors
d'une force irrésistible? Où conduirait d'ailleurs l'application de
cette jurisprudence, les deux chambres étant animées de sentimens
816 BEVUE DES DEUX MONDES.
absolument contraires? Si l'une frappait d'opposition les votes en
faveur de M. Tilden, l'autre ne manquerait pas de contester la vali-
dité de tous les suffrages accoj-dés à M, Hayes : les élections seraient
ainsi annulées en fait, et la confédération se trouverait sans prési-
dent et sans gouvernement. Cette perspective était loin de déplaire
à tout le monde : les républicains intransigeans soutenaient que,
dans ce cas, le général Grant conserverait le pouvoir jusqu'à ce
qu'il fût procédé à une nouvelle élection, et en s'attachant rigou-
reusement à la lettre de la constitution, on aurait pu prétendre que
cette élection ne pouvait valablement avoir lieu avant l'automne
de 1880, Il faut reconnaître, à l'honneur du général Grant, qu'il
repoussa de toutes ses forces une combinaison qui l'aurait laissé
en possession du pouvoir. Nul n'appuya plus énergiquement les
appels à la conciliation qui se faisaient entendre de toutes parts.
Un compromis fut donc proposé qui consistait à remettre à une
commission arbitrale l'examen et la décision de toutes les questions
litigieuses. Cette commission, qui serait investie des mêmes pou-
voirs que le congrès, devait se composer de cinq sénateurs, de cinq
représentans et de cinq des juges de la cour suprême. Celte inter-
vention du pouvoir judiciaire n'avait rien que de conforme aux idées
et à la pratique des Américains, la cour suprême étant l'inierprète
légal de la constitution et exerçant un véritable droit d'annulation
sur les lois particulières des états et même sur les lois votées par
le congrès, lorsqu'elle les juge contraires au pacte lédéral. Si le
conmierce et l'industrie, si tous les intérêts alarmés par la per-
spective d'une nouvelle guerre civile étaient unanimes à souhaiter
qu'une transaction mît un terme à l'agitation fiévreuse à laquelle
le pays était en proie, les hommes qui font une profession de la
politique et qui en vivent n'écoutaient que l'esprit de parti et refu-
saient de désarmer. Le compromis rencontra donc une opposition
ardente au sein du sénat, où les républicains avaient la majorité.
MM. Blaine et Hamlin, du Maine; les deux Cameron, de la Pensyl-
vanie, et M. Sherman, de l'Ohio, se signalèrent par leur acharne-
ment; mais M. Gonkling, de J\evv-York, confident habituel du
général Grant, et M. Frelinghuysen, du New-Jersey, qui devait à
son titre d'ancien vice-président des États-Unis une grande autorité
morale, rallièrent au compromis un certain nombre de voix répu-
blicaines et réussirent à le faire voter. L'opposition lut beaucoup
moins vive à la chambre ; toutefois signalons qu'au nombre de ceux
qui combattirent le compromis avec le plus de vivacité se trouva
M. Garfield, de l'Ohio, celui-là même qui vient d'être élu président.
Dès que la loi eut été votée, elle fut transmise au président, qui
s'empressa de la sanctionner et de la faire promulguer.
Un seul des sénateurs du parti démocratique, M. Eaton, avait
QUATRE ANNÉES DE l'hISTOIRE DES ÉTATS-UNIS. 817
parlé et voté contre le compromis, parce que la rédaction de la
loi, à son avis, ne donnait pas les garanties que son parti avait le
droit d'exiger. M. Eaton avait vu juste, et la plus cruelle déception
attendait les démocrates. Les deux chambres procédèrent immé-
diatement à la désignation des membres de la commission arbi-
trale. Conformément aux usages américains, qui sont les mêmes
que ceux du parlement anglais et qui veulent qu'on fasse dans
toute commission la part de la minorité, la chambre élut trois
démocrates et deux républicains; le sénat, à son tour, fit choix de
trois républicains et de deux démocrates. Les forces se trouvaient
donc balancées, et l'influence décisive allait demeurer à l'élément
judiciaire. Les convenances contraignaient la cour suprême à dési-
gner les plus anciens de ses membres. Les deux doyens se trouvè-
rent être deux démocrates; venaient ensuite deux juges apparte-
nant au parti républicain; le cinquième, M. Davis, était un
démocrate, mais à ce moment même la législature de l'illinois
l'élut pour représenter cet état au sénat, et le juge qui venait après
lii par rang d'ancienneté était un républicain ardent, à qui appar-
tiat ainsi la voix prépondérante, et qui était bien décidé à ne con-
sulter que les intérêts de son parti.
Xbusés par le titre de la commission arbitrale, les démocrates
avaient cru, en votant la loi, qu'ils auraient affaire à un véritable
tribunal qui se ferait juge de la validité des opérations électorales,
devant lequel ils pourraient produire les preuves qu'ils avaient réu-
nies et faire entendre les témoins qui avaient déjà comparu devant
les commissions d'enquête. Gela n'eut pas fait le compte des répu-
blicains, qui ne se dissimulaient pas l'impossibilité de contester les
fraudes commises dans la Louisiane et dans la Floride. Il fallait donc
supprimer toute discussion sur la moralité et la validité des suffrages
exprimés. La commission arbitrale à la majorité de huit voix contre
sept, commença par poser comme première règle de ses délibéra-
tions que son examen ne porterait que sur les documens qui lui
seraient transmis par le président du sénat avec les certificats joints
aux bulletins de vote. Cette première décision enlevait aux démo-
crates la possibilité de faire usage des preuves écrites et des docu-
mens recueillis dans la double enquête qui venait d'avoir lieu, et
de faire entendre des témoins à l'appui de leurs protestations.
Abordant ensuite le fond du litige, la commission décida, à la même
majorité de huit voix contre sept, qu'aux termes du bill de compro-
mis, elle avait les mêmes pouvoirs que les deux chambres du con-
grès, réunies en convention, mais que ses pouvoirs n'allaient pas
au-delà de ceux de la convention, et qu'elle ne pouvait les étendre :
par conséquent, il ne lui appartenait pas d'apprécier la validité
TOME XLIII. — 1881. ^^
818 BEVTJE DES DEUX MONDES.
et la régularité des opérations électorales, mission confiée dans
chaque état à la commission de recensement. Elle réduisait donc
son rôle à celui du congrès lui-même, c'est-à-dire à constater si les
déclarations des résultats du scrutin populaire émanaient de l'au-
torité qui avait mandat légal de faire ces déclarations, c'est-à-
dire des commissions de recensement ; si les votes des électeurs pré-
sidentiels avaient été transmis en bonne et due forme sous pli cacheté,
et s'ils avaient été accompagnés de certificats contresignés par
l'autorité compétente, c'est-à-dire par les gouverneurs. Grâce à
cette interprétation inattendue du compromis, la commission arbitrale
supprima donc complètement la discussion des points de fait et ruina
l'espérance légitime que les démocrates avaient conçue de faire
annuler les votes de quelqu'un des trois états objets du litige,
Touti^s les questions, y compris celles de l'éligibilité d'un électeur
de la Floride et d'un électeur de l'Orégon, furent résolues contre
les démocrates , et la commission arbitrale , opérant exactement
comme l'aurait fait le sénat lui-même, et tenant pour indiscutables
les bulletins de vote qui lui étaient remis, déclara que M. Hayes
ayant réuni 185 voix, c'est-à-dire la majorité absolue du collège
présidentiel, était élu président. Toutes les décisions furent rendues
à la même majorité, les huit membres républicains votant invaria-
blement dans un sens, et- les sept démocrates dans l'autre, sans
que personne, dans ce litige où aucun intérêt privé n'était en jeu,
se fît le moindre scrupule de n'écouter que l'esprit de parti.
Plus les espérances des démocrates avaient été grandes, plus
le désappointement fut amer. Les résolutions les plus violentes
se firent jour aussitôt: les décisions de la commission arbitrale
furent qualifiées d'ignoble escamotage, et il fut plus que jamais
question d'en appeler aux armes. La situation était d'autant plus
grave que l'on était arrivé aux derniers jours de février : le prési-
dent allait être désarmé par l'expiration légale de ses pouvoirs; le
congrès était paralysé par l'antagonisme qui existait entre les deux
chambres ; et les deux partis, enfiévrés par six mois de luttes
électorales et trois mois d'incertitude et d'anxiété, s'exaspéraient
l'un l'autre par un continuel échange de menaces et de défis.
Une te'le situation autorisait toutes les craintes; mais les États-
Unis firent voir, à l'occasion de cette crise, quelles épreuves redou-
tables peuvent être impunément traversées par une démocratie au
sein de laquelle les principes religieux et les sentimens conserva-
teurs ont gardé leur puissance et entretiennent dans la popula-
tion le respect du droit et l'obéissance à la loi. Une crise vient-elle
à se produire dans une telle démocratie, le véritable patriotisme,
le sentiment des devoirs qu'imposent à tous la préservation de
QUATRE ANNÉES DE l'hISTOIRE DES ÉTATS-UNIS. 819
l'ordre matériel et le souci du bien public, font taire l'esprit de
parti, dominent les passions politiques et font accepter les sacri-
fices d'opinions les plus douloureux.
On vit donc les hommes les plus considérables parmi les démo-
crates, ceux-là précisément que le triomphe de M. ïilden aurait
amenés au pouvoir, se mettre en avant pour fermer la bouche aux
intransigeans de leur parti, reconnaître que les républicains avaient
pour eux la lettre de la loi, que le compromis qui avait abouti à la
création de la commission arbitrale devait être observé, quelque
déception qu'il eût amenée, et que, l'élection de M. Hayes en décou-
lant nécessairement, il fallait préférer la défaite au déchirement de
la patrie. C'était déjà un résultat considérable que d'avoir coupé en
deux fractions égales le collège électoral et la nation; l'évidence
de l'injustice commise à l'égard du parti ne pourrait qu'accroître
et fortifier les sympathies qu'il avait reconquises au sein des popu-
lations du Nord : la résignation volontaire du Sud imposerait à ses
adversaires le respect, la justice et la modération. A la tête de ceux
qui tenaient ce sage et patriotique langage étaient MM. Lamar,
député de la Louisiane, et Wade Hampton, gouverneur élu de
la Caroline du Sud, dont le dévoùment aux intérêts du Sud ne pou-
vait être suspecté, car tous deux avaient fait leurs preuves, et leurs
paroles empruntaient à leur passé une irrésistible autorité.
Une réunion générale des représentans du parti démocratique
fut convoquée pour délibérer sur la conduite à tenir. A la suite
d'un débat orageux, il fut décidé, à la majorité de 60 voix contre 41,
qu'aucune opposition ne serait faite à la proclamation et à l'instal-
lation de M. Hayes, qu'on se bornerait à une simple protestation.
Les partisans de la conciliation firent remarquer que toute autre
conduite menait à la guerre civile et au renouvellement des
désastres dont le Sud se relevait si péniblement. Un appel à la
résistance aliénerait sans retour les populations du Nord, dont les
yeux commençaient à s'ouvrir sur les excès de toute sorte dont le
Sud avait soulfert. Il fallait, au contraire, se faire un argument
de l'injustice dont M.Tilden était victime et profiter du retour d'o-
pinion qui se produisait dans le Nord pour obtenir enfm la restitu-
tion de l'autonomie administrative des états du Sud et la fin du
régime militaire. Les mêmes orateurs firent valoir encore que, dans
le congrès nouveau dont les pouvoirs allaient commencer en même
temps que ceux du président, le 4 mars 1877, la majorité assurée
aux démocrates au sein de la chambre des représentans serait plus
forte encore que dans le congrès qui allait se séparer; que la majo-
rité républicaine du sénat serait fort affaiblie et qu'on avait l'espé-
rance d'arriver bientôt à l'égalité des forces. Le parti démocratique
820 REVUE DES DEDX MONDES,
aurait donc en main, par le budget, la disposition de la fortune
publi(]ue, et par les conditions qu'il pourrait mettre au vote des
crédits, il imposerait au gouvernement l'équité et l'impartialité
qu'il n'avait pu obtenir du général Grant que dans la dernière année
de sa présidence. Ces exhortations prévalurent sur les conseils de
la colère et de la passion.
Pendant que des efforts énergiques étaient faits pour calmer
l'irritatiod des députés du Sud, les idées de conciliation et d'apai-
sement faisaient également leur chemin au sein du parti républi-
cain. Le revirement incontestable qui s'était produit dans les
sentimens des populations du Nord se dessinait avec plus de force
depuis que les enquêtes avaient révélé l'état d'oppression dans
lequel les états du Sud avaient vécu pendant dix années, le gaspil-
lage et la dilapidation de leurs finances, et l'ilotisme politique dans
lequel la population blanche était maintenue avec l'assistance des
baïonnettes fédérales. Plusieurs députés républicains du Massa-
chusetts exprimèrent publiquement, avec autant de force que de
franchise, les sentimens que ces révélations éveillaient chez eux. 11
n'était point de républicain modéré qui ne reconnût la nécessité de
mettre fin à la pohtique de compression à outrance. Une entente
n'était donc pas imi)ossil)le : des ouvertures furent faites confiden-
tiellement aux amis de M. Hayes par les hommes les plus influens
du Sud. Ceux-ci se déclaièrent prêts à accepter et à laisser procla-
mer M. Hayes, si le nouveau président s'engageait à reconnaître
comme légitimement élus M. Wade Hampton et M. Nichoils, nom-
més gouverneurs, le premier dans la Caroline du Sud et le second
dans la Lousiane, à abandonner à leurs propres forces les soi-disant
gouverneurs républicains qui ne pouvaient espérer d'être installés
et maintenus que jjar l'emploi des troupes fédérales et l'effusion
du sang ; enfin à retirer du Sud les garnisons fédérales dès qu'une
expérience de quelques ujois aurait démontré que leur présence
n'était pas nécessaire au maintien de la tranquillité publique.
Les hommes du SuJ, on le voit, ne visaient qu'à reprendre en
main l'administration de leurs propres affaires : il était bien
plus important à leurs yeux d'être maîtres chez eux et de ne plus
se voir imposer par la force des représentans et des gouverneurs
qui les accablaient d'impôts et d'exactions que de faire asseoir
un homme de leur parti sur le fauteuil présidentiel. Ils n'avaient
lutté pour la présidence qu'en vue de reconquérir leur auto-
nomie administrative : si on la leur assurait, ils obtenaient le résul-
tat qu'ils avaient souhaité par-dessus tout ; ils faisaient bon marché
des honneurs et des profits attachés aux fonctions fédérales.
Les ouvertures confidentielles des chefs des démocrates furent
QUATRE ANNÉES DE l'hISTOIRE DES ÉTATS-UNIS. 821
accueillies favorablement par les amis de M. Hayes; et le lendemain
du jour où la réunion des démocrates avait décidé d'accepter les
décisions de la commission arbitrale, un ami intime de M. Hayes,
le représentant du district électoral de l'Ohio, dans lequel M. Hayes
réside et qu'il a représenté au congrès, prit la parole au sein de la
chambre et, se portant fort pour le futur président, déclara que
celui-ci regarderait comme un devoir de traiter tous les états avec
une égale impartialité, et d'assurer aux citoyens du Sud, quels que
fussent leurs antécédens et leurs opinions, la jouissance de leurs
droits civils et politiques dans toute leur plénitude. Cette déclara-
tion, faite avec une grande solennité, fut prise et acceptée comme
un engagement formel de la part du futur président.
II.
Avant de se séparer, la chambre des représentans, dont les pou-
voirs expiraient, vola une protestation dans la({uelle elle exprimait
la conviction que M. Tilden avait obtenu une majorité d'au moins
18 voix et qu'il avait été le véritable élu de la nation. Bien que
cette affirmation ne pût être contredite avec sincérité par personne,
la protestation de la chambre n'en était pas moins une affaire de
pure forme, et nul ne songeait plus à mettre, obstacle à la pro-
clamation et à l'installation du candidat républicain. Lorsque
M. Hayes se rendit de la Maison-Blanche au Gapitole pour prêter
serment de fidélité à la coiisiitution, des groupes nombreux firent
retentir sur le passage du cortège des cris de: uVive Tilden! » mais
tout se borna à cette inoiïensive manifestation, et dès que le prési-
dent parut sur l'estrade élevée en face du Gapitole, le silence s'éta-
blit de lui-même pour permettre à tous d'entendre le discours
qui devait formuler le programme de la nouvelle administration.
La plus grande partie de ce discours étaii consacrée à la situa-
tion des anciens états à esclaves. M. Hayes renouvelait, mais avec
plus de précision et de force, les engagemens qu'il avait pris dans
la lettre par laquelle il avait accepté la candidature à la prési-
dence (i). Il annonçait l'intention de poursuivre la pacification défi-
nitive du pays par le respect et la protection des droits constitu-'
tionnels de tous les citoyens, sans acception ni de parti ni de
couleur. En proclamant que 1*^ rétablissement de l'autonomie admi-
nistrative de tous les états était une nécessité impérieuse et que la
question se posait dans le Sud entre le gouvernement parla majorité
ou l'absence de tout gouvernement, entre le rétablissement de
{1) Voyez la Revue du 15 septembre IbTù.
822 REVDE DES DEDX MONDES.
l'ordre social, du travail et de la prospérité ou l'anarchie et le
retour à la barbarie, M. Hayes désavouait implicitement la poli-
tique violente et passionnée de son prédécesseur, qui, pendant le
cours de son administration, avait maintenu des minorités en pos-
session du pouvoir par l'assistance des forces fédérales. Les pre-
miers actes du président furent conformes à son langage. M. Hayes
accepta sans hésiter la démission de tous les ministres du général
Grant, même de M. Morrill, malgré les preuves de capacité que
celui-ci avait données dans la conduite des finances et malgré le
succès de l'emprunt de liOO millions de dollars qu'il avait émis
pour commencer la conversion de la dette fédérale. 11 tint à don-
ner une première satisfaction aux hommes du Sud en éloignant de
ses conseils, malgré les instances qui étaient faites auprès de lui, le
ministre de la guerre, M. Gameron, qui, au début de la lutte élec-
torale, avait adressé aux commandans des forces fédérales une cir-
culaire considérée comme une tentative d'intimidation à l'égard
des électeurs démocrates.
Pour composer son ministère, M. Hayes fit appel à des hommes
nouveaux, et il les choisit de préférence dans la fraction la plus
modérée du parti républicain. M. Evarts fut nommé secrétaire
d'état, c'est-à-dire ministre des affaires étrangères. Né à Boston en
1818, mais devenu citoyen de l'état de New- York, M. Evarts a la
réputation d'être le premier jurisconsulte et l'avocat le plus élo-
quent des États-Unis. La considération dont il jouit est égale à sa
réputation, et il a été plusieurs fois question de lui offrir la candi-
dature au poste de gouverneur de l'état de New-Yoi k, qui est, après
la présidence, la fonction élective la plus considérable des Etats-
Unis, M. Evarts a occupé le poste d'avocat-général, c'est-à-dire de
ministre de la justice dans le cabinet du président Lincoln; il a été
le conseil judiciaire et le principal défenseur du président Johnson,
lorsque celui-ci fut mis en accusation devant le sénat par une
chambre où dominait la fraction extrême du parti républicain. Il a
été un des trois jurisconsultes que le gouvernement fédéral chargea
de soutenir la cause des États-Unis devant le tribunal arbitral de
Genève, dans le litige relatif aux déprédations de VAlabama, et il
a dû à sa réputation d'éloquence d'être chargé de prononcer le dis-
cours d'ouverture de l'exposition organisée pour célébrer le cente-
naire de l'indépendance américaine. La popularité de M. Evarts
tenait moins encore à ses talens qu'à la modération notoire de ses
opinions. En 187/1, il avait flétri avec énergie, comme un acte d'in-
juste oppression, l'envoi dans la Louisiane d'un corps de troupes
fédérales, destiné à réinstaller par la force une administration qui ne
devait ses pouvoirs qu'à la fraude et qui avait été chassée par la
QUATRE ANNÉES DE l'hISTOIRE DES ÉTATS-UNIS. 823
population. Dès le début de la latte électorale, il s'était déclaré en
faveur des réformes administratives et de la punition des concus-
sionnaires, et bien qu'il eût .soutenu devant la commission arbitrale
la thèse favorable à la candidature de M. Hayes, il avait, à cette
occasion, prononcé sur les di'oits des états et les devoirs de l'auto-
rité centrale un discours qu'aucun démocrate n'aurait désavoué. Sa
présence dans le cabinet était donc une garantie pour le Sud.
M. Karl Schurz, appelé au ministère de l'intérieur, est un Alle-
mand qui s'est réfugié aux États-Unis après les événemens de I8Z18.
Il s'y est fait naturaliser et il est citoyen du Missouri. Pendant la
guerre de la rébellion, il a servi avec distinction dans l'armée fédérale,
à la tête d'une brigade exclusivement formée d'émigrans allemands;
ruais il a été un des premiers à recommander, après la victoire, la
modération et la justice vis-à-vis des vaincus. Sénateur pour le Mis-
souri, de 18(59 à 1875, il avait fait une opposition très vive à la
politique du général Grant, et il était devenu l'un des chefs du
groupe des républicains libéraux qui avaient combattu la réélection
du général. Il avait appuyé de sa parole et de son influence la can-
didature de M. Hayes, mais en se déclarant le partisan très résolu
de la réforme administrative. Le ministre de la guerre, M. Mac
Grary, de l'Iowa, avait chaleureusement appuyé le bill de compro-
mis au sein de la chambre des représentans. Le choix le plus signi-
ficatif était celui du directeur-général des postes, M. David Kay, du
Tennessee. Celui-ci était un démocrate de vieille roche et un ancien
l'ebelle : il avait pris parti pour le Sud avec la plupart de ses com-
patriotes, et il avait fait toutes les campagnesdela guerre de larébel-
îion comme colonel du IS'' régiment du Tennessee. A la mort de
l'ex-président Johnson, il l'avait remplacé au congrès fédéral
comme sénateur pour le Tennessee; mais il n'avait pas tardé à rési-
gner son mandat, afin de se consacrer exclusivement au barreau.
Il jouissait d'une grande considération dans le Sud. En l'appelant à
faire partie du cabinet, M. Hayes donnait le premier exemple d'un
président faisant entrer au conseil des ministres un représentant
du parti vaincu. Il va sans dire qu'avant M. Kay aucun rebelle am-
nistié n'avait rempli des fonctions fédérales de quelque importance.
Parmi les autres membres du cabinet, le ministre de la marine,
M. Piich-ird Thompson, de l'Indiana, et l'attorney-général, M. Devens,
du Massachusetts, n'avaient encore joué aucun rôle marquant et
n'avaient point d'antécédens qui les empêchassent de se rallier à
la politique de modération du président. Un seul ministre, celui des
finances, M. Sherman, de l'Ohio, frère du général en chef de l'ar-
mée fédérale, s'était montré hostile au compromis ; mais il était le
compatriote et l'ami personnel de M. Hayes : il passait pour fort
82Ù REVUE DES DEUX MONDES.
entendu dans les matières de finances, et cette réputation, qu'il
devait justifier, avait déterminé sa nomination.
L'opinion publique applaudit sans réserve à l'esprit qui avait
inspiré les choix de M. Hayes : ils n'en excitèrent pas moins un assez
vif mécontentement parmi les chefs du parti républicain. Ceux-ci
faisaient remarquer avec amertume que quatre des états qui avaient
voté pour M. Tilden, New-York, l'Indiana, le Missouri et le Ten-
nessee, avaient fourni des membres au cabinet, où les états qui
avaient donné la majorité au parti républicain ne comptaient que
trois représentans. Etait-ce ainsi que M. Hayes récompensait les
efforts et les sacrifices faits pour assurer le succès de sa candida-
ture? N'était-ce pas assez d'abandonner les administrations répu-
blicaines du Sud et de livrer ainsi un certain nombre d'états aux
anciens rebelles, fallait-il encore faire à ceux-ci une place dans le
gouvernement? La chambre des représentans avait dû se séparer
par suite de l'expiration de ses pouvoirs ; mais le sénat était demeuré
réuni en session administrative, parce que son approbation était
nécessaire pour rendre définitifs les choix que le président avait faits.
On appréhenda pendant quelques jours que le sénat ne refusât de
confirmer la nomination de quelques-uns des nouveaux ministres;
mais une scission s'opéra au sein de la majorité républicaine ; un
certain nombre de sénateurs du Nord annoncèrent l'intention de se
coaliser avec les démocrates, et la crainte d'un échec fit reculer les
mécontens. Tous les ministres furent confirmés dans leurs fonctions.
M. Hayes tint fidèlement tous les engagemens qui avaient été
pris en son nom. H voulut voir et fit venir à Washington la plupart
des hommes importans du Sud, et entre autres les gouverneurs
Wade Hampton et Nicholis, pour les interroger sur la situation des
états auxquels ils appartenaient. Aucun d'eux n'hésita à se porter
garant du maintien de l'ordre après le départ des troupes fédérales;
et sur la foi de ces promesses, le président retira les troupes
cantonnées dans le Sud, en ne laissant que les forces néces-
saires pour garder le cours du Rio-Gi ande et mettre le Texas à
l'abri des incursions des maraudeurs mexicains. Le départ des
troupes fédérales, en enlevant aux meneurs du parti républicain
dans le Sud le prestige qui faisait leur unique force, eut pour con-
séquence la dispersion ou l'abdication des législatures et des admi-
nistrations qui avaient usurpé la direction des atfaires locales.
L'agitation entretenue par des luttes aussi irritantes que stériles
disparut aussitôt : l'apaisement se fit dans les esprits, et le Sud ne
tarda pas à jouir d'un calme profond. Cette tranquillité ne fut même
pas troublée par les événemens graves dont les autres parties de
la confédération furent le théâtre pendant les mois de juillet et
QUATRE ANNÉES DE l'hISTOIRE DES ÉTATS-UNIS. 825
d'août 1877. On se souvient que, la stagnation des affaires et la
diminution du trafic ayant contraint les compagnies de chemins de
fer à réduire les salaires de leur personnel, une grève ou plutôt
une véritable conspiration s'organisa pour suspendre, dans le nord
et dans l'ouest de l'Union, le service des chemins de fer, de la poste
et du télégraphe. Cette grève ne prit fin qu'après des désordres et
des collisions sanglantes qui ont été racontées ici même (1).
M. Hayes n'hésita pas à prêter partout main forte aux adminis-
trations locales, désarmées ou impuissantes : il suppléa au petit
nombre des troupes fédérales en recourant aux équipages de la
flotte : la décision et l'énergie dont il fit preuve ne contribuèrent
pas médiocrement à hâter le rétablissement de l'ordre.
Aussitôt la clôture de la session, M. Hayes avait conçu le projet
de visiter les états du Nord, afin d'avoir occasion d'exposer et de
justifier sa politique aux yeux du gros de son parti. Il fut reçu à
merveille dans le Massachusetts, où les idées de modération domi-
naient; mais on lui donna le conseil de ne pas pousser sa tournée
au-delà de Boston. Dans les autres états de la Nouvelle-Angleterre,
il aurait trouvé ses adversaires maîtres du terrain, et ceux-ci auraient
pu profiter des réceptions publiques pour discuter et censurer
en sa présence la ligne de conduite qu'il avait adoptée. M. Hayes
déféra à ces conseils et retourna incontinent à Washington en traver-
sant les états du Centre, New-York, Naw-Jersey et la Pensylvanie,
où l'accueil qui lui fut fait ne laissa rien à désirer. La chambre des
représentans, dont les pouvoirs avaient expiré le û mars, absorbée
par la discussion du compromis et des décisions de la commission
arbitrale, n'avait pu terminer l'examen de plusieurs mesures impor-
tantes, et elle n'avait pas voté le budget de la guerre. Le président
avait donc songé à convoquer une session extraordinaire pour le
mois de juin, afin de remédier à cette omission. H abandonna ce
dessein afin de ne pas fournir à ses ennemis l'occasion d'une cam-
pagne parlementaire contre ses ministres et afin de laisser aux mé-
contentemens le temps de se calmer. Des banquiers consentirent à
avancer, sur la signature du ministre des finances, les sommes
nécessaires au paiement de la solde ; les traitemens des employés
furent suspendus, et la session extraordinaire fut ajournée à la
seconde moitié d'octobre. Avant la réunion du congrès, le président
résolut de parcourir les états du Sud afin de se rendre compte par
lui-même de l'état des choses depuis le départ des troupes fédé-
rales, dont les derniers détachemens avaient dû être rappelés pour
coopérer à la répression des désordres dans les états du Centre. A son
(t) Voyez la Revue du l'"" et 15 octobre 1877.
826 REVUE DES DEUX MONDES,
arrivée à Louisville, dans le Kentucky, M. Hayes fut reçu par la plu-
part des gouverneurs et des représentans des états du Sud, accourus
pour lui faire honneur. Chargé de porter la parole pour tous, M. Wade
Hampton prononça à celte occasion un discours qui eut un immense
retentissement. En rendant hommage à la politique conciliante du
président, en faisant l'éloge de sa droiture et de sa modération,
M. Wade Hampton rompit ouvertement avec les intransigeans du
Sud, non moins aveugles et non moins exaltés que ceux du Nord,
qui annonçaient déjà l'intention de profiter de la réunion du con-
grès pour mettre en question la validité des pouvoirs de M. Hayes
et rouvrir ainsi un débat irritant. L'orateur ne s'en tenait pas là :
en faisant ressortir l'esprit de justice qui animait les nouvelles
administrations du Sud, en annonçant l'observation fidèle de toutes
les lois rendues par le congrès pour consacrer les droits civils et
politiques des aft'ranchis, en protestant solennellement du respect
des hommes du Sud pour les faits accomplis et pour la législation
qui a sanctionné ces faits, M. Wade Hampton donnait aux républi-
cains modérés, au nom de ses compatriotes, toutes les assurances
et tous les gages qu'on pouvait exiger de gens d'honneur. C'est
ainsi que ce discours fut interprété ; il fut considéré comme un
appel à la concorde et à l'oubli définitif des luttes du passé. Tandis
que le voyage de M. Hayes dans la vallée du Mississipi et son retour
par les états riverains de l'Atlantique n'étaient qu'une suite d'ova-
tions, les conventions ou réunions préparatoires, convoquées par le
parti républicain dans l'Ohio, le Minnesota, la Pensylvanie, le New-
Jersey, le Massachusetts, pour faire choix des candidats que le
parti devait soutenir aux élections d'automne, votaient des résolu-
tions approbatives de la politique du président.
L'harmonie était loin de se rétablir au sein du parti républicain:
le résultat des élections d'automne ne fit qu'ajouter aux griefs
des mécontens. Non-seulement les démocrates reconquirent leur
ancienne prépondérance d.ms tous les états du Sud, mais plusieurs
états du Centre où ils avaient échoué l'automne précédent, et
notamment les grands états de Pensylvanie et d'Ohio, leur donnè-
rent l'avantage. Ce dernier coup était le plus sensible : la révolu-
tion administrative qui s'opérait dans les états du Sud retirait à une
foule d'aventuriers venus du Nord les places dont ils s'étaient em-
parés ; mais elle était prévue et ne dissipait aucune illusion : la
volte-face des grands états du Centre menaçait l'existence même
du parti républicain. Au lieu de voir dans ce changement une
réaction contre la politique à outrance du général Grant, les me-
neurs républicains persistaient à ne l'attribuer qu'à l'aveuglement
et à la faiblesse de M. Hayes, qui décourageait et désorganisait le
QUATRE ANNÉES DE l'hISTOIRE DES ÉTATS-UNIS. 827
parti par la condescendance qu'il montrait pour ses adversaires. Le
président faisait si bien les affaires des démocrates que, dans son
propre état d'Ohio, il n'avait pu préserver ses amis personnels
d'une défaite. iN'était-il pas temps de l'arrêter dans cette voie? ne
devait -on pas mettre à profit le contrôle que le sénat exerce sur
les nominations et sur la haute administration, et s'en servir pour
tenir le président en échec? Telles furent les questions que les
sénateurs de la Nouvelle-Angleterre examinèrent entre eux sur
l'initiative et sous la présidence de M. Blaine, lorsque le congrès
se fut assemblé. Ce premier conciliabule fut suivi d'une réunion
de tous les sénateurs républicains, convoqués tout exprès pour
arrêter la ligne de conduite à suivre vis-à-vis du président.
M. Blaine, qui était l'âme de ce mouvement, se trouva, par suite
d'une indisposition, hors d'état d'assister à cette réunion; mais son
collègue, M. Hamlin, se chargea de faire connaître sa manière de
voir. La discussion fut orageuse : M. Conkling attaqua le président
avec une extrême vivacité; il fut appuyé par ]VL\L Edmunds,
Ogelsby, Howe, Mitchell et Wedieigh; mais, à leur grande sur-
prise, M. Hayes trouva dans MM. Christiancy, Hoar, Dawes et Mat-
thews des défenseurs énergiques. Il fut bientôt manifeste que, sur
trente-cinq sénateurs présens, dix au moins refuseraient de s'asso-
cier à la campagne projetée contre le président. M. Gonkling n'avait
parlé de rien de moins que de rejeter toutes les nominations faites
par le président, à moins qu'elles n'eussent pour motif le rem-
placement de sujets frappés d'indignité. Moins absolu, M. Edmunds
se bornait à demander qu'on ne confirmât point la nomination de
M. Harlan, récemment appelé à la cour suprême, et quelques nomi-
nations qui avaient eu lieu pour les états du Sud. La minorité
déclara résolument qu'elle ne permettrait pas à M. Gonkling et à ses
amis d'abuser de la majorité que les républicains possédaient
encore dans le sénat pour créer un conflit permanent entre cette
assemblée et le président : rien ne justifiait une pareille conduite,
qui serait jugée sévèrement par l'opinion publique ; elle ne pouvait,
d'ailleurs, avoir d'autre résultat que de contraindre M. Hayes,
comme autrefois M. Tyler, à se jeter dans les bras de ses anciens
adversaires et de mettre au service des démocrates l'autorité et
l'influence de la première magistrature. En présence de cette atti-
tude de la minorité, les meneurs abandonnèrent successivement
toutes leurs propositions, et l'on s'arrêta de commun accord à une
démarche à faire auprès du président pour lui demander qu'à
l'avenir, quand il s'agirait de pourvoir, dans le Sud, à des fonc-
tions judiciaires ou à des postes permettant d'influer sur les élec-
tions, il ne fît tomber ses choix sur des démocrates qu'à défaut de
candidats républicains d'un caractère irréprochable.
828' KEVDE DES DEUX MONDES.
Les nominations faites par le président en dehors des influences
politiques, tel était, on le voit, le principal, pour ne pas dire
l'unique grief des mécontens du sénat. Rien ne montre mieux
quelle distance sépare la théorie de la pratique et avec quelle faci-
lité merveilleuse les partis oublient et les promesses qu'ils ont
faites et les reproches qu'ils ont adressés à leurs adversaires. En
1876, pendant la lutte pour la présidence, aucune question ne sem-
blait tenir plus de place dans les préoccupations de l'opinion
publique que la réforme des services publics. La nécessité de cette
réforme formait le plus beau morceau du programme de M. Til-
den; mais M. Hayes n'avait pas été moins éloquent sur ce cha-
pitre. De l'aveu des deux concurrens, la politique avait envahi et
corrompu toutes les administrations : les fonctionnaires n'étaient
plus nommés pour leur mérite, mais pour leurs opinions et leurs
relations; ce n'était plus par le travail et la bonne conduite, c'était
par les services électoraux que l'avancement s'obtenait. Les deux
concurrens avaient promis à l'envi de couper le mal à la racine en
n'ayant plus égard pour les nominations aux recommandations poli-
tiques et en tenant la main à ce que les fonctionnaires demeuras-
sent désormais en dehors des luttes électorales. C'étaient les efforts
honorables tentés par M. Hayes pour tenir cette promesse qui sou-
levaient contre lui le mécontentement de son parti.
Nommés pour deux années seulement à l'élection directe, soumis
à toutes les variations du suffrage universel et confinés par la con-
stitution dans des attributions bien définies, les représentans ne
pèsent pas d'un grand poids dans la balance politique, et leur hos-
tilité ne pouvait avoir de graves conséquences pour le président;
il n'en était pas de même des sénateurs, sous le contrôle desquels
tombent tous les détails de l'administration. Élus pour six années
par les législatures locales et à raison de deux seulement par état,
les sénateurs sont de tout autres personnages que les représentans.
Il leur faut, pour arriver au congrès, des relations étendues, une
influence sérieuse et une grande notoriété. Aussi les sénateurs
sont-ils, dans choque état, les chefs naturels du parti qui les a
nommés ; ce sont eux qui donnent l'impulsion, qui provoquent les
candidatures, qui préparent et dirigent les élections de tous les
degrés. Le sénateur qui avait contribué de son influence, de sa
parole et souvent de sa bourse à l'élection d'un président, se croyait
un droit imprescriptible à réclamer pour ses protégés tous les
emplois fédéraux qui venaient à vaquer dans son état. Il remplis-
sait ainsi les services publics de ses créatures : les fonctionnaires
qui lui devaient leur nomination et qui attendaient de lui leur
avancement devenaient entre ses mains des agens électoraux dévoués,
se mettaient en avant pourfaire partie des comités et des assem-
QUATRE ANNEES DE L'hISTOIRE DFS ÉTATS-UNIS. 8*29
blées préparatoires, n'épargnaient aucun eflort pour faire adopter
par ces assemblées les candidatures qui leur étaient désignées et
qu'ils appuyaient ensuite auprès des électeurs de toute l'influence
que leur donnaient leurs fonctions. C'est ainsi que sénateurs et
représentans se chargeaient de pourvoir aux fonctions publiques et
qu'à leur tour les fonctionnaires se chargeaint de faire réélire séna-
teurs et représentans. Est-ce seulement aux États-Unis qu'on a vu
ce cercle vicieux s'établir au détriment du service public?
Malgré la solennité des promesses faites au nom de leur propre
parti pendant la période électorale, les meneurs républicains n'a-
vaient jamais imaginé qu'il pût venir à l'esprit du président et de
ses ministres de ne pas faire d'exception en faveur de leurs amis
politiques. La réforme administrative devait consister à ne tenir
aucun compte des recommandations des sénateurs démocrates;
mais pouvait-on songer à ruiner l'influence des sénateurs républi-
cains et à détruire le travail de plusieurs années en rompant les
mailles du filet dans lequel on avait enveloppé les électeurs?
M. Hayes, qui s'était interdit de viser à une réélection, se tenait
pour lié par les engagemens qu'il avait pris en acceptant la candi-
dature et qu'il avait renouvelés dans son discours d'inauguration.
« J'appelle l'attention du pays, avait-il dit le h mars, sur l'impor-
tante nécessité de la réforme dans les services civils, réforme qui
ne doit pas porter seulement sur certains abus, sur certaines pra-
tiques du patronage, dit officiel, sanctionné par l'habitude dans plu-
sieurs départemens de notre administration, mais qui doit effectuer
un changement dans le système même des nominations , réforme
enfin qui doit être rationnelle et complète et être un retour aux
maximes des fondateurs de notre gouvernement. Ceux-ci n'avaient
jamais attendu ni désiré de la part des fonctionnaires publics aucun
service de parti. Ils entendaient que les fonctionnaires publics
devaient tous leurs services au gouvernement et au peuple. Ils vou-
laient que l'emploi fût permanent tant que la réputation person-
nelle de l'occupant demeurerait intacte et que la manière dont il
remplirait ses devoirs serait satisfaisante. Ils entendaient que les
nominations aux emplois ne seraient ni faites ni espérées en récom-
pense de services de parti, ni simplement sur les recommanda-
tions des membres du congrès, comme si ceux-ci avaient un titre
quelconque à exercer une influence décisive sur ces nominations. »
Il est impossible d'imaginer rien de plus net et de plus précis
qu'un pareil langage. M. Hayes était donc conséquent avec lui-
même en tirant de leur léthargie les commissions d'examen qui ne
fonctionnaient plus que pour la forme et en restituant un caractère
sérieux à l'obligation du certificat de capacité pour entrer dans un
830 KEVUii 1. :S DEUX MONDjîS,
service public. A l'approciie des élections d'automne, une circu-
laire adressée à tous les fonctionnaires fédéraux avait invité ceux
qui faisaient partie de comités ou d'organisations électorales per-
manentes à s'en retirer immédiatement et avait interdit à tout agent
fédéral, sous pei le de destitution, de faire désormais partie d'au-
cun comité, d'aucune assemblée préparatoire, d'aucune convention.
Cette circulaire fut commentée publiquement par M. Sherman,
pendant une tournée qu'il fit dans l'Ohio. Le ministre des finances
expliqua que toute liberté était laissée aux fonctionnaires fédéraux
de donner cours à l'ours préférences personnelles et même de les
faire connaître par la parole ou par l'impression, mais qu'il leur
était interdit de jouer un rôle actif dans une organisation électo-
rale quelconque. Gela était à merveille, mais le gouvernement
aurait-il la force de faire observer une règle aussi contraire à des
habitudes invétérées I
M. Gonkling, qui était l'homme le plus considérable du parti
républicain dans le New-York, attachait une grande importance
aux élections de cet état, en prévision du jour où il aurait à solli-
citer le renouvellement de son mandat de sénateur; il s'était habi-
tué à y e^ ercer, grâce à la faveur du général Grant, une influence
sans rivale et à y disposer de tous les emplois. G'était sur le pres-
tige qu'il avait acquis ainsi que reposaient ses espérances d'être
élevé un jour à la présidence. A son instigation, trois des principaux
fonctionnaires fédéraux de iNew-York acceptèrent de faire partie de
la convention préparatoire chargée de désigner les candidats répu-
blicains dans les élections d'automne; M, Gornel, qui occupait les
fonctions de directeur des douanes, le poste le plus important et le
mieux rétribué de tout le service financier, brigua ouvertement et
obtint la présidence de la convention. 11 était impossible de jeter
un défi plus direct au premier magistrat de la république , et si
M. Hayes fermait les yeux sur une insubordination aussi flagrante,
c'en était fait de ses promesses et de toute tentative de réforme.
Le président n'hésita pas et frappa immédiatement les trois fonc-
tionnaires désobéissans. La nomination de leurs successeurs devait
être confirmée par le sénat, et c'était là que M. Gonkling attendait
le président. Aux termes d'un amendement introduit dans la con-
stitution, pendant la guerre civile, pour désarmer le président
Johnson de sa plus importante prérogative, le président n'a plus le
droit complet de révocation; il ne peut plus que suspendre les
fonctionnaires, et si le nouveau titulaire qu'il présente pour un
poste n'est pas agréé par le sénat, le fonctionnaire suspendu
reprend ses fonctions. M. Gonkling combattit de toutes ses forces
la confirmation du successeur donné à M. Gornel, et comme celui-ci
QUATRE ANNÉES DE L'iIISTOIBE DES ÉTATS-UNIS. 831
était un vétéran du parti républicain et comptait beaucoup d'amis
au sein du sénat, sa cause trouva des défenseurs zélés. Les démo-
crates assistaient avec une satisfaction maligne à cette querelle de
ménage, et comme la plupart d'entre eux s'abstinrent à dessein de
voter, M. Conkling l'emporta, et le successeur de M. Gornel ne fut
pas confirmé.
Les deux autres fonctionnaires, qui n'avaient pas rendu des ser-
vices aussi signalés à leur parti ou qui ne comptaient pas des amis
aussi nombreux dans le sénat, furent moins heureux. L'opinion
publique se prononçait pour le président; beaucoup de gens étaient
d'avis que le sénat avait fait abus du droit de confirmation que la
constitution lui attribue. Ce droit lui a été donné en vue de pré-
venir le favoritisme et la nomination de sujets incapables ou indi-
gnes; en s' arrogeant la faculté de rejeter même des sujets irrépro-
chables, le sénat empiétait sur les prérogatives du pouvoir exécutif,
et il pouvait, par une série d'exclusions systématiques, arriver à
imposer indirectement les candidats d'une coterie politique. Sous
l'empire de cette impression de l'opinion et pour constater qu'ils
ét^iient maîtres du terrain, les sénateurs démocrates donnèrent l'ap-
point de leurs voix à la minorité républicaine et firent confirmer les
autres candidats du président.
Le vote en faveur de M. Gornel avait eu lieu le jour même où le
congrès se séparait pour les vacances de Noël. Les chambres ne
reprirent leurs travaux qu'au milieu dn janvier : cet intervalle avait
suffi pour calmer les passions qui étaient en jeu. On avait réfléchi des
deux parts, et d'activés démarches furent entreprises pour amener
un rapprochement entre le président et les mécontens. Le succès de
ces démarches fut rendu plus facile par les fautes du parti démo-
cratique, qui ne tarda point à adopter, dans les questions finan-
cières et économiques, une ligne de conduite tout à fait contraire
aux vues du président. Disons tout de suite que la réforme admi-
nistrative fit les frais de la réconciliation. Le président se borna à
maintenir en place les fonctionnaires qui se conduisaient bien et à
refuser les révocations ou les déplacemens qui lui étaient demandés
sans motif sérieux; comme il s'était entouré d'honnêtes gens, que
le contrôle incessant d'une chambre hostile tenait les chefs de ser-
vice sur leurs gardes, on ne vit se renouveler aucun des scan-
dales qui avaient marqué l'administration précédente et soulevé
une si violente animadversion. 11 ne fut plus question d'introduire
de nouvelles règles pour réprimer des abus qui avaient cessé d'exis-
ter, et, grâce à l'empire des mœurs et de l'habitude, personne ne
songea plus à s'étonner que les ministres du président, poursuivis
d'attaques continuelles, préférassent pour les emplois vacans les
832 REVDE DES DEUX MONDES,
candidats de leurs amis à ceux de leurs adversaires. La réforme
administrative avait vécu.
III.
La prospérité des États-Unis était loin de se relever des atteintes
que lui avait portées la crise de 1873; les résultats de l'année 1877
ne furent pas plus favorables que ceux de l'année précédente. Dès les
premiers jours de l'hiver, les faillites commencèrent à se multiplier,
et le nombre s'en accrut encore considérablement dans les deux pre-
miers mois de 1878. Quelques personnes prétendaient bien que les
maisons qui succombaient ainsi l'une après l'autre étaient celles
dont l'existence avait été indûment prolongée par des expédiens
et par l'abus du papier de circulation, et que leur disparition, en
débarrassant le marché américain d'élémens sans force et sans
moralité, rendrait aux affaires une assiette plus solide; mais l'es-
prit public n'en était pas moins frappé de cette multiplication de
sinistres financiers. La propriété foncière ressentait elle-même le
contre-coup de cette émotion; elle était atteinte d'une dépréciation
considérable, et nombre de prêteurs sur hypothèque renonçaient
à exécuter leur gage pour ne pas avoir à subir une perte plus
forte encore que l'abandon des intérêts qui leur étaient dus.
Les possesseurs des plus grands domaines ne trouvaient plus à
emprunter sur leurs propriétés, et il ne se faisait plus d'affaires
commerciales qu'au comptant. La disparition presque complète
du papier de commerce enlevait aux banques des états riverains
de l'Océan l'aliment principal de leurs opérations, et comme
ces établissemens avaient à payer au percepteur fédéral et au
percepteur de leur état des taxes fort lourdes qui s'élevaient
ensemble à 5 pour 100 de leur capital social , ils avaient presque
tous cherché dans une réduction de ce capital un allégement aux
charges accablantes qui pesaient sur eux. Leur revenu le plus net
provenait des fonds publics, dont ils se rendaient acquéreurs pour
ne pas laisser sans emploi les billets qu'ils étaient autorisés à
émettre et que le commerce recherchait pour les paiemens à opérer
à l'intérieur.
Les états de la vallée du Mississipi, habitués à trouver dans les
banques des états atlantiques les capitaux dont ils avaient besoin,
souffraient plus que tous les autres du resserrement général du
crédit. Au moment de la fièvre des chemins de fer, les états, les
comtés et les villes avaient emprunté à l'envi, et sans discuter le
taux de l'intérêt, des sommes considérables pour aider à la con-
QUATRE ANNÉES DE l'hISTOIRE DES ÉTATS-UNIS. 835
struction des voies ferrées et pour exécuter des travaux d'utilité
publique. La dette des divers états s'élevait à un milliard, et on ne
pouvait évaluer à moins d'un milliard et demi les dettes des comtés
et des villes ; les intérêts de cet énorme capital avaient cessé d'être
payés; les sommes immenses englouties dans la construction
des chemins de fer étaient également improductives par suite de
l'insuffisance du trafic. L'Ouest succombait donc sous le poids de
ses dettes, il vendait mal ses produits, et il n'avait ni argent ni
crédit. Un état de souffrance général avait donc succédé à une
période de prospérité plus [apparente que réelle; et comme cette
prospérité avait coïncidé avec la diffusion du papier-monnaie, la
plupart des hommes de l'Ouest étaient imbus de cette idée fausse
que la multiplication des signes monétaires, n'eussent-ils par eux-
mêmes aucune valeur intrinsèque, doit avoir pour conséquence
nécessaire l'abondance et le bon marché des capitaux. Tout le mal
provenait donc, à leur avis, des efforts qui avaient été faits pour
retirer de la circulation les greenbacks, c'est-à-dire les assignats
émis par le gouvernement fédéral pendant la guerre. Ces tentatives
étaient le résultat d'un calcul égoïste des capitalistes et des rentiers
de l'Est, qui visaient à raréfier les capitaux pour faire hausser
le prix de l'argent et augmenter leurs profits. Il suffisait, pour
déjouer ces calculs, d'arrêter le retrait des assignats, et d'élargir
la circulation en rendant cours à l'argent, qu'on avait démonétisé.
Telles étaient les idées qui avaient cours dans l'Ouest; elles
furent épousées avec ardeur par les démocrates du Sud. Les états
du Sud étaient moins endettés que ceux de l'Ouest, parce qu'ayant
cessé de payer aucun intérêt à leurs créanciers dès les premiers
jours de la guerre civile, ils n'avaient plus trouvé de prêteurs au
rétablissement de la paix ; mais ils souffraient également de la pénu-
rie de l'argent, et ils croyaient avoir tout intérêt à faire cause
commune avec l'Ouest dans les questions économiques pour recon-
quérir, avec l'aide de cet allié puissant, leur ancienne prépondé-
rance politique. Un concert s'établit donc aisément pour battre en
brèche la mesure législative qui avait imposé au gouvernement
fédéral l'obligation de reprendre, à partir du l*' janvier 1879, les
paiemens en espèces et, par conséquent, fixé implicitement à la
même date la cessation du cours forcé des assignats. On n'osa point
demander tout d'abord le rappel d'un bill qui était dû à l'initiative
du général Grant et dont la défense avait fait partie du programme
républicain , — on se serait heurté à la majorité républicaine du
sénat, — mais on tendit au même but par des voies détournées. Le
ministre des finances, pendant l'année 1877, avait consacré les
excédens budgétaires à retirer de la circulation les petites coupures
TOME XLIII. — 1881. 63
83/i REVUE DES DEUX MONDES,
des assignats qui se détérioraient rapidement et dont le remplace-
ment constituait une véritable charge pour le trésor fédéral. La
chambre lui interdit de poursuivre cette opération et d'appliquer
aucune partie des ressources publiques au retrait des assignats en
circulation. De plus, dès les premiers jours de la session extraor-
dinaire qui s'était ouverte, le 15 octobre 1877, un démocrate,
M. Bland, avait présenté un bill qui imposait au ministère des
finances de reprendre la frappe des dollars d'argent au titre de
/il2 grains 1/2, et qui rendait les nouveaux dollars valables pour
tous les paiemens soit du trésor, soit des particuliers. Sans même
attendre le vote de ce bill, quelques états de l'Ouest, notamment
rillinois, par une véritable usurpation sur les droits du congrès,
attribuèrent aux monnaies d'argent le cours légal et une valeur
libératoire illimitée dans toute l'étendue de leur territoire.
P Gomme l'argent, au cours auquel il était alors, perdait de
8 à 10 pour 100 sur l'or, la conséquence forcée du bill de
M. Bland était une banqueroute partielle. Les partisans du bill
ne contestaient pas cette conséquence , mais ils prétendaient
qu'elle n'était qu'une représaille légitime. Le montant des emprunts
contractés par l'Ouest, soit par les états, soit par les particuliers,
avait été versé en un papier plus ou moins déprécié : en rendant
obligatoire le paiement en or à partir d'une date fixe, le congrès
avait imposé aux emprunteurs de rembourser plus qu'ils n'avaient
réellement reçu : en leui- permettant de s'acquitter soit en argent
soit en assignats, la nouvelle législation ne ferait que rétablir
l'équilibre. Le débiteur s'attribuait donc le droit de mettre son
créancier à la portion congrue; il était impossible de faire meil-
leur marché des contrats. Le gouvernement américain ne pouvait
point ne pas se préoccuper des conséquences que de semblables
prétentions devaient avoir nécessairement pour le crédit de
l'Union. A l'ouverture de la session ordinaire, le premier lundi de
décembre, le président Hayes, dans son message, et le ministre
des finances, dans son rapport au congrès, combattirent de toutes
leurs forces le bill de M. Bland et les étranges théories sur les-
quelles il était fondé. Le président, tout en admettant qu'il pouvait
y avoir lieu de frapper des espèces d'argent et de revenir à une cir-
culation bimétallique, protestait énergiquement contre toute atteinte
aux engagemens pris vis-à-vis des créanciers de l'État. « Je re-
commande, disait-il, que toute mesure établissant le monnayage
de l'argent exempte la dette publique émise jusqu'ici du paie-
ment, soit du capital, soit des intérêts en espèces d'une valeur
moindre que la monnaie d'or actuelle du pays. » M. Sherman
demandait, de son côté, « qu'une disposition expresse prescrivit
QUATRE ANNÉES DE l' HISTOIRE DES ETATS-UNIS. \855
l'emploi de l'or seul pour le paiement du principal et des inté-
rêts des rentes émises depuis février 1873 pour une valeur de
592,990,700 dollars et même pour les rentes émises avant la dé-
monétisation de l'argejit. » A l'appui de ses recommandations, le
ministre faisait valoir le préjudice que la seule présentation du
bill avait suffi pour porter au crédit public. Le congrès avait auto-
risé dans la session précédente l'émission jusqu'à concurrence de
AOO millions de dollars d'un emprunt en Ii pour 100 destiné à
rembourser les obligations 5 et 6 pour 100 qui arrivaient à échéance
en 1878 et 1879. Sur ces 400 millions, 75 devaient, à titre
d'essai, être mis à la disposition du public par voie de souscription
directe aux caisses du Trésor; le surplus devait être placé, autant
que possible, en Europe par l'entremise de banquiers. Le Trésor
avait écoulé sans peine la première partie de l'emprunt, mais
pour le reste, les ventes s'étaient arrêtées, le ministre appréhen-
dait de voir retirer les propositions qu'il avait reçues, et il
avait sujet de craindre que les détenteurs des fonds américains en
Europe ne les fissent vendre aux États-Unis pour se mettre à l'abri
d'une législation préjudiciable à leurs intérêts.
Les états riverains de l'Atlantique qui servent d'intermédiaires
commerciaux entre la vallée du Mississipi et l'Europe n'étaient pas
atteints moins directement dans leurs intérêts que les créanciers
de la confédération. Ils allaient être contraints d'accepter en
argent le remboursement de marchandises livrées ou de crédits
ouverts en vue d'un remboursement en or; et vis-à-vis de leurs créan-
ciers étrangers, à qui ils ne pourraient imposer la même obligation,
ils seraient tenus de s'acquitter en or ou de subir sur le prix des mar-
chandises une augmentation correspondante à la dépréciation de l'ar-
gent. Les intérêts menacés se défendirent énergiquement. Les ban-
ques de iNew-York. furent les premières à se concerter et à prendre
l'engagement réciproque de ne plus faire de prêts, de ne plus ouvrir de
crédits, de ne plus livrer de marchandises aux gens de l'Ouest, sans
insérer dans le contrat à intervenir l'obligation expresse de payer tout
en or. La ville de Chicago dans l'Illinois, la ville de Gleveland dans
l'Ohio, d'autres villes de l'Ouest, qui avaient besoin d'argent, essayè-
rent vainement de négocier des emprunts sur la place de New-York :
elles ne purent réussir à trouver prêteurs, même en offrant un
intérêt de 7 et 8 pour 100. Une réunion générale de tous les éta-
blissemens de crédit, de toutes les compagnies d'assurance, de toutes
les caisses d'épargne, en un mot de tous les établissemens qui
avaient des capitaux à placer, fut convoquée à New- York pour
nommer un comité chargé de rédiger un mémoire qui serait pré-
senté au président et au congrès. Ce mémoire reçut l'adhésion
83fî BEVUE DES DEUX MONDES.
même des banques de la Louisiane, dont l'intervention démontra à
quel point le monde commercial était unanime sur cette question ;
et une députation de banquiers s'établit en permanence à Washin-
gton pour combattre le projet de M. Bland.
Rien n'y fit : Topinion se prononçait dans tout l'Ouest avec une
force irrésitible : en outre, les propriétaires des mines d'argent
qui avaient quelque peine à écouler le produit de leur extraction,
et qui comptaient trouver dans le trésor fédéral un acquéreur ré-
gulier et d'une solvabilité incontestable, ne ménageaient point les
sacrifices pour recruter des adhérens à la remonétisation de l'ar-
gent. L'opposition alla en s'afTaiblissant : les républicains du sé-
nat, abandonnés par leurs collègues de l'Ouest, s'estimèrent trop
heureux de maintenir intact le bill relatif à la reprise des paiemens
en espèces, et bornèrent leurs efforts à introduire dans le bill Bland
des amendemens qui en restreignaient la portée. Après trois mois
de discussions passionnées, toutes les ressources de la stratégie
parlementaire se trouvant épuisées, le bill fut voté à une majorité
qui, dans chacune des deux chambres, excédait les deux tiers et
qui en assurait ainsi l'adoption définitive. Néanmoins, le prési-
dent, convaincu qu'il avait un devoir à remplir, n'hésita pas à user
de son veto. Le message qu'il adressa aux deux chambres motivait
ce veto sur ce que la loi sanctionnait la violation des engagemens
publics et privés, et sur ce qu'elle portait une grave atteinte au
crédit public : les fonds fédéraux ayant été vendus contre de l'or à
la condition qu'ils seraient remboursés en or, l'intention de les
rembourser en argent ne pouvait manquer d'être considérée comme
un manque de foi. Le défaut capital du bill était de ne contenir
aucune disposition pour protéger éventuellement les créances pré-
existantes dans le cas où la nouvelle monnaie d'argent viendrait à
avoir moins de valeur que la monnaie qui seule avait cours légal au
moment où les dettes avaient été contractées. Le président décla-
rait donc ne pouvoir sanctionner un bill, qui autorisait la violation
des obligations les plus sacrées, et il terminait en exprimant la
conviction profonde que, si le pays devait retirer quelque avantage
du monnayage de l'argent, ce ne pouvait être qu'en frappant des
dollars d'une valeur correspondante aux obligations à remplir vis-
à-vis des créanciers.
Quelque justes et quelque sensées que fussent ces observations,
le congrès ne s'arrêta point à les discuter : les deux chambres
votèrent à nouveau le bill sans aucun débat ; deux heures et demie
après la réception du message, le bill était renvoyé au président,
voté à des majorités plus, fortes qu'avant le veto, 196 voix contre 73
dans la chambre des représentans, et A6 voix contre 19 dans le
QUATRE ANNÉES DE L'iIISTOIRE DES ÉTATS-UNIS. 8S7
sénat. Le bill, tel qu'il devenait loi, était fort court. Il imposait au
ministre des finances d'acheter mensuellement, au prix courant
du marché, de deux à quatre millions de dollars de métal argent
et de faire frapper immédiatement des dollars d'argent de
Zil2 grammes 1/2, qui seraient monnaie légale à leur valeur
nominale pour l'acquittement de toutes dettes publiques ou pri-
vées. Tout détenteur d'espèces d'argent pourrait les déposer au
trésor contre des certificats d'égale valeur qui ne devraient pas
être inférieurs à 10 dollars. Ces certificats auraient valeur libéra-
toire pour le paiement des droits de douane et des impôts publics
et pourraient être remis en circulation par l'état après leur récep-
tion. Le président devait inviter les états membres de l'Union latine
et tous autres états à se réunir en conférence avec les États-
Unis afin de déterminer le rapport entre l'or et l'argent, d'intro-
duire entre les nations l'usage de la monnaie bimétallique, et d'as-
surer la fixité de la valeur relative des deux métaux. Les adversaires
de la mesure y avaient introduit, par voie d'amendemens, deux
correctifs importans : la réception des dollars d'argent ne devait pas
être obligatoire quand le paiement en une autre monnaie aurait été
expressément stipulé, et le ministre des finances ne devait pas
consacrer à la fois plus de cinq millions de dollars à l'achat de
métal argent.
Ainsi amendé, le bill était loin de satisfaire les inflaîionistes,
comme on nommait les partisans de l'élargissement de la circula-
tion. Ceux-ci auraient voulu donner une tout autre extension à
la fabrication de la monnaie d'argent; ils auraient voulu surtout
interdire l'introduction dans aucun contrat de toute clause excluant
les paiemens en argent ou en assignat3. Des bills complémentaires
furent donc présentés à la chambre des représentans pour rap-
porter purement et simplement le Bcsiimption Act de 1375, pour
conférer aux particuliers le droit de faire monnayer l'argent en
leur possession, pour rendre obligatoire pour l'état la délivrance,
contre dépôt d'argent en barres, de certificats qui auraient cours
légal. Ces deux derniers projets de loi auraient eu pour consé-
quence immédiate la conversion en espèces ou en un nouveau
papier-monnaie de tout le métal que les mines des Montagnes
Rocheuses auraient pu produire. Les partisans du papier-monnaie
allaient encore plus loin : ils auraient voulu doubler d'un seul
coup l'émission des assignats. La circulation fiduciaire des Etats-
Unis était, à ce moment, de 700 millions de dollars, représentés
pour la moitié par les assignats en cours, et pour l'autre moitié
par les billets que les banques nationales étaient autorisées à
émettre en proportion des dépôts qu'elles avaient effectués en
838 REVUE DES DEUX UONDES.
assignats ou en fonds publics dans les caisses du trésor. On vou-
lait rendre obligatoire le retrait de tous les billets de banque et
leur remplacement par une valeur égale d'assignats: on aurait ainsi
substitué à un papier convertible et qui devait à cette converti-
bilité la confiance et les préférences du commerce un papier-mon-
naie inconvertible, qui se serait déprécié en proportion de sa multi-
plication. Cependant la convention démocratique de l'Indiana,
présidée par M. Hendricks, qui avait été, en 1876, le candidat des
démocrates pour la vice-présidence des États-Unis, ne se borna
pas seulement à inscrire cette mesure en tête du programme
qu'elle publia : elle y ajouta la demande qu'il ne fût apporté au-
cune limite ni à la fabrication de la monnaie d'argent ni à l'émission
des assignats, qui devaient être multipliés jusqu'à concurrence des
besoins du pays ; que l'argent et les assignats eussent cours légal
et valeur libératoire pour tout paiement quelconque de dettes
publiques ou privées, à moins de stipulation contraire, que le
lîesumption Act fut rapporté sans restriction ni réserve, et que l'on
reconnût aux États le droit d'imposer les rentes et les obligations
émises par le trésor fédéral aussi bien que toute autre propriété.
Ce n'était pas seulement dans l'Indiana que des idées aussi sub-
versives du crédit public avaient cours. Le 22 février 1878 eut lieu
à Toledo, dans l'Ohio, une réunion de quatre cents délégués,
envoyés par vingt-quatre des trente-quatre états de la confédéra-
tion. Cette réunion avait pour objet de fondre en un seul parti, qui
s'intitulerait le parti national, les adeptes de toutes les théories
financières, économiques et communistes qui s'étaient fait jour
depuis quelques années et de recruter des adhérens au sein des
affiliations ouvrières qui se rattachaient à V Union des travailleurs.
Les organisateurs du nouveau parti proclamèrent leur résolution
d'agir en dehors du parti républicain et du parti démocratique et
d'appuyer des candidats spéciaux pour toutes les fonctions locales
ou fédérales. Le programme rédigé par la convention de Toledo
n'était qu'un amalgame des doclv'mes inflationistes et des griefs des
associations ouvrières ; il comprenait tout à la fois l'émission illi-
mitée du papier-monnaie avec cours forcé, la réduction des heures
de travail, la réglementation des salaires et la reprise par l'état des
mines, des chemins de fer et des établissemens industriels. Ce nou-
veau parti, dont les défenseurs du papier-monnaie formaient le
principal élément et qui dut à cette circonstance le nom de parti
des greenbackers , acquit un moment assez de consistance pour
jouer un rôle important dans les élections des états de la vallée
du Mississipi; il y tenait la balance entre les anciens partis: par
l'affinité des doctrines financières, les démocrates furent entraînés
QUATRE ANNÉES DE l'hISTOIRE DES ÉTATS-UNIS. 839
à une alliance étroite avec lui ; et, par un contre-coup inévitable,
le monde des affaires fut conduit à envelopper dans la même répro-
bation les démocrates et les théoriciens insensés dont ceux-ci
acceptaient le concours politique.
L'accueil favorable que la majorité de la chambre des représen-
tans s'empressait de faire aux propositions les plus déraisonnables
des inflationistps ne pouvait manquer d'exercer une fâcheuse
influence au dehors. Le syndicat qui avait traité avec le ministre
des finances pour la plus grande partie du nouvel emprunt en
h pour 100 exigea la résihation de son contrat. M. Sherman fut
contraint de demander au congrès l'autorisation de recourir à une
souscription directe et de subdiviser le nouveau fonds en petites cou-
pures afin de les mettre à la portée de toutes les bourses et de
faire concurrence aux caisses d'épargne. Les détenteurs de fonds
américains en Europe appréhendèrent de voir payer les arrérages
en argent d'abord et bientôt après en papier et d'avoir à subir un
agio considérable; nombre de porteurs anglais se hâtèrent de se
défaire des rentes américaines qu'ils avaient acquises à bas prix,
et dans l'espace de quelques mois, il en revint aux États-Unis pour
près d'un demi-milliard. Ce fut une nouvelle cause de resserre-
ment des affaires.
Les démocrates attachaient une grande importance à conserver
les sympathies de l'état de New-York, dont ils avaient eu les voix
dans l'élection de 1876, et comme le commerce de New-York, qui
subsiste surtout de son rôle d'intermédiaire, a toujours incliné vers
le libre échange, ils crurent se concilier sa faveur en appuyant de
toutes leurs forces la proposition faite par M. Fernando Wood,
ancien maire de New- York, d'une révision générale du tarif des
douanes. M. Wood faisait valoir que les charges imposées par la
guerre au pays étaient complètement acquittées, que le service de
la dette publique était largement assuré, et que l'amortissement
même suivait son cours régulier : il estimait que, dans ces condi-
tions, et pour faciliter le développement des transactions commer-
ciales, on pouvait renoncer à une partie du revenu produit par
les douanes : il avait donc élaboré un nouveau tarif, qui dégrevait
un grand nombre d'articles. Ce projet menaçait directement les
intérêts des états de l'Est et du Centre, qui sont adonnés à l'indus-
trie, et qui regardent le maintien du système protecteur comme
indispensable à leur prospérité. Leurs représentans combattirent
donc avec acharnement le nouveau tarif et, après une lutte longue
et ardente, ils réussirent à le faire échouer. Cette tentative n'eut
donc d'autre résultat que d'enlever aux démocrates les sympathies
des industriels.
8/10 REVUE DES DEUX MONDES.
IV.
Une faute plus grave encore fut de vouloir rouvrir au bout de
quinze mois la controverse à laquelle avait donné lieu l'élection
présidentielle de 1876. Un ami de M. Tilden, M. Montgomery Blair,
avait fait émettre par la législature du Maryland le vœu que les
fraudes électorales qui avaient empêché le véritable élu de la nation
d'être élevé à la présidence fussent mises en lumière et punies.
Ce fut le signal d'une campagne qui devait tourner au détriment
de ses promoteurs. Les autorités de la Louisiane traduisirent en
justice les membres de l'ancienne commission de recensement
comme coupables d'avoir falsifié les résultats électoraux et firent
condamner l'un d'eux, nommé Anderson, à deux ans d'emprison-
nement. Les papiers saisis chez Anderson et les débats de son pro-
cès firent connaître un certain nombre de faits scandaleux, et don-
nèrent la preuve que plusieurs personnages considérables du parti
républicain, les sénateurs Matthews et Chandler et le ministre des
finances Sherman avaient été en relations secrètes avec les meneurs
de l'élection présidentielle dans le Sud et n'avaient pas ignoré si
même ils n'avaient encouragé les fraudes commises. S'appuyant
sur ces révélations, un député démocrate, M. Potter, proposa une
enquête législative sur les fraudes qui avaient pu vicier l'élection
présidentielle dans certains états. Cette proposition avait pour effet
de remettre en question la légitimité des pouvoirs de M. Hayes et
de faire peser sur le parti républicain l'imputation de manœuvres
illégales. Aussi les débats furent-ils empreints d'une acrimonie
extrême. La minorité républicaine de la chambre ne put empêcher
le vote de l'enquête, mais elle fit accepter, à titre d'amendement
que l'enqnête serait étendue à tous les états et qu'elle porterait
sur les agissemens de tous les partis.
L'enquête fut immédiatement ouverte à Washington même, et
elle fut conduite avec toute l'ardeur de la passion. Elle faillit ame-
ner un conflit entre les deux chambres : le sénateur Matthews, cité
devant la commission de la chambre, refusa de comparaître en se
retranchant derrière ses prérogatives de sénateur, et il fut question
de le faire appréhender au corps. Les investigations de la commis-
sion firent découvrir une foule de faits qui jetaient le jour le plus
déplorable sur les mœurs politiques aux États-Unis; il fut établi
qu'en Louisiane le pli cacheté renfermant les relevés électoraux avait
été ouvert frauduleusement, que des relevés fictifs avaient été sub-
stitués aux relevés authentiques, qu'on avait contrefait plusieurs
des signatures qui devaient garantir l'authenticité de ces docu-
QUATRE ANNÉES DE l'hISTOIRE DES ÉTATS-UNIS. 841
mens : quant aux faits de corruption, ils étaient innombrables. Les
républicains réussirent à démontrer que les partisans de M. Tilden
n'avaient pas été beaucoup plus scrupuleux que ses adversaires, et
que M. Tilden lui-même avait fermé les yeux sur le trafic des votes
quand il s'opérait en sa faveur. Mais la balance était loin d'être
égale, et les faits établis à la charge du parti au pouvoir étaient à la
fois les plus nombreux et les plus répréliensibles. Néanmoins, l'en-
quête, tout en faisant naître chez les honnêtes gens des sentimens
de tristesse et de dégoût, et en ajoutant à l'espèce de déconsidé-
ration dont souffrent aux États-Unis les hommes qui se mêlent
activement aux luttes des partis, ne produisit point le résultat que
les démocrates en attendaient. Elle ne pouvait avoir aucune consé-
quence pratique, à moins de faire descendre M. Hayes du fauteuil
présidentiel, c'est-à-dire d'opérer la révolution devant laquelle on
avait reculé en février 1877. Aussi les hommes les plus considéra-
bles du Sud n'épargnèrent-ils aucun effort d'abord pour prévenir et
ensuite pour arrêter cette enquête irritante et inutile. Le directeur
général des postes, M. Kay, fit appel aux sentimens de conciliation
de ses compatriotes. M. Alexandre Stephens, de la Géorgie, qui
avait été vice-président de la confédération du Sud, alors presque
mourant, adressa une longue lettre dans le même sens à ses
anciens coreligionnaires pohtiques. Plusieurs législatures d'état
protestèrent énergiquement contre toute tentative de revenir sur le
compromis de 1877. Ce mouvement d'opinion acquit tant de force
qu'il intimida les plus exaltés des démocrates, et la chambre des
représentans jugea prudent de rassurer les esprits en déclarant,
par une résolution spéciale, que les résultats de l'enquête ne pour-
raient, en aucun cas, avoir pour conséquence de porter atteinte
aux pouvoirs du président Hayes, dont l'autorité avait reçu de l'ad-
hésion du congrès une sanction définitive.
Ces luttes stériles, inspirées par la seule passion politique, eurent
du moins pour résultat, en absorbant le temps du congrès, de faire
perdre de vue et de rendre impossible le vote du bill destiné à
rapporter le Resumption Act. On avait atteint les derniers jours
du printemps sans avoir voté aucune partie du budget. Préoccu-
pée de se faire bien venir des électeurs, la majorité de la chambre
s'empressa de prodiguer les crédits pour les entreprises d'utilité
pubHque : chemins de fer, canaux, lignes télégraphiques, endigue-
ment des rivières, approfondissement des ports, tout fut si libé-
ralement doté que les crédits demandés par le gouvernement se
trouvèrent accrus de 16 millions de dollars, au grand effroi du
ministre des finances qui avait , au contraire , invité le congrès à
réduire les dépenses publiques de 11 millions de dollars, afin de
842 REVDE DES DEUX MONDES.
pouvoir trouver dans l'excédent des recettes sur les dépenses le
montant de la dotation annuelle de l'amortissement. Il est vrai
que la chambre rétablissait l'équilibre par un procédé non moins
expéditif, en réduisant outre mesure la dotation de certains ser-
vices civils, notamment du personnel diplomatique et consulaire, en
prétendant ramener l'effectif de l'armée à dix-huit mille hommes,
lorsque le gouvernement demandait de le porter à vingt-cinq mille.
Heureusement, le sénat intervint pour restreindre les prodigalités
des représentans et pour rétablir les crédits qu'ils avaient suppri-
més. Une lutie très vive s'engagea entre les deux chambres, mais
à la suite de nombreuses conférences, et la lassitude aidant, les
représentans finirent par céder sui presque tous les points. L'effec-
tif de l'armée fut fixé, par transaction, à vingt-deux mille cinq
cents hommes, et la session prit fm le 20 juin 1878.
Le parti démocratique ne s'était préoccupé, pendant toute la
session, que de s'assurer l'avantage dans les élections de l'automne;
ces élections devaient, en effet, pourvoir au renouvellement de la
chambre des représentans dont les pouvoirs expiraient le 4 mars
1879, et à l'élection des législatures qui devraient remplacer un
tiers des sénateurs. L'événement prouva combien il s'était trompé
dans ses calculs-, les intérêts qu'il avait alarmés se tournèrent
contre lui, et les résultats des élections furent loin de lui être aussi
favorables qu'en 1876. La majorité lui demeura acquise dans la
chambre, mais une majorité trop faible pour permettre une action
décisive, et au lieu d'acquérir la majorité dans le sénat, il arriva
seulement à balancer dans cette assemblée les forces du parti répu-
bhcain. Les faits commençaient d'ailleurs à mettre en lumière les
erreurs de sa politique financière. Les dollars d'argent que le mi-
nistre des finances était contraint de faire frapper ne parvenaient
pas à pénétrer dans la circulation, le public et le commerce con-
tinuaient à leur préférer l'or ou les billets. A peine sortis des
caisses fédérales, ils y rentraient parce que les importateurs les
recherchaient pour les donner en paiement des droits de douane
et profiter ainsi de l'écart entre la valeur de l'argent et la valeur de
l'or; mais le renouvellement de cette opération avait pour effet de
diminuer l'écart entre les d^ux métaux. Une autre cause, plus heu-
reuse et plus eflicace, contribua à faire baisser la prime sur l'or.
Les Élats-Unis eurent en 1878, en coton, une récolte exception-
nelle pour la quantité et la qualité et une récolte en céréales abon-
dante. La plupart des pays d'Europe eurent au contraire une récolte
des plus médiocres. Dès les derniers jours de l'été, l'Europe com-
mença à expédier aux États-Unis des sommes considérables pour
payer les cotons et les blés dont elle avait besoin, et ces envois
QUATRE ANNÉES DE l'hISTOIRE DES ÉTATS-UNIS. 843
continuèrent pendant tout l'automne. En même temps, le ministre
des finances réussissait à placer le reliquat de l'emprunt à pour
100 grâce à sa subdivision en petites coupures. Il se procurait ainsi
les moyens de poursuivre ses opérations de conversion, et de con-
tinuer à payer en or les arrérages de la dette publique sans tou-
cher à la réserve métallique qu'il avait formée et qu'il accroissait
autant que possible en vue de la reprise des paiemens en espèces.
Lors de la réunion du congrès, en décembre, le président put
déclarer dans son message que toutes les mesures étaient prises
pour assurer au 1" janvier 1879 la mise à exécution du Resump-
iion Act. Le ministre des finances avait, en effet, dans les caisses
publiques, en espèces ou en lingots d'or, une valeur de près de
150 millions de dollars, égale par conséquent à la moitié des assi-
gnats encore en circulation. Aussi, dès l'approche de Noël, la prime
sur l'or avait complètement disparu : l'or, les assignats et les bil-
lets de banque se maintenaient au pair. Dans ces conditions, la
suppression du cours forcé ne pouvait créer aucun embarras, et ce
grand fait financier s'accomplit sans que le public en mesurât
l'importance et presque sans qu'il s'en aperçût. Des capitalistes
qui avaient fait venir d'Europe une certaine quantité d'or dans la
pensée que les banques de New- York éprouveraient le besoin de for-
tifier leur encaisse ne purent en obtenir même une prime de 1/2
pour 100 et durent renoncer à tirer profit de leur opération. Le
commerce continua à rechercher, pour ses paiemens à l'intérieur,
les grosses coupures en assignats, et les bureaux des douanes
reçurent pour l'acquittement des droits autant d'espèces métalli-
ques que de papier.
Il semblait que le succès de cette mesure délicate dût être le
dernier coup pour les inflatiomstes, qui avaient si souvent prédit
que la reprise des paiemens en espèces déterminerait une crise
et jetterait une perturbation générale dans les affaires. Ils n'en
tentèrent pas moins un effort désespéré au sein de la chambre des
représentant, et proposèrent l'abrogation pure et simple du 7?^-
sumptioR Act. Le vote eut lieu à la fin de février, presque deux
mois après la mise à exécution du bill de 1875 : il se trouva en-
core 106 démocrates pour appuyer la proposition; mais 27 démo-
crates du Nord, en la repoussant, déplacèrent la majorité. Cette
tentative malheureuse des ijiflationistes eut pour conséquence
l'avortement successif de toutes les propositions tendant à accroî-
tre la masse du papier-monnaie. La session fut d'ailleurs d'une
stérilité extrême : les deux chambres ne purent se mettre d'accord
sur aucune mesure, sauf le vote d'un bill qui interdisait à tout
capitaine de navire de prendre à son bord et de débarquer sur le
844 EEVDE DES DEUX MONDES,
territoire américain plus de quinze Chinois. Ce bill était une con-
cession aux ouvriers de la Californie, jaloux de la concurrence que
les émigrans chinois leur faisaient dans certaines industries,
M. Hayes frappa ce bill de son veto, parce qu'il était en contradic-
tion avec les stipulations du traité qui assure aux sujets du gou-
vernement chinois les mêmes droits et les mêmes avantages qu'aux
sujets de toute autre nation. M. Hayes fut soutenu, en cette occa-
sion, par l'opinion des états du Nord, et l'opposition n'essaya pas
de faire revivre le bill. La chambre, arrivée au terme de son
mandat, se sépara sans avoir voté le budget de la guerre, parce
que le parti démocratique s'obstina à introduire dans ce budget
une disposition qui interdisait l'emploi des troupes fédérales pour
faire la police des élections. Le sénat, de son côté, persista à
repousser cet article additionnel, comme portant atteinte aux droits
du président, qui a la disposition de la force armée, et pouvant le
mettre dans l'impuissance de maintenir ou de rétablir la paix pu-
blique. Le président convoqua la ^chambre nouvelle pour une ses-
sion extraordinaire de quelques jours, et obtint d'elle le vote des
crédits nécessaires à l'entretien des troupes.
Cette opposition taquine, ces tentatives pour désorganiser les
services publics, le renouvellement continuel de débats acrimo-
nieux et sans résultat possible produisit à la longue sur l'opinion
publique une impression fâcheuse pour le parti démocratique. La
facilité avec laquelle ce parti acceptait l'alliance des greenbackers
et appuyait leurs candidats quand il n'espérait point faire élire les
siens, lui aliénèrent de plus en plus les sympathies du Nord. La
faveur publique revenait au parti républicain, qui puisait une force
incontestable dans le succès des mesures financières de M. Sherman
et dans le réveil de l'industrie et des affaires. L'Angleterre n'avait
pas eu, depuis un demi-siècle, une récolte aussi faible que celle
de 1879 : en Irlande, ni les blés ni les pommes de terre n'arri-
vèrent à maturité; sans être aussi mal traité, le continent euro-
péen n'avait pas récolté de quoi satisfaire à ses besoins. Loin de se
ralentir, les exportations à destination de l'Europe s'étaient donc
accrues et provoquaient de continuels arrivages d'or qui alimen-
taient l'encaisse des banques et du trésor fédéral. La convertibi-
lité du papier-monnaie était donc assurée, et par surcroît les
demandes de la Chine et du Japon, en absorbant la production des
mines d'argent américaines, prévenaient la baisse de l'argent et met-
taient le trésor à l'abri de la perte qu'aurait pu lui causer la dépré-
ciation des dollars qu'il était obligé de fabriquer mensuellement.
Le ministre des finances, qui avait encore 250 millions à payer pour
achever la conversion des bons à l'échéance de 1879, pouvait donc
QUATRE ANNÉES DE l'iIISTOIRE DES ÉTATS-UNIS. 845
donner aux électeurs de l'Ohio l'assurance que cette opération
serait terminée pour la fin d'octobre. Il exprimait l'espérance d'un
notable accroissement dans le produit des douanes par suite de
l'activité qu'avait recouvrée l'industrie métallur giqu et de la
hausse des salaires. Des quantités considérables de fonte et de fer
étaient importées tous les jours, et le retour de l'aisance générale
allait ranimer les demandes sur les produits fabriqués, sur les vins
et sur les articles de luxe de l'Europe. Les conversions successive-
ment opérées avaient réduit de près d'un tiers la charge annuelle
de la dette publique : une couple d'années heureuses ferait
gagner aux États-Unis un capital équivalant à leur dette.
Cet ensemble de faits ne pouvait manquer d'agh- sur les élec-
tions. Les démocrates, en se coalisant avec les greenbackers^ réus-
sirent à faire passer une liste de fusion dans le Maine, réputé jus-
que-là une des forteresses du parti républicain, mais en revanche
ils furent battus à des majorités considérables dans l'Ohio et dans
la Pensylvanie : en outre, dans les états les plus importans de
l'Ouest, le Wisconsin, le Minnesota, l'Iowa, l'Indiana même, ils
perdirent un grand nombre de voix comparativement aux résultats
des élections précédentes. Enfin, dans l'état de New-York, dont ils
se croyaient sûrs, ils virent élire un républicain aux fonctions de
gouverneur, par suite de l'antagonisme qui avait éclaté entre les
partisans de M. Tilden et l'association politique de Tamman y-Hall,
qui se disputaient la disposition des emplois municipaux. C'étaient
là d33 fâcheux pronostics pour l'élection présidentielle de 1880.
Cucheval-Clabignï, , , ,
LE
SALON DE M"^ NECRER
D'APRÈS DES DOCUMENS TIRÉS DES ARCHIVES DE COPPET.
VllI \
COPPET PENDANT LA RÉVOLUTION. — LES DERNIERES ANNÉES-
DE M"^ NECKER.
C'était en 1784 que M. Necker était devenu possesseur de la
terre et du château de Coppet, après avoir pensé jadis à acheter
Ferney, que Voltaire cherchait à vendre. Le concours de diverses
circonstances a donné au nom de Coppet assez de notoriété pour
qu'on trouve peut-être quelque intérêt à un retour très rapide sur
l'histoire de ses propriétaires successifs. La seigneurie de Coppet
était, à la fin du siècle dernier, une des plus anciennes terres féo-
dales du pays de Yaud, dont l'organisation, tout aristocratique,
n'offre dans le passé aucun rapport avec celle de la république de
Genève. Elle fut constituée, en 1355, par un démembrement de
l'importante seigneurie de Commugny dont mouvait tout le pays
environnant, et le château fut bâti, en 1457, par cet habile et
remuant comte Pierre de Savoie, que ses contemporains appelaient
le petit Charlemagnee,i qui étendit le premier sur le pays de Vaud
la main de son ambitieuse maison. Après avoir été donné en fief aux
comtes de Gruyère, la terre de Coppet fut érigée en baronnie par
(1) Voyez la Bevuc des \" janvier, 1" mars, l«r avril, 1" juin, 1" août, 15 dé«
cembre 1880 et du 1" janvier 1881.
LE SALON DE M""® NECKEE. '847
le duc Charles, en lliSli, ce qui donna aux différens propriétaires
le droit de porter le titre de baron de Coppet, titre que M. Necker
prit, à plusieurs reprises, dans des actes publics et en particulier
dans le contrat de mariage de sa fille. Durant le cours du xvi® siè-
cle, le pays du Vaud fut livré à toutes les vicissitudes de la guerre
religieuse et de la lutte entre la maison de Savoie et Leurs Excel-
lences de Berne; aussi la baronnie de Coppet changea-t-elle plu-
sieurs fuis de mains, et le château fut brûlé en entier (à l'exception
de quelques soubassemens qui existent encore) par l'armée ber-
noise, qu'on appelait Varmée des gentilsliommes de la Cuiller,
Enfin, au commencement du xvii^ siècle, la baronnie fut achetée par
François de Bonne, duc de Lesdiguières, lieutenant-général pour le
roi en Dauphiné; mais il s'en dégoûta bientôt et, après maintes
ventes et reventes successives, la terre et le château, reconstruit tel
qu'il est aujourd'hui, arrivèrent aux mains de l'antique famille des
comtes de Dohna, les seuls des nombreux propriétaires de Coppet
qui aient laissé quelque souvenir de leur passage.
Les comtes de Dohua étaient une illustre maison allemande qui
tirait son nom du château de Dohna, près de Dresde, et dont une
branche subsiste encore en Prussse. Ils portaient tous le titre de
burgrave et comte du saint-empire. Le comte Frédéric de Dohna,
l'acquéreur de Coppet, était gouverneur de la principauté d'Orange,
enclavée dans le comtat Venaissin, qui appartenait au prince de
Nassau. Pendant plus d'un demi-siècle, les comtes de Dohna tin-
rent dans le pays la situation d'une famille princière, et ils trai-
taient sur ce pied avec la république de Genève. Dans la cathé-
drale de Saint-Pierre, i's avaient leur tribune spéciale, tout comme
de petits souverains. La comtesse de Dohna étant accouchée d'une
fille, au mois de mai 1668, le comte demanda « que la seigneurie
voulût bien présenter sa fille au baptême, » et cette demande ayant
été agréée, par reconnaissance sans doute pour le service que le
comte de Dohua avait rendu à la république en acceptant le com-
mandement d'une petite armée réunie contre le duc de Savoie, le
Magnifique Petit Cunseil décida « que M. le premier syndic, accom-
pagné de quelques membres du Conseil, iraient à Coppet sur la
petite frégate de la seigneurie, pour là faire les devoirs de parrain
selon la coutume, et que l'on ferait faire une médaille en or de la
valeur de 25 pistoles, laquelle M. le premier syndic présenterait à
M'"* la comtesse de la part de la seigneurie, et, en outre, que l'on
y porterait des confitures et dragées en bonne quantité qu'ils y pré-
senteraient aussi. » Les conseillers envoyés par la seigneurie furent,
disent les procès verbaux du conseil, « très bien accueillis et régalés
par M. le comte et par M'"" la comtesse, qui leur témoignèrent beau-
coup de reconnaissance avec les assurances de leur aiîection, » et
8/i8 KEVUE DES DEUX MONDES,
la petite fille, présentée au baptême par la seigneurie, reçut les
noms d'Espérance-Madeleine-Cm^f^.
Un souvenir plus intéressant que celui du baptême de la petite
Genève, et qui se rattache également à la possession de Goppet par
le comte de Dohna est celui du séjour qu'y fit Bayle, le célèbre
auteur du Dictionnaire historique et critique. Très jeune encore
(il avait à peine vingt- trois ans) Bayle avait, abjuré la religion
calviniste, à laquelle appartenait sa famille, puis il l'avait embras-
sée de nouveau, et ses parens avaient jugé prudent, pour fortifier
sa foi chancelante, de l'envoyer à Genève. Mais, à Genève, Bayle
trouva la vie fort dispendieuse, et n'ayant pas voulu s'ac-
commoder d'une place de régent de seconde qui lui était offerte
parce que, dit-il dans une lettre à son père, « on traite ce genre
d'hommes comme les véritables antipodes du vrai mérite et que les
railleurs sont perpétuellement déchaînés contre eux, si bien qu'il
faut avoir des dents de Saturne pour dévorer cette pierre, » il
accepta d'entrer chez le comte de Dohna pour servir de précepteur
à ses deux enfans (bien que la position fût, à ce qu'il parait, peu
lucrative), et il vint en cette qualité s'établir à Goppet.
Les occupations de Bayle ne consistaient pas seulement à ensei-
gner aux jeunes comtes le latin, l'histoire, la géographie et même
le blason, science dans laquelle il était, de son propre aveu, fort
novice; entre temps, il servait encore de secrétaire au comte
de Dohna lui-même, soit qu'il tînt la plume pour écrire des
lettres insignifiantes, soit que le comte, qui se piquait d'érudi-
tion militaire, le chargeât de rechercher dans les auteurs an-
ciens a le véritable nom latin de toutes les charges militaires
d'aujourd'hui; ce qui, ajoutait Bayle dans une lettre datée de
Goppet, selon mon petit sens, n'est pas facile à trouver. Car je
n'ai pas pris garde qu'ils eussent ce grand attirail d'officiers subal-
ternes qu'on remarque aujourd'hui, et je me trouve fort embar-
rassé de dire sergent en latin sans circonlocutions. Or, tel est le
but de M. le comte. » Il n'y a donc rien d'étonnant que Bayle, peu
payé, mais fort occupé, se soit dégoûté de cette situation et qu'après
dix-huit mois de séjour, il ait quitté Goppet au mois de mai 1674.
Mais ce qui est plus digne de remarque et ce qui peint bien cette
indifférence pour la nature qui était le propre du xvii' siècle, c'est
que nulle part, ni dans la correspondance de Bayle, ni dans ses
œuvres, on ne trouve un souvenir et comme un reflet de ces années
que sa jeunesse avait passées en présence du lac et des montagnes,
•Parmi les nombreuses lettres écrites par lui de Goppet, il n'y en a
pas une seule où il y ait une ligne de description, et qui ne
pût être datée de la plus plate contrée de France ou d'Allemagne.
Aussi, dans le château même, ne subsiste- t-il aucun souvenir de
LE SALON DE M°^^ NECKER, 8Û9
son séjour, et bien qu'il fût à'coup sûr fort intéressant de montrer
aux visiteurs la chambre de Baylc, on ne pourrait le faire que par
une petite supercherie dont il ne serait point impossible à la vérité
de trouver, dans le pays même, d'autres exemples.
Du comte Frédéric de Dohna, le château de Coppet passa au
comte Alexandre, son fils, l'un des élèves de Bayle. Mais celui-ci,
après avoir possédé le château assez longtemps, le vendit, en 1713,
au baron Sigismond d'Erlach, Prussien de naissance et colonel des
cent-suisses. Celui-ci s'en défît au bout de deux ans, et de ventes
en reventes successives, la baronnie, qui ne paraît avoir inspiré
un vif attachement à aifcun de ses nombreux propriétaires, finit
par arriver aux mains de noble Pierre Germain de Thelusson,
ancien associé de M. Necker. Ce fut à lui que M. Necker l'acheta.
Lors de cette dernière vente, il y avait déjà près d'un siècle que
le pays de Vaud était sous la domination de Leurs Excellences de
Berne, et Leurs Excellences intervenaient dans chacun de ces con-
trats pour asseoir leur autorité par des conditions qui n'avaient,
on va le voir, rien de libéral. C'est ainsi que, dans le contrat passé
au profit du baron d'Erlach, l'acte d'investiture est donné par le
trésorier du pays de Vaud au nom de Leurs Excellences de Berne,
aux deux conditions suivantes :
1° D'être bon, loyal et féal vassal de Leurs Excellences de Berne, nos
souverains seigneurs et supérieurs, maintenir et procurer leur autorité,
honneur et profit, et éviter leur perte, déshonneur et dommage de tout
son possible, et tant qu'il sera rière leur souveraineté, obéir et obser-
ver leur mandemens et commandemens, leurs ordonnances et statuts
par eux établis ou à établir, tant au regard du gouvernement de leur
état que de la religion réformée et discipline ecclésiastique, sans y con-
trevenir, ni permettre aucune chose contraire.
2" Item, que ladite baronnie ne pourra être possédée par aucune per-
sonne de religion contraire à la religion réformée, quand même ce
seraient des héritiers ou descendans du seigneur baron, à moins qu'au
préalable ils n'en ayent obtenu la permission et l'investiture de Leurs
Excellences de Berne.
Cette clause, qui refusait à tout catholique le droit de devenir
propriétaire dans le pays de Vaud, était tout à fait en harmonie
avec la législation d'un petit pays qui donnait alors, tout protestant
et républicain qu'il fût, le spectacle des mêmes actes d'intolé-
rance si justement reprochés à la France catholique et monarchique.
C'est ainsi qu'à la fin du xvn^ siècle, une profession de foi ou con-
sensus ayant été rédigée par ordre de Leurs Excellences de Berne,
TOME SLIII. — 1881. 54
850 REVUE DES DEUX MONDES,
les sujets de Leurs Excellences furent tenus de prêter serment de
conformité à ce consensus, et que des chambres de religion furent
investies du droit de condamner les contrevenans, suivant les cas,
au bannissement, à la confiscation des biens, au fouet, à la marque,
aux galères ou à la mort (1). Cette clause d'exclusion a été main-
tenue dans la législation du pays de Vaud jusqu'à l'époque de la
révolution française, et chacun sait qu'elle empêcha Voltaire (un
bien pauvre catholique cependant, écrivait-il à M'"" d'Épinay),
d'acheter une maison à Lausanne. Cependant, lorsque M. Necker
fit l'acquisition de Goppet, cette prohibition avait pris une forme
un peu différente, et le nouvel acquéreur s'obhgeait seulement à
ne transférer sa baronnie « à aucun prince, seigneur, ni parti-
culier étranger, sans en avoir obtenu la permission de Leurs Excel-
lences de Berne, à l'exception de ses héritiers légitimes professant
la sainte religion réformée. »
Leurs Excellences de Berne intervenaient également dans tous
ces contrats à un point de vue beaucoup plus lucratif. C'est
ainsi que M. Necker, ayant payé pour l'acquisition du château
de Goppet, la somme de 500,000 livres, argent de France, soit
333,333 florins 6 sols I\ deniers, argent de Berne, le laud (ce
que nous appellerions le droit de mutation), exigé par le gouver-
nement de Berne, s'élevait à 121, 979 florins, c'est-à-dire à plus du
tiers du prix d'achat. En revanche le gouvernement de Berne garan-
tissait à M. iNecker la jouissance de toutes les prééminences et
dépendances de la baronnie de Coppet, c'est-à-dire d'un certain
nombre de droits féodaux qui constituaient une branche impor-
tante du revenu de la terre et dont la suppression sans indemnité
devait un jour considérablement réduire la fortune de M. INecker,
Ces droits, au reste, n'avaient rien d'exorbitant et ils étaient de
ceux qu'un ministre libéral de Louis XVI pouvait percevoir sans
.scrupule : droit de four banal, de pressoir, etc. Ils ne furent sup-
primés qu'à la fin du siècle, et les plus grands seigneurs de France
étaient déjà privés depuis plusieurs années de leurs redevances
féodales, que, plus heureux, le baron de Coppet jouissait encore
paisiblement des siennes.
Le château acquis par M. Necker était alors comme aujourd'hui
un grand bâtiment sans caractère. Ce bâtiment se compose de trois
corps de logis qui forment en se repliant une cour intérieure.
On ne pénètre dans cette cour qu'en passant sous une voûte et
(1) Voyez Verdcil, Histoire du canton du Vaud. Hâtons-nous de dire qu'aujourd'hui
le canton de Vaud s'honore, au contraire, par le caractère tolérant de sa législatioa
religieuse, ctacccrde en particulier aux catholique?, à la différence d'un cantun hie.î
voisin, une liberté qui leur est à la fois assurée par la loi et garantie par les mœurs.
L'î SALON DE M™' NECKER. 851
une vieille grille en fer, qui devait autrefois fermer un pont-levis,
la sépare du parc. Cette grille est flanquée de deux grosses tours,
dont l'une est moderne, mais dont l'autre (qui est précisément la
tour des archives), atteste son ancienneté par l'épaisseur de ses
murailles et cache dans ses soubassemens un gros pilier muni
d'un anneau en fer, auquel on attachait autrefois les prisonniers.
D'une longue galerie située au rez-de-chaussée où M, Necker
installa sa bibliothèque en attendant qu'elle devînt un jour la
salle de spectacle, on n'aperçoit d'autre vue que les sommets d'une
rangée de platanes, dont le feuillage épais cache les maisons du
village. Mais du balcon qui court le long des fenêtres du premier
étage, on découvre un paysage qu'on n'oublie point et dont l'at-
trait ramène souvent à Goppet ceux qui l'ont une fois contemplé,
de même que, suivant une croyance populaire, l'eau de la fon-
taine Trévi ramène à Rome ceux qui ont une fois trempé leurs
lèvres dans ses ondes. A droite, la ville de Genève, tantôt dispa-
raissant à midi dans le miroitement du soleil dont les rayons se
reflètent dans ses clochers de zinc, tantôt dessinant vers le soir la
ligne de ses maisons blanches sur le ciel rougeâtre; vis-à-vis la
côte de Savoie, la lourde masse des Voirons étalant ses pentes entre-
coupées de bois de sapins et de pâturages, le château de Beaure-
gard, dont l'aspect sévère semble fait pour servir de cadre à cette
mâle figure diun Homme d'autrefois^ si bien décrite par son arrière-
petit-fils, et rappelle en face de Coppet les souvenirs d'un monde
si différent; à gauche, enfin le lac, le beau lac dans toute son éten-
due, déployant vers Lausanne la nappe unie de ses eaux bleues.
Cependant celui qui, sans pénétrer dans la maison, aurait dirigé
ses pas vers le parc, attiré par l'ombre et la fraîcheur, celui-là
pourrait en s'y promenant se croire à cent lieues du lac et des mon-
tagnes. Deux grandes allées droites, derniers vestiges d'un parterre
à la française, lui diraient que ce parc a été dessiné dans un temps
où l'on ne regardait point autour de soi, et où l'on cherchait surtout
dans la promenade le plaisir de la conversation à l'ombre. Aussi
s'étonnerait-il moins que de grands arbres, ces arbres que M™" de
Staël appelait des « amis témoins de sa destinée, » ferment la vue de
tous côtés, et laissent à peine apercevoir par quelques rares percées
les pentes violettes du Jura. Ce qu'était au reste, il y a cent ans, le
château de Goppet, il l'est encore aujourd'hui, car pas une pierre
n'en a été changée. Sans doute bien des habitations plus modernes
élèvent sur les coteaux qui avoisinent le lac des constructions plus
somptueuses, ou déroulent vers ses bords des pelouses plus riantes.
Mais lorsque, les yeux encore éblouis ou charmés, on pénètre dans
cette cour intérieure silencieuse et sombre, lorsqu'on franchit sur-
852 BEVDE DES DEUX MONDES.
tout le seuil de la maison dont quelques pièces conservent intacte
l'empreinte du passé et semblent prêtes à recevoir leurs hôtes d'au-
trefois, on ne saurait refuser à cette vieille demeure, comme aux
souvenirs qu'elle rappelle, le charme et la mélancolique grandeur
des choses qui ne sont plus,
II.
Lorsqu'à la un de septembre 1790 une chaise de poste débar-
qua M. et M"® Necker dans la cour de Goppet, l'impression un peu
triste qu'on éprouve toujours en pénétrant par un jour d'automne
dans une habitation depuis longtemps inoccupée dut être singu-
lièrement aggravée par leurs dispositions intérieures. M. Necker
s'était vu vilipendé par ses adversaires, abandonné par ses amis,
renié par le pays qu'il avait adopté. M""^ Necker, de son côté, ne
pouvait manquer de sentir douloureusement le contraste entre ce
retour à Goppet et le premier séjour qu'elle y avait fait quelques
années auparavant, alors qu'aux témoins de sa difficile jeunesse elle
s'était montrée riche de tous les bienfaits du présent et de toutes
les promesses de l'avenir. Aussi, à peine arrivés et installés, M. Nec-
ker dans un appartement qui regardait vers Genève, M'"® Necker
dans une grande et obscure chambre dont les fenêtres avaient vue
sur le parc, s'étaient-ils appliqués tous deux à chercher les consola-
tions que leur nature diverse comportait, M. Necker dans le travail,
M"'^ Necker dans l'amitié.
En prenant la plume aussitôt après son arrivée à Goppet, M. Nec-
ker était obligé d'avouer « que le respect qu'il avait religieuse-
ment rendu à l'opinion publique s'était affaibli dspuis qu'il l'avait
vue soumise aux artifices des méchans et trembler devant les
mêmes hommes qu'autrefois elle eût fait paraître à son tribunal
pour les vouer à la honte et les marquer du sceau de sa réproba-
tion.» G' était cependant à l'opinion publique qu'il s'adressait lorsque,
dans son Essai sur l'administration de M. Necker par lui-même,
il entreprenait la justification de sa conduite dans les circon-
stances difficiles qu'il venait de traverser. Aussi ne faut-il chercher
dans cet Essai ni une histoire complète des premiers temps de la
révolution, ni même un récit détaillé des actes de M. Necker. Mais
je me permets de recommander la lecture de cet ouvrage un peu
oublié à ceux qui mènent aujourd'hui la campagne de réaction his-
torique contre la constituante. Ils auront la satisfaction d'y trou-
ver, exprimées parfois sur un ton assez acerbe, la plupart des
attaques qu'ils dirigent aujourd'hui contre l'œuvre des législateurs
de 89 et l'indication très sagace des côtés fragiles de cette œuvre.
LE SALON DE M^^" NECKER. 853
Mais, si bien fondées que soient les critiques de M. Necker, le
ressentiment personnel qu'il laisse percer leur enlève cependant
quelque peu de leur autorité, et cet Essai ne saurait avoir la
valeur d'un ouvrage historique ou politique.
Il n'en est pas de même de son Étude sur le pouvoir exécutif
dans les grands états, h laquelle il mettait la main, dès son premier
ouvrage terminé, et qu'il fit paraître au commencement de l'année
1792. M. Nourrisson, dans une étude sévère jusqu'à la malveillance
qu'il a consacrée à M. Necker, convient cependant que cette étude
est une de celles où M. Necker a déployé le plus de sagacité poli-
tique et qu'elle le classe au rang des publicistes. Ce n'est pas seu-
lement, en effet, une démonstration très solide des périls auxquels
la constitution de 1791 exposait la France. C'est encore une analyse
très fine des vices inhérens à la démocratie pure, et une prédic-
tion très juste des conséquences auxquelles son triomphe ne peut
manquer d'entraîner un grand pays. Gomme, en matière aussi géné-
rale, ce qui est vrai dans un siècle l'est encore dans un autre, on
pourrait appliquer au spectacle que nous voyons se dérouler sous
nos yeux plus d'un passage détaché de l'ouvrage de M. Necker.
N'avons-nous pas eu l'occasion de juger combien est fidèle cette
peinture d'une assemblée qui veut se rendre permanente et omni-
potente :
Vingt-quatre mois de séances suffiront à peine pour laisser le temps
à chaque député d'avoir place dans le logographe et pour faire arriver
dans son district ou sa municipalité quelques paroles de lui un peu
remarquables. Sur les sept cent quarante-cinq, il y en aura sept cent
quarante peut-être absolument neufs à la gloire. Il faudra bien qu'ils
s'essaient à celte conquête; il faudra bien qu'ils jouissent, les uns de
leurs succès, les autres de leurs espérances, les autres de leur part au
triomphe commun. Ajouterons-nous que les dix-huit francs par jour,
exactement payés, seront peut-être aussi un lien imperceptible? C'est un
simple soupçon, mais la chose est possible. Et quel plaisir encore pour
tous ces messieurs de donner des ordres à leur premier commis le roi
de France! Quel plaisir encore de faire apparaître au coup de sifflet
tous les ministres à la barre! Ah! jamais on ne pourra quitter de plein
gré ces fonctions enivrantes,., et comme les affaires vont chercher la
puissance réelle quand l'accès vers cette puissance est toujours ouvert,
c'est à l'assemblée nationale que tout le monde s'adressera, et cette
assemblée, en se résignant facilement à l'accroissement de sa domina-
tion, deviendra chaque jour davantage le point de réunion de tous les
genres de pouvoir. Elle réservera seulement au gouvernement les objets
d'une décision épineuse ou désagréable et se ménagera le moyen de le
censurer à coup sûr.
85/i REVUE DES DEUX MONDES.
Ne pourrait-on point également inviter quelques-uns, non point
de nos sept cent quarante-cinq, mais de nos cinq cent trente
députés à méditer ces réflexions sur le caractère éphémère de la
popularité?
Les grands embarras surtout viendront lorsque, tous les genres de
pouvoirs une fois réunis entre les mains d'hommes élus par la nation,
les représentons du peuple, en possession de toutes les autorités, auront
seuls à compter avec lui et ne pourront plus le distraire de ses plaintes
en fixant comme aujourd'hui toutes ses pensées sur les ennemis dont
il est environné et sur les combats qu'il faut leur livrer. La victoire
une fois reconnue, la toute-puissance une fois avouée, ces excuses ne
seroient plus admissibles. On charmeroit ce peuple encore quelque
temps ea le louant, en lui apprenant qu'il s'est levé majestueusement,
qu'il a pris une superbe attitude, que l'univers le contemple, que l'uni-
vers l'admire. Mais il est un terme aux promesses et aux espérances,
car la nature des choses est sourde et muette, et le langage de l'hypo-
crisie ne peut rien contre elle. On éprouvera donc tôt ou tard qu'il est
impossible de faire à vingt-six millions de souverains un sort propor-
tionné à leurs prétentions et à leur dignité; et lorsqu'ils remarqueront,
la plupart, que leur sort n'est point changé, lorsqu'ils s'apercevront que
la pluie continue à se glisser dans leurs réduits, que les vents, soufflent
encore à travers leurs cloisons, que le prix du pain et le tarif des
salaires ne sont point dans leur dépendance, ils croiront avoir été trom-
pés; ils prêteront l'oreille à de nouvelles séductions, et leurs derniers
amis, leurs derniers chevaliers, verront comme les autres leur autorité
renversée.
Louis XVI était encore sur le trône au moment oii parut l'ouvrage
de M. Necker, mais la surveillance étroite qui depuis la tentative
de Varennes était exercée sur lui, se resserrait chaque jour davan-
tage. M. Necker voulut, dans ces circonstances, faire parvenir au
souverain qu'il avait servi avec un dévoûment souvent mal apprécié,
un nouvel hommage de ses sentimens, et il lui adressa son ouvrage
en l'accompagnant de la lettre suivante :
Je désire avec ardeur que cet ouvrage, absolument nécessaire pour
ma défense, obtienne l'approbation de Votre Majesté. Elle y ven-a quel-
quefois l'expression des sentimens que je professerai pour sa personne
jusqu'à la fin de ma vie. Il n'est aucun instant du jour où mes regards
attendris ne se tournent vers le plus vertueux des princes et le plus
malheureux des monarques, et je partage tous les détails de sa situa-
tion avec la plus profonde douleur.
LE SALON DE M"" NECKER. 855
Louis XVI ne répondit point à cette lettre, et, sans doute, livré
tout entier aux tristesses et aux périls de sa situation, il n'eut guère
la curiosité ni le temps de jeter un coup d'oeil sur l'œuvre de son
ancien ministre. Mais si quelques-unes des pages du livre passèrent
sous S'S yeux, il dut être touché du ton dont, à plusieurs reprises,
M. Necker y parle de son ancien maître. Jamais, en effet, dans
aucun des ouvrages qu'il a publiés soit avant, soit après la mort de
Louis XVI, M. iNecker n'a manqué une occasion de rendre témoi-
gnage en termes émus aux vertus, à la droiture, aux intentions
patriotiques du prince qu'il avait servi; jamais non plus il n'a laissé
percer l'ombre d'un sentiment d'amertume, inspiré par le souvenir
des préventions contre lesquelles il avait toujours eu à lutter, de
l'abandon dont à deux reprises il avait été victime, et du peu de
reconnaissance dont avaient été payés ses derniers efforts. Tel
n'était pas toujours le ton dont on s'exprimait sur le compte de
Louis XVI dans le monde des émigrés, et la différence entre les
deux langages montrerait au besoin que les serviteurs les plus
intransigeans (pour employer un mot à la mode) ne sont pas tou-
jours les plus respectueux.
Tandis que M. iNetker, encore dans la pleine vigueur de l'esprit,
continuait de demander au travail les consolations qu'il ne refuse
jamais, M"" JNetker, plus jeune que son mari de plusieurs années,
voyait au contraire lui éch.ipper toutes les ressources auxquelles elle
aurait pu s'adresser pour fortifier son courage. Avant même que les
derniers événemensdont elle avait profondément ressenti le contre-
coup eussent achevé de détruire sa santé déjà ébranlée, sa fai-
blesse croissante l'avait forcée à se retirer peu à peu du train du
monde, et certaines réflexions qu'on trouve éparses dans ses œuvres
montrent qu'elle n'avait pas laissé de ressentir la tristesse de cette
vieillesse précoce : « Lorsqu'on est vieille, dit-elle quelque part, il
faut travailler à se supporter soi-même, à plus forte raison à se
faire supporter aux autres; » et dans un autre endroit : '( La vieil-
lesse des femmes n'est supportable dans ce monde qu'autantqu'elles
n'y remplissent point d'espace, qu'elles n'y font point de bruit,
qu'elles ne demandent aucun service, qu'elles rendent tous ceux qui
dépendent d'elhs, et qu'elles ne se montrent que pour le bonheur
des autres. Lorsqu'on est vieille et qu'on a rempli sa tâche sur la
terre, il faut considérer comme assez bien employé le temps qu'on
passe sans faire de fautes, sans ennui et sans douleurs. »
Ce qui devait encore aggraver le sentiment un peu triste exhalé
dans ces lignes, c'est qu'à cette femme, dont l'amitié avait rempli
la vie, une rigueur particulière de la destinée avait enlevé tous ceux
qui, par leur attachement passionné, l'auraient aidée à traverser cette
356 REYDE DES DEUX MONDES,
seconde et pénible phase. Lorsque M'^* Necker avait acquis Coppet,
Thomas, qui avait toujours eu horreur de Paris et le goût de la soli-
tude, formait le projet d'acheter une petite maison dans le village
et de s'y établir auprès d'elle. « Je serois auprès de vous, écrivait-il,
je pourrois vous voir tous les jours et à toutes les heures que vous
auriez de libres. Je serois votre vassal et celui de M. Necker, et jamais
féodalité ne m'auroit paru plus douce. » Mais Thomas avait disparu,
et ce charmant projet de vasselage, comme l'appelait M"" Necker,
avait été détruit par le souffle de la mort. Elle ne retrouvait pas
non plus en Suisse celui dont elle avait reçu, auquel elle avait
porté, dès sa jeunesse, tous les tendres senlimens qu'une femme
sûre d'elle-même peut porter et recevoir dans l'amitié. Il y avait
déjà près de deux ans que Moultou était mort, et de quelque côté
que M"" Necker se tournât, elle ne trouvait plus que des souvenirs.
C'était à ces souvenirs qu'elle se rattachait avec passion, soit que
par d'affectueuses lettres elle pressât la veuve de Moultou, ses filles,
sa belle-sœur, la Gothon chérie d'autrefois, de faire à Coppet de
longs séjours, soit que, remontant plus loin encore dans le passé,
elle se reportât vers les temps de sapremièrejeunesse,dontla scène
était si voisine, au risque d'ébranler des cordes toujours vibrantes
dans son cœur. — On se souvient peut-être de l'affection passionnée
que Suzanne Curchod portait à sa mère, du désespoir où sa mort
inopinée l'avait plongée et des reproches qu'elle s'adressait à elle-
même d'avoir troublé par les inégalités de son humeur les der-
niers jours d'une vie si chère. L'aiguillon de ce remords, dont
elle s'exagérait singulièrement la gravité, n'avait jamais cessé (ses
papiers intimes en font foi) de harceler une conscience scrupuleuse
jusqu'à la minutie, et c'était sans doute oppressée par ses regrets
qu'elle écrivait un jour cette pensée, où l'on croirait entendre
l'écho d'un cœur brisé : « Il est des souvenirs si tendres et si dou-
loureux qu'ils font le sort de toute une vie. » Aujourd'hui qu'après
bien des vicissitudes le sort la ramenait dans des lieux si proches
de ceux où s'était écoulée sa jeunesse, alors qu'une heure à peine
la séparait de ce presbytère de Crassier, témoin des joies et des
épreuves de son adolescence, les souvenirs du passé ne pouvaient
manquer de se réveiller chez elle dans toute leur force, et elle
devait chercher à faire revivre et à perpétuer ces souvenirs dans
la forme qui était celle du temps. A peine arrivée à Coppet, elle
s'occupait à ériger dans le temple du village un monument à la
mémoire de ses parens, et sur le socle de ce monument qui existe
encore aujourd'hui, elle faisait graver une inscription où elle cher-
chait à perpétuer la mémoire de leurs vertus et de ses regrets. De
nos jours, le mode n'est plus guère aux inscriptions de cette nature,
LE SALON DE M'"" NECRER. 857
et rien ne fait sourire comme ces vains efforts de l'homme pour lut-
ter contre le temps et l'oubli. Faut-il croire qu'à une époque où l'on
vit si vite, cette lutte même ait été reconnue comme impossible, et
que chacun de nous préfère concentrer en lui-même l'intérêt de sa
vie au lieu de s'attarder à d'inutiles regrets?
Il y avait cependant bien près de Coppet quelqu'un avec qui
j|tuo j^eci^ei- pouvait s'entretenir encore du passé, d'un passé auquel
le temps avait enlevé toute l'amertume du ressentiment et laissé
toute la douceur du souvenir : c'était Gibbon. Depuis longtemps
Lausanne était devenue pour Gibbon comme une seconde patrie.
C'était là qu'après une incursion heureusement courte dans la poli-
tique, il était venu chercher le loisir et le calme nécessaires à ses
longs travaux ; là il avait immortalisé son nom en écrivant cette triste
et éloquente histoire de la décadence d'un peuple qui n'a pas su
trouver* dans le respect de ses grands souvenirs un remède à ses
divisions intérieures; là il venait encore chercher un repos stu-
dieux à l'ombre de ce même berceau d'acacias, sous lequel, sa
gran Je œuvre achevée, il s'était promené avec mélancolie, comme
quelqu'un qui vient de se séparer d'un ami. Aussi M"" Necker, qui
déjà l'avait retrouvé en Suisse quelques années auparavant, avait-
elle hâte de lui adresser un nouvel et amical appel. Gibbon se
rendit à cet appel avec un empressement qui put tromper M""® Nec-
ker, et il vint, au mois d'octobre 1790, passer quelques jours à
Coppet. Mais elle aurait été singulièrement déçue et froissée si
elle avait pu savoir en quels termes Gibbon rendait compte de sa
visite à son ami lord Sheffield :
J'ai passé quatre jours au château de Coppet avec Necker. J'aurois
voulu pouvoir mettre soa exemple sous les yeux de tout jeune homme
travaillé par le démon de l'ambition. Ayant à sa disposition tout ce qui
peut assurer le bonheur privé, il est le plus malheureux des êtres vi vans.
Le passé, le présent, l'avenir lui sont également odieux. Lorsque je lui
suggérois quelques distractions domestiques, lire, bâtir, il me répondoit
sur le ton du désespoir : « Dans l'état ou je suis, je ne puis sentir que
le coup de vent qui m'a abattu. » ^1""= Necker a extérieurement meil-
leure attitude, mais le diable ny perd rien.
Ami aussi peu sensible qu'il avait été amant peu fidèle, c'était
là tout ce que Gibbon trouvait à dire sur le compte d'amis qui lui
avaient fait accueil au temps de leur prospérité. Cependant il
renouvelait assez fréquemment ces visites, et un commerce plus
intime devait l'amener à rendre meilleure justice à M. Necker:
Je me suis formé de M. Necker une opinion beaucoup plus favorable
858 REVUE DES DECX MONDES.
qu'autrefois. Dans l'intimité, il se départ de sa réserve et de sa mé-
lancolie. J'ai été à même de mieux juger de son esprit, et tout ce que
j'en ai vu est honnête et droit. Il a été surpris par l'ouragan, il s'est
trompé de route lians le brouillard, mais je me demande si, dans une
situation aussi périlleuse, aucua^homme aurait pu mieux faire.
Mais de M™^ Necker elle-même il n'est plus jamais question dans
les lettres de Gibbon, et la ténacité de ces illusions que les femmes
sont sujettes à conserver sur les hommes qui les ont aimées (leur
eussent-ils été infidèles), put seule lui dissimuler que ce n'était
pas là l'ami dont son cœur avait besoin. Sauf les quelques visites
de Gibbon, la vie qu'on menait à Goppet était singulièrement soli-
taire. Le flot des émigrans, chaque jour plus nombreux, passait
cependant bien près d'eux. Les uns traversaient Genève, pour de
là gagner Turin et la petite cour du comte d'Artois ; les autres
s'établissaient à Lausanne ou sur la côte du pays de Vaud, pour y
attendre la fm de ce qu'ils appelaient la giboulée. Là, tout entiers
à leurs espérances, à leurs chimères, à leurs ressentimens, ils me-
naient cette vie d'héroïsme et de frivolité dont le récit excite à la
fois l'impatience et l'admiration. Mais ils avaient frappé Goppet
d'interdit, et celui d'entre eux qui aurait rendu visite à l'ancien mi-
nistre de Louis XVI aurait été considéré comme un traître à son
roi et à sa cause. « Il n'y a pas un Français, écrivait Gibbon à lord
Sheiïield, qui voudrait mettre le pied chez M. Necker. » Leur soli-
tude demeura donc absolue jusqu'au moment où M"^" de Staël,
chassée de France par les événemens, vient définitivement s'établir
auprès d'eux.
M'"'' de Staël avait fait à ses parens une première visite, peu de
temps après leur arrivée, au mois d'octobre 1790. Elle ne se plut
guère à Goppet, mais dans sa pensée le séjour qu'y faisaient ses
parens ne devait être que momentané ; elle se berçait encore d'illu-
sions que l'avenir ne devait pas tarder à démentir, et caressait
l'espoir de ramener bientôt son père à Paris. Aussi écrivait-elle à
son mari en lui dépeignant la vie qu'ils menaient à Goppet :
Nous possédons dans ce château l'aimable Fermier (1) et M. Gibbon,
l'auteur de rz/is^ofre du bas-empire, l'ancien ann-ureux de ma mère,
celui qui vouloit l'épouser. Quand je le vois, je me demande si je serois
née de son union avec ma mère; je me réponds que non et qu'il sufli-
soit de mon père seul pour que je vinsse au monde. Mon Dieu! que j'ai
(1) Il est assez souvent question de ce Fermier dans les journaux intimes de
M"<= Necker, et des conseils qu'il lui donnait. J'incline à croire, sans en être sûr, que
c'était un ministre protestant qui était quelque peu le directeur de conscience de
M"^ Necker.
lE SALON DE M"" NEGKER. 859
besoin qu'il revienne à Paris, mon père! L'air de ce pays-ci ne lui con-
vient pas. Il est, en effet, très contraire aux dents, et depuis quatre
jours une énorme fluxion le retient dans sa chambre; il est mélanco-
lique, mais bon et sensible comme je l'ai toujours trouvé. Je me surprends
souvent les yeux baignés de larmes en contemplant ce majestueux
exemple des vicissitudes humaines, de l'amour et de l'ingratitude d'une
grande nation-, mais je tâche de lui cacher un sentiment qui pourroit
l'affaiblir. Il m'appeloit ce matin : Roger Bontemps, et je le laissois dire.
Je suis bien loin cependant d'être gaie de la gaieté du bonheur, et
jamais peut-être je ne me suis sentie aussi profondément mélancolique.
Ce pays-ci ne me plaît pas du tout ; quoique je réussisse assez parmi les
Genevois, j'ai besoin de me commander de chercher à plaire; tu con-
viendras que ce n'est là mon état naturel. J'ai fort envie da revenir à
Paris et surtout de m'assurer que mon père y retournera. Adieu, mon
cher ami.
Cependant les événemens se précipitaient en France et parais-
saient marcher de plus en plus rapidement vers une solution fatale.
Plus les circonstances s'aggravaient et plus aussi le séjour de Cop-
pet devenait pénible à M""^ de Staël. Cette tranquillité factice faisait
un contraste trop fort avec les troubles du dehors et avec les agir
tations de sa propre pensée. « On vit ici, écrivait-elle, dans un
silence, dans une paix infernale ; on frémit, on se meurt dans ce
néant. » Aussi bientôt n'y pouvait-elle plus tenir et elle retournait
à Paris auprès de son mari, qui continuait à y représenter le cabi-
net de Stockholm. M. de Staël commençait cependant à sentir sa
situation singuUèrement ébranlée. Gustave III, qui s'était mis à la
tête du mouvement contre-révolutionnaire en Europe, ne pouvait
pardonner à son ambassadeur l'enthousiasme dont il n'avait pu se
défendre pour les premiers actes de la constituante et peut-être
aussi la fermeté avec laquelle, dans ses dépêches, il continuait à
déclarer chimériques tous les projets de la contre-révolution en
France. Bientôt ce refroidissement se changeait en une disgrâce
ouverte, et xM. de Staël informait son beau-père qu'en dépit du
fameux engagement pris par Gustave III dans le contrat de mariage
de M"' Necker, ses fonctions d'ambassadeur de Suède à Paris
venaient de lui être retirées (1) :
Paris, ce 16 janvier 1792.
J'ai eu, monsieur, pendant quelques niomens, l'espérance de voir
(1) Après la mort de Gustave III (mars 1792), les fonctions d'ambassadeur de Suède
furent rendues à M. de Staël par le duc de Sudermanie, depuis Charles XIII, qui était
alors régent
S60 HEVUE DES DEUX MONDES.
disparûître les dangers qui me faisoient craindre de perdre ma place;
mais j'ai été, comme vous le savez déjà, trompé dans mon attente.
Tous mes efforts étant restés infructueux, il a bien fallu succomber,
puisque la combinaison des choses rendoit ma chute nécessaire. Le
roi ne m'a point parlé des dédomraagemens qu'il juge convenables de
me donner et encore moins des marques de satisfaction que j'ai peut-
être mérité : pas un mot, ni pour ma pension, ni pour payer le loyer
de ma maison, ni pour aucune justification. Mes amis me disent que
tout s'arrangera si j'ai de la patience, et surtout si je ne donne aucune
marque de mécontentement. J'ai suivi leurs conseils, mais je crois en
même temps que ma présence en Suède devient de la plus urgente
nécessité, car, selon la marche ordinaire de ce monde, les amis ont
moins d'activité que n'en ont ceux qui s'occupent à nuire.
M. de Staël continuait en insistant sur les raisons qui rendaient
nécessaire son départ pour la Suède, et il terminait en disant :
Vous avez eu la bonté de me dire, monsieur, dans votre dernière "*
lettre, que je trouverois un asile près de vous. J'ai été touché jusqu'au
fond démon cœur de tout ce que cette offre renfermoit de sensible pour
moi. J'ose vous assurer avec vérité que je préférerois à tout ce que le
monde présente de plus séduisant de passer ma vie près du grand
homme dont j'admire et aime également le génie et la vertu. Je n'au-
rois d'autre regret que de sentir à chaque instant que je ne pourrois
rien faire pour son bonheur, tandis qu'il feroit tout pour le mien.
Cet asile que M. Necker olTrait à son gendre, il aurait désiré éga-
lement que sa fille en profitât. Mais M'"'' de Staël ne pouvait encore
prendre son parti de quitter Paris. Il en coûtait trop à son amour
passionné pour la France de paraître en ce moment suprême se
désintéresser de ses destinées, à sa fierté de suivie l'exemple de
ces fugitifs de la première heure, contre lesquels elle s'était élevée
si fort, à son courage d'abandonner des amis auxquels elle pouvait
encore être utile en leur offrant un asile sous le toit de l'ambas-
sade de Suède, et en leur procurant des passeports qu'elle sol-
licitait pour eux comme pour des compatriotes de son mari. C'est à
son séjour obstiné dans Paris que nous devons ces belles pages
des Considérations sur la révolution française, où elle décrit si
éloquemment la marche de la révolution et oii, revenue des illu-
sions de sa jeunesse sans en avoir abjuré les opinions généreuses,
elle fait à chacun la part si équitable. Le spectacle auquel elle
assistait avait singulièrement changé ses sentimens, et à l'irritation
qu'elle ressentait autrefois contre les aristocrates, lorsqu'ils refu-
saient de prêter l'oreille aux argumens de M. Necker, avait suc-
LE SALON DE M"^ NECKER. 861
cédé une indignation virulente contre ces jacobins fanatiques qui
étendaient sur la France le réseau de leur tyrannie. Le ressentiment
qu'elle avait éprouvé contre la famille royale à la suite du premier
exil, puis de l'abandon de son père, avait fait place à une compassion
profonde pour les affronts qu'une assemblée sans grandeur et sans
courage faisait endurer au roi, et pour les mesquines humiliations
de la captivité où, depuis la fuite de Varennes, toute la famille
royale était tenue. Cette compassion ne s'exhalait pas en lamenta-
tions stériles. Un jour, M'"' de Staël fit venir Malouet et lui soumit
un plan qu'elle avait formé pour l'évasion du roi et de la reine.
Elle voulait acheter une terre qui était à vendre près de Dieppe.
Elle s'y rendrait deux fois, emmenant à chaque fois avec elle, outre
son fils qui avait l'âge du dauphin, un homme qui am^ait à peu
près la taille du roi, et deux femmes, dont l'une à peu près sem-
blable à Marie-Antoinette, l'autre à M"'® Elisabeth. Au troisième
voyage, elle aurait laissé son fils à Paris et emmené toute la famille
royale. Mais la reine refusa d'entrer dans ce projet. L'excès du
malheur avait jeté comme un voile devant ses yeux, et, à travers
ce voile, elle ne savait plus distinguer entre ses véritables enne-
mis, acharnés à sa perte, et ceux qui avaient pu, au début de la
révolution, blâmer la politique de la cour, mais qui avaient horreur
des crimes qui se préparaient. Quelques jours après survenaient
les événemens du 20 juin, puis ceux du 10 août. M"'" de Staël
demeura à Paris jusqu'au 1" septembre, moins occupée de se mettre
en sûreté que de sauver ses amis, dontplusieurs, entre autresMM.de
Lally et de Jaucourt, lui durent la vie. Elle quitta enfin Paris le
jour où commençaient les massacres, et arriva à Goppet au com-
mencement de septembre 1792.
Si les quelques semaines de son premier séjour à Goppet avaient
été déjà singulièrement pénibles à M™® deStaël,que fut-ce decette
vie nouvelle, dont la paisible uniformité contrastait si fort avec les
émotions et les dangers auxquels elle échappait ! Il n'y a point pour
les natures actives et généreuses d'épreuve plus difficile à suppor-
ter que celle d'une inaction et d'une sécurité factices au milieu des
périls publics. Ce petit coin du pays de Vaud devait jouir quelques
années encore, entre la France livrée à l'anarchie, la Savoie et le
territoire de Genève, bientôt envahis par les armées révolutionnaires,
d'une tranquillité qui en faisait un port de refuge singulièrement
envié. Mais c'était cette tranquillité même qui pesait à M^'^de Staël
et qui lui arrachait des cris d'un ennui éloquent. Parfois, au milieu
de cette oasis silencieuse, elle regrettait Paris, où l'échafaud se
dressait déjà en permanence et elle était tentée d'y retourner,
entraînée par le plus noble des mobiles, celui de rendre service
aux amis qu'elle y avait laissés.
862 RETUE DES )EUX MONDES.
J'ai toute la Suisse, écrivait-elle à son mari, dans une magnifique
horreur. Quelquefois je pense que, si l'on étoit à Paris avec un titre
qu'ils fussent obligés de respecter, on pourroit rendre service à un
grand nombre d'individus, et cet espoir me feroit tout braver. Je vois
avec un peu de peine que ce qui me convient le moins au monde, c'est
la vie champêtre et paisible dont je me trouve affublée. J'ai renvoyé
mes chevaux par économie et parce que je sens un peu moins ma soli-
tude quand je ne vois personne. .. Quel horrible fléau que la démo-
cratie à la française I
Cependant les événemens suivaient en France leur cours san-
glant, et l'afTreux spectacle auquel elle assistait de loin ébranlait par
momens chez M'"" de Staël les sentimens qui semblaient avoir
poussé les plus profondes racines en son cœur : son amour pour la
France, et sa foi dans le triomphe du bien par la liberté. C'est dans
un de ces momens de trouble qu'elle écrivait à son mari, qui était
toujours à Stockholm :
Voilà une grande nouvelle, c'est la prise de Toulon (1). Tu as le
plaisir de l'avoir prévue, mais n'es-tu pas cependant confondu de cet
accord constant de succès et de crimes, et ce spectacle ne te plonge-t-il
pas dans un scepticisme douloureux sur tous les sentimens, les idées et
les calculs? Veux-tu que je te dise à quel résultat me conduisent ces
événemens? A avoir de l'argent en Amérique le plus que nous pour-
rons et affranchir notre situation. Liberté, fortune et amitié, voilà tout
ce qu'il faut sauver. Un beau climat, de la musique, une douce réunion,
voilà les seuls liens dont la France n'a pas désenchanté. Il ne reste plus
même dans les autres pays ni rang, ni gloire, ni dignité : ce gouffre a
tout englouti. Cependant cette prise de Toulon pourra renverser M.Pitt,
l'Angleterre m'en plaira mieux. Je suis bien impatiente aussi de ce que
tu me diras de Copenhague. Nous pourrions nous y arranger, mais le
parti pour lequel j'ai l'éloignement le plus décidé, c'est de te voir jouer
un rôle en Suède. C'est quelque chose de pareil au sort de mon père que
tu te préparerois. S'opposer aux progrès des lumières, c'est se perdre;
s'y prêter, c'est mettre son nom à la tête d'une histoire de sang et de
malheur. Si tu me permets d'avoir un avis, c'est sur cette chance de
destinée qu'il est le plus fortement prononcé.
S'il y avait certains jours où le courage manquait à M™^ de Staël et
où la désespérance semblait la gagner, rien ne parvenait à abattre
l'intérêt qu'elle portait à ses amis de France et l'énergie avec laquelle
(1) Toulon fut repris aux Anglais le 1 décembre 1793
LE SALON DE î ""* NECKER. 863
elle s'efforçait de venir à leur secours. A peine arrivée à Coppet,
elle s'était ingéniée à trouver un nouveau moyen de leur être utile.
Laissons-la, dans une lettre, exposer elle-même en quoi consistait ce
moyen auquel plus d'un Français a dû la vie :
Tout le secret de cette entreprise suisse est fort simple. On choisit
une femme dont le signalement est pareil, elle prend un pa=!seport pour
aller et revenir de Paris pour une affaire de commerce; la femme
suisse va à Paris, fait viser son passeport en entrant à la frontière, va
à sa section et à la commune de Paris faire apposer des visa pour
repartir et cède son passeport, son extrait de baptistaire, ses lettres de
bourgeoisie, tous ses papiers qui l'attestent Suisse, à la dame qu'on
veut sauver. En passant par une autre route, rien ne peut faire qu'on
soit arrêté; il n'y a pas eu encore d'exemple d'un tel malheur, mais
dans ce cas même, j'ai promesse d'un excellent homme, qui com-
mande le cordon de la frontière suisse, de réclamer comme Suisse, et
telle est la singulière coquetterie des François pour les Suisses qu'ils
ont relâché et renvoyé, sur la demande d'une simple commune, un
homme qui avoit un passeport suisse si mal arrangé qu'il étoit impos-
sible de n'êire pas sûr qu'il étoit François.
Ce moyen peut s'épuiser si on ne l'emp'oyoit que dans un an; mais,
soiL qaUls l'ignorent, soit qu'ils soient bien aises qu'on se déporte soi-
même, il n'y a pas un mot de dit nulle part qui puîsge inquielter. Je
l'ai inventé la première fois pour Matthieu et François (1). Ce secret
très simple, depuis les Lyonnais s'en sont servis et il n'a jamais man-
qué. Il est impossible de vous prouver que vous n'êtes pas Suisse,
surtout quand vous avez un compagnon vraiment suisse qui vous pro-
tège. La femme suisse envoyée cache dans sa poche ou se fait envoyer
sûrement un passeport non visé sur lequel elle contrefait comme elle
peut les visa de la frontière, retourne à la commune après le dé-
part de la dame et n'est pas reconnue en changeant de costumée et
présentant un autre nom suisse. Véritablement elle ne craint rien, ou
du moins court un risque pour de l'argent comme la moitié du monde.
Un homme est moins cher à sauver parce qu'on n'envoyé qu'un
homme et que pour une femme il faut l'homme et la femme.
La lettre dont on vient de lire un fragment était adressée à la
princesse d'Hénin, que nous allons voir jouer un rôle assez actif
dans la généreuse entreprise de M™' de Staël. La princesse
d'Hénin appartenait au petit groupe de ces femmes qui, dans des
(i) Il s'agit ici du vicomte Mathieu, depuis duc de Montmorency, qui fut l'ami de
M™" Rccamier, et du comte François de Jaucourt, qui fut un instaut ministre sous la
restauration.
86 II REVUE DES DEUX MONDES.
temps moins agités, s'étaient éprises d'un bel enthousiasme pour
M. Necker et pour ses réformes. Elle était née de Mauconseil, fille
d'un ancien page de Louis XIV et d'une mère dont la beauté avait
été distinguée par Louis XV. Elle avait épousé ce prince d'Hénin
qu'on appelait, à cause de sa petite taille, « le nain des princes »
et qui avait voué à la célèbre comédienne Sophie Arnould une
fidélité si singulièrement placée.
Notre tante d'Hénin, dit ia vicomtesse de Noailles dans une notice
consacrée par elle à sa grand' mère la princesse de Poix (1), avait été
belle, à la mode, et, je pense, un peu coquette. Fille unique, très jolie,
riche et passablement enfant gâtée, elle resta toute sa vie volontaire,
impétueuse, irascible, mais avec tout cela si bonne, si généreuse, si
dévouée à ses amis et aux nobles sentimens, et puis si spirituelle, et
par suite de son extrême naturel, si parfaitement originale qu'elle exci-
tait constamment l'afTection, l'admiration et en même temps la gaîté.
Sa réputation fut attaquée en deux occasions, d'abord au sujet du che-
valier de Coigny et ensuite du marquis de Lally-Tollendal. La première
de ces médisances fut à peine fondée; la seconde devint respectable,
car il s'ensuivit une amitié dévouée qui dura jusqu'à la mort de ma
tante, devenue fort pieuse, plusieurs années avant la fin.
Bien que M. de Lally-Tollendal eût sans doute fait passer dans
l'âme de son amie quelque chose de la chaleur communicative de
son enthousiasme et qu'elle eût applaudi, comme M""" de Staël,
aux premiers épisodes de la révolution, cependant la princesse
d'Hénin n'avait pas tardé à s'effrayer du train dont marchaient les
choses et elle avait été une des premières à se réfugier en Angle-
terre. C'était de là qu'elle allait concerter ses efforts avec ceux de
M"^ de Staël pour faire parvenir à ceux de leurs amis qui n'avaient
pu encore s'échapper de France, espoir, secours et moyens de déli-
vrance. Grand était assurément le nombre de ceux auxquels pou-
vait s'adresser leur sollicitude, mais, parmi ces prisonniers, la
princesse d'Hénin et M'"'' de Staël comptaient une amie qui leur
était particuhèrement chère, c'était la princesse de Poix. La prin-
cesse était fdle d'un premier mariage du maréchal de Beauvau avec
une Bouillon, et belle-fille par conséquent de cette maréchale de Beau-
vau qui fut pour les Necker une amie si fidèle. Par un de ces arran-
(1) Cette notice qui a été imprimée, mais tirée à un petit nombre d'exemplaires
contient de fines observations et de piquans détails sur l'ancienne société française,
et sur la renaissance de cette société au retour de rémigration. Sainte-Beuve, qui en
avait eu communication, l'a citée à plusieurs reprises dans ses Causeries du lundi,
entre autres dans l'article sur le duc de Lauzun. La vicomtesse de Noailles est elle-
même bien connue des lecteurs de la Correspondance de Jean-Jacques Ampère,
LE SALON DE M™^ NECKER. 865
gemens de famille qui étaient si fréquens dans l'ancienne société,
elle avait, à l'âge de dix- sept ans, jolie, pleine de vivacité et d'es-
prit, épousé le prince de Poix, fils aîné du maréchal duc de Mouchy,
âgé de quinze ans seulement, et si petit pour son âge qu'il fallut,
le jour de ses noces, l'asseoir sur une grande chaise pour qu'il fût
au niveau de sa femme.
J'ai ouï dire, ajoute la vicomtesse de Noailles dans la notice dont je
viens de parU?r, qu'il étoit impossible à cette époque d'être plus char-
mante que ne l'étoit ma grand'mère. Son nez étoit aquilin, mais déli-
cat; ses yeux noirs et très couverts; mais ce qui étoit sans égal, c'étoit sa
bouche; la bonté, l'intelligence, la fierté, et par-dessus tout un sens
exquis du goût s'y manifestoient avec autant de force que de grâce. Son
co! et sa gorge étoient superbes ; enfln, malgré les imperfections de sa
taille (la princesss de Poix é:oit boiteuse depuis sa naissance), toute sa
personne, quoique irrégulière, étoit noble et même gracieuse. Il y
avoit de l'originalité d?ns ses gestes comme dans ses expressions; mala-
droite en toute chose, cette gaucherie lui seyoit, mais ce qui dominoit
et illuminoit pour ainsi dire tous ces agrémens, c'étoit une nature éle-
vée, généreuse, grande, si j'ose le dire, qu'on sentoit à tout moment
au travers de sa gaîté même, et qui inspiroit à tout le monde l'attrait,
l'admiration et la confiance.
C'était cette aimable personne qu'il s'agissait de sauver en dépit
de l'étroite surveillance exercée aux portes de Paris comme à la
frontière sur les démarches des aristocrates et, ce qui était plus
difficile encore, en dépit d'elle-même. En effet, soit courage, soit
insouciance, soit qu'elle s'exagérât les obstacles que son infirmité
aggravée par un état de maladie constant opposait à toute tenta-
tive d'évasion, la princesse de Poix demeurait sourde aux sollicita-
tions que ses amis lui faisaient parvenir d'Angleterre ou de Suisse.
Elle s'obstinait à demeurer à Paris, où elle était prisonnière dans l'hô-
tel de Beauvau, sans être gardée à vue, et où elle se trouvait singu-
lièrement solitaire. Son mari avait émigré ainsi cjue son fils aîné, le
comte Charles de Noailles. Son père, le maréchal de Beauvau, était
mort en 1793 ; sa belle-mère, la maréchale, était réfugiée dans sa terre
du Val, près de Saint-Germain. Le père et la mère de son mari, le
ducet la duchesse deMouchy, avaient été jetés dans les prisons de la
terreur, d'où ils ne devaient sortir que pour monter sur l'échafaud.
La princesse de Poix vivait donc seule avec un enfant de quat' rze
ans, perdue au fond de ce grand hôtel de Beauvau (1), qui avait été
autrefois témoin de réunions si brillantes. C'était de cette situation
(i) L'hôtel de Beauvau est aujourd'hui la résidence du ministre de l'intérieur.
TOMB xLin. — 1881, 55
866 REVUE DES DEUX MONDES.
périlleuse qu'il s'agissait de la tirer et quelques lettres de M™« de
Staël à la princesse d'Hénin vont nous montrer quelle ardeur
elle apportait dans cette entreprise.
Lausanne, ce 8 juin (1794).
Je n'ai pu, malgré vos conseils, m'empêcher de faire dire à l'amie
infirme mon opinion sur la facilité de sortir pour elle et pour son fils;
elle ne veut pas. Jusqu'au retour du voyageur, je ne saurai rien de
plus, je la crois dans une maison de santé. Ah î si elle m'en avoit
cru il y a quatre mois ! — Je ne suis pas imprudente dans des intérêts
pareils; toute ma pensée est tournée vers elle, c'est mon premier sen-
timent en France et en Suisse, et ce que je proposois étoit sûr, à part
cependant les difficultés de l'arrestation qui n'existoient pas il y a
quatre mois. Sa femme de chambre la sert; vous aurez des détails dans
quinze jours ou trois semaines.
Quant à la jeune amie, je la savois aux Anglaises, et cependant on me
donne de l'espoir. — Je n'y comprends rien et j'en prends peu. Au
moins, le 21 de may elles étoient bien, autant que le style de la poste
qui porte sur des objets à mille lieues du vrai peut le faire entendre.
Ne vous inquiétez pas de cette malheureuse tentative; i! n'y avoit pas
une chance d'inconvénient, et tel étoit mon effroi après le sort des
malheureuses duchesses (1) que j'aurois donné tout ce dont je dispose sur
la terre pour la décider à croire à des moyens qui n'ont encore manqué
pour personne, quoique malheureusement ils s'emploient beaucoup
aujourd'hui et deviennent ainsi plus chers. Pour les intérêts de Malouet,
dites-lai que l'homme n'est pas encore revenu; il doit me répondre à
de simples questions, attendant sa décision sur une longue lettre de
moi. Voilà aussi un mot pour Charles deNoailles. J'ai perdu son adresse,
vous lui direz ce qui l'intéresse d'ailleurs.
L'amie infirme dont il est question dans cette lettre, c'est, il est à
peine besoin de le dire, la princesse de Poix. Les intérêts de Ma-
louet, ce sont sa femme et sa fille, qui étaient demeurées à Verberie,
chez Chabanon de Maugris, le frère de l'académicien Ghabanon.
Quant à la jeune amie détenue aux Anglaises (le couvent des Augus-
tines anglaises transformé en prison), c'était M'"" de Simiane, amie
intime de la princesse de Poix et de M*"" de Staël. M™* de Simiane
est encore une de ces femmes de l'ancienne société qu'on voudrait
avoir connues, tant elles ont laissé dans la mémoire de leurs con-
temporains un souvenir de grâce et de séduction.
(1) La maréchale duchesse douairière de Noailles, la duchesse d'Aycn, sa belle-fille,
la vicomtesse de Noailles, sa petite-fille, venaient d'ôtre jetées en prison et devaient
monter le même jour sur l'échafaud.
LE SALON DE M""® NECRER. 867
M""* de Simiane avoit été, dit la vicomtesse de Noailles, la plus jolie
personne de son temps. Je n'ai jamais entendu parler des succès de sa
figure à ceux qui en avoient été témoins sans une sorte d'enthousiasme.
Quelqu'un disoit qu'il étoit impossible de la recevoir sans lui donner une
fête. Lorsque je l'ai vue, elle n'étoit plus jeune et moi j'étois enfant;
cependant j'ai compris son effet. C'est tout simple; elle avoit été la
plus jolie des femmes, elle en étoit aussi la meilleure, et, jusqu'à son
dernier jour, sa bonté solide, assaisonnée d'une envie de plaire con-
stante, a produit autour d'elle une sorte d'effet magique.
M"® de Simiane avait fait partie, avant la révolution, de la petite
société qui se réunissait à l'ambassade de Suède, et nous allons
voir M""" de Staël, dans la suite de sa correspondance avec la prin-
cesse d'Hénin, partager sa sollicitude entre elle et la princesse de
Poix.
Lausanne, ca 17 juia.
Je VOUS envoyé une lettre toute entière qui contient beaucoup de
détails qui ne vous regardent pas, mais je veux que vous voyez les
propres paroles. Celui qui l'écrit et a trouvé le moyen de me la faire
parvenir sûrement, c'est un jeune homme de ce pays-ci qui ne veut pas
recevoir un sol en argent et s'est seulement pris d'un beau sentiment
pour moi. M"""- de Simiane Ta donné à M°'« de Poix, et depuis ce mo-
ment, c'est-à-dire depuis six semaines, il la voit de tems en teras, et
c'est le seul homme dont elle se sert pour avoir des nouvelles. Il n'est
pas soupçonné, ce jeune homme; ...ais son courage me fait trembler.
C'étoit l'ami de M™« de Simiane avant que je le visse; je l'ai reçu d'elle,
mais je ne lui écris que pour le rendre prudeut. Vous voyez que dans
le commencement de sa lettre il me dit pusillanime.
Je continue mes notss sur cette lettre. Stomberg, c'est François de
Jaucourt, avec qui il Qsi personnellement lié; les conducteurs qu'il nomme
sont, en effet, des hommes sûrs, par qui l'on peut communiquer, nais
comme ils sont François, je ne m'en suis jamais servie. Le libraire, c'est
l'homme envoyé pour M'"^ de Noailles; je ne lui avois pas donné l'a-
dresse de mon Suisse, parce que je ne voulois pas qu'il parlât à M'"^ de
Poix; elle a voulu le voir. Je n'ai pas besoin de vous dire qui est la
noble et généreuse amie. Ce qui me fait le plus de peine, c'est que de
bouche elle m'a fait dire que ses femmes de chambre étoient jacobines,
ce qui mettoit encore un obstacle au seul projet raisonnable, le départ.
Ah! croyez-moi, c'est avec désespoir que je renonce à ce projet, oui,
avec désespoir. On peut encore prendre la poste à quelque distance de
868 BEVOE DES DEUX MONDES.
Paris où des chevaux envoyés de Suisse vous ramenneroient. Rien n'est
facile comme de sortir, et rester... ah! Dieu!
Juste (le second fils de la princesse de Poix) est, comme vous voyez,
à la campagne avec M"* de Beauvau. A l'âge de la réquisition, on veut
qu'il serve et déserte, c'est la seule manière d'émigrer qui ne compro-
mette pas ses parens. Le vieux de Lutry, c'est un homme envoyé pour
questionner sur la famille de Malouet. Le fichu, c'est une manière sûre
d'écrire, et vous voyez que j'attends des explications sur cette énigme :
Vous ne me reverrez qu'avec elle.
Je suis mortellement inquiette pour la jeune amie (M""= de Siiniane).
II faudroit bien qu'un de ses frères vînt ici avec de l'argent et envoyât
un homme qui essayât pour elle ce qu'on tente pour M'"' de Noailles.
M""' de Poix m'a fait demander verbalement un passe-port pour elle
(M"" de Simiane), avec son signalement; mais Dieu sait s'il servira. Je
ne sais pas comment les parens ne sont pas tous en Suisse; c'est là seu-
lement qu'il y a une chance d'être utile.
Que Charles de Noailles vous montre sa lettre (et vous lui extrairez
de ceci ce qui intéresse sa mère). A la Bourbe, M"**" de Simiane étoit
dans une simple maison d'arrêt; elle a passé dans une prison, c'est
très inquiettant. M™® de Poix m'a fait dire aussi que M""^ de Simiane
craindroit en s'en allant de compromettre l'abbé de Damas (son frère).
Ah! mon Dieu! que de vertus — et quel désespoir! — Je ne croyois
pas tant aimer M"" de Poix; c'est à présent mon unique pensée. — Ces
personnes que j'ai envoyées, c'est un homme pour la petite Narbonne,
un pour Malouet, un pour M™'' de Noailles. Je ne voulois pas qu' Is se
concertassent avec mon pauvre Suisse qui m'écrit cette lettre. Celui-là
a de i'âme, comme vous voyez, et de l'esprit. Je ne lui ai dit qu'une
chose : Restez pour sauver M"'^ de Poix et comptez sur tout ce dont je
dispose si vous y réussissez dans une époque quelconque. Vous voyez
cependant tous les soins qu'il a pris pour la petite de Narbonne, et
jug(3z par ce récit du détail des persécutions.
A présent, Yerberie et la belle-sœur de votre ami, c'est M™» de Behotte,
l'intérêt de Malouet, et l'ami de Berne, c'est Mallet du Pan, qui lui avoit
parlé de cette famille. Mon envoyé rapportera, comme vous voyez, le
résultat du voyage à Montereau; dès que je le saurai, Malouet peut
compter que j'agirai.
Voilà des détails sur la sœur de François, M""^ du Cayla, qui est
arrêtée à Melun , qui ne doivent point effrayer Malouet. François,
quoique très bon et très spirituel, ne sait rien arranger et n'aime pas
cependant que personne se mêle de ses affaires. En conséquence, il a
tatillonne toute cette entreprise à lui tout seul et a adressé son envoyé
à son ami, auteur de cette lettre, sans que j'en susse rien.
Dites aussi à Malouet que, si M°'^ de Behotte veut venir, la femme
LE SALON DE M'"* NEGKER. 869
suisse n'ira que jusqu'à Montereau et fera voir son passeport, ce qui
évitera toutes les difficultés de changement de diligence dont parle
mon pauvre ami, qui est aussi l'ami de François; car jamais je ne Tau-
rois chargé d'aucune autre affaire que de celle de M"'* de Poix si je
disposois uniquement de lui ou si je pouvois arrêter son zèle.
Fait-s-vous montrer par Charles de Noaiiles la lettre que je lui écris.
Oa pourroit se servir pour M"' de Simiane dû moyen dont on opère
pour M"' de Noaiiles, mais il faut des parens et beaucoup d'argent
pour cela.
Je ne crois pas vous fatiguer par la longueur de ces détails. Vous en
avez sûrement besoin. Je saurai, je crois, exactement, des nouvelles de
M"* de Poix par ce bon Suisse, qui mande à une marchande de modes
ici que sa cousine se porte bien, ce qui me suffit, et arrive. — Je lui
enverrai un col écrit en blanc une seule fois, en faisant passer les pas-
seports demandés, pour lui demander une prudence excessive et adju-
rer son sentiment pour moi de n'avoir qu'une affaire, les intérêts et
les ordres de M""* de Poix; il y aura un passeport pour elle à Paris.
Vous entendez que ce ne sera pas chez elle, et sous un nom suisse; il
servira à la décider dans un moment, s'il y avoil un danger nouveau.
Après, il faut envelopper sa tête dans un manteau et souffrir sans
remuer.
J'ai sauté une page par étourderie. Vous sentez qu'il ne faut parler
qu'à des amis intimes de ces moyens par la Suisse. Je voudrois, ce qui
est vilain à dire, que nos amis seuls les sussent. Ils sont du moins
instruits à Paris qu'ils peuvent sortir de France, dès qu'ils seront
libres, à l'instant où ils le voudront. — La vicomtesse de Laval, qui
est arrêtée en province comme M""* de Poix à Paris, viendra avec
l'homme que j'ai donné à son fils. — J'ai pris depuis qun je ne vous
ai vu une grande connoissance des gens du peuple. Ma société habi-
tuelle, ce sont des hommes qui font le commerce de la vie. Vous vous
ferez aisément l'idée de l'agitation d'une telle conversation. J'ai un
Genevois très habile tout prêt pour Malouet. — Gomme de raison, vous
instruirez de ma part M"'" de Poix, n'est-ce pas, ma chère princesse?
Lausanne, 2 juillet.
Voilà encore, ma chère princesse, des fragmens de lettres qui m'in-
téressent comme vous jusques au fond du cœur. L'arrivée de mon jeune
ami suisse me paroît un événement heureux. Il faut sauver notre amie.
Elle m'a fait dire par la femme envoyée pour la jeune Nathalie (la
comtesse Charles de Noaiiles) qu'elle me demandoit un passe-port pour
Juste et que, si une seule de ses amies s'échappoit, elle viendroit. Il
est clair par cette lettre-ci qu'elle est ébranlée. Ah! mon Dieu, qu'elle
870 REVUE DES DEUX MONDES.
vienne et que la France s'écroule; j'ai fait ce traité avec le malheur,
je ne lui demande plus qu'elle; mais que de temps, que de précau-
tions avant de réussir ! Si elle veut, je réponds du succès, mais elle se
flattera! mais elle se dévouerai
J'ai usé du crédit de Charles pour le passe-port de M'°* de la Borde et
de Juste; s'il le faut aussi, je prendrai de l'argent pour notre amie, —
mais tout le mien est là pour elle. — Comme j'écris à Charles par la
Flandre, je ne lui développe pas suffisamment que je m'occupe sans
relâche de sauver sa femme. Je saurai par mon jeune ami ce qu'on
peut à Paris à cet égard et je lui donnerai une lettre de crédit. 11 y a
déjà un négociant suisse qui a des moyens et s'est consacré à cette
affaire; depuis qu'on peut voyager en poste, il y a plus d'espoir. — Son
passeport visé de la commune de Paris est déposé dans un lieu sûr et
j'en ai envoyé un autre pour M°'* de la Borde afin qu'elles ne fussent
pas arrêtées l'une par l'autre. L'ensemble de tous ces frais s'est monté
à 160 louis en y comprenant le premier voyage fait il y a quatre mois
pour Nathalie. Ce commerce d'humanité a fort renchéri depuis quelque
temps. — L'homme envoyé par Malouet est aussi revenu. Voici la
réponse. — Je ne crois pas qu'il faille en montrer ks paroles à Malouet
à qui j'écris en vague sur M™" de Behotte. Tout étoit prêt pour elle, il
faut recommencer pour sa femme et son fils. Si rien de nouveau n'ar-
rive dans dix jours, les passeports seront revenus de Baden où est Bar-
thelemi.
Il en coûte 20 livres pour U moitié des frais de la course de l'hommp,
Je me suis chargée du reste parce qu'il a apporté cette lettre de mon
jeune Suisse et 5 livres pour les passeports. Vous ferez venir Charles
et Malouet chez vous, n'est-ce pas? Quand mon jeune Suisse sera arrivé
et reparti, je saurai tout ce qu'il est posdble d'espérer pour M"® de la
Borde et sa fille, — mais notre amie! J'envoye des passe-ports pour
M"»* de Beauvau, M""' de Simiane et l'abbé de Damas. Quand elle leur
saura des moyens d'échapper, résistera-t-elle à mes instances? Un
si grand bonheur n'est piS fait pour nous, mais au moins, il n'y a qu'un
homme dans le secret, et la prudence qui exige bien du temps répond
de ne pas compromettre. Adieu, ma chère princesse; vous êtes bien
sûre de mon exactitude à vous écrire.
Lausanne, 29 juillet.
Que de peines vous aurez encore éprouvées, ma chère princesse,
depuis votre dernière lettre! le prince d'Hénin, M'"« de Biron... et la
terreur qui s'augmente à tous les instans davantage ! Depuis le il juil-
let, je n'ai pas de nouvelles de ce que nous aimons. J'ai mandé à Charles
que son amie était transférée à la Conciergerie, et que j'avois envoyé
LE SALON DE M™® NECKER. 87 i
sur-le-champ une lettre de crédit de 40,000 livres et l'ordre de tout
tenter pour gagner le geôlier et de lui promettre hors de France un
sort indépendant. Dans l'intervalle de ce messager, dont je n'ai pas
encore de nouvelles, un négociant suisse, qui n'est pas l'ami dont
vous avez les lettres, mais un homma payé, que j'ai uuiquement con-
sacré à l'amie de Charles, me mande qu'il a l'espoir de la sauver dans
trois semaines. J'ose si peu me livrer à cette lettre que je ne l'écris
pas directement à Charles. Je n'ai point non plus de nouvelles du mes-
sager pour la jeune amie, mais j'ai recommandé de ne point écrire
sans nécessité, et dans cette lettre dn 11 juillet, qui annonçait la trans-
fération de l'amie de Charles, et le désespoir qu'en ressentoit notre
amie, on me demandoit avec la même instance ce que j'ai envoyé, et
l'on paroissoit concevoir les mêmes espérances. J'attends chaque jour,,
ou la mort, ou la vie, car j'ai envoyé pour notre amie tout ce qu'on
demandoit : une boiteuse est partie, un jeune homme pour le fils et
des moyens pour la grand'mère. J'ai rappelé ce mot : Sauvez mon amie
et je vous suis partout. Enfin, avec l'ardeur d'une personne qui se croit
sûre de la proscription de tous les individus arrêtés en France, j'ai sup-
plié d'acquiescer à ma dernièra prière et à mes meilleurs moyens.
J'attends à présent, il n'y a plus rien à tenter, il faut s'envelopper dans
son manteau et recevoir le ciel ou l'enfer, de la Providence ou des
bourreaux.
L'agent de la jeune amie en Suisse ne vaut rien à mon avis, — point
d'activit 3, point de sentiment. M"'^ de Tott, à laquelle on se confie, est
encore plus incapable, à ce que je crois, d'un attachement vrai et
indépendant du calcul ; mais tous ces inconvéniens sont nuls dans la cir-
constance actuelle. Je crois le sort de la jeune amie décidé à présent.
Si on l'a tirée de prison, elle sera ici, sans aucun doute, avant huit
jours, et notre amie l'aura suivie, car il est impossib'e qu'elle ne sente
pas l'irapos-ibilité de rester après s'être mêlée de l'évasion de la jeune. Je
rêve, en vérité, je rêve ; tant de bonheur n'est pas dans l'ordre naturel.
La princesse de Broglie s'est sauvée d'une maison d'arrêt de Yesoul
et est arrivée ici à notre manière; c'est Théodore qui l'a servie.
On me pardonnera d'avoir cité ces trois lettres, en dépit de leur
longueur et de leur désordre; car si l'on en peut trouver littérai-
rement de plus belles, il n'y en a point qui puissent faire plus
d'honneur à M'"*^ de Staël. On voit que son activité et sa sollicitude
ne s'arrêtaient pas à ses deux amies, la princesse de Poix et
M'"'^ de Simiane, et que, de proche en proche, elle avait fini par
s'étendre à tous ceux qui leur appartenaient, à la belle-mère de
la princesse de Poix, la maréchale de Beauvau, à sa belle-fille, la
comtesse Charles de Noailles (Nathalie de Laborde), au frère de
872 BEVUE DES DEDX MONDES.
M™* deSimiane, l'abbé de Damas, à toute la famille de Malouet, et
même à des personnes qui n'étaient pour elle que de lointaines
relations, telles que M™* de Laborde, la femme du banquier si
connu de la cour, et la vicomtesse de Laval. Elle mettait à leur
service son ardeur ingénieuse, ses relations et, ce qui n'était pas un
mince service dans un temps où l'argent faisait défaut à chacun,
sa fortune. Cependant les biens de M. Necker avaient été confis-
qués comme biens d'émigrés; une somme de 2 millions, laissée par
lui au trésor, avait été déclarée acquise à la nation, et sur la
porte du parc de Saint-Ouen s'étalait une pancarte avec ces mots :
Bien national à vendre. Ce qui avait valu à M. Necker cette double
injustice (car, n'ayant jamais renoncé à sa qualité de citoyen
suisse, il ne pouvait être traité d'émigré), c'était le Mémoire qu'il
avait publié pour la défense du roi. Lorsque la nouvelle de l'incar-
cération de Louis XVI au Temple était parvenue à Coppet, M. Nec-
ker avait pensé qu'il appartenait à son ancien ministre, à celui qui
avait été le témoin et le collaborateur de ses efforts consciencieux,
d'élever la voix et de rendre témoignage en sa faveur. Le plaidoyer
de M. Necker, qui contient de beaux passages, eut un assez grand
retentissement, surtout à l'étranger. « Le Mémoire de M. Necker,
écrivait Gibbon, a eu un succès universel et mérité. La partie
où il s'efforce de raisonner et celle où il s'efforce d'émouvoir,
me paraissent également bonnes, et son éloquence insinuante
est de nature à persuader. » Mais ce Mémoire ne toucha pas plus
les ennemis de M. Necker qu'il ne persuada les juges de Louis XVI,
et l'interdit que la passion politique avait jeté sur Coppet ne fut
pas levé.
Une malveillance aussi continue n'affaiblissait cependant en rien
l'ardeur de l'intérêt que les habitans de Coppet portaient aux au-
gustes prisonniers du Temple et ne décourageait point les stériles
efforts qu'ils croyaient devoir tenter pour éveiller en leur faveur la
compassion de l'opinion publique. Lorsque commença le procès de
la reine. M""* de Staël sentit bouillonner en elle tous les sentimens
que l'indignation et la pitié peuvent soulever dans un cœur de
femme; et, toute vibrante de ces sentimens, elle écrivit en quel-
ques jours ces pages émues, qui furent répandues en France sous
le titre : Réflexions sur le procès de la reine^ sans s'inquiéter de
l'influence que cette publication pourrait avoir sur le sort de la
réclamation portée par M. Necker contre la confiscation de ses
biens. Après avoir pris la défense de la reine et de toute sa conduite
depuis le jour de son arrivée en France, elle continuait en traçant le
tableau de ses souffrances depuis les premiers jours de la révolu-
tion et dépeignait ainsi son état depuis sa captivité :
LE SALON DE M""* NECKER. 873
Pendant le procès du roi, chaque jour abreuvoit sa famille d'une
nouvelle amertume. Il est sorti deux fois avant la dernière, et la reine,
retenue captive, ne pouvant parvenir à savoir ni la disposition des
esprits ni celle de l'assemblée, lui dit trois fois adieu dans les angoisses
de la mort. Enfin le jour sans espérance arriva. Celui que les liens du
malheur lui rendoient encore plus cher, le protecteur, le garant de son
sorL et de celui de ses enfans, cet homme, dont le courage et la bonté
sembloient avoir doublé de forces et de charme à l'approche de la mort,
dit à son épouse, à sa céleste sœur, à ses enfans un éternel alieu. Cette
malheureuse famille voulut s'attacher à ses pas; leurs cris furent enten-
dus des voisins de leur demeure, et ce fut le père, l'époux infortuné
qui se contraignit à les repousser. C'est après ce dernier effort qu'il
marcha au supplice, dont sa constance a fait la gloire de la religion et
l'exemple de l'univers. Le soir, les portes de la prison ne s'ouvrirent
plus, et cet événement, dont le bruit remplissoit alors le monde,
retomba tout entier sur deu.i femaies solitaires et malheureuses et
qui n'étoient soutenues que par l'attente du même sort que leur frère
et leur époux. Nul respect, nulle pitié ne consola leur misère, mais
rassemblant tous leurs sentimens au fond de leur cœur, elles surent y
nourrir la douleur et la fierté. Cependant, douces et calmes au milieu
des outrages, leurs gardiens se virent obligés sans cesse de changer
les soldats apostés pour les garder, On choisissoit avec soiu, pour cette
fonction, les caractères les plus endurcis, de peut' qu'individuellement
la reine et sa famille ne reconquissent la nation qu'on vouloiî aliéner
d'elles.
Depuis l'affreuse époque de la mort du roi, la reine a donné, s'il
étoit possible, de nouvelles preuves d'amour à ses enfans. Pendant la
mala iie de sa fille, il n'est aucun genre de services que sa tenlresse
inquiète n'ait voulu lui prodiguer. Il sembloit qu'elle eût besoin de con-
templer sans cesse les objets qui lui restoient encore pour retrouver la
force de vivre, et cependant un jour on est venu lui enlever son fils !
Ah! comment avez-vous osé, dans la fête du 10 août, mettre sur les
pierres de la Bastille des inscriptions qui constatoioiit la juste horreur
des tuurmens qu'on y avoit soufferts? Les unes peignoient les douleurs
d'une longue captivité; les autres l'isolement, la privation barbare des
dernières ressources; et ne craigniez-vous pas que ces mots: Ils ont
enlevé le fils à la mère, ne dévorassent tous les souvenirs dont vous
vouliez retracer la mémoire ?
Il est peu probable que, dans l'étroite captivité où la tenaient ses
bourreaux, Marie-Antoinette ait eu connaissance de ce plaidoyer
écrit en sa faveur par une femme à laquelle elle avait commencé
par témoigner quelque intérêt, mais qu'elle avait fini par considérer
comme une ennemie. Si cependant les lignes que je viens de citer
874 REVUE DES DEUX MONDES.
avaient passé sous ses yeux, si elle avait pu savoir à quel point ses
douleurs de reine, de femme, de mère avaient été comprises et
partagées, elle aurait eu sans doute quelques regrets des termes si
peu mesurés qu'elle emploie en parlant de M""' de Staël dans sa
correspondance avec Fersen. Triste effet des temps troublés que
deux natures également sincères, élevées, généreuses, en puissent
arriver à se méconnaître ainsi !
N'était l'anxiété constante où les tenait le sort de ceux aux-
quels ils prenaient un si vif intérêt, la vie, par ce temps de désordre
et de sang, aurait continué d'être singulièrement paisible pour les
habitans de Coppet. C'était à peine si le contre-coup des événemens
qui se passaient au-delà des frontières du pays de Vaud se faisait
parfois sentir et venait rompre la monotonie de leur existence.
Un soir cependant, comme on était encore à table, on vit tout à
coup avec surprise se précipiter dans la salle à manger un officier
français en uniforme. On se lève, on se récrie, on finit par le recon-
naître : cet officier était le général de Montesquiou, qui, envoyé à
la tête d'un corps de troupes françaises pour occuper la Savoie,
fuyait sa propre armée, où des commissaires de la convention avaient
été envoyés pour l'arrêter. Il s'était jeté dans ua petit bateau, et,
traversant le lac, il était venu se réfugier à Coppet. Mais il les quit-
tait le lendemain et les laissait à leur solitude, que ne venaient
même plus distraire les visites de Gibbon. Au commencement de
l'année 1794, Gibbon, déjà 'malportant, avait quitté Lausanne pour
se rendre auprès de son ami lordSheffiekl, qui venait de perdre sa
femme et, quelques mois après son arrivée en Angleterre, il était
emporté par une maladie rapide. Ce deuil privé venant s'ajouter
au deuil public augmentait encore la tristesse des habitans de Cop-
pet, tristesse que M""" de Staël exprimait avec une singulière élo-
quence dans une lettre à son mari :
Ce pauvre Gibbon dont tu m'as entendu parler comme du seul homme
qui pût attacher à la Suisse, est mort en Angleterre. Une M™' de Saint-
Léger, que tu as vue chez M. d'Hauteville, belle et jeune, est morte
subitement. On est étonné de voir périr autrement que par la révolu-
tion française! Mais quand on pense que c'est seulement cela de plus
"dans le poids des misères humaines, que la mort de la nature continue
son train habituel à côté de cela, on est encore plus profondément
sombre qu'à l'ordinaire.
Enfin un rayon d'espoir veïiait percer cette atmosphère de tris-
tesse, et la nouvelle du 9 thermidor arrivait sur les bords du lac de
Genève. A plus de vingt années de distance, M""" de Staël trouvait
LE SAION DE M""^ NECKER. 875
encore des accens émus pour peindre la joie que leur avait causée
cette nouvelle et le brusque passage du désespoir à l'espérance.
L'une des réflexions qui nous frappoient le plus dans nos longues pro-
menades sur les bords du lac de Genève, c'étoit le contraste de l'admi-
rable nature dont nous étions environnés, du soleil éclatant de la fin
de juin, avec le désespoir de l'homme, ce prince de la terre, qui auroit
voulu lui faire porter son propre deuil. Le découragement s'étoit
emparé de nous; plus nous étions jeunes, moins nous avions de rési-
gnation, car dan-^ la jeunesse surtout, on s'attend au bonheur ; l'on
croit en avoir le droit et l'on se révolte à l'idée de ne pas l'obtenir .
C'étoit pourtant en ce moment même, lorsque nous regardions le ciel et
les fleurs et que nous leur reprochions d'éclairer et de parfumer l'air
en présence de tant de forfaits, c'étoit alors pourtant que se préparoit
la délivrance. Un jour dont le nom nouveau déguise peut-être la date
aux étrangers, le 9 thermidor porta dans le cœur des François une
émotion de joie inexprimable. La pauvre nature humaine n'a jamais
pu devoir une jouissance si vive qu'à la cessation de la douleur.
La chute de Robespierre, ce n'était pas seulement la fin de ce
régime de honte et de sang qui pesait sur la France, c'était aussi
la certitude d'une prochaine délivrance pour ces amies si chères,
M'"^ de Poix, M'"' de Simiana, qui n'avaient pas voulu s'exposer aux
périls d'une évasion, et dont l'imprévoyance se trouvait à la longue
avoir eu raison contre la prévoyance de leurs amies. Dans une der-
nière lettre à la princesse d'IIénin, M™^ de Staël se réjouissait de
cet espoir auquel il semble cependant qu'elle osât à peine se livrer :
Lausanne, ce 8 aoust.
J'ai reçu, ma chère princesse, ces bonnes lettres où toute votre
inquiétude se peint avec tant de vérité. Je pense avec bonheur que
dans ce moment vous êtes moins tourmentée, car il est impossible que
vous ne sachiez pas que l'on peut se flatter d'un système moins cruel
depuis la mort de ce Robespierre qui avoii atteint à l'infini du crime.
On dit qu'il y a plusieurs prisonniers relâchés, et j'attribue le retard du
retour de mon envoyé pour la jeune amie à l'essai des moyns naturels.
Voici les nouvelles que j'ai. Une lettre de mon jeune ami du 27 juillet,
veille du jour de la crise, qui me mande que tout est arrivé, c'est-à-
dire le messager pour la jeune, celui pour l'infirme, et le courrier qui
portoit le crédit de kQ mille livres pour iHntérét de Charles ; il me dit
ensuite cesseals mots par la poste : Soyez tranquille sur le sort de vos
amies. Ce ton est bien différent de celui de la letire qui ana^nçoit le
876 REVUE DES DEDX MONDES.
danger de Nathalie (la comtesse Charles de Noailles). Depuis, un des
envoyés a écrit à sa femme, le 30 juillet, après la mort de Robespierre :
J'espère apporter mes marchandises. Mon ami suisse me dit qu'il me ren-
verra dans trois ou quatre jours mon courrier pour l'intérêt de Charles ;
il devroit être déjà ici, et voilà ce que j'attendois pour vous écrire,
mais il n'est point encore venu, et comme la révolution de Robespierre
est arrivée dans l'intervalle, j'en conclus qu'on a changé de batteries.
Je ne puis me persuader que nos amies ayent changé d'avis par ce
faible rayon d'espoir, une si absurde confiance me mettroit dans la rage
du désespoir. Ce n'est pas le moment d'envoyer un nouvel exprès pour
instruire des précautions américaines. Mon ami a en ce moment trois
envoyés et deux femmes auprès de lui, c'est bien assez. — Je l'ai fait
questionner sur le vieil ami; c'est la seule lettre que je lui aye écrit par
la poste; je l'ai envoyée à Basle et j'ai emprunté une autre main. Il faut
donc attendre jusques au retour de l'envoyé pour Charles. — Mais ou
peut être plus tranquille à présent ; ne pouvant assassiner plus, ils assas-
sineront moins, c'est dans la nature de l'orgueil.
Ne vous reprochez pas, ma chère princesse, de n'être pas ici, je
serois plus heureuse, mais mon cœur ne peut pas aimer plus qu'il ne
chérit votre ange d'amie. Adieu, adieu, pas un .moment ne sera perdu
pour vous écrire.
Il fallait cette joie pour éclaircir un moment le ciel sombre de
Coppet. Depuis plusieurs mois, en effet, le malheur, qui depuis si
longtemps planait sur cette maison, avait fini par fondre sur elle, et
la mort, continuant (pour reprendre une expression énergique de
M""" de Staël) son train habituel, avait enlevé ÎVi"^ Necker. Si, conime
je le voudrais, le résultat de ces trop longues études a été d'inspirer
à mes lecteurs quelque intérêt pour elle, ils me pardonneront de
les terminer en revenant sur ses dernières années, et en les fai-
sant assister à ses derniers momens.
III.
M™® Necker avait toujours été d'une complexion délicate, et
Tronchin, consulté par M. iNt.cker, n'hésitait pas à faire remonter
l'altération de sa santé à l'époque où elle avait perdu sa mère.
« La douleur profonde, écrivait-il dans une consultation, que lui
causa la perte d'une respectable mère qu'elle aimoit au-delà de
toute expression fut l'époque du dérangement de sa santé. Les
nuits mêmes se passoient à la pleurer et les momens que la nature
destine au sommeil étoient employés à la regretter. » Cette viva-
cité de sentimens que M"" Necker devait conserver toute sa vie fut
la véritable cause de l'épuisement prématuré de ses forces. Dans
,/'
LE SALON DE M*"^ NECKER. 8/7
les lettres de tous ceux qui ressentaient pour elle une véritable anii-
lié revient incessamment cette recommandation : « Ménagez-vous. »
Mais jamais personne ne se ménagea moins qu'elle ; elle se dépensait
sans compter, partageant son temps entre son mari, sa fille, les
pauvres, la tenue de sa maison, les devoirs de société, la conver-
sation, les occupations intellectuelles, la correspondance et les arais.
Ce fut bien pis durant les cinq années du premier ministère de
M. Necker. Au surcroît d'activité imposé par ce qu'elle appelait elle-
même « cette jolie vie du contrôle-général, » vint bientôt s'ajouter
l'amertume que lui causaient les attaques et les calomnies dirigées
contre son mari, attaques auxquelles elle-même n'échappait pas
complètement. Ces rudesses de la vie publique n'étaient pas faites
pour elles, et peut-être fut-elle pour quelque chose dans l'irritation
et dans le découragement qui déterminèrent M. Necker à donner sa
démission.
Le contre-coup de ces émotions se fit sentir sur la santé de
M""' Necker, et les années qui suivirent furent marquées pour elle
par une terrible crise qui effraya tous ses amis et durant laquelle
elle-même crut toucher à ses derniers momens. Il fallut quitter
Saint-Ouen et chercher loin de Paris, à Marolles, près de Fontaine-
bleau, un repoe; plus complet. C'est là qu'elle écrivait ces conseils
à sa fille, dont on n'a peut-être pas oubUé l'accent pathétique. Mais
l'angoisse que lui causait la crainte de quitter cette fille dont la
destinée n'était pas encore assurée n'était rien anprès de celle
qu'elle éprouvait à la pensée d'une séparation prochaine d'avec un
époux adoré. Le début d'une lettre qu'elle adressait à M. Necker
pour l'entretenir de certaines questions d'intérêt auxquelles sa mort
donnerait ouverture montrera cependant quel sentiment dominait
en elle :
Avant de commencer cette lettre, mon cher ami, il faut que je me
rassure moi-même contre l'horreur et la terreur que m'inspirent mes
propres pensées. Permets-moi donc d'observer, pour me conserver la
liberté de la réflexion, que la très légère différence de nos âges ne
peut compenser la faiblcssse de mon tempérament et la diminution
des sources de la vie, causées par une extrême affliction et par tous
les tourmens intérieurs d'une âme sensible. D'ailleurs quand je tourne
mes regards vers cet être bienfaisant qui m'a donné pour toi un senti-
ment si constant et si passionné, il me semble qu'il exaucera la prière
que je lui présente chaque matin; il me semble qu'il aura pitié de ma
faiblesse et qu'il jugera que ce cœur où tu règnes avec tant d'empire
ne poLivoit plus supporter le désespoir. Pardonne, oh I mon ami! c'est
eut-être h seule occis ion sur la terre où je me sois préférée à !oi;
878 REVUE DES DEUX MONDES.
mais, je te l'avoue, je prie mon Dieu, ce Dieu que j'adore et que j'ai
servi sans restriction dès ma plus tendre enfance, je le prie, je le con-
jure de me faire mourir avant toi, et dans tes bras. Dieu seul juge du
degré de malheur que tes créatures peuvent supporter, tu sçais quel
sentiment accompagne cette prière et je crois qu'elle ne sera pas
rejetée.
M™* Necker surmontait cependant cette hon'eur pour régler elle-
même avec un soin minutieux tous les préparatifs de sa fin. Parmi
les papiers en assez grand nombre qu'elle laissait à son mari, il
en était dont les recommandations méritaient à ses yeux un res-
pect particulier. M'"*' de Staël , dans sa notice sur la vie privée de
M. Necker, a parlé de ces dernières volontés de sa mère, mais
peut-être sans faire assez ressortir ce qu'il y eut de touchant dans
leur bizarrerie. Quelques détails plus intimes montreront à quel
point cette femme, si froide d'apparence, qui semblait résolue à
diriger sa vie par règle et par compas, était cependant dominée par
la passion et par une imagination maladive.
Durant les années où elle avait dirigé l'hospice qui porte aujour-
d'hui son nom, M"^ Necker avait été singulièrement frappée du
danger des inhumations précipitées. La loi ne prenait pas alors, à
rencontre de ces inhumations, les précautions, peut-être encore
insuffisantes, qu'elle impose aujourd'hui. Ce n'était pa-^ sans peine
que M™* Necker avait réussi à obtenir de ceux et de celles qui des-
servaient l'hôpital sous ses ordres des précautions que nous consi-
dérerions aujourd'hui comme élémentaires. La nécessité de ces
précautions l'avait si fort frappée qu'elle publia une petite bro-
chure intitulée : des Inhumations précipitées, et elle terminait
cette brochure en proposant un projet de règlement dont plusieurs
dispositions sont en vigueur aujourd'hui. Cette préoccupation
qu'elle avait ressentie si vivement pour les autres, il était naturel
que M'"^ Necker l'éprouvât pour elle-même. Être enterrée vivante
était une de ses craintes, et dans ses recommandations dernières,
elle multipliait les injonctions de reculer la cérémonie funèbre
jusqu'au moment où sa mort ne pourrait laisser aucun doute. Mais ce
n'était pas tout. La destinée inévitable du corps humain confié à la
terre, cette destinée que Bossuet décrit dans l'oraison funèbre de
Madame en termes si précis, lui causait une invincible horreur. Elle
voulait que, par quelqu'un de ces procédés dont l'antiquité faisait un
si fréquent usage, la forme terrestre fût indéfiniment conservée à
sa dépouille mortelle. En un mot, elle souhaitait passionnément
que son corps fût embaumé et qu'il reposât dans un monument spé-
cial où il demeurerait à visage découvert. Ce désir singulier n'avait
LE SALON DE M"'« NECKER. 879
pas seulement pour cause une répugnance toute physique et s'ex-
pliquait encore par un autre désir plus touchant, mais étrange encore
chez une femme qui avait une foi si robuste dans l'immortalité de
l'âme et qui croyait même à une sorte de communication mysté-
rieuse des morts avec les vivans. Elle voulait avec non moins de
passion que la dépouille de M. Necker, objet des mêmes soins que
la sienne, fût un jour enfermée dans ie même monument, afin que
la mort ne parvînt pas à rompre une union qui avait été si étroite.
Cette idée était née depuis longtemps dans son esprit, et j'en
trouve la première trace dans une lettre qui n'est pas postérieure
de plus de dix ans à son mariage. Après avoir, quoique d'une façon
encore un peu vague, indiqué à son mari quels seraient ses désirs
en cas de mort, elle ajoute ces mots : « Ne néglige pas ces détails,
je t'en conjure; fais exactement ce que j'ai dit. Peut-être mon âme
errera- 1- elle autour de toi. Peut-être pourrai-je délicieusement
jouir de ton exactitude à remplir les désirs de celle qui t'aime tant.
Peut-être que si, dans une autre vie, j'étois susceptible de quelque
peine, mon cœur, dont la mort n'auroit pu effacer ton image, s'af-
fligeroit de ta négligence et souffrirait d'être moins aimé. » Mais
lorsque la marche des années, les atteintes de l'âge, l'ébranlement
de sa santé l'eurent pour ainsi dire rapprochée de la mort, cette
idée devint une sorte d'obsession. Elle accumula, dans des notes
préparées par elle, les détails et les précautions; elle prescrivit
les dispositions intérieures du monument qu'elle voulait faire éle-
ver dans le parc de Saint-Ouen et surtout elle multiplia les recom-
mandations à son mari pour assurer le respect de ses dernières
volontés. Parmi ces recommandations, j'en choisirai une sur le dos
de laquelle était écrit : « Pour être ouvert pendant mon agonie ou
aussitôt après ma mort » et qui commence ainsi :
Lis, mon cher ami, sans te troubler et avec une profonde attention,
la tâche qui te reste à remplir; ce corps qui te reste encore a besoin de
tes soins et Tâme qui roccupoit pourra peut-être encore se trouver sou-
vent av«c toi et jouir encore de ta tendresse.
M"** Necker entrait alors dans de minutieux détails sur les arran-
gemens qui seraient à prendre, sur la disposition intérieure du
monument, la façon dont elle devait y être déposée, puis elle ajou-
tait :
Tu feras faire dans le mur une porte de fer dont toi seul auras la
clef, porte qui servira à passer ton corps quand tu ne seras plus et à
le porter sur le même lit pour mêler tes cendres avec les miennes, et
380 ( EVUE DES DEUX MONDES.
en observant les mêmes précautions, avec cette différence seulement
que tu ordonneras qu'on ferme la porte de fer un mois après ta mort,
afin que nous restions seuls ensemble. Prends bien garde à qui tu te
confieras pour exécuter tes dernières volontés. Afin que nous ne soyons
pas séparés, il faudra substituer Saint-Ouen, pour qu'il ne soit jamais
vendu. Si tu voulois préférer ta terre de Suisse et y faire transporter
mes cendres dans un tombeau pareil à celui que je viens de décrire,
je ne m'y oppose point, mais souviens-toi que nous devons être unis
sur !a terre et dans le ciel, et exécute mes dernières volontés. Ce cœur,
qui fut à toi et qui bat encore pour toi, mérite que tu respectes ses deux
faibleises : la crainte d'être ensevelie sans être morte et celle d'être
séparée de toi.
Cependant plusieurs mois d'un repos absolu, un séjour à Mont-
pellier, dont le souvenir était demeuré particulièrement cher à son
cœur parce qu'elle y avait réuni l'ami de sa jeunesse et l'ami de
son choix, Moultou et Thomas, les soins d'un praticien alors célèbre,
le docteur Lamurie, finirent par rétablir ÂP^ Necker et par lui
rendre une apparence de santé. Mais cette amélioration passagère ne
devait pas résister à l'épreuve des émotions qui marquèrent poui
elle le second ministère de son mari. Par l'impression que lui avaient
causée autrefois les misérables attaques de Bourboulon, on peut
mesurer ce que lui firent souffrir les injures, les calomnies, les vio-
lences auxquelles M. Necker fut en butte pendant dix-huit mois.
Aussi arriva-t-elle à Coppet déjà gravement atteinte, et au lendemain
de son arrivée une première crise mit ses jours en danger. Elle y
échappa cependant, et un espoir trompeur put s'emparer de ceux
qui l'entouraient, mais cet espoir ne la déçut pas longtemps elle-
même. D'ailleurs les précautions minutieusement prises par elle
pour assurer le respect de ses dernières volontés dans ce que leur
exécution pouvait avoir de difficile se trouvaient détruites par
cet étabhssement dans un pays nouveau. Saint-Ouen ne pouvait
plus être son tombeau, ni le monument qu'elle avait commandé
pour elle et pour son mari s'élever sous les tilleuls du parc. Il fal-
lait s'y reprendre à nouveau, et c'est ce qu'elle fit avec la hâte
fiévreuse d'une personne qui sent ses jours comptés, entrant direc-
tement en correspondance avec les médecins, avec les architectes,
ne reculant devant aucun détail, si pénible pour l'imagination qu'il
pût être, et tout cela avec une précision, avec un sang-froid qui
remplissaient d'étonnement ceux auxquels elle avait affaire. Son
instinct ne la trompait pas, car au commencement de l'année 1792
elle retomba dans un état dont la gravité ne put échapper à per-
sonne. L'inquiétude naturelle aux malades lui ayant peut-être fait
LE SALON DE M™* NECKER. 881
prendre en déplaisance le séjour un peu triste de Goppet, elle fut
transportée à Rolle, où elle fit un assez long séjour. C'est de là
qu'elle adressait ses adieux à son mari dans une lettre qui devait
être lue par M. Necker aussitôt après sa mort.
Rolle, ce 12 novembre 1792.
Tu pleures, cher ami de mon cœur. Tu crois qu'elle ne vit plus pour
toi celle qui avoit réuni dans tous les points son existence à la tienne.
Tu te trompes; ce Dieu qui avoit joint no-; devx cœurs, ce Dieu, bien-
faiteur de toutes ses créatures, qui me combla de ses faveurs, n'a point
anéanti mon être. Quand j'écris cette lettre, un sentiment qui ne m'a
jamais trompée répand un calme imprévu dans mon âme; je crois voir
que cette âuie veillera encore sur ton sort et que, dans le sein de Dieu,
de ce Dieu que je ne cessai jamais d'adorer et que je préférois à tout,
même à toi, je jouirai de la tendresse pour moi... Mais toi, cet atta-
chement dont je suis pénétrée pour tout ton être, ce sentiment qui me
faisoit mettre mon amour-propre dans le tien, cet effroi qui glaçoit
tout mon sang au moindre danger que je te voyois courir, cette seconde
vie que je trou vois auprès de toi, cet intérieur de mon être rempli en
quelque manière par le tien, ne se retrouveront plus pour toi, et mé-
ritent de ta part un sentiment au-delà du tombeau. Tu verras combien
mon âme est sûre de la tienne, puisque je vais hasarder de te donner
des ordres en comptant sur l'empire de mon amour pour toi.
Elle entrait alors de nouveau dans des recommandations minu-
tieuses au sujet de l'exécution de ses dernières volontés. Elle insis-
tait sur son désir passionné qu'un jour la dépouille mortelle de
son mari fût réunie à la sienne, et elle suppliait M. Necker d'avoir
égard à ce désir :
Mon ami, aie pitié de ma faiblesse; je ne puis supporter l'idée de la
mort qu'avec celle de ta vie. Quand je pense que tu t'occuperas encore
de ton amie, l'abîme se comble, l'horreur cesse, et je ne me sens plus
que dans tes bras, \ussi avec quelles délices j'ai lu ces lignes chéries
que tu m'adresses! Que de grâces j'en rends à la divine Providence!
Elle connoît les cœurs qu'elle a faits. Elle a jugé que le mien étoit trop
sensible pour être seul, même dans le tombeau. Vis donc de longues
années après moi pour m'ôier l'effroi de la mort et pour que cette espé-
rance me délivre dts angoisses auxquelles je suis quelquefois livrée.
Prolonge mon être, cher ami; tant que tu seras sur cette terre, j'y
serai encore; tu prieras Dieu avec moi; tu agiras pour moi; tu pense-
ras avec moi, et, si tu veux le dire à toi-même que chacune de tes
TOME XLIII. — 1881. 56
882 REVUE DES DEUX MONDES.
heures est un bienfait pour ton amie, il me semble que la vie devra
t'être chère. Je n'ajoute rien de plus. Oh! que de sentimens je fais
rentrer dans mon cœur, et qu'il m'en coûte, même pour te faire lire
ces lignes! Mon ami, chasse toutes ces pensées; remettons-nous
ensemble à la volonté du souverain être, mais soignes ma double vie,
tu vois ce que j'en attends.
A ces instructions d'une nature si particulière par lesquelles
jjme Necker s'efforçait de rattacher son mari à la vie en lui créant
des devoirs vis-à-vis d'elle, même par-delà sa mort, elle avait
joint en outre un testament régulier. Ce testament est postérieur
de quelques mois, car il est daté du 6 janvier 1794 et il a été fait
par M"'^ Necker à Lausanne. C'est là qu'elle avait été en effet trans-
portée pour être plus à portée de recevoir les soins du célèbre
docteur Tissot. Ce testament est le dernier écrit qui ait été tracé
par la main de M"'^ Necker. L'écriture en est tremblante, pres-
que illisible. On sent que la mort est là, derrière la porte et prête
à entrer. A vrai dire, ce testament n'est encore qu'une recomman-
dation à son mari, car la très faible somme qu'elle avait apportée
en dot à M. Necker excédait de beaucoup les legs qu'elle désirait
faire. Aussi, tout en assurant le sort de tous ceux qui lui avaient
été attachés ou dont elle avait pris soin, de ses femmes de service,
de ses pauvres de Saint-Ouen ou de Paris, des parens éloignés de
sa famille qu'elle avait assistés en Suisse ou à l'étranger, elle se
reprochait de prendre ainsi sur la fortune de celui « à qui, disait-
elle, je voudrois donner mon sang pour subsistance, et qui captive
tellement mes facultés d'aimer sur la terre, que personne ne peut
plus approcher de mon cœur. » Ce sentiment l'emportait encore à
la fin de ce testament, et elle ne pouvait s'empêcher de le terminer
en adressant à son mari un dernier adieu :
Adieu, âme de ma vie, après avoir tant reçu de toi pendant ma vie, il
me seroit doux de recevoir encore tes bienfaits après ta mort. Puisses-tu
adoucir le regret de ma perte par ta soumission à la volonté suprême
et par l'idée que Tun des deux devant précéder l'autre, je n'étois plus
en état de supporter ta perte, dont la seule crainte produisoit une telle
révolution dans tout mon être, que tu n'aurois pu toi-même souffrir la
pensée de l'excès et de l'horreur de mon état. Mon cher ami, je te
serre mille fois contre mon sein. Rien ne peut exprimer les sentimens
dont mon âme est inondée. Adieu, le bien aimé de mon tendre cœur.
Ce cœur si tendre n'avait plus que peu de jours à battre. Les
derniers mois de la vie de M"^ Necker se passèrent dans des souf-
LE SALON DE M""^ NECKER. S83
frances cruelles. D'affreuses agitations troublaient ses nuits et ne
lui permettaient pas de trouver le sommeil. Parfois, épuisée par la
fatigue, elle s'endormait presque subitement au milieu de la
journée, la tête sur le bras de son mari, u J'ai vu mon père, racon-
tait M"" de Staël, rester immobile des heures entières, debout
dans la même position, de peur de la réveiller en faisant le moindre
mouvement. » Parfois, au contraire, ne pouvant goûter aucun
repos, elle cherchait un adoucissement à ses souffrances dans le
goût qu'elle avait pour la musique. Un soir que M'"'' de Staël s'é-
tait mise au piano sur la demande de sa mère, elle chanta par
hasard le bel air d'OEdipe à Colone de Sacchini :
Elle m'a prodigué sa tendresse et ses soins,
mais elle fat obligée de s'arrêter en voyant l'émotion que le
rapport trop direct de ces tristes paroles avec son affliction pré-
sente causait à M. Necker. Jusqu'à la veille de la mort de M'"" Nec-
ker, le son d'instrumens placés dans une chambre voisine berça
ses souffrances et son agonie. Le sentiment qui lui faisait trouver
quelque soulagement dans ce mélancolique plaisir n'était cependant
pas celui qui a inspiré ces vers tristes et charmans :
Vous qui veillerez sur mon agonie,
Ne me dites rien ;
Faites que j'entende un peu d'harmonie
Et je mourrai bien.
Je suis las des mots, je suis las d'entendre
Ce qui peut mentir.
J'aime mieux les sons qu'au lieu de comprendre
Je n'ai qu'à sentir,
Une mélodie où le cœur se plonge,
Et qui, sans efforts,
Me fera passer du sommeil au songe,
Du songe à la mort.
Jamais la croyance de M"^- Necker dans les paroles et dans les
promesses divines n'avait été plus ferme. Elle ne s'élevait point,
il est vrai, à la hauteur de ces joies mystiques qui peuvent sembler
admirables aux yeux de la foi, mais qui froissent un pen. la nature.
« Je crains la mort, disait-elle à son mari, car j'aimois la vie avec
toi. » Lorsque M. Necker n'était pas dans la chambre, elle adres-
sait à haute voix des prières à Dieu pour lui demander le courage
d'accepter cette séparation, et elle ne se doutait pas que, par la
fenêtre de la chambre voisine, M. Necker entendait sa voix et
884 REVUE DES DEUX MONDES.
unissait ses prières aux siennes. Durant les dernières heures de sa
vie, la parole faisait défaut à sa faiblesse; elle ne pouvait plus que
regarder tantôt le ciel et tantôt son mari, en élevant vers lui de
temps à autre la main gauche au doigt de laquelle elle portait une
bague que M. Necker lui avait donnée après y avoir fait graver
quelques paroles de tendresse. Enfin la mort l'envahit, et elle expira
lentement le 6 mai 1794. Gomme dernier souvenir, M. Necker fit
faire à la hâte un crayon qui existe encore, et en face duquel
maintes de ces pages ont été écrites. M'"^ Necker est étendue sur
son lit, les yeux clos, semblable à ces statues que le moyen âge
sculptait autrefois sur les tombeaux. La majesté de la mort a im-
prim''; sur ses traits le double caractère qui fut aussi celui de sa
vie : la noblesse et la rigidité. Au bas de ce crayon sont écrits ces
mots : Not lost, but gone before.
Il est à peine besoin de dire que M. Necker exécuta pieusement
les dernières volontés de sa femme. Le corps de M'»*' Necker fut
déposé à Coppet dans le monument qui avait été préparé par ses
ordres, et que M. Necker pouvait apercevoir des fenêtres de son
cabinet. Depuis sa mort, la porte de ce monument n'a jamais été
rouverte que deux fois : la première, ce fut pour y introduire, <(ix
ans après, le corps de M. Necker ; la seconde, pour y apporter
le cercueil de M""^ de Staël. Cette porte est aujouid'hui irrévo-
cablement scellée et surmontée d'un bas-relief dû au ciseau de
Ganova. Le grand artiste a représenté M'"^ de Staël à genoux, pleu-
rant sur le tombeau de ses parens, tanciis que son père, attiré vers
le ciel par M'"^ Necker, lui tend la main pour lui dire un dernier
adieu. Depuis le commencement du siècle, les arbres que M. Necker
avait plantés à l'entour du monument l'ont environné de leur ombre
et en couvrent les abords de silence et d'obscurité. Lorsqu'on
pénètre dans cet asile d'une tristesse exempte d'horreur et lors-
qu'on pense à l'existence agitée de ceux qui y reposent aujour-
d'hui, on est tenté de répéter ces paroles que prononçait Luther en
longeant les murs du cimetière de Worms : Beati quia quiescwit.
Et cependant ce n'est pas le repos, le morne repos que s'at-
tendent à trouver au-delà du redoutable passage ceux que leur
foi entretient dans l'espérance ou dans la crainte d'une récom-
pense ou d'une expiation sans fin. Mais pour ceux qui demeurent
sourds à cette espérance mêlée d'effroi, n'y a-t-il pas comme
une sorte de mirage dans ce refuge d'une tombe paisible et n'est-ce
pas là ce qu'un poète a pu appeler avec une mélancolique har-
diesse : goûter le charme de la mort?
Othenin d'Haussonville.
UN
HOMME D ÉTAT RUSSE
D'APRÈS SA CORRESPONDANCE INÉDITE.
Yl\
LES LOIS AGRAIRES DE POLOGNE ET LES DERNIERES ANNÉES
DE N. MILUTINE.
I.
Une fois acceptés par l'empereur et formulés en ukases, les
projets du triumvirat Milutine, Tcherkasski, Samarine devaient être
mi^ à exécution ; avec la sourde hostilité de la haute administration
à Pétersbourg et à Varsovie, ce n'était pas là le plus aisé. En Rus-
sie |)lus que partout ailleurs, ce n'est pas tout de légiférer : les
lois changent parfois singulièrement de caractère en passant dans
la pratique. .N. Milutine le .'avait mieux que personne, lui qui n'a-
vait jamais pu se consoler de n'avoir point présidé à l'application
de la charte d'atTranchissement en Russie. Dans le royaume de
Pologne, où toutes les classes cultivées étaient unanimement op-
posées aux nouveaux ukases, qu'elles dénonçaient comme une spo-
liation, les difficultés morales et matérielles de l'exécution étaient
(1) Voyez la Revue des l""" et 15 octobre, l" et 15 novembre et 1" décembre JS80.
Nous nous permettrons d'informer le IcCtour que la ce sure russe a entièrement coupé
tous les articles précéiens sur Milutine et interdit aux journaux d'en faire aucune
mention.
886 REVUE DES DEUX MONDES.
plus grandes encore. Les obstacles semblaient tels qu'à Pétersbourg
comme à Varsovie, plusieurs des adversaires de Milutine se flat-
taient de voir les mesures édictées sur ses conseils rester pour la
plupart lettre morte.
En face de l'opposition à peine déguisée d'une grande partie^du
monde officiel, tant dans le royaume que dans l'empire, Milutine
sentait que confier l'application de son programme à des mains
étrangères, l'abandonner au vice-roi de Varsovie ou au ministère de
Pologne de Pétersbourg, c'était non- seulement en compromettre le
succès, mais le rendre impossible. Aussi, malgré toutes ses répu-
gnances à retourner en Pologne, Milutine, une fois jeté malgré lui
sur cette route, n'hésita-t-il point à marcher jusqu'au bout. De ses
deux associés, le prince Vladimir Tcherkasski et Georges Samarine,
un seul, le premier, devait le suivre dans cette nouvelle mission et y
rester jusqu'à la fin cloué avec lui.
Ce n'était pas sans peine, nous l'avons vu, que G. Samarine
s'était décidé à accompagner Milutine dans l'exploration des cam-
pagnes de Pologne, et un peu plus tard, à s'asseoir à côté de lui
dans le haut comité, chargé par l'empereur de l'examen des affaires
polonaises. Sa santé et sa disposition à la tristesse n'étaient pas
les seuls motifs de son éloignement pour le service et l'adminis-
tration; son caractère, ses habitudes, son genre d'esprit, ses idées,
ses principes, ses occupations favorites, tout l'écartait également
des fonctions publiques. Dans un pays où, grâce au tchine, au
tableau des rangs et à la tradition bureaucratique de Pierre le
Grand, les hommes les plus distingués par la naissance ou le talent
n'avaient d'ordinaire d'autre souci que de faire une brillante car-
rière civile ou militaire, G. Samarine, mettant àprofi' l'indépen-
dance que lui donnait sa fortune, préférait à toutes les distinctions
et à tous les titres officiels sa liberté d'écrivain et ses études de
cabinet. Sous ce rapport, le méditatif et morose slavophile, le fer-
vent orthodoxe, à ses heures presqu - mystique, semblait, comme
quelques-uns de ses amis de Moscou, moins appartenir à la Russie
du milieu du siècle, où le tchinovnisme régnait en maître, qu'à
l'un des libres pays de l'Occident, où la pensée et les études désin-
téressées sont le plus en honneur.
Samarine n'avait assisté qu'aux deux ou trois premières séances
du comité des affaires polonaises. Dans cet auditoire d'élite, comme
naguère dans la commission de rédaction pour l'affranchissement
des serfs, il avait eu les plus brillans succès oratoires ; mais ces
succès, qu'il devait un peu plus tard retrouver dans la douma ou le
zemstvo (1) de Moscou, ne purent changer ni ses inclinations ni ses
(1) Le conseil municipal et l'assemblée proviaciale.
UN HOMME d'État russe. 887
projets. Les articles qui lui tenaient le plus à cœur une fois votés,
il était, si je ne me trompe, parti pour Prague, la vieille cité slave
des bords de la Moldau, où il s'occupait de la publication des
œuvres de son ami, le poète slavophile Kliomiakof. Pour retenir
Samarine dans la politique active, il eût fallu sans doute un parle-
ment, une chambre législative, où il eût en tout temps été maître
de faire entendre sa voix.
A cette époque, m'a-t-on raconté, au commencement de l'année
186/i, une demoiselle d'honneur de l'impératice, M"^ de S., origi-
naire de Livonie, ayant demandé à Samarine pourquoi il ne retour-
nait pas en Pologne avec Milutineet Tcherkasski : « Mademoiselle,
répondit Samarine, je me réserve pour les provinces baltiques. »
Cette boutade, bientôt colportée de bouche en bouche dans le monde
allemand-russe, parmi les nombreux hauts fonctionnaires sortis de
Livonie et de Gourlande, n'était pas sur les lèvres de l'écrivain
moscovite une vaine et platonique menace. Samarine aurait voulu
mettre les trois provinces baltiques au même régime que le royaume
de Pologne et la Liihuanie. Non content d'y effacer autant que pos-
sible tous les vestiges des lois et institutions allemandes, il eût
voulu y faire une révolution agraire aux dépens de la noblesse ger-
manique, au profit des paysans esthoniens et lettons, émancipés
sous Alexandre P'', mais émancipés sans terre. Dans ce double vœu,
Samarine du reste n'était que l'organe d'un nombreux et puissant
parti, encore à l'œuvre aujourd'hui. Ce qui distinguait l'écrivain
slavophile, c'est que cette question des provinces baltiques était
depuis longtemps une de ses préoccupations favorites. C'était en
rompant des lances contre la noblesse allemande de Livonie qu'il
s'était fait d'abord connaître en Russie. Entré dans sa jeunesse au
service, comme presque tous les hommes de son rang et de sa
génération, Samarine avait été attaché à une commision, chargée de
réviser l'organisation municipale de Riga. A cette occasion, le jeune
secrétaire de collège (1) avait esquissé pour ces provinces russes,
alors plus allemandes et plus féodales par les mœurs et les institu-
tions qu'aucune partie de l'Allemagne, tout un vaste plan de ré-
formes; et, sans grand souci de la discipline et de la hiérarchie
bureaucratique, il avait initié le public à ses projets dans des
lettres dont la véhémence avait soulevé contre lui non-seulement
les colères de la noblesse baltique, mais l'irritation de ses chefs de
Saint-Pétersbourg, étonnés de cette outrecuidance d'un employé de
la neuvième ou dixième classe. Samarine avait payé son audace
de quelques jours de prison dans la forteresse, et depuis lors, il
avait abandonné le service pour continuer un jour avec d'autres
(i) Un des tchines ou grades inférieurs du tableau des rangs.
REVUE DES DEIjX MONDES.
armes la guerre qu'il avait déclarée à l'esprit allemand dans les
trois provinces conquises par Pierre le Grand.
Pendant que ses deux amis étaient occupés à transformer la
Pologne, Samarine, fidèle à ses premières impressions, allait écrire
en silence, sur les provinces baltiques, son célèbre ouvrage des
frontières, Okrami{\), qui, applaudi passionnément à Moscou, devait
soulever de bruyantes colères dans toute l'Allemagne, comme dans
les trois provinces, et faire surgir de la part des barons livoniens et
des docteurs allemands toute une bibliothèque de répliques et de
réfutations. Les sentimens de Samarine et de ses amis, à l'égard
des trois provinces baltiques , étaient connus longtemps avant
l'éclat de ce bruyant manifeste des Okraini. Samarine eut beau
retarder la publication de son célèbre pamphlet jusqu'à l'achè-
vement de l'œuvre entreprise en Pologne par Milutine et Tcherkasski,
on comprend que de telles visées, fort peu dissimulées d'ailleurs,
n'étaient pas faites pour faciliter la tâche de ses amis à Varsovie.
On se montrait à Moscou trop disposé à regarder ce qui se pas-
sait sur les bords de la Vistule comme le prélude de ce qui devait
bientôt s'effectuer sur la basse Duna, pour que les Allemands russes
de Riga, de Miitau, de Revel et tous leurs alliés de Pétersbourg
n'en prissent point ombrage et ne se tinssent pas sur leurs gardes.
Les revendications de la presse nationale, en excitant les défiances
de la Rittersrhaft baltique, avaient pour conséquence de créer une
secrète et involontaire solidarité entre les Livoniens et les Polonais,
à donner tôt ou tard à la noblesse désarmée de Pologne l'appui
latent de la noblesse baltique, si puissante dans l'administration et
à la cour par ses positions officielles, par ses alliances de famille,
par son esprit de corps et son habile fidélité au trône. Dans l'occulte
et persévérante résistance, apportée à Varsovie par le comte Berg
aux projets de Milutine et de Tcherkasski, de même que dans les
brillans pamphlets, publiés parle baron Firks (-2), peut-être y avait-il,
à Tinsu même du vice-roi comme du publiciste, une secrète inspi-
ration de l'esprit allemand et du patriotisme baltique, fort peu sou-
cieux d'ordinaire des droits et des intérêts de la Pologne, mais plus
ou moins alarmé d'une politique d'assimilation qu'il craignait de
voir se retourner contre les trois provinces.
Le prince V. Tcherkasski était un homme de tout autres goûts
et de tout autre tempérament que son ami et contemporain G. Sa-
marine. A l'inverse de ce dernier, c'était bien moins un spéculatif
ou un penseur qu'un homme d'action. Esprit à tendances pratiques,
positives, réalistes, si l'on veut, Tcherkasski était dégagé de tout
(1) Ouvrage paru en 18CG ou 1867.
(2) Sous le pseudonyme do Schédo-Ferroti.
UN HOMME d'État russe. 889
mysticisme, de tout romantisme politique ou religieux; à cet
égard, il était fort différent de la plupart de ses amis des cercles
slavophiles de Moscou, au milieu desquels il avait passé sa pre-
mière jeunesse et dont il avait subi l'ascendant sans prendre
toutes leurs idées. Par son énergie, son activité, son sang-froid, par
la décision de son intelligence, de sa volonté, de sa parole et aussi
peut-être par son dédain des obstacles et sa confiance dans ses
forces, le prince \ladimir Alexandrovitch était visiblement fait pour
des fonctions difficiles et une tâche contestée, exigeant plutôt de la
vigueur, de la persévérance, de l'inflexibilité que de la modéra-
tion, de la finesse, de la conciliation. Fier et entier dans ses opi-
nions, peu propre à un rôle subalterne ou passif, Tcherkasski, à
l'inverse de la plupart de ses contemporains, n'était pas, en sortant
de l'université, entré au service de l'état. Il avait vécu sur ses
terres des gouvernemens de Toula et de Tver ou dans sa maison
de Moscou, critiquant dans les salons les erremens du gouverne-
ment de Nicolas, en atteiidant qu'un nouveau règne ou un change-
ment de régime vînt lui ouvrir l'accès d'une vie plus active. Les
luttes de l'émancipation l'avaient mis en vue, la Pologne lui offrait
l'occasion d'occuper un poste important et des fonctions à la fois
conformes à ses idées et à son caractère; le prince Vladimir Alexan-
drovitch devait saisir volontiers cette occasion de jouer, à côté de
son ami Milutine, un rôle militant dans les grandes affaires, sans
avoir eu à passer comme d'habitude par la longue et fastidieuse
filière bureaucratique.
Milutine et lui se partagèrent la besogne. Pour appliquer les
lois nouvelles, il fallait d'abord avoir le champ libre en Pologne,
contre-carrer, à Varsovie et à Pétersbourg à la fois, les menées des
adversaires, qui comptaient bien réparer peu à peu dans les détails
de l'exécution leur défaite du comité. Milutine, qui avait une par-
ticulière aversion pour le séjour de Varsovie, qui, de plus, était
personnellement connu du souverain et que ses services passés
comme ses titres officiels rendaient l'égal des hauts fonctionnaires de
la capitale, Milutine, sauf de trop fréquens voyages en Pologne, resta
au centre des affaires et des intrigues, à Pétersbourg, tandis que
Tcherkasski, qui, pour l'intelligence comme pour la communauté
des vues, pouvait être appelé son aller ego^ s'établissait au cœur
des provinces à réorganiser, à Varsovie, à côté du vice-roi et de
l'adversaire secret, le comte de Berg.
En quittant la capitale de l'empire pour prendre sa résidence
dans celle du royaume, le prince Tcherkasski débarrassait les
hommes d'état pétersbourgeois du voisinage d'un concurrent éven-
tuel dont la présence ne laissait pas que de leur être importune.
Peut-être cette considération a-t-elle facilité la nomination du prince
890 REVUE DES DEUX MONDES.
en Pologne. En dépit des usages du tchîne, quoiqu'il eût à peine
un grade civil, n'ayant jamais occupé que des fonctions électives,
Tcherkasski, soudainement promu au rang de conseiller privé, fut
nommé ministre de l'intérieur (à titre provisoire) du royaume de
Pologne et chargé de la direction des affaires politiques et reli-
gieuses. Dans cette position, il devait effectivement, avec l'aide et
sous l'inspiration de Milutine, conduire les réformes administra-
tives, politiques, ecclésiastiques et en partie économiques.
Malgré sa répugnance à retourner en Pologne, Nicolas Milutine
accompagna d'abord Tcherkasski à Varsovie pour y installer avec lui
la nouvelle administration et commencer l'application des ukases
de mars ISô/i, qui octroyaient aux paysans une partie des terres de
la noblesse.
Les deux amis devaient rencontrer en Pologne deux obstacles,
en quelque sorte reliés ensemble par les circonstances. Ils devaient
d'abord souffrir du manque d'hommes, de la pénurie d'instrumens
intelligens et dévoués, et cela malgré le concours empressé des
patriotes qui, de Pétersbourg et de Moscou, allaient venir prendre
la place laissée vide par Samarine. L'œuvre de Milutine et de
Tcherkasski devait être entravée davantage par un défaut connexe,
le manque d'unité administrative, le manque de concours d'une
grande pa.rtie des autorités, officiellement appelées à les seconder.
On ne saurait imaginer, sans parcourir leur correspondance, que
d'efforts de tous les instans il leur a fallu jusqu'à la fin pour sur-
monter cet obstacle qui seul eût arrêté des hommes moins éner-
giques.
C'est au commencement du printemps, en mars 1864, que les
deux amis revinrent à Varsovie appliquer les statuts qu'ils avaient
non sans peine fait adopter à Pétersbourg. Ils arrivaient comme
représentans de l'empereur, avec une mission qui paraissait exiger
de pleins pouvoirs, et ils allaient se heurter chaque jour et
partout, moins aux résistances polonaises devenues impuissantes
qu'à la sourde opposition des autorités russes, civiles ou militaires,
du royaume. Il est facile de voir combien était fausse et ambiguë,
au lendemain même de leur triomphe à Pétersbourg, la position des
deux amis qui semblaient revenir à Varsovie en vainqueurs et en
maîtres. Tcherkasski, le nouveau ministre de l'intérieur, se trou-
vait directement le subordonné du vice-roi, le comte Berg, qui
devait employer tous ses efforts à paralyser le ministre. Quant
au conseiller privé et secrétaire d'état, N. Milutine, il reve-
nait en Pologne sans pouvoirs déterminés, à peu près comme la
première fois, lorsqu'il n'avait qu'à étudier la situation ; il revenait
avec un état-major dévoué, ayant pour instruction de tout changer,
de tout renouveler, conformément à son programme, et il allait
î]N HOMME d'État russe. 891
rencontrer partout devant lui, à Varsovie comme à Pétersbourg,
dans les administrations officielles chargées des afïaires de Pologne,
des fonctionnaires pour la plupart hostiles ou malveillans. En dehors
de l'administration russe de Varsovie, il y avait encore à Saint-
Pétersbourg un ministère de Pologne, et ce ministère qui, après
l'application presque entière des nouveaux ukases, devait finir par
être confié à Milutine, était alors aux mains d'un homme notoire-
ment connu comme peu sympathique à l'œuvre de Milutine et de
Tcherkasski.
11 est inutile de faire ressortn la complication de cette machine
administrative dont les différons rouages, destinés sans doute à se
contrôler mutuellement, ne faisaient .guère que s'embarrasser et
s'arrêter les uns les autres, si bien que toute l'administration russo-
polonaise eût pu se résumer dans les trois mots : ordre, contre-
ordre, désordre. Il est encore plus oiseux de montrer ce qu'avait
d'équivoque, de pénible, d'irritant à la longue, la situation de
Milutine, obligé de lutter jour par jour avec les instrumens mêmes
dont il semblait devoir se servir. A Pétersbourg et plus encore à
Varsovie, il lui fallut durant des mois et des années éviter les pièges
incessamment tendus sous ses pas, défaire un à un les fils des
trames subtiles patiemment ourdies par d'infatigables adversaires.
Dans toute cette transformation adrjtinistrative et économique de la
Pologne, les autorités russes, officiellement chargées d'assurer la
nJse à exécution du nouvel ordre de choses, ressemblaient, par leur
division et leur manque d'unité, à la Pénélope de la Fable, qui défai-
sait la nuit ce qu'elle avait fait le jour. On eût dit que le principal
souci du vice-roi et du ministère de Pologne était de détruire dans
l'ombre ce qu'avaient fait au soleil Milutine et Tcherkasski. Aussi
l'application des ukases de 1864 et toute la réorganisation que
Milutine et ses amis, non peut-être sans la naturelle présomption
des esprits entreprenans, se flattaient d'accomplir en quelques mois,
leur prit-elle des années et ne réussit-elle que grâce à des efforts
surhumains d'énergie et de travail, si bien que Milutine se devait
tuer à la peine.
Laissons-le nous décrire lui-même la besogne, les outils et les
obstacles qui l'attendaient à son retour à Varsovie :
Varsovie (château Bruhl), 7/19 mars 1864 (1).
« ... Un abîme de soucis! Il faut tout organiser et installer,
choses et gens, et distribuer tout le travail. Aujourd'hui, pas une
minute de solitude. Quelque pénible que ce soit, ce serait plus
(1) Lettre à sa femme.
892 BEVUE DES DEUX MONDES.
pénible encore sans cette distraction forcée du travail qui vous
enlève à vous-même. Je suis à peine arrivé ici et je fais des projets
de retour. Je voudrais voir passer au plus vite ces six douloureuses
semaines, j'espère que ce dur esclavage ne durera pas plus long-
temps. A Vilna, j'ai passé toute la journée avec Mouravief et ses
employés. Notre explication a été calme, et nous nous sommes
quittés d'accord. Ici les autorités m'attendaient à la gare avec une
voiture. Après avoir installé à la hâte mes compagnons au château
Brnhl, je me suis immédiatement rendu chez le comte Berg, qui
m'attendait pour dîner. La proclamation de l'ukase a partout
réussi. Les renseignemens sur les paysans sont excellens. Les pro-
priétaires, comme il fallait s'y attendre, sont furieux; mais on les
dit fort préoccupés de l'indemnité à recevoir du gouvernement, et
bon gré mal gré ce souci les oblige à se tenir tranquilles... Tout
cela amène le comte Berg à voir la situation en rose, et par ce
motif nos délibérations ont été très amicales. On ne saurait cepen-
dant compter que les choses se passeront d'une façon parfaitement
paisible. Une chose qui excite particulièrement le mécontentement,
c'est que les woyt soient pris parmi les paysans (1). Les Polonais
m'ont donné le surnom de « président de la junte des paysans (2), »
ce qui, du reste, ne m'offense pas du tout!...
Varsovie (château Bruhl), 12/24 mars 1864 (3).
« L'affaire marche lentement, comme toujours dans les commen-
cemens. Nos nouvelles recrues nous arrivent tardivement. Même
C. ne paraît pas encore, je ne sais pourquoi. Tcherkasski est
absorbé par la prise de possession de ses nouvelles fonctions, et,
en réalité, sa tâche n'est pas facile; il est comme dans un bois, il
lui faut faire connaissance et avec les hommes et avec les choses.
Hier il a reçu tous ses employés et leur a fait un discours en russe.
Il va sans dire que tous se prosternent à ses pieds. Quoiqu'il habite
encore le château Bruhl (pendant qu'on prépare sa demeure future),
nous ne nous voyons presque pas, de sorte que c'est sur moi seul
que retombe le soin d'organiser le comité constituant (ù) et de dis-
tribuer le travail, etc.
(1) Sur ce point encore, Milutine et ses amis avaient appliqué à la Pologne les mêmes
principes et le même système qu'à la Russie. Pour mieux assurer l'indépendance des
paysans, ils avaient exclu les propriétaires, les anciens seigneurs j de l'administration
locale et remis aux paysans le choix de leurs anciens, des woyt polonais, comme des
starostes et starchines russes.
(2) Kholopskago jonda.
(3) Lettre à sa femme.
(4) Outchregditelnyi komitet. Comité pour assurer la mise à exécution des nou-
velles réformes.
UN HOMME d'État russe. 893
«... Dans les provinces, les choses vont fort bien jusqu'ici; mais
pour assurer l'exécution définitive des ukases, il faut nous envoyer
des employés, car c'est ce qui nous fait défaut. Dis, je t'en prie,
à Joukovski que je le supplie instamment de m'en recruter le plus
qu'il pourra et de me les expédier ici le plus tôt possible. Il faut pour
cela pousser le ministère de Pologne, où l'on est terriblement lent
et endormi, et presser les congés des militaires, au sujet desquels
j'ai écrit il y a déjà trois semaines. Si les choses ne marchent pas
plus vite, je ne puis prévoir quand je parviendrai à m'arracher
d'ici; et supporter longtemps cette vie, je n'en aurais réellement
pas la force. »
La difficulté de trouver des agens sûrs et intelligens était une des
grandes préoccupations de Milutine; on le voit à chacune de ses
lettres. Il avait pu amener avec lui un brillant état-major que des
hommes distingués comme M. Solovief et M. Kochelef allaient bien-
tôt renforcer, mais cela ne pouvait suffire; il lui fallait des agens
d'exécution sur les lieux, pour les campagnes particulièrement, et
il s'adressait à tout le monde pour lui en fournir ; il en demandait
à Pétersbourg, à Varsovie, aux services civils et aux services mili-
taires, car, faute d'autres instrumens, il était obligé de recourir à
l'armée et aux officiers. Pour ces derniers, il avait l'avantage d'a-
voir le concours de son frère Dmitri , qui , depuis trois ans ,
était ministre de la guerre. Ces officiers, appelés de Saint-Péters-
bourg ou recrutés dans les régimens de Varsovie, Milutine était
contraint de les former, de les styler lui-même pour une tâche com-
pliquée qui eût exigé des juristes plutôt que des soldats. Pour les
initier, Remployait tous les moyens imaginables, il les faisait dîner
avec lui, il leur faisait une sorte de cours ou de conférence. La
grande salle du château Bruhl s'éclairait le soir comme pour une
réception officielle, et, vers huit heures, une cinquantaine de com-
missaires futurs, les uns jeunes officiers, les autres anciens employés
ou juges de paix, révoqués en Russie pour leurs penchans démo-
cratiques, apprenaient de la bouche même de Milutine quelles
devaient être leur mission et leur règle de conduite (1). Ces admi-
nistrateurs improvisés étaient à peine dégrossis et dressés à la
hâte qu'il fallait les envoyer sur les lieux expliquer aux paysans
ce qu'eux-mêmes venaient d'apprendre, le sens et la portée des
ukases, qui aboHssaient la corvée, tout en transférant au peuple
des campagnes la propriété des terres dont il avait la jouissance.
(1) Lettre du 28 mars 1864.
89& REVUE DES DEUX MONDES.
Varsovie (château Bruhl), 15/27 naars 1864 (1).
u ... Je ne saurais dire à quel point il m'est difficile de conser-
ver le sang-froid et le calme qu'exigent mes occupations actuelles.
(c ... La proclamation des ukases est, à présent, partout termi-
née. La première impression a été très satisfaisante. La junte révo-
lutionnaire en paraît atterrée. Les paysans sont dans l'allégresse, ils
se mettent, plus que par le passé, à arrêter eux-mêmes les insur-
gés. Mais la véritable lutte est encore à venir. Dans quelques
endroits déjà il y a eu des essais de jeter le trouble parmi les pay-
sans (2).
« Il nous faut au plus vite mettre les ukases à exécution dans
les localités, et pour cela les hommes nous manquent absolument.
Sur mes instances, on enrôle pour nous, dans les régimens canton-
nés ici, des officiers intelligens. Malheureusement je ne les connais
pas personnellement, et je suis obligé de m'en remettre aux recom-
mandations des autorités militaires, dont les choix dans cette
affaire ne sont pas toujours heureux ni même peut-être toujours
consciencieux. Tous ces jours-ci j'ai passé mon temps au milieu des
colonels et d'officiers indiqués par eux. Il me faut m' entretenir avec
chacun, raisonner avec eux, tâcher d'éveiller leur intérêt, etc.
« ... A partir de mardi, je me propose d'ouvrir chez moi une
espèce de cours public, sur la question des paysans, pour ces
hommes politiques improvisés. J'aurais voulu les avoir préparés
pour la fin de la semaine, de façon à ce qu'il fût possible d'en-
voyer cette première expédition aux quatre coins du royaume. Mais
nous avons à peine pu enrôler trente personnes, et il nous en fau-
drait au moins trois fois autant.
« Les employés polonais, encouragés par notre longue indul-
gence et notre apathie nationale, paraissent ne pas croire encore
que nous exécutions réellement ce que nous avons en vue ; et ce
(1) Lettre à sa femme.
(2) Pour empêcher le paysan d'accepter les terres dont le gouvernement prétendait
le mettre en possession, les émissaires de l'insurrection aux abois répandaient dans
les campagnes le bruit que ces terres ne seraient concédées qu'à ceux qui abjure-
raient le catholicisme. La grande-duchesse Hélène, qui, de loin comme de près, ne
cessait de s'intéresser à l'œuvre de Milutine, lui faisait écrire de Berlin par une de
ses demoiselles d'honneur : « Ici, M*"" la grande-duchesse a appris de source cer-
taine que l'allocution du pape était semée en masse dans le peuple, que les émis-
saires du parti rouge (Miéroslawski) tâchaient de faire accroire aux paysans que la
propriété du sol ne leur sera acquise qu'à la condition de renoncer à la religion catho-
lique. Déjà plusieurs paroisses auraient déclaré qu'à ce prix, elles ne voulaient pas des
bienfaits de l'empereur. » (Lettre en français du 21 mai, 2 juin 1867, signée E.deR.)
UN HOMME d'État russe. 895
doute injurieux, malheureusement mérité, soutient mon courage et
stimulera, je l'espère, l'ardeur de nos jeunes gens.
(( Tcherkasski, quoique absorbé par son ministère, m'aide autant
que le lui permettent ses forces et le manque de temps. Mes autres
compagnons sont aussi pleins de zèle. — Aujourd'hui, jour de
Pâques, selon le nouveau style (1), j'ai réuni à dîner une grande
partie de mon armée civile (2).EphTème(3)ne m'a pas permis d'in-
viter plus de quatorze personnes, et il m'a annoncé cela d'un ton
peu satisfait. Nous manquons ici en effet de vaisselle, de linge de
table et de bien d'autres choses. Je ne pouvais cependant aban-
donner mes pauvres employés au caprice du sort; aussi je les invite
à dîner à tour de rôle, huit ou neuf à la fois...
(( ... 11 ne faut avoir aucune inquiétude à mon égard. La sur-
veillance ne faiblit pas, et, d'après les recommandations d'Ephrème
sans doute, un de mes trois cosaques ne me quitte pas plus que
mon ombre. »
On voit que de peine Milutine se donnait pour dresser les jeunes
gens qui devaient lui servir de collaborateurs. C'était peu pour
lui d'avoir conçu et combiné dans les détails tout un vaste plan
de réformes sociales ou politiques ; comme un architecte qui man-
querait de maçons et de tailleurs de pierre, il était lui-même obUgé
de façonner les ouvriers dont les mains devaient mettre les maté-
riaux en œuvre. Avec les instrumens les plus parfaits, la tâche fût
restée singulièrement difficile; qu'était-ce avec un tel outillage,
avec un tel défaut d'hommes et de bras ? Pour le comprendre, il
faut envisager d'un peu plus près l'œuvre entreprise par Milutine
et ses amis, il faut se rendre brièvement compte de la situation du
peuple des campagnes que Milutine prétendait régénérer, au nom
du tsar et au profit de la Russie.
II.
Le paysan polonais semble avoir été, durant les derniers siècles,
un des plus malheureux de l'Europe, à l'époque même où presque par-
tout le villageois succombait sous le double faix d»s taxes fiscales
et des droits féodaux. L'abaissement du peuple des campagnes ne
saurait étonner chez, une nation où une sorte de plèbe nobiliaire,
composée de la sz/rtc/i?«^ formait tout le pays légal, dans un état dont
la vicieuse constitution réunissait les inconvéniens sociaux de l'ex-
(1) Le calendrier grégorien était encore en usage dans le royaume de Pologne ; une
des plus bizarres conséquences du nouveau système d'assimilation a été de ramener
après trois siècles, la patrie de Kopernic au calendrier julien.
(2) Gragdanskoï komandy.
(3) Valet de chambre et maître d'hôtel de Milutine.
89(5 RET'UE DES DEUX MONDES.
trême aristocratie aux défauts politiques de l'extrême démocratie.
Un de nos écrivains français du xviii^ siècle, Bernardin de Saint-
Pierre, nous a laissé quelque part une navrante et évidemment
trop fidèle peinture de la situation du paysan polonais, durant les
dernières années de la république (Ij. Dans un siècle aussi naïf en
politique que zélé pour l'humanité, cette oppression du paysan
devait mal servir la république de gentilshommes. Ce fut, après
l'intolérance religieuse de la Pologne sous ses derniers rois, une des
principales causes de la complaisance de nos philosophes envers
les auteurs des partages, et c'est la meilleure excuse de leurs féli-
citations à la grande Catherine ou à Frédéric le Grand.
Le mal, du reste, était si manifeste qu'il ne pouvait manquer de
frapper les yeux de la noblesse polonaise. Dans le court répit
accordé à leur patrie, entre le premier et les derniers partages,
l'un des soucis des patriotes les plus clairvoyans était de rele-
ver le peuple ; mais les factions politiques et les luttes intestines
des confédérations, l'anarchie intérieure et la perfide surveillance
de voisins, jaloux de voir la Pologne se régénérer, puis bienlôt les
partages, les changemens de domination dans un pays sans cesse
coupé et recoupé en morceaux et ballotté sans repos d'une domina-
tion à une autre, tout, dans l'indépendance comme dans l'asser-
vissement, a empêché les libéraux polonais d'exécuter leurs pro-
jets en faveur de f habitant des campagnes. Malgré les généreuses
proclamations de Kosciuszko, la répubUque tomba avant d'avoir pu
effectuer l'abolition du servage.
Dans le grand-duché de Varsovie, dont la majeure partie a formé
le royaume de Pologne, il ne pouvait y avoir de servitude légale
sous l'empire du code Napoléon, en usage après comme avant 1815.
En droit, le paysan était libre ; en fait, sa situation n'avait guère
changé; assujetti à la corvée et lié à la glèbe par la coutume ou la
misère, il se trouvait pratiquement, au point de vue économique
comme au point de vue administratif, dans un état fort voisin du
servage. Tant qu'avait duré en Russie le servage légal, servage qui,
chez les Russes, avait fini par dégénérer en véritable esclavage,
l'abaissement de la population rurale, bien que déploré par les
Polonais éclairés, n'avait rien d'anormal dans le petit royaume dont
le congrès de Vienne avait fait l'annexe du grand empire. Là,
comme dans les provinces lithuaniennes ou petites-russiennes voi-
sines, le gouvernement russe avait bien, à différentes époques et no-
tamment sous l'empereur Nicolas, en 1846, essayé de régler par des
inventaires les droits et les obligations réciproques des proprié-
(1) Dans ses récits de voyage, si je ne me trompe. Sur la position li^gale des pay-
sans, dans l'ancienne Po'ogne, on peut consulter Fluppe : Verfassung der Republik
Polen, p. 58-65.
UN HOMME d'État russe, 897
taires et des paysans (l). Ces règlemens, d'un caractère visible-
ment provisoire, restaient souvent impuissans ou inefficaces dans
la pratique ; les Polonais eux-mêmes se remettaient à chercher
des combinaisons pour améliorer l'état matériel et moral des classes
rurales, lorsque l'émancipation des serfs, accomplie en Russie, au
milieu des luîtes que l'on sait, vint naturellement remettre, pour
le royaume, cette question à l'ordre du jour et en rendre la solu-
tion urgente.
La Pologne, où dès longtemps le servage était légalement aboli,
qui, de plus, était encore en possession d'une autonomie restreinte
et de lois particulières, la Pologne avait, comme les provinces bal-
tiques, où l'émancipation remontait à l'empereur Alexandre I'%
échappé aux lois et statuts que les Milutine, les Tcherkasski, les
Samarine et leurs amis avaient fait édicter en 1861 pour les pay-
sans du reste de l'empire. Depuis la promulgation de la charte
rurale du 19 février, qui avait assuré au moujik russe la propriété
d'une partie du sol, avec la libre administration de sa commune,
la position du paysan polonais était devenue trop manifestement
inférieure à celle du paysan russe pour qu'à Varsovie même on ne
se préoccupât point de faire disparaître ou d'atténuer une aussi
fâcheuse inégalité. C'était là, on le comprend, une des questions
agitées par les Polonais dans les trop courtes années de liberté
relative qui précédèrent l'insurrection de 1863.
Sous l'impulsion d'un généreux et éclairé gentilhomme d'une
des plus illustres familles de Pologne, le comte André Zamoïski,
la Société cV agriculture de Varsovie tendait à réunir en faisceau
toutes les forces intelligentes et économiques du pays. L'amélio-
ration du sort des paysaas fut le premier problème dont se préoc-
cupa la société. Non contens de rechercher les moyens de suppri-
mer la corvée et de la remplacer par un cens ou redevance en
argent, les propriétaires polonais désireux de devenir les bienfai-
teurs du peuple cherchaient à mettre la propriété foncière à la
portée du paysan. Divers projets étaient à ce sujet mis en avant;
on parlait d'une opération de rachat, au moyen d'annuités échelon-
nées sur une période plus ou moins longue; on proposait de créer
une banque qui, durant cette période de transition, eût servi d'in-
termédiaire entre le paysan et l'ancien seigneur ; on faisait répandre
dans les campagnes et lire au prône des églises une circulaire,
(1) Ces inventaires avaient spécialement pour Lut de fixer la quantité de terres dont
les propriétaires devaient laisser la jouissance aux paysans. A cet égard, ils servirent de
point de départ aux lois agraires de 18tii,
lOMB iLIII, — 1S81. ST
SM REVUE DES DEUX MONDES.
annonçant aux paysans la bonne nouvelle (1). A l'inverse de ce qui
s'était vu en Russie, la noblesse polonaise eût ainsi eu le mérite
et l'avantage de faire spontanément ce que le gouvernement de
Pétersbourg avait été obligé d'imposer à une grande partie de la
noblesse russe.
Les premières agitations politiques avaient malheureusement
fait évanouir tous ces beaux rêves. Soit méfiance envers la noblesse
de Pologne ou la Société d'agriculture, qui tendait peu à peu à se
transformer en assemblée législative, soit désir de conduire lui-
même l'opération comme dans l'empire et de conserver au besoin
une arme de guerre contre la classe dominante, le gouvernement
impérial s'était montré peu disposé à seconder les proj^îts des libé-
raux de Varsovie. Au milieu de l'efTervesceuce nationale, la Société
d'agriculture, d'où la Pologne avait semblé attendre sa pacifique
régénération, était dissoute. Bientôt après, l'insurrection éclatait,
et la question paysanne, pa-sant brusquement du domaine écono-
mique dans le domaine politique, était presque à la fois posée des
deux côtés adverses, à Pétersbourg par le gouvernement impérial,
à Varsovie par le comité révolutionnaire.
Dans le duel inégal engagé entre le tsarisme et le gouvernement
occulte, qui, durant des mois, tint toute la Polo,.;ne dans sa main,
les deux antagonistes devaient naturellement se disputer l'appui
du pau^'re paysan qui, courbé sur la glèbe depuis des siècles,
presque ignorant des mots d'honneur et de pairie, n'avait guère
d'oreilles que pour la grosse voix de l'intérêt. Nous avons vu par
la bouche dé Mdutine, de Mouravief, de l'empereur Alexan ire lui-
même, comment la raison d'état conduisait les Russes à prendre
en main la cause du peuple des campagnes et à tenter à son profit
une vaste expropriation de la noblesse. Les insurgés n'avaient point
attendu pour recourir aux mômes armes que le gouvernement russe
eût formulé ses intentions. Eux aussi, avons-nous déjà remarqué,
s'étaient empressés de convier le peuple à la propriété, tant pour
le gagner à leur cause que pour donner à la nationaliïé polonaise
une base qui lui faisait défaut. De toute façon, quel que fût le sort
de la lutte, la Pologne semblait ainsi destinée à passer par la redou-
table épreuve des lois agraires, et si, par impossible, l'insurrection
l'eût emporté, peut-être que, grâce au parti démocratique, au
parti rouge qui, dans les rangs des révoltés, avait pris de plus en
plus le dessus, l'aristocratie et la grande propriété foncière eussent
(1) Voyez la récente et très curieuse biographie du marquis Wielopolski, publiée en
français par M. H. Lisicki. Vienne, 1880, t. n, p. 49-57 et passim.
UN HOMME d'État russe. 899
été plus maltraitées parleurs propres compatriotes triomphans que
par les agens du gouvernement russe (1).
L'exemple de la Russie nous a montré combien de résistances
et d'objections de toute sorte, combien de répugnances et de
colères soulèvent, même en temps de paix, des lois agraires qui,
pour cause d'utilité publique, exproprient partiellement une classe
de la nation au profit d'une autre, alors même que ces lois sont
discutées et appliquées par des compatriotes et par des représen-
tans des propriétaires expropriés, alors même que toutes ces me-
sures sont prises fous l'égide d'un pouvoir impartial, également
préoccupé des droits et des intérêts de tous. Qu'est-ce do' c quand
de pareilles mesures, d'apparence au moins, forcément révolution-
naires et inévitablement vexatoires, sont édictées par un vainqueur
en pays étranger ou en province rebelle, au lendemain d'une lutte
acharnée? qu'est-ce, quand elles sont appliquées par des mains natu-
rellement hostiles et encore tontes chaudes des ardeurs du combat?
Au fond, nous sommes contraints de le répéter, les ukases appor-
tés par N. Milutine et Tcherkasski en Pologne étaient, pour les
principes et pour l'esprit, fort analogues aux lois et statuts que
trois ans plus tôt les mêmes hommes avaient fait adopter pour la
Russie et dont ils eussent voulu diriger eux-mêmes l'exécution.
Dans un cns comme dans l'autre, Milutine et ses amis prétendaient
assurer à l'ancien serf, moyennant indemnité à l'ancien proprié-
taire, la pleine propriété des terres dont le paysan n'avait la jouis-
sance qu'en subissant la corvée ; dans un cas comme dans l'autre,
ils prétendaient remettre au paysan la libre administration des
affaires de la commune et briser la vieille tutelle seigneuriale (2).
Ce qui a varié, ce qui a fait la différence et l'inégalité de traite-
ment entre la noblesse polonaise et la nobles.^e russe, c'est surtout
le mode d'exécution, c'est une plus grande rigueur dans l'applica-
tion des nouveaux principes, c'est une autre mesure ou une autre
règle dans cette liquidation agraire; c'est qu'en Pologne on a plus
accordé au paysan pour moins d'argent, et qu'on a payé moins
cher au propriétaire le sol qu'on lui enlevait.
A cette différence de traitement il y avait une double raison :
la première, c'est qu'en Russie les Milutine, les Samarine, les
(1) Dès avant l'insurrection, « le parti rouge, composé de rérolutionnaires con-
sciens ou inconsciens, n'admettait d'autre solution que l'expropriation du grand pro-
priétaire au profit du paysan... Les jjIus modérés accordaient aux propriétaires le
droit à une indemnité, mais aussi minime que possible, tandis que les radicaux exi-
geaient de la noblesse qu'elle fît aux paysans le don des terres cultivées par ces der-
niers. » [Le Marquis Wielopolski, sa vie et son temps, par Lisicki, t. ii, p. 54, 55.
(2) Il ost. à remarquer que, tout en fortifiant les institutions communales, Miluti»*
n'a, quoi qu'on en ait dit, jamais songé à introduire en Pologne le mir russe et
régime de la propriété collective.
900 KEVDE BES DEUX MONDES.
Tcherkasski et leurs amis avaient eu beau faire triompher leurs
principes, ils n'avaient pu donner force de loi à tous leurs projets
en faveur du moujik^ et les lois mêmes qu'ils avaient obtenues
pour lui, ils n'avaient pu les appliquer de leurs mains. La seconde
raison, plus grave et plus fâcheuse , c'est qu'en Pologne les
ukases, promulgués le lendemain d'une guerre civile, n'étaient pas
seulement pour le gouvernement une mesure en faveur de la popu-
lation locale, mais aussi un expédient politique, un remède violent,
suggéré par les nécessités du moment, un instrument de répres-
sion en même temps que de pacification, en un mot, comme le
disait Mouravief, un instrument de domination (1). Et cela était
inévitable à la suite d'une insurrection ayant des causes profondes
et permanentes qui en rendaient le renouvellement probable. Le
gouvernement russe, qui sur la Pologne semblait n'avoir d'autre
prise que la force armée, avait découvert un moyen de s'attaquer
au fond du peuple, de se l'attacher, temporairement au moins,
par des bienfaits; il avait entrevu aux bords de la Vistule une
tâche démocratique, humanitaire, presque utopique. Cette tâche, il
la réalisait avec l'omnipotence d'un gouvernement absolu, mais ce ne
pouvait être uniquement dans l'intérêt de l'idéal, de l'humanité et
du peuple polonais, pour mériter les éloges de Proudbon et des
démocrates étrangers qui l'en devaient féliciter. S'il se plaisait à
relever le paysan et à mettre en pratique d'apparentes utopies, c'é-
tait autant et plus, si l'on veut, dans l'intérêt de l'état, dans l'inté-
rêt de la Russie, que dans celui du peuple polonais. Pour légitimer
ce procédé, il lui suffisait que les deux intérêts fussent d'accord au
lieu d'être en opposition.
Le pouvoir qui, dans l'espèce de liquidation analogue, accomplie
dans l'empire, eût voulu épargner tout sacrifice à la noblesse russe,
n'était pas fâché d'en imposer à la noblesse polonaise, regardée
comme complice des rebelles. Par le fait même des circonstances,
ces lois aiJ:raires devaient pour cette dernière prendre l'aspect d'une
sorte d'amende, d'une sorte de contribution de guerre ou de ran-
çon, infligée aux classes d'où était sortie l'insurrection, avec cette
circonstance atténuante que cette sorte d'amende, imposée aux pro-
priétaires, était employée non au profit du maître, mais au profit
du peuple conquis (2). Or, à cet égard, parmi les états où l'on a
(1) Lettre de Mouravief du 25 septembre 1863. Voyez la Revue an \" décembre 1880.
(2) Certains faits montrent que le gouvernement et l'opinion envisageaient bien
parfois les ukases de cette manière. Tcherkasski, dans une lettre à Milutino du
15/27 janvier 1865, raconte qu'il est assiégé des propriétaires d'origine russe, pourvus
par le gouvernement môme de petits majorats dans le royaume, afin d'y établir un élé-
ment russe. Ces propriétaires prétendaient être laissés en dehors des règlemcns appli-
qués à leurs voisins polonais. Tcherkasski s'y refusait, mais il proposait d'accorder à
ces propriétaires russes un dédommagement spécial. C'est, croyons-nous, ce qui a été fait.
UN HOMME d'État russe. 901
le plus hautement stigmatisé la conduite de la Russie, on est con-
traint d'avouer qu'il en est peu oii l'on n'ait en pareil cas recouru
à des procédés plus ou moins analogues et parfois moins respec-
tueux encore des droits de propriété, plus ouvertement et irré-
parablement spoliateurs. Sans remonter aux Irlandais, autrefois
dépouillés de leurs terres au profit de soldats anglais, colonisés chez
eux, on se rappelle l'espèce de jacquerie, suscitée en IShh contre les
propriétaires polonais par l'Autriche, qui depuis a su en faire ses plus
fidèles sujets. Pour ne pas chercher d'exemple en dehors de notre
pays et ne point voir seulement la paille de l'œi! du voisin, l'abolition
de la corvée et des droits féodaux s'est faite, chez nous, dans des con-
ditions autrement onéreuses pour la noblesse, et plus récemment,
n'avons-nous pas, sous la troisième république, eu recours, en Algé-
rie, contre les indigènes révoltés, à des procédés non moins difficiles
à légitimer au point de vue des notions habituelles du droit de pro-
priété? Les Kabyles du Sébaou, dont, à la suite de l'insurrection de
1871, les terres les plus fertiles ont été séquestrées et finalement con-
fisquées, faute du paiement de la contribution mise sur leurs tribus,
eussent sans doute préféré, si on leur en eût laissé l'alternative,
subir le sort de la noblesse polonaise et partager leurs terres,
moyennant une insuffisante indemnité avec les colons alsaciens-
lorrains qui ont pris leur place dans leurs anciennes demeures. Il
est vrai que l'Europe s'est trop habituée à regarder les indigènes
de ses colonies comme en dehors de son droit privé, aussi bien que
du droit des gens, pour être fort touchée de semblables comparai-
sons.
L'état de guerre, encore si dur dans notre Europe, malgré tous
les adoucissemens apportés par la civilisation, eût expliqué à lui
seul la rigueur des lois agraires appliquées à la Pologne. De quelque
façon que l'on juge l'opération, une chose est certaine, c'est que,
si hostile, si malintentionnée qu'on la suppose, elle n'a pas ruiné
la noblesse polonaise. Dans le royaume, comme dans l'empire à la
suite de l'émancipation, il y a eu de la gêne et des souffrances qui
parfois durent encore; mais, chose remarquable, il y a peut-être
eu moins de ruines amenées par les ukases de 1864 que par la charte
du 19 février 1861. Grâce à la fertilité du sol, grâce au grand
essor pris par l'industrie du royaume après l'abolition des douanes
qui lui fermaient le vaste marché de l'empire, — grâce enfin à l'es-
prit d'ordre, à l'esprit d'économie et de travail du plus grand
nombre d'entre eux, grâce à la flexibilité de la race et à des
qualités de vigueur, de sagesse , de solidité qu'on ne leur con-
naissait pas encore, les propriétaires polonais ont, pour la plu-
part, mieux supporté la grande crise agraire que les jyomech-
fc^â^s de Russie, lesquels ont cependant été plus ménagés par la loi.
902 REVUE DES DEUX MONDES.
Il y a là quelque chose qui fait honneur au caractère polonais, qui
montre que, pour cette noblesse tant éprouvée, les dures leçons de
l'expérience sont loin d'avoir été perdues; quelque chose aussi, il
faut le reconnaître, qui montre que, somme toute, la conduite du
gouvernement russe à son égard n'a pas été aussi noire et aussi
ini .^ue qu'elle le pouvait sembler au premier moment.
De par les ukases de ISQli, que nous ne pouvons analyser en
délail, le paysan polonais recevait en propriété toutes les terres
dont il avait la jouissance depuis 1846, époque où l'empereur
Nicolas avait défendu de diminuer l'étendue des_ champs attribués
par l'usage aux familles de paysans. A cet égard, le villageois polo-
nais a d'ordinaire été plus favorisé que le moujik russe, qui très sou-
vent a moins de terre en propriété qu'il n'en avait en jouissance
au temps du servage. Pour acquérir la propriété, le tenancier n'a-
vait, en Pologne, qu'à faire valoir le fait de l'usufruit; or le paysun
mazovien n'étant pas plus scrupuleux que son frère de Tt^iSsie,
dont nous avons vu Tcherkasski lui-même déplorer le peu de con-
science (1), on comprend lout le parti que pouvaient tirer d'un tel
principe des paysans avides, vis-à-vis de juges naturellement incli-
nés à accueillir toutes leurs revendications (2).
Le paysan polonais a été favorisé d'une autre manière; l'indem-
nité de rachat qu'il avait à payer était moindre qu'en Russie, et au
lieu de retomber uniquement sur le paysan comme dans l'empire,
oii l'ancien serC en est aujourd'hui encore souvent accablé, cette
ndemnité .tait payée aux propriétaires par les finances du royaume ;
le paysan n'y pariicipait que comme contribuable. En revanche, la
compensation attribuée au propriétaire était proportionnellement
moindre qu'en Russie et inférieure à la valeur véiiale du soi; de
plus, cette compensation, de mêine qu'en Russie, n'était pas soldée
en numéraire, mais en titres spéciaux, en lettres d'indemnité qui
au UiOmeni de leur émission perdaient près de 50 pour 100 et per-
(1) Lettre du 7 mai 1861. Voyez la Revue du 15 octobre 1880.
(2) D'après les renseignemens que j'ai pu recueillir personnellement en Pologne, ea
janvier 1873, juin 1874 et juillet 1880, l'allocaticn des paysans aurait varié de 30 à 6
morg (moTgen ou journaux) par famille, telon les régioiiS et les localités. La moyeiiDe
aurait été d'environ 18 morg. Le morg polonais vaut une 1/2 désiatine russe, soit un
peu pli:s d'un demi-hectare. Chaque famille aurait ainsi reçu en moyenne un peu
moins d'une dizaine d'hectares, ce qui est beaucoup pour un'pays où la densité de la
population attoigDait d(^jà cinquauie liabitaus au kilomètre carié. Si de pareilles allo-
cations ont éié po.'sibles, s .ns enlever aux propriétaires p!us du 'quart ou du tiers de
leurs domaines, c'est qu'une partie des] habitans de»: campagnes était exclue par
l'usago, de la possession du sol, c'est surtout que la Pologne compte une nombreuse
population urbaine et une nombreuse population juive, également exclues de toute
répartition territuriale. Comme en Russie, du reste, les lots des paysans sont déjà
notablement restreints par le rapide accroissement de la population.
UN HOMMt d'État russe. 903
dent encore aujourd'iiui près de 20 po ir 100 (I). A l'inverse enfin
de ce qui s'est passé en Russie, le propriétaire, comme contri-
buable, a payé lui-même par l'impôt une portion de l'indemnité
qui lui revenait. Malgré ses défauts, ce système, qui faisait parti-
ciper l'état et avec lui tous les contribuables à cette grande opé-
ration du rachat, nous paraît de beaucoup préférable au système
adopté en Russie , où les annuités de rachat pèsent d'un poids
excessif sur les paysans, alors qu'indirectement l'état et toutes les
classes de la population participent aux avantages de rémaacipa-
tion. Une bjnne part des difficultés économiques de l'eaipire me
semble provenir, en eiïet, de ce qu'on a voulu conduire l'é nanci-
pation co lime une opération d'un caractère privé, où i'éîat devait
seulement servir d'intermédiaire et de banquier aux intéressés.
Ed dépit de son succès, la liquidation agraire, accomplie en
Pologne, n'a point naturellement été sans donner lieu à de justes
plaintes. La plupart des défauts reprochés à l'œuvre de Milutine
doivent revenir au mode d'exécution. Il n'y avait pas là, comme en
Russie, des arbitres de paix [mirovyc posredniki), des propriétaires
élus p;ir la noblesse et chargés de régler les différends .^ui pouvaient
surgir entre les paysans et l'ancien seigne ir. A leur place, d y avait
des commissaires, tous Russes, c'est-à-diro étrangers au pays, le
plus gr ,nd nombre nouveaux venus et ignorant des mœurs locales,
le.- uns employés prêtés par les ministères, les dutres fonctionnaires
révoqués à l'intérieur comme suspects de radicalisni ■, quelques-
uns siinples étudians à peine sortis de l'université, beaucoup enfin
ofïioiers qii venaient de combattre l'insurrection, la plupart étran-
gers à l'étude du droit et peu soucieux de ce qu'ils app laient le
formalisme juridique, tous enfin animés naturellement d'un esprit
peu sympathique à la nobltsse polonaise. Nous avons vu la peipr
que se donnait Milutine pour les initier et par-dessus tout les inté-
resser à leur œuvre. Il n'épargnait rien dans ce dessein, les enflam-
mant de sa parole, les encourageant de son exemple; il leur mon-
trait dans 1 ■ paysan polonais un frère slave à relever et une barrière
vivante à dresser entre la Russie et l'Europe. « Là où le paysan est
établi avec son lot de terre, disait-il, là est la borne du monde
slave (2). » Sur des hommes pour la plupart jeunes et tous ardens
patriotes, de telles leçons ne pouvaient rester sans effet, elles
(..Militaient l'enthousiasme national et stimulaient un zèle ,qui sou-
vent n'avait pas besoin de beaucoup d'excitation. Tous ces com-
missaires improvisés croyaient bien participer à une grande mis-
sion historique, ils se regardaient comme des apôtres plutôt que
comme des juges ; ce sentiment même les amenait parfois dans la
(1) Da:js quelques cas même il n'y avait pas d'indemnité.
(2) Mot que je tiens d'un des collaborateurs de Milutine.
QQll REVUE DES DEUX MONDES.
pratique à oublier leur rôle d'arbitre, à se prêter trop aveuglé-
ment aux revendications du paysan, à renchérir au profit de ce
dernier sur les instructions de leurs chefs, à outre-passer les uka-
ses. De là, dans l'application de ces lois, des inégalités et des excès.
Aussi voyons-nous parfois, dans leur correspondance, Milutine et
Tcherkasski obligés de réprimer le zèle de certains de leurs commis-
saires et de mettre de côté ceux de leurs agens qui se permettaient
trop d'arbitraire (1). Milutine et même Tcherkasski, loin d'agir
toujours systématiquement d'une manière hostile aux propriétaires,
désiraient en toute sincérité faire strictement appliquer les ukases
sans en dévier en aucun sens. Au milieu de toutes les plaintes dont
ils étaient assiégés par les deux parties, ils se félicitaient lors-
qu'un même cas provoquait à la fois les réclamations des paysans
et des propriétaires. A leurs yeux, cela était la meilleure preuve de
l'équité et de l'impartialité de la sentence de leurs commissions.
Tcherkasski aimait à se rappeler que pareille chose lui arrivait en
Russie quand il était arbitre de paix (2).
Les plus justes plaintes que peuvent élever les propriétaires
polonais, plaintes malheureusement trop fondées et durables, c'est
qu'au lieu d'achever la grande liquidation de J 864 entre le paysan
et le noble, les commissaires russes l'ont tenue systématiquement
ouverte aux dépens des intéressés. A l'opposé de ce qui s'est fait
en Russie, le paysan polonais a gardé sur les forets, sur les champs
ou les pâturages de son ancien propriétaire, les droits d'usage dont
il jouissait alors qu'il était soumis à la corvée. Ces servitudes grè-
vent lourdement les terres de la noblesse, d'autant plus qu'elles
sont mal définies ou qu'elles ont été réglées, de telle façon qu'en
les prenant à la lettre, tous les bois des propriétaires n'y sauraient
parfois suffire (3). On comprend que les Polonais désirent vive-
(1) « A mon avis, écrivait Tcherkasski à Milutine alors de retour à Pétersbourg,
les commissions rurales vont bien, fort bien mûme, excepté dans le district d'Os-
troleka, où W. a pris le mors aux dents, ordonne hii-môme l'arrestation des proprié-
taires indocile?, fait le maître aussi bien dans les villas que dans les villages, en un
mot, parodie sottement Michel Mouravief en Lithuanie. Il faut absolument renvoyer et
dissoudre toute cette commission pour la remplacer par dus hommes plus raisonna-
bles. (Lettre du 7/19 mai 18Q4.) Si tous les commissaires accusés de jouer ainsi au
dictateur n'ont pas été rappelés, cela tient en partie à ce que, dans ses luttes avec le
vice-roi, avec l'administration civile et militaire, Tcherkasski était naturellement porté
à prendre fait et cause pour ces commissions.
(2) « Nous avons reçu les deux premières plaintes du district de Varsovie. Les pro-
priétaires, et les paysans se plaignent simultanément d'une seule et même décision.
Cette décision est équitable cependant et me paraît, fondée sur des données solides. Aussi
cette double réclamation me trouble-telle peu. J'y vois la meilleure pi-euve de l'impar-
tialité de la commission. Nous recevions aussi des plaintes des deux parties dans les pre-
miers temps de réinancipation. » (Lettre de Tcherkasski à Milutine du 2/14 mai 1865.)
(3j Je pourrais citer, comme exemple, une forêt du majorât du comte Zamoïski,
UN HOMME d'État russe. 905
ment voir abroger des droits qui donnent lieu à des difficultés de
toute sorte. Pour s'affranchir de ces servitudes, beaucoup de pro-
priétaires renonceraient volontiers à une notable partie de leurs
forêts. Malheureusement, en dépit d'une loi édictée depuis, les
commissaires du gouvernement, loin de chercher à mettre un terme
à cette situation anormale, s'eiïorcent plutôt d'empêcher les pro-
priétaires et le paysan de s'entendre à cet effet. On en est encore à
Varsovie ou Pétersbourg à la poliiique de iSGli ; on semble heureux
d'avoir dans ces servitudes un moyen de semer la zizanie entre les
deux grandes classes rurales du royaume, comme si leur antago-
ni.-me était la condition nécessaire de la domination russe. « r»{ous
avons pris nos précautions, me disait en toute franchise, au mois
de juin dernier, un haut fonctionnaire de Saint-Pétersbourg; nous
tenons les Polonais par ces servitudes. »
C'est là une machine de guerre dont on comprenait l'emploi au
lendemain de l'insurrection. Cette nouvelle application du « diviser
pour régner, » ne saurait cependant être éternellement mainte-
nue; à la longue, elle pourrait déjouer les calculs de ses promo-
teurs. Il est douteux que cela empêche longtemps le paysan
polonais, relevé par la propriété et l'instruction, de prendre con-
science de sa nationalité. En attendant, les obstacles mis par les
agens du pouvoir à un complet règlement de la question rurale ont,
en dehors même des entraves apportées à une exploitation régu-
lière, un sérieux inconvénient : ils tendent indirectement à troubler
dans l'esprit du peuple la notion de propriété, à lui faire croire
que les droits de chacun n'ont pas été définitivement fixés par les
ukases de 1864, à le faire rêver de nouvelles combinaisons agraires.
Par là on ouvre ainsi la porte aux aspirations révolutionnaires et
socialistes, on fait naître chez une population, jusqu'ici exempte de
toute idée de ce genre, une vague et chimérique espérance de
nouvelle distribution de terre et de nouveaux partages. C'est ce
que font aujourd'hui quelquefois, à l'insu même du gouvernement,
certains de ses agens de Pologne. Lorsque les propriétaires offi-ent
aux paysans de régler à l'amiable, moyennant une indemnité en
argent ou un partage des bois, ces épineuses questions de servi-
tude, certains tchinovniks disent aux paysans : « A quoi bon vous
entendre et renoncer à vos droits sur une partie de la forêt pour
avoir le reste, quand un jour on peut vous donner le tout gratui-
tement? )) Avec les idées radicales, trop souvent répandues dans le
bas tchinovnisme, avec la haine pour la noblesse polonaise qui
anime tant de petits employés, de pareils propos n'ont malheureu-
sement rien d'étonnant. H y a là, en tout cas, un procédé peu
digne d'un grand état et dont tôt ou tard la Russie aura honte de
se servir.
906 BEVUE DES DEUX MONDES.
Sans le rigoureux mainlien de ces onéreuses servitudes, sans
les restrictions, apportées pour des motifs politiques analogues, à
la libre disposition des propriétés (1), l'on pourrait dire que la
situation agraire du royaume de Pologne est, depuis la crise de
I86/1, une des meilleures de l'Europe. Les distributions de terres
faites aux paysans, en 186â, ont été complétées, en 1860, par de
nouvelles ;illocations sur les domaines de la couronne ou les biens
d'église. Durant les dix ou douze ans qui ont suivi la mise à
exécution des ukases, les terres en culture se sont accrues de
550,000 hectares, la production des céréales a presque doublé et
il en est à peu près de même du bétail {'!). Si les paysans surtout
ont participé à ces progrès agricoles, la grande et la moyenne pro-
priété n'y ont pas été étrangères. Maint domaine dont l'étendue a,
par la loi (^'e 186/i, été réduite d'un tiers environ, a aujourd'hui une
plus grar de valeur et rapporte un plus grand revenu. Des trois tron-
çons de ran( îenne république, la Pologne russe est sans comparaison
le plus prospère. Le progrès se manifeste par tous les signes
extérieurs; la population augmente rapidement et en même temps
la durée moyenne de la vie f^'allonge, tandis que décroît la crimi-
nalité. Devant de tels faits, on peut croire que, si une fin prématurée
ne l'eût enlevé à la contemplation de ce spectacle, Milntine eût été
orgueillf ux de son œuvre. A tout prendre, en effet, le succès semble
avoir été plus grand, plus incontestable 6n Pologne qu'en Russie.
Une part de cette réussite doit bien revenir à la population polo-
naise, à son élasticité et à son énergie, mais peut-être au>>si Milu-
tine et ses amis diraient-ils que, s'ils paraissent avoir été plus heu-
reux en Pologne, c'est qu'en dépit de tous les efîorts faits pour
les entraver, ils y ont eu les mains plus libres.
lY.
Nous avons laissé N. Milutine à Varsovie, dressant péniblement
les hommes qui devaient mettre à exécution les nouveaux règle-
mens. Quelques jours avant laPâque orthodoxe, Nicolas Alexèiévitch
pouvait expédier dans la campagne soixante de ses jeunes gens.
On donna au départ de ce premier détachement une consécration
religieuse.
(( Le matin, écrivait Milutine (â), nous nous sommes tous rendus
(1) Nous voulons parler des lois qui interdisent de vendre à des juifs, et qui dans
les provinces occidentales de l'empire ne permettent de vendre qu'à des Russes ortho-
doxes ou à des Allemands afin de diminuer les terres aux mains des Polonais.
(2) MM. Simonenko et Anoatchine, eot; e autres, ont publié à cet égard desétudes sta-
tistiques fort concluantes.
(3) Lettre à sa femme du 14/26 novembre 1864.
UN HOMME d'État russe. 9^7
à la cathédrale (orthodoxe) où, après avoir officié lui-même, l'ar-
chevêque a béni nos jeunes gens, tous ensemble et chacun en par-
ticulier. Ensuite, à une heure et demie, il y a eu chez moi un
déjeuner pour les voyageurs (4) et, après les exhortations de
circonstance et les adieux, nos jeunes missionnaires sont partis
pour les quatre coins du royaume avec des instructions impri-
mées et manuscrites, avec leurs bagages et leurs provisions, quel-
ques-uns avec leur femme, d'autres avec des amis, et tous sous
escorte. Fasse Dieu qiî'ils aient assez d'intelligence et de fermeté
pour vaincre les intrigues de la szlarhta et aussi l'apathie des pay-
sans! »
Vers le moment où partaient de Varsovie « les jeunes mission-
naires )) de Milutine, une députation de paysans polonais, venue
pour remercier le tsar, était fêtée de tonte manière à Pétersbourg.
On lui donnait un grand banquet à l'hôtel de ville, et, pour établir
la fraternité des deux classes agricoles, c'étaient d(?s paysans russes,
envoyés pa.r des propriétaires du voisinage, qui faisaient les hon-
neurs aux paysans polonais. Durant cette patriotique fête cham-
pêtre, donnée dans la capitale, la musique militaire jouait l'air
national russe et l'empereur, faisant 1p tour de la table, adressait à
ses fidèles sujets quelques paroles bienveillantes. Les assistans
remarquaient qu'à ce banquet les paysans polonais avaient pour la
plupart un air contraint que les Russes attribuaient à la longue
oppression seigneuriale.
Ces réjouissances, sanctionnées par la présence de l'empereiir,
ne désarmaient point la sourde opposition de Varsovie et de Péters-
bourg. Dans les campagnes du royaume, la résistance des proprié-
taires était parfois appuyée par les autorités russes et les officiers
supérieurs. Parmi les commandans militaires, plus d'un général
était lié avec la noblesse polonaise et subissait le charme de cette
aristocratie, l'une des plus cultivées et des plus séduisantes du
monde. D'autres n'avaient point pardonné à Milutine et à ses amis
les lois agraires de 1861. Aussi plusieurs excitaient-ils presque
ouvertement les propriétaires à ne point se soumettre aux injonc-
tions des commissaires, et annonçaient-ils aux paysans que les
envoyés de Milutine et de Tcherkasski promettaient beaucoup plus
qu'ils ne pouvaient accorder (2).
De pareils faits n'étaient pas isolés. Quoique les ukases impé-
riaux eussent supprimé la corvée sans établir, comme en Russie,
d'époque transitoire pour organiser les nouveaux rapports agraires,
(1) Dorojnyi zavtrak, mot à mot : un déjeuner de voyage.
(2) Je pourrais citer comme exemple le curieux rapport du commissaire Dometti au
prince Tchierltasskl à propos d'un conflit, ainsi soulevé dans le district de Wlotziavsk
par le prince W. (rapport du 30 avril 1864).
9G8 REVUE DES DEUX MONDES.
certains des chefs militaires, proQtant des pouvoirs que leur donnait
l'état de siège, groupaient autour d'eux l'opposition, menaçaient
des plus graves châtimens les paysans qui se refusaient à Ja cor-
vée et «poursuivaient les soi-disant promoteurs de désordre (1).» Ce
qu'il y avait de plus singulier, c'est que, dans ce conflit avec les
autorités militaires, le vice-roi et le comité de Varsovie se por-
taient souvent du côté des adversaires du ministre de l'inlérieur,
Tcherkasski, qui, à chaque instant, était obligé d'en référer à Péters-
bourg, à Milutine, et par ce dernier à l'empereur. Les adversaires
des deux amis répandaient le bruit que Milutine ne reviendrait plus
à Varsovie, que Tch'rkasski allait être rappelé et la nouvelle orga-
nisation des paysans abandonnée (2).
11 fallait un combat pour chaque province, pour chaque district,
presque pour chaque commission. Ces trois années 186Zi, 1865,1866
furent pour Milutine une longue suite de petites batailles, et au
bout de celte campagne, comme au boutde celle de l'émancipation,
les deux amis semblaient entrevoir une disgrâce ou un désaveu (3).
Milutine sentait qu'il ne pouvait laisser Tcherkasski seul à Var-
sovie, où la majorité du comité constituant lui était ho;tile, où
le prince, selon sa propre expression, était évité comme la peste
par le haut état-m;ijor russe, ce qui lui rappelait l'accueil de
la société pétersbourgeoise à l'époque de l'émancipation. Pour
appliquer les nombi-eux changemens projetés, il ne suffisait pas
d'avoir lancé dans lei campagnes des agens inférieurs, recrutés
partout et formés à la hâte, il fallait avant tout des hommes capa-
bles de diriger à Varsovie les différens services du royaume et de
tenir tête au vice-roi et à ses créatures. « Tcherkasski, écrivait avec
■ (1) Lettre de Tcherkasski à Milutine du 13/23 mai 1864.
(2) La grande-duchesse Hélène envoyait de Berlia à Milutine, au commencement
de juin 186i, une currespnndance de Pologne dans la Gazette de Silésie, où l'on lisait
que « le secrt^taiie d'ct^t Milutine, qui venait de partir de Varsovie, n'y retonrnerait
plus et que l'œuvre du comité serait suspendue jusqu'à ce qu'on eût notablement
modifie les décrets de mars. » De son côte, Tche kas ki écrivait à Milutine le 21 mai,
2 juin 1804: « On fait circuler, à l'aide du Czas et d'autres journaux, des bruiis dans le
genre de ceux-ci : que vous êtes parti pour ne plus revenir, que je serai moi-même
remplacé bientôt par Trépof, lequel réunira dans ses mains la police ei l'iutérieur, etc.»
(3) « Quand je no serai plus là, disait parfois Milutine, on détruira tout ce que j'ai
fait, comme on a es-ayé de le faire en Russie. » De son côté, Tcherkasski écrivait à
Milutine qu'en venant en Pologne, il avait commis une grosse bévue (leitre du
13/25 mai lî^Gl), et un peu plus tard, le 21 mai/2 juin, faisant allusion au bruit de
son prochain rappel, le prince ajoutait : « Si je ne pensais qu'à moi, je devrais plutôt
me réjouir, car la disgrâce dont un semblable éloignemont serait accompagné viendra
tôt ou tard, lors jue la réforme des paysans sera terminée, tandis qu'aujourd'hui je dépo-
serais volomiers le fardeau de la responsabilité et je recevrais de l'opinion publique
an hccueil moins défavorable que celui qui m'attend probablement plus lard, quand
les inquiétudes éveillées par la question polonaise seront effarées, et qu'il ne restera
om mo monnaie courante que les sympathies delà société pour les vaincus.»
UN HOMME d'État russe. 909
douleur Nicolas Alexèiévitch, est le seul auquel je puisse me fier
pleinement, et il ne saurait suffire à tout. » Dans sa détresse,
Milutine adressait un appel désespéré à Samarine. « Vous ne sau-
riez comprendre, lui disait-il en avril iSôli, dans quelle position
terrible nous sommes ici sans vous!.. Pour peu que votre santé
vous permette de faire ce sacrifice, ne refusez pas, ne fût-ce que
pour six semaines (1). » Samarine ne put rester sourd à de telles
supplications; malgré ses résolutions antérieures, il revint à Var-
sovie prendre place au comité constituant, mais il n'y demeura que
quelques semaines, jusqu'à l'arrivée d'un de leurs anciens collè-
gues des commissions de rcdaction, M. Solovief, qui, écarté des
affaires à Pétersbourg, s'était décidé à répondre aux instances de
Nicolas Alexèiévitch.
Voici en quels termes Milutine s'était adressé à Solovief; nulle
part il n'a dépeint lui-même sa politique en Pologne avec plus de
netteté et de décision :
N. Milutine à J. Solovief.
« Varsovie, 23 mars, 4 avril 1864.
« J'espère, très honoré Jacques Alexandrovitch, que vous aurez
reçu à l'heure qu'il est les ukases que je vous ai envoyés et les
documens concernant la réforme des paysans en Pologne. C'est le
premier pas sur la voie des réformes qui doivent, à présent, rece-
voir un développement énergique et toucher à toutes les branches
de l'administraiion : finances, instruction publique, police et tri-
bunaux. Tout cela doit se faire, naturellement dans le même esprit,
eten vue d'un but clairement indiqué; relever et remettre sur leurs
pieds les masses opprimées (2), en les opposant à l'oligarchie dont
jusqu'ici ont été imprégnées toutes les institutions polonaises. Je
puis dire avec joie que telles sont les convictions de l'Empereur. Je
puis ajouter aussi que chaque jour me persuade de la possibilité de
remplir ce programme. Avec le temps, nous pourrons trouver en
Pologne môme des élémens actiis sur lesquels nous pourrons nous
appuyer (3). Mais en attendant, nous devons agir avec des Russes et
cela non-seulement à cause de l'état anortnal du pays, mais aussi
à cause de l'incapacité actuelle des Polonais eux-mêmes de rien
'Organiser en dehors de leurs ineptes traditions. Cette capacité ne
(1) Lettre à Samarine du 3/15 avril 186i.
(2) Podniat i postavit na noghl.
(3) Milutine revenait souvent sur cette idée. Dans une lettre du 22 mai 18Gi il
répétait que plus tard on pourrait çrai)loyer clos Polonais.
^0 REVDE DES DEDX MONDES.
saurait se montrer chez eux que lorsque tout lien avec ces tradi-
tions sera brisé, et que sur la scène apparaîtra un acteur inconnu
dans l'histoire de la Pologne, — le peuple. »
Ce noble langage est remarquable à plus d'un titre. Gomme le
disait Milutine, c'est la Russie qui, par ses lois agraires et sa nou-
velle organisation communale, a fait sortir le peuple polonais de
l'abaissement où il était réduit depuis des siècles, et cette révo-
lution, c'est la Pologne qui en doit profiter la première. En relevant
ïa population rurale, en dotant les pays de la Yistule d'une nom-
breuse classe de paysans propriétaires, Milutine a ren mvelé, avec
les couches inféi ieures du peuple polonais, la nationalité polonaise
elle-même. Grâce à lui et à ses amis, dos maiiis russes ont fait ce
qu'avaient inutilement rêvé les démocrates du royaume; au lieu
d'une étroite base aristocratique, - elles ont préparé pour l'avenir
à la nationalité polonaise une large base populaire. A cet égard,
loin de devoir être considérés comme les ennemis et les destructeurs
de la nationalité lékhit", Milutine et Tcherkasski mériteraient
peut-être pluiôt d'en être regardés comme les régénérateurs. Par-
tout, en elîet, c'est au fond du peuple que le sentiment national
jette ses plus solides racines, c'est du cœur du peuple qu'il est le
plus difficile à extirper (1).
On ne saurait s'étonner que quelques Russes aient tiré de là un
argument contre les plans de Milutine en faveur des populations
rurales de la Vistule. L'un des ministres du tsar me racontait, le
printemps dernier à Pétersbourg, qu'à l'époque où l'on discutait
les lois agraires de 186/i, un des adversaires des Milutine, des
Samarine et des Tcherkasski formulait ainsi son opposition : a Au-
jourd'hui, nous n'avons en face de nous, dans le royaume, que
300,000 Polonais; avec la nouvelle organisation rurale, nous ea
aurons, dans trente ans, vingt fois plus. » On ne saurait reprochera
Milutine et au gouvernement russe de ne pas s'être arrêté devant
une pareille objection. Pour prévenir tout danger de ce côté, la
Russie a du reste un moyen simple : respecter la nationalité de ses
sujets polonais, leur langue, leur religion, leurs moeurs.
Comme le moujik russe dont Samarine se plaisait à célébrer la
transformation (2), le paysan mazovien, jadis humble et rampant,
naguère encore pressé de baiser les pans de l'habit du noble ou
du fonctionnaire, a depuis quinze ans pris une tout autre attitude.
11 se sent homme aujourd'hui, il a pris conscience de son indivi-
dualité, de ses droits civils; pas plus qu'en Russie cependant, et
(1) La langue russe est à cet égard d'une grande justesBe : chez elle, le terme
équivalent ?i nalionaliié, nui odinjsl, àév'iYQ directement de narod, peuple; l'étymolo-
gic indique clairement la liaison des idées. Comparez l'allemand Volksthum,
(2) Voir ses lettres de 1861-1862 dans la Revue du 15 octobre 1880.
UN HOMME d'État russe. 911
pour des causes différentes, il ne semble avoir tiré des lois faites
en sa faveur tout le profit qu'on en eût pu espérer pour lui. Ses
progrès sont évidens et à certains égards considérables; mais le
développement intellectuel n'a point marché du même pas que le
développement matériel. Il n'y a point à s'en étonner : un peuple
ne change pas en une quinzaine d'années ni même en une géuéra-
tion. Puis il y a des raisons spéciales pour que le peuple polonais
n'ait pu profiter entièrement des avantages qui lui étaient faits. Le
paysan ne peut pas ne point se ressentir de l'état d'abaissement
et comme d'ilotisme politique oii est maintenu .^on pays qui, depuis
que la Pologne est nominalement assimilée à l'empire, demeure
frustré de toutes les rél ormes et de toutes les lois libérales appli-
quées en Russie.
Le gouvernement a bien fait de louables efforts pour créer des
écoles et disséminer l'instruction ; mais l'enseignement ne peut
être impunément distribué au peuple dans une langue étrangère
que l'enfant ne comprend pas, que l'homme ne parle point. Cette
seule raison est pour le peuple polonais une cause d'infériorité que
rien peut-être ne saurait compenser. A cet égard, je me permet-
trai de remarquer que, des deux parties du prograuime appliqué
en Pologne depuis 18(33, l'une fait obstacle à l'autre. D'une main,
en lui assurant des terres, en lui confiant l'administration de sa
gmina (commune), le gouvernement impérial a beaucoup fait pour
relever le peuple; de l'autre, en bannissant la langue polonaise
des écoles, de l'administration, des tribunaux, il senjble travailler
à le déprimer. Sous ce rapport, le système d'assimilation à ou-
trance suivi dans les dernières années a visiblement empêché les
ukases de i86Zi de porter tous leurs fruits. En Pologne comme ail-
leurs, comme chez les Slaves de Turquie et d'Autriche, par exemple,
le développement moral et intellectuel du peuple ne peut être com-
plet qu'avec une culture nationale. Il est difficile que la Russie puisse
longtemps l'oublier; durant la dernière guerre d'Orient, comme
durant la crise des conspirations nihilistes, ses sujets polonais se
sont montrés assez sages pour qu'en dépit des rancunes du passé,
elle ne puisse longtemps leur refuser ce qu'elh; même a eu l'hon-
neur d'obtenir à tant des sujets, chrétiens de la Porte.
V.
Milutine rentra à Pétersbourg aux premiers jours d'avril 1864.
Ses amis l'avertissaient dans leurs lettres qu'il était temps pour lui
de revenir dans la capitale déjouer les intrigues que favorisait son
912 BEYUE DES DEUX MONDES.
absence (1). Obligé de faire face à rennemi de deux côtés à la fois,
Milutine ne revenait à Saint-Pétersbourg que pour y soutenir, sur
le sol glissant de la cour et dans l'ombre des chancelleries, une nou-
velle guerre de stratagèmes et d'embuscades. Nous ne pouvons
suivre ici les obscures péripéties de cette lutte de plus de deux ans
qui coûta la vie à Milutine. Le récit détaillé de cette sorte de duel
bureaucratique qui se livrait derrière la fastueuse devanture de
l'unité autocratique, l'énumération des coups et des bottes que se
portaient tour à tour les deux adversaires serait, malgré les grands
intérêts en jeu, d'une fastidieuse monotonie pour le lecteur. Le
combat dura jusqu'à ce qu'un des deux principaux antagonistes,
le plus jeune et en apparence le plus robuste, fut blessé à mort
par la maladie. Sans cette intervention de la nature surmenée, on
ne sait combien d'années encore eût pu durer cette sorte de guerre
civile de l'administration russe contre elle-même.
L'empereur, que la rébellion de 1863 avait profondément blessé
et qui, aujourd'hui encore, semble ne l'avoir point pardonnée à la
Pologne, l'empereur, qui apprenait peu à peu à connaître et à
apprécier personnellement Nicolas Alexèiévitch, était sans aucun
doute de cœur avec lui. Il le soutenait d'ordinaire contre le mau-
vais vouloir de ses propres ministres et les menées de son repré-
sentant officiel à Varsovie; mais, loin de blâmer ou de désavouer
ostensiblement les adversaires de la politique que lui-même ap-
puyait, il ne cessait de leur donner des marques publiques de sa
faveur. A cet égard, on pourrait dire que la conduite d'Alexandre II
dans les affaires polonaises n'était pas sans ressemblance avec les
procédés de Louis XV dans sa politique étrangère et sa diplomatie
en partie double. La grande différence, c'est qu'à Saini-Péterbourg,
la chose était connue de tous les gens bien informés : ce n'était un
secret que pour les hommes étrangers aux affaires. Durant toute
cette période de transformation, il y eut en Pologne deux gou-
vernemens, dont le plus puissant n'était pas celui qui semblait
officiellement représenter le souverain. Soit désir de ménager les
influences de cour ou de n'en laisser aucune devenir prépondé-
rante^ soit peut-être aussi répugnance à prendre ostensiblement la
responsabilité de toutes les mesures accomplies en son nom dans
(1) <( On dit que votre apparition pascale à Pôtersbourg devient problématique..,
Efet-ce bien irrévocable? Et dans l'intérêt même de notre œuvre, ne feriez-vous pas
bien de venir prendre un peu l'air ici? Ne serait-ce que pour déjouer les projets d»
ceux qui s'acharnent après Mouravief et voudraient l'éloigner de Vilna. Il me semble
que votie arrivée ici serait des plus utiles. La Lithuanio livrée à elle-même ou confiée
à des mains faibles, l'agitation recommencerait infailliblement dans le royaume... »
{Lettre en français do M. C. à Milutiae, 3/15 avril 1864.)
1
UN HOMME d'État russe, 913
le royaume, l'empereur Alexandre laissait les deux partis se remuer
autour de lui sans en décourager aucun, abandonnant à l'un l'au-
torité extérieure, à l'autre la force réelle. Aussi les adversaires de
Milutine accusaient-ils parfois tout bas l'empereur de comploter
avec Nicolas Alexèiévitch contre son propre gouvernement et contre
ses propres agens.
On imaginerait difficilement Tardeur de la lutte engagée autour
du tsar, les obsessions auxquelles était exposé le souverain, la vigi-
lance déployée dans ce siège de la volonté impériale. L'empereur
devait-il, par exemple, aller en voyage, se rendre aux eaux d'Ems
ou ailleurs, le prince Tcherkasski écrivait coup sur coup à Milutine,
qu'une entrevue personnelle du maître avec le comte Berg, dans la
la gare de Kovno, risquait de tout perdre. Dans ses angoisses,
Tcherkasski conjurait Milutine de trouver moyen d'accompagner
Alexandre II, qui devait, disait-il, être à Kovno, littéralement assiégé
par le comte Berg (1). Milutine, qui connaissait mieux le souverain
et avait plus de confiance dans sa fermeté, était obligé de repré-
senter au prince Vladimir ce qu'une démarche aussi indiscrète
aurait de déplacé et de blessant pour l'empereur. Malgré les
instances réiiéiées de Tcherkasski, inquiet des projets du comte
Berg, lequel dissimulait mal tout ce qu'il attendait de cette audience,
Milutine, loin de cnercher aucun prétexte de monter dans le traia
impérial, s'en remettait entièrement à la parole du souverain (2).
Dans ce combat des vainqueurs autour du cadavre de la Pologne,
les deux partis et les deux chefs reçurent jusqu'à la fm presque simul-
tanément des encouragemens et des récompenses qni semblaient leur
devoir fournir de nouvelles armes. Le vice-roi de Pologne, qui, en
186â, en 1865 et 1866, contraignait Milutine à revenir plusieurs
fois à Varsovie pour ranimer l'ardeur des siens, le comte Berg, était
faitfeld-maréchal, et son vaillant antagoniste, Milutine, était nommé
ministre de Pologne.
Pour Nicolas Alexèiévitch, cette nomination tardive n'était pas un
succès sans mélange, car elle semblait devoir le river encore pour
plusieurs années à ces affaires polonaises dont il avait toujours
hâte de sortir. Aussi, loin de briguer ce poste qui, depuis trois ans,
semblait lui appartenir de droit et que l'empereur lui avait pro-
posé dès 186Zi, avait-il longtemps plutôt cherché à l'éviter. «Vous
aimez mieux faire des ministres que de l'être vous-même, » lui
dit spirituellement à ce propos le prince G., vers 186^.
(1) Lettres de Tcherkasski à Milutine du 14/26 mai, du 16/28 mai et du 17/29 mai 1864.
(2) « Ces promesses de l'Iimperour m'ont été confirmées plusieurs fjis personnelle»
ment, et en outre par mon frère au moment du départ, etc. » (Milutine à Tcherkasski,
2/1 i juin 186i.)
TOME XLIII. — 1881. 5*
91 il rëyue des deux mondes*
Le moment où Milutine était appelé au ministère (avril 1866)
était peu propice aux nouveautés. C'était au lendemain de l'attentat
de Karakazof, le premier Russe qui ait osé porter la main sur le
tsar. Cet attentat avait amené dans le gouvernement, jusque-là
incertain et vacillant, une sorte d'évolution dans le sens conser-
vateur. L'influence de Nicolas Milutine en pouvait sembler sérieu-
sement atteinte: ce fut le moment où il fut nommé ministre, mais
ministre de Pologne. 11 est vrai que le général Mouravief, la veille
encore en demi-disgrâce, était vers le même teii ps appelé à la tête
du gouvernement, comme le fut quatorze ans plus tard, en pareille
circonstance, le général Loris-Mélikof.
Les amis de Milutine espéraient encore le voir prendre en des
jours meilleurs un rôle prépondérant et revenir enfin à la direc-
tion des affaires intérieures, dont il avait été écarté en 1861. Ces
rêves ne devaient point se réaliser. Milutine ne devait siéger que
quelques mois au comité des ministres et il allait y épuiser le reste
de ses forces à batailler pour les affaires polonaises.
Pendant ce temps avait lieu entre les deux voisins de la Russie
la rapide guerre Je 1866, prélude de celle de J870. Dans une lettre
à sa femme, alors à la campagne, Milutine écrivait, au lendemain de
Sadowa : « La défaite des Autrichiens est com|)lète : les Prussiens
les ont battus à plate couture. A présent, ces derniers vont telle-
ment s'enorgueillir qu'il n'y aura plus moyen de les tenir. Pour
nous, le fait n'a rien d'agréable (1). » En 1870, alors que, malade
et paralysé, il était depuis quatre ans retiré des affaires, Nicolas
Alexèiévitch éprouva, dit-on, une véritable douleur en apprenant les
défaites de la France. A part ses naturelles et clairvoyantes inquié-
tudes pour son pays , Milutine avait pour le nôtre , où son nom
était l'objet de tant d'attaques, une préférence qui ne se démentit
jamais. De Saint-Pétersbourg ou de Varsovie, quand il était au
pouvoir, l'un de ses soucis était de redresser, au moyen de la
presse, l'opinion fj ançaise au sujet de la Russie (2). Quand on lui
apprit la capitulation de Sedan, Milutine, m'assure- t-on, refusa
d'abord d'y ajouter foi et crut qu'on abusait de son infirmité pour
lui en faire accroire.
Chose à nuter, !e même homme écrivait, une année plus tôt, à
propos d'une nomination en Pologne : « Je me méfie moins des
Allemands que des Polonais (3). » Ce mot, tracé à la hâte, eût pu
longtemps servir de devise à la politique russe en Pologne. A force
de combattre le polonisme, la Russie a, malgré elle, dans les pro-
(1; Lettre du 5 juillet 1860.
(2) Je trouve la trace de cette préoccupation dans plusieurs de ses lettres, particu-
lièrement dans celles à M. T., attaché à l'ambassade russe de Paris.
(3) Lettre à Tcherkasski du 8/20 février 1865.
i)i\ uouME d'état russe, ô15
viûces de la Vistule, favorisé les progrès de son plus redoutable
concurrent, le germanisme.
Lue telle politique S3 comprenait au lendemain de l'insurrection
polonaise et en face d'une Allemagne morcelée, alors que la Prusse
ne semblait à Péiersbourg qu'un humble satellite du grand empire
voisin ; est-elle aussi prudente et rationnelle depuis la résurrec-
tion de l'empire germanique, alors qu'à Berlin tout le monde n'a
pas oublié que la Prusse a régné à Varsovie avant la Russie?
Milutine n'eut pas à s'interroger à ce sujet. (Quelques irjois après
Sadowa (en novembre 1866), il était frappé d'une attaque d'apo-
plexie, à la suite d'une séance du comité des ministres, où l'on avait
longuement discuté sur les rapports de l'empire et de la hiéiarchie
catholique. La question religieuse, ou mieux la question ecclé-
siastique, fut, après les lois agraires, la principale préoccupation
de xMilutine et de Tcherkasski en Pologne. En aucun pays, on le
sait, la nationalité et la religion ne se sont à ce point alliées et ren-
forcées l'une l'autre. Le clergé était, après la szlachta, regardé
comme le principal fauteur des résistances polonaises; il ne pou-
vait sortir indeuine de la déiaite d'une insurrection qu'il passait
pour avoir encouragée. La plupart des évoques avaient été internés
dans l'intérieur de la Russie ou déportés en Sibérie ; mais aux yeux
de Milutine, qui, en toutes choses, préférait aux rigueurs passagères
ce qu'il appelait des mesures organiques, c'était moins aux indi-
vidus qu'aux institutions qu'il fallait s'en prendre. Dans l'empire
autocratique, tout comme dans les état:^ démocratiques, c'était au
clergé régulier et aux moines que le gouvernement devait s'atta-
quer de préférence. Ainsi que d'habitude, Milutine devait ici encore
rencontrer à Varsovie l'opposition plus ou moins déclarée du vice-
roi (l).
Au dire de Tcherkasski, entre tous les monastères du royaume,
il n'y en avait qu'un, celui du grand sanciuaire de Czenstochowa,
qui fût sans reproche (2). La rélorme monastique, entreprise
par Milutine et Tcherkasski , consista dans la suppression gra-
duelle de la plupart de ces couvens, en commençant par les
plus p:^tits. Avant 1863, il y avait dans le royaume cent soixante-
treize couvens ; on n'en a laissé subsister qu'une trentaine (trente-
quatre), dont dix de femmes, et cela en limitant strictement le
nombre des religieux de l'un et l'autre sexe (3). Les terres confis-
(1) Lettre de Tcherkasski du 13/25 mai 1864.
(2) Lettres de Tcherkasski à Milutine.
(3) D après les renseignemeus qui m'ont été fournis à Pétersbourg, le printemps
àernier, par la direction des cultes étrangers, il n'y avait, en 1876, que 1,000 ou mieux
999 religieux daus le royau'ae et dans les provinces occidentales ; il y en aurait moins
encore aujourd'hui.
\Q REVUE DES DEUX MONDES t
quées des couvens, dont plusieurs étaient encore fort riches, ser-
virent à l'accroissement de la dotation territoriale des paysans.
Quant au clergé séculier, on supprima partout le patronat ou
droit de la noblesse de désigner les curés de certaines paroisses.
Milutine et Tcherkasski, conformément à leur goût habituel pour
l'élection populaire, eussent voulu remettre au paysan le choix de
ses pasteurs comme le choix de ses maires ou anciens. C'est encore
là une réforme qu'ils eussent volontiers, s'ils en avaient été les
maîtres, introduite en Russie. La proposition en fut faite pour la
Pologne, mais elle fut repoussée au comité des ministres (1).
L'acte le plus grave qu'on puisse reprocher à la Russie dans
ces délicates luties religieuses, c'est la suppression légale du der-
nier diocèse d'uuiates ou grecs -unis, ofliciellement ramené en
bloc dans le giron de l'église orthodoxe, sans tenir compte des sen-
timens personnels des prêtres ou des laïques attachés à l'union. Or
cette violation des droits de la conscience, qui reste l'une des
taches du règne d'Alexandre II, est postérieure au ministère et à
la mort même de Milutine. Il s'était, si je ne me trompe, contenté
de relever les uniates de Khelm, d'appeler à leur tête des prêtres
grecs-unis de Galicie et de subventionner leur clergé.
Dans toute cette « réforme » ecclésiastique, la Russie rencontrait
naturellement la plus vive opposition de la part du Vatican. Pie IX
n'était pas homme à faire de grandes concessions au tsar. Toutes
les tentatives d'entente ou de compromis restèrent infructueuses.
Milutine, qui, ainsi que Tcherkasski, cherchait à relâcher les liens
du clergé polonais et de Rome, tenait essentiellement à ce que le
gouvernement impérial, au lieu de négocier avec Pie IX, rompît
définitivement toutes relations officielles avec la curie romaine. Au
point où en était la Russie dans sa lutte avec la hiérarchie catho-
lique, une telle rupture semblait inévitable. Suit qu'il voulût se
ménager les chances d'une réconciliation, soit plutôt qu'il détiirât
mettre les apparences de son côté, le gouvernement russe était loin
d'être unanime à ce sujet. La proposition de Milutine ne l'emporta
au comité des ministres qu'après une longue et véhémente discus-
sion, sous l'oeil même du maître. Dans ce conseil dont les membres
ne se sentent liés par aucune solidarité et sont souvent plutôt
rivaux que collaborateurs, Nicolas Alexèiévitch n'avait plus d'une
fois déjà eu gain de cause qu'après d'orageuses délibérations (2).
Ce fut son dernier effort et son dernier triomphe. Le même jour,
(1) Lettre de Milutine à Tcherkasski : « Aujourd'hui on a également examiné la
question du patronat. On a souscrit à tout, excepté à l'élection des prêtres par leurs
paroissiens. Sur ce pjint je n'ai été soutenu que par mon frère et Zélôûoi. » (Lettre
3/14 juin 18ti6.) ,
(2) Lettre de Milutine du 2/14 juillet 1806.
UN HOMME d'État russe. 917
quelques heures après le conseil, il était frappé d'une attaque dont
il ne se releva que pour demeurer paralysé.
Depuis longtemps, depuis les fatigues de l'émancipation, sa
santé était ébranlée; les excès de travail et les irritans tracas des
trois dernières années n'étaient pas faits pour la remettre. Selon
sa propre confession, la tension perpétuelle des forces morales et
intellectuelles, les eiïorts de patience et d'empire sur lui-même aux-
quels il était sans cesse contraint, le fatiguaient presque autant et
peut-être plus que le travail (1). De fâcheux symptômes et de fré-
quens malaises inquiétaient justement sa famille et ses amis; mais
Milutine, avant tnut désireux d'achever sa tâche, remettait toujours
à plus tard les soins et le repos. Il devait continuer jusqu'à la fm
ce que, dans une de ses dernières lettres de Pétersbourg, il appe-
lait encore son existence de forçat (2). Sa famille se décida à son
insu à inviter le docteur Bolkine, l'orgueil de la science russe, à
venir l'examiner. Par une triste coïncidence, la consultation eut
lieu au sortir de la séance du conseil d'où Milutine revenait fati-
gué et joyeux. Le docteur Botkine trouva Nicolas Alexèiévitch
atteint d'une grave maladie de cœur et ne lui dissimula point
qu'une catastro^^he était possible d'un moment à l'autre. Le soir
même, en se levant de table après dîner, Milutine s'affaissait brus-
quement et perdait connaissance. Depuis cette attaque, aucuns soins
ne purent le rétablir. Paralysé et affaibli, incapable de tout travail
suivi, il dut renoncer entièrement aux affaires. Il avait à peine qua-
rante-huit ans.
Nous ne suivrons pas Milutine dans le triste repos de ses der-
nières années de loisir forcé. Cet esprit si actif et entreprenant
garda jusqu'à la fin sa lucidité et supporta avec une rare patience
le cruel spectacle de sa propre impuissance. Après être revenu en
Occident et avoir en vain demandé la guérison aux conseils de la
science et aux rayons du soleil, Nicolas Alexèiévitch finit par se fixer
à Moscou, où le rappelaient ses souvenirs d'enfant et ses affections
d'homme. A Moscou, il retrouva les plus chers de ses collaborateurs,
George Saniarine et le prince Vladimir Tcherkasski, rentrés tous
deux dans la vie privée (3).
Le coup qui frappa soudainement Milutine atteignit tous ses
amis politiques et décapita le parti dont il était le chef reconnu.
L'homme qui semblait désigné pour lui succéder au ministère de
(1) Lettre à sa femme du 14/26 décembre 1865. Tcherkasski, de son côté, disait en
parlant de son ami : « Ce qui l'a tué, c'est mojns le travail que la lutte. »
(2) Leure du 16/28 juin 18C6.
(3) Le malheur rapproche parfois des adversaires mis également hors de combat.
A Baden et aux eaux d'Allemagne, Milutine, paralysé, reçut souvent auprès de son
fauteuil de malade l'un d« ses principaux antagonistes d'autrefois, le comte Paoina,
devenu aveugle.
918 REVUE DES DEUX MONDES,
Pologne, le prince Tcherkasski, n'avait pas voulu servir sous le
successeur de son ami ; il était revenu à Moscou, qui devait l'élire
comme maire et où, à côté de Samarine, il devait prendre une part
active aux modestes et utiles fonctions de la douma etlu zemstco (1).
A l'exemple de Tcherkasski, les plus distingués des volontaires qui
s'étaient associés à l'œuvre de Miiutine, tels que M. Kochelef, don-
nèrent leur démission. La Pologne semble n'y avoir rien gagné.
M lutine mourut à Moscou en janvier 1872. Ses deux illustres
compagnons, Samarine et Tcherkasski, ne lui survécurent pas de
longues années. Le premier fut enlevé en quelques jours, en 1875,
dans une maison de santé des environs de Berlin, où il comptait
passer quelques semaines. Le prince Tcherkasski était alors à
Paris, et j'ai été témoin de la vivacité de son chagrin en apprenant
à l'improviste la mort de son ami. Le prince Vladimir devait suivre
de près son camarade de jeunesse et tomber, lui aussi, en terre
étrangère, loin des siens, à peine âgé de cinquante-quatre ans.
On sait que Tcherkasski était sorti de la retraite, lors de la
guerre «l'Orient, pour accepter l'ingrate mission d'organiser les
contrées bulgares, émancipées par les troupes du tsar. Ce n'est pas
ici le lieu de raconter les difficultés et les déboires que lui donnè-
rent les alternatives de succès et de revers des armes russes, l'a-
pathie ou les résistances des Bulgares, les fautes ou les contradic-
tions du commandement militaire, les attaques ou les insinuations
d'une presse, peut-être trop prompte au blâme comme à l'éloge.
Assailli ai tracas de toute sorte, rendu par l'opinion responsable
de méconiptes dont la faute était avant tout aux circonstances,
pliant sous le double faix du travail et des contrariétés, Tcherkasski
disparut de la scène au moment où, grâce à la paix, le rôle qu'il
avait accepté en Bulgarie allait devenir plus facile. Pris de fièvre à
Andrinople, il voulut, malgré la défense des médecins, se trans-
porter à San-Siefano, au quartier -général russe, où l'on allait
négocier la paix dont dépendait l'avenir de la Bulgarie (2). Gomme
Milufine, il refusait de renoncer au travail, et ressaisi par le
mal dont il croyait avoir triomphé à force de volonté, il rendit le
darnier soupir aux bords delà mer de Marmara, en février 1878, le
jour de la signature du traité do San-Stefano, à la rédaction duquel
il semble n'avoir guère moins contribué que le général Ignatief.
Les Russes et tous les Slaves en général passent pour avoir plus
de flexibilité que d'énergie; ils ont la réputation d'être changeans,
légers, prompts au découragement comme à l'engouement. Les
Russes sont accusés de manquer de personnalité, de volonté, de
(1) Conseil municipal et conseil provincial.
(2) Voy. Kniaz V. A. Tcherkasski : Ego statii, ego rêtchii vospominaniia o nem
(Moscou, 1879), p. 360-307.
UN HOMME d'État rdsse. 919
persévérance. Si ces reproches semblent souvent mérités, ce défaut
du caractère national est, chez eux, loin d'être universel et incu-
rable. Les Milutine, les Samarine, les Tcherkasski, en sont la
preuve; on peut ne point partager leurs opinions ou leurs prin-
cipes, on ne saurait contester ni l'indépendance de leur esprit ni
la vigueur et la ténacité de leur volonté. L'exemple de ces trois
Russes de vieille roche, de ces trois élèves de l'université de Mos-
cou, monire que le caractère national n'est point incapable des plus
hautes qualités poiitiques et, par suite, qu'un jour ce peuple sera
digne d'être libre. Il y a, en effet, pour les nations comme pour les
individus, une chose supérieure au talent ou au génie, c'tst la fidé-
lité aux convict'ons, l'attachement désintéressé aux idées.
Parmi les plus heureux, il y a peu d'hommes qui puissent achever
dans leur vie l'œuvre entrevue dans les rêves de leur jeunesse.
Milutine eut en partie ce rare bonheur, mais il ne l'eut que d'une
manière incomplète. Il se vit mis de côté en 1861, au moment où il
pouvait espérer diiiger de sa main l'exécution de la charte d'éman-
cipation et corriger dans la pratique les cbangemens apportés aux
projets de !a commission de rédaction. Ministre de l'intérieur et
libre d'agir^ il eût voulu se servir des domaines Je l'état ou de la
colonisation des contrées à demi désertes, pour accroître les lots des
paysans, chaque jour restreints par l'accroissement de la population;
il eût voulu habituer la Russie au self government administratif
et par les libertés locales la préparer de loin à des libertés poli-
tiques. Le programme, comme les procédés, de Milutine et de ses
amis était foncièrement russe ; on pourrait dire qu'ils ont voulu en-
lever d'avance à la révolution sa devise nationale : Terre et hberté.
L'œuvre de Milutine en Pologne est plus difficile à apprécier. De
toutes les réformes entreprises dans le pays de la Vistule, la plus
durable, celle qui a le mieux réussi, c'est la plus aita juée, celle
qui a soulevé le plus de scrupules : les lois agraires. Si l'on regarde
les résultats, il est difficile d'en nier le succès; nous n'oserions en
dire autant des réformes administratives et politiques.
Il y a des pays qui s'associent aisément dans la mémoire ou la
pensée des hommes. C'est ainsi que la Pologne fait souvent songer
à l'Irlande. Ces deux noms sont pour nous rapprochés par la com-
munauté du malheur, par l'identité de la foi religieuse, par les
vieilles sympathies de notre pays, bienque, dans ce siècle, Anglais
et Russes aient su nous inspirer à leur tour des sympathies égale-
ment sincères. Entre la Pologne et l'Irlande, il y a bien des points
de ressemblance, il y a peut-être en réalité autant d'oppositions ;
à bien des égards, on pourrait presque les mettre en contraste.
Milutine et Tcherkasski se plaisaient à dire, ou mieux se plaisaient
920 BEVUE DES DEUX MONDES.
à prédire que des lois agraires pourraient seules rendre la paix à
l'Irlande. Celte opinion, peu goûtée de la majorité des Anglais, est
aujourd'hui celle de plusieurs radicaux. Dans une pareille entre-
prise, l'Angleterre aurait de singuliers avantages sur la Russie, elle
est plus riche, elle pourrait faire cette opération avec plus de ména-
gemens de tous les intérêts. Si la Grande-Bretagne y répugne tant,
ce n'est pas uniquement par peur de blesser la religion de la pro-
priété, c'est qu'à l'inverse de ce que les Russes rencontraient en
Pologne, c'est parmi les land-lords, parmi l'aristocratie foncière,
qu'en Irlande le gouvernement britannique trouve ses plus fermes
appuis. La chose serait probablement faite dès longtemps si c'était
des hautes classes que venait l'opposition. Puis, à part tous ses
scrupules juridiques, l'Angleterre risquerait d'être amenée à appli-
pliquer dans la Grande-Bretagne les procédés qu'elle aurait d'abord
mis en usage dans l'île-sœur, tandis que la Russie avait commencé
par éprouver chez elle les mesures qu'elle a étendues ensuite à la
Pologne.
A certains égards, on pourrait dire que la Russie avec la Pologne,
l'Angleterre avec l'Irlande, ont agi d'une manière tout opposée,
l'une donnant ce que l'autre refusait, chacune prenant le pays
assujetti par un sens différent, et toutes deux procédant d'une ma-
nière inverse, mais également incomplète et par suite presque
également défectueuse. En Irlande, l'Angleterre a trop souvent cru
parer à tout avec la liberté politique; en Pologne, la Russie s'est
trop flattée de suffire à tout avec des réformes économiques. A
Londres, on a trop oublié que les peuples, comme les individus, ne
se nourrissent pas de droits constitutionnels; à Pétersbourg, on ne
s'est pas assez souvenu de la maxime évangélique : « L'homme ne vit
pas seulement de pain. » Les deux gouvernemens pourraient ainsi
se donner des leçons l'un à l'autre. Tous deux n'ont su envisager
ou n'ont su achever qu'une partie de leur tâche; mais alors même
l'avantage nous semble décidément du côté de la Russie et de la
Pologne. Si difficile qu'il paraisse, le problème politique est d'une
solution moins malaisée, comme moins urgente, que le problème
économique. En dépit de toutes ses soiffrances, la Pologne a pro-
spéré sous la domination russe, et rien n'interdit à ses maîtres de lui
donner ou de lui rendre un jour les droits et libertés dont aucun
peuple européen ne saurait indéfiniment se passer.
Anatole Leroy-Beaulieu.
LE GRISOU
I. Rapport de M. îîaton de la Goupillière; Paris, 1880. — II. Études sur les déqagS'
mens instantanés du grisou, par G. Arnould; Bruxelbs, 1879. — III. Le Grisou,
par L. Dombrc; Lille, 1878. — IV. Études sur le grisou, par Mathet; Monceau-les-
Mincs, 1878. — V. Note sur l'accident de Framerie, par MM. Mallard et Vicaire;
Paris, 1879. — VI. Galloway, Influence ofcoal dust, etc.
Les sinistres effrayans qui surviennent dans les mines de houille
émeuvent de temps à autre la commisératioa publique; aucun gou-
vernement ne peut s'en désintéresser. Aussi la chambre des dépu-
tés, sur la proposition de M. Paul Bert, vient-elle d'ordonner une
enquête qu'elle a confiée à des ingénieurs et à des chimistes. Cette
commission, présidée par M. Daubrée, a recueilli tous les docu-
mens possibles, et son secrétaire, M. Haton de la Goupillière, vient
de les publier dans un premier rapport qu'on ne peut lire sans le
plus vif intérêt. J'ai puisé à pleines mains dans ces trésors de ren-
seignemens, et j'y ai pris ce qui me paraît devoir instruire le
public, en laissant de côté tout ce qui est technique, tout ce qui a
une cculeur par trop scientifique. Ceux dont la curiosité s'éveille-
rait à la lecture de ces extraits pourront remonter à leur source
autorisée; je suis loin de l'avoir épuisée.
I.
La houille est un produit végétal : c'est le résidu des immenses
et plantureuses forêts qui couvraient le globe aux plus anciens
jours de son histoire, avant que l'homme fût né. Elles y ont vécu
pendant de longs siècles en accumulant leurs débris. De temps en
temps, la mer les envahissait et les enterrait; puis elles recommen-
çaient à vivre. Le mécanisme de leurs transformations a été long-
temps inconnu, il vient de nous être révélé par M. Frémy.
L'illustre chimiste a chaulTé pendant longtemps, sous des pressions
922 REVUE DES DEUX MONDES.
considérables, certaines matières organiques, et il a obtenu une
matière noire, compacte, qui a l'aspect, la composition et toutes
les propriétés de la houille, La nature a dû procéder pour faire la
houille de la même manière que M. Frémy pour l'imiter. Les forêts
antédiluviennes qui croissaient sur un sol humide ont d'abord accu-
mulé de la tourbe, que la mer a enterrée sous l'épaisseur considé-
rable des dépôts qu'elle amassait. Ces dépôts produis?<ient deux
effets : ils comprimaient les couches végétales et les couvraient
d'un manteau qui empêchait leur refroidissement. Comprimée et
chauffée, pendant des périodes d'une incalculable durée, la tourbe
s'est changée en houille, s'est refroidie lentement et nous a laissé
ces précii'uses assises que l'nomme va chercher aujourd'hui à de
grandes profondeurs et au prix des plus rudes efforts. Faut-il ajou-
ter que les végétaux, quand on les chauffe, laissent échapper des
matières gazeuses et qne la houille doit en avoir conservé dans sa
masse? Elle retient en effet un gaz particulier qu'elle abandonne
pendant l'extraction et auquel les mineurs ont donné le nom de
grisou.
Le grisou est un mélange dans lequel on trouve de l'azote et
de l'acide carbonique, très peu d'oxygène et une quantité d'hydro-
gène protocaiboné tellement prédominante qu'elle eiface tous les
autres gaz. Ce dernier, ainsi que l'indique son nom, est formé parla
combinaison de l'hydrogène avec le charbon ; il contient les mêmes
élémeus que le gaz d'éclairage; il en diffère en ce que la même
quantité de charbon y est unie à, une proportion double d'hydro-
gène. 11 se forme dans la décomposition de tous les végétaux, et
l'on peut s'en procurer d'énormes quantités en fouillant les boues
des étangs ou des rivières : elles en sont remplies et le laissent
échapper à gros bouillons; aussi le nomme- t-on souvent goz des
marais, il n'est point étonnant que la houille, ce résidu fossile de
végétaux, ait conservé jusqu'à nos jours le gaz qui accompagnait
sa formation.
Le grisou n'a ni couleur ni odeur; s'il est quelquefois acco:ii-
pagné d'une saveur de pomme, ou s'il pique aux yeux, cela tient
à des matières étrangères auxquelles il est accideatelleuient mêlé.
II n'est pas anesthésique comme le chloroforme; ee n'est pas un
poison comme l'oxyde de carbone; c'est un gaz irrespirable
coniine l'azote, qui ne tue ni n'empoisonne, mais qui ne fait pas
vivre. Il est près de moitié moins lourd que l'air, et c'est une
heureuse propriété, car il monte au plafond des galeries et se
tient en haut hors de l'atteinte de l'homme; il se réfugie surtout
dans les cavités élevées qu'on nomme cloches, mais peu à peu il se
diliuse, se mêle à l'air et atteint même les couches contigaës au
sol. On voit qu'il se conduit à l'inverse de l'acide carbonique et
LE GRISOU. 923
qu'on pourrait, dans une galerie de mines, renverser l'expérience
de la grotte du chien. L'homme peut être asphyxié étant debout;
alors il perd tout sentiment, tombe sur le sol et, comme il y retrouve
un air pur, il ne tarde point à revenir à la vie. Dans l'acide car-
bonique, il serait à tout jamais perdu. Da reste, ces asphyxies, qui
sont fréquentes, ne laissent aucune trace morbide quand elles sont
momentanées, ce qui prouve la parfaite innocuité du gaz, en môme
temps que son incapacité à entretenir la respiration. Ce n'est pas
seulement eu égard à la respiration qu'il se rapproche de l'azote ;
il a comme celui-ci la plus grande iDdifférence à toute combinai-
son; il n'est point soluble ^'ans l'eau, n'est point absorbé par la
chaux, et il n'y a guère de moyens de le détruire par absorption
chimique ; ce n'est qu'en présence de l'oxygène et d'une flamme
qu'il révèle tout à coup les redoutables effets dont nous parlerons
bientôt.
Il sort de la houille en soulevant les lamelles brillantes qui la
composent, et l'on entend dans les galeries d'abatage un léger
grésillement qui ressemble à une chute de pluie : c'est le chant du
grisou. Ce dégagement, très abondant au moment même où les
blocs sont arrachas de la masse, se continue en s'afïaiblissant peu
à peu. M. de Mar^illy, directeur de la mine d'Anzin, a mesuré sous
cloches le volume de gnz que laissent échapper diverses variétés de
houille aussitôt après leur extraction ; elles se comportent différem-
ment suivant qu'elles sont grasses ou maigres ; pour les unes, on
voit le dégagement cesser au bout de douze heures ; les autres le
continuent pour ainsi dire indéfiniment, jusque dans les riagasins
et dans les soutes des navires, ce qui %it que le combustible perd
peu à peu une partie de sa richesse. 0^' augmente cette faculté de
dégager le gaz par le vide ; c'est ainsi qu'on a foré dans les massifs
houillersdes trous cylindriques qu'on a garnis de pistons de manière
à en faire une sorte de machine pneumatique au moyen de laquelle
il a été possible d'aspirer, d'extraire et d'analyi-er le grisou. Sa
chaleur jusqu'à 300 degrés produit le même effet que le vide; elle
augmente et active la sortie du gaz.
Or ces expériences ont montré qu'un bloc de houille peut déga-
ger jusqu'à trois fois son volume de grisou; ce fait, extrêmement
curieux, n'est nié par personne, mais on ne s'accorde pas sur l'ex-
phcation qu'il en faut donner. 11 y a sur ce point deux opinions que
je vais exposer. Beaucoup d'ingénieurs et presque tous les physi-
ciens admettent que le grisou existe tout formé dans la houille et
qu'il y est comprimé. Le gaz recueilli dans les expériences de
M. de Marsilly aurait une pression de trois atmosphères si on le
ramenait au volume du bloc de houille d'où il est sorti, mais, comme
il n'occupait que les vides de ce bloc, il devait s'y trouver à une
924 BEVUE DES DEUX MONDES,
pression incomparablement plus grande et qu'il est impossible
d'évaluer exactement. On l'a supposée au moins égale à seize atmo-
sphères : elle est certainement plus grande. Cette énorme pression
sépare les lamelles et pousse les gîtes de houille vers les sur-
faces d'abatage ; les fronts de taille se gonflent, se gauchissent, se
brisent et tombent dans les chantiers en s' exfoliant ; il faut les
maintenir par des étais de bois ou boisages, quelquefois par des
maçonneries, et celles-ci ne suffisent pas toujours pour contre-ba-
lancer l'énorme poussée intérieure. On a vu, à la mine de Doubler,
près de Gharleroi, un éboulement de AO mètres cubes de charbon
occasionné par l'effort du grisou. Au reste, les ouvriers connaissent
si bien ces circonstances qu'ils s'arrangent de manière à en pro-
fiter et à se faire aider par la poussée de leur mortel ennemi.
D'autres praticiens soutiennent une opinion différente, et parti-
culièrement M. Arnould, ingénieur principal à Mons, dont nous
aurons souvent à citer les beaux travaux. On soutient que le grisou
n'existe pas dans la houille, mais qu'elle contient un liquide oléa-
gineux, ou même un solide, lequel s'évapore ou se décompose et
donne naissance au grisou. Pour justifier cette opinion, on s'appuie
sur des observations intéressantes. Immédiatement après î'aba-
tage, le charbon présente à sa surface un aspect gras et luisant
qu'il perd aussitôt; il avait des propriétés ag^lutinalives qu'il ne
conserve pas après son exposition à l'air; enfin on a cru reconnaître
une huile très volatile dans les cellules intérieures. On cite encore
les faits suivans : bien que le gaz des marais ne soit point soluble
dans l'eau, les liquides qu'on extrait des mines contiennent quel-
quefois une grande quantité de matières inflammables et volatiles
qui s'en dégagent et brûlent quand on les amène à la surface du
sol. En 1870, M. Chanselle, alors ingénieur des houillères de Saint-
Étienne, faisait épurer une masse d'eau qui avait envahi la mine
et s'y était accumulée jusqu'à une hauteur de 17 mètres; quand
on arriva aux dernières couches, l'eau contenait assez de grisou
pour prendre feu et donner une grande flamme analogue à celle
du punch quand on l'agite. D'autres fois on a remarqué que les
boues extraites des puits se mettaient à bouillir et à dégager des
torrens de gaz qu'on pouvait allumer et qui donnaient des flammes
de 0"",50 de hauteur.
Il faut convenir que tout cela est vague, que ce sont des hypo-
thèses, et dans les sciences les hypothèses ne comptent plus. Pour
faire admettre un grisou liquide, il faudrait le montrer, et ce gaz
est justement l'un de ceux qui ont, jusqu'à présent, résisté aux
efforts de la pression. Non, le grisou n'est pas liquéfié, il existe
dans la houille, il y est comprimé, il y a un ressort énorme que
tous les faits et que de nombreux malheurs ont surabondamment
LE GRISOU. 925
démontré. Il peut d'ailleurs y être quelquefois associé à des car-
bures volatils.
Cette pression va se manifester par les effets les plus curieux.
Il y a dans les mines des cavités naturelles fermées de toute part;
on les trouve souvent sous le toit des veines de charbon, où elles
résultent des affaissemens de la masse; ce sont autant de réser-
voirs, autant de sars à grisou, et lorsque le progrès des travaux
vient à les atteindre, ils laissent échapper brusquement leur con-
tenu et remplissent la mine d'un air méphitique.
Il n'est même pas nécessaire qu'il y ait un vide ; il suffit que les
murailles rocheuses soient perméables et qu'elles aient été satu-
rées; aussitôt qu'on les met à découvert, elles abandonnent leur
gaz. On cite un exemple de ce genre dans la houillère deStrafford-
main, où un abondant dégagement, venu du mur, éteignit toutes
les lampes; il fallut six heures pour assainir la mine.
Originairement les dépôts charbonneux étaient horizontaux et
continus; ils sont aujourd'hui inclinés et disloqués. La terre, en
effet, qui d'abord était une masse fondue, s'est recouverte progres-
sivement d'une croûte solide. Aujourd'hui encore, son centre est en
feu, ei la croûte n'a guère plus de 10 lieues d'épaisseur, et comme
elle continue de se refroidir et que son volume total décroît, la
croûte, devenue trop large, se casse en larges dalles qui s'affais-
sent; les couches s'inclinent irrégulièrement et inégalement, elles
sont séparées par des fentes aux deux faces desquelles elles ne se
correspondent plus. La houille se présente ainsi en bancs inclinés,
et qui sont tout à coup interrompus; mais on en retrouve la
suite un peu plus haut ou un peu plus bas en continuant les tra-
vaux. Ces fentes, accompagnées de ces dénivellations, se nomment
des failles. On comprend qu'elles peuvent être incomplètement fer-
mées, remplies de grisou, et qu'il s'échappera si on lui ouvre
une issue. C'est en ellet ce qui arrive fréquemment; il sort avec
bruit comme un vent, — plus ou moins vif, — et c'est ce qu'on
nomme un soiifflard.
Il y en a de toutes les grandeurs : quelques-uns sont tempo-
raires, très viulens, mais presque instantanés; d'autres durent
très longtemps, quelques-uns paraissent devoir durer toujours;
cela dépend évidemment de l'étendue des failles et de la grandeur
des issues. Il y en avait un à Wellesviller qui a soufflé pendant
cinquante ans. Quelquefois ils s'échappent à travers l'eau en bulles
nombreuses et bruyantes. On en connaît un exemple dans le lit
de la Susquehanna, au-dessus d'une mine d'anthracite. Combes
en a cité un autre dans la mine de Firminy; il s'échappait à tra-
vers une colonne d'eau de 12 mètres, ce qui prouve une fois de
plus la grande pression qui le chasse de la houille.
926 REVUE DES DEUX MONDES.
On peut allumer les soufïlards. et on le fait sans danger ; c'est
même un moyen de se débarrasser du gaz. On les a quelquefois
captés et conduits par des tubes comme le gaz d'éclairage, soit dans
la mine elle-même, soit dans des villages voisins, même à un
phare sur la côte de Whitehaven.
A l'origine, on n'exploitait que les mines à fleur du sol ; mais peu
à peu, après l'augmentation des besoins et les perfectionnemens
mécaniques r^e l'exploitation, on s'est risqué à toutes lesprofondei^rs,
jusqu'à 630m.étre'^. On ne s'arrêtera pas In. Si l'on veut se faire une
idée de ces témérités redoutables, il faut se rappeler que le Pan-
théon a 70 mètres de hauteur et que c'est la neuvième partie de la
profondeur de ces mines; ceux qui ont une fois gravi cet édifice
comprendront !a fatigue des hommes qui seraient obligés pour sor-
tir des mines de faire une ascension neuf fois plus longue. Or il est
clair que le poids superposé de toutes les couches supérieures doit
augmenter la pression du grisou et que, dans les mines profondes,
les dangers qu'il crée s'augmentent en même temps que toutes les
difficultés de l'extraction.
Voici une autre cot. séquence de ces profondeurs. La pression
barométrique, qui va diminuant quand on s'élève, augmente lors-
qu'on descend. Elle prend dans les mines une valeur beaucoup
plus grande qu'au niveau du sol; mais les variation^ de cette pres-
sion se font sentir en bas comme en haut, un peu plus en bas qu'en
haut; or le grisou, enfermé dsns les charbons, se tient en équi-
libre entre sa tension qui le porte à s'échapper et celle de l'air qui
le maintient enfermé. Il devra donc sortir si le baromètre baisse,
rentrer s'il monte; le régime d'une mine devra donc se ressentir
de l'état du ciel, et d'autant plus qu'elle en est plus éloignée,
c'est-à-dire plus creuse. Il faut en dire autant de la ten pérature;
plus on descend, plus elle augmente, parce que l'on s'approche de
la masse iriterne; mais comme il faut assainir la mine, on y fait
arriver, par une ventilation énergique, un courant d'air qui la
rafraîchit. Ce courant, qui est chaud pendant l'été et qui est froid
pendant l'hiver, imprime aux galeries des températures variables,
et la production du grisou s'active quand il fait chaud, se ralentit
quand il fait froid. Voilà donc deux causes de variations et de dan-
gers dont les influences pourront ou se réunir ou se combattre
suivant les cas.
Il faut ajouter, pour compléter ce raisonnement, que l'exploita-
tion laisse vide l'espace primitivement occupé par la houille entre
le sol et le toit de la veine. Étayer ce toit qui tend à s'efTont'rer
est une des plus pressantes préoccupations du mineur. De là des
soutiens de bois ou boisages, des piliers ou des murailles en ma^
çonnerie. A mesure qu'on avance, on tasse en arrière dans les
LE GMSGn. 927
espaces déhouillés les fragmens de roche, les déblais, les déchets,
tout ce qui n'est pas le charbon pur. Ces tassemens imparfaits lais-
sent dans les anciens travaux des vides immenses qui grandissent
chaque jour et qu'on a cherché à évaluer. D'après M. Soulary,
ils seraient de 50,000 mètres cubes pour une mine de 10 hectares
dans une couche de houille de 3 mètres d'épaisseur. Eu épuisant
une mine anglaise envahie par l'eau, on est arrivé à dire que le
vide est environ égal au sixième du charbon sorti; enfin M. Dombre
estime qu'il est compris entre le tiers et le cinquième, et qu'une
mine tirant annuellement 100,000 tonnes laisse un espice inoc-
cupé de 12 à 20,000 mètres cubes. IN'insistons pas sur ces évalua-
tions, qui ne peuvent être les mêmes dans le- divi^rs cas; conten-
tons-nous de dire que le vide est très consi'iérable et tirons-en
cette conclusion, que toute diminution de pression et toite aug-
mentation de température en fera sortir l'air, que tout effet con-
traire l'y fera rentrer, et que, si cet air est chargé de grisou, les
dangers seront accrus toutes les fois que le baromètre baissera.
L'expérience semble confirmer ces raisonnemens. G. St^phenson
a observé un soufîlard qui fonctionnait quand la pression était basse
et qui se renversait quand elle était élevée. M. Galloway, inspec-
teur des mines en Angleterre, après un résumé d'observations exé-
cutées dans Irente-cinq mines du Royaume-Uni, admet qu'il y a
un rapport de concomitance entre la présence du grisou et l'abais-
sement de la pression ; enfin M. Sauvage affirme que trois fois sur
quatre, quand le grisou es^ signalé, il y a baisse barométrique;
ajoutons qu'il n'y a guère de vieux mineurs qui aient du doute sur
l'influence de la pression. A la vérité, elle est niée par des ingé-
nieurs éraérites, entre autres par M. Lechatelier, qui attribue aux
variations de température ce qu'on croyait devoir rapporter aux
effets de la pression.
En présence de ces dénégations, la commission du grisou croit
devoir ajourner son jugement, tout en affirmant que, dans le cas où
cette influence se ferait sentir, elle ne paraît pas modifier d'une
manière sensible les conditions de sécurité des mines à grisou.
II.
Il faut maintenant reprendre et compléter l'étude du grisou. Ce
gaz possède une propriété que j'ai intentionnellement passée sous
silence, afin de l'étudier plus à loisir. Composé, comme le gaz d'é-
clairage, d'hydrogène et de charbon, il est combustible, et si on l'a
versé dans l'atmosphère en un jet continu par un bec préalable-
ment allumé, il se combine avec l'oxygène de l'air et se consume
avec une flamme tranquille et éclairante ; son hydrogène forme de .
€28 REVUE DES DEUX MONDES.
l'eau, son charbon, de l'acide carbonique. Un litre de grisou exige
pour se brûler deux litres d'oxygène; le tout se transforme en un
litre d'acide carbonique et en deux litres de vapeur d'eau ; c'est
dire que le volume ne devrait pas changer. Cependant il augmente
considérablement au moment même de la combustion, parce que
les gaz qui étaient froids sont tout à coup portés à l'incandescence;
mais il diminue aussitôt, parce qu'ils se refroidissent, que la vapeur
d'eau se condense et qu'il ne reste qu'un litre d'acide carbonique.
En résumé, il y a tout d'abord une grande dilatation et une grande
pression par l'augmentation de la température, et aussitôt après une
grande contraction par le refroidissement.
Ce genre de combustion, qui n'offre aucun danger, ne se fait pas
dans les mines; mais il y en a un autre qui est redoutable. Quand
les deux gaz sont mélangés à l'avance et qu'on ititroduit au milieu
d'eux une lampe allumée, on ne voit rien de particulier tant que la
proportion du grisou dans l'air ne dépasse pas Sou /i centièmes. Si
elle augmente, on en est averti par le régime <ile la flamme, qui fume
et s'allonge, ce qui prouve une difficulté de combustion, et qui
s'entoure d'une auréole violacée, ce qui indique une tendance du
gaz à s'enflammer lui-même autour d'elle; on dii alors que la lampe
marq)œ. A mesure que le mélange s'enrichit, la flamme tend à s'é-
teindre et l'auréole à s'étendre. De 10 à ik ceniièuies, la première
s'annule, et tout le mélange s'enflamme à la fuis avec une brusque
détonation. Au-delà de ce terme, flamme et auréole disparaissent,
parce qu'il n'y a plus a?sez d'oxygène pour les entretenir. Il est
facile de se rendre compte de ces effets. A la teujpérature ordinaire,
l'air et le grisou resteraient éternellement en présence sans exer-
cer aucune action réciproque; mais vient-on à échauffer par une
allumette un des points du mélange jusqu'à 700 degrés, aussitôt il
prend feu en cet endroit. Ce feu échauffe les parties voisines jus-
qu'au degré qui leur est nécessaire pour qu'elles brûlent à leur
tour, pour qu'elles continuent le même rôle autour d'elles et que
la déflagration se propage en rayonnant de proche en proche. Elle
se transmet avec une rapidité si grande que l'effet semble instan-
tané: alors la masse entière se dilate à la fois par la chaleur et les
enveloppes sont projetées et brisées comme par la poudre.
L'expérience se fait habituellement avec un petit flacon dans
lequel est enfermé le mélange; on l'enveloppe d'un linge épais et
mouillé et, le tenant d'une main, on le débouche avec l'autre en
approchant l'orifice de la flamme d'une bougie. Aussitôt l'explosion
se produit, et on ne retrouve du flacon que des débris. Remplacez
par la pensée le flacon par une galerie de mine, supposez qu'on y
apporte une lampe ou une simple allumette, aussitôt le feu prend,
se transmet rapidement et, l'ouragan enflammé, courant jusqu'aux.
LE GRISOU. 929
puits, renverse, brise et brûle tout ce qu'il trouve en son chemin.
Les travaux sont anéantis, les machines détruites, et la mort a
brusquement surpris les malheureux que la flamme a rencontrés.
C'est là ce qu'on nomme un coup de grisou; il est imminent quand
la proportion du gaz est de 8 centièmes, il est certain si elle atteint
12 ou 15 centièmes.
Pour arriver à préserver^les raines de désastres pareils, il était
nécessaire d'étudier scientifiquement toutes les circonstances de
l'inflammation des mélanges détonans, de chercher en particulier
à quelle température ils prennent feu, quelle est la vitesse avec
laquelle la flamme marche dans les galeries et quelle est la pression
développée tout à coup par l'explosion. Les expériences exécutées
par MM. Mallard et Lechatelier répondent à ces trois questions.
J'ai dit précédemment que l'air et le grisou mélangés pourraient
demeurer éternellement en présence sans exercer d'action réci-
proque; il faut, pour qu'ils prennent feu, les chauiïer jusqu'à une
certaine température qui a été mesurée pour plusieurs mélanges.
Il s'est trouvé, par une circonstance inexpliquée, que, de tous les
gaz, c'est le grisou qui exige le plus grand échauffement. Il faut le
porter à 780 degrés. Il est heureux que les mines dégagent ce
gaz, car si elles donnaient à sa place du gaz d'éclairage, il pren-
drait feu dès 550 degrés. On peut donc introduire sans danger dans
les mines des corps échauffés au-dessous de 500 degrés, qui déjà
seraient lumineux et serviraient à l'éclairage et qui pourtant ne
mettraient pas le feu tant que leur température n'atteindrait pas
780 degrés. C'est ainsi qu'on peut y battre le briquet, brûler de
l'amadou, rougir un fil de platine; mais on ne pourrait sans dan-
ger enflammer une allumette.
Le deuxième point est relatif à la pression que l'explosion peut
produire. En vase clos, elle s'élève jusqu'à six atmosphères. Or si
on songe que c'est la pression moyenne d'une machine à vapeur,
on voit que les choses se passeront en chaque point comme si une
chaudière y crevait, et, puisque le phénomène se produit en chaque
endroit, comme si une série de chaudières qui empliraient la gale-
rie éclataient presque au même moment. On peut s'expliquer par là
les désastres que nous avons décrits.
Enfin il nous reste à dire comment on a pu mesurer la vitesse
avec laquelle un coup de feu se propage. MM. Mallard et Lecha-
telier y ont réussi par un ingénieux procédé que je vais décrire.
Dans un tube de verre qui représente en petit la galerie d'une mine,
on lançait un courant d'air mêlé de grisou et on l'enflammait à
l'extrémité du tube, puis on réglait son débit jusqu'à ce que la
flamme demeurât stationnaire en un point, sans avancer ni reculer.
TOME XXIII. — 1881. ^9
930 REVUE DES DEUX MONDES.
A ce moment, la vitesse du courant gazeux contre-balançait celle de
la flamme; l'une détruisait l'autre, et par cons(^quent !a mesurait.
Elle est bien loin d'être aussi grande qu'on le croyait; on la sup-
posait énorme, elle ne dépasse pas au maximum 0'",62 à la seconde,
ce qui ne fait guère plus de 2 kilomètres à l'heure. Si donc il était
permis d'étendre ces résultats à une galerie de mine, on voit que,
l'air y étant immobile, les ouvriers sans trop se presser pourraient
fuir devant le danger; mais comme il y a toujours un courant de
ventilation qui atteint et souvent dépasse la vitesse de 0"',60, il en
résulterait que le feu ne pourrait pas remonter le courant et qu'il
le descendrait avec une vitesse au moins double. Gela malheu-
reusement n'est point exact; on ne peut rien conclure des expé-
rience de laboratoire, si bonnes qu'elles soient, par la raison
qu'elles ont été faites en des tubes ouverts et que les mines sont
à peu près closes et qu'il faut compter sur les énormes pressions
que la déflagration y fait tout à coup naître ; ces pressions changent
et exagèrent les courans, soulèvent de véritables ouragans, des
ouragans de feu, et ce qui les rend particulièrement destructives,
c'est qu'elles entraînent avec elles des nuages épais de poussières
noires éminemment combustibles, qui ajoutent, s'il est possible, à
l'horreur de la situation et dont nous allons nous occuper.
III.
Tout le monde a fait ou peut faire la curieuse expérience qui
consiste à jeter sur une bougie allumée une poignée de poudre de
ycopode : c'est le pollen très divisé que répand en abondance le
l jcopodiumclavatum au moment de la fécondation et qu'on recueille
pour saupoudrer les membres des nouveaux-nés. Aussitôt qu'elle
atteint la flamme, cette poussière s'allume et répand autour d'elle
un nuage de feu qui est instantané et n'offre aucun danger. C'est
pa' ce moyen qu'au théâtre on cherche à imiter les éclairs. Quant
à l'explication, elle est exactement celle que nous avons doni ée des
détonations du grisou : les grains de lycopode sont combustibles;
si 1 ..m d'eux rencontre une flamme, il brûle et développe assez de
cha'eur pour échauffer ses voisins, jusqu'à la température néces-
saire à leur combustion; ils s'allument à leur tour et l'incendie
progressivement propagé de grain à grain s'étend rapidement à la
masse entière.
Ca comprend que la nature de la poudre est ici tout à fait indif-
férente et qu'on pourrait remplacer le lycopode par toute autre
poussière combustible, pourvu qu'elle fût assez menue; il n'y a
d'autre difl'érence que l'inflammabilité de la substance. A cause de
cela, la poudre de soufre est tellement dangereuse qu'on a dû
LE GRISOU. 931
renoncer à la préparer par le broyeur Carr, comme on avait essayé
de le faire en vue de tuer l'oïdium. Une explosion de poudre d'a-
midon s'est produite à Paris, dans une fabrique, il y a une dizaine
d'années. La fine farine qui voltige dans l'air des moulins a ses
dangers; le 2 mai 1878, une épouvantable explosion a détruit
l'un des plus grands moulins du monde à Minneapolis, près des
chutes du Mississipi. Aussi les compagnies d'assurance imposent-
elles aux meuniers des responsabilités particulières. Divers inven-
teurs ont même essayé de tirer parti de cette action. Niepce pro-
posait une machine analogue à nos moteurs à gaz modernes, oh
la force eût été développée par l'explosion d'un mélange d'air et
de poudre de lycopode. Il s'agit ici, comme on le voit, d'un fait
très connu, très fré:]uemment observé, très rationnellement expli-
qué et qu'on peut résumer en disant que tout mélange d'air avec
une poussière, pourvu qu'elle soit très combustible et très menue,
est un mélange détonant, que le feu subitement propagé dans tous
ses points ddate les gaz, augmente la pression, renverse et projette
au loin les matériaux voisins et produit tous les effets destructeurs
de la poudre.
Or, s'il y a des poussières particulièrement aptes à créer ces
dangers, ce sont manifestement celles du charbon, le corps com-
bustible par excellence , et s'il y a un lieu qui en contienne une
proportion redoutable, c'est évidemment la galerie d'une houillère.
Elles se développent par l'abatage de !a mine, par le mouvement
des chariots, par tous les travaux; elles se transportent par la venti-
lation, elles s'é'èvent comme les poussières s'élèvent à la surface
du sol dans l'atmo phèie, non quand l'air est humide, mais quand
il est sec; alors il en est saturé et les entraîne jnsque dans les
vêtemens. Après quelques heures de séjour dans une mine, un
visiteur est étonné de la prodigieuse quantité de charbon pulvé-
rulent qu'il en rapporte, qui a souillé les plus intimes replis et qui
s'est insinuée jusqu'au plus profond des poumons.
C'est un fait connu que tous les mineurs crachent noir et que cela
continue pendant tout un mois après leur sortie ; beaucoup d'entre
eux sont atteints d'une maladie qui leur est spéciale, la mélanose
charbonneu-e, sorte d'encrassement des poumons. Après quarante ans
de service, il y a peu d'ouvriers qui n'en soient atteints, et la péné-
tration pulmonaire est si comp'ète que si, après dix ans de retraite,
un mineur est atteint d'une bronchite aiguë, il voit reparaître le
charbon dans les matières expectorées.
L'air des miaes est donc surabondamment chargé de poudres
charbonneuses, el'es se distribuent dans les galeries à l'inverse du
grisou; celui-ci plus léger m^nte au toit de la mine et s'y étale;
932 BEVUE DES DEUX MONDES.
les poussières plus lourdes tombent au fond, comme l'acide car-
bonique. Le danger du grisou est en haut, celui des poussières
en bas. Ces deux agens de malheur se complètent mutuellement;
mais c'est aussi par là que l'on distingue leurs coups : le grisou
frappe à la tête, les poussières aux pieds.
Chose remarquable, le danger des poussières a été ignoré jus-
qu'en iSlih', c'est à la suite d'une explosion arrivée à HasAvellque
Faraday et Lyell^ chargés d'une enquête administrative, commen-
cent à soupçonner la vérité. En parcourant les travaux après le
sinistre, ils remarquèrent sur les bois, sur le sol, sur toutes les
parois placées en regard de l'explosion une couche de poussière
agglutinée, friable, mais adhérente, ressemblant à du coke ; elle avait
un pouce d'épaisseur au foyer de l'accident; elle diminuait avec la
distance, mais s'étendait dans toute la partie visitée par l'explo-
sion. C'était la seule trace laissée par le coup de feu ; c'était
assez pour en deviner les causes. Avec une sagacité qu'on ne peut
trop admirer, les deux savans n'hésitent point à admettre que des
poussières ont été soulevées, qu'elles ont été portées à l'incandes-
cence, qu'elles ont pour une large part contribué au sinistre et aug-
menté sa gravité, puis, qu'après s'être incomplètement brûlées,
elles sont retombées encore chaudes sur les parois en s'y agglutinant.
Cette explication a posteriori, cette reconstitution d'un phénomène
par les traces qu'il a laissées était inconnue en France quand, en
1855, M. du Souich arriva par les mêmes observations à une con-
clusion identique. Après un coup de feu survenu à Firminy, « on
pouvait, dit le rapport, recueillir en divers points sur les buttes une
sorte de croûte composée d'un coke léger qui ne peut provenir que
de la poussière de houille balayée dans les chantiers et sur le sol
des galeries et transportée au loin par le courant d'une extrême
violence que produit l'explosion. Cette poussière se trouvant elle-
même en partie enflammée peut continuer les effets du grisou en
les portant au loin... »
Il suffit souvent d'une observation révélatrice pour réveiller le
souvenir de faits antérieurs qui la confirment, quoique leur signi-
fication n'ait point été tout d'abord aperçue. Telle est celle qui
nous occupe. Partout on s'est rappelé qu'à la suite des explosions,
on avait reconnu les mêmes dépôts de coke agglutiné, et cette cir-
constance devint et reste aujourd'hui le caractère assuré et la
preuve indéniable des accidens produits par la même cause. Arrê-
tons-nous un instant sur ce point pour en compléter l'étude.
La houille n'est point du charbon pur; elle recèle une grande
quantité de carbures d'hydrogène qui se liquéfient et ramollissent
la masse quand on la chauffe. Ils se décomposent et donnent du
LE GRISOU. 933
gaz d'éclairage quand la température continue de monter, et fina-
lement ils laissent comme résidu un charbon pur qui est le coke.
Dans un coup de feu, chaque grain de poussière de houille ayant
été chauffé a dû se ramollir et dégager des gaz; ceux-ci ont dû se
brûler, et, comme il n'y a généralement pas assez d'oxygène, ils
ont laissé des grains d'un coke imparfait, encore chaud et mou, qui
s'est agglutiné en tombant sur les parois. L'analyse chimique a
confirmé l'explication en montrant que la croûte déposée n'est plus
de la houille et qu'elle a perdu une portion des composés volatils
qu'elle contenait. Cette portion est variable; elle a été trouvée
égale au quart de la totalité par M. Vital, comprise entre un quart
et un sixième par M. Ghanselle, égale à la moitié par M. Villiers, et
il devait en être ainsi, car les quantités de poussières et de grisou
qui se réunissent pour déterminer le coup de feu sont variables.
En prenant une moyenne et en traduisant ces résultats, on arrive à
trouver que chaque kilogramme de poussière a développé Sk litres
de gaz, lesquels, mêlés à dix fois leur volume d'air, forment
840 litres de mélange explosif. Enfin, si on multiplie ces nombres
par la somme des kilogrammes de coke déposés, on demeure effrayé
du résultat. Pour ne citer qu'un exemple, on trouve qu'à Saint-
Ëtienne, dans l'un des derniers coups de feu, les poussières 'ont
répandu dans les galeries de la mine quatorze cents mètres cubes
de gaz explosif qui ont dû se doubler par l'élévation de tempéra-
ture et qui ont laissé un volume égal d'acide carbonique : les
hommes échappés au feu étaient dévoués à l'asphyxie.
On s'est beaucoup occupé de savoir si les poussières seules pou-
vaient s'enflammer et donner naissance à des explosions, ou s'il est
nécessaire qu'elles soient mêlées à une certaine quantité de grisou
qui agirait comme le fait une amorce. M. Galloway a institué des
expériences dans lesquelles un 'air poussiéreux passait au-dessus
d'une lampe à feu nu. Jamais il ne s'est enflammé, seulement il
rougissait la flamme; mais cet air détone quand il contient seule-
ment 9 millièmes de grisou. Or aucun procédé ne permet de con-
stater dans les mines l'existence d'une aussi faible quantité de gri-
sou ; les lampes ne commencent à marquer que si la richesse s'élève
à 3 ou A centièmes. M. Galloway conclut donc que le grisou eu
faible proportion est nécessaire pour enflammer et que les pous-
sières ne font qu'exagérer le danger sans le faire naître.
11 y a cependant des cas particuliers et très spéciaux où le grisou
n'est pas nécessaire; nous aurons l'occasion d'y revenir. Voici
d'abord des expériences de laboratoire. M. Vital dirige une flamme
de gaz d'éclairage mêlé de poussière de charbon dans un tube de
verre horizontal destiné à figurer une galerie de mine. Quand ce
93à REVUE DES DEUX MONDES.
tube contient du poussier de charbon, sa flamme est rouge et se
prolonge à la distance de l'^'jSO ; mais quand on ôte ce poussier,
tout en laissant subsister les mêmes conditions, la flamme reste
blanche et se réduit à la longueur de 0"",07. M. Planchard opère
autrement; iî dirige horizontalement sur une planche inclinée le
canon d'une boîte d'artillerie; au moment de l'explosion, la flamme
atteint la planche et se réfléchit jusqu'à 2 mètres de hauteur envi-
ron. Vient-on à couvrir la planche de poussière de houille, cette
flamme s'élève à 5 mètres. Il faut donc conclure que Us pous-
sières charbonneuses, même sans mélange de grisou, suffisent pour
augmenter et prolonger la flamme d'une explosion de poudre.
Voyons maintenant les faits observés dans les houillères. Pour
prolonger les galeries, pour faire avancer les travaux, pour redres-
ser les failles, il faut de toute nécessité abattre de grandes parties
du rocher souvent très dur qui avoisine la couche exploitée ; on
emploie la mine pour le faire sauter. A la vérité, les règlemens en
limitent l'emploi au cas où le grisou n'existe pas et où l'aérage est
actif, et le maître mineur est juge; malgré tout, il y a eu des acci-
dens produits incontestablement par l'inflammation des poussières
dans des conditions absolument identiques aux expériences précé-
dentes. Le 2 novembre 187Zi, à la houH-erie de Champagnac(Âvey-
ron), trois ouvriers étaient réunis dans le même chantier; ils avaient
percé un trou de mine horizontal de 0'",85 au ras du sol. Le coup rate
une première fois, ils le débourrent, superposent une deuxième
charge de poudre à la première, allument le coup avec une lampe
àfeu nu et se retirent jusqu'au courant d'air à 25 ou 30 mètres du
front de tai'le ; l'explosion a lieu, ils sont affreusement brûlés : le
coup avait fait canon... La combustion a été limitée aux parties
inférieures de la galerie ; les montans des cadres portent la marque
des flammes, les chapeaux n'en montrent aucune trace ; les fils à
plomb qui pendaient au moment de l'explosion sont calcinés jus-
qu'à O'^jSO ou 0'^,ZiO, ils sont intacts dans le haut ; les ouvriers sont
généralement brûlés dans la région des reins et au-dessous. Ces
malheureux, qui ont succombé aux suites de leurs blessures, ont
dit avoir vu S3 précipiter sur eux des flammes rouges.
Le 7 février 1871, aux mines de Montceau (Saôn3-et-Loire), deux
ouvriers avaient pratiqué un coup de mine dans une bure de 5™, 40
de profondeur. Une première cartouche ayant raté, ils débourrèrent
le coup et y mirent de la poudre, ce qui est défendu par les règle-
mens; puis ils allumèrent la mèche et allèrent attendre l'explosion
au bout d'une traverse langue de 6'", 70. 11 se produisit deux explo-
sions très rapprochées; à la suite de la seconde, une flamme jaunâtre
atteignit les deux ouvriers, qui furent brûlés, l'un mortellement,
LE GRISOU. 935
l'autre gravement. On n'avait jamais vu de grisou dans ces parages,
et il a été impossible d'en trouver après l'accident. Il n'y avait
aucune cavité où il pût s'accumuler. On a reconnu que .'es dépôts
de grains de coke commençaient à 2 mètres au-dessous de l'orifice
de la bure. Ils étaient abondans sur les cadres immédiatement au-
dessus.
Il serait aisé de multiplier ces exemples.
On a trop accusé le grisou et on a mis à sa charge des malheurs
dont il n'était point seul coupable ; si sa présence est nécessaire
pour préparer les sinistres, il est toujours aidé par les poussières
pour les accomplir. Ce sont elles qui le plus sou\ent les générali-
sent et les aggravent. Oa peut dire que le remède est indiqué par
les phénomènes naturels. Apiès une grande pluie, l'air est débar-
rassé de ses poussières, après une grande sécheresse il en est rem-
pli. Arroser les mines est donc une des premières nécessités de l'ex-
ploitation ; personne n'y manque aujourd'hui.
S'il est facile d'abattre les poussières par un arrosage bien réglé,
il est beaucoup moins aisé de se débarrasser du grisou que, dans
les conditions ordinaires, la houille abandonne à mesure qu'on la
met à jour; la mine en serait bientôt remplie, si l'on n'avait un pro-
cédé pour l'enlever à mesure qu'il est produit. Or on n'a trouvé
qu'un seul moyen de le faire, l'aérage continu de la mine.
Cet aérage est également commandé par la nécessité de fournir
aux hommes et aux chevaux qui habitent la mine l'oxygène néces-
saire à leur respiration, et aux lampes celui qui entretient leur
combustion. On évalue à 50 litres le volume d'oxygène que chaque
ouvrier consomme en une heure; il rend en échange 38 litres d'un
gaz irrespirable, l'acide carbonique. Cette évaluation n'est qu'ap-
proximative, et d'ailleurs la consommation augmente quand
l'homme travaille. L'air à l'intérieur des mines est donc toujours
plus pauvre en oxygène, plus riche en acide carbonique que dans
l'atmosphère; il contient en outre le grisou, et ea compisition anor-
male nuit à la santé de l'ouvrier. On a constaté, en effet, des ané-
mies fréquentes et des affaibiissemens musculaires qui diminuent
la puissance du travail. On estime qu'il ne faut pas laisser la propor-
tion d'oxygène baisser au-dessous de 18 pour 100; c'est même une
limite excessive. M. Demanet admet qu'il faut fournir 25 mètres
cubes par homme et par heure, Ih pour sa respiration, 7 pour sa
lampe et h pour les miasmes qu'il dégage. Un cheval compte pour
trois hommes. Quant au grisou, comme il croît avec la quantité de
^36 REVUE DES DEUX MONDES.
houille extraite de la mine, il faut, pour empêcher sa présence
d'être dangereuse, le remplacer par un nombre de mètres cubes
d'air égal au dixième ou au vingtième des tonnes de houille enle-
vées. Cette proportion varie avec la mine, qui est plus ou moins gri-
souteuse.
La ventilation est encore nécessaire à un point de vue différent.
On sait que la température d'une mine n'est point soumise aux va-
riations que les saisons déterminent sur le sol et qu'elle croît, quand
on s'enfonce, d'environ d'un degré par 30 mètres de profondeur,
d'où il suit qu'à 600 mètres, elle a dû augmenter de 20 degrés au-
dessus de la moyenne : soit donc en tout une température de 30 de-
grés, c'est à peu près le maximum de nos étés. Or si l'homme peut
le supporter quand l'air est sec, il en souffre cruellement quand il
est humide, et il ne peut y travailler qu'au prix de sueurs abon-
dantes. Le courant d'air pris à la surface du sol étant généralement
beaucoup plus froid, entretiendra dans la mine une température
plus favorable aux travaux.
Pour toutes ces causes, les galeries des mines devront être, à
chaque moment, parcourues en totalité et visitées dans leurs plus
intimes recoins par un énergique courant d'air; on l'emprunte à
l'atmosphère, on le fait descendre par un puits qui sert à l'extrac-
tion, et remonter par un autre, le puits de retour. 11 entre pur et
frais, il sort vicié et échauffé, entraînant avec lui toutes les matières
délétères qu'il balaie et noie dans sa propre masse. La fin de la mine
est donc moins saine et plus chaude que le commencement; elle offre
ainsi moins de sécurité. Les deux puits d'entrée et de sortie peuvent
être très éloignés, ils peuvent être très voisins, jumeaux, mais tou-
jours séparés, et le courant d'air est conduit à l'intérieur de ma-
nière à faire un long trajet de l'entrée au fond de la mine, et à
revenir du fond à la sortie, toujours dirigé de façon à ne laisser au-
cune partie sans la parcourir et sans l'assainir. Des portes convena-
blement ouvertes ou closes servent à le guider dans son chemin.
Autrefois un portier, le plus souvent un enfant, était chargé de les
ouvrir ou de les fermer pour les besoins de l'exploitation ; on le
remplace aujourd'hui par des systèmes mécaniques plus écono-
miques et moins distraits. Au lieu de faire visiter par le même cou-
rant d'ail- toutes les parties de la mine l'une après l'autre, ce qui le
souille progressivement, on préfère le diviser en plusieurs branches
parcourant chacune un quartier spécial. On y trouve une économie
de force et plus de constance dans la composition du gaz; mais
dans les deux cas, il ne faut pas croire qu'il aura dans tout son par-
cours une vitesse uniforme; il s'accélère dans les parties étroites, se
ralentit dans les évasemens, marche lentement contre les parois, à
LE GRISOU. 937 -
cause du frottement, plus vite dans l'axe de la galerie, où ses mou-
vemens sont plus libres; il se comporte comme un cours d'eau dont
le courant est très inégal en ses divers points ; il a ses remous, ses
points immobiles ; il s'arrête sous le toit quand celui-ci est bombé
en forme de cloche, et souvent il y laisse un réservoir dangereux.
Il faut prendre le soin de rendre sa vitesse aussi égale qu'il est pos-
sible, en brassant l'air. Agiicola, qui écrivait au xvi"^ siècle, recom-
mande de fouetter l'air avec des verges ou avec les vêtemens étendus
des ouvriers.
La vitesse de cet air doit être faible, être comprise entre 1"',20
et 0'",60 par seconde. Trop grande, elle empêcherait l'air pur de se
mêler à celui qu'on veut chasser, et de plus elle ferait sortir la flamme
des lampes, ce qui produirait l'explosion. On mesure cette vitesse
avec soin pour la pouvoir régler au moyen d'appareils très ingé-
nieux et très nombreux. Quelquefois on se contente de verser de
l'éther ou d'allumer de l'amadou en un point et de compter le temps
que met l'odeur pour être transportée par le courant à un autre
point éloigné du premier. Mais les ingénieurs ont des procédés
plus scientifiques à leur disposition, des anémomètres qui sifflent
ou sonnent quand la vitesse dépasse les limites assignées; l'un
d'eux porte le nom caractéristique de mouchard à cause des aver-
tissemens qu'il donne. Il y a peu de besoins qui aient été plus
étudiés et auxquels on ait mieux satisfait que cette mesure de la
vitesse.
Chaque mine oppose à ce mouvement de l'air une certaine résis-
tance, grande quand la galerie parcourue est longue et étroite,
beaucoup moindre quand on divise le courant et que le couloir est
large; mais, dans tous les cas, on peut assimiler cette résistance
totale à celle que le même courant éprouverait à travers une ouver-
ture percée dans une cloison mince. A cause de cela, cette ouver-
ture se nomme V orifice équivalent^ c'est-à-dire l'orifice qui oppo-
serait la même résistance au courant d'air allongé de la mine. Cette
ingénieuse idée, due à M. Murgue, permet de classer les mines entre
elles. Celles de Belgique ont un orifice égal à 0'"%8, celles d'An-
gleterre à l'"%8 ; les premières sont étroites, les dernières larges;
celle de Iletton, la plus grande de toutes, est de h^%Z. Plus une
mine est large, plus on pourra y envoyer d'air sans grande vitesse,
et l'on conçoit la nécessité d'élargir les mines trop étroites; celle
de Créai avait à l'origine un orifice de 0'"%63, on l'a portée depuis
à 0"'%92 et en dernier lieu àl"^Sl3.
Il nous reste à dire comment on parvient à mettre en circulation
les énormes quantités d'air nécessaires à l'aérage d'une mine. Il y
a plusieurs moyens. Le premier est l'aérage naturel. Lesj deux
938 REVUE DES DEUX MONDES.
puits d'entrée et de sortie, réunis à leur base par toute la longueur
des galeries, constituent un immense vase communiquant. Si les tem-
pératures étaient égales des deux côtés, il n'y aurait aucune raison
pour qu'un appel d'air se produisît ; mais si 1 un des puits est plus
échauffé que l'autre, le gaz y est plas léger, il y monte, entraîne
à sa suite celui des galeries et force l'air atmosphérique à des-
cendre pir l'autre ouverture. Or cela aura presque toujours lieu
si les deux puits débouchent à des hauteurs inégales, l'un sur
une colline, l'autre dans une vallée. En général, la colonne de gaz
qui aboutit à la colline est la plus chaude et aspire, mais il arrive
aussi que, pendant l'été, l'air de la vallée prend une température
supérieure, et alors le cou'^ant de ventilation change de sens. Au
moment où ce changement se fait, tout mouvement cesse; ce
moment peut durer longtemps , et il est précédé et suivi par
des périodes de ralentissement dont on s'aperçoit aussitôt dans les
galeries par des difficultés de respiration, par des sueurs abon-
dantes, par des défaillances et un?, diminution de travail. On a
cherché à régulariser et à augmenter cet appel de l'air en sur-
montant les puits de sortie par des cheminées, mais tous ces essais
sont demeurés insuffisans; il faut avoir recours à des procédés
plus efficaces, tout en faisant concorder le sens du courant d'air
artificiel avec celui que donnerait le plus habituellement l'aérage
naturel.
Le deuxième procédé consiste à activer le courant d'air par un
échauffement artificiel de la colonne d'air au puits de retour. Les
anciens ingénieurs y descendaient des fourneaux appelés toque-
fenx: c'était un danger d'incendie évident. Aujourd'hui les Anglais
disposent à la base du puits de retour un foyer considérable, fermé
de toutes parts {dumh furnaces), de façon que l'air intérieur qu'on
veut aspirer ne puisse jamais être mis en contact avec le feu et s'y
allumer. Le foyer est entretenu par un tuyau descendant qui lui
apporte l'air extérieur, et . la fumée s'échappe à travers une con-
duite métallique inclinée qui débouche dans le puits, quand déjà
elle est sans flamme et refroidie. Les houillères anglaises du
Durham et du Northumberland emploient avec succès ce système
qui a le double avantage de coûter peu, puisque le charbon se
trouve sur place, de n'exiger aucun organe mécanique de prix
élevé et de provoquer uns très active circulation. 11 faut toutefois
se prémunir contre une inflammation possible des gaz détonans,
et fermer avec le plus grand soin tout orifice de communication,
si petit qu'il soit, entre eux et le foyer.
Enfin, les houillères belges et françaises emploient généralement
des ventilateurs ; ce sont des roues tournantes munies de palettes qui
LE GRISOU. 939
attirent derrière elles l'air de l'atmosphère et qui le poussent en avant.
Ils aspirent d'un côté, ils souillent de l'autre, et, s'ils ont de grandes
dimensions, s'ils marchent vite, ils mettent en mouvement d'énor-
mes quantités de gaz. Naturellement le besoin qu'en a l'industrie
minière a ex ité le zèle des inventeurs, et l'on possède un nombre
considérable d'appareils excellens dont on n'attend pas, j'espère,
que je fasse la description. On peut les mettre sur les puits d'en-
trée, là ils souillent; ou sur celui de sortie, où ils aspirent. Les deux
systèmes sont employés tous deux, et l'on n'est pas d'accord sur le
point de savoir quel est le meilleur. Il y a plus d'économie de
force quand ils souillent, il y a plus de danger pour eux quand ils
aspirent, parce qu'une explosion peut les détruire. Néanmoins, le
plus souvent ils sont disposés sur le puits de sortie, afin de ne pas
gêner les travaux d'exploitation qui se font dans les puits d'entrée.
C'est au moyt n de ces appareils que l'industrie minière a réussi
à faire traverser les galeries par un immense volume d'air. Une
enquête administrative, faite au bassin de la Ruhr et qui établit
une moyenne entre 35 mines, nous apprend que, pour une étendue
de 77 hectares elles reçoivent par heure environ 30,000 mètres
cubes d'air, ce qui fait 366 mètres par hectare, 60 par tonne de houille
enlevée et 100 par ouvrier occupé. Ces quantités sont énormes,
elles ne sont point exagérées. On les dépasse encore en Angle-
terre ; c'est ainsi que la mine de Hetton reçoit jusqu'à 380,000
mètres cubes d'air par heure.
La santé des ouvriers exige impérieusement ces conditions; il
faut que la teneur en oxygène ne s'abaisse pas au-dessous de
18 pour 100, autrement on verrait reparaître l'anémie des mineurs.
L'idéal serait, comme le dit M. Dombre, que l'on pût circuler dans
la mine avec des lampes à feux nus, et que le grisou fût tellement
lavé et chassé que l'air fût toujours très-éloigné du point où il
commence à devenir inflam:nable. La commission du grisou s'as-
socie à ces idées et recommande avec instance une éne?'gique ven-
tilation. Pourtant, à certains points de vue, la ventilation a ses dan-
gers; la grande vitesse du courant d'air peut faire sortir la flamme
du treillis des lampes; elle soulève la poussière de charbon, et si
une explosion survient en un point, elle la généralise; aussi ne
faut-il point oublier que plus il y a d'air en mouvement, plus il
faut arroser la mine, et comme le dit avec raison M. Galloway, il
faut, en même temps, encore plus d'air et encore plus d'eau.
Y.
Nous ne sommes point encore arrivés à l'idéal rêvé par
M. Dombre, et je crois qu'il faut désespérer de l'atteindre jamais ;
gliO REVUE DES DEUX MONDES,
il y aura toujours des coins, des culs-de-sac, des cloches, que l'air
ne visitera qu'imparfaitement, il y aura toujours des soufflards,
toujours une imminence de danger et une nécessité de surveillance.
Avant tout il faudrait savoir reconnaître l'ennemi, le grisou ; mais,
sauf la lampe de sûreté dont nous parlerons bientôt, les moyens
pratiques manquent. A la vérité, M. Thénard a proposé un système
d'analyses rapides ; divers inventeurs ont imaginé des avertisseurs
fondés sur des principes très divers; aucun appareil, jusqu'à pré-
sent, n'a reçu la sanction d'une pratique incontestée. On en est
réduit à des services d'inspection; toute mine a ses chercheurs de
gaz, assujettis à des tournées régulières avant l'entrée des ouvriers,
chargés de signaler et de fermer les endroits dangereux ; la loi
anglaise les exige. A Bessèges, on profite de l'interruption du di-
manche pour iâter le pouls à la mine ; puis, on consulte le ther-
momètre et le baromètre, la hausse du premier, et la baisse du
second paraissant exagérer le danger.
Cette surveillance toujours présente, toujours exercée contre un
ennemi toujours possible, toujours à redouter, était bien incomplète
au commencement de ce siècle, et comme, d'autre part, la ventila-
tion était très insuffisante, l'industrie minière était désespérément
meurtrière ; on ne savait combattre le grisou que par des moyens
barbares; souvent on sacrifiait un homme. Couvert de vêtemensde
cuir, enveloppé de capuchons mouillés, il parcourait la mine en ram-
pant, et comme le grisou par sa légèreté se réfugie et s'étale sous le
toit, ill'y enflammait avec une mèche au bout d'une longue perche;
il allumait ainsi le plus souvent de longues flammes silencieuses qui
couraient sous le plafond, quelquefois des explosions dont il était la
victime dévouée. On le nommait le pénitent, soit à cause de son
capuchon, soit à cause de son dangereux métier; on l'a remplacé
ensuite par des lampes dites éternelles qu'on fixait au sommet des
galeries, surtout dans les cloches et qu'on n'éteignait jamais. C'é-
tait un procédé moins cruel, non pas plus efficace. Les choses en
étaient là, quand en 1815, un illustre chimiste anglais, Humphry
Davy, réussit à éclairer sans danger les mines chargées de grisou
au moyen de la célèbre lampe qui porte son nom ; tout le monde la
connaît, mais il est curieux de dire par quelle série des déductions
il parvint à la découvrir.
Si on fait circuler dans un tube métallique un mélange explo-
sif et qu'on l'allume à l'extrémité, la flamme qui s'y développe ne
revient pas sur ses pas à travers le tube et n'enflamme point le gaz
du réservoir, cela se comprend : un mélange explosif détone
parce que la flamme qui est produite en un point échauffe par sa
combustion les parties voisines et les allume à leur tour; ces par-
ties jouent le même rôle autour d'elles et transmettent l'inflam-
LE GRISOU, 941
mation plus loin. Le phénomène est donc successif, mais il paraît
instantané parce qu'il est très rapide. Mais si, par un moyen quel-
conque, on empêchait cette transmission de chaleur et ces échauf-
femens successifs, on arrêterait la propagation de la flamme ; or un
tube métallique produit ce refroidissement et cet arrêt. Davy vit
bientôt qu'on peut raccourcir le tube, le remplacer par un trou fin
percé dans une plaque de tôle, ou par une série de petits trous
très voisins, ou enfin par une toile métallique à mailles serrées
contenant de 100 à 1*20 croisemens au centimètre carré. Pour vérifier
cette propriété, chacun peut fairo une expérience simple : écrasez
avec une toile métallique la flamme d'un bec de gaz, une partie de
ce gaz continue de brûler au-dessous, une autre traverse les trous
de la toile, il s'y refroidit et il ne brûle pas au-dessus. On pourra con-
stater qu'il passe au travers, en y mettant le feu par une allumette.
Partant de là, Davy disposa au-dessus d'ut-e petite lampe à huile
une cloche en treillis métallique qui avait environ 0™,06 de dia-
mètre et 0'",22 de hauteur. Telle fut la lampe de Davy dans sa
simplicité primitive.
Non-seulement cette lampe empêche la propagation de la
flamme, mais elle est un avertisseur du danger; elle brûle avec
une flamme nette dans l'air pur; mais aussitôt que la proportion
de grisou atteint k h S centièmes, elle commence à fumer, et cette
tendance s'exagère jusqu'à l'extinction quand le grisou augmente;
en même temps, cette flamme s'entoure d'une auréole produite
intérieurement par l'inflammation du gaz; c'est alors que le danger
est imminent et que la retraite des ouvriers devient nécessaire. Il
faut admirer, dans cette invention de Davy, la certitude des déduc-
tions expérimentales qiu l'ont conduit, la simplicité des moyens et
l'eflicacité du remède; un siècle d'expérience a prouvé que les
ouvriers vivent et que la lampe brûle paisiblement dans un milieu
qui ferait explosion si la lampe était à feu nu. La reconnaissance
publique fut attachée au nom de Davy, et l'on ne cesse de le citer
comme un exemple des ressources que les sciences tiennent en
réserve pour les besoins de l'industrie. La lampe était si simple et
si efficace que, par une sorte de respect, on s'est contenté de
l'employer sans chercher à la modifier; ce n'est que longtemps
après sa découverte qu'on y a trouvé des défauts et qu'on a osé y
remédier.
Nous allons maintenant parler de ces défauts. La lampe est sujette
à des accidens qu'on ne peut lui reprocher : elle peut se briser
par des éboulemens, par des chocs, par les coups des outils qui
viennent à la rencontrer et qui mettent sa flamme à nu. En voici
un curieux exemple arrivé à la mine de Roncharap, le 10 août 1859,
942 REVUE DES DEUX MONDES.
et qui est raconté par M. Mathet , ingénieur en chef des mines de
Blanzy.
Après une formidable explosion , l'ingénieur en chef, M. Mathet
lui-même, descendit dans la mine, et, s' approchant du lieu où s'était
produit le sinistre, il reconnut la présence du grisou en proportion
inquiétante; il se disposait à faire retraite quand un deuxième coup
de feu s'alluma, qui l'enleva, le roula jusqu'au puits dans un flot
de poussière noire et épaisse. Il sentit une forte chaleur au-dessus
de sa tête et plusieurs de ceux qui l'accompagnaient furent légère-
ment brûlés aux oreilles et aux cheveux. Ce n'est qu'après un délai
de quinze jours qu'on put pénétrer dans la mine ; on y trouva trente
cadavres. Leur mort avait été si instantanée qu'ils gardaient encore
les attitudes et les expressions qui les animaient au moment même,
ce qui permit de reconstituer les circonstances et la cause du
sinistre. Deux ouvriers s' étant pris de querelle, leurs corps enla-
cés l'un dans l'autre avaient encore la position de deux lutteurs;
leurs camarades regardaient. Un chef de poste voulut s'interposer
dans la bagarre, sa lampe fut lancée au loin, s'ouvrit et le mélange
prit feu. Il est probable que la flamme entra jusque dans les pou-
mons des victimes, ce qui causa leur mort instantanée.
Contre ces accidens de hasard on ne peut rien, et la lampe n'en
n'est pas coupable. Il en est de même de ceux qui viennent de
l'imprudence des ouvriers. Une longue impunité les rend indiffé-
rens au danger. Pour y voir plus clair, ils ouvrent la lampe ; ils
l'oDt fait cent fois sans accident; mais, un beau jour, l'explosion
survient et les tue. Rien ne peut éviter ces maîheurs, si ce n'est
la surveillance réciproque et la punition sévère des imprudens.
Ces moyens étant restés inefficaces, les lampes sont aujourd'hui
livrées aux mineurs tout allumées et fermées ; chacun a la sienne,
en est responsable, et il ne peut l'ouvrir. On a imaginé sur ce point
des fermetures très variées, à secret, électriques ou magnétiques,
par soudure, etc. Mais il arrive bien souvent que l'ouvrier trouve
encore le moyen de tourner ces empêchemens.
Toutefois il y a des accidens qui tiennent réellement à l'insufli-
sance des propriétés préservatrices de la lampe. En général, le tissu
métallique, tout en refroidissant l'auréole intéiieure, ne s'échaufte
pas beaucoup. Cependant, dans un milieu très tranquille et très
chargé , il peut arriver à rougir, à se couvrir de coke imparfaite-
ment brûlé et à communiquer le feu à l'extérieur : en voici un
exemple.
Le 29 janvier 1857, dans la mine de Ronchamp, l'aérage n'était
pas excellent, le grisou se montrait fréquemment aux avancemens
des galeries ; sa présence exigeait les plus grandes précautions de
LE GRISOU. 95S
la part des ouvriers et des surveillans. C'est dans les conditions
qu'une explosion se produisit un peu avant midi , détTminant la
mort de huit ho'nmes et blessant sérieusement cinq autres ouvriers.
L'enquête établit qu i le grisou avait été enflammé par l'imprudence
et l'insouciance d'un mineur qui, après avoir pris son repas, s'en-
dormit en laissant sa lampe accrochée au parement au-dessus de
sa tête. Le grisou, en brûlant dans la lampe, porta le tissu au rouge
blanc et communiqua l'inflammation a:i mélange environnant.
L'ouvrier endormi passa de vie à trépas sans fa're un mouvement,
et sa lampe fut retrouvée accrochée à la place où il l'avait mise.
Le treillis était recouvert d'une couche adhérente de chirbon
coke fié.
Une autre circonstance peut aggraver et déterminer ces accidens,
c'est la vitesse du courant d'air qui incline la flamme et la met en
contact avec le trei'lis qui s'échauiïe. On a fait sur ce point, dans
tous les pays, des expériences absolument concordantes, exécutées
d'abord en Angleterre, à Eppleton et à Hetton, reprises par une
commission royale en B-lgique vers 1868, par une réunion d'ingé-
nieurs conslitaée à Saint-Étienne, et enfin par MM. Mallard et Lecha-
telier au nom de la commission du grisou. Toutes ont démontré que
les lampes de tous les systèmes mettent le feu quand les vitesses
d'air dépassent 2 mètres environ par seconde et qu'elles ne sont
efficaces que pour le cas oii la marche de l'air ne dépasse
pas 1™, 70 ou l'",89 environ. On voit qu'en réalité la lampe de Davy
perd ses qualités qiand la ventilation dépasse une certaine vitesse.
Et puis elle offre un grave inconvénient, elle éclaire très peu.
La lumière de la lampe passe par les trous, mais elle est arrêtée
par les fils, et comme la toile métallique off:'e 1/5 de vide pour /i/5
de plein, l'éclairement se trouve réduit au cinquième. C'est une
cause pressante de danger parce que l'ouvrier mal éclairé est à
chavque instant tenté d'ouvrir sa lampe pour mieux y voir.
Pour ces diverses raisons, les ingénieurs ont mis à perfectionner
la lampe autant de persévérance qu'ils avaient d'abord montré
de respect à la conserver intacte. Le premier en date est un ouvrier
nommé Roberts, qui garnissa't la partie inférieure du treillis d'un
verre cylindrique afin d'éviter la sortie de la flamme. Il y réussis-
sait, mais en diminuant le pouvoir éclairant déjà si faible. Puis un
Français, le baron du Mesnil, n'hésita point à remplacer totalement
le cylindre en toile métallique par un large tube de verre. Plus
tard, un inventeur belge, M. Mueseler, place le cylindre de verre en
bas, autour de la flamme, conserve au-dessus le tube en treillis
métallique et garnit sa lampe d'une cheminée centrale qui active
le tirage. E ifin, chacun se mettant à l'œuvre, on compte aujourd'hui
jusqu'à 95 modèles difïérens. Celui de Mueseler a été imposé en Bel-
944 REVUE DES DEUX MONDES.
gique par une ordonnance royale de 1874; mais il paraît que tous
se valent à peu près. M. Dombre ne craint pas de déclarer que tous
les systèmes connus ou à trouver offrent h peu près les mêmes qua-
lités; c'est tout au plus si, dans des conditions habituelles, il y en
a un qui soit plus commode que les autres. Cela veut dire que toutes
les lampes suffisent quand il y a peu de danger, et qu'elles ne
suffisent plus quand il y en a beaucoup. On recommande de les
tenir au plus bas de la mine, d'éviter de les agiter, de les pendre
au collier des chevaux ou de les accrocher aux wagons de service,
en contre-vent, au besoin de les garantir d'un courant d'air avec
la main ou avec un pan de vêtement.
YI.
On voit par ce qui précède combien ont été nombreux et effi-
caces les travaux accomplis dans tous les sens pour rendre moins
meurtrière l'industrie des houilles : étude des propriétés du gaz,
ventilation, éclairage, tout a fait des progrès, mais c'est peut-être
aux mesures d'ordre, de surveillance, que l'on doit le plus. Aussi,
dans tous les pays, des règlemens, des lois spéciales et des peines
sévères ont-ils été édictés contre les délinquans. C'est un point que
la commission n'a point encore abordé, mais où elle arrivera néces-
sairement, car c'est là sa raison d'être. Pour montrer combien ces
lois de prudence sont nécessaires, je vais faire le compte exact des
victimes sacrifiées chaque année à cette industrie nécessaire. Parmi
les nombreuses statistiques qui ont été publiées, je choisirai celle
de M. Dickinson , officiellement adressée au secrétaire d'état du
Royaume-Uni. C'est la plus complète et la plus sûre, puisqu'elle
porte sur un très grand nombre d'années, de mines et d'ouvriers.
On y voit tout d'abord qu'en 1870, 352,000 ouvriers environ
sont descendus tous les jours dans les puits d'Angleterre et
d'Ecosse, et qu'au bout de l'année 1,000 d'entre eux y ont trouvé
la mort. C'est pendant toute une année, et en faisant la somme de
tous les accidens, 1 victime sur 352 personnes. Ces chiffres, outre
qu'ils donnent une idée respectable de cette industrie, sont de
nature à la réhabiliter dans une certaine mesure. On voit qu'elle est
en réaUté moins meurtrière qu'on le croit, qu'il y a beaucoup de
métiers encore plus terribles, et que l'inquiétude publique peut se
calmer. Ce sentiment se confirme si l'on suit les progrès du mal
depuis 1831 jusqu'en 1870 ; le nombre des mineurs a beaucoup
augmenté, de 216,000 à 352,000, et celui des accidens ne s'est
point accru, ni celui des victimes. Enfin, si dans ces listes funè-
bres on fait la part exclusive du grisou, on voit que les accidens-
LE GRISOU. 9/j5
deviennent plus rares et les victimes moins nombreuses : il y a
donc un évident progrès.
Il faut savoir que les ouvriers des raines sont exposés h toute
sorte de dangers : ils descendaient autrefois par des échelles verti-
cales ou par des systèmes oscillans qui exigeaient une grande
attention de leur part; les chutes étaient fréquentes, et c'était la
mort. Aujourd'hui les profondeurs sont devenues si grandes qu'on
est obligé de les descendre mécaniquement dans des bennes; mais
les dangers du voyage n'ont point encore disparu. Arrivé au chan-
tier, le mineur, par la nature de son travail, est obligé de prendre
les positions les moins commodes pour abattre au pic des masses
de houille sous lesquelles il est à demi couché. Qu'un éboulement
survienne, il est écrasé : cela arrive de temps à autre ; quelquefois
un seul homme, quelquefois des escouades entières restent ense-
velis quand une masse considérable s'écroule. Enfin des accidens
nombreux de plusieurs sortes, qui attendent le travailleur au fond
et à la sortie du puits, complètent les misères de son rude métier.
Eh bien! quand on décompose la statistique en chapitres séparés,
ce n'est pas le grisou qui a été le plus fatal. Les chutes dans le puits
sont presque aussi meurtrières, et les éboulemens font deux fois
autant de victimes que lui seul ; enfin si on réunit toutes ces causes
étrangères, elles sont trois fois plus à craindre que le grisou.
Celui-ci n'a donc moyennement à sa charge, malgré sa sinistre
réputation, que le quart des accidens. Je transcris ici un abrégé
des tableaux de M. Dickinson; les deux colonnes verticales déchif-
fres sont relatives aux périodes écoulées de 1851 à 1860 et de 1861
à 1870; elles sont les moyennes de dix années, elles indiquent le
nombre des personnes sur lesquelles il y a eu une victime annuelle.
Moyenne géoérale. . i . . . .
Par éboulement
Par explosion
Dans les puits
Accidens au fond
— au jour
Dans la première décade, il y eut 1 victime sur 2/55 personnes,
dans la deuxième 1 sur 300 : c'est un notable progrès. Même amé-
lioration pour les éboulemens, mais surtout pour le grisou, qui prit
1 personne sur 1,000 dans la première décade et seulement 1 sur
1,400 dans la seconde. Ces chifires sont consolans et pleins d'es-
pérance.
TOME XLIII. -~ 1881. 60
1851-1860
18G1-1S70
245
300
653
767
1,008
1,408
1,161
2,121
2,074
1,666
4,872
4,119
P/i6 REVUE DES DEUX MONDES.
On comprend sans trop de peine qu'il n'y ait rien à faire pour
les éboulemens. La prudence de l'ouvrier peut jusqu'à un certain
point les éviter, comme sa témérité l'y exposer. Mais on est
douloureusoment ému en voyant le nombre de personnes tuées
dans les pnits pendant leur descente au fond et leur retour au jour.
3,10*2 personnes ont péri par cette cau'îe en 20 ans, le grisou en
a pri^ ^,700, ce qui n'est pas beaucoup plus. N'y a-t-il donc aucun
moyen de facib'ter un voyage au?ST dangereux, aussi meurtrier que
le gnsou bii-méme, ou plutôt qu'elle dépense fau'lrait-il ajouter à
celle de l'exploitation p^ur organiser des trains qui donneraient plus
de sécurité? C'est une question que le public peut poser, que les
législateurs doivent discuter et les exploitans subir; question dont
la solution e'^t loin de dépasser les ressources de la mécanique.
Je trouve dans une autre statistique publiée par M. Mathet, ingé-
nieur en chef ^ Blanzy, l'occasion de faire d'autres remarques tout
aussi importantes. Cette statistique est relative aux explosions surve-
nups au bassin central ; elle comprend vingt-cinq années, de 1851
h J876<ç et vingt et une explosions. On pe^t la diviser en deux
périodes : la première de 1851 à 1862 comprenant onze années, la
deuxième de 1862 à 1876, soit quatorze ans. Dans la première, il y
eut quatorze explosions; dans la deuxième, qui est plus longue, il
n'y en eut que sept. Pendant la première, les explosions ont été
produites six fois par des lampes mal fermées, quatre fois parce
que leur treillis avait rougi, et quatre fois par un coup de mine;
dans la deuxième, une seule fois par le fait de la lampe, six fois
pnr l'inflammation d'une mine.
Enfin, les quatorze explosions de la première période n'ont fait
que 116 victimes. 8 en moyenne, et les sept de la seconde ont tué
327 ouvriers, soit h7 pour cba^'une. Ceci conduit avec la dernière
évidence aux quatre conclusions suivantes : 1" que le nombre des
explosions a considérablement décru, ce qui témoigne d'une bonne
adminiptrrftion ; 2° que les explorions produites par l'imperfection
ou 1^ mauvais état des lampes ont entièrement cessé : le matériel
avait été amélioré; 3° qu'il n'y a plus qu'une seule cause d'explo-
sions, c'est le tirage des coups de mine ; h" que les explosions, si
elles diminuent de fréquence, deviennent de plus en plus redou-
tables et meurtrières.
L'intérêt particulier qui ressort de ces conclusions nous oblige à
quelques développemens. A mesure qu'on épuise la veine, les tra-
vaux s'éloignent et s'avancent en rayonnant. Il faut continuer les
galeries, rejoindre les veines superposées, ou celles que des
failles, c'est-à-dire des changemens de niveau, ont interrompues,
se débarrasser des roches qui interrompent l'avançage et faire
LE GRISOU. gii7
tomber les blocs de houille par un procédé rapide, surtout quand
ils sont tassés et durs; l'emploi seul du pic retarderait outre
mesure l'exploitation; on se voit contraint de faire sauter les
roches par des mines qu'on charge de poudre et qu'on ail unie
comme on le ferait à l'air libre. Il paraît bien étonnant que d'une
part on s'entoure de tant de précautions pour l'éclairage, et que de
l'autre on ne craigne pas de développer tout à coup des flammes
bien autrement dangereuses, étant à une température plus élevée,
dans des endroits retirés, où l'aérage pénètre difTicilement, produi-
sant un choc subit qui fait sortir les flammes du treillis métal-
lique, soulevant tout à coup des nuages de poussière, ouvrantquel-
quefois des soufîlards jusque-là bouchés, réunissant enfin les con-
ditions les plus désastreuses. Aussi la commission du grisou prend
soin de fixer sur ce point l'attention des ingénieurs, fai^^ant appel
à la pru'lence et prescrivant les plus minutieuses précautions :
constater à l'avance l'absence du grisou, surtout au toit, ne tirer
qu'avec la permission du maître mineur, avoir comme en Angle-
terre des agens spéciaux et éprouvés {fîre?nen), etc. Ce, sont là
des conseils qui, pour être sages, n'en sont pas moins très vagues.
Ils signifient que le tirage à poudre est une pratiipie téméraire,
que l'on ne veut ou qu'on ne peut pas l'abandonner, et qu'on
n'a aucun moyen sérieux d'en éviter les dangers. Aussi les acci-
dens se multiplient; j'en vais citer deux, non les plus cruels, mais
choisis parmi ceux dont la cause a été le mieux constatée : le
premier, qui fit M victimes, a été déterminé par l'imprudence
d'un ouvrier entêté. Celait le 8 novembre 1872, à Blanzy, au
puits Sainte-Eugénie. Un ouvrier, nommé Mougenot, travaillait
seul dans un quartier qui présentait des failles, lesquelles facili-
taient de temps à autre un léger dégagement de grisou. Tout ti-
rage à poudre avait été formellement interdit, et Mougenot en
avait reçu spécialement la défense à cinq heures du matin de la
part du maître mineur qui lui indiquait son chantier, et à huit
heures et demie, de la bouche d'un sous-chef. Saulnier, chef du
poste, vint vers lui une demi-heure avant l'accident, et le dialogue
suivant s'établit entre eux : « Ghtf, laissez-moi tirer un coup
de mine, mon havage est fait. — Non, je ne le veux pas, ton
charbon est tendre. C'est expressément défendu, et tu ne le feras
pas, quoique je vienne de voir qu'il n'y a pas de grisou dans la ga-
lerie. » Saulnier s'éloigne; après cette défense formelle et pendant
qu'il causait avec un mineur dans une autre galerie, il entend
une détonation : « C'est Mougenot qui vient de faire le coup,
s'écrie-t-il ; sauvons-nous. » On retrouva le cadavre de Mougenot
au milieu de ses outils dispersés; on vit la trace du coup de mine
948 BEVOE DES DEUX MONDES.
qu'il avait allumé, et c'est Saulnier, miraculeusement sauvé, qui
raconta naïvement, mais très précisément, comme oa vient de le
voir, les circonstances qui avaient précédé et causé l'accident.
Le deuxième exemple va montrer que toutes les précautions sont
illusoires; il n'en est que plus concluant.
Le 3 janvier 186i), dans la mine de Ronchamp, toutes les pré-
cautions avaient été prises. Un coup de mine détermina l'explo-
sion et fit 7 victimes. La pression développée par la poudre se fit
jour à travers une petite couche de houille inaperçue, et larochene
fut point détachée. Ce n'est que deux mois après l'accident qu'on
découvrit en ce point l'existence d'un petit soufïlard, trop petit
pour avoir été signalé, mais qui avait suffi pour accumuler sous le
toit assez de grisou pour que l'explosion se fît. Peut-être avait-il
été débouché par l'explosion de la poudre. Combien de cas sem-
blables ont causé de semblables malheurs !
Le tirage à poudre est donc toujours une imprudence : c'est
aujourd'hui l'objet de toutes les préoccupations. Ruggieri imagine
des amorces à pression pareilles à celles de l'artillerie ; on recom-
mande la poudre comprimée exempte de pul vérin, on proscrit les
allumettes, on ne se sert que d'amadou; Mac Nabb invente des
cartouches enveloppées d'eau pour éteindre le feu. On propose
d'enflammer toutes les mines à la fois par l'électricité en l'absence
des ouvriers, on remplace la poudre par la dynamite, qui est loin
d'être plus innocente, etc. Mais ce ne sont là que des palliatifs; il
n'y a qu'une solution radicale, tout le monde la cherche, l'attend
et l'espère : renoncer au tirage à poudre et le remplacer par un
procédé mécanique.
Il est clair que c'est là une grosse question, qu'on ne peut inter-
dire la poudre dans un district sans la prohiber dans tous, qu'il
faudrait une entente internationale, que si, d'un côté, l'intérêt
humanitaire le conseille, les intérêts économiques s'y opposent, de
l'autre, et l'on attend avec confiance, non sans préoccupations, que
les sciences viennent renouveler par quelque invention le miracle
que la lampe de Davy fit dans l'éclairage. Ce n'est point un pro-
blème qui soit insoluble; au dire de quelques-uns, il est même
déjà résolu.
Les travaux de forage à travers les hautes chaînes des Alpes ont
habitué la pratique à un agent nouveau, l'air comprimé, qui peut
s'introduire et qui déjà s'est introduit dans les mines pour les
assainir, pour forer les trous de mine, pour conduire les chariots.
On sait exercer des pressions hydrauliques jusqu'à mille atmo-
sphères pour séparer les rochers par l'introduction d'un coin. L'é-
lectricité commence à jouer un rôle pour la transmission du travail.
LE GRISOU, 9Zl9
Sans aller si loin, on utilise depuis longtemps dans le Hartz et en
Angleterre l'aiguille coin, qu'on enfonce à grands coups de masse.
Il y a le coin à pression hydraulique de Levet, il y a des machines
nommées bossayeuses, qui abattent les roches ou fendent les masses
houillères. L'une d'elles, inventée par Duboys-François, de l'aveu
de la commission, est tout à fait comparable pour le prix et la
rapidité du travail au système ordinaire; enfin, un homme qui
s'est fait l'avocat de ces procédés nouveaux, que son expérience et
sa compétence défendent contre les illusions, M. Mathet, n'hésite
point à déclarer dès aujourd'hui que, a dans toute mine à grisou, il
sera toujours possible, pour l'abatage des charbons, de se passer
du concours des matières explosives. » Le jour oiî ce pro^j-rès sera
réalisé, l'inquiétude des ouvriers cessera et l'exploitation, au heu de
multiplier des surveillances inefficaces et des dépenses inutiles au
lieu de trembler dans la continuelle attente d'un danger possible
retrouvera la certitude et la liberté d'allures que la sécurité peut
seule lui donner. Tout ne sera pas dit pourtant, elle aura encore
à lutter contre un phénomène particulièrement désastreux qui se
développe subitement, que rien ne fait prévoir, que rien ne peut
conjurer et qui, tout à coup, comme les accidens de chemin de
fer, détruit de fond en comble toute l'économie d'une mine, c'est
le dégagement instantané du grisou. Ce phénomène est coupable
des grands sinistres dont on a été si souvent ému, de celui qui, à
Oaks Golliery, a tué 3Zi3 hommes, de celui qui en a fait périr llii
au puits de Lagrappe à Frameries et de tous ceux que l'avenir pré-
voit sans rien pouvoir contre eux. Il faut lire à ce sujet l'étude
qu'a publiée M. Arnould, ingénieur principal à Mons, dans laquelle
il a recueilli 66 descriptions d'accidens de même ordre et de même
caractère arrivés dans les circonstances identiques que nous allons
faire connaître.
VIL
Au milieu du calme le plus tranquillisant, quand la circulation
est bien établie, que le grisou est à peine signalé, les ouvriers aper-
çoivent une déviation lente des parois d'attaque, comme si elles
étaient poussées du dedans vers le dehors, puis ils entendent un
bruit sourd que les uns comparent à un vent énergique ou à un
roulement de tonnerre. Tout à coup la cloison s'écroule, un effluve
de grisou pur s'échappe à travers les galeries, il entraîne les ou-
vriers, il éteint leurs lampes, il renverse le courant d'air et finit
par s'échapper par les puits. Cette espèce d'orage est tout à fait
semblable à la rupture des chaudières à vapeur, il dure peu, s'af-
S>'50 BEVUE DES DEUX MONDES.
faiblit progressivement, et tout rentre dans l'ordre. On constate
alors qu'une cavité existait, qu'elle était pleine de gaz à une pres-
sion qui dépasse toute évaluation, et qu'elle s'est vidée aussitôt
qu'une issue lui a été ouverte. La belle description de l'antre d'Éole
qu'on se rappelle avoir admirée au premier livre de l' Enéide reyient
naturellement à l'esprit :
. . . . Hic vasto rex iEolus antro
Luctantes ventos tempos tatesque sonoras
Imperio prenait, ac vinclis et carcoi^e frenat.
Il n'y a que les chaînes de trop, la prison suffisait : puis, quand
elle s'ouvre :
Haec ubi dicta, cavum conversa cuspide montem
Impulit in latus : ac venti, velut agmiae facto,
Qua data porta ruunt, et terras turbine pcrflant.
Revenons à la réalité scientifique. Il faut noter avec soin une
circonstance bien extraordinaire qui accompagne et caractérise
tous les faits du même genre, et qui va nous éclairer sur leur
cause. Au moment où il s'échappe avec une si gi ande violence, le
grisou entraîne avec lui une énorme masse de charbon divisé,
pulvérisé et comme tamisé qui envahit les galeries et les obstrue,
qu'on a mesurée et qui dépasse plusieurs milliers d'hectolitres. Il
est donc évident que des vides existent dans la houille, qu'ils se
rencontrent surtout dans les mines profondes, aux endroits où les
veines sont contournées par des particularités géologiques, et
qu'ils servent de réservoirs à des quantités de grisou qui atteignent
jusqu'à 500,000 mètres cubes, comprimées jusqu'à des pressions
inconnues mais énormes, et qui s'échappent violemment quand
une issue leur est ouverte, comme la vapeur s'échappe d'une
chaudière crevée. Tant qu'il était confiné dans son repaire, le
grisou faisait effort pour en sortir ; il s'insinuait entre les lamelles
de houille et y pénétrait jusqu'à une grande distance des parois de
la cavité; mais aussitôt que celle-ci commence à se vider et qu'il
n'a plus de contrepoids pour le retenir, il brise ses enveloppes,
sépare et pulvérise k charbon, qu'il entraîne avec lui jusque dans
les galeries, qu'il obstrue. On peut même se demander si la poche
était vide originairement et si elle n'était pas un magasin d'un
charbon spécial, poreux, qui aurait absorbé et retenu l'immense
provision de gaz, qui aurait été entraîné par elle et qui aurait laissé
une caverne vide dans l'endroit qu'il occupait primitivement. Gomme
exemple de ces phénomènes, je transcris le récit d'un accident arrivé
LE GRISOU. 951^
le 3 février 1865, au charbonnage du midi de Dour, à la profondeur
de liQS mètres, et à 45 mètres du puits d'extraction. « Au milieu d'un
calme apparent, le gaz a fait tout à coup irruption avec une violence
telle que deux ouvriers occupés àl avancement ont été renversés et
entraillés vers le puits au milieu d'un torrent de poussière qui a en-
vahi les excavations du voisinage et s'est rapidement élevé jusqu'à
la surface en remontant par le puits d'exiraction ; le grisou a pris feu
à une lampe défectueuse qui se trouvait à l'étage de /i/i3 mètres, et
a fait périr tout le monde de ce niveau. En arrivant à l'orifice du
puits d'extraction, il s'est aussi allumé à un petit foyer situé dans
le bâtiment du puits, a fait sauter la toiture et a mis le feu au câble
d'extraction... Le gaz et la poussière furent suivis de près par une
masse considérable de houille broyée et comme tamisée qui vint
encombrer le chassage sur une longueur de près de 30 mètres. Le
mesurage de cette masse pulvérulente en a porté le volume à
1,718 hectolitres. Quant à la cavité ou poche qui s'est ainsi vidée
et agrandie, elle affectait une forme irrégulière. La capacité de cette
poche n'a pu être mesurée. Nous pensons toutefois qu'il n'y a rien
d'exagéré à l'évaluer à 100 mètres cubes. Les témoins disent avoir
rencontré subitement une coupe qui donna issue à une grande quan-
tité de grisou et de poussière avec un bruit comme celui d'un coup
de mine. Ils assurent qu'avant l'ouverture de la coupe, il n'y avait
point de grisou dans la galerie et que l'aérage était bon. »
Nous avons dit que l'ouragan subitement déùhaîné s'apaise peu
à peu et cesse de lui-même après avoir versé dans l'atmosphère,
par les puits, le grisou qui lui a donné naissance : dans ce cas, il n'a
qu'une gravité relative et éphémère ; on en est quitte pour l'asphyxie
des ouvriers qui ont crevé la poche ou de ceux que les gaz ont ren-
contrés en chemin, ce qui est déjà bien assez triste; mais le sinistre
prend les proportions les plus terribles quand il s'enflamme en
chemin à un foyer ou à une lampe oubliée ; alors le ma'heur dépasse
tout ce qu'on peut imaginer. C'est ce qui est arrivé à la mine de
Lagrappe, à Frameries, le 17 avril 1879. La mine communique
avec le jour par trois puits : l'un qui sert à l'extraction et par où
pénètre l'air; un deuxième, d'aspiration, muni d'un ventilateur;
un troisième puits contient les échelles. La mine a 620 mètres de
profondeur. Le jeudi 17 avril, à sept heures trente-sept du matin, las
ouvriers qui étaient à l'orifice du puits d'extraction en virent sortir un
courant d'air très violent. Quelques secondes après, ce gaz, qui était
du grisou pur, vint prendre feu au foyer de la machine à vapeur.
Immédiatement la flamme descendit dans tout le bâtiment qui cou-
vrait les puits, circonstance terrible qui empêcha les ouvriers de
sortir. Une gigantesque colonne de feu dépassait le sommet de la
952 REVUE DES DEUX MONDES.
cheminée , qui a 50 mètres de hauteur -, elle se voyait de la gare
de Mons à 7 kilomètres.
Cependant cette gigantesque flamme continuait à brûler, mais en
s' affaiblissant; deux heures après le commencement, on voyait la
flamme réduile à 2 mètres et osciller à l'orifice, lorsqu'une première
explosion se produisit dans le puits. Elle fut suivie de quatre autres,
espacées de dix minutes en dix minutes; enfin, à onze heures trente-
six, il y en eut une dernière beaucoup plus violente que les autres.
Ces explosions étaient déterminées soit dans le puits, soit dans la
mine, par le mélange de l'air avec le grisou aussitôt que la propor-
tion de celui-ci eut été diminuée. Pendant ce temps, les mineurs,
avertis par l'état anormal de la mine, s'étaient dirigés vers les échelles,
mais le puits qui les contenait étant surmonté par un bâtiment en
flammes , laissait rentrer de l'air mêlé de fumée ; toute issue leur
était fermée ; la plupart furent brûlés.
Qu'on me permette en finissant cette longue étude de la résumer
en quelques mots. Il n'y avait pas de problème plus compliqué que
l'organisation d'une houillère, il n'a été sérieusement abordé qu'au
commencement de ce siècle. C'est en vue d'épuiser les mines que
la machine à vapeur a été inventée ; aujourd'hui, par une curieuse
interversion des rôles, c'est pour nourrir les machines à vapeur
que l'on vide les mines de houille. On a su faire circuler dans leurs
galeries la quantité d'air nécessaire pour alimenter la vie des
hommes, le feu des lampes et pour entraîner le grisou ; la lampe
de Davy perfectionnée n'enflamme plus le mélange détonant, qui
d'ailleurs ne se forme plus. Les systèmes mécaniques pour la des-
cente et la montée des hommes, pour l'enlèvement des produits,
pour la circulation à l'intérieur, ont profité de tout ce que la méca-
nique inventait et profiteront de ce qu'elle inventera. L'air com-
primé commence à descendre dans la mine et à y faire son service,
î'abatage de la houille sera bientôt réalisé mécaniquement sans
explosions. On peut donc être satisfait du présent, tout en espérant
que l'avenir fera plus encore. Il n'y a qu'un point noir, si noir
qu'il défie toute espérance, l'explosion subite du grisou condensé;
on ne peut que s'abandonner à la grâce de Dieu. Mais ce qu'il faut
dire bien haut, c'est qu'ingénieurs, directeurs et ouvriers ont fait
et presque dépassé leur devoir: ingénieurs en assurant la sécurité,
directeurs en créant des institutions de bienfaisance, ouvriers en
se dévouant. Si l'Académie française y voulait regarder, elle trou-
verait des actes de vertu.
J. Jamin.
REVUE LITTERAIRE
A PROPOS DE LA PRINCESSE DE BAGDAD.
On a largement usé, depuis une quinzaine de jours, contre cette mal-
heureuse Princesse de Bagdad, de tout ce que la critique a de droits.
Quelques- uns même, dont nous sommes, pensent qu'à vrai dire on
pourrait bien en avoir abusé. Trop est trop. Le public, et surtout le
public de nos premières, a de ces révoltes soudaines et brutales, comme
en d'autres rencontres il aura d'inexplicables indulgences. Passons-les
lui. Mais il semble que la critique, au moins, une fois sortie de la salle,
où, comme tout le monde, elle vient de sentir avec ses nerfs, pût et
dût se reprendre, et puisque c'est de juger qu'il s'agit, juger avec son
jugement. Car il ne saurait suflire d'avoir décidé qu'une pièce est mau-
vaise, ni même d'avoir démontré qu'elle lest pour telles et telles rai-
sons, que Ton donne: il faudrait encore pénétrer un peu plus à fond,
jusque dans le secret de l'auteur, et pour ainsi dire dans la confidence
de ses intentions. C'en était ici le cas.
Il n'y a pas beaucoup plus d'un an que M. Dumas, dans la préface
qu'il a mise à l'Étrangère, traitant de son art, nous parlait de certains
« moyens grossiers, » presque infaillibles, avec cela « plus faciles
qu'on ne le croit » de provoquer les applaudissemens de toute une salle
et d'emporter de vive force un succès de théâtre. C'était trop dire. Le
jeu du théâtre, quelque rare et longue expérience que l'on en puisse
avoir, n'en reste pas moins un jeu. Le hasard y règne en maître.
C'est là vraiment que rien ne permet de préjuger de rien, et qu'on
n'a jamais vu, qu'on ne verra jamais d'autorité si bien affermie
qu'elle ne soit à la merci, toujours, d'une épreuve nouvelle. Mais si
954 REVUE DES DEUX MONDES.
M. Dumas voulait dira qu'il ne tiendrait qu'à lui de continuer à mar-
cher par les chemins battus, de jeter uns critique sincère dans le
plus étrange embarras en la réduisant à n'invoquer contre la pièce
que des objections qui porteraient du même coup contre quelque
chef-d'œuvre accepté, reconnu, consacré, d'enlever enfin au hasard
tout ce qne lui peut enlever la connaissance des difTicultés de l'art
et des moyens de les tourner; il avait raison. Nous n'irons pas jusqu'à
prétendre qu'il ne dépendit que ds M. Dumas de refaire un Père pro-
digue, ou le Demi-3Ion^e, ou la Dame aux Camélias. Nous ne desce ndons
jamais deux fois dans le même fleuve, disait ce philosophe. C'est déjà
beau de se continuer, mais on ne se recommence guère. Je veux du
moins insister, comme sur un point essentiel, sur ce qu'il y a dans le
théâtre deM. Dumas, et depuis /a Z)ame av.xcamélias, etjus^u'à VÉtran-
gcre, de raisonné, de délibéré, de systématique, d'artificiel, s'il vous
plaît, ou de faux, si vous l'aimez mieux, — car il faut parler ici pour tous
le? goûts et que tout le monde convienne avec nous de la chose, — mais
de voulu, et de fortement voulu. Voici tantôt vingt-cinq ans que M. Du-
m?s se sert des moyens du théâtre, dont il a le maniement comme per-
sonne, pour faire tout autre chose que du théâtre, au sens oii l'enten-
dent encore aujourd'hui les débris de l'école de Scribe. A-t-il tort? a-t-il
raison? Je crois au moins que l'on est injuste, et même un pju pédant ,
quand on prétend réduire les auteurs dramatiques, de leur vivan t, au
rôle d'amuseurs publics, eux, dans les œuvres de qui nous découvrons
tant d'intentions, et de tant de portée, une fois, à la vérité, qu'ils sont
morts. Voyez plutôt, pour ne pas prendre un plus illustre exemple ,
comment les historiens de la littérature, et même de la révolution,
tous les jours, nous parlent de l'auteur du Mariage de Fignro. Et de
fait, serait-ce une raison, parce que l'on est capable d'écrire le Mariage
de Figaro, pour n'avoir pas le droit de dire son mot sur la liberté de la
presse? sur la question du mariage parce que l'on est M. Vicîorien
Sardou? sur la question du divorce parce que l'on est M. Alexandre
Dumas? Molière s'est peut-être abstenu de dire le sien, en plein
théâtre, sur l'éducation des femmes ou sur le culte dû à D!eu, pour
parler comme les prédicateurs, car Tartuffe ne va rien moins qu'à cela?
Ce n'est pas aujourd'hui le point : mais assurément, là et non ailleurs,
dans la nature même de certaines préoccupations qui le hantent, comme
dans sa ma'iière, bien à lui, de les mettre à la scène, est la véritable
originalité de M. Duma?, le secret de sa force et le fondement de son
autorité.
C'est pourtant ce qu'il semble qu'à propos de la Princease de Bagdad
on ait, en général, tout simplement oublié. J'accorde; ce que l'on vou-
dra. Maltraitez donc la pièce, dites que l'intrigue en est étrange, que
les caractères en sont invraifemllables, que le dialogue en est d'une
violence qui va jusqu'à la brutalité. J'y souscris. Voulez-vous même
REVUE LITTÉRAIRE. 955
que je souhaite à M. Dumas de ne pas garder trop de rancune au public
et de profiter plutôt de l'insuccès comme d'un avertissement? C'est
fait. Mais, lorsque vous vous êtes bien écriés que vous n'avez jamais
rencontré de M. Nourvarly ni même, ni surtout, de comtesse de Hun,
est-ce que vous croyez que M. Dumas ne le sait pas bien, et même que
vous n'en rencontrerez jtmais? ou bien encore, si vous lui dites que
jamais un galant homme ni surtout une honnête femme, étant admises
les situations de la Prinresse de Bagdad, n'agiront comme on voit agir
cette même comtesse di Hun et ce même M. Nourvady, vous imaginez-
vous donc que M. Dumas l'ignore? et lui prêtez-vous l'intention de
vous proposer aux yeux des scènes vraies, copiées au vif de la réalité,
naturalistes enfin, et grossies tout jnste autant qu'il le faut pour s'ac-
commoder à l'optique de la scène? Je pose la question plutôt, à
vrai dire, que je ne la décide. C'est qu'il f u Irait entreprendre une
étude approfondie du théâtre entier de M. Damas si l'on voulait
préciser jusqu'à quel point M. Dumas lui-même, depuis quelques années,
croit à IVxistence réelle et, pour ainsi dire, à Vhumanité de ses propres
personnages. 11 y a cru jadis, La dame aux camélias, par exemple,
M, Dumas s'est plus d'une fois défendu d'en avoir fait, dans son roman
on dans son drame, une autre femme que cells que le tout Paris d'alors
avait connue. Cependant il disait déjà : u Marguerite Gauthier est une
exception, mais si ce n'en éta"t pas une, je n'aurais pas pris la peine de
l'écrire. » Mais il est remarquab'e qu'à mesure que M. Dumas, depuis
lors, ajoutait un nouveau succès à ses succès anciens, il faisait, dans ses
comédies et dans ses drames, une part plus étroite à mesur^ à l'obser-
vat'on du réel et à mesu e plus large à la concfption de Timaginaire.
Suivez un peu la gradation. Marguerite Gauthier, comme on vient de
vous le dire, n'était encore qu'une exception; prenez le Demi- M onde,
Suzanne a'An^e est un caractère; prenez un Père prodigue, klheTÛne de
la Borde est un type, — la courtisane économe, définie précisément à la
façon des logiciens, per commune genus et 'propriam differentiam ; —
prenez les Idées de Madame Aubraij, Jeannine est déjà plus qu'un type,
c'est un symbole. Et pour Césarine dans la Femme de Claude, pour
M'» Clailc^on dans CÉtrangcre, pour la comtesse de Hun, enfin, dans la
Princesse de Bagdad^ ce sont des allégories, c'est-à-dire je ne sais quoi
de plus général, de plus abstrait encore et de plus indéterminé qu'un
symbole.
On a donc fait peu de chose contre la Princesse de Bagdad quand
on a démontré que l'intrigue se réduisait à l'intrigue d'un pur mélo-
drame et que d'ailleurs elle ne se dénouait pas, puisque la dernière
scène y replace les personmges à peu près dans la même situation
qu'ils étaient au début de l'action. On a fait peu de chose quand on a
prouvé, ce qui n'est pas bien difficile, que ni le comte de Hun, ni la
comtesse, ni Nourvady, l'homme aux quarante millions, comme on va
956 REVUE DES DEUX MONDES.
rappeler pendant quelque temps, le nabab, le boïard ou le magnat
fatal, n'incarnaient en eux quoi que ce soit de réel, ni l'une de ces
passions, ni l'un de ces sentimens dont toute femme ou tout homme
porterait les commencemens en soi. Jadis, il est vrai, jusque envi-
ron le temps des Idées de Madame Aubray, vous eussiez pu faire de
ces argumens à M. Dumas; mais maintenant il faut s'y prendre d'autre
sorte. Son mélodrame ne finit pas? Il le sait. Son a Antony million-
naire » est plus vieux et plus démodé que le premier Antony? Il l'a
voulu comme cela. Son héroïne enfin, la comtesse de Hun, enferme en
elle aussi peu de réalité, je veux dire aussi peu de vérité moyenne et
générale, aussi peu de substance que possible? C'est exprès. Vous répon-
dez qu'alors il eût fallu faire exprès de mieux faire, ou de faire autre-
ment. C'est assez mon opinion. Je dis seulement qu'avant de l'exprimer
il n'était pas inutile de savoir si je jugeais M, Dumas à peu près sur
ce qu'il a voulu faire. Des impressions ne sont pas des raisons. Fâchons-
nous, à la bonne heure, mais sachons d'abord pourquoi nous nous
fâchons, et cherchons ensuite si c'était notre droit de nous fâcher.
Or le vrai, c'est que depuis quelques années M. Dumas est sous l'ob-
session de deux ou trois idées, que cette obsession le tyrannise, et qu'il
ne s'en débarrassera que quand il aura trouvé la formule de ces deux
ou trois idées. Je les aurais appelées fixes, si justement elles n'étaient
pas encore flottantes et vagues, à l'état de matière cosmi,}ue, pour ainsi
dire, dans l'esprit de M. Dumas. Notez au passage que ce n'est pas ici le
trait le moins curieux, ni le moins caractéristique du talent de M. Dumas.
Il y a contraste, il y a peut-être eu contraste de tout temps, mais aujour-
d'hui plus accusé que jamais, entre la netteté de son style et l'indécision
de ses idées. Lui, qui fut autrefois, à sa manière, quoi qu'il en dise et
quoi qu'il en ait, parmi les précurseurs de ce que nous avons, depuis
M. Zola, naturalisme appelé, voilà tantôt dix ou douze ans qu'il vogue,
avec plus de hardiesse que de bonheur, sur les océans brumeux de la
mysticité. Lisez ces quelques lignes de la Princesse de Bagdad; elles sont
du rôle de Lionnette et de la grande scène du deuxième acte : « Ah! si
vous saviez comme ce que vous appelez l'amour m'est de plus en plus
odieux!.. Je vous aime! c'est-à-dire, vous êtes belle et votre chair me
tente! C'est à cette tentation que j'ai dû le mari qui m'outrage, c'est à
cette tentation que je dois l'outrage que vous me faites! Un prince n'a
pu résister à ce qu'il appelait, lui aussi, son amour pour une jolie fille,
et me voilà au monde, à cause de cela! Il faut que je souffre à cause
de cela, et que je me Vv^nde peut-être aussi, à mon tour, à cause de
cela! » Évidemment, M. Dumas rêve par instans, je ne dis pas de la
mortification, je dis de l'abolition des sens. Anathème sur cette chair
de péché ! Chose curieuse, il a même retrouvé, pour la placer dans la
iouche de Lionnette, une devise que l'on voit, dans la rue Saint-Sul-
REVDE LITTÉRAIRE. 957
pice, au bas des images de piété : Au ciel on se reconnaît! Elle parle
du roi, son père : « Qui sait? après avoir été si puissant sur la terre, il
n'aura peut-être que moi au ciel ; il faut bien que je garde quelque chose
pour me faire reconnaîire, — là haut, — puisqu'il n'a pas pu me recon-
naître ici-bas. » Cependant, tout en devenant mystique, et mystique
jusque-là que des catholiques, très naits, à moins qu'ils ne se crussent
très habiles, au temps de r Homme- Femme, ont ia^iWi célébrer la conver-
sion de M. Dumas, de quoi j'imagine qu'ils auront rappelé, depuis la
Queslion du divorce, il a gardé sa façon dé dire, — primesautière en sa
recherche, audacieuse, incisive, coupante, — et c'est ce qui continue
de faire illusion à quelques-uns sur la direction qu'il a prise. Mais il
ne se sert plus aujourd'hui des moyens de théâtre que selon le besoin
qu'il en a pour réaliser ses abstractions mystiques, quand la bro-
chure ou le livre ne lui suffisent plus, et qu'il croit devoir donnera ses
symboles un corps, une figure à ses allégories.
Parmi ces idées, il en est deux au moins que vous reconnaîtrez dans
la Princesse de Bagdad, ne fût-ce que pour les avoir vues passer dans
rÉtrangcre. L'une, qu'il a voulu précisément incarner dans son homme
quarante fois millionnaire, c'est une espèce d'admiration pour le pou-
voir corrupteur de l'argent, a la première puissance du monde, » comme
on l'appelait dans l'Étrangère, le « tentateur de l'heure présente, »
comme on l'appelle dans la Princesse de Bagdad. Il s'y mêle un peu
d'effroi. L'autre idée, sentiment plutôt qu'idée, comme je tâche à le
marquer dans les termes mêmes que j'emploie, c'est une adoration,
compensée de beaucoup de terreur, pour l'influence de la femme :
« Quand les femmes auront conscience de leur force et de leur pou-
voir, l homme sera bien peu de chose. » Il deviendra, selon le mot
même de M, Dumas, Vimbccile que vous représente ici le comte Jean
de Hun. Et le principal personnage, à ce propos, Lionnetle, cette créa-
ture « née d'un désir et d'une corruption, » comme l'Étrangère était
«née d'une remarque, » effet connu, que M.Dumas eût sagement évité,
la fille de M"" Duranton et du roi de Bagdad, que représente-t-elle?
Rien que je puisse préciser, ni rien, à ce que je crains, que puisse
préciser M. Dumas lui-même.
Cela vient, ici et ailleurs, de ce que justement les idées de M. Dumas
sont moins des idées que des sentimens. Il craint, et il sait ce qu'il
craint : il ne sait pas sous quelle forme il craint. Il craint cet énorme
pouvoir qu'en effet l'argent a conquis dans le temps où nous sommes,
et je crois qu'il a raison de le craindre, mais sous quelle forme le
craint-il et de quel côté voit-il venir l'ennemi? Serait-ce vraiment
du côté de Vienne? et sous les traits de M. Nourvady ? Serait-ce
du côté de l'Amérique? et sous l'espèce de M" Clarkson? Quels sont
les effets qu'il en redoute? Est-ce avec les uns l'asservissement d'un
958 REVUE DES DEUX MONDES.
peuple de prolétaires sous la tyrannie du capital? Est-ce peut-être, avec
les autres, robscurcissement de l'esprit dans les jouissances de la ma-
tière? Est-ce avec ceux-ci l'avilissement des caractères et la dissolution
des vertus, trop heureuses d'être traitées comme des valeurs et tarifées
à leur plus juste prix? Est-ce avec ceux-là le développement de l'amour
du lucre, avec tous les vices bas qui deviennent tôt ou tard ceux d'une
aristocrciiie de marchands? Combien d'autres effets et combien d'au-
tres questions encore? Mais si c'est tout cela, tout ensemble, si le classe-
ment n'est pas fait, si l'on veut incarner en un seul type tout ce que Ton
redoute et tout ce que Ion croit entrevoir de dangers dans les nuages
de l'avenir, le moyen d'être clair? On se trouve pris alors entre « son
idéal et son impuissance. » Le mot est de M. Dumas, et c'est le cas de
M. DuTias.
C'est encore avec raison que M. Dumas redoute une certaine
influence trop souveraine et trop absolue de la femme. Mais encore
quelle sorte de femme craint-il? U serait capable, je pense, de répondre:
Touîes les femmes. Autrefois, quand il mettait des Suzanne d'A:ige et
des Albertine de la Borde à la scène, ob comprenait au moins et nous
savions à quoi nous en tenir. Mais Césarine, dans la Femme de Claude,
ou M" Clarkson, dans TÈtrangere, ou Lionnette enfin, dans la Prin-
cesse de Badgad, qui nous dira ce qu'elles représentent? Nous touchons
ici le point faible de M. Dumas. Il s'est fait de bonne heure un fonds
d'observations sur lequel depuis il a toujours vécu, continuant bien, à
la vérité, de regarder autour de lui, mais sans voir, pour ainsi dire, ou
du moins sans rien noter ou retenir que ce qui servait à lui confirmer !a
vérité de ses observations d'autrefois. Il n'y a pas de phéno nène plus
commun dans l'histoire de la littérat ire et de l'art. Beaucoup, à partir
d'un certain âge, ou plutôt d'un certain succès, s'isolent du monde qui
les entoure, vivent désormais absens di milieu dans lequel ils ont l'air
de voir etd'eutendre, cessent d'observer, ne regardent plu ^ qu'en eux-
nu'mes, et ne s'intéressent plus qu'à combiner les acquisitions de leur
jeunesse, i's en ont fini de ce que Goethe appelait les années d'appren-
tissage: ils imaginent La valeur de leurs œuvres alors ne dépend plus que
de l'ingéniosité de leurs combinaisons et de la force de leur imagina-
tion. Quant au peu qu'elles conservent de réalité substaniielle, d'être
et de vie, cela dépend uniquement du nombre, de l'éiendje, de la pro-
fondeur dô leurs expériences d'autrefois. Le principal grief contre M. Du-
ma?, c'est que ses expériences, au total, ne paraissent pas avoir été assez
rcmbreuses ni le champ de son observation assez vaste. Ce qu'il a voulu
voir, il l'a bien vu, mais il se pourrait qu'il eût vu peu de chose. Il a
donc généralisé trop imprudemment et trop vite. On a qielquefois parlé
de ses sophismes : c'est trop dire : il n'en a commis qu'un seul, mais il
Ta commis de bonne heure, et nous en sommes à craindre qu'il ne con-
REVLE LITTERAIREi 959
tinue de le commettre toute sa vie : on l'appelle dans l'école le dénorri'
brement imparfait. Combien de nos auteurs dramatiques et même de no s
romanciers le commettent quotidiennement ! C'est ube conséquence
presque inévitable de l'excès de centralisation littéraire. On ne connaît
assez ni la proviiice ni même Paris tout entier. On ne peint donc qu'uu
certain monde, raffiné dans le vice comme dans l'élégance, infiniment
curieux d'ailleurs parce qu'il est infiniment complexe, furmé par la réunion
de gens accourus de tous les coins de la t^ne, et p^rce que les idées, les
senii.i.ens, les passions y subissent les déformations les plus rares, les
plus originales, les plus inattendues. Aussi leur littérature uest-elle
qu'una collection de cas pathologiques. Rien dj parfaitement sain ni de
parfaitement simple. La fille surtout les préoccupe étrangement. Il
est clair qu'elle est devenue depuis quelques an.iées la terreur
de M. Dumas. Lisez la préface non-seulement mystique, mais apoca-
lyptique par endroits, qu'il a mise à la Femme de Claude. « Et cette
Bête formidable ne disait pis un mot, ne poussait pas un cri! On
entendait seulement le choc de ses mâchoires, et dans ses entrailles le
bruit rauque et continu de ces roues des grandes usines qui tordent ou
fondent, sans le moindre effort, les métaux les plus. durs. » Vous voyez,
en passant, le procédé. Quelque chose d'effrayaut, d'énorme, d'indis-
tinct dont on essaie de préciser le contour au moyen de méiaphores
que l'on emprunte à la science, — tantôt à la mécanique, neiles en
ce cas, précises et dures; — tantôt à la chimie, plus confuses, plus
troubles alors, où toute sorte d'ingrédiens bouillonnent pour former
une combinaison nouvelle; — tantôt encore à la physiologie, hardies,
grossières, et vo'siaes de quelque obscénité. Je dois aussi rappeler pour
mjmoire les pages si curieuses et d'une observation si juste, que l'année
dernière dans sa brochure: les Femmes qui tuent elles Femmes qui votent,
M. Dumas consacrait à peindre la constitution ientj, insensiDie, régu-
lière d'une espèce de moade officie^, si je puis dire, de la galanterie.
-Mais où M. Dumas a tort, c'est quand il étend ses conclusions au-
delà de ses prémisses et qu'il croit reconnaître /a Séie, comme il l'appelle,
dans tous les mondes indistinctement, au plus haut comme au plus bas
de l'échelle sociale. Tant qu'il n'a pas voulu conclure au-delà de ce
qu'il avait vu, M. Dumas nous a donné les œuvres fortes de sa jeunesse
et de sa maturité, la Dame aux Camélias, un Père prodigue, la Question
d^ argent, le Demi-Monde, les Idées de Madame Aubray, la Princesse Georges,
et tout ce que j'omets pour ne pas prolonger l'é.iumiration. Les qualités
qu'il avait alors, les a-t-il perdues? NiUement, et non pas mê ne cette
vivacité de dialogue, en quelque manière agressive, qui semble un pri-
vilège des œuvres de jeunesse. Quant à la puissance de maniement
scénique, elle est entière, toujours entière et toujours surpreaante, aussi
bien, en 1881, dans la Princesse de Bagdad^ que dans V Étrangère, en 1876.
960 REVUE DES dedj: mondes.
Mais, dans la Princesse de Bagdad comme dans l'Étrangère, il semblé que
désormais cette puissance s'exerce à vide, sur des fantômes, sur des
abstractions, sur des êtres de raison enfin, dont ni toute l'hjbileté
technique de l'auteur, ni l'art merveilleux des interprètes, ni même enfin
le réalisme de la mise en scène, pour que M. Perrin ait sa part d'é-
loges, ne parviennent à nous dissimuler le néant. Savez-vous quels
sont les seuls personnages qui vivent dans cette Princesse de Bagdad?
Ce sont les deux amis de club, Godler et Trévelé. Ceux-là, M. Dumas les
a rencontrés, il les connaît, il les a vus et non pas seulement imaginés,
et les ayant rencontrés, en quatre coups de crayon il les a eus fixés.
Quelqu'un a raconté que, comme il félicitait M. Dumas, au lendemain de
la brillante reprise d'un Père prodigue, et qu'il louait surtout le premier
acte, en effet si vivant et si vrai jusque dans les moindres détails:
« Ah! c'est qu'il y a de fiers dessous ! » lui répondit l'auteur. Ce sont
ces dessous qui manquent aux dernières pièces de M. Dumas. M. Dumas
n'invente plus, il combine, ce n'est pas tout à fait la même chose. Il
construit en dehors et au-dessus, pour ainsi dire, de la réalité présente.
Mais il le sait, et grande est l'injustice de le traiter comme s'il ne le
savait pas.
Et maintenant, parce que la tentative de M. Dumas jusqu'à présent
n'a pas réussi, — car je crains qu'il ne se fasse à lui-môme quelque
illusion sur ^Étrangère, — est-ce à dire qu'il faille la condamner?
Non certes. Et comme il y a des tentatives que le succès ne saurait
absoudre, il y a des entreprises qu'il n'est jamais inglorieux d'avoir
tentées, et dont l'insuccès ne démontre nullement rillégiiimité. N'est-ce
pas encore ce que l'on oublie, quand on parle de M. Dumas? et fait-on
bien assez d'attention, qu'indépendamment, et en plus de ce que nous
venons de dire, il y a dans ses dernières œuvres un effort visible pour
renouveler certaines parties de l'art dramatique lui-même? J'ajoute,
puisqu'il s'agit de théâtre, que ces sortes de tentatives hardies sur l'aver
nir, vous ne voudriez pas apparemment laisser le soin de les risque-
à quelque débutant, tout nouveau venu dans l'art, et qui n'y aurait d'au-
tres titres que l'impatiente audace de son jeune âge et l'heureuse igno-
rance des difficultés du métier.
Sans doute, c'est un bien grand mot, et bien ambitieux, que celui de
réforme et de révolution. Songez un peu comme il faut qu'il soit ambi-
tieux, puisque M. Zola lui-même en a décliné l'honneur, et, du haut de sa
tête, proteste qu'il n'a jamais été le chef d'aucune réforme, ce qui est vrai,
ni seulement voulu l'être, ce qui est moins vrai. Je ne mets pas ici son
nom sans avoir mes raisons. C'est que, depuis quelques années, la viva-
cité même des controverses engagées sur ces questions littéraires suffit
à dénoncer que nous traversons une crise, comme l'intérêt que le public
y semble prendre parfois témoigne qu'il voudrait du nouveau. C'est
REVUE LITTÉR/VIRE. 961
assez le besoin, dans notre pays, des siècles qui finissent. Et pour vous
prouver qu'ils n'ont pas tout à fait tort, je vous rappellerai, — toujours
pour ne parler que de théâtre, — que des agitations longtemps stériles
ont fini par engendrer, au commencement du xvn* siècle, la tragédie
classique, — au commencement du xvm« siècle, la comédie bourgeoise,
— au commencement enfin du xix« siècle, le drame romantique, et ce
que nous avons appelé la comédie de mœurs. Les formes s'épuisent,
les moules se détériorent en quelque sorte et s'usent, à mesure que
l'on en tire un plus grand nombre d'exemplaires. En ce qui regarde la
comédie de mœurs, nous eu sommes là, présentement.
Ouvrons les yeux. Voilà plusieurs années déjà que l'art dramatique
tend à se constituer indépendant de la littérature et comme à s'établir
dans un domaine qui ne serait qu'à lui. Si certains auteurs en étaient
crus, l'art dramatique relèverait d'une critique spéciale et qui n'au-
rait pas plus de points de contact que la critique d'art avec la critique
littéraire. La faute en est incontestablement à Scribe : je ne veux
nommer que Scribe. Combien de conventions nouvelles, qui sont
venues grâce à lui s'ajouter aux conventions anciennes et réduire
toute une partie de l'art dramatique à n'être plus que l'art de poser une
énigme dans le premier acte, de l'embrouiller dans le troisième, et
de la dénouer au dernier! Vous voilà réunis, disait en quelque sorte
le très amusant auteur d'wne Chaîne ou du Verre d'eau, vous voilà réu-
nis douze ou quinze cents spectateurs de tout âge à peu près, et de
toute condition, et vous m'avez chargé de pourvoir pendant trois heures
à votre plaisir. Suivez-moi bien. Et d'abord, posons les règles du jeu.
Vous allez m'accorder plusieurs choses invraisemblables et faire avec
moi quelques suppositions sans fondement. Est-ce fait? Suivez-moi
toujours bien. Je prends maintenant, parmi les accessoires, une grande
dame, un grand seigneur, un bon père de famille, plusieurs jeunes
gens, plusieurs jeunes filles, dont les uns s'emploieront à vous faire rire
et les autres à vous faire pleurer. Je les place dans telle et telle situa-
tion : vous me l'avez permis. Eh bien! il faut que ce jeune homme,
— vous le voyez bien, ce jeune homme, nous l'avons tout à l'heure
appelé Arthur, ou Alfred, ou Armand, — épouse la jeune fille que voici,
non indotatarii uxorem, n'oubliez pas ce point. Comment vous y pren-
driez-vous? Et chacun s'y prenait comme il pouvait, et l'intrigue s'en-
gageait, et Scribe, avec un art incomparable, une fertilité d'expédiens
inépuisable, une prestesse de main inimitable, de scène en scène,
donnait un ingénieux démenti à celui-là, prouvait à celui-ci qu'il avait
oublié quelqu'une des suppositions du début, s'amusait de l'un et de
l'autre, de lui-même avec eux, et quand approchait l'heure de s'aller
coucher, alors, du milieu de cet écheveau si bien embrouillé, tirant
un fil que personne presque n'avait aperçu, le dénoùment venait ajou-
TOME XUII. — ÎS81. Cl
962 REVUE DES DEDX MONDES,
ter sa surprise à toutes celles dont la diversité successive tenait depuis
trois heures le spectateur sous le charme, et le répertoire, à ce que
l'on croyait, comptait une comédie de plus, en cinq actes et en prose.
Je ne me suis pas tellement éloigné de M. Dumas, puisque je n'ai
fait que paraphraser, si j'ai bonne mémoire, quelqu'une de ses Pré-
faces. Faut-il montrer qu'il avait raison contre Scribe et donner des
exemples de ces conventions inutiles et gênantes? Au premier acte de
la Princesse de Bagdad, Nourvady, dans un récit bien bizarre d'ailleurs,
prononce cette phrase : « Il y a des jours où j'ai le bras droit comme
paralysé. Qui voudrait avoir raison de moi, si je l'avais offensé, n'aurait
qu'à choisir l'épée; je serais tué probablement à la seconde passe. » On
a pris cette phrase pour une préparation, et puisqu'il était question d'un
moyen sûr de tuer l'homme aux quarante millions, on s'est étonné de
ne pas le voir provoqué d'abord et tué par le comte de Hun. Je ne veux
défendre ni la tirade elle-même ni cette phrase en particulier; mais je
dis qu'avec cet argument on aura bientôt supprimé la moitié des traits qui
peuvent servir à peindre un caractère. Vous en pouvez faire l'expérience.
Voilà une convention matérielle dont il faut se débarrasser. Ferai-je
remarquer en passant qu'elle a comme étranglé la comédie en vers?
Voici maintenant une convention littéraire. Il fallait que l'intrigue
Tournant comme un rébus autour d'un mirliton,
S'enroulât pour ainsi dire autour d'un personnage intéressant, doué d'a-
bord de toute sorte de bonnes qualités, du premier mot jusqu'au der-
nier digne de la sympathie des âmes bourgeoises, bon père, bon époux
et bon fils, ou bonne fille, bonne épouse et bonne mère, et tout au plus
passementé de quelques légers ridicules, que d'ailleurs on se gardait de
pousser assez loin pour qu'ils risquassent de déplacer les sympathies du
spectateur. Que s'il manquait, parfois, de ces bonnes qualités, il avait
au moins les qualités qui séduisent, don Juan de la banque, ou Célimêne
de la rue Saint-Denis. On entend encore aujourd'hui réclamer, dans
une comédie de mœurs ou dans un drame, ce personnage intéressant*
Je discuterai l'argument quand on m'aura dit à qui l'on s'intéresse, au
sens restreint du mot, dans le Légataire universel, à qui dans Turcaret,
et à qui dans le Mariage de Figaro ?
Enfin, citons une convention morale que M. Dumas, à bon droite se
fait honneur d'avoir expulsée de la comédie contemporaine : « Il était
convenu en ce temps-là qu'un enfant naturel devait gémir, pendant
cinq actes, de n'avoir pas été reconnu, et qu'à la fin, après toute sorte
d'épreuves plus pathétiques les unes que les autres, il verrait son père
se repentir, et qu'ils se jetteraient dans les bras l'un de l'autre en s'é-
criant: Mon père! mon filsl aux applaudissemens d'un public en
larmes.» A quoi rimaitcette convention? de quel sentiment pouvait-elle
procéder? et quelle raison de la maiutenir pouvait-on bien invoquer?
REVUE LITTERAIRE. 963
Et qui niera que M. Dumas ait eu raison de l'attaquer ? et que sa vic-
toire ait été ce jour-là une victoire de la vérité vraie sur la fausseté
conventionnelle ?
Il est iûutile de multiplier les exemples. 'Ceux-ci peuvent suffire à
montrer l'intérêt des tentatives de M. Dumas.
Évidemment il travaille à mettre quelque chose de nouveau sur la
scène, ou, si vous l'aimez mieux, car j'irai jusque-là, M. Dumas tra-
vaille à rétablir au théâtre des traditions littéraires. Vous allez trouver
l'affirmation singulière. En effet, je m'étonne moi-même de tant de
complaisance. Car si vous cherchez un auteur dramatique indifférent
à la tradition et trop irrespectueux de la langue, vous nommerez d'a-
bord M. Dumas. Mais au théâtre, comme dans le roman, et comme
en général dans l'œuvre d'imagination, plusieurs choses méritent
également d'être nommées littéraires : le respect de la forme d'abord
et l'ambition de bien dire, mais ensuite, et peut-être au-dessus, la
recherche de la nouveauté psychologique et l'étude, laborieusemea
poursuivie, de quelque province inexplorée de la nature humainet
Par là, par là seulement, si l'on veut, mais par là certainement,
l'effort de M. Dumas est littéraire, et c'est de quoi nous ne saurions
lui avoir trop de gré. Quand son œuvre ne vivrait que par ce seul
côté, je ne crois pas beaucoup m'avancer en disant qu'elle vivrait.
Vous opposez que, dans sa dernière manière, il n'a pas réussi? J'en con-
viens, mais voilà qui ne m'importe guère. Vous demandez s'il réussira?
Je n'en sais rien, ni lui non plus. Tout ce que je crois pouvoir dire,
c'est qu'il ne réussira que quaud il aura pris la peine d'éclaircir, et
surtout de mûrir, un peu plus ses idées qu il ne l'a fait avant d'écrire
la Princesse de Bagdad, de préciser et de déterminer par des contours
plus nets les « abstractions qui le troublent » et de revenir plus franche-
ment, disons le mot, plus naïvement, à l'observation de la réalité. Pour
le moment, il est comme emprisonné dans le terrible dilemme où tant
d'artistes se sont pris avant lui : pas de grande œuvre qui ne soit
l'œuvre de la réflexion, et cependant la réflexion est mortelle à l'inspi-
ration de l'art.
Là-dessus, on nous pardonnera de nous être éloigné de la Princesse
de Bagdad. A quoi bon recommencer à notre tour, après tout le moade,
l'analyse de la pièce? et ne valait-il pas mieux essayer de suivre l'au-
teur sur le terrain où il lui a convenu de se placer? A lui de voir si,
par la suite, il lui conviendra de s'y maintenir ou d'en changer : car
nous n'avons pas cru, quoi qu'il en eût dit, que l'Étrangère fût sa der-
nière œuvre de théâtre, et nous espérons bien qu'il ne voudra pas bais-
ser sur la Princesse de Bagdad le rideau de son Théâtre complet.
F. BfltJNËTIÈRE.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
14 février 1881.
Un jour, il y a bien déjà de cela sept ou huit années, au temps où
régnait encore l'espoir d'une prochaine restauration monarchique, un
homme d'esprit, qui était la moitié d'un ministre, assurait bonnement,
assez présomptueusement, que lui et ses amis allaient faire marcher la
France. C'est l'orgueil des partis qui, tour à tour, exercent, ambition-
nent ou se disputent le pouvoir, de prétendre faire marcher la France,
tantôt dans un sens, tantôt dans un autre sens. Ceux qui l'ont essayé,
il y a quelques années, ont été les dupes de leur méprise et de leur illu-
sion; ils ont si bien réussi que la France, échappant à leurs conseils,
à leur direction, s'est jetée dans une direction tout opposée, et ceux
qui, plus heureux aujourd'hui, puisqu'ils régnent, se flatteraient de la
conduire dans une voie différente, avec des idées étroites et exclusives
de parti, s'exposeraient infailliblement aux mêmes mécomptes. La
France a résisté, il y a quelques années, au mouvement de réaction
monarchique, parce qu'à tort ou à raison, elle s'est sentie violentée
dans quelques-uns de ses instincts, menacée dans quelques-unes des
garanties qu'elle a reçues de la révolution, et si maintenant on voulait
la faire républicaine autrement qu'elle ne veut l'être, elle résisterait
tout aussi bien. La vérité est que, malgré la facilité de sa nature, malgré
ses résignations apparentes à bien des expériences, la France ne marche
que quand elle veut, qu'elle ne se laisse conduire ou dominer, si l'on
nous passe cette expression, que dans le sens de ses idées et de ses
instincts, et que le jour où elle commence à se sentir contrariée, mena-
cée, elle ne tarde pas à s'arrêter, à se retourner : elle échappe alors
aux partis qui croient encore la retenir. Qu'on prenne pour exemple la
isiiuation présente, qu'on observe les signes, la direction générale des
REVUE. — GHRONIQDE. 965
esprits, les manifestations plus ou moins sensibles de l'opinion : s'il est
un fait évident, c'est qu'il y a une limite que l'opinion universelle ne
veut pas dépasser, c'est que la république, pour durer, doit, non pas
prétendre s'imposer et faire marcher la nation comme le veulent les
sectaires et les hommes de parti, mais prendre des formes, un carac-
tère de plus en plus appropriés à l'état moral et social du pays.
La France, cela est assez clair, a accepté la république. Elle vit sous
la loi républicaine sans grande préoccupation, et dans les élections qui
se feront cette année, qui sont déjà l'objet de toutes les combinaisons,
de tous les calculs et de toutes les conjectures, elle n'aura vraisembla-
blement d'autre idée, d'autre mot d'ordre que de conûrmer les insti-
tutions nouvelles; mais en même temps, à en juger par les symptômes
les plus saisissables, elle ne veut certainement ni du radicalisme vio-
lent, ni des utopies prétentieuses et décevantes, ni des agitations sté-
riles, ni des entraînemens belliqueux. Elle est arrivée à ce point où,
dans le cadre des institutions qu'elle a reçues des circonstances, elle
tient avant tout aux conditions d'une vie régulière, aux garanties d'une
égalité libérale, à la paix intérieure et extérieure protectrice de son
travail, à tout ce qui peut stimuler et hâter la réparation de ses forces
morales et matérielles. Eh bien ! dans ces conditions, dans cette situa-
tion, ce qu'il y aurait manifestement de mieux à faire, dans l'intérêt
de la république elle-même, serait de s'inspirer de ces sentimens
simples, de ces dispositions visibles du pays, de respecter cette limite
qu'on sent parfois dans l'instinct, dans les traditions et les mœurs de
la société française, toujours plus libérale que ses gouvernemens. La
meilleure politique serait d'éviter les violences de parti ou de secte,
les confusions, de préférer les œuvres pratiques d'intérêt national aux
œuvres vaines et bruyantes, de savoir choisir entre les réformes vraies,
sérieuses, pressantes, et les réformes de fantaisie, les réformes médio-
crement conçues ou prématurées, de ne pas offrir surtout le spectacle
d'un parlement se livrant à des travaux consciencieux sans doute, sou-
vent par malheur aussi décousus que consciencieux. L'agitation n'est pas
précisément de la fécondité, — et quand on multiplierait les motions,
les propositions, les projets qui la plupart du temps ne sortent d'une
commission que pour être dénaturés, bouleversés au cours d'un débat
public incohérent, à quoi cela servirait-il? On arrive tout juste à ce qui
se passe en ce moment même au sujet de cette nouvelle loi sur la presse
qui, après avoir été longuement élaborée dans une commission, risque
fort de disparaître sous un amas de corrections et d'amendemens
improvisés. La même confusion menace de se produire au sujet des
modifications que M. le ministre de la guerre a cru devoir proposer
récemment dans les lois militaires, surtout dans la partie de la loi de
recrutement relative aux séminaristes. C'est la conséquence d'un tra-
066 REVUE DES DEUX MONDES.
vail conduit avec plus d'effervescence et d'esprit de parti que de
méthode; c'est le contraire de la politique qu'on devrait suivre pour
arriver à un résultat sérieux et utile, répondant aux intérêts réels et
aux vœux du pays.
Ehl oui, sans doute, il y a des réformes de législation civile, poli-
tique, économique à poursuivre, des réformes vraies, préparées avec
maturité, qui réalisent un progrès, qui ne créent pas des incohérences
nouvelles en s'inspirant tout simplement d'une fantaisie ou d'une pas-
sion du moment ou d'une impatience de parti. Assurément avec toutes
ces lois sur la presse que le passé a léguées, qui datent de tous les
régimes, qui se sont succédé depuis soixante ans et plus en accumulant
les contradictions et les aggravations, il y avait quelque chose à fair?.
Il y avait à les réviser à peu près complètement, à les coordonner et à
les codifier dans une œuvre nouvelle, en élaguant les entraves inutiles
et surannées, les répressions excessives, pour ne laisser subsister que les
garanties et les responsabilités, qui sont la condition et la sauvegarde
de toute vraie liberté. Même aujourd'hui, par l'esprit qui les a inspirées
et par leur savante ordonnance, les lois de 1819 auraient pu encore
servir de modèle.
La commission de la chambre y a bien songé, elle a bien essayé ce
travail et elle y a consacré un temps assez long. Malheureusement, le
jour où la discussion publique s'est ouverte, le projet de la commission,
défendu pourtant avec habileté par un orateur nouveau, M. Agniel, ce
projet a presque disparu dans un tourbillon. Les premiers articles ont
commencé par être emportés d'un seul coup; puis est venu le gros inci-
dent, un amendement de M, Fioquet qui a bouleversé toute une partie
de la loi, et la commission a été obligée de se remettre assez mélanco-
liquement à rajuster les morceaux de son œuvre mise en pièces. De
nouveaux amendemens se préparent pour la seconde lecture, et l'adop-
tion de ces amendemens, si elle est prononcée, nécessitera encore le
remaniement d'un certain nombre d'articles. L'idée principale qu'on
essaie de faire prévaloir dans la loi est de tout réduire à une question
de droit commun, de supprimer les délits de pre?se, comme s'il n'y
avait pas là quelque illusion, comme si la presse n'était pas une forme
d'action tonte particulière, susceptible, par conséquent, d'être soumise
en certains cas à des conditions particuli'^res. F^n réalité, à force de
vouloir étendre la liberté, on finit par la compromettre, et dans toutes
ces protestations, dans ces plaidoyers sur la presse, il n'est pas sûr qu'il
entre un grand respect pour elle, surtout un grand désir de la voir gran-
dir en influence par la considération et la dignité. Ce qui est certain, c'est
que des idées contradictoires ou différentes se mêlent, se croisent dans
ce travail à bâtons rompu'', à coups d'amendemens, et que de cette éla-
boration il va rester une œuvre, libérale d'intention sans doute, mais
REVUE. -«- CHRONIQUE. 967
décousue et passablement informe. Cette loi, si elle est votée telle qu'elle
est, elle ira au sénat, qui n'aura vraisemblablement pas le temps de
l'examiner, qui la modifiera dans tous les cas s'il a le temps de s'en
occuper. Quand elle reviendra à l'autre chambre, il sera, selon toute
apparence, trop tard, et ce qu'il y a de plus clair, c'est qu'on n'aura
rien fait, qu'on restera peut-être avec toutes ces lois anciennes, que
l'administration laisse dormir quand elle veut, qu'elle applique aussi
quand elle veut. C'est ce qu'on pourra appeler faire beaucoup de bruit
pour rien, faute d'une idée simple, claire et immédiatement réalisable.
Ici du moins l'œuvre avait un caractère de convenance pratique, d'utilité
précise; elle était indiquée par la nature des choses, par la nécessité d'en
finir avec une législation confuse, d'en arriver à un régime de légalité
libérale mieux définie, et ce qui est vrai d'une loi sur la presse ne l'est
pas moins d'une loi sur les associations qui, si elle eût existé, eût épar-
gné au gouvernement de tristes et dangereuses tentations d'arbitraire.
Ce qu'on peut appeler une réforme de fantaisie, une question inutile,
c'est cette proposition de rétablissement du divorce qui a passé, elle
aussi, par une commission parlementaire et qui vient d'occuper quel-
ques-unes des plus récentes séances de la chambre sans aucun résultat.
Ce n'est point assurément que cette discussion ait manqué d'intérêt ;
elle a été aussi substantielle que brillante. Le divorce, tel qu'il a existé
un instant, dans les conditions du code civil de 1803, a été défendu
avec une savante et séduisante habileté par le rapporteur de la com-
mission, M. Léon Renault, il a été combattu au contraire par M. Henri
Brisson avec une intrépidité et une force d'éloquence presque inatten-
dues. M. le garde des sceaux est intervenu à son tour et, s'il n'a pas été
toujours heureux dans ses développemens, il a du moins prononcé
quelques paroles décisives contre la proposition. Au demeurant, le
divorce a été repoussé par la chambre des députés elle-même sans avoir
à aller échouer devant le sénat. La question a été tranchée par le par-
lement comme elle l'est par l'instinct public. Qu'il y ait des situa-
tions douloureuses, des cas exceptionnels, des unions violemment trou-
blées où le divorce apparaîtrait comme un bienfait, personne ne le nie,
mais les lois ne sont pas faites pour ces cas exceptionnels et doulou-
reux. La considération supérieure, en dehors de bien d'autres raisons,
c'est l'intérêt social qui sanctionne et maintient l'indissolubilité du ma-
riage comme la condition de la perpétuité de la famille, comme la sau-
vegarde légale des enfans dont l'existence crée le plus puissant des liens.
Où donc était la nécessité de réveiller une question qui peut être une
thèse d'une académie de législation, mais qu'aucun mouvement d'opi-
nion n'impose, qui ne répond sûrement pas à un sentiment populaire?
quel intérêt politique y a-t-il à donner un stimulant de plus à la mobi-
lité des unions, à affaiblir le lien social au milieu d'une démocratie qui
a besoin de fixité et de frein?
96S REVUE DES DEUX MOxNDES.
La politique de l'Europe, depuis qu'elle est si vivement et si directe-
ment engagée dans ces éternelles affaires orientales, passe par d'inces-
santes et singulières oscillations. Tantôt les nuages semblent s'accumuler
sur l'Orient; tantôt on revient à la paix on du moins aux probabilités de
la paix. C'est ce qui arrive encore aujourd'hui. Après les alertes et les
alarmes du mois dernier, les nuages se sont quelque peu dissipés. Ce
n'est pas, bien entendu, que Turcs et Grecs soient arrivés tout à coup
à composition, que tout danger de conflit soit absolument écarté; mais
depuis quelques jours la situation s'est visiblement un peu détendue.
La diplomatie s'est remise à l'œuvre et renoue laborieusement ses fils à
demi rompus. La paix a retrouvé des chances, parce qu'après tout
la paix est dans l'intérêt, dans les désirs de tout le monde, parce que
l'Europe ne peut pas se laisser compromettre elle-même en laissant
se raviver la question d'Orient tout entière pour un simple tracé de
frontière entre la Turquie et la Grèce. De toutes les puissances qui for-
ment ce qu'on appelle le concert européen, qui s'emploient également à
débrouiller les complications orientales, la France est assurément une
des plus décidées pour cette paix désirée par tout le monde; elle est
pour la paix aujourd'hui comme hier, et s'il fallait une preuve nouvelle
de ses sentimens, elle est dans cette récente discussion de la chambre
des députés à laquelle ont pris part l'auteur d'une interpellation annon-
cée depuis quelques jours, M. Antonin Proust, un orateur à la parole
élégante et ferme, M. Etienne Lamy, M. le ministre des affaires étran-
gères lui-même, avec l'autorité de son caractère et de sa position. Cette
discussion rapide et instructive, sans être d'une grande nouveauté, a
du moins ce double résultat ou cette double signification : elle éclaire
à demi les dernières phases de ce différend turco-hellénique qui est
pour le moment le danger de la question d'Orient, et une fois de plus,
par le tour qu'elle a pris comme par le vote qui l'a terminée, elle atteste
la persévérance des intentions pacifiques de la France.
Ce que M. Antonin Proust se proposait, par son interpellation, d'ail-
leurs fort convenablement développée, on ne le voit pas bien; on dis-
tingue tout au plus des regrets, des réserves, des critiques par réli-
cence, et c'est précisément sans doute parce que cette interpellation
manquait de netteté ou ne disait pas tout ce qu'elle voulait dire qu'elle
n'a rencontré que froideur. La chambre, au contraire, s'est sentie bien
vite gagnée par le langage de M. Lamy et de M. le ministre des affaires
étrangères, qui l'un et l'autre, dans une mesure et avec des nuances
différentes, en paraissant quelquefois se contredire, se sont efforcés de
ramener la question à ses vrais termes, de dissiper les équivoques, de
dégager la France, d'en finir avec cette prétendue obligation de risquer
le repos de l'Europe pour une frontière de Grèce. A ce langage, plus vif,
plus agressif, si l'on veut, de la part de M. Lamy, — plus circonspect,
plus diplomatique de la part de M. Barthélémy Saint-Hilaire, la chambre
REVDE. — CHRONIQUE. 969
s'est ralliée aussitôt, parce qu'elle y a trouvé l'expression de sa propre
pensée, de son propre désir de ne pas se laisser entraîner sur la foi
d'eugagemens spécieux ou chimériques.
Ce qu'il y avait pour le moment, en effet, de plus pressant dans l'in-
térêt de tout le monde, c'était d'éclaircir et de redresser une situation
où l'on se sentait dans l'équivoque, presque dans l'aventure par suite
de déviations apparentes, d'interprétations exagérées des délibérations,
des intentions, de la politique des puissances. Que l'Europe dès le dé-
but, au congrès de Berlin, ait voulu dans un intérêt de paix générale
en Orient, satisfaire la Grèce par une extension de frontières en Épire
et en Thessalie, c'est le seul point bien clair et suffisamment établi :
au-delà tout est plus ou moins arbitraire. On n'a pas évidemment voulu,
même à la dernière conférence de Berlin qui n'a été qu'une suite du
congrès de 1878, on n'a pas pu vouloir constituer au profit de la Grèce
un litre irrévocable, « irréfragable, » tel que les Hellènes eussent désor-
mais le droit de le faire valoir à main armée, et que l'Europe fût obligée
de soutenir jusqu'au bout une revendication de territoires contestés.
On n'a pas pu vouloir se lier à ce point qu'il n'y ait plus possibilité de
revenir sur ses pas, de loucher au tracé de frontière imaginé par la con-
férence de Berlin, de chercher d'autres moyens, une autre solution,
fût-ce par des concessions nouvelles de la Turquie et de la Grèce. On a
pu d'autant moins avoir cette pensée que les dispositions des puissances
étaient connues depuis longtemps, que les cabinets avaient décliné
d'avance tout ce qui pourrait resembler à une sanction effective par
voie de « coercition matérielle. » Le soin même qu'on a mis à décliner
d'avance toute responsabilité réelle et matérielle exclut l'intention
d'avoir voulu donner à une décision amiable, bienveillante, le carac-
tère d'un acte obligatoire, impérieux et définitif. La vérité est qu'on a
trop abusé de cette décision de la conférence de Berlin en la représen-
tant comme un titre désormais inaliénable, exécutoire au profit de la
Grèce, comme un engagement indéclinable pour les puissances qui l'ont
sanctionnée avec plus de bonne volonté que de réflexion. Le mal est
venu de cette idée fausse, tout au moins excessive, de ces interprétations
exagérées qui ont eu pour effet de justifier jusqu'à un certain point les
illusions et les ambitions des Grecs, d'enflammer leurs passions guer-
rières et de conduire l'Europe en face de complications imminentes,
dont elle s'est sentie un peu surprise et émue, qu'elle n'avait sûrement
pas entendu préparer par ses délibérations. Encore un pas, on se trou-
vait en plein conflit sans y songer, sans l'avoir voulu.
II n'était que temps de s'arrêter pour ceux qui n'avaient pas l'inten-
tion d'aller plus loin, et c'est justement le mérite de la dernière dis-
cussion de la chambre, des explications de M. le ministre des affaires
étrangères, d'avoir marqué ostensiblement, assez nettement le point
970 REVUE DES DEUX MONDES,
d'arrêt dans une situation confuse et dangereuse. Ce que M. le ministre
des affaires étrangères a dit déjà dans ses dépêches, dans les négocia-
tions qu'il a eu l'occasion de suivre, il l'a reproduit à la tribune. II s'est
fait un devoir de restituer aux actes de la diplomatie européenne leur
vrai caractère, de fixer une fois de plus la portée et les limites de
l'œuvre commune, de désabuser les Grecs, de se replacer lui-même
dans l'attitude d'un ministre qui, selon son expression, « aime la Grèce,
mais aime encore mieux la France. » On a reproché, on reproche peut-
être encore au chef de notre diplomatie d'avoir déserté l'œuvre de ses
prédécesseurs, d'avoir trop aisément abandonné cette décision de Ber-
lin qu'on avait eu l'art de placer sous la sanction et la sauvegarde de
l'Europe, de laisser dépérir un titre qu'on avait conquis en faveur de la
Grèce. Que veut-on qu'il fasse de la décision de la conférence de Ber-
lin? Qu'en peut-il faire? Est-ce que la France peut songer sérieusement
à exécuter seule, ou même de concert avec quelques autres puis-
sances, ce qui a été décidé, ce qui ne pourrait être réalisé qu'au risque
d'une conflagration redoutable? Est-ce qu'il serait de la dignité de la
France, résolue comme elle l'est, comme elle l'a déclaré plus d'une
fois, à s'interdire tout acte de « coercition matérielle, )> de continuer à
encourager les illusions et les ambitions helléniques, de dire aux Grecs
qu'ils ont raison, qu'ils ont entre les mains un « titre irréfragable? »
Il y a dans toutes les affaires de ce genre des conditions de mesure et
de prévoyance dont on doit se garder de se départir, auxquelles il faut
se hâter de revenir dès qu'on s'en est plus ou moins écarté. Que des
circonstances puissent survenir oi!i la France, sans s'arrêter à des con-
sidérations secondaires, serait appelée à prendre un rôle plus actif avec
honneur pour elle, avec profit pour l'Europe elle-même, c'est assuré-
ment une perspective qu'aucun patriotisme ne désavoue ; ces circon-
stances ne sont pas venues pour elle. Il est bien évident qu'elle n'a
aucun intérêt pressant, immédiat, à se jeter dans ces mêlées, à s'en-
gager d'action ou de parole pour une rectification plus ou moins favo-
rable des frontières de la Grèce. M. le ministre des affaires étrangères
a donc eu raison de résister aux excitations d'une politique peu réflé-
chie, de mettre tout son rôle à dissiper les équivoques, à tempérer l'ar-
deur des Grecs, à bien montrer que les sympathies françaises comme
les sympathies européennes n'iraient pas au-delà de ce qu'il était pos-
sible d'obtenir par des négociations nouvelles, sans raviver de dange-
reux conflits. Ce n'est plus aujourd'hui l'opinion de M. le ministre des
affaires étrangères seul, c'est l'opinion'du parlement tout entier exprimée
et résumée dans un ordre du jour qui a eu un vote à peu près una-
nime.
Et maintenant où en est la question elle-même ? Peut-être les ma-
nifestations qui se sont produites non-seulement en France, mais dans
REVUE. — CHRONIQUE. 971
pàis d'un autre pays de l'Europe n'ont-elles pas été sans influence et
n'ont-elles pas peu contribué à atténuer ce qu'il y avait d'aigu, de vio-
lent dans la situation telle qu'elle apparaissait il y a quelques semaines.
Ce qui est certain, c'est que le chef du cabinet d'Athènes qui a eu
récemment, lui aussi, son interpellation, M. Coumoundouros, a tenu dans
le parlement grec un langage plus mesuré et plus étudié ; il s'est soigneu-
sement défendu de toute intention agressive, et il a de nouveau témoi-
gné sa confiance dans les sentimens bienveillans de l'Europe. M. Gou-
moundouro?, en un mot, a eu le bon esprit d'éviter tout ce qui aurait
pu ajouter aux difficultés d'une question déjà bien assez grave. D'un
autre côté, la dernière dépêche visiblement modérée et conciliante, par
laquelle la Turquie a offert de rouvrir des négociations pour faire hon-
neur aux conditions primitives du traité de Berlin, cette dépêche est
devenue aussitôt le point de départ d'une nouvelle campagne diplo-
matique. L'ambassadeur d'Angleterre à Constantinople, M. Goschen, en
revenant à son poste, est passé par Berlin et Vienne, où il a été évidem-
ment chargé de chercher avec le chancelier d'Allemagne et le baron Hay-
merléles élémens d'une transaction, et il est assez vraisemblable qu'en
tout cela M. de Bismarck aune certaine initiaiive, qu'il peutmieux que
personne se faire écouter à Constantinople. Bref, en d'autres termes et
sous une autre forme, c'est la médiation qui recommence, qui va
reprendre l'œuvre interrompue. Où la négociation se poursaivra-t-elle?
Sera-ce à Constantinople même ou dans une autre ville de l'Europe?
Y aura-t-il une conférence ou bien se contentera-t-on de négocier direc-
tement avec les deux adversaires en se réservant de les départager si
c'est possible? Quelles seront enfin les conditions essentielles et défi-
nitives de cette transaction qui va être tente'e? On est à peine au début
de cette phase nouvelle. Il est cependant probable dès aujourd'hui
qu'une partie de l'œuvre de la conférence de Berlin devra être sacri-
fiée, que la cession qui coûtait le plus aux Turcs, la cession de Metzovo
et de Janina, leur sera épargnée. Dans tous les cas, dans cette hypothèse
même d'une réduction du tracé de Berlin, la Grèce est appelée à
recueillir d'assez précieux avantages pour ne pas résister à des propo-
sitions qui offriraient un caractère sérieux, qui seraient appuyées par
l'Europe. La Grèce peut se consoler en songeant qu'après tout elle aura
acquis d'assez vastes territoires, et en se souvenant, selon le mot
spirituel do lord BeaconsHeld, que la patience est une vertu facile pour
ceux qui ont l'avenir devant eux.
Les grandes nations sont faites pour s'occuper des grands intérêts,
pour déployer leur activité sous toutes les formes à la fois, et souvent,
en même temps qu'elles ont à suivre les plus sérieuses affaires exté-
rieures, elles restent aux prises avec les difficultés, les embarras d'une
vie intérieure des plus laborieuses. Qu'on observe l'Angleterre. Elle est
972 BEVUE DES DEUX MONDES.
engagée au premier rang dans toutes les affaires du monde, et pen-
dant ce temps, elle a toujours à tenir tête chez elle aux agitations
agraires de l'Irlande, aux conspirations des fenians, aux « obstruction-
nistes » dans le parlement. La discussion des mesures de protection et de
pacification pour l'Irlande est une bataille permanente, pleine de péri-
péties ; chaque vote est une conquête laborieuse, non pas sur la chambre
des communes elle-même, mais sur les passions violentes des home-
rulers, des u obstructionnistes. » On a vu, il y a quelques semaines,
une séance durer vingt-deux heures. Ce n'était rien encore, il y a eu
depuis une séance qui s'est prolongée jusqu'à quarante heures! Ces
scènes parlementaires ont un caractère véritablement dramatique par
le contraste des turbulences irlandaises et de l'énergique sang-froid du
speaker et de M. Gladstone. Il y a peu de jours, on a dû se résoudre à
expulser, pour la durée de la séance, trente-cinq Irlandais. Il fallait
cependant en finir, et on en est venu à proposer une motion qui fortifie
l'autorité du speaker, qui lui permet, avec l'accord de la majorité des
trois quarts de la chambre, de prononcer l'urgence, de déjouer toutes
les tactiques de « l'obstruction. » Que la liberté traditionnelle et illimi-
tée de la parole en soit quelque peu atteinte, c'est possible ; l'honneur
du parlement passait avant tout, et ce n'est pas sans une profonde
émotion que M. Gladstone a pu dire : u Mon bail sur la terre touche
presque à son terme ; mais il en est parmi vous qui me survivront
longtemps, qui doivent envisager gravement l'avenir de notre régime
parlementaire. C'est à ceux-là que je m'adresse; à eux de décider par
leur vote que la chambre demeurera la gloire de notre patrie et que de
chute en chute elle ne deviendra pas la risée de l'Europe. » A travers
tout, sans doute, les bills du gouvernement finissent par être votés;
les violences mêmes qu'ils soulèvent en démontrent la nécessité; il
reste à savoir jusqu'à quel point ils seront efficaces pour rétablir la
paix et l'ordre en Irlande.
L'imprévu vient de reparaître dans les affaires de l'Espagne, et si l'on
nous passe le mot, il a fait sa rentrée par une crise ministérielle qui
peut avoir sa raison d'être dans une certaine situation générale, dans
le courant des choses, mais qu'aucune manifestation ostensible des
chambres, aucun incident récent ne laissait pressentir. M, Canovas del
Castillo, qui depuis la restauration a été presque toujours le premier
ministre du roi Alphonse, qui ne s'était effacé que pour un moment, il
y a deux ans, devant le général Martinez Campos, M. Canovas del Cas-
tillo était rentré au pouvoir il y a un an avec une apparence d'autorité
nouvelle. Récemment encore il soutenait avec succès la discussion de
l'adresse, où il avait pourtant à essuyer de vives attaques. Il n'y a que
quelques jours, il sortait avec le même avantage d'un débat engagé
contre lui par l'opposition à propos de l'interdiction de quelques banquets,
REVUE. — CHRONIQUE. 973
organisés dans un certain nombre de villes de l'Espagne en commémo-
ration de la république. M. Canovas semblait donc n'avoir rien à craindre
pour le moment. Il est cependant tombé au lendemain de ses succès de
parlement, en dépit des votes de confiance qu'il a reçus. Comment
est-il tombé ?
Une des causes de la récente révolution ministérielle de Madrid, c'est
peut-être tout simplement que M. Canovas del Castillo avait trop duré.
Son habileté et les circonstances ont fait de lui, dans ces dernières
années, un ministre presque nécessaire. On ne méconnaissait ni sa
supériorité ni son éloquence; on l'accusait volontiers d'exercer une
sorte de prépotence, d'absorber cette restauration qu'il avait dirigée
dès ses premiers pas et qu'il pouvait maintenant compromettre en
paraissant tout concentrer en lui, en prolongeant indéfiniment son règne
ministériel. Sa position auprès du jeune roi lui-même pouvait devenir
parfois embarrassante. D'un autre côté, il s'était formé par degrés
autour de lui, dans le monde politique, dans le parlement, une oppo-
sition qui a pris le nom d'opposition libérale dynastique. Cette opposi-
tion n'était pas précisément menaçante par le nombre si l'on veut;
elle ne laissait pas d'êire dangereuse, parce qu'elle ralliait tous les dis-
sident, parce qu'elle comptait, avec un chef parlementaire habile,
M. Sagasta, un certain nombre de chefs miliiaires, le général Martinez
Campos, le général Jovellar, le général Coucha, c'est-à-dire des hommes
qui sont attachés à la monarchie et dont quelques-uns ont la faveur du
roi. Bref, sous des apparences de force, les causes de faiblesse intime
et les menaces ne manquaient pas pour le ministère. M. Canovas del
Castillo avait certainement senti le danger; il le voyait grossir, et c'est
alors qu'il est allé résolument à une épreuve décisive en soulevant lui-
même l'incident qui a tout précipité. Il s'agissait d'un plan de réorga-
nisation financière et de règlement des dettes amortissables préparé par
le ministère et soumis au roi avant d'être présenté aux cortès. Ce qu'au-
raient été cette réorganisation financière et ce règlement de la dette,
il n'y a plus à s'en occuper pour le moment. Le point capital, c'est que
le programme impliquait avant tout une question politique. L'exécution
des mesures proposées supposait la permanence du ministère au pouvoir
pendant dix-huit mois. Le rapport adressé au roi ressemblait un peu à
une sommation. Ce qu'on demandait nettement, c'était un témoignage
direct solennel delà confiance royale. Le procédé qu'a employé le pré-
sident, du dernier cabinet de Madrid était, il faut l'avouer, assez extraor-
dinaire : il disposait de l'avenir, il enchaînait la prérogative du roi en
créant pour la circonstance, au moins pour un temps donné, une sorte
d'inamovibilité ministérielle. Le roi a refusé ce qu'on lui demandait,
il no pouvait en vérité faire autrement, et il a été peut-être d'autant
plus prumpt à se décider qu'il u'éiaii pas pris au dépourvu. M. l^ani)-
QJll REVUE DES DEUX MONDES.
vas del Castillo a donné sa démission, et aussitôt, en quelques heures,
comme pour mieux prouver que tout était prévu, il y a eu un minis-
tère de l'opposition libérale dynastique formé sous la présidence de
M. Sagasta, avec le général Martinez Campos, le marquis de la Vega
y Armijo, M. Alonzo Martinez, M. Yenancio Gonzalez, M. Léon y Cas-
tillo, M. Albareda.
Rien de plus simple, sans doute, qu'une évolution faisant passer le
pouvoir d'un ministère conservateur qui se disait libéral à un ministère
qui se dit plus libéral sans cesser de prétendre être, lui aussi, conser-
vateur. C'est le jeu ordinaire des pays constitutionnels, et dans l'intérêt
de l'avenir au-delà des Pyrénées, il n'est peut-être pas mauvais que le
pouvoir n'ait pas l'air de s'immobiliser, que les divers partis réguliers
puissent passer tour à tour au gouvernement sans se croire indéfini-
ment ou systématiquement exclus. L'inconvénient de ce qui vient
de se passer à Madrid, c'est qu'un tel changement se soit accom-
pli en dehors de toutes les conditions parlementaires et que la con-
séquence immédiate de l'avènement d'un nouveau ministère ait dû
être nécessairement la dissolution des chambres. C'est le premier acte
du cabinet de M. Sagasta, qui ne paraît pas même avoir songé un in-
stant à s'assurer du degré de concours ou d'hostilité qu'il trouverait dans
les cortès. Le décret de dissolution a été porté aux chambres sans plus
d'explication et sans plus de retard. C'est un vieil usage au-delà des
Pyrénées : chaque ministère veut avoir son parlement. Les élections ne
se feront pas maintenant avant quelques mois. D'ici là quelle sera la
politique du gouvernement du roi Alphonse? C'est une expérience nou-
velle qui s'ouvre. Lé cabinet de M. Sagasta se trouve évidemment dans
des conditions difficiles, entre les conservateurs, qui ne sont pas
sans doute disposés à désarmer, et les partis avancés, qui ne lui
prêteront un certain appui de complaisance qu'au prix de concessions
peut-être dangereuses. Quant à la poUtique extérieure, il n'y a point à
s'arrêter sérieusement à la signification peu bienveillante pour la France
de quelques noms. Le rôle peu amical, assez bizarre, que le nouveau
ministre d'état, M. de la Véga y Armijo, a joué il y a quelques années
dans son court passage à l'ambassade d'Espagne à Paris, ce rôle est
oublié. Tout est changé, et il est à croire que le nouveau ministère libé-
ral qui vient de se former à Madrid est le premier à sentir l'avantage,
le prix d'habitudes permanentes d'amitié entre l'Espagne et la France.
Cii. DE Mazade,
Le directeur-gérant : C, Buloz.
TABLE DES MATIÈRES
DO
QUARANTE-TROISIÈME VOLUME
TROISIÈME PÉRIODE. — LI« ANNÉE.
JANVIER — FÉVRIER 1881
Livraison du lor Janvier.
Noirs et Ronces, quatrième partie, par M. Victor CHERBULIEZ 5
Lb Salon db M™* Neckkr, d'après des documens inédits tirés des archives db
CoppET. — VI. — Lb Salojj de la rue Bergère et le Second Ministère,
par M. Othenin d'HAUSSONVILLE 54
Correspondancb de George SAND 81
La Réforme jodiciaire. — IL — L'Influence de la démocratie sur la magis*
traturb. Les États-Unis et la Suisse, par M. Georges PICOT, de l'Institut
de France 116
Étude sur le xviii* siècle. — De l'Éloquence db Massillon) par M. Ferdi-
nand BRUNETIÈRE 154
La Marine française ao Mexique. — I. — De la Création de la division
NAVALE AU BLOCUS DES COTES, par M. Hbnri RIVIÈRE 188
La Corrbspondancb politique dd comte de Prokesch-Osten, par M. G. VAL-
BERT i 217
Chroniqdb db la Quinzaine, histoirb politique bt littbrairb ........ 229
Livraison du 15 Janvier.
Noirs bt Rouges, dernière partie, par M. Victor CHERBULIEZ.. ...... 241
Les Dernières Années du maréchal Davout. — IL — La Russie et Hambourg,
par M. Emile MONTÉGUT 243
Dodarnenez. — Paysages et Impressions, par M. André THëURIET ..... 334
Correspondancb de George SAND. « 381
976 TABLE DES MATIÈRES.
La Réformb judiciaire. — III. — L'EspniT de réforme et l'Esprit révolution-
naire, par M. Georges PICOT, de l'Institut de France. 413
La Situatiopi économique et financière db l'Italie, par M. CUCHEVAL-
CLARIGNY 447
Le Théâtre de la révolution, d'après un livAe récent, par M. F. BRUNE-
TIÈRE 474
Chronique de la Quinzaine, histoire politique bt littéraire 486
Livraison du ±^' Février.
Une Excursiou a Athènes au moment db la crise, par M. Gabriel CHARMES. 497
Le Veuvage d'Aline, première partie, par M. Th. BENTZON 532
De l'Idée de la mort chez les ANCiiîNs Égyptiens et db la Tombe égytienne,
par M. George PERROT, de l'Iostitut de France 568
Le Drame macédonien. — IV. — La Bataille d'Arbèlbs, par M. le vice-amiral
Jurien de la GRAVIÈRE, de l'Académie des Sciences 599
Le Reboisement des Alpes, par M. J. CLAVÉ 625
La Marine française au Mexique. — II. — Du Blocus des cotes aux premiers
événemens de Matamoros, par M. Henri RIVIÈRE 658
La France au Soudan. — II. — Le Chemin de fer Transsaharien, par
M. Paul BOURDE 689
L'Avenir politique de l'empire allemand, par M. G. VALBERT 710
Chronique de la Quinzaine, histoire politique et littéraire 721
Essais et Notices. — La Théorie des couleurs 733
Iiivraisou du 15 Février.
Le Veuvage d'Aline, deuxième partie, par M. Th. BENTZON 737
Auguste Mariette, par M. Eugène-Melchior DE VOGUÉ 768
Les Crises du catholicisme naissant. Le Montanisme, par M. Ernest RENAN,
de l'Académie française 793
Quatre Années de l'histoire des États-Unis. — I. — L'Administration de
M. HAYEs,par M. CUCHËVAL-CLARIGNY 810
Le Salon de M"* Necker. — VIII. — Coppet pendant la révolution. — Les
Dernières Années de M""" Necker, par M. Othenin d'HAUSSON VILLE. . . 846
Un Homme d'état russe, d'après sa correspondance inédite. — VI. — Les
Lois agraires db Pologne et les Dernières Années de N. Mi lutine, par
M. Anatole LEROY-BEAULIEU 885
Le Grisou et les Poissièrks db charbon, par M. J. JAMIN, de l'Académie des
Sciences 921
Revue littéraire A propos de la Princesse de Bagdad, par M. F. BRUNE-
TIÈRE 953
Chronique db la Quinzaine, histoire politique st littéraire 964
PARIS. — Impr. 3. CLATE, — A, QUANTIN et 0", me S'-B?':ft'-.
p>p*?.
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